La première fois que j’ai croisé Henry Hermand, c’était en 2002. J’étais encore élève à l’ENA et j’avais eu l’honneur de servir dans l’Oise, auprès du préfet d’alors, Michel Jau. Le hasard, aidé par des amis communs, nous permit de nous rencontrer. Depuis, nous ne nous sommes plus quittés. Une amitié filiale se noua. Il était là. J’étais là. À chaque étape importante. J’ai connu ses grandes années. À Paris, à Tanger, à Senlis et à Bréhat. Les doutes des moments de transition. L’affaiblissement, insupportable pour lui, qui le cloua sur sa chaise ces derniers mois. Mais durant tout ce temps, il ne changea pas. Il était un caractère. Une force qui va. Un décidé. Il y a dix jours encore, sur son lit d’hôpital, il ne se plaignait pas. Il pensait à la suite. À son organisation, comme il aimait à le dire. À ses choix. Au cours du monde. Je l’ai toujours connu ainsi. Il avait le sens de l’amitié. Avec son épouse Béatrice, c’était en effet toujours les amis qu’ils convoquaient. Gilles Martinet, Michel Rocard, Erik Orsenna, Tahar Ben Jelloun, Henri Moulard, Jacky Lebrun et tant d’autres. C’est une galerie de rencontres généreuses. Le quotidien n’était qu’un prétexte à rassembler les amis. À mener ensemble des combats ou des aventures. Il fut pour moi un ami constant et attentionné. M’aidant alors que je commençais dans la vie. Témoin de notre mariage, avec Brigitte. Toujours présent pour un conseil. Personnage pluriel et solaire, il était tout à la fois entrepreneur, patron de presse, intellectuel et compagnon de route, membre de think tanks. Depuis les années Mendès France, ses contributions à la revue Faire et ses premiers discours en 1968, il n’avait jamais quitté la scène de l’engagement politique. Certes, il vibrait pour la musique, de la Fondation Cziffra à Senlis – qu’il aida en mémoire de ce pianiste virtuose dont il était un ami proche – jusqu’aux opéras de Paris ou de Venise. Mais, plus que tout, sa passion était la politique. La politique, non. En fait, plutôt la transformation, l’action, les idées, la vie publique. Celle à laquelle il contribuait activement encore avec Terra Nova et Le 1. Drôle de vie que celle de cet homme superbe qui, au fond, n’aima pas sa vie. Il aurait voulu, je crois, en avoir mille autres. Il aurait voulu changer le monde. Il est parti sans avoir compris qu’il y contribua et qu’il y contribuera encore.
Pendant un demi-siècle, il fut l’indéfectible compagnon de route de Michel Rocard. Il fut entre nous le passeur. Il l’aida, le conseilla. Toujours lui dit la vérité. Le protégea. L’aima.
Il aimait chez Michel ce goût immodéré de la
liberté et cette connaissance encyclopédique du monde. Il en
fallait, de la générosité, pour, si longtemps et sans jamais se
décourager, œuvrer dans l’ombre !
Il fit de même avec Gilles Martinet, autre compagnon de
combat. Jusqu’aux dernières heures. Certains diront qu’Henry fut
pour moi un pygmalion. Il était bien trop libre pour prétendre
à ce rôle, et moi trop indépendant pour l’admettre. Notre relation
fut d’amitié, non d’inféodation. Nos désaccords parfois furent
vifs, et nos échanges animés. Mais nous nous rejoignions sur
l’essentiel. Aussi, lorsque je créai En Marche, il se
passionna pour le mouvement. Il conseillait les plus jeunes
militants, les recevait. Avec la même bienveillance qu’il avait eue
pour moi, et exerçant la même attraction.
Ses vraies passions, en somme, c’étaient la France et le progressisme. Il avait connu les heures sombres de notre pays, traversé ses crises, lutté contre les totalitarismes. « Tu continues mon combat pour le progressisme », aimait-il à me dire. Il n’y eut pas une semaine, ces derniers mois, où il ne me poussât à monter à l’assaut. C’est cet exemple qui me restera et qui, pour une grande part, m’anime. Par-delà même un attachement personnel dont je porte le deuil, je sais aujourd’hui, sous la lumière obscure de la mort, ce qu’au fond je lui dois : une certaine joie d’être français et de croire irrésistiblement à l’idée du progrès.