CHAPITRE XII
OÙ L’ON FAIT CONNAISSANCE DU PASTEUR HOMO
Quand Beale quitta la maison Krooman avec ses deux compagnons, il n’avait qu’une vague idée de la direction à donner à ses premières recherches.
« Vous êtes tout à fait sûr d’avoir entendu sa voix ?
– Certain, répondit Beale immédiatement, comme je suis sûr d’avoir senti l’éther.
– Elle peut s’en être servi dans un autre but. Les femmes emploient ces drogues pour toutes sortes d’étranges usages, tels que nettoyer des gants, et…
– C’est possible, interrompit Beale, mais je ne me suis pas trompé en ce qui concerne sa voix. Je ne suis pas sujet à des illusions de ce genre. »
Il siffla. Un homme qui était aux aguets, dans l’ombre d’un immeuble de l’autre côté de la rue, traversa et vint à lui.
« Fensan, dit Beale, surveillez ces appartements. Si vous voyez venir une voiture, approchez-vous et restez devant la porte. Ne laissez personne monter dans la voiture ou y porter aucun paquet sans vous être assuré que Miss Cresswell n’y monte pas ou n’est pas dans le paquet. Si nécessaire, usez du revolver. Je sais que ce n’est pas tout à fait légal à Londres, dit-il en souriant au surintendant Mac Norton, mais je pense que vous me laisserez donner une petite entorse à la loi.
– Faites ce qu’il faut, dit le surintendant d’un air détaché.
– Cela suffit, Fensan ; vous connaissez Miss Cresswell ?
– Oui, monsieur, dit l’homme. Et il retourna dans l’ombre.
– Où allez-vous maintenant ? demanda Kitson.
– Je vais voir quelqu’un qui pourra probablement m’apprendre beaucoup de choses au sujet des autres domiciles de van Heerden.
– En a-t-il beaucoup ? »
Beale fit un signe affirmatif.
« Depuis trois mois il n’a fait que louer des immeubles et des hôtels particuliers », dit-il tranquillement.
__________
Au sud de la Tamise il existe, entre les rues de Waterloo et de Blackfriare, un quartier entièrement populeux. Là, de vieilles maisons vaguement pittoresques en raison de leur âge sont accolées à de grands blocs d’habitations modèles qui compensent par leur utilité leur absence de beauté.
Dans une pièce en sous-sol de l’une de ces maisons se trouvaient deux hommes aussi dissemblables que possible. Le mobilier ne comprenait que le strict nécessaire. Un lit de camp étoit placé sous la fenêtre, de manière à permettre à son occupant de voir les pieds des gens qui passaient dans la petite rue.
Le plus vieux des deux était penché sur un microscope ; ses grandes mains ajustaient la vis de mise au point. Il venait d’arrêter son travail d’observation et prenait quelques notes en caractères gothiques. Sa grosse tête, son corps ramassé, ses bras trop longs, sa figure pâle ornée d’une petite barbiche, auraient été reconnus par Oliva Cresswell.
L’homme assis en face de lui était sorti d’un autre moule. Il était grand, bien découplé, presque esthétique. Son visage rasé de frais, ses cheveux bien coiffés contrastaient avec ses habits usés jusqu’à la corde et sa chemise sans col. De temps en temps, il quittait des yeux le livre qu’il lisait, observait le professeur absorbé et reprenait sa lecture.
Ils étaient restés silencieux depuis près d’une heure quand Beale frappa à la porte. Le lecteur leva la tête, sourcils froncés.
« Vous attendez quelqu’un, professeur ? demanda-t-il en allemand.
– Nein, nein, marmotta le vieil homme. Qui pourrait venir me voir ? Ah ! oui (il leva un index gras), je me souviens, la Fräulein devait venir. »
Il se leva et, traînant les pieds, alla à la porte, tira le verrou et ouvrit. Sa figure se figea quand il vit Beale ; son compagnon se leva.
« J’espère que je ne vous dérange pas, dit le détective. Je pensais que vous viviez seul. »
Lui aussi parlait allemand.
« C’est un de mes amis, répondit le vieux Heyler gêné. Nous vivons ensemble. Je ne pensais pas que vous connaissiez mon adresse.
– Présentez-moi », dit froidement celui qui se tenait près de la table.
Les regards hésitants du professeur allaient de l’un à l’autre.
« C’est mon ami M. Homo.
– Monsieur Homo, répéta Beale en lui tendant la main, mon nom est Beale.
– Vous êtes un policier ! ou mon instinct me trompe beaucoup, déclara-t-il en plaisantant.
– Pas dans le sens où vous le pensez ; je ne suis pas un détective. De toutes manières, je ne suis pas venu pour affaires.
– Je m’en doute, dit l’autre en s’asseyant, car vous vous seriez fait accompagner de quelques « anges gardiens ».
Ils s’étaient mis à parler anglais, et le professeur, après avoir attendu, mal à l’aise, que le visiteur expliquât ce qui l’amenait, était retourné à son travail en grommelant.
« Je suis le pasteur Homo, et ceci est mon pied-à-terre. Il faut bien que nous autres, criminels, ayons un coin où aller quand nous ne sommes pas en prison ! »
Son accent était celui d’un homme bien élevé. Il parlait avec une aisance, une recherche et une assurance qui donnaient à penser qu’on avait affaire à un universitaire.
« Afin que vous ne soyez pas offusqué par des révélations, ajouta-t-il, je dois vous dire que je viens juste de sortir de prison. Je suis en passe de devenir un cambrioleur professionnel.
– Je ne m’offusque pas facilement, répliqua Beale, et il regarda le professeur.
