Emmanuel Macron a-t-il un programme ? Dans son souci de ne rien faire comme les autres, le candidat évoque un « contrat avec la nation » élaboré par ses soins, à la lumière des réponses et des suggestions recueillies par ses « marcheurs » lancés à travers le pays durant des mois. Avec son équipe, composée notamment de l’économiste Jean Pisani-Ferry, ancien commissaire général à la stratégie et à la prospective, Macron s’est engagé à rendre public non pas un catalogue de mesures, mais ses principaux engagements pour la France. « La politique, c’est un style. C’est une magie. Il faut définir le cœur de ce qu’on veut porter », estime le fondateur d’En Marche. Les nombreuses interventions publiques du candidat permettent d’en discerner les lignes de force et les intentions. À commencer par ses discours d’Orléans et de Berlin, le premier sur la figure inspirante de Jeanne d’Arc, le second sur son credo européen centré sur une relation resserrée et privilégiée avec l’Allemagne. « C’est le discours dans lequel il a mis le plus de lui », dit-on dans son proche entourage à propos de sa prise de parole d’Orléans, le 8 mai 2016, à la veille du Brexit. Ce jour-là, Emmanuel Macron a pratiqué ce que Tony Blair en son temps avait inauguré avec succès, avant d’être imité en 2007 par Nicolas Sarkozy : la triangulation. Autrement dit, faire siennes les références de son adversaire pour les détourner à son avantage. En prononçant un vibrant éloge de Jeanne d’Arc, Macron s’est porté sur le terrain longtemps intouché du Front national, de Jean-Marie à Marine Le Pen :

Jeanne d’Arc, c’est, comme l’écrivait Michelet, une vivante énigme. Nul ne détient la vérité sur elle, sur sa vie, sur sa mémoire. Nul ne peut l’enfermer. Tant l’ont pourtant convoquée ou récupérée. Ils l’ont trahie en ne la méritant pas. Ils l’ont trahie en la confisquant au profit de la division nationale. 

Petite pierre jetée dans le jardin du lepénisme, avant de procéder à l’appropriation :

Elle sait qu’elle n’est pas née pour vivre, mais pour tenter l’impossible. Comme une flèche, sa trajectoire fut nette. Jeanne fend le système.

Remplacez Jeanne par Emmanuel, et vous trouverez deux caractères du « macronisme » naissant : tenter l’impossible et briser le vieux système.

La troisième leçon de Jeanne [dira encore Macron ce jour-là], c’est celle du rassemblement et de l’unité de la France. Elle est née dans une France déchirée, coupée en deux, agitée par une guerre sans fin qui l’oppose au royaume d’Angleterre. Elle a su rassembler la France pour la défendre […]. Elle a rassemblé des soldats de toutes origines.

Réconcilier, rassembler, pacifier, des notions que le candidat brandit sans relâche pour apposer sa marque.



Quant au discours de Berlin prononcé le 10 janvier 2017 à la Humboldt Universität, il sacralise un lien nécessaire entre la France et l’Allemagne, un couple sans lequel, aux yeux de Macron, il ne saurait exister d’âme véritable au sein de l’Union européenne. Pour un peu, on croirait voir renaître dans ses propos l’idée avancée en 1950 par Robert Schuman : commencer par l’Europe à deux, Paris et à présent Berlin. Ce discours, prononcé en anglais pour que Français et Allemands aient les meilleures chances de (se) comprendre, n’a pas fait l’objet de traduction dans la presse française******. On peut le regretter, tant Emmanuel Macron s’avance sur le sens et la substance qu’il entend donner au couple franco-allemand, en particulier dans les domaines sensibles que sont les flux migratoires, la sécurité, le renseignement. Sur les migrants, le verbe de Macron est en creux une critique de la politique de Bruxelles, mais aussi de celle de Paris. Ainsi dans ce passage sur la crise migratoire :

Pour être honnête, la réalité d’une telle crise est très différente en France et en Allemagne, car la réalité de son impact est totalement différente. Je souhaite répéter ici ce que j’ai mentionné il y a quelques jours dans un éditorial publié dans la presse allemande. Je pense que la société allemande fait face à cette crise des réfugiés avec beaucoup de lucidité et de courage. Pourquoi ? Parce que lorsque vous parlez des réfugiés, vous faites appel à nos valeurs communes. Vous parlez de gens qui, ne pouvant rester dans leur pays pour des raisons politiques, le fuient pour se protéger et pour protéger leurs familles. Dans bon nombre de nos débats, il y a une grande confusion entre les réfugiés, les migrants, les terroristes et les musulmans, conduisant à un terrible amalgame. Nous devons être sévères et lucides face au terrorisme, nous devons être fermes face à l’augmentation du communautarisme et face à ceux qui veulent fragiliser et mettre en péril nos sociétés. Si nous le faisons, c’est en définitive pour protéger nos peuples et nos valeurs ; mais si dans le même temps nous oublions nos valeurs, quel est le but d’un tel combat ? La réaction allemande était une réaction forte et révélatrice de combien nos valeurs sont importantes aujourd’hui.

