Départ de Douai.—Les condamnés se révoltent dans la forêt de Compiègne.—Séjour à Bicêtre.—Mœurs de prison.—La cour des Fous.

Excédé des mauvais traitements de toute espèce dont j'étais l'objet dans la prison de Douai, harassé par une surveillance redoublée depuis ma condamnation, je me gardai bien de former un appel qui eût pu m'y retenir encore plusieurs mois. Ce qui me confirma dans cette résolution, ce fut la nouvelle que les condamnés allaient être immédiatement dirigés sur Bicêtre, et réunis à la chaîne générale, partant pour le bagne de Brest. Il est inutile de dire que je comptais me sauver en route. Quant à l'appel on m'assurait que du bagne je pourrais présenter une demande en grâce, qui produirait le même effet. Nous restâmes cependant encore plusieurs mois à Douai, ce qui me fit regretter amèrement de ne m'être pas pourvu en cassation.

L'ordre de translation arriva enfin, et ce qu'on croira peut-être difficilement de la part d'hommes qui vont aux galères, il fut reçu avec enthousiasme, tant on était fatigué des vexations du concierge Marin. Notre nouvelle position n'était cependant rien moins que satisfaisante: l'huissier Hurtrel, qui nous accompagnait, je ne sais pourquoi, avait fait fabriquer des fers d'un nouveau modèle, au moyen desquels nous avions chacun à la jambe un boulet de quinze livres, en même temps que nous étions attachés deux à deux par un large bracelet en fer. Du reste, la surveillance la plus active. Il devenait donc impossible de songer à rien tenter par adresse. Une attaque de vive force pouvait seule nous sauver; j'en fis la proposition: mes compagnons, au nombre de quatorze, l'acceptèrent, et il fut convenu que le projet s'exécuterait à notre passage dans la forêt de Compiègne. Desfosseux était du voyage; au moyen des scies qu'il portait toujours dans ses intestins, nos fers furent coupés en trois jours; l'enduit d'un mastic particulier ne permettait pas aux gardiens d'apercevoir la trace des instruments.

On entre dans la forêt. A l'endroit indiqué, le signal se donne, les fers tombent, nous sautons des voitures où nous étions entassés, pour gagner le fourré; mais les cinq gendarmes et les huit dragons qui formaient l'escorte nous chargent sabre en main. Nous nous retranchons alors derrière des arbres, armés de ces pierres qu'on amasse pour ferrer les routes, et de quelques armes dont nous nous étions emparés, à la faveur du premier moment de confusion. Les militaires hésitent un instant, mais, bien armés, bien montés, ils ont bientôt pris leur parti: à leur première décharge, deux des nôtres tombent morts sur la place, cinq sont grièvement blessés, et les autres se jettent à genoux en demandant grâce. Il fallut alors nous rendre. Desfosseux, moi, et quelques autres qui tenaient encore, nous remontions sur les charrettes, lorsque Hurtrel, qui s'était tenu à une distance respectueuse de la bagarre, s'approcha d'un malheureux qui ne se pressait sans doute pas assez, et lui passa son sabre au travers du corps. Tant de lâcheté nous indigna: les condamnés qui n'avaient pas encore repris leurs places sur les voitures ressaisirent des pierres, et sans les dragons, Hurtrel était assommé; ceux-ci nous crièrent que nous allions nous faire écraser, et la chose était tellement évidente, qu'il fallut mettre bas les armes, c'est-à-dire les pierres. Cet événement mit toutefois un terme aux vexations de Hurtrel, qui n'approchait plus de nous qu'en tremblant.

A Senlis, on nous déposa dans la prison de passage, une des plus affreuses que je connusse. Le concierge cumulant les fonctions de garde-champêtre, la maison était dirigée par sa femme; et quelle femme! Comme nous étions signalés, elle nous fouilla dans les endroits les plus secrets, voulant s'assurer par elle-même que nous ne portions rien qui pût servir à une évasion. Nous étions cependant en train de sonder les murs, lorsque nous l'entendîmes crier d'une voix enrouée: Coquins, si je vais à vous avec mon nerf de bœuf, je vous-apprendrai à faire de la musique. Nous nous le tînmes pour bien dit, et tout le monde resta coi. Le surlendemain, nous arrivâmes à Paris; on nous fit longer les boulevards extérieurs, et à quatre heures après midi, nous étions en vue de Bicêtre.

Arrivés au bout de l'avenue qui donne sur la route de Fontainebleau, les voitures prirent à droite, et franchirent une grille au-dessus de laquelle je lus machinalement cette inscription: Hospice de la vieillesse. Dam la première cour se promenaient un grand nombre de vieillards vêtus de buregrise: c'étaient les bons pauvres. Ils se pressaient sur notre passage avec cette curiosité stupide que donne une vie monotone et purement animale, car il arrive souvent que l'homme du peuple admis dans un hospice, n'ayant plus à pourvoir à sa subsistance, renonce à l'exercice de ses facultés étroites, et finit par tomber dans un idiotisme complet. En entrant dans une seconde cour, où se trouve la chapelle, je remarquai que la plupart de mes compagnons se cachaient la figure avec leurs mains ou avec leurs mouchoirs. On croira peut-être qu'ils éprouvaient quelque sentiment de honte; point: ils ne songeaient qu'à se laisser reconnaître le moins possible, afin de s'évader plus facilement si l'occasion s'en présentait.

