CHAPITRE XXVI
LE SECRET DE LA ROUILLE VERTE
Un fantôme échevelé se tenait près des boîtes, le revolver à la main, c’était Bridgers, l’homme qu’il avait laissé attaché et bouclé dans l’ancienne ambulance.
« Je vous aurai, brute ! criait Bridgers ; éloignez-vous de lui. Ah ! »
La main de Beale se leva, une flamme jaillit et la voûte résonna de nouveau.
Mais Bridgers s’était laissé tomber sur le sol. Il tira une seconde balle, mais, cette fois, avec un résultat inattendu. Elle atteignit les fusibles sur le mur opposé et toutes les lumières s’éteignirent.
Beale tenait toujours le tube de verre et Milsom l’avait vu. Rapide comme la pensée, il se rua sur le détective, ses grandes mains puissantes agrippées à son poignet.
Beale serrait les dents et manœuvrait pour faire une prise de jiu-jitsu, mais, serré contre le coin du banc, il était mal placé. Il sentit les doigts de van Heerden griffer sa main et lui arracher le tube.
Puis quelqu’un lui enleva son revolver et il entendit une fuite précipitée. À tâtons, il chercha son chemin dans l’obscurité et trouva la pile des boîtes. Une balle siffla près de lui, puis il entendit grincer une porte et se précipita aveuglément dans sa direction. Il l’atteignit bientôt et découvrit des marches. Deux minutes plus tard il était dans la rue.
Les deux hommes avaient disparu.
Après avoir marché environ cinq cents mètres, il rencontra un agent, mais cet intelligent policeman ne pouvait pas quitter sa ronde et lui conseilla d’aller au poste de police. C’était un excellent conseil, car bien que le brigadier de service fût peu enclin à répondre, il y avait un téléphone et au bout du fil, dans son petit appartement de Haymarket, le surintendant Mac Norton dont le seul nom galvanisa le poste.
« J’ai trouvé le laboratoire que je cherchais, Mac Norton, dit Beale. Je vous expliquerai tout ce matin. Ce que je désire immédiatement, c’est une perquisition.
– C’est impossible sans un mandat, répondit Mac Norton, mais ce que nous pouvons faire, c’est de surveiller le local en attendant. Demandez au chef de poste de me parler au téléphone. À propos, comment va Miss Cresswell ? Mieux, j’espère ?
– Beaucoup mieux », dit brièvement le jeune homme.
C’était incroyable que son cœur fût ainsi douloureux à la seule mention de son nom.
Il alla chercher le brigadier et cinq minutes plus tard conduisait quatre hommes au laboratoire. Ils trouvèrent toutes les portes closes. Beale escalada le mur mais ne put découvrir aucune entrée. Il rejoignit le brigadier de l’autre côté du mur.
« Quel est le nom de cette rue ? demanda-t-il.
– Playburry street, monsieur. Ici se trouvaient naguère les caves des vins Henderson. »
Beale nota l’adresse et eut la chance d’arrêter un taxi qui le conduisit au poste de police.
Il y arriva juste pour y être témoin d’une scène curieuse. Dans le milieu de la salle, face au bureau du brigadier, se trouvait un homme d’âge moyen, pauvrement vêtu, mais avec un air indéfinissable indiquant qu’il avait connu des jours meilleurs.
Ses cheveux gris étaient soigneusement brossés en arrière et lui donnaient une apparence vénérable que des yeux clairs et des lèvres fines (sur lesquelles on voyait en ce moment un sourire amusé) s’efforçaient de démentir.
À côté de lui se tenait l’agent qui l’avait amené au poste, un homme apathique et lourd.
« Il semble, disait le prisonnier au moment où Stanford Beale entra sans bruit, qu’avec ce détestable système d’espionnage policier, on ne puisse même pas se promener dans la fraîcheur du matin. »
Sa voix était celle d’un homme bien élevé, son maintien et ses paroles traînantes indiquaient uni assurance tranquille.
« Voyons, pasteur, dit le sergent de ce ton amical que les policiers emploient volontiers avec leurs clients favoris, vous savez aussi bien que moi que, d’après le règlement concernant la prévention en matière criminelle, un vieux cheval de retour comme vous est passible d’arrestation si on le trouve dans n’importe quelle circonstance suspecte. Vous ne devriez pas errer dans la rue au milieu de la nuit, et, le faisant, ne regimbez pas si vous êtes pincé. Avez-vous trouvé quelque chose sur lui, Smith ?
– Non, chef.
– Où habitez-vous maintenant, pasteur ? »
L’homme fouilla ses poches avec affectation.
« J’ai oublié, par inadvertance, mon porte-cartes avec mon porte-monnaie, dit-il gravement, mais un télégramme adressé à Doss House, Mine street, Paddington, me parviendrait ; toutefois, je pense que je n’essaierais pas. En ce moment, je jouis de la protection de la loi. Dans quatre jours, je serai sur l’océan. Tiens, monsieur Beale ?