Impossible de douter du prisme franco-allemand quand on entend ces mots du candidat à Berlin :

De nos jours, mon message pourrait être bien plus démagogique : je pourrais vous dire que l’Europe est dépassée. Il serait plus aisé, particulièrement dans une campagne présidentielle française, de vous dire que l’Allemagne et la France se sont tellement éloignées qu’il est temps de développer de nouvelles alliances ; que je renverserai la table pour parler durement aux Allemands*******, ce qui est la meilleure façon d’être populaire dans mon pays. Mais c’est une impasse. […] De la pure bêtise. 

Comment ne pas voir que nos défis sont les mêmes ? Comment ne pas voir que le terrorisme n’est pas uniquement un problème français ou allemand ? Que l’accord de Paris sur le changement climatique est aussi un problème pour Berlin ? Que dans un monde mondialisé, les protections nécessaires ne viendront pas des politiques nationales mais d’une fermeté européenne portée par nos deux pays ? Nos intérêts sont communs. […]

Je promeus depuis quelques mois une « révolution » de notre système, un changement du dispositif politique et économique hérité de la croissance d’après-guerre. Je parle d’Europe, je défends le projet européen, je rends hommage à ces hommes éclairés qui eurent la folle idée de réconcilier notre continent, d’unir ses peuples, pour la première fois dans l’histoire, sans avoir recours à la soumission ou à la violence. Qu’est-ce que l’unicité de l’Union européenne ? C’est que nous avons créé, pour la première fois dans notre histoire commune, un corps politique unique dénué d’hégémonie. Une organisation équitable et pacifique qui a créé la paix, la liberté et la croissance pendant plus de six décennies. Il y a quelques années, être européen était une plate banalité. Aujourd’hui, c’est presque une provocation.

Le projet que je souhaite vous soumettre ce soir, notre projet, mon projet pour la France et l’Europe, est fondé sur deux idées cruciales : plus de souveraineté, mais plus de souveraineté européenne, et l’unification des peuples, ce qui signifie plus de démocratie réelle.

Comme premier pilier d’une Europe souveraine qu’il appelle de ses vœux, Emmanuel Macron cite le défi de sécurité, « à la fois intérieure et extérieure ». S’il salue la récente création de l’Agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes, il ne s’en contente pas.

Mais nous devons aller plus loin, fixer un objectif d’au moins 5 000 personnes mobilisables, augmenter les ressources de cette agence et lui permettre d’intervenir durablement dans un État membre pour protéger nos frontières. Nous avons besoin d’une force de police extérieure, parce que le meilleur moyen de protéger ma population n’est pas d’arrêter tout le monde à ma frontière avec la Belgique, les Pays-Bas ou l’Allemagne. Cela n’a aucun sens, c’est une folie. Mais tous ceux qui arrivent aux frontières de Lampedusa, de Lesbos ou d’Athènes, aux frontières de notre organisation actuelle, sont aussi essentiels. Pour être crédible vis-à-vis de mon peuple, j’ai besoin d’une telle approche, j’ai besoin d’une réponse européenne pragmatique bien plus efficace. Ceux qui prétendent vouloir tuer Schengen souhaitent simplement restaurer une réponse nationale et domestique. Ce n’est pas efficace. Mais lorsque vous dites : « Je veux préserver Schengen » – la réponse la plus sensée selon moi –, cela signifie : « Je veux renforcer Schengen pour assurer ma sécurité et celle de mon peuple. »

Cette fois, pas d’envolée lyrique. Place au concret : développer une politique d’asile commune, conclure des accords de coopération avec les grands pays d’immigration et de transit, fondés sur une aide au développement. Créer aussi un système de renseignement commun « dépassant les réticences nationales, qui permette une traque efficace des criminels et terroristes, voire à terme une police commune pour le crime organisé et le terrorisme. » On l’a compris, travailler avec l’Allemagne est un leitmotiv d’Emmanuel Macron qui reprend à son compte l’invitation jadis formulée par l’ancien Chancelier Willy Brandt : « Maintenant doit grandir ensemble ce qui est fait pour vivre ensemble. »

