De la colonisation des Forçats.
«Voyez, disent les partisans de la colonisation, voyez l'aspect florissant de la Nouvelle-Galles; il y a seulement quarante ans que les Anglais ont commencé à y envoyer leurs condamnés, et déjà le pays compte cinq villes; les arts de luxe y sont cultivés, l'imprimerie établie. A Sydney-Cove, chef-lieu de colonie, on imprime trois journaux; il s'y est fermé des sociétés philosophiques et d'agriculture; on a fondé une chapelle catholique et deux chapelles de méthodistes. Quoique la plupart des planteurs et des magistrats subalternes soient des condamnés émancipés ou ayant subi leur peine, tous se conduisent bien et deviennent d'excellents citoyens. Des femmes, la honte et le rebut de leur sexe dans la métropole, des femmes déjà mères, mais couvrant d'opprobre tout ce qui tenait à elles, sont aujourd'hui, sous de nouveaux liens, des modèles d'ordre et de chasteté. Il se présente à l'appui de ce système une autre considération qui n'est pas sans importance. Le travail des condamnés qu'on emploie en Angleterre, venant en concurrence avec celui d'un nombre égal d'artisans libres, a pour fâcheux résultat de laisser ceux-ci inoccupés, et par conséquent de surcharger la taxe des pauvres; au lieu d'être productif, leur travail est donc nuisible. A la Nouvelle-Galles, au contraire, loin de rivaliser avec l'artisan anglais, le déporté est le consommateur du travail de celui-ci, puisque l'on n'y consomme que des produits anglais. L'importation s'en élève à trois cent cinquante mille livres sterlings, et l'exportation des productions indigènes est évaluée au tiers de cette somme; voilà les avantages de la colonisation. Qui s'oppose à ce que la France les partage en suivant le même système?»
Tout cela sans doute est magnifique, mais les faits sont-ils bien constants? Peut-on en induire que ce système soit applicable à la France? Sur la première question, je répondrai qu'en Angleterre on n'est guères plus d'accord que chez nous sur les avantages de la colonisation des condamnés en général et sur les résultats des établissements de la Nouvelle-Galles en particulier. Indépendamment de toute autre considération, ils offrent cependant au commerce britannique des stations précieuses entre l'Inde, la Chine, les îles de la Sonde et tout l'archipel oriental. Tant d'avantages, qui peut-être auraient pu s'obtenir sans l'emploi de la colonisation, ne paraissent pas néanmoins compenser les dépenses énormes qu'elle a entraînées dans le principe, et qui se continuent encore au détriment de la métropole, le gouvernement ayant, depuis quelques années, à sa charge un nombre variable de huit à dix mille déportés qu'on ne saurait occuper utilement. Cette circonstance explique parfaitement du reste la proposition soumise à la Chambre des communes, de diriger sur la Nouvelle-Galles ou sur les établissements qui en dépendent, des émigrants irlandais; la taxe des pauvres en diminuerait d'autant, et les émigrants planteurs emploieraient les déportés qui, par des défrichements et des constructions, auraient préparé leurs habitations.
En attendant que le gouvernement prenne un parti, ces déportés inoccupés doivent mener une vie très comfortable selon eux, puisque dans une enquête récente on a constaté que plusieurs individus s'étaient fait condamner à dessein pour un délit emportant la peine de la déportation. L'humanité n'aurait sans doute qu'à s'applaudir de ce résultat, si cette mansuétude adoucissait les mœurs des déportés, mais on comprend que l'oisiveté ne fait qu'aggraver leurs mauvaises dispositions; on en a la preuve dans les récidives de ceux qui reviennent en Angleterre à l'expiration de leur peine. Leur amendement n'est guères plus sensible à la colonie, car on n'ignore pas que des trois chapelles élevées à Sidney-Cove, ils en ont brûlé deux dans l'intention prouvée de se soustraire à l'obligation d'assister au service divin.
Les femmes enfin, que l'on nous représente comme purifiées par le changement d'hémisphère, les femmes donnent pour la plupart l'exemple d'un libertinage jusqu'à certain point provoqué par l'énorme disproportion numérique des deux sexes; elle est telle que, pour quatorze hommes, on compte à peine une femme. Le mariage avec un condamné gracié ou libéré, procurant l'émancipation immédiate, la première chose que cherchent les femmes déportées à leur arrivée au dépôt de Paramatta, c'est à se faire épouser par un homme qui remplisse cette condition. Elles prennent souvent ainsi un vieillard, un misérable, qu'elles quittent au bout de quelques jours, pour se rendre à Sydney, où elles peuvent se livrer impunément à tous les excès. Il en résulte qu'entourées d'exemples corrupteurs, les filles qui naissent de ce commerce se livrent dès l'âge le plus tendre à la prostitution.
De ces faits accidentellement révélés par les enquêtes sur l'état du pays, par les discussions parlementaires, il résulte que la colonisation est loin de réagir, comme on l'a cru trop légèrement, sur le moral des condamnés; elle est d'ailleurs aujourd'hui reconnue à peu près impraticable pour la France. La première, la principale objection, c'est le manque absolu d'un endroit propre à la déportation; car former un établissement à Sainte-Marie de Madagascar, la seule des possessions françaises qui pût convenir pour cet objet, ce serait envoyer à une mort à peu près certaine, non-seulement les condamnés, mais encore les administrateurs et les surveillants. Le petit nombre de ceux que le climat n'aurait pas moissonnés ne manquerait pas de se servir des embarcations stationnaires pour écumer la mer, comme cela s'est fait plusieurs fois à la Nouvelle-Galles, et au lieu d'un établissement pénitentiaire, on se trouverait avoir fondé le berceau de nouveaux flibustiers. D'un autre côté, il est impossible de songer à diriger les condamnés sur aucune de nos colonies, pas même sur la Guyanne, dont les vastes savannes ne suffiraient pas pour assurer un isolement indispensable; les évasions se seraient bientôt multipliées, et les colons pourraient rappeler la leçon donnée, dit-on, par Franklin, au gouvernement anglais, qui, à cette époque, déportait encore ses condamnés aux États-Unis. On assure qu'immédiatement après l'arrivée d'un transport de ce genre à Boston, il envoya au ministre Walpole quatre caisses de serpents à sonnettes, en le priant de les faire mettre en liberté dans le parc de Windsor, «afin, disait-il, que l'espèce s'en propageât et devînt aussi avantageuse à l'Angleterre que les condamnés l'avaient été à l'Amérique septentrionale.»
Aujourd'hui même, les évasions sont beaucoup plus communes à la Nouvelle-Galles, qu'on ne devrait le croire. On en trouve la preuve dans ce passage d'une Relation publiée à Londres par un déporté libéré, qui, sans s'embarrasser de compromettre la réputation de l'établissement, s'était fait bientôt arrêter pour de nouveaux méfaits.