«Nous voilà arrivés, me dit Desfosseux, qui était assis à côté de moi. Tu vois ce bâtiment carré.... c'est la prison.» On nous fit en effet descendre devant une porte gardée à l'intérieur par un factionnaire: Entrés dans le greffe, nous fûmes seulement enregistrés; on remit à prendre notre signalement au lendemain. Je m'aperçus cependant que le concierge nous regardait, Desfosseux et moi, avec une espèce de curiosité, et j'en conclus que nous avions été recommandés par l'huissier Hurtrel, qui nous devançait toujours d'un quart d'heure, depuis l'affaire de la forêt de Compiègne. Après avoir franchi plusieurs portes fort basses doublées en tôle, et le guichet des cabanons, nous fûmes introduits dans une grande cour carrée, où une soixantaine de détenus jouaient aux barres, en poussant des cris qui faisaient retentir toute la maison. A notre aspect, tout s'interrompit, et l'on nous entoura, en paraissant examiner avec surprise les fers dont nous étions chargés. C'était, au surplus, entrer à Bicêtre par la belle porte, que de s'y présenter avec un pareil harnais, car on jugeait du mérite d'un prisonnier, c'est-à-dire de son audace et de son intelligence pour les évasions, d'après les précautions prises pour s'assurer de lui. Desfosseux, qui se trouvait là en pays de connaissance, n'eut donc pas de peine à nous présenter comme les sujets les plus distingués du département du Nord; il fit de plus, en particulier, mon éloge, et je me trouvai entouré et fêté par tout ce qu'il y avait de célèbre dans la prison: les Beaumont, les Guillaume père, les Mauger, les Jossat, les Maltaise, les Cornu, les Blondy, les Trouflat, les Richard, l'un des complices de l'assassinat du courrier de Lyon, ne me quittaient plus. Dès qu'on nous eut débarrassés de nos fers de voyage, on m'entraîna à la cantine, et j'y faisais raison depuis deux heures à mille invitations, lorsqu'un grand homme en bonnet de police, qu'on me dit être l'inspecteur des salles, vint me prendre et me conduisit dans une grande pièce nommée le Fort-Mahon, où l'on nous revêtit des habits de la maison, consistant en une casaque mi-partie grise et noire. L'inspecteur m'annonça en même temps que je serais brigadier, c'est-à-dire que je présiderais à la répartition des vivres entre mes commensaux; j'eus en conséquence un assez bon lit, tandis que les autres couchèrent sur des lits de camp.

En quatre jours, je fus connu de tous les prisonniers; mais quoi qu'on eût la plus haute opinion de mon courage, Beaumont, voulant me tâter, me chercha une querelle d'Allemand. Nous nous battîmes, et comme j'avais affaire à un adepte dans cet exercice gymnastique qu'on nomme la savatte, je fus complétement vaincu. Je pris néanmoins ma revanche dans un cabanon, où Beaumont, manquant d'espace pour déployer les ressources de son art, eut à son tour le dessous. Ma première mésaventure me donna cependant l'idée de me faire initier aux secrets de cet art, et le célèbre Jean Goupil, le Saint-Georges de la savatte, qui se trouvait avec nous à Bicêtre, me compta bientôt au nombre des élèves qui devaient lui faire le plus d'honneur.

La prison de Bicêtre est un vaste bâtiment quadrangulaire, renfermant diverses constructions, et plusieurs cours, qui toutes ont un nom différent: il y a la grande cour, où se promènent les détenus, la cour des cuisines, la cour des chiens, la cour de correction, la cour des fers. Dans cette dernière, se trouve le bâtiment neuf composé de cinq étages; chaque étage forme quarante cabanons, pouvant contenir quatre détenus. Sur la plate-forme qui tient lieu de toit, rôdait jour et nuit un chien nommé Dragon, qui passait dans la prison pour être aussi vigilant qu'incorruptible; des détenus parvinrent cependant plus tard à le suborner, au moyen d'un gigot rôti, qu'il eut la coupable faiblesse d'accepter: tant il est vrai qu'il n'est point de séductions plus puissantes que celle de la gloutonnerie, puisqu'elles agissent indifféremment sur tous les êtres organisés. Pour l'ambition, pour le jeu, pour la galanterie, il est des termes fixés par la nature, mais la gourmandise ne connaît pas d'âge, et si l'appétit oppose parfois sa force d'inertie, on en est quitte pour s'émanciper par une indigestion. Cependant, les amphitryons s'étant évadés, pendant que Dragon dégustait le gigot, il fut cassé et relégué dans la cour des chiens: là, mis à la chaîne, privé de l'air libre qu'il respirait sur la plate-forme, inconsolable de sa faute, il dépérit de jour en jour, et finit par succomber aux remords, victime d'un moment de gourmandise et d'erreur.

Près du bâtiment dont je viens de parler, s'élève le bâtiment vieux, à peu près disposé de la même manière, et sous lequel on a pratiqué les cachots de sûreté, où l'on renferme les turbulents et les condamnés à mort. C'est dans un de ces cachots qu'a vécu quarante-trois ans celui des complices de Cartouche qui l'avait trahi pour obtenir cette commutation! Pour jouir un instant du soleil, il contrefit plusieurs fois le mort avec tant de perfection, que lorsqu'il eut rendu le dernier soupir, deux jours se passèrent sans qu'on lui retirât son collier de fer. Un troisième corps de bâtiment, dit de la Force, comprenait enfin diverses salles, où l'on déposait les condamnés arrivant de la province, et destinés comme nous pour la chaîne.

A cette époque, la prison de Bicêtre, qui n'est forte que par l'extrême surveillance qu'on y exerce, pouvait contenir douze cents détenus, mais ils étaient entassés les uns sur les autres, et la conduite des guichetiers ne tendait nullement à adoucir ce que cette position avait de fâcheux: l'air renfrogné, la voix rauque, le propos brutal; ils affectaient de bourrer les détenus, et ne se déridaient qu'à l'aspect d'une bouteille ou d'un écu. Ils ne réprimaient, du reste, aucun excès, aucun vice, et pourvu qu'on ne cherchât pas à s'évader, on pouvait faire dans la prison tout ce que bon semblait, sans être dérangé ni inquiété. Tandis que des hommes condamnés pour ces attentats à la pudeur qu'on ne nomme pas, tenaient ouvertement école pratique de libertinage, les voleurs exerçaient leur industrie dans l'intérieur de la prison, sans qu'aucun employé s'avisât d'y trouver à redire.

Arrivait-il de la province quelque homme bien vêtu, qui, condamné pour une première faute ne fût pas encore initié aux mœurs et aux usages des prisons; en un clin d'œil il était dépouillé de ses habits, que l'on vendait en sa présence au plus offrant et dernier enchérisseur. Avait-il des bijoux, de l'argent, on les confisquait également au profit de la société, et comme il eût été trop long de détacher les boucles d'oreilles, on les arrachait, sans que le patient osât se plaindre. Il était averti d'avance que s'il parlait, on le pendrait pendant la nuit aux barreaux des cabanons, sauf à dire ensuite qu'il s'était suicidé. Par précaution, un détenu, en se couchant, plaçait-il ses hardes sous sa tête, on attendait qu'il fût dans son premier sommeil; alors on lui attachait au pied un pavé que l'on posait sur le bord du lit de camp: au moindre mouvement le pavé tombait: éveillé par cette brusque secousse, le dormeur se mettait sur son séant, et avant qu'il se fût rendu compte de ce qu'il venait d'éprouver, son paquet, hissé au moyen d'une corde, parvenait à travers les grilles à l'étage supérieur. J'ai vu au cœur de l'hiver des pauvres diables, après avoir été dévalisés de la sorte rester en chemise sur le préau jusqu'à ce qu'on leur eût jeté quelques haillons pour couvrir leur nudité. Tant qu'ils séjournaient à Bicêtre, en s'enterrant, pour ainsi dire, dans la paille, ils pouvaient encore défier la rigueur de la saison; mais venait le départ de la chaîne, et alors, n'ayant d'autre vêtement que le sarrau et le pantalon de toile d'emballage, souvent ils succombaient au froid avant d'arriver à la première halte.