– Bonjour, pasteur, je pensais que vous vous étiez embarqué aujourd’hui ? »
M. Beale sourit.
« Les couchettes étaient toutes retenues et je ne veux pas faire la traversée d’Australie avec le vulgaire troupeau. »
Puis se tournant vers le brigadier surpris :
« Puis-je partir ? Monsieur Beale répondra de moi. »
Le chef de poste acquiesça.
En quittant la salle, le pasteur fit signe au détective et, quand ils furent ensemble dans la rue, Beale s’aperçut que son compagnon avait perdu toute sa faconde.
« Je regrette de vous avoir mis dans cet embarras, dit-il sérieusement. J’aurais dû être défroqué, mais j’ai été condamné pour ma première faute sous un faux nom. Je n’étais attaché à aucune église à ce moment-là et mon identité n’a jamais été découverte. Monsieur Beale, continua-t-il avec un sourire railleur, il me reste à commettre mon crime idéal : le meurtre d’un évêque qui permet à un pasteur d’épouser une femme quand il gagne soixante livres par an. »
Sa figure s’assombrit et Beale, rêveur, se demanda ce que pouvaient bien contenir les années tragiques qui constituaient le passé de cet homme. Où était la femme ?…
« Mais mes griefs personnels contre l’humanité ne vous intéressent pas, reprit Homo. Je vous avais appelé… simplement pour vous demander pardon.
– Vous êtes tout pardonné, Homo, dit Beale calmement, et il lui tendit la main. Bonne chance. Vous pouvez vous refaire une vie dans ce nouveau pays. »
Il le regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’il eût disparu, puis se dirigea avec lassitude vers son propre appartement. Il entra dans sa chambre et se coucha sur son lit, tout habillé. Il fut réveillé d’un mauvais sommeil par la sonnerie du téléphone. C’était Mac Norton.
« Venez à Scotland Yard, dit celui-ci, le sous-chef vous attend et est très impatient d’avoir d’autres détails sur ce laboratoire. Il me dit que vous lui avez déjà indiqué les grandes lignes du complot.
– Oui, je vous donnerai des détails, je serai là dans une demi-heure. »
Il prit un bain, changea de vêtements et partit sans déjeuner, car la femme qui le servait et gardait son appartement avait évidemment cru que son absence serait de longue durée ; elle n’était pas encore arrivée.
Il prit un taxi et se fit conduire au grand bâtiment gris et rébarbatif du quai de la Tamise.
Le sous-chef O’Donnel, un vétéran à cheveux blancs, l’attendait, et Mac Norton était dans le bureau.
« Vous avez l’air éreinté, dit le chef, prenez ce fauteuil ; et vous semblez avoir faim aussi. Avez-vous déjeuné ? »
Beale hocha la tête avec un sourire.
« Faites-lui servir quelque chose, Mac Norton. La sonnette est là. Ne protestez pas, mon petit, j’ai passé des nuits semblables à celles que vous vivez en ce moment et je sais que la nourriture compte plus que le sommeil. »
Il donna un ordre à un planton, et ce ne fut que vingt minutes plus tard, après que Beale eut terminé un repas d’une qualité surprenante, dans la chambre du surintendant, que le chef lui permit de raconter son histoire.
« Maintenant, je vous écoute.
– Je vais commencer par le commencement, dit Stanford Beale. J’appartenais au Service Secret des États-Unis quand, à la requête de M. Kitson, que vous connaissez, je vins en Europe pour consacrer tout mon temps à surveiller Miss Cresswell et le docteur van Heerden. Vous savez tout cela.
« Un jour, en fouillant l’appartement du docteur en son absence, dans l’intention d’y découvrir quelque indice se rapportant au meurtre de Millinborn, j’ai trouvé ceci. » Il prit dans son portefeuille une coupure de journal et la mit sur la table. « C’est de El Imparcial, un journal espagnol, et je vais vous le traduire, dit-il.
« Grace à la discrétion et au génie du docteur Alfonso, le médecin chef de la place de Vigo, une catastrophe très lamentable a été épargnée aux fermiers de la région. (Je traduis littéralement.) Lundi dernier, señor Don Narin Fernandez de la Linea, découvrit qu’un de ses champs de blé avait pourri pendant la nuit. Très alarmé, il en fit part au médecin chef de Vigo, et le docteur Alfonso Romanos, avec le zèle et la célérité qui caractérisent tous ses actes, fut rapidement sur les lieux, accompagné d’un savant étranger. Heureusement, l’aimable docteur est un bactériologiste distingué. Un examen du blé avarié qui répandait déjà une odeur pénible, révéla la présence d’une nouvelle maladie, la Rouille Verte. Sur son ordre, le champ fut brûlé. À l’exception de deux petits grains du blé infecté, emportés par le docteur Romanos et le savant étranger, le reste fut incinéré. »
« Le savant étranger, dit Beale, était le docteur van Heerden. Cela date de 1915 ; il était en vacances et je n’ai eu aucune difficulté à retrouver ses traces. J’ai envoyé un de mes hommes à Vigo pour voir le docteur Romanos, qui s’est souvenu parfaitement des circonstances. En ce qui le concernait, il avait jugé plus sage de détruire le germe après en avoir soigneusement noté les caractéristiques, et il exprima anxieusement l’espoir que son ancien ami, van Heerden, eût fait de même. En réalité, van Heerden a fait tout le contraire. Il a cultivé assidûment les germes dans son laboratoire. La culture est, je crois, de la farine de seigle, mais je n’en suis pas sûr.