«Lorsque le terme de mon exil fut venu, et que je me déterminai à quitter la colonie, je m'embarquai comme domestique, au service d'un gentleman et d'une lady, anciens déportés, qui avaient amassé de quoi défrayer leur retour en Angleterre, et s'y établir. On croirait que je devais avoir l'ame satisfaite et tranquille. Point du tout; jamais je ne me suis vu plus chagrin, plus tourmenté que du moment où je m'embarquai sur ce bâtiment. Voici pourquoi: j'avais clandestinement amené avec moi six condamnés de mes camarades, et je les avais cachés à fond de cale. C'étaient des hommes pour lesquels j'avais une estime particulière; et il est du devoir d'un déporté qui quitte cette terre d'exil, de n'y jamais laisser un ami, s'il a le moyen de l'en faire sortir. Ce qui troublait sans cesse mon repos, c'est qu'il fallait pourvoir aux besoins de ces hommes: pour cela, je devais recommencer le métier de voleur, de manière que, d'un moment à l'autre, je pouvais me faire découvrir et eux aussi. Tous les soirs il me fallait visiter les provisions de chacun, pour leur apporter le fruit de mes larcins.
»Il y avait un grand nombre de passagers à bord, et je les faisais tous contribuer successivement, afin que cela se fît moins sentir, et que le manège pût durer plus long-temps. Malgré cette précaution, j'entendais dire souvent aux uns et aux autres, que leurs vivres allaient vite, sans qu'ils en pussent découvrir la cause. Ce qui m'embarrassait le plus, c'était la viande crue, que mes camarades étaient obligés de dévorer telle quelle; encore que pouvais-je pas toujours m'en procurer, surtout lorsqu'il faisait clair de lune; alors il me fallait dérober double ration de pain. Enfin, mon maître m'ayant chargé de faire la cuisine pour lui et pour sa femme, cette occasion fut, comme de juste, mise à profit: si j'accommodais un potage ou un ragoût, il s'en renversait toujours une moitié, qui prenait le chemin de la cale. Tout ce que je pouvais du reste attraper y passait également; car je fréquentais, à titre de confrère, le cuisinier du bâtiment, sur lequel je levais d'utiles contributions.
»Il y avait à bord de notre navire un tonnelier de mes amis, qui, après avoir fini son temps, retournait comme moi en Angleterre. Je l'avais mis dans ma confidence, et il me servait merveilleusement dans les vols que je faisais au cuisinier; il le tirait, par exemple à l'écart, et l'occupait pendant que j'enlevais quelque portion de tout ce qui me tombait sous la main. Outre ce tonnelier, il y avait à bord un matelot qui était également dans le secret; et l'on va voir que c'était un confident de trop?
»Un dimanche, il y avait un mois que nous étions en mer, le tonnelier et le matelot causaient ensemble sur le gaillard d'avant. Voilà qu'ils se prennent de querelle pour une bagatelle. Je travaillais en ce moment à dévisser une caisse, pour en retirer quelques provisions, quand ce matelot, qui avait brusquement quitté le tonnelier, passa près de moi. Trompé par l'obscurité, car il commençait à faire nuit, et me prenant pour un autre, il me frappe sur l'épaule, et me crie: Où est le capitaine?..... J'ai à lui parler!.... Mais, me reconnaissant, il s'éloigna rapidement, et courut à la chambre du capitaine, où il se précipita en criant à tue-tête: «Au meurtre!.... à l'assassin!.... Nous sommes tous perdus!..... Le bâtiment va être pris; il y a dix hommes de cachés dans la cale, et tel et tel (en me nommant ainsi que le tonnelier) sont du complot;.... ils veulent s'emparer du bâtiment, et nous tuer tous!...»
«Aussitôt le capitaine appelle son second, monte avec lui sur le pont, et ordonne que tout le monde s'y rende. Lorsqu'on fut réuni, le matelot nous désigna de nouveau, le tonnelier et moi, comme chefs du complot, en soutenant qu'il y avait dix hommes cachés dans la cale. On y descendit avec des lumières, on retourna tout sans rien découvrir, tant mes hommes étaient bien cachés. Enfin, le capitaine n'en voulant pas démordre, s'avisa de faire emplir la cale de fumée. Force fut alors aux pauvres diables de sortir sous peine d'être asphyxiés. En arrivant sur le pont, ils faisaient la plus triste figure; depuis leur départ de Sydney Cove, ils n'avaient été ni rasés ni lavés, et leurs vêtements tombaient en lambeaux. Ce qui rendait ce spectacle encore plus lugubre, c'est que la nuit était sombre et que le pont n'était éclairé que par une lanterne.
«Le capitaine commença par faire mettre les menottes aux nouveaux venus; puis, après les avoir interrogés et s'être assuré qu'ils n'étaient que six, il les fit coucher à plat ventre sur le pont. Restait le second acte de la pièce, il consista à nous traiter, le tonnelier et moi, de la même manière. Quand nous fûmes tous réunis, on jeta sur nous une grande voile, qui nous enveloppa comme un filet. C'est ainsi que nous passâmes la nuit. Le lendemain, au petit jour, on nous descendit l'un après l'autre, au moyen d'une corde passée autour de la ceinture, à fond de cale, dans une espèce de cachot si noir que nous ne nous voyions pas les uns les autres. Nous y couchions sur la planche nue. Pour toute nourriture, on donnait par jour à chacun une pinte d'eau et une livre de biscuit. Nous recevions cette distribution sans la voir; le matelot chargé de le faire nous avertissait par un cri d'avancer la main, et quand nous tenions la pitance, nous la partagions à tâtons entre nous.
»On nous garda dans cette situation pendant quarante mortels jours, c'est-à-dire jusqu'à ce que le bâtiment fût arrivé au Cap de Bonne-Espérance, où il devait relâcher. Le capitaine se rendit chez le gouverneur pour lui annoncer qu'il avait à son bord des condamnés évadés, et lui demanda s'il ne pourrait pas les débarquer et les écrouer dans la prison commune; mais celui-ci répondit qu'il n'avait que faire des gens de cette espèce, et qu'il ne voulait pas qu'on les débarquât. Toutefois, le capitaine se consola bientôt de cette contrariété, en apprenant qu'il y avait dans le port un bâtiment irlandais, chargé de condamnés pour Botany-Bey; il s'aboucha avec le capitaine de ce bâtiment, et le détermina sans peine à emmener avec lui mes pauvres camarades. En conséquence, on vint les retirer du cachot, et depuis je ne les ai revus ni les uns ni les autres.»
Les obstacles que j'ai signalés sont tellement graves, que je ne parlerai pas de l'événement d'une guerre maritime venant compliquer encore la situation, en interceptant toute relation en tout transport. Dans l'intérêt de la science, on a vu des puissances belligérantes livrer passage à des naturalistes, à des mathématiciens, mais il est permis de douter que, dans l'intérêt de la morale, on accordât la même faveur à des forçats, qui pourraient, après tout, n'être que des soldats travestis.
Admettons cependant, pour un instant, qu'on ait levé tous les obstacles, que la déportation soit possible: sera-t-elle indistinctement perpétuelle pour tous les condamnés? ou suivra-t-on dans son application la gradation observée pour la durée des travaux forcés? Dans la première hypothèse, vous détruisez toute proportion entre les peines et les délits, puisque l'homme qui, d'après le Code, n'aurait encouru que les travaux à temps, ne reverra pas plus son pays que celui qu'aurait atteint une condamnation à perpétuité. En Angleterre, où le minimum de la durée de la déportation (sept ans) s'applique pour un vol de vingt-quatre sous comme pour violences graves exercées contre un magistrat, cette disproportion existe, mais elle pallie souvent encore les rigueurs d'une législation qui punit de mort des délits passibles chez nous d'une simple réclusion. Aussi, dans les assises anglaises, rien n'est-il plus ordinaire que d'entendre un individu condamné à la déportation, dire, au prononcé du jugement: Mylords, je vous remercie.