Il faut expliquer par des faits de ce genre la dépravation rapide d'hommes qu'il était facile de ramener à des sentiments honnêtes, mais qui, ne pouvant échapper au comble de la misère que par le comble de la perversité, ont dû chercher un adoucissement à leur sort dans l'exagération réelle ou apparente de toutes les habitudes du crime. Dans la société, on redoute l'infamie; dans une réunion de condamnés, il n'y a de honte qu'à ne pas être infâme. Les condamnés forment une nation à part: quiconque est amené parmi eux doit s'attendre à être traité en ennemi aussi long-temps qu'il ne parlera pas leur langage, qu'il ne se sera pas approprié leur façon de penser.

Les abus que je viens de signaler ne sont pas les seuls: il en existait de plus terribles encore. Un détenu était-il désigné comme un faux frère, ou comme un mouton, il était impitoyablement assommé sur place, sans qu'aucun guichetier intervînt pour le sauver. Les choses en vinrent à ce point, qu'on fut obligé d'assigner un local particulier aux individus qui, dans l'instruction de leur affaire, avaient fait quelques révélations qui pussent les compromettre, relativement à leurs complices. D'un autre côté, l'impudence des voleurs et l'immoralité des employés étaient portées si loin, qu'on préparait ouvertement dans la prison des tours de passe-passe et des escroqueries dont le dénouement avait lieu à l'extérieur. Je ne citerai qu'une de ces opérations, elle suffira pour donner la mesure de la crédulité des dupes et de l'audace des fripons. Ceux-ci se procuraient l'adresse de personnes riches habitant la province, ce qui était facile au moyen des condamnés qui en arrivaient à chaque instant: on leur écrivait alors des lettres, nommées en argot lettres de Jérusalem, et qui contenaient en substance ce qu'on va lire. Il est inutile de faire observer que les noms de lieux et de personnes changeaient en raison des circonstances.

«MONSIEUR,

»Vous serez sans doute étonné de recevoir cette lettre d'un inconnu qui vient réclamer de vous un service: mais dans la triste position où je me trouve, je suis perdu si les honnêtes gens ne viennent pas à mon secours; c'est vous dire que je m'adresse à vous, dont on m'a dit trop de bien pour que j'hésite un instant à vous confier toute mon affaire. Valet de chambre du marquis de...., j'émigrai avec lui. Pour ne pas éveiller les soupçons, nous voyagions à pied et je portais le bagage, y compris une cassette contenant seize mille francs en or et les diamants de feue madame la marquise. Nous étions sur le point de joindre l'armée de......., lorsque nous fûmes signalés et poursuivis par un détachement de volontaires. Monsieur le marquis, voyant qu'on nous serrait de près, me dit de jeter la cassette dans une mare assez profonde, près de laquelle nous nous trouvions, afin que sa présence ne nous trahît pas dans le cas où nous serions arrêtés. Je comptais revenir la chercher la nuit suivante; mais les paysans, ameutés par le tocsin que le commandant du détachement faisait sonner contre nous, se mirent avec tant d'ardeur à battre le bois où nous étions cachés, qu'il ne fallut plus songer qu'à fuir. Arrivés à l'étranger, monsieur le marquis reçut quelques avances du prince de...; mais ces ressources s'épuisèrent bientôt, et il songea à m'envoyer chercher la cassette restée dans la mare. J'étais d'autant plus sûr de la retrouver, que le lendemain du jour où je m'en étais dessaisi, nous avions dressé de mémoire le plan des localités, dans le cas où nous resterions long-temps sans pouvoir y revenir. Je partis, je rentrai en France, et j'arrivai sans accident jusqu'au village de....., voisin du bois où nous avions été poursuivis. Vous devez connaître parfaitement ce village, puisqu'il n'est guères qu'à trois quarts de lieue de votre résidence. Je me disposais à remplir ma mission, quand l'aubergiste chez lequel je logeais, jacobin enragé et acquéreur de biens nationaux, remarquant mon embarras quand il m'avait proposé de boire à la santé de la république, me fit arrêter comme suspect. Comme je n'avais point de papiers, et que j'avais le malheur de ressembler à un individu poursuivi pour arrestation de diligences, on me colporta de prison en prison pour me confronter avec mes prétendus complices. J'arrivai ainsi à Bicêtre, où je suis à l'infirmerie depuis deux mois.

»Dans cette cruelle position, me rappelant avoir entendu parler de vous par une parente de mon maître, qui avait du bien dans votre canton, je viens vous prier de me faire savoir si vous ne pourriez pas me rendre le service de lever la cassette en question, et de me faire passer une partie de l'argent qu'elle contient. Je pourrais ainsi subvenir à mes pressants besoins, et payer mon défenseur, qui me dicte la présente, et m'assure qu'avec quelques cadeaux, je me tirerai d'affaire.

»Recevez, Monsieur, etc.

»Signé N.........»

Sur cent lettres de ce genre, vingt étaient toujours répondues. On cessera de s'en étonner si l'on considère qu'elles ne s'adressaient qu'à des hommes connus par leur attachement à l'ancien ordre de choses, et que rien ne raisonne moins que l'esprit de parti. On témoignait d'ailleurs au mandataire présumé cette confiance illimitée qui ne manque jamais son effet sur l'amour-propre ou sur l'intérêt; le provincial répondait donc en annonçant qu'il consentait à se charger de retirer le dépôt. Nouvelle missive du prétendu valet de chambre, portant que, dénué de tout, il avait engagé à l'infirmier pour une somme assez modique la malle où se trouvait, dans un double fond, le plan dont il a déjà été question. L'argent arrivait alors, et l'on recevait jusqu'à des sommes de douze et quinze cents francs. Quelques individus, croyant faire preuve d'une grande sagacité, vinrent même du fond de leur province à Bicêtre, où on leur remit le plan destiné à les conduire dans ce bois mystérieux, qui, comme les forêts fantastiques des romans de chevalerie, devait fuir éternellement devant eux. Les Parisiens eux-mêmes donnèrent quelquefois dans le panneau; et l'on peut se rappeler encore l'aventure de ce marchand de drap de la rue des Prouvaires, surpris minant une arche du Pont-Neuf, sous laquelle il croyait trouver les diamants de la duchesse de Bouillon.