Ce vivre-ensemble, comment prend-il corps dans la société française vue et voulue par le candidat qui marche ? Ses détracteurs, à droite et à l’extrême droite, se plaisent à souligner que, parmi ses trouvailles fumeuses, Macron aura inventé le candidat sans programme. On se souvient de la formule à l’emporte-pièce de Marine Le Pen, en novembre 2016, raillant le « candidat plexiglas ». Penser que les Français se détermineraient sur un programme lors de l’élection présidentielle est sans doute excessif, ce qui n’enlève rien à la nécessité pour un candidat d’en produire un. Une présidentielle relève de l’incarnation, du mouvement, de la capacité à incarner. Les idées comptent. Celui qui les porte compte plus encore. L’alchimie vient des deux, un fond qui trouve sa forme.



Selon un calendrier qu’il est le seul à maîtriser, l’ancien ministre de l’Économie n’a cessé de distiller ses annonces, telle sur le travail, telle sur la fiscalité, l’éducation ou la santé. Comme dit un proverbe africain, « on voit les taches de la girafe, mais on ne voit pas encore l’animal entier ». À y regarder de plus près, on ne peut dire pourtant que le programme n’existe pas. La philosophie est connue, Macron a eu de nombreuses occasions de l’expliciter. Son cap, c’est une société qui défait les statuts et les rentes pour donner force à l’initiative individuelle, au risque calculé, à la mobilité si elle ne devient pas précarité. C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre son intention d’étendre le droit au chômage pour les indépendants après cinq ans d’activité, mais aussi pour les salariés démissionnaires – une fois tous les cinq ans –, afin de favoriser la mobilité professionnelle et de « doper l’esprit d’entreprendre ».

Dans la réalité, cette vision moins rigide du monde du travail se traduit par des mesures plusieurs fois annoncées et détaillées, sur la base d’un constat ainsi formulé par Macron : « Dire pour toute la France, pour tout le monde, pour tous les âges, on va travailler 35 heures par semaine, c’est sans doute un peu réducteur. » D’où deux types de mesures : d’abord assouplir les 35 heures, c’est-à-dire conserver la durée légale du travail à 35 heures, tout en renvoyant « à l’accord de branche, l’accord d’entreprise, la possibilité de négocier d’autres équilibres ». Moduler ensuite le temps de travail au cours de la vie, en travaillant de moins en moins avec l’âge. Concrètement, il serait possible de proposer aux jeunes de travailler plus de 35 heures par semaine, et aux seniors après 50 ou 55 ans de réduire à 30-32 heures par semaine leur activité. En regard, il s’agirait de proposer une retraite à la carte entre 60 et 67 ans. Et de moduler l’âge de départ à la retraite selon les métiers.

Une autre direction concerne l’encouragement au travail. « Aujourd’hui, dit Macron, quand vous rentrez dans le travail avec un SMIC à temps partiel ou un SMIC et que vous étiez au RSA, vous ne touchez pas la prime d’activité. Vous n’êtes pas incité forcément à travailler, car le gain marginal est trop réduit. » Sa proposition en découle : augmenter de 50 % la prime d’activité afin d’encourager le retour vers le marché du travail. Tout un chacun a pu entendre aussi sa volonté d’augmenter le pouvoir d’achat des salariés par la suppression totale des cotisations chômage et maladie, grâce à une augmentation de 1,7 point de la CSG – environ 15 €/mois supplémentaires. Un effort dont seraient exonérés les chômeurs et les retraités les plus modestes. Macron vise ainsi la feuille de paye : cette mesure se traduirait, selon lui, par un gain net d’au moins 500 €/an pour un couple au SMIC. Parmi les autres mesures phares envisagées, citons encore la nationalisation de l’assurance-chômage avec une reprise en main de l’Unedic par l’État, et l’instauration d’un bonus-malus sur les patrons abusant des contrats courts au détriment des CDI.



