CHAPITRE XXXII

LA FIN DE VAN HEERDEN

Le docteur van Heerden s’attendait à bien des choses et était préparé à toutes les éventualités, mais il n’espérait pas trouver dans Oliva Cresswell une agréable compagne de voyage.

À sa grande surprise, Oliva était extraordinairement gaie, bavarde et même amusante. Il avait laissé Bridgers à la portière de la voiture pendant ses investigations chez Rosenbaum frères, et, revenant triomphant, avait trouvé la jeune fille, jusqu’alors taciturne et renfermée, d’une humeur charmante.

« J’avais toujours cru, dit-elle, que les enlèvements en automobile étaient des inventions d’écrivains de romans policiers, mais il semble que ce soit chez vous une habitude. Vous n’êtes pas très original, docteur van Heerden. Il me semble vous l’avoir déjà dit.

– Je plaide coupable pour mon manque d’originalité, dit-il, mais je vous promets que cette petite aventure ne se terminera pas comme la précédente.

– Cela me paraîtrait difficile, répondit-elle en riant, je ne peux pas épouser un autre homme tant que M. Beale est vivant.

– J’avais oublié que vous étiez mariée, mais je suppose que vous allez divorcer ?

– Pourquoi ? demanda-t-elle innocemment.

– Vous ne me ferez pas croire que vous aimez ce garçon ?

– Passionnément, dit-elle tranquillement ; il représente mon idéal. »

Cette réplique le cloua et le réduisit au silence.

« Et quels sont vos projets ? » demanda-t-elle.

Et soudain son calme l’abandonna. L’histoire de la Rouille Verte éclata en un flot de paroles tumultueuses où s’entremêlaient l’allemand et l’anglais. Van Heerden était hors de lui, presque fou, et devant ses mains gesticulantes elle recula dans le coin de la voiture. Elle vit sa silhouette contre la portière, entendit le grondement de sa voix, tandis qu’il bégayait de façon incohérente à propos de son plan merveilleux. Elle se souvint alors du travail qu’elle avait fait au bureau de Beale, des tableaux soigneusement établis des fermes américaines, des noms des shérifs, des hôtels qui pouvaient fournir des moyens de communication.

Ainsi c’était cela ! Beale avait découvert le complot, et agissait déjà pour contrecarrer ce plan diabolique. Elle se rappela l’homme qui était venu dans son appartement par erreur, se croyant chez van Heerden, la fiole de sciure verte qu’il apportait et l’expression d’horreur qu’avait eue Beale pendant qu’il l’examinait. Brusquement elle s’écria avec tant de véhémence que van Heerden s’interrompit :

« Merci, mon Dieu ! Oh, merci, mon Dieu !

– Quoi ? qu’est-ce que vous dites ? demanda-t-il méfiant. Pourquoi remerciez-vous Dieu ?

– Oh ! pour rien. Continuez cette histoire merveilleuse. Elle est vraie, n’est-ce pas ?

– Si elle est vraie ? Vous verrez combien c’est vrai. Vous verrez l’univers se traîner aux pieds de la science allemande. Demain, le monde aura sombré. Regardez ! » Il alluma une petite lampe électrique et ouvrit la main. Dans la paume, il y avait une montre d’argent.

« Je vous ai parlé d’un code. » Elle avait vaguement conscience qu’il en avait parlé, mais elle était si absorbée par ses propres pensées qu’elle n’avait pas saisi tout ce qu’il disait. « Ce code était dans cette montre. Regardez ! »

Il pressa un bouton et le boîtier s’ouvrit. À l’intérieur, elle vit un papier rond de la forme de la boîte, couvert d’une fine écriture.

« Quand vous avez trouvé ce ticket, le code était entre vos mains, ricana-t-il. Si vous ou vos amis aviez eu l’idée de dégager cette montre, je n’aurais pas pu envoyer demain le message qui libérera l’Allemagne ! Voyez comme c’est simple, continua-t-il. Ce mot signifie « agissez ». Tous mes principaux agents le recevront. Ils le transmettront par télégramme à des centaines de centres. Jeudi matin, d’immenses étendues de territoire, où, aujourd’hui, le blé doré ondule si fièrement, seront des déserts noircis. Samedi, le monde contemplera la sublime catastrophe…

– Mais pourquoi avez-vous trois mots ? demanda-t-elle d’une voix rauque.