On comprend du reste, que de pareilles manœuvres ne pouvaient s'effectuer que du consentement, et avec la participation des employés, puisqu'eux-mêmes recevaient la correspondance des chercheurs de trésors. Mais le concierge pensait qu'indépendemment du bénéfice indirect qu'il en retirait, par l'accroissement de la dépense des prisonniers, en comestibles et en spiritueux, ceux-ci, occupés de cette manière, en songeaient moins à s'évader. D'après le même principe, il tolérait la fabrication d'une foule d'ouvrages en paille, en bois, en os, et jusqu'à celle de fausses pièces de deux sous, dont Paris se trouva un instant inondé. Il y avait encore d'autres industries, mais celles-là s'exerçaient clandestinement: on fabriquait à huis clos de faux passe-port à la plume, imités à faire illusion, des scies à couper les fers, et de faux tours en cheveux, qui servaient merveilleusement à s'évader du bagne, les forçats étant surtout reconnaissables à leur tête rasée. Ces divers objets se cachaient dans des étuis de fer-blanc, qu'on pouvait s'introduire dans les intestins.

Pour moi, toujours préoccupé de l'idée d'éviter le bagne, et de gagner un port de mer, où je pourrais m'embarquer, je combinais nuit et jour les moyens de sortir de Bicêtre: j'imaginai enfin qu'en perçant le carreau du Fort-Mahon pour gagner les aqueducs pratiqués sous la maison, nous pourrions, au moyen d'une courte mine, arriver dans la cour des fous, d'où il ne devait pas être difficile de gagner l'extérieur. Ce projet fut exécuté en dix jours et autant de nuits. Pendant tout ce temps, les détenus dont on croyait devoir se méfier ne sortaient qu'accompagnés d'un homme sûr; il fallut cependant attendre que la lune fût sur son déclin. Enfin, le 13 octobre 1797, à deux heures du matin, nous descendîmes dans l'aqueduc, au nombre de trente-quatre. Munis de plusieurs lanternes sourdes, nous eûmes bientôt ouvert le passage souterrain et pénétré dans la cour des fous. Il s'agissait de trouver une échelle, ou tout au moins quelque chose qui pût en tenir lieu, pour escalader les murs; une perche assez longue nous tomba enfin sous la main, et nous allions tirer au doigt mouillé à qui monterait le premier, quand un bruit de chaînes troubla tout à coup le silence de la nuit.

Un chien sortit d'une niche placée dans un angle de la cour: nous restâmes immobiles, retenant jusqu'à notre haleine, car le moment était décisif... Après s'être étendu en bâillant, comme s'il n'eût voulu que changer de place, l'animal remit une patte dans sa niche paraissant vouloir y rentrer; nous nous croyions sauvés. Tout à coup il tourna la tête vers l'endroit où nous étions entassés, et fixa sur nous deux yeux qui semblaient des charbons ardents. Un grognement sourd fut alors suivi d'aboiements qui firent retentir toute la maison: Desfosseux voulait d'abord essayer de lui tordre le cou, mais l'indiscret était de taille à rendre l'issue de la lutte assez douteuse. Il nous parut plus prudent de nous blottir dans une grande pièce ouverte, qui servait au traitement des aliénés, mais le chien n'en continua pas moins son concerto et ses collègues s'étant mis de la partie, le vacarme devint tel, que l'inspecteur des salles, Giroux, vit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire parmi ses pensionnaires. Connaissant son monde, il commença sa ronde par le Fort-Mahon, et faillit tomber à la renverse en ne trouvant plus personne. A ses cris, le concierge, les guichetiers, la garde, tout accourut. On eut bientôt découvert le chemin que nous avions pris, et l'on n'en prit pas d'autre pour arriver dans la cour des fous, où le chien ayant été déchaîné, courut droit à nous. La garde entra alors dans la pièce où nous nous trouvions, la baïonnette croisée, comme s'il se fût agi d'enlever une redoute; on nous mit les menottes, prélude ordinaire de tout ce qui se fait d'un peu important en prison, puis nous rentrâmes, non pas au Fort-Mahon, mais au cachot, sans qu'on nous fit toutefois éprouver aucun mauvais traitement.

Cette tentative, la plus hardie dont la maison eût été depuis long-temps le théâtre, avait jeté une telle confusion parmi les surveillants, qu'on fut deux jours à s'apercevoir qu'il manquait un détenu du Fort-Mahon: c'était Desfosseux. Connaissant toute son adresse, je le croyais bien loin, quand, le troisième jour au matin, je le vis entrer dans mon cachot, pâle, défait, et tout sanglant. Lorsque la porte eut été refermée sur lui, il me raconta toute son aventure.

Au moment où la garde nous avait saisis, il s'était blotti dans une espèce de cuve servant probablement aux douches ou aux bains; n'entendant plus de bruit, il était sorti de sa retraite, et la perche l'avait aidé à franchir plusieurs murs, mais il se trouvait toujours dans les cours de fous; cependant le jour allait poindre, il entendait déjà aller et venir dans les bâtiments, car on n'est nulle part aussi matineux que dans les hospices. Il fallait se soustraire aux regards des employés, qui ne pouvaient tarder à circuler dans les cours; le guichet d'une loge était entr'ouvert: il s'y glisse, et veut même, par excès de précaution, se fourrer dans un grand tas de paille; mais quel est son étonnement d'y voir accroupi un homme nu, les cheveux en désordre, la barbe hérissée, l'œil hagard et sanglant. Le fou, car c'en est un, regarde Desfosseux d'un air farouche, puis il lui fait un signe rapide, et comme celui-ci reste immobile, il s'élance comme pour le déchirer. Quelques caresses semblent l'appaiser, il prend Desfosseux par la main, et le fait asseoir à ses côtés, en attirant toute la paille sous lui, par des mouvements brusques et saccadés comme ceux du singe. A huit heures du matin, un morceau de pain noir tombe par le guichet; il le prend, l'examine quelque temps, et finit par le jeter dans le baquet aux excréments d'où il le retire un instant après pour le dévorer. Dans la journée, on rapporte du pain, mais comme le fou dormait, Desfosseux s'en empare et le dévore, au risque d'être dévoré par son terrible compagnon, qui peut trouver mauvais qu'on lui enlève sa pitance. A la brune, le fou s'éveille, et parle quelque temps avec une volubilité extraordinaire; la nuit arrive, son exaltation augmente sensiblement, et il se met à faire des gambades et des contorsions hideuses, en secouant ses chaînes avec une espèce de plaisir.