Si la déportation n'est pas perpétuelle, vous retombez dans l'inconvénient que signalent chaque année les conseils généraux, en réclamant contre l'amalgame des forçats libérés avec la population. Nos déportés libérés rentreront dans la société à peu près avec les mêmes vices qu'ils eussent contractés au bagne. Tout même porte à croire qu'ils seront plus incorrigibles que les déportés anglais, qu'un esprit national de voyages et de colonisation attache assez fréquemment au sol sur lequel on les a transplantés.
La colonisation reconnue à peu près impossible, il ne reste plus, pour améliorer le moral des condamnés, qu'à introduire dans les bagnes des réformes indiquées par l'expérience. La première consisterait à classer les forçats d'après leurs dispositions; il faudrait, pour cela, consulter non-seulement leur conduite présente, mais encore leur correspondance et leurs antécédents; chose dont ne s'occupe nullement l'administration des bagnes, qui borne sa sollicitude à prévenir les évasions. Les hommes disposés à s'amender devraient obtenir ces petites faveurs réservées aujourd'hui aux voleurs audacieux, aux condamnés à perpétuité, qu'on ménage pour leur ôter l'envie de se sauver. C'est là en effet un moyen de les retenir, puisque rien ne peut désormais aggraver leur peine. Il serait enfin utile d'abréger les peines, en raison de l'amélioration des détenus, car tel homme qu'un séjour de six mois au bagne eût corrigé, n'en sort, au bout de cinq ans, qu'entièrement corrompu.
Une autre précaution prise contre les forçats qui ont un grand nombre d'années à faire, c'est de les mettre en couple avec ceux qui n'ont à subir qu'une condamnation de peu de durée. On croit leur donner ainsi des surveillants qui, peu aguerris aux coups de bâtons, et craignant de faire prolonger leur détention par des soupçons de complicité, dévoileront toute tentative d'évasion. Il en résulte que le novice, accouplé avec un scélérat consommé, se pervertit rapidement. Les jours de repos, lorsqu'on n'enchaîne les forçats au banc que le soir, il suit forcément son compagnon dans la société d'autres bandits, où il achève de se corrompre par l'exemple de ce que l'égarement des passions peut produire de plus monstrueux. On m'a compris... Mais n'est-il pas honteux de voir publiquement organiser une prostitution qui, même au milieu de la corruption des grandes villes, s'entoure encore des ombres du mystère: comment ne songe-t-on pas à prévenir en partie ces excès, en isolant les jeunes gens réservés ordinairement à figurer dans ces saturnales.
Il serait également urgent de prévenir l'abus des liqueurs fortes, qui entretiennent chez les condamnés une excitation contraire au calme dans lequel il importe de les maintenir, si l'on veut que la réflexion amène le repentir. Ce n'est pas à dire qu'on doive les en sevrer entièrement, comme cela se pratique en certains cas aux États-Unis: cette diète absolue ne pourrait s'appliquer sans inconvénient aux hommes astreints à des travaux pénibles; il faut même veiller à ce que les distributions autorisées par les règlements soient consommées par les condamnés qui les reçoivent. En même temps que l'on protégerait ainsi la santé de ces malheureux, on préviendrait de graves désordres. Les jours de repos, il arrive souvent qu'un condamné, voulant faire la débauche, engage ses rations pour quinze jours; avec les avances en nature qu'il obtient, il s'enivre, fait du tapage, reçoit la bastonnade, et se trouve réduit ensuite à l'eau et à la soupe aux gourganes, lorsqu'il aurait besoin de spiritueux pour se soutenir. Il est, à la vérité, d'autres moyens de subvenir à ces orgies: on vole dans les ateliers, dans les magasins, dans les chantiers. Ceux-ci enlèvent le cuivre du doublage des vaisseaux, pour faire des pièces de six liards, qu'on vend au rabais aux paysans; ceux-là prennent le fer qui sert à confectionner ces petits ouvrages qu'on vend aux étrangers; d'autres détournent des pièces de bois qui, coupées par morceaux, passent au foyer des argousins, qu'on désarme au moyen de ces prévenances. On m'assure qu'aujourd'hui, cette partie du service a subi de notables améliorations; je désire qu'il en soit ainsi: tout ce que je puis dire, c'est qu'à l'époque où j'étais à Brest, il était de notoriété publique que jamais aucun argousin n'achetait de bois à brûler.
C'est aussi dans les ateliers de serrurerie que les condamnés s'instruisent mutuellement dans la fabrication des fausses clefs, et des autres instruments nécessaires pour forcer les portes, tels que cadets, pinces, monseigneurs, rossignols, etc. L'inconvénient est peut-être inévitable dans un port, où il faut nécessairement fournir à l'armement des navires; mais pourquoi conserver de semblables ateliers dans les maisons de détention de l'intérieur? J'ajouterai que le travail des condamnés, de quelque nature qu'il soit, est loin de produire autant que celui des ouvriers libres: mais c'est de tous les abus celui qu'on doit avoir moins d'espoir de déraciner. Le bâton peut sans doute contraindre le condamné à agir, parce qu'il existe une différence marquée entre l'action et le repos; mais aucun châtiment ne peut éveiller chez le condamné cette ardeur instinctive qui seule accélère le travail et le dirige vers la perfection. Le gouvernement doit juger au surplus, lui-même, bien insignifiant le produit des journées des forçats, puisqu'il ne l'a jamais fait figurer comme recette au budget. La dépense générale des chiourmes, classée dans les divers chapitres, s'élève à la somme totale de deux millions sept cent dix-huit mille neuf cent francs. Voici le détail de quelques allocations.
Habillement des forçats | 220,500 f. |
Id. des forçats libérés | 23,012 |
Entretien de la chaussure | 72,900 |
Façon et entretien des fers | 11,250 |
Frais de capture | 7,000 |
Service des chaînes | 130,000 |
Viennent ensuite le traitement des employés, la solde, l'habillement, les rations des garde-chiourme, etc.
Pour rendre ces dépenses tout-à-fait utiles, pour entrer dans la voie des améliorations réclamées depuis si long-temps, et qui ne s'effectuent que bien lentement, on ne saurait trop recommander aux surveillants une modération dont ils ne devraient jamais s'écarter, même en infligeant les punitions les plus sévères. J'ai vu des garde-chiourme jeter des condamnés dans le désespoir, en les maltraitant au gré de leurs caprices, et comme pour se faire un jeu de leurs souffrances. «Comment te nommes-tu?... disait un de ces misérables aux nouveaux venus; je parie que tu te nommes la Poussière..... Eh! bien, moi, je me nomme le Vent;.... je fais voler la poussière.» Et il tombait sur eux à coups de nerf de bœuf. Plusieurs garde-chiourme ont été assassinés pour avoir ainsi provoqué des idées de vengeance dont rien ne distrait le forçat. Dans la suite de ces Mémoires, j'aurai occasion de revenir sur ce sujet, à propos de cette surveillance qui constitue une nouvelle peine pour les hommes libérés.