– Dans quel but pensez-vous que van Heerden les utilisera ? demanda le chef.
– J’y viens. Au cours de mes enquêtes et de mes recherches, je découvris qu’il rassemblait une documentation très précise concernant les grandes cultures de blé du monde entier. Des caractéristiques de ses préparatifs, je déduis qu’il avait et a encore l’intention d’envoyer à travers le monde une armée d’agents qui, à un signal donné, déposeront les germes dans les champs de blé.
– Mais quelques germes répandus sur une grande étendue de blé comme on en trouve en Amérique ne feraient que des dommages locaux ? »
Beale hocha la tête.
« Monsieur O’Donnel, dit-il sérieusement, si je cassais un tube de cette préparation dans le coin d’un champ de dix hectares, tout le champ serait pourri en vingt-quatre heures. Cela se propage de tige en tige avec une rapidité stupéfiante. Un germe se multiplie lui-même, dans un champ de blé, un milliard de fois en douze heures. Il ne serait pas seulement possible, mais certain, que vingt des agents de van Heerden en Amérique détruisissent les récoltes des États-Unis en une semaine.
– Mais pourquoi ferait-il cela ? Vous dites qu’il est Allemand, et les Allemands ne s’engagent dans l’horreur que s’il y a un dividende au bout.
– Il y a un dividende qui se chiffre par millions au bout de tout cela, dit Beale plus grave, je le sais. Je ne peux pas vous en dire davantage. Mais je sais encore ceci : jusqu’à hier, van Heerden poursuivait son travail sans l’aide de son gouvernement. Ce n’est plus le cas. Il existe maintenant un grand syndicat pour le financer, et le principal actionnaire en est le Gouvernement allemand. »
Le chef mâcha le bout de son cigare.
« C’est une affaire d’État, une de celles pour lesquelles je dois consulter le Ministère de l’intérieur. Vous me dites que le Ministère des Affaires Étrangères croit à votre histoire ; évidemment, moi aussi, ajouta-t-il vivement, bien que cela me semble bien improbable. Attendez-moi ici. »
Il prit son chapeau et sortit.
« Il va être très difficile de prouver la culpabilité de van Heerden, dit le surintendant quand son chef fut parti. Vous savez que, devant les tribunaux anglais, le motif doit être prouvé avant de porter l’accusation devant un jury, or il ne semble pas y avoir de motif en dehors de la vengeance. Il en faudrait beaucoup pour convaincre un jury qu’un homme a dépensé des millions de livres sterling pour venger un tort fait à son pays. »
Beale était incapable de répondre. Il avait bien derrière la tête une idée confuse que tout le plan était une pure question d’argent, mais il lui fallait d’autres preuves que celles qu’il possédait.
Le chef revint peu après.
« J’ai téléphoné au Sous-Secrétaire d’État, et nous agirons contre van Heerden d’après les preuves que nous fournira le laboratoire. Je vous charge de cette affaire, Mac Norton ; vous avez déjà le mandat de perquisition ?… Bien. »
Il serra la main de Beale.
« Vous vous ferez un nom en Europe grâce à cette affaire, monsieur Beale, dit-il.
– Je souhaite que l’Europe n’ait pas de plus grave sujet de conversation », répondit celui-ci.
Ils repassèrent dans le bureau de Mac Norton.
« J’y vais tout de suite », dit le surintendant. Il prenait son chapeau quand il vit sur son bureau une enveloppe fermée.
« Du poste de police de Paddington, dit-il. Depuis combien de temps est-ce là ? »
L’employé secoua la tête.
« Je ne puis vous le dire, Monsieur, c’était là avant mon arrivée.
– Hum ! j’aurais dû le voir. Ce sont peut-être des nouvelles de votre laboratoire. »
Il l’ouvrit, en parcourut le contenu et jura.
« Votre preuve est disparue, Beale, dit-il.
– Qu’y a-t-il ? demanda l’Américain vivement.
– Le laboratoire a été brûlé de fond en comble aux premières heures du matin. Le feu a pris dans la vieille cave aux vins et tout le bâtiment a été détruit. »
Le détective regardait à la fenêtre sans voir.
« Pouvons-nous arrêter van Heerden sur le témoignage du professeur Heyler ? »
Pour toute réponse, Mac Norton lui tendit la lettre. Il lut :
« De l’inspecteur de police de Paddington au surintendant Mac Norton.
« Laboratoire de Playburry street sous surveillance de police complètement détruit par le feu, qui éclata dans les sous-sols à 5 h. 20 ce matin. On a trouvé un corps qu’on croit être un homme nommé Heyler. »