Dans cette épouvantable position, Desfosseux attendait avec impatience que le fou fût endormi, pour sortir par le guichet; vers minuit, ne l'entendant plus remuer, il s'avance, passe un bras, la tête...., on le saisit par une jambe; c'est le fou, qui, d'un bras vigoureux, le rejette sur la paille, et se place devant le guichet, où il reste jusqu'au jour, immobile comme une statue. La nuit suivante, nouvelle tentative, nouvel obstacle. Desfosseux, dont la tête commence à se détraquer, veut employer la force; une lutte terrible s'engage, et Desfosseux, frappé de coups de chaînes, couvert de morsures et de contusions, est forcé d'appeler les gardiens. Ceux-ci, le prenant d'abord pour un de leurs administrés qui se sera fourvoyé, veulent aussi le mettre en loge, mais il parvient à se faire reconnaître, et obtient enfin la faveur d'être ramené avec nous.

Nous restâmes huit jours au cachot, après quoi je fus mis à la Chaussée, ou je retrouvai une partie des détenus qui m'avaient si bien accueilli à mon arrivée. Ils faisaient grande chère, et ne se refusaient rien; car, indépendamment de l'argent provenant des lettres de Jérusalem, ils en recevaient encore des femmes qu'ils avaient connues, et qui venaient les visiter fort assidument. Devenu, comme à Douai, l'objet de la surveillance la plus active, je n'en cherchais pas moins à m'évader encore, lorsqu'enfin arriva le jour du départ de la chaîne.

CHAPITRE VIII.

Un départ de la chaîne.—Le capitaine Viez et son lieutenant Thierry.—La complainte des galériens.—La visite hors de Paris.—Humanité des argouzins.—Ils encouragent le vol.—Le pain transformé en valise.—Malheureuse tentative d'évasion.—Le bagne de Brest.—Les bénédictions.

C'était le 20 novembre 1797: toute la matinée on avait remarqué dans la prison un mouvement qui n'était pas ordinaire. Les détenus n'étaient pas sortis des cabanons: les portes s'ouvraient et se refermaient à chaque instant avec fracas; les guichetiers allaient, venaient d'un air affairé; dans la grande cour, on déchargeait des fers dont le bruit arrivait jusqu'à nous. Vers onze heures, deux hommes vêtus d'un uniforme bleu entrèrent au Fort-Mahon, où depuis huit jours, j'avais été replacé avec mes camarades d'évasion; c'était le capitaine de la chaîne et son lieutenant. «Eh bien!» dit le capitaine, en nous montrant ce sourire qui annonce une familiarité bienveillante, «y a-t-il ici des chevaux de retour (forçats évadés)?» Et tandis qu'il parlait, c'était à qui s'empresserait pour lui faire sa cour. Bonjour M. Viez, bonjour M. Thierry, s'écriait-t-on de toutes parts. Ces saluts étaient même répétés par des prisonniers qui n'avaient jamais vu ni Viez, ni Thierry, mais qui, en se donnant un air de connaissance, espéraient se les rendre favorables. Il était difficile que le capitaine, c'était Viez, ne s'enivrât pas un peu de ces hommages: cependant comme il était habitué à de pareils honneurs, il ne perdait pas la tête, et il reconnaissait parfaitement les siens. Il aperçut Desfosseux: «Ah! ah! dit-il, voilà un ferlampier (condamné habile à couper ses fers) qui a déjà voyagé avec nous. Il m'est revenu que tu as manqué d'être fauché (guillotiné) à Douai, mon garçon. Tu as bien fait de manquer, mardieu! car, vois-tu, il vaut encore mieux retourner au pré (bagne), que le taule (bourreau) ne joue au panier avec notre sorbonne (tête). Au surplus, mes enfants, que tout le monde soit calme, et l'on aura le bœuf avec du persil.» Le capitaine ne faisait que commencer son inspection, il la continua en adressant d'aussi aimables plaisanteries à toute sa marchandise, c'était de ce nom qu'il appelait les condamnés.

Le moment critique approche: nous descendons dans la cour des fers, où le médecin de la maison nous visite pour s'assurer si tout le monde est à peu près en état de supporter les fatigues de la route. Nous sommes tous déclarés bons, quoique plusieurs d'entre nous se trouvent dans un état déplorable. Chaque condamné quitte ensuite la livrée de la maison pour revêtir ses propres habits: ceux qui n'en ont point reçoivent un sarrau et un pantalon de toile, bien insuffisants pour se défendre des froids et de l'humidité. Les chapeaux, les vêtements un peu propres qu'on laisse aux condamnés, sont lacérés d'une manière particulière, afin de prévenir les évasions: on ôte, par exemple, aux chapeaux le bord, et le collet aux habits. Aucun condamné ne peut enfin conserver plus de six francs; l'excédant de cette somme est remis au capitaine, qui vous le délivre en route, au fur et à mesure qu'on en a besoin. On élude toutefois assez facilement cette mesure, en plaçant des louis dans des gros sous creusés au tour.