Les inconvénients et les abus que je viens de signaler existaient pour la plupart au bagne de Brest lorsque j'y fus conduit; raison de plus pour abréger le séjour que je devais y faire. En pareil cas, la première chose à faire, c'est de s'assurer de la discrétion de son camarade de couple. Le mien était un vigneron des environs de Dijon, de trente-six ans environ, condamné à vingt-quatre ans pour récidive de vol avec effraction: espèce d'idiot, que la misère et les mauvais traitements avaient achevé d'abrutir. Courbé sous le bâton, il semblait n'avoir conservé d'intelligence que ce qu'il en fallait pour répondre avec la prestesse d'un singe ou d'un chien, au sifflet des argousins. Un pareil sujet ne pouvait me convenir, puisque, pour exécuter mon projet, il me fallait un homme assez résolu pour ne pas reculer devant la perspective des coups de bâton, qu'on ne manque jamais d'administrer aux forçats soupçonnés d'avoir favorisé, ou même connu l'évasion d'un condamné. Pour me débarrasser du Bourguignon, je feignis une indisposition: on le mit au couple avec un autre pour aller à la fatigue, et lorsque je fus rétabli, on m'appareilla avec un pauvre diable condamné à huit ans pour avoir volé des poules dans un presbytère.
Celui-ci conservait du moins quelque énergie. La première fois que nous nous trouvâmes seuls sur le banc, il me dit: «Écoute, camarade, tu ne m'as pas l'air de vouloir manger long-temps du pain de la nation... Sois franc avec moi,... tu n'y perdras rien....» J'avouai que j'avais l'intention de m'évader à la première occasion. «Eh bien! me dit-il, si j'ai un conseil à te donner, c'est de walser avant que ces rhinocéros d'argousins ne connaissent ta coloquinte (figure); mais ce n'est pas tout que de vouloir;... as-tu des philippes (écus)?» Je répondis que j'avais quelque argent dans mon étui; alors il me dit qu'il se procurerait facilement des habits près d'un condamné à la double chaîne, mais que pour détourner les soupçons, il fallait que j'achetasse un ménage, comme un homme qui se propose de faire paisiblement son temps. Ce ménage consiste en deux gamelles de bois, un petit tonneau pour le vin, des patarasses, (espèce de bourrelet, pour empêcher le froissement des fers), enfin un serpentin, petit matelas rembourré d'étoupes de calfat. On était au jeudi, sixième jour de mon entrée au bagne; le samedi soir, j'eus des habits de matelot, que je revêtis immédiatement sous ma casaque de forçat. En soldant le vendeur, je m'aperçus qu'il avait aux poignets les cicatrices circulaires de profondes cautérisations; j'appris que, condamné aux galères à perpétuité, en 1774, il avait subi à Rennes la question par le feu, sans avouer le vol dont il était accusé. Lors de la promulgation du Code de 1791, il avait obtenu une commutation en vingt-quatre ans de travaux forcés.
Le lendemain, la section dans laquelle je me trouvais partit au coup de canon pour le travail de la pompe, qui ne s'interrompt jamais. Au guichet de la salle, on visita comme à l'ordinaire nos manicles et nos vêtements. Connaissant cet usage, j'avais collé sur mes habits de matelot, à l'endroit de la poitrine, une vessie peinte en couleur de chair. Comme je laissais à dessein ma casaque et ma chemise ouvertes, aucun garde ne songea à pousser plus loin l'examen, et je sortis sans encombre. Arrivé au bassin, je passai avec mon camarade derrière un tas de planches, comme pour satisfaire un besoin; ma manicle avait été coupée la veille; la soudure qui cachait les traces de la scie céda au premier effort. Débarrassé des fers, je me dépouillai à la hâte de la casaque et du pantalon de forçat. Sous ma casquette de cuir, je mis une perruque apportée de Bicêtre, puis après avoir donné à mon camarade, la récompense légère que je lui avais promise, je disparus en me glissant derrière des piles de bois équarris.
CHAPITRE X.
La chasse aux forçats.—Un maire de village.—La voix du sang.—L'hôpital.—Sœur Françoise.—Faublas II.—La mère des voleurs.
Je passai sans obstacle à la grille; je me trouvais dans Brest que je ne connaissais pas du tout, et la crainte que mon hésitation sur le chemin que je devais prendre, ne me fît remarquer, augmentait encore mes inquiétudes; après mille tours et détours, j'arrivai enfin à la seule porte qu'eût la ville; il y avait là toujours, à poste fixe, un ancien garde-chiourme, nommé Lachique, qui vous devinait un forçat au geste, à la tournure, à la physionomie; et ce qui rendait ses observations plus faciles, c'est qu'un homme qui a passé quelque temps au bagne tire toujours involontairement la jambe par laquelle il a traîné le fer. Il fallait cependant passer devant ce redoutable personnage, qui fumait gravement, en fixant un œil d'aigle sur tout ce qui entrait ou sortait. J'avais été prévenu; je payai d'effronterie: arrivé devant Lachique, je déposai à ses pieds une cruche de lait de beurre, que j'avais achetée pour rendre mon déguisement plus complet. Chargeant alors ma pipe, je lui demandai du feu. Il s'empressa de m'en donner avec toute la courtoisie dont il était susceptible, et après que nous nous fûmes réciproquement lâchés quelques bouffées de tabac dans la figure, je le quittai pour prendre la route qui se présentait devant moi.
Je la suivais depuis trois quarts d'heure, quand j'entendis les trois coups de canon qu'on tire pour annoncer l'évasion d'un forçat, afin d'avertir les paysans des environs qu'il y a une gratification de cent francs à gagner, pour celui qui saisira le fugitif. Je vis en effet beaucoup de gens armés de fusils ou de faux, courir la campagne, battant soigneusement le buisson, et jusqu'aux moindres touffes de genet. Quelques laboureurs paraissaient même devoir emporter des armes par précaution, car j'en vis plusieurs quitter leur attelage avec un fusil qu'ils tiraient d'un sillon. Un de ces derniers passa tout près de moi dans un chemin de traverse que j'avais pris en entendant les coups de canon, mais il n'eut garde de me reconnaître; j'étais d'abord vêtu fort proprement, et de plus mon chapeau, que la chaleur permettait de porter sous le bras, laissait voir des cheveux en queue, qui ne pouvaient appartenir à un forçat.
Je continuai à m'enfoncer dans l'intérieur des terres, évitant les villages et les habitations isolées. A la brune, je rencontrai deux femmes, auxquelles je demandai sur quelle route je me trouvais; elles me répondirent dans un patois dont je ne compris pas un mot; mais leur ayant montré de l'argent, en faisant signe que je désirais manger, elles me conduisirent à l'entrée d'un petit village, dans un cabaret tenu par..... le garde-champêtre, que je vis sous le manteau de la cheminée, revêtu des insignes de sa dignité. Je fus un instant démonté, mais, me remettant bientôt, je lui dis que je voulais parler au maire.—«C'est moi», dit un vieux paysan en bonnet de laine et en sabots, assis à une petite table, et mangeant de la galette de sarrasin. Nouveau désappointement pour moi, qui comptais bien m'esquiver dans le trajet du cabaret à la mairie. Il fallait cependant se tirer de là, de manière ou d'autre. Je dis au fonctionnaire en sabots, qu'ayant pris la traverse en partant de Morlaix pour Brest, je m'étais égaré; je lui demandai en même temps à quelle distance je me trouvais de cette dernière ville, en témoignant le désir d'y aller coucher le soir même.—«Vous êtes à cinq lieues de pays de Brest, me dit-il: il est impossible que vous y arriviez ce soir: si vous voulez coucher ici, je vous donnerai place dans ma grange, et demain vous partirez avec le garde-champêtre, qui va conduire un forçat évadé, que nous avons arrêté hier.»