– Je vois que je suis de trop, dit le pasteur Homo en se levant. Malheureusement, je ne peux pas aller dans la rue sans risquer de me faire arrêter.
– C’est inutile, répliqua Beale. Je pense que le professeur a peu de secrets pour vous.
– Continuez vos suppositions, mon ingénieux ami, dit le pasteur avec des yeux souriants ; je veux bien vous révéler mes propres secrets, mais… Adios ! »
Il salua de la main et passa derrière le rideau de cretonne. Le vieil homme abandonna son instrument.
« Je cherche le microbe de la maladie du sommeil, annonça-t-il avec solennité. Il y en a eu plusieurs cas aux docks, et le professeur de l’Écoles Tropicale m’a permis aimablement d’avoir un peu de sang pour l’étudier.
– Professeur, dit Beale s’asseyant à la place que le pasteur Homo avait quittée, travaillez-vous encore pour van Heerden ? »
Le vieil homme fit un signe de tête négatif.
« Je ne veux pas parler de ce savant docteur, dit-il ; il a été très bon pour moi. Considérez, monsieur Beale, que je mourais de faim, dans ce pays qui hait les Allemands ; j’étais regardé comme un vieux fou et un vilain diable ; personne ne m’aidait jusqu’à ce que le savant docteur me découvrît.
– Dites-moi, où puis-je trouver le docteur, ce soir ?
– À son laboratoire, naturellement ; où pourrait-il être ailleurs ?
– Où pourrait-il être ailleurs ? » répéta Beale.
Le vieil homme resta un instant silencieux.
« Il m’est défendu de parler, dit-il enfin, le docteur a entrepris une grande expérience qui lui apportera la fortune. Si je trahissais ses secrets, il pourrait être ruiné. Quelle ingratitude, monsieur Beale ! »
Il y eut un silence ; le vieux professeur, manifestement malheureux et mal à son aise, regardait anxieusement le jeune homme.
« Supposez, reprit Beale, que je vous dise que le docteur est engagé dans une dangereuse conspiration, et que vous courez vous-même un risque considérable en l’aidant ? »
Il étendit ses grandes mains dans un geste désespéré.
« Le docteur a beaucoup d’ennemis, murmura Heyler. Je ne peux pas vous répondre, monsieur Beale.
– Dites-moi simplement si vous connaissez un endroit où le docteur pourrait avoir emmené une jeune fille… la jeune fille dans l’appartement de laquelle je vous ai trouvé un soir ?
– Une jeune fille ? (Le vieil homme était réellement surpris.) Non, non, monsieur Beale, aucun endroit.
– C’est bien. Je crois que je n’ai plus besoin de vous, professeur. » Il regarda le rideau de cretonne : « Je ne vous dérangerai pas plus longtemps, monsieur Homo. »
Le rideau fut écarté et l’homme à l’allure distinguée entra, un vague sourire sur ses lèvres minces.
« Je crains que vous n’ayez fait une visite décevante, dit-il plaisamment, et vous avez sur le bout de la langue l’envie de me demander si je peux vous aider. Je vais vous épargner cette peine en vous avouant tout de suite que je ne le peux pas. »
Beale se mit à rire.
« Vous êtes un mauvais devin, dit-il, car je n’avais pas l’intention de vous le demander. »
Il fit un petit salut au vieil homme, un autre à son compagnon, et vit les deux hommes échanger un regard. Il nota sur la figure du professeur une consternation mêlée d’effroi. Quelqu’un frappait impatiemment.
« Permettez, dit Beale. (Il fit un pas vers la porte.)
– Attendez, attendez, bégaya le professeur. Si M. Beale veut bien me permettre… »
Il s’avança, en traînant la jambe, mais Beale avait déjà tourné le loquet et ouvert la porte toute grande. Devant lui, se tenait une jeune fille en qui il n’eut aucune difficulté à reconnaître Hilda Glaum, qui avait été la compagne de bureau d’Oliva Cresswell. Il tournait le dos à la lumière, et elle ne le reconnut pas.
« Pourquoi n’avez-vous pas ouvert plus rapidement ? demanda-t-elle en allemand. (Et elle poussa dans la chambre la lourde valise qu’elle portait.) À chaque instant je craignais d’être arrêtée. Voilà l’objet ; on viendra le chercher demain. »
C’est alors qu’elle vit Beale. Elle pâlit.
« Qui… qui êtes-vous ? demanda-t-elle. (Puis vivement) : Je vous reconnais, vous êtes Beale, l’ivrogne… »
Ses yeux allèrent de Beale à la valise qui était à ses pieds, puis à lui de nouveau, et, avant qu’il pût deviner son intention, elle s’était baissée et en avait saisi la poignée. Instantanément, toute son attention fut concentrée sur ce colis mystérieux. Il lui prit le bras, mais elle se dégagea violemment, tandis que la valise était projetée lourdement contre le mur. Il entendit un fracas comme si cent petits verres eussent été brisés simultanément.
Plus leste que lui, elle s’en empara et s’élança par la porte ouverte en la claquant derrière elle. Il avait la main sur le loquet…
« Haut les mains, monsieur Beale, haut les mains, dit une voix derrière lui. Au-dessus de votre tête, monsieur Beale, que nous puissions les voir. »
Il se retourna lentement, levant les mains machinalement, pour faire face au pasteur Homo qui était assis à la table, mais avait repoussé son livre grec. Il tenait un revolver imposant dont le canon était pointé sur le détective.
« Ça sent mauvais, n’est-ce pas ? » dit-il en plaisantant.
Beale, lui aussi, avait senti une odeur aigre et savait qu’elle venait de la valise que la jeune fille lui avait arrachée. C’était le parfum écœurant de la Rouille Verte.