On ne se risquera pas ici à esquisser le détail de mesures envisagées par le candidat. La matière est encore mouvante. Rien n’est gravé dans le marbre. Des engagements ont bien sûr retenu l’attention, qui concernent la vie des gens au quotidien. On garde à l’oreille cette petite musique : la prise en charge à 100 %, d’ici 2022, des lunettes, des prothèses dentaires et auditives. Le doublement des maisons de santé dans le même horizon, pour lutter contre les déserts médicaux. La vente des médicaments à l’unité pour en finir avec le gaspillage. Une réforme annoncée
de l’hôpital en décloisonnant les relations entre le public et le privé ; en réformant les tarifications. Sur le terrain de l’éducation, impérieuse nécessité, tous les efforts doivent être consentis pour combler le retard français. Macron cible la petite enfance, le CP et le CE1, ces zones fragiles de l’apprentissage pour lesquelles il s’engage à diviser par deux le nombre des élèves par classe, en créant 12 000 postes d’instituteurs. Tout en payant mieux les professeurs, en particulier ceux qui exercent dans les quartiers difficiles.
« Le passage des enseignants en éducation prioritaire doit être comme “avoir fait campagne’’ dans l’armée. C’est le cœur de la bataille de la République. » D’où cette ambition : inciter davantage de professeurs expérimentés à enseigner dans les écoles de l’éducation prioritaire, en les payant mieux et en leur offrant une plus grande liberté pédagogique. Tout en assumant l’autonomie des établissements scolaires.



Quand Emmanuel Macron parle argent, donc fiscalité, son discours est ciblé. En adversaire déclaré de tout système de rente, il entend transformer l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en impôt sur la rente immobilière. La part qui finance l’économie réelle, à savoir la détention d’entreprises ou d’actions, ne serait en revanche plus imposée. Pour ne pas décourager les particuliers à entreprendre sans tomber dans une tracasserie administrative débilitante, il veut supprimer purement et simplement le RSI (Régime social des indépendants). Deux mesures encore pourraient aller dans le sens d’une relance de l’activité : transformer le Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) en une baisse de charges durable pour tous les types d’entreprises. Accorder dix points de charges patronales en moins pour tous les emplois au SMIC.



On ne sera pas surpris de trouver en bonne place une ambition culturelle chez le candidat Macron. « 100 % des enfants doivent avoir accès à l’éducation artistique », estime celui qui veut mettre en place un « pass culturel » de cinq cents euros versés à tous les jeunes le jour de leurs 18 ans, à dépenser dans l’achat de livres ou pour des événements culturels. Faire financer cet investissement par les industries numériques (ou GAFA – Google, Apple, Facebook et Amazon), et, à la marge, par l’État. Faciliter l’accès à la culture en laissant les bibliothèques ouvertes le soir et le week-end. Voilà des idées, faute de programme abouti ! Toujours cette volonté d’ouvrir, de rendre accessibles les horizons culturels comme les bus « Macron » rendent proches des destinations parfois lointaines.



S’il n’a pas l’expérience directe d’une politique sécuritaire, Emmanuel Macron a conscience des défaillances du système actuel. « Je créerai 10 000 postes de fonctionnaires de police et de gendarmerie sur les trois premières années du quinquennat », a-t-il affirmé. Parmi ses idées force, on peut relever la mise en place d’une nouvelle police de proximité, « non pas pour jouer au foot avec les jeunes, mais pour assurer la sécurité au quotidien ». Reconstituer notre renseignement territorial dans les quartiers les plus sensibles. Assurer la formation volontaire de 30 000 à 50 000 jeunes femmes et hommes pour la réserve opérationnelle. Créer une cellule centrale de traitement des données de masse issues du renseignement. La direction est donnée.



S’agissant enfin de l’environnement et de l’écologie, on a bien sûr retenu cet engagement du candidat pour accroître la part des produits bio servis dans les cantines scolaires mais aussi dans les restaurants d’hôpitaux et d’entreprise. À l’horizon 2022, la moitié des plats servis seraient issus de l’agriculture biologique. Mais c’est sur la politique énergétique que Macron a donné des assurances plus structurantes : la fermeture pendant son mandat, s’il est élu, des centrales à charbon encore en activité sur le territoire. Le refus de toute exploitation des gaz de schiste (même s’il est favorable à la poursuite de la recherche scientifique dans ce domaine). La poursuite de la transition énergétique visant à réduire de 75 % à 50 % la part du nucléaire dans notre production d’électricité.



Tous ces engagements, à supposer qu’ils soient chiffrés, validés et tenus, font-ils un programme ou un « contrat » avec la nation ? À l’évidence non. Mais à tort ou à raison, les Français sont nombreux à vouloir faire confiance à ce nouveau venu dans la course à l’Élysée pour leur apporter la part de rêve qu’ils ne trouvent plus chez les caciques de la politique. À condition qu’une fois dans la réalité, le rêve ne se désagrège pas une nouvelle fois. « Les mots sont eux-mêmes des événements parce qu’ils créent des événements », estimait le philosophe Tzvetan Todorov récemment disparu. Les mots sont là, rassemblés. Reste pour Emmanuel Macron à créer l’événement.


****** Les extraits ci-après sont traduits par Maïté Jullian.

******* En français dans le texte.