Ces derniers mots renouvelèrent toutes mes terreurs; car à la manière dont ils étaient prononcés, je vis que le maire n'avait pas pris mon histoire au pied de la lettre. J'acceptai néanmoins son offre obligeante; mais après souper, au moment de gagner la grange, portant les mains à mes poches, je m'écriai avec toutes les démonstrations d'un homme désespéré: «Ah, mon Dieu! j'ai oublié à Morlaix mon portefeuilles où sont mes papiers, et huit doubles louis!... Il faut que je reparte tout de suite,.... oui tout de suite; mais comment retrouver la route?.... Si le garde-champêtre, qui doit connaître le pays, voulait m'accompagner?.... nous serions bien revenus demain pour partir à temps avec votre forçat.» Cette proposition écartait tous les soupçons, puisque un homme qui veut se sauver ne prend pas ordinairement la compagnie que je sollicitais; d'un autre côté, le garde-champêtre, entrevoyant une récompense, avait mis ses guêtres à mon premier mot. Nous partîmes donc, et au point du jour nous étions à Morlaix. Mon compagnon, que j'avais eu soin d'abreuver largement en route, était déjà bien conditionné; je l'achevai avec du rhum, au premier bouchon que nous rencontrâmes en ville. Il y resta à m'attendre à table, ou plutôt sous la table, et il aura pu m'attendre long-temps.
A la première personne que je rencontre, je demande le chemin de Vannes; on me l'indique tant bien que mal, et je pars, comme dit le proverbe hollandais, avec la peur chaussée aux talons. Deux jours se passent sans encombre: le troisième, à quelques lieues de Guemené, au détour de la route, je tombe sur deux gendarmes qui revenaient de la correspondance. L'aspect inattendu des culottes jaunes et des chapeaux bordés me trouble, je fais un mouvement pour fuir; mes deux hommes me crient d'arrêter, en faisant le geste très significatif de prendre leur carabine au crochet; ils arrivent à moi, je n'ai point de papiers à leur montrer, mais j'improvise une réponse au hasard: «Je me nomme Duval, né à l'Orient, déserteur de la frégate la Cocarde, actuellement en rade à Saint-Malo.» Il est inutile de dire que j'avais appris cette particularité pendant mon séjour au bagne, où il arrivait chaque jour des nouvelles de tous les ports. «Comment! s'écrie le brigadier, vous seriez Auguste,... le fils du père Duval, qui demeure à l'Orient, sur la place, à côté de là Boule d'or?» Je n'eus garde de dire le contraire: ce qui pouvait m'arriver de pis, c'était d'être reconnu pour un forçat évadé. «Parbleu! reprend le brigadier, je suis bien fâché de vous avoir arrêté;... mais maintenant il n'y a plus de remède,.... il faut que je vous fasse conduire à l'Orient ou à Saint-Malo.» Je le priai instamment de ne pas me diriger sur la première de ces deux villes, ne me souciant pas d'être confronté avec ma nouvelle famille, dans le cas où l'on voudrait constater l'identité du personnage. Le maréchal-des-logis donna cependant l'ordre de m'y transférer, et j'arrivai le surlendemain à l'Orient, où l'on m'écroua à Pontaniau, maison de détention destinée aux marins, et située près du nouveau bagne, qu'on venait de peupler avec des forçats pris à Brest.
Interrogé le lendemain par le commissaire des classes, je déclarai de nouveau que j'étais Auguste Duval, et que j'avais quitté mon bord sans permission, pour venir voir mes parents. On me reconduisit alors dans la prison, où se trouvait, entre autres marins, un jeune homme de l'Orient, accusé de voies de fait contre un lieutenant de vaisseau. Après avoir causé quelque temps avec moi, il me dit un matin: «Mon pays, si vous vouliez payer à déjeûner, je vous dirais quelque chose qui ne vous ferait pas de peine.» Son air mystérieux, l'affectation avec laquelle il appuya sur le mot pays, m'inquiétèrent, et ne me permirent pas de reculer, le déjeûner fut servi, et au dessert il me parla en ces termes:
«Vous fiez-vous à moi.—Oui!—Eh bien, je vais vous tirer d'affaire...... Je ne sais pas qui vous êtes, mais à coup sûr vous n'êtes pas le fils Duval, car il est mort y a deux ans à Saint-Pierre-Martinique. (Je fis un mouvement). Oui, il est mort il y a deux ans, mais personne n'en sait rien ici, tant il y a d'ordre dans nos hôpitaux des colonies. Maintenant, je puis vous donner sur sa famille assez de renseignements pour que vous vous fassiez passer pour lui, même aux yeux des parents; cela sera d'autant plus facile, qu'il était parti fort jeune de la maison paternelle. Pour plus de sûreté, vous pouvez d'ailleurs feindre un affaiblissement d'esprit, causé par les fatigues de la mer et par les maladies. Il y a autre chose: avant de s'embarquer, Auguste Duval s'était fait tatouer sur le bras gauche un dessin, comme en ont la plupart des marins et des soldats; je connais parfaitement ce dessin: c'était un autel surmonté d'une guirlande. Si vous voulez vous faire mettre au cachot avec moi pour quinze jours, je vous ferai les mêmes marques, de manière à ce que tout le monde s'y méprenne.»
Mon convive paraissait franc et ouvert: j'expliquerai l'intérêt qu'il prenait à mon affaire par ce désir de faire pièce à la justice, dont sont animés tous les détenus; pour eux, la dépister, entraver sa marche, ou l'induire en erreur, c'est un plaisir de vengeance qu'ils achettent volontiers au prix de quelques semaines de cachot: il s'agissait ici de s'y faire mettre, l'expédient fut bientôt trouvé. Sous les fenêtres de la salle où nous déjeûnions se trouvait un factionnaire: nous commençâmes à lui jeter des boulettes de mie de pain, et comme il nous menaçait du concierge, nous le mîmes au défi de se plaindre. Sur ces entrefaites, on vint le relever; le caporal, qui faisait l'important, entra au greffe, et un instant après le concierge vint nous prendre, sans même nous dire de quoi il s'agissait. Nous nous en aperçûmes, en entrant dans une espèce de cul de basse-fosse, fort humide mais assez clair. A peine y étions-nous enfermés, que mon camarade commença l'opération, qui réussit parfaitement. Elle consiste tout simplement à piquer le bras avec plusieurs aiguilles réunies en faisceau, et trempées dans l'encre de la Chine et le carmin. Au bout de douze jours, les piqûres étaient cicatrisées au point qu'il était impossible de reconnaître depuis combien de temps elles étaient faites. Mon compagnon profita de plus de cette retraite, pour me donner de nouveaux détails sur la famille Duval, qu'il connaissait d'enfance, et à laquelle il était même, je crois, allié; c'est au point qu'il m'enseigna jusqu'à un tic de mon Sosie.