– Nous autres, Allemands, prévoyons toutes les éventualités et ne laissons rien au hasard. Nous ne sommes pas des joueurs. Nous travaillons d’après des données scientifiques. Le second mot est pour dire à mes agents de ne rien faire jusqu’à nouvel ordre. Le troisième mot signifie : « Nous abandonnons notre dessein cette année. »

Il referma le boîtier de sa montre et la mit dans sa poche, puis ayant éteint la lampe, il se réinstalla dans son coin avec un air de profonde satisfaction.

« Vous voyez que vous n’avez aucune importance, reprit-il au bout d’un instant. Vous êtes une jolie femme et pour beaucoup d’hommes vous seriez des plus désirables. Pour moi, vous n’êtes qu’une créature humaine quelconque, amusante, belle, possédant un esprit agile, bien qu’un peu frivole pour notre type. Mon intention est de vous rendre votre liberté aussitôt que ma sécurité le permettra, à moins que… (Une idée l’avait frappé et il fronça les sourcils.)

– À moins que… répéta-t-elle, le cœur serré en dépit de son assurance.

– Bridgers me parlait de vous. C’est lui qui conduit. » Il fit un signe dans la direction du chauffeur dont les épaules s’estompaient dans la brume. « C’est un fidèle compagnon…

– Vous ne voudriez pas… dit-elle dans un souffle.

– Si Bridgers vous veut, il vous aura », déclara-t-il durement.

Elle comprit qu’elle avait fait une fausse manœuvre. Il était ridicule de contrarier van Heerden tant qu’elle ne saurait pas tout ce qu’elle voulait apprendre.

« Je trouve que votre dessein est horrible, dit-elle après un instant, je parle de la destruction du blé, et non de Bridgers. Mais c’est quelque chose de grand. »

Le docteur était sensible à la flatterie, car il redevint « génial ».

« C’est le projet le plus grandiose que la science ait jamais conçu. C’est le crime le plus colossal (car je suppose qu’on appellera cela un crime) qui ait été commis.

– Mais comment pourrez-vous expédier votre mot d’ordre. Le télégraphe et la T.S.F. sont aux mains du gouvernement et je pense que vous aurez des difficultés, même si vous avez un poste émetteur clandestin.

– Un poste émetteur, bah ! dit-il d’un ton méprisant. Je n’ai jamais compté me servir du télégraphe avec ou sans fil. J’ai un moyen bien meilleur, mademoiselle, comme vous le verrez.

– Mais comment vous enfuirez-vous ?

– Je quitterai l’Angleterre demain à l’aube, en aéroplane. C’est un appareil qui atterrira dans ma ferme du Sussex et portera les couleurs anglaises. Il est déjà en Angleterre ; mon fidèle Bridgers et moi franchirons votre côte sans difficulté. »

Il se pencha à la portière.

« Voici Horsham, dit-il, tandis qu’ils traversaient un square. Le petit bâtiment à gauche est la gare. Vous allez voir incessamment les lumières des signaux. Ma ferme est à environ huit kilomètres d’ici, sur la route de Shoreham. »

Il était d’excellente humeur en traversant la vieille ville et en montant la côte qui conduisait à Shoreham ; il devint la politesse même quand la voiture eut quitté la grande route et eut rencontré les ornières des tombereaux avant de franchir la porte d’une grande bâtisse.

« C’est votre dernière escapade, Miss Cresswell, ou plutôt Mrs. Beale, dit-il avec jovialité en la poussant devant lui dans une pièce où un souper pour deux avait été préparé. Vous voyez, vous n’étiez pas attendue, mais vous prendrez la place de Bridgers. Il fera jour dans deux heures. »

Il lui offrit du vin.

Comme elle hochait la tête en souriant, il se mit à rire.

« Non, non, ma petite amie, dit-il, je ne vous droguerai plus. Le temps des drogues est passé pour moi. »

Elle avait pensé trouver la ferme occupée, mais ils semblaient être seuls.

Bridgers ne parut pas. Il avait dû rester auprès de la voiture. Vers trois heures du matin, quand les premières lueurs de l’aube apparurent dans le ciel, van Heerden se leva pour aller à la recherche de son aide. Jusque-là, il n’avait pas cessé de parler de lui-même, de son grand projet, de ses premiers combats, des difficultés qu’il avait éprouvées à persuader les membres de son Gouvernement de lui fournir l’appui dont il avait besoin. Comme il arrivait à la porte, elle le rappela :

« Cela m’intéresse immensément, dit-elle ; mais vous ne m’avez pas encore expliqué comment vous comptez expédier votre message.