Ces préliminaires achevés, nous entrâmes dans la grande cour, où se trouvaient les gardes de la chaîne, plus connus sous le nom d'argousins; c'étaient, pour la plupart, des Auvergnats, porteurs d'eau, commissionnaires ou charbonniers, qui exerçaient leur profession dans l'intervalle de ces voyages. Au milieu d'eux était une grande caisse de bois, contenant les fers qui servent successivement à toutes les expéditions, du même genre. On nous fit approcher deux à deux, en ayant soin de nous appareiller par rang de taille, au moyen d'une chaîne de six pieds réunie aussitôt au cordon de vingt-six condamnés, qui, dès lors, ne pouvaient plus se mouvoir qu'en masse; chacun tenait à cette chaîne par la cravate, espèce de triangle en fer, qui s'ouvrant d'un côté par un boulon-charnière, se ferme de l'autre avec un clou rivé à froid. C'est là la partie périlleuse de l'opération: les hommes les plus mutins ou les plus violents restent alors immobiles; car, au moindre mouvement, au lieu de porter sur l'enclume, les coups leur briseraient le crâne, que frise à chaque instant le marteau. Arrive ensuite un détenu qui, armé de longs ciseaux, coupe à tous les forçats les cheveux et les favoris, en affectant de les laisser inégaux.

A cinq heures du soir, le ferrement fut terminé: les argousins se retirèrent; il ne resta dans la cour que les condamnés. Livrés à eux-mêmes, ces hommes, loin de se désespérer, s'abandonnaient à tous les écarts d'une gaîté tumultueuse. Les uns vociféraient d'horribles plaisanteries, répétées de toutes parts avec les intonnations les plus dégoûtantes; les autres s'exerçaient à provoquer par des gestes abominables le rire stupide de leurs compagnons. Ni les oreilles ni la pudeur n'étaient épargnées: tout ce que l'on pouvait voir ou entendre était ou immoral ou ineuphonique. Il est trop vrai, qu'une fois chargé de fers, le condamné se croit obligé de fouler aux pieds tout ce que respecte la société qui le repousse: il n'y a plus de frein pour lui que les obstacles matériels: sa charte est la longueur de sa chaîne, et il ne connaît de loi que le bâton auquel ses bourreaux l'ont accoutumé. Jeté parmi des êtres à qui rien n'est sacré, il se garde bien de montrer cette grave résignation qui annonce le repentir; car alors il serait en butte à mille railleries, et ses gardiens, inquiets de le trouver si sérieux, l'accuseraient de méditer quelque complot. Mieux vaut, s'il aspire à les tranquilliser sur ses intentions, paraître sans souci à toute heure. On ne se défie pas du prisonnier qui se joue avec son sort; l'expérience de la plupart des scélérats qui se sont échappés des bagnes en fournit la preuve. Ce qu'il y a de certain, c'est que parmi nous ceux qui avaient le plus grand intérêt à s'évader, étaient les moins tristes de tous; ils étaient les boute-en-train. Dès que la nuit fut venue, ils se mirent à chanter. Que l'on se figure cinquante coquins, la plupart ivres, hurlant des airs différents. Au milieu de ce vacarme, un Cheval de retour entonna d'une voix de Stentor quelques couplets de la complainte des galériens.

La chaîne,
C'est la grêle;
Mais c'est égal,
Ç'a n'fait pas de mal.
 
Nos habits sont écarlate,
Nous portons au lieu d'chapeaux
Des bonnets et point d'cravatte,
Ç'a fait brosse pour les jabots.
Nous aurions tort de nous plaindre,
Nous sommes des enfants gâtés,
Et c'est crainte de nous perdre
Que l'on nous tient enchaînés.
 
Nous f'rons des belles ouvrages
En paille ainsi qu'en cocos,
Dont nous ferons étalage
Sans qu'uns boutiques pay' d'impôts.
Ceux qui visit'nt le bagne
N' s'en vont jamais sans acheter,
Avec ce produit d' l'aubaine
Nous nous arrosons l' gosier.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
 
Quand vient l'heur' de s'bourrer l'ventre,
En avant les haricots!
Ça n'est pas bon, mais ça entre
Tout comm' le meilleur fricot.
Notr' guignon eût été pire,
Si, comm' des jolis cadets,
On nous eût fait raccourcire
A l'abbaye d' Mont-à-r'gret.

Tous nos compagnons n'étaient pas également heureux: dans le troisième cordon, composé des condamnés les moins turbulents, on entendait éclater des sanglots, on voyait couler des larmes amères; mais ces signes de douleur ou de repentir étaient accueillis par les huées et les injures des deux autres cordons, où je figurais en première ligne, comme un sujet dangereux par son adresse et son influence. J'y avais près de moi deux hommes, l'un, ex-maître d'école, condamné pour viol; l'autre, ex-officier de santé, condamné pour faux, qui, sans montrer ni allégresse ni abattement, causaient ensemble du ton le plus calme, le plus naturel.

«Nous allons à Brest, disait le maître d'école?»—Oui, répondait l'officier de santé, nous allons à Brest...... Je connais le pays, moi..... J'y suis passé étant sous-aide dans la 16e demi-brigade,.... Bon pays, ma foi,... je ne suis pas fâché de le revoir.

»—Y a-t-on de l'agrément, reprenait le pédagogue, qui ne me faisait pas l'effet d'être très fort?

»—De l'agrément....? disait son interlocuteur, d'un air un peu étonné....

»—Oui..., de l'agrément... Je veux demander si l'on peut se procurer quelques douceurs, si on est bien traité....., si les vivres sont à bon marché.

»—D'abord, vous serez nourri, répondait tranquillement l'interlocuteur...., et bien nourri; car au bagne de Brest, il ne faut que deux heures pour trouver une gourgane dans la soupe, tandis qu'il faut huit jours à Toulon.»

Ici la conversation fut interrompue par de grands cris, partis du second cordon; on y assommait à coup de chaînes trois condamnés, l'ex-commissaire des guerres Lemière, l'officier d'état-major Simon, et un voleur nommé le Petit Matelot, qu'on accusait, ou d'avoir trahi leurs camarades par des révélations, ou d'avoir fait manquer quelque complot de prison. Celui qui les signalait à la vengeance des forçats était un jeune homme dont la rencontre eût été une bonne fortune pour un peintre ou pour un acteur. Avec de mauvaises pantoufles vertes, une veste de chasse veuve de ses boutons, et un pantalon de nankin, qui semblait défier les intempéries de la saison, il portait pour coiffure une casquette sans visière, dont les trous laissaient passer le coin d'un vieux madras. On ne l'appelait à Bicêtre que Mademoiselle; j'appris que c'était un de ces misérables qui, livrés à Paris à une prostitution infâme, trouvent au bagne un théâtre digne de leurs dégoûtantes voluptés. Les argousins, accourus d'abord au bruit, ne se donnèrent pas le moindre mouvement pour arracher le Petit Matelot des mains des forçats; aussi mourut-il quatre jours après le départ, des coups qu'il avait reçus. Lemière et Simon eussent également péri sans mon intervention: j'avais connu le premier dans l'Armée Roulante, où il m'avait rendu quelques services. Je déclarai que c'était lui qui m'avait fourni les instruments nécessaires pour percer le carreau du Fort-Mahon, et dès lors on le laissa lui et son camarade en repos.