Ces renseignements me furent d'un grand secours, lorsque, le seizième jour de notre détention au cachot, on vint m'en extraire pour me présenter à mon père, que le commissaire des classes avait fait prévenir. Mon camarade m'avait dépeint ce personnage de manière à ne pas s'y méprendre; en l'apercevant, je lui saute au cou: il me reconnaît; sa femme, qui arrive un instant après, me reconnaît; une cousine et un oncle me reconnaissent; me voilà bien Auguste Duval, il n'était plus possible d'en douter, et le commissaire des classes en demeura convaincu lui-même. Mais cela ne suffisait pas pour me faire mettre en liberté: comme déserteur de la Cocarde, je devais être conduit à Saint-Malo, où elle avait laissé des hommes à l'hôpital, puis traduit devant un conseil maritime. A vrai dire, tout cela ne m'effrayait guères, certain que j'étais de m'évader dans le trajet. Je partis enfin baigné des larmes de mes parents, et lesté de quelques louis de plus, que j'ajoutai à ceux que je portais dans un étui caché, comme je l'ai déjà indiqué.
Jusqu'à Quimper, où je devais être livré à la correspondance, il ne se présenta aucune occasion de fausser compagnie aux gendarmes qui me conduisaient, ainsi que plusieurs autres individus, voleurs, contrebandiers ou déserteurs. On nous avait déposés dans la prison de la ville; en entrant dans la chambre où je devais passer la nuit, je vis sur le pied d'un grabat une casaque rouge, marquée dans le dos de ces initiales, GAL., que je ne connaissais que trop bien. Là dormait, enveloppé d'une mauvaise couverture, un homme qu'à son bonnet vert garni d'une plaque de fer-blanc numérotée, je reconnus pour un forçat. Allait-il me reconnaître? me signaler? j'étais dans les transes mortelles, quand l'individu, éveillé par le bruit des serrures et des verrous, s'étant mis sur son séant, je vis un jeune homme, nommé Goupy, arrivé à Brest en même temps que moi. Il était condamné aux travaux forcés à perpétuité pour vol de nuit avec effraction, dans les environs de Bernai, en Normandie; son père faisait le service d'argousin au bagne de Brest, où, dans son temps, il n'était probablement pas venu pour changer d'air. Ne voulant pas l'avoir continuellement sous ses yeux, il avait obtenu qu'on le transférât au bagne de Rochefort; il était en route pour cette destination. Je lui contai mon affaire; il me promit le secret, et le garda d'autant plus fidèlement qu'il n'y avait trop rien à gagner à me trahir.
Cependant la correspondance ne marchait pas, et quinze jours s'étaient écoulés déjà depuis mon arrivée à Quimper, sans qu'il fût question de partir. Cette prolongation de séjour me donna l'idée de percer un mur pour m'évader; mais, ayant reconnu l'impossibilité de réussir, je pris un parti qui devait m'assurer la confiance du concierge, et me fournir peut-être l'occasion d'exécuter mon projet en lui inspirant une fausse sécurité. Après lui avoir dit que j'avais entendu les détenus comploter quelque chose, je lui indiquai l'endroit de la prison où l'on devait avoir travaillé. Il fit les recherches les plus minutieuses, et trouva naturellement mon trou, ce qui me valut toute sa bienveillance. Je ne m'en trouvais toutefois guère plus avancé, car la surveillance générale se faisait avec une exactitude qui mettait en défaut toutes mes combinaisons. J'imaginai alors de me faire mettre à l'hôpital, où j'espérais être plus heureux dans l'exécution de mes projets. Pour me donner une fièvre de cheval, il me suffit d'avaler pendant deux jours du jus de tabac; les médecins me donnèrent aussitôt mon billet. En arrivant dans la maison, je reçus en échange de mes habits une coiffe et une capote grise, et je fus mis avec les consignés.
Il entrait dans mes vues de rester quelque temps à l'hôpital, afin d'en connaître les issues; mais l'indisposition que m'avait causée le jus de tabac ne devait pas durer au-delà de trois ou quatre jours; il fallait trouver une recette pour improviser une autre maladie; car, ne connaissant encore personne dans les salles, il m'était impossible de me procurer de nouveau du jus de tabac. A Bicêtre, j'avais été initié aux moyens de se faire venir ces plaies et ces ulcères au moyen desquels tant de mendiants excitent la pitié publique et prélèvent des aumônes qu'il est impossible de plus mal placer. De tous ces expédients, j'adoptai celui qui consistait à se faire enfler la tête comme un boisseau, d'abord parce-que les médecins devraient infailliblement s'y méprendre, ensuite parce qu'il n'était nullement douloureux, et qu'on pouvait en faire disparaître les traces du jour au lendemain. Ma tête devint tout à coup d'une grosseur prodigieuse; grande rumeur parmi les médecins de l'établissement, qui, n'étant pas, à ce qu'il paraît, très ferrés, ne savaient trop qu'en penser; je crois cependant leur avoir entendu parler d'Eléphantiasis, ou bien encore d'hydropisie du cerveau. Quoi qu'il en soit, cette belle consultation se termina par la prescription si commune à l'hôpital, de me mettre à la diète la plus sévère.
Avec de l'argent, je me fusse assez peu inquiété de l'ordonnance; mais mon étui ne contenait que quelques pièces d'or, et je craignais, en les changeant, de donner l'éveil. Je me décidai pourtant à en toucher quelque chose à un forçat libéré qui faisait le service d'infirmier; cet homme, qui eût tout fait pour de l'argent, me procura bientôt ce que je désirais. Sur l'envie que je lui témoignai de sortir pour quelques heures en ville, il me dit qu'en me déguisant, cela ne serait pas impossible, les murs n'ayant pas plus de huit pieds d'élévation. C'était, me dit-il, le chemin qu'il prenait, ainsi que ses camarades, quand il avait à faire quelque partie. Nous tombâmes d'accord qu'il me fournirait des habits, et qu'il m'accompagnerait dans mon excursion nocturne, qui devait se borner à aller souper chez des filles. Mais les seuls vêtements qu'il eût pu se procurer dans l'intérieur de l'hôpital, étant beaucoup trop petits, il fallut surseoir à l'exécution de ce projet.
Sur ces entrefaites, vint à passer devant mon lit une des sœurs de la maison, que j'avais déjà plusieurs fois remarquée dans des intentions assez mondaines: ce n'est pas que sœur Françoise fût une de ces religieuses petites-maîtresses, comme on en voyait dans l'opéra des Visitandines, avant que les nonnettes eussent été transformées en pensionnaires, et que la guimpe eût été remplacée par le tablier vert. Sœur Françoise avouait trente-quatre ans. Elle était brune, haute en couleur, et ses robustes appas faisaient plus d'une passion malheureuse, tant parmi les carabins que parmi les infirmiers. En voyant cette séduisante créature, qui pouvait peser entre un et deux quintaux, l'idée me vint de lui emprunter, pour un instant, son harnais claustral; j'en parlai à mon infirmier comme d'une idée folle; mais il prit la chose au sérieux, et promit de me procurer, pour la nuit suivante, une partie de la garde-robe de sœur Françoise. Vers deux heures du matin, je le vis en effet arriver avec un paquet contenant robe, guimpe, bas, etc., qu'il avait enlevé de la cellule de la sœur, pendant qu'elle était à matines. Tous mes camarades de salle, au nombre de neuf, étaient profondément endormis; je passai néanmoins sur le carré, pour faire ma toilette. Ce qui me donna le plus de mal, ce fut la coiffure; je n'avais aucune idée de la manière de la disposer, et pourtant l'apparence du désordre dans ces vêtements, toujours arrangés avec une symétrie minutieuse, m'eût inévitablement trahi.