– C’est très simple », répondit-il, et il lui fit signe de le suivre.

Ils sortirent de la maison, contournèrent la moitié de la ferme et arrivèrent dans une cour dont trois côtés étaient bordés de petites cabanes. Il ouvrit une porte derrière laquelle s’en trouvait une autre recouverte de treillage.

« Regardez ! dit-il en riant.

– Des pigeons ! » dit la jeune fille.

L’intérieur sombre du hangar était peuplé d’ailes blanches.

« Des pigeons, répéta van Heerden en fermant la porte, et chacun d’eux connaît son chemin pour retourner en Allemagne. »

De retour dans la salle à manger, il débarrassa la table des restes du souper, et après être sorti de la pièce pendant quelques minutes, il revint avec un petit cahier de papier. Elle remarqua, à la délicatesse avec laquelle il maniait chaque feuille, que ce papier était de la plus fine texture. Entre chaque page, il plaça un papier carbone et commença à écrire, calligraphiant les caractères. Il n’y avait qu’un seul mot sur chaque petite feuille. Quand ce fut fini, il les détacha, les mit de côté en se servant de sa montre comme presse-papier et recommença une nouvelle série.

Elle l’observait, fascinée, jusqu’à ce qu’il eût terminé. Alors elle prit la petite valise qui était à côté d’elle, la mit sur ses genoux, l’ouvrit et en sortit un livre. Ce fut probablement l’instinct qui lui fit lever les yeux.

« Qu’avez-vous là ? demanda-t-il brusquement.

– Un livre, dit-elle en essayant de paraître indifférente.

– Mais pourquoi l’avez-vous ouvert ? Vous ne lisez pas. »

Il se pencha, le lui arracha et lut le titre.

« Un Ami dans le Besoin, par Stanford Beale. Par Stanford Beale… répéta-t-il en fronçant les cils. Je ne savais pas que votre mari écrivait des livres. »

Elle ne répondit pas. Il tourna la première page et lut : « Sache te servir de ton sourire. »

Il tourna quelques pages, puis s’arrêta soudain, car il était arrivé à un endroit où le milieu du volume avait été coupé et enlevé. Les feuilles avaient été collées ensemble pour dissimuler le fait et ce qui semblait être un livre était en réalité une petite boîte.

« Qu’est-ce qu’il y a là-dedans, dit-il en se levant brusquement.

– Ceci. Ne bougez pas, docteur van Heerden. »

La petite main qui tenait un browning était ferme et ne tremblait pas.

« Je ne pense pas que vos pigeons partent ce matin, docteur. Reculez-vous de la table – (Elle se pencha et s’empara du petit tas de papiers et de la montre.) Je vous tuerai si vous refusez de faire ce que je vais vous dire, dit-elle fermement ; parce que si je ne vous tue pas, c’est vous qui me tuerez. »

Le visage du docteur avait vieilli en l’espace de quelques secondes. Les mains blanches qu’il leva tremblaient. Il essaya de parler mais ne put proférer qu’un murmure rauque. Puis sa figure se figea. Il regarda fixement le revolver, et tendit lentement les mains dans sa direction.

« Reculez », cria-t-elle.

Au moment où il sautait sur elle, elle pressa la gâchette, mais sans résultat, et la minute d’après elle luttait entre ses bras. L’homme était dans un état d’exaltation indescriptible, il ricanait et jurait en même temps. Il lui arracha le revolver et le jeta sur la table.

« Folle ! Folle ! le cran de sûreté ! Vous ne l’aviez pas enlevé ! »

Elle aurait pleuré de colère. Beale avait mis le cran de sûreté, ignorant qu’elle ne connaissait rien au mécanisme des armes, et van Heerden, en un éclair, avait compris son avantage.

« Maintenant, vous souffrirez, dit-il en la jetant dans un fauteuil. Vous souffrirez, je vous l’assure. Je ferai un exemple sur vous. Je laisserai à votre mari quelque chose qu’il ne touchera pas. »

Il tremblait de tous ses membres. Il se rua sur la porte et rugit : « Bridgers ! »

Bientôt, elle entendit des pas dans le couloir.

« Venez, mon ami, cria van Heerden, vous contenterez votre désir. C’est…

– Comment allez-vous, van Heerden ? »

Deux hommes venaient d’entrer et l’un des deux était Beale.