Nous passâmes la nuit sur la paille, dans l'église alors transformée en magasin. Les argousins faisaient des rondes fréquentes, pour s'assurer que personne ne s'occupait à jouer du violon (scier ses fers). Au jour, tout le monde fut sur pied: on fit l'appel, on visita les fers; à six heures, nous étions placés sur de longues charrettes, dos à dos, les jambes pendantes à l'extérieur, couverts de givre et transis de froid. Il n'en fallut pas moins, arrivés à Saint-Cyr, nous dépouiller entièrement, pour subir une visite qui s'étendit aux bas, aux souliers, aux chemises, à la bouche, aux oreilles, aux narines, et à d'autres endroits plus secrets encore. Ce n'étaient pas seulement des limes en étui que l'on cherchait, mais des ressorts de pendule, qui suffisaient à un prisonnier pour couper ses fers en moins de trois heures de temps. La visite dura près d'une heure; c'est vraiment un miracle que la moitié d'entre nous n'aient pas eu le nez ou les pieds gelés. A la couchée, on nous entassa dans des étables à bœufs, où nous étions tellement serrés, que le corps de l'un servait d'oreiller à celui qui venait après; s'embarrassait-on dans sa chaîne ou dans celle de son voisin, les coups de bâtons pleuvaient aussitôt sur le maladroit. Dès que nous fûmes couchés sur quelques poignées de paille qui avaient déjà servi de litière aux bestiaux, un coup de sifflet donna l'ordre du silence le plus absolu; il ne fallait même pas le rompre par la moindre plainte quand, pour relever un factionnaire placé à l'extrémité de l'étable, les argousins nous marchaient sur le corps.

Le souper se composa d'une prétendue soupe aux haricots, et de quelques morceaux de viande demi gâtée. La distribution se faisait dans des baquets de bois qui contenaient trente rations, et le cuisinier, armé d'une grande cuiller à pot, ne manquait pas de répéter à chaque condamné qui se présentait: Une, deux, trois, quatre, tends ta gamelle, voleur! Le vin fut distribué dans le baquet dont on s'était servi pour la soupe et la viande; ensuite un argousin prit un sifflet pendu à sa boutonnière, et le fit résonner à trois reprises, en disant: Attention, voleurs, et qu'on réponde par oui ou par non! Avez-vous eu le pain? Oui. La soupe? Oui. La viande? Oui. Le vin? Oui..... Alors, dormez ou faites semblant.

Cependant une table se dressait à l'entrée de l'étable: le capitaine, le lieutenant, les brigadiers argousins s'y placèrent pour prendre un repas un peu meilleur que le nôtre; car ces hommes, qui profitaient de toutes les occasions pour extorquer l'argent des condamnés, faisaient bombance, et ne se refusaient rien. L'étable offrait au surplus, dans ce moment, un des spectacles les plus hideux qu'on puisse imaginer: d'une part, cent vingt hommes parqués comme de vils animaux, roulant des yeux égarés, d'où la douleur bannissait le sommeil; de l'autre, huit individus à figure sinistre, mangeant avidement, sans perdre un instant de vue leurs carabines ou leurs bâtons. Quelques minces chandelles, attachées aux murs noircis de l'étable, faisaient une lueur rougeâtre sur cette scène de désolation, dont le silence n'était troublé que par de sourds gémissements, ou par le retentissement des fers. Non contents de frapper à tort et à travers, les argousins passaient encore sur les condamnés leurs horribles gaîtés: un homme dévoré par la soif demandait-il de l'eau? ils disaient tout haut: Que celui qui veut de l'eau lève la main. Le malheureux obéissait sans défiance, et il était aussitôt roué de coups. Ceux qui avaient quelque argent étaient nécessairement ménagés; mais c'était le petit nombre, le long séjour de la plupart des condamnés dans les prisons ayant épuisé leurs faibles ressources.

Ces abus n'étaient pas les seuls qu'on eût à signaler dans la conduite de la chaîne. Pour économiser à son profit les frais de transport, le capitaine faisait presque toujours voyager à pied un des cordons. Or, ce cordon était toujours celui des plus robustes, c'est-à-dire des plus turbulents des condamnés: malheur aux femmes qu'ils rencontraient, aux boutiques qui se trouvaient sur leur passage! les femmes étaient houspillées de la manière la plus brutale; quant aux boutiques, elles se trouvaient dévalisées en un clin d'œil, comme je le vis faire, à Morlaix, chez un épicier, qui ne conserva ni un pain de sucre ni une livre de savon. On demandera peut-être ce que faisaient les gardiens, pendant que se commettait le délit? Les gardiens faisaient les empressés, sans apporter aucun obstacle réel, bien persuadés qu'en définitive ils profiteraient du vol, puisque c'était à eux que les forçats devaient s'adresser pour vendre leur capture, où l'échanger contre des liqueurs fortes. Il en était de même pour les spoliations exercées sur les condamnés qu'on prenait au passage. A peine étaient-ils ferrés, que leurs voisins les entouraient et leur volaient le peu d'argent qu'ils pouvaient avoir.

Loin de prévenir où d'arrêter ces vols, les argousins les provoquaient souvent, comme je leur ai vu faire pour un ex-gendarme qui avait cousu quelques louis dans sa culotte de peau. Y a gras! avaient-ils dit, et en trois minutes le pauvre diable se trouva en bannière. En pareil cas, les victimes jetaient ordinairement les hauts cris en appelant à leur secours les argousins; ceux-ci ne manquaient jamais d'arriver quand tout était fini, pour tomber à grands coups de bâton.... sur celui qu'on avait volé. A Rennes, les bandits dont je parle poussèrent l'infamie jusqu'à dépouiller une sœur de charité qui était venue nous apporter du tabac et de l'argent, dans un manège où nous devions passer la nuit. Les plus criants de ces abus ont disparu, mais il en subsiste encore, qu'on trouvera bien difficiles à déraciner, si l'on considère à quels hommes est nécessairement confiée la conduite des chaînes, et sur quelle matière ils opèrent.