Enfin la toilette de sœur Vidocq est achevée; nous traversons les cours, les jardins, et nous arrivons à l'endroit où le mur était le plus facile à escalader. Je remets alors à l'infirmier cinquante francs, qui étaient à peu près tout ce qui me restait: il me prête la main, et me voilà dans une ruelle déserte, d'où je gagne la campagne, guidé par ses indications assez vagues. Quoique assez embarrassé dans mes jupons, je marchais encore assez vite pour avoir fait deux grandes lieues au lever du soleil. Un paysan que je rencontrai, venant vendre des légumes à Quimper, et que je questionnai sur la route que je suivais, me fit entendre que j'avançais sur Brest. Ce n'était pas là mon compte; je fis comprendre à cet homme que je voulais aller à Rennes, et il m'indiqua un chemin de traverse qui devait joindre la grande route de cette ville; je m'y enfonçai aussitôt, tremblant à chaque instant de rencontrer quelques militaires de l'armée d'Angleterre, qui était cantonnée dans les villages depuis Nantes jusqu'à Brest. Vers dix heures du matin, arrivant dans une petite commune, je m'informai s'il ne s'y trouvait pas de soldats, en témoignant la crainte, bien réelle, qu'il ne voulussent me houspiller; ce qui devait me faire découvrir. La personne à laquelle je demandai ces renseignements était un sacristain bavard et fort communicatif, qui me força d'entrer, pour me rafraîchir, au presbytère, dont je voyais à deux pas les murs blanchis et les contrevents verts.
Le curé, homme âgé, dont la figure respirait cette bonhommie, si rare chez ces ecclésiastiques qui viennent dans les villes afficher leurs prétentions et cacher leur immoralité, le curé me reçut avec bonté: «Ma chère sœur, me dit-il, j'allais célébrer la messe; dès qu'elle sera dite, vous déjeûnerez avec nous.» Il fallut donc aller à l'église, et ce ne fut pas un petit embarras pour moi que de faire les signes et les génuflexions prescrits à une religieuse: heureusement la vieille servante du curé se trouvait à mes côtés; je me tirai passablement d'affaire en l'imitant de tout point. La messe finie, on se mit à table, et les questions commencèrent. Je dis à ces braves gens que je me rendais à Rennes pour accomplir une pénitence. Le curé n'insista pas; mais le sacristain, me pressant un peu vivement, afin de savoir pourquoi j'étais ainsi punie, je lui répondis: «Hélas! c'est pour avoir été curieuse!....» Mon homme se le tint pour dit, et quitta ce chapitre. Ma position était cependant assez difficile; je n'osais pas manger, dans la crainte de déceler un appétit viril; d'un autre côté, je disais plus souvent M. le Curé, que mon cher frère, de telle sorte que ces distractions eussent pu tout découvrir, si je n'eusse abrégé le déjeûner. Je trouvai cependant moyen de me faire indiquer les endroits de cantonnement; et, muni des bénédictions du curé, qui me promit de ne pas m'oublier dans ses prières, je me remis en chemin, déjà familiarisé avec mon nouveau costume.
Sur la route je rencontrai peu de monde; les guerres de la révolution avaient dépeuplé ce malheureux pays, et je traversais des villages où il ne restait pas debout une maison. A la nuit, arrivant dans un hameau composé de quelques habitations, je frappai à la porte d'une chaumière. Une femme âgée vint ouvrir, et m'introduisit dans une pièce assez grande, mais qui, pour la malpropreté, l'eût disputé aux plus sales taudis de la Galice ou des Asturies. La famille se composait du père, de la mère, d'un jeune garçon, et de deux filles, de quinze à dix-sept ans. Lorsque j'entrai, on faisait des espèces de crêpes avec de la farine de sarrasin; tout le monde était groupé autour de la poêle, et ces figures, éclairées à la Rembrandt par les seules lueurs du foyer, formaient un tableau qu'un peintre eût admiré; pour moi, qui n'avais guères le temps de faire attention aux effets de lumière, je témoignai le désir de prendre quelque chose. Avec tous les égards qu'inspirait mon costume, on me servit les premières crêpes, que je dévorai, sans même m'apercevoir qu'elles étaient brûlantes à m'enlever le palais. Depuis, je me suis assis à des tables somptueuses; on m'a prodigué les vins les plus exquis, les mets les plus délicats et les plus recherchés; rien de tout cela ne m'a fait oublier les crêpes du paysan bas-breton.
Le souper terminé, la prière se fit en commun. Le père et la mère allumèrent ensuite leurs pipes. Abattu par les agitations et les fatigues de la journée, je témoignai le désir de me retirer. «Nous n'avons point de lit à vous donner, dit le maître de la maison, qui, ayant été marin, parlait assez bien français: vous coucherez avec mes deux filles.....» Je lui fis observer qu'allant en pénitence, je devais coucher sur la paille; j'ajoutai que je me contenterais d'un coin de l'étable. «Oh! reprit-il, en couchant avec Jeanne et Madelon, vous ne romprez pas votre vœu, car leur lit n'est composé que de paille..... Vous ne pouvez pas d'ailleurs avoir place dans l'étable... Il s'y trouve déjà un chaudronnier et deux semestriers qui ont demandé à y passer la nuit.» Je n'avais plus rien à dire: trop heureux d'éviter la rencontre des soldats, je gagnai le boudoir de ces demoiselles. C'était un bouge rempli de pommes à cidre, de fromages et de lard fumé; dans un coin, juchaient une douzaine de poules, et plus bas on avait parqué huit lapins. L'ameublement se composait d'une cruche ébréchée, d'une escabelle vermoulue et d'un fragment de miroir; le lit, comme tous ceux de ce pays, était tout simplement un coffre en forme de bière, à demi pipes, en attendant l'heure du coucher. Très rempli de paille, et n'ayant guère plus de trois pieds de largeur.
Ici nouvel embarras pour moi; les deux jeunes filles se déshabillaient fort librement devant moi, qui avais de bonnes raisons pour montrer beaucoup de retenue. Indépendamment des circonstances qu'on devine, j'avais sous mes habits de femme une chemise d'homme qui devait décéler mon sexe et mon incognito. Pour ne pas me livrer, je détachai lentement quelques épingles, et lorsque je vis les deux sœurs couchées, je renversai, comme par mégarde, la lampe de fer qui nous éclairait; je pus alors me débarrasser sans crainte de mes vêtements féminins. En entrant dans les draps de toile à voiles, je me couchai de manière à éviter toute fâcheuse découverte. Cette nuit fut cruelle: car, sans être jolie, mademoiselle Jeanne, qui ne pouvait faire un mouvement sans me toucher, jouissait d'une fraîcheur et d'un embonpoint trop séduisants pour un homme condamné depuis si long-temps aux rigueurs d'un célibat absolu. Ceux qui ont pu se trouver dans une position analogue croiront sans peine que je ne dormis pas un seul instant.