« Il est inutile que vous appeliez Bridgers, dit Mac Norton, car Bridgers est en route pour la prison. J’ai également un mandat d’amener pour vous, van Heerden. »

Le docteur se retourna avec un hurlement de rage, saisit le revolver sur la table et enleva du pouce le cran de sûreté.

Beale et Mac Norton firent feu ensemble. Van Heerden s’affala sur la table.

 

__________

 

C’était le vendredi matin. Beale traversa d’un pas rapide le hall du Ritz-Carlton, et refusant l’ascenseur, monta l’escalier deux marches à la fois. Il surgit dans la pièce où Kitson et la jeune fille se tenaient à la fenêtre.

« Les prix du blé tombent, dit-il, le message a porté.

– Le Ciel en soit loué, dit Kitson. Ainsi le mot du code disant d’arrêter les opérations a atteint son but.

– Ses destinataires, corrigea joyeusement Beale. J’ai lâché trente pigeons avec le mot magique. Les correspondants ont été arrêtés. Nous l’avions annoncé aux autorités des différents pays, et il y avait un shérif ou un policier dans chaque bureau de poste quand le message chiffré est arrivé. Les hommes de van Heerden ont trouvé quelques curieux télégraphistes hier. »

Kitson approuva et s’éloigna.

« Qu’allez-vous faire, maintenant, dit la jeune fille avec une lueur dans le regard. Vous devez vous sentir tout à fait perdu sans cette grande enquête ?

– Il y en a d’autres, dit Stanford Beale.

– Quand retournez-vous en Amérique ? »

Il éluda la question mais elle y revint.

« J’ai pas mal d’affaires à traiter à Londres avant de partir, dit-il.

– De quel genre ?

– Eh bien (il hésita) ; j’ai des questions légales à régler.

– Poursuivez-vous quelqu’un ? » demanda-t-elle feignant de ne pas comprendre.

Il se gratta la tête, perplexe.

« Pour vous avouer la vérité, dit-il, je ne sais pas bien ce que je dois faire, ni quelle sorte de personnage je dois jouer. Je n’ai encore jamais été au tribunal des divorces.

– Mais c’est admirable de votre part de vous arracher à une affaire criminelle de cette envergure, pour suivre une affaire de divorce.

– Ce n’est pas une affaire quelconque, c’est plutôt une curieuse histoire.

– Racontez-la-moi. (Elle lui fit une place sur le rebord de la fenêtre et il s’assit auprès d’elle.)

– C’est l’histoire d’une erreur et d’une méprise, dit-il. Le plaignant, un jeune homme très méritant, était un détective engagé pour protéger les intérêts d’une jeune et jolie jeune fille.

– Continuez, dit-elle vivement.

– Le détective, désireux de protéger l’innocente jeune fille contre les machinations d’un coureur de dot qui n’est plus de ce monde, contracta ce qu’il crut être un mariage fictif avec cette malheureuse jeune fille, comptant ainsi écarter le misérable qui la poursuivait.

– Mais pourquoi la malheureuse l’a-t-elle épousé, même fictivement ?

– Parce que le scélérat l’avait droguée et qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait. Après le mariage, continua Beale, il découvrit que bien loin d’être illégal, ce mariage était absolument valable et qu’il avait enchaîné cette pauvre créature. Ne rougissez pas ou je ne pourrai pas vous raconter la fin de l’histoire.

– Je ne rougis pas, protesta-t-elle avec indignation. Alors qu’allez-vous… ou plutôt que va-t-il faire ? »

Beale haussa les épaules.

« Divorcer.

– Mais pourquoi ? demanda-t-elle. A-t-il quelque chose à lui reprocher ?

– Que voulez-vous dire ? » balbutia-t-il.

Elle haussa les épaules légèrement et sourit en le regardant dans les yeux.

« Il me semble que cela ne le regarde pas. C’est à la « pauvre créature » à demander le divorce, pas au beau détective. Allez-vous vous trouver mal ?

– Non, dit-il d’une voix sourde.

– Êtes-vous de mon avis ?

– Je suis de votre avis, dit Beale tout chaviré. Mais supposez que le tuteur de la jeune fille fasse les démarches nécessaires… »

Elle hocha la tête.

« Le tuteur ne fera rien de ce genre à moins qu’elle ne le lui demande.

– Alors que dois-je faire ? dit Beale désemparé.

– Attendre que je désire divorcer », dit Oliva et elle détourna la tête si vite que Beale ne put embrasser que le bout de son oreille.