Notre pénible voyage dura vingt-quatre jours: arrivés à Pont-à-Lezen, nous fûmes placés au dépôt du bagne, où les condamnés font une sorte de quarantaine jusqu'à ce qu'ils se soient remis de leur fatigue, et qu'on ait reconnu qu'ils ne sont pas atteints de maladies contagieuses. Dès notre arrivée on nous fit laver deux à deux dans de grandes cuves pleines d'eau tiède: au sortir du bain on nous délivra des habits. Je reçus comme les autres une casaque rouge, deux pantalons, deux chemises de toile à voile, deux paires de souliers, et un bonnet vert: chaque pièce de ce trousseau était marquée de l'initiale GAL, et le bonnet portait de plus une plaque de fer-blanc, sur laquelle on lisait le numéro d'inscription au registre matricule. Quand on nous eut donné des vêtements, on nous riva la manicle au pied; mais sans former les couples.

Le dépôt de Pont-à-Lezen étant une sorte de lazareth, la surveillance n'y était pas très rigoureuse; on m'avait même assuré qu'il était assez facile de sortir des salles, et d'escalader ensuite les murs extérieurs. Je tenais ces indications d'un nommé Blondy, qui s'était déjà évadé du bagne de Brest: espérant les mettre à profit, j'avais tout disposé pour être prêt à saisir l'occasion. On nous donnait parfois des pains qui pesaient jusqu'à dix-huit livres; en partant de Morlaix, j'avais creusé l'un de ces pains, et j'y avais introduit une chemise, un pantalon et des mouchoirs: c'était là une valise d'un nouveau genre, on ne la visita pas. Le lieutenant Thierry ne m'avait pas désigné à une surveillance spéciale; loin de là, instruit des motifs de ma condamnation, il avait dit en parlant de moi au commissaire, qu'avec des hommes aussi tranquilles, on conduirait la chaîne comme un pensionnat de demoiselles. Je n'inspirais donc aucune défiance: j'entrepris d'exécuter mon projet. Il s'agissait d'abord de percer le mur de la salle où nous étions enfermés: un ciseau d'acier oublié sur le pied de mon lit par un sbire forçat, chargé de river les manicles, me servit à pratiquer une ouverture, tandis que Blondy s'occupait de scier mes fers. L'opération terminée, mes camarades fabriquèrent un mannequin qu'ils mirent à ma place, afin de tromper la vigilance des argousins de garde, et bientôt, affublé des effets que j'avais cachés, je me trouvai dans la cour du dépôt. Les murs qui en formaient l'enceinte n'avaient pas moins de quinze pieds d'élévation; je vis que pour les franchir, il fallait donc quelque chose qui ressemblât à une échelle: une perche m'en tint lieu, mais elle était si lourde et si longue, qu'il me fut impossible de la passer par-dessus le mur, pour descendre de l'autre côté. Après des efforts aussi vains que pénibles, je dus prendre le parti de risquer le saut; il me réussit fort mal: je me foulai si violemment les deux pieds, qu'à peine eus-je la force de me traîner dans un buisson voisin. J'espérais que, la douleur se calmant, je pourrais fuir avant le jour, mais elle devenait de plus en plus vive, et mes pieds se gonflèrent si prodigieusement, qu'il fallut renoncer à tout espoir d'évasion. Je me traînai alors de mon mieux jusqu'à la porte du dépôt, pour y rentrer de moi-même, espérant obtenir ainsi une remise sur le nombre de coups de bâton qui me revenaient de droit. Une sœur que je fis demander, et à laquelle j'avouai le cas, commença par me faire passer dans une salle où mes pieds furent pansés. Cette excellente femme, que j'avais apitoyée sur mon sort, alla solliciter pour moi le commissaire du dépôt, qui lui accorda ma grâce. Quand, au bout de trois semaines, je fus guéri complètement, on me conduisit à Brest.

Le bagne est situé dans l'enceinte du port; des faisceaux de fusils, deux pièces de canon braquées devant les portes, m'indiquèrent l'entrée des salles, où je fus introduit après avoir été examiné par tous les gardes de l'établissement. Les condamnés les plus intrépides l'ont avoué: quelqu'endurci que l'on soit, il est impossible de se défendre d'une vive émotion au premier aspect de ce lieu de misères. Chaque salle contient vingt-huit lits de camp, nommés bancs, sur lesquels couchent enchaînés six cents forçats; ces longues files d'habits rouges, ces têtes rasées, ces yeux caves, ces visages déprimés, le cliquetis continuel des fers, tout concourt à pénétrer l'ame d'un secret effroi. Mais pour le condamné, l'impression n'est que passagère; sentant qu'ici du moins il n'a plus à rougir devant personne, il s'identifie avec sa position. Pour n'être pas l'objet des railleries grossières, des joies odieuses de ses compagnons, il affecte de les partager, il les outre même, et bientôt, du ton, des gestes, cette dépravation de convention passe au cœur. C'est ainsi qu'à Anvers un ex-évêque essuya d'abord toutes les bordées de l'ignoble hilarité des forçats. Ils ne l'appelaient que Monseigneur, ils lui demandaient sa bénédiction pour des obscénités; à chaque instant ils le contraignaient à profaner son ancien caractère par des paroles impies; et à force de réitérer ses sacriléges, il parvint à s'émanciper; plus tard, il était devenu cantinier du bagne; on l'appelait toujours Monseigneur, mais on ne lui demandait plus l'absolution, il eût répondu par des blasphèmes!

C'est dans les jours de repos surtout que le récit de crimes souvent imaginaires, des rapports intimes, des complaisances infâmes, achèvent de pervertir l'homme que le châtiment d'une première faute expose à ce contact impur. Pour en neutraliser les effets, on a proposé de renoncer au système des bagnes. D'abord, tout le monde était d'accord sur ce point, mais lorsqu'il s'est agi de déterminer un autre mode de punition, les avis se sont trouvés singulièrement partagés: les uns ont proposé des prisons pénitentiaires, à l'instar de celles de la Suisse et des États-Unis; les autres, et c'est le plus grand nombre, ont réclamé la colonisation, en s'étayant des heureux résultats et de la prospérité des établissements anglais de la Nouvelle-Galles, plus connus sous le nom de Botany-Bay. Examinons si la France est appelée à jouir de ces heureux résultats et de cette prospérité.

CHAPITRE IX.