J'étais donc immobile, les yeux ouverts comme un lièvre au gîte, quand, long-temps avant que le jour ne dût paraître, j'entendis frapper à la porte à coups de crosses de fusil. Ma première idée, comme celle de tout homme qui se trouve dans un mauvais cas, fut qu'on avait découvert mes traces, et qu'on venait m'arrêter; je ne savais plus où me fourrer. Pendant que les coups redoublaient, je me rappelai enfin les soldats couchés dans l'étable, et mes alarmes se dissipèrent. «Qui est là, dit le maître de la maison, s'éveillant en sursaut?—Vos soldats d'hier.—Eh! bien, que voulez-vous?—Du feu, pour allumer nos pipes avant de partir.» Notre hôte se leva alors, chercha du feu dans les cendres, et ouvrit aux soldats. L'un des deux, regardant sa montre à la clarté de la lampe, dit: «Il est quatre heures et demie..... Allons, partons, l'étape est bonne..... En route, mauvaise troupe.» Ils s'éloignèrent en effet; l'hôte souffla la lampe et se recoucha. Pour moi, ne voulant pas plus m'habiller devant mes compagnes, que m'y déshabiller, je me levai aussitôt, et, rallumant la lampe, j'endossai de nouveau ma robe de bure; puis je me mis à genoux dans un coin, feignant de prier Dieu en attendant le réveil de la famille. Il ne se fit pas long-temps attendre. A cinq heures, la mère cria de son lit: «Jeanne,..... debout.... Il faut faire la soupe pour la sœur, qui veut partir de bonne heure.» Jeanne se lève; la soupe au lait de beurre est faite, mangée de bon appétit, et je quitte les bonnes gens qui m'avaient si bien accueilli.
Après avoir marché toute cette journée avec ardeur, je me trouvai le soir dans un village des environs de Vannes, où je reconnus que j'avais été trompé par des indications fausses ou mal comprises. Je couchai dans ce village, et le lendemain je traversai Vannes de très grand matin. Mon intention était toujours de gagner Rennes, d'où j'espérais arriver facilement à Paris; mais, en sortant de Vannes, je fis une rencontre qui me décida à changer d'avis. Sur la même route, cheminait lentement une femme suivie d'un jeune enfant, et portant sur son dos une boîte de reliques, qu'elle montrait dans les villages, en chantant des complaintes, et vendant des bagues de saint Hubert ou des chapelets bénits. Cette femme me dit qu'elle allait à Nantes par la traverse. J'avais tant d'intérêt à éviter la grande route, que je n'hésitai point à suivre ce nouveau guide, Nantes me présentant d'ailleurs encore plus de ressources que Rennes, comme on le verra tout à l'heure.
Au bout de huit jours de marche, nous arrivâmes à Nantes, où je quittai la femme aux reliques, qui logea dans un faubourg. Pour moi, je me fis indiquer l'île Feydeau. Étant à Bicêtre, j'avais appris d'un nommé Grenier, dit le Nantais, qu'il se trouvait dans ce quartier une espèce d'auberge où les voleurs se rassemblaient sans crainte d'y être inquiétés; je savais qu'en se recommandant de quelques noms connus, on y était admis sans difficulté, mais je ne connaissais que très vaguement l'adresse, et il n'y avait guères moyen de la demander. Je m'avisai d'un expédient qui me réussit; j'entrai successivement chez plusieurs logeurs en demandant M. Grenier. A la quatrième maison où je m'adressai, l'hôtesse, quittant deux personnes avec lesquelles elle était en affaire, me fit passer dans un petit cabinet et me dit: «Vous avez-vu Grenier?.... Est-il toujours malade (en prison)?—Non, repris-je, il est bien portant (libre). Et voyant que j'étais bien chez la mère des voleurs, je lui dis sans hésiter qui j'étais, et dans quelle position je me trouvais. Sans répondre, elle me prit par le bras, ouvrit une porte pratiquée dans la boiserie, et me fit entrer dans une salle basse, où huit hommes et deux femmes jouaient aux cartes, en buvant de l'eau-de-vie et des liqueurs. «Tenez», dit ma conductrice en me présentant à la compagnie, fort étonnée de l'apparition d'une religieuse; «tenez, voilà la sœur qui vient vous convertir». En même temps, j'arrachai ma guimpe, et trois des assistants, que j'avais vus au bagne, me reconnurent: c'étaient les nommés Berry, Bidaut-Mauger, et le jeune Goupy, que j'avais rencontré à Quimper; les autres étaient des évadés du bagne de Rochefort. On s'amusa beaucoup de mon travestissement: lorsque le souper nous eut mis en gaieté, une des femmes qui se trouvaient là, voulut s'en revêtir, et ses propos, ses attitudes contrastaient si étrangement avec ce costume que tout le monde en rit aux larmes jusqu'au moment où l'on alla se coucher.
A mon réveil, je trouvai sur mon lit des habits neufs, du linge, tout ce qu'il fallait enfin pour compléter ma toilette. D'où provenaient ces effets? C'est ce dont je n'avais guères le loisir de m'inquiéter. Le peu d'argent que je n'avais pas dépensé à l'hôpital de Quimper, où tout se payait fort cher, avait été employé dans le voyage; sans vêtements, sans ressources, sans connaissances, il me fallait au moins le temps d'écrire à ma mère pour en obtenir des secours. J'acceptai donc tout ce qu'on m'offrit. Mais une circonstance toute particulière abrégea singulièrement mon séjour dans l'île Feydeau. Au bout de huit jours, mes commensaux me voyant parfaitement remis de mes fatigues, me dirent un soir que le lendemain il y avait un coup à faire dans une maison, place Graslin, et qu'ils comptaient sur moi pour les accompagner: j'aurais même le poste d'honneur, devant travailler dans l'intérieur avec Mauger.
Ce n'était pas là mon compte. Je voulais bien utiliser la circonstance pour me tirer d'affaire, et gagner Paris, où, rapproché de ma famille, les ressources ne me manqueraient pas; mais il n'entrait nullement dans mes combinaisons de m'enrôler dans une bande de voleurs: car, bien qu'ayant hanté les escrocs et vécu d'industrie, j'éprouvais une répugnance invincible à entrer dans cette carrière de crimes dont une expérience précoce commençait à me révéler les périls. Un refus devait, d'un autre côté, me rendre suspect à mes nouveaux compagnons, qui, dans cette retraite inaccessible aux regards, pouvaient m'expédier à bas bruit, et m'envoyer tenir compagnie aux saumons et aux éperlans de la Loire: il ne me restait donc qu'un parti à prendre, c'était de partir au plus vite, et je m'y décidai.
Après avoir troqué mes habits neufs contre une casaque de paysan, avec laquelle on me donna dix-huit francs de retour, je quittai Nantes, portant au bout d'un bâton un panier de provisions, ce qui me donnait tout à fait l'air d'un homme des environs. Il est inutile de faire observer que je pris la traverse, où, soit dit en passant, les gendarmes seraient bien plus utiles que sur les grandes routes, où se montrent rarement les gens qui peuvent avoir quelque chose à démêler avec la justice. Cette observation se rattache, du reste, à un système de police municipale dont on pourrait tirer, je crois, d'immenses avantages. Borné à la sûreté proprement dite, il permettrait de suivre de commune en commune la trace des malfaiteurs, tandis qu'une fois sortis du rayon des grandes villes, ils bravent toutes les recherches de l'administration. A diverses époques, et toujours à l'occasion de quelques grandes calamités, quand les chauffeurs parcouraient le Nord, quand la disette pesait sur le Calvados et sur l'Eure, quand l'Oise voyait chaque nuit éclater des incendies, on fit des applications partielles de ce système, et les résultats en démontrèrent l'efficacité.