Socle de roc et paradoxes

LES TOURISTES SONT RENTRÉS CHEZ EUX. Pour la plupart. Quelques-uns entrent encore dans le parc et s’y promènent dans leurs dinosaures d’acier, cahotant et crachotant, ensablés et étouffés de poussière, mais la vaste majorité d’entre eux, comme en réponse à un ordre mystique, est retournée dans les jungles et les marais enfumés que nous appelons, par une sorte d’espoir magique, la civilisation américaine. Je les vois maintenant qui bloquent les rocades et thrombosent les artères urbaines par millions, bramant du klaxon comme des cerfs blessés, traquant les places de stationnement. Ils m’ont laissé seul ici, dans la nature sauvage, au centre des choses, à l’endroit exact où le plus important a lieu. (Coucher de soleil et lever de lune, hurlement du vent et stase du monde, transformation des nuages, métamorphoses de la lumière, jaunissement des feuilles et vautour haut en son vol indolent…)

Qui suis-je pour prendre en pitié l’avilissement et la misère de mes contemporains ? Moi aussi, je dois quitter le pays des canyons, fût-ce le temps d’une saison, et rejoindre pour l’hiver cette hybridation contre nature d’homme et de rongeur que l’on appelle rat race, la cohue des rats (Rattus urbanus), la jungle humaine. C’est aujourd’hui mon dernier jour aux Arches ; ce soir, je prends un petit avion pour Denver, puis un gros pour New York. J’ai certes mes raisons que la raison ne connaît pas ; la raison est et devrait être, comme l’a dit Hume, l’esclave des passions. Il avait tout prévu.

Mon vieux pick-up restera ici. Je l’ai déjà calé sur quatre parpaings dans la cour d’un ami ; j’ai vidangé le radiateur et le bloc-moteur, et couvert le plateau avec une bâche pour le protéger de la pluie et de la poussière.

Mes bagages sont prêts, tout mon matériel de camping est rangé ; je me suis même rasé la barbe. Glabre comme un employé de banque, je me suis posé ce matin devant ma glace et j’ai essayé la seule chemise blanche que je possède, fraîchement sortie du pressing. Impression d’enfiler une cotte de mailles. J’ai même mis une cravate, nouée bien comme il faut – garrot serré, ajusté. Sale affaire que de retourner à la civilisation. Mais le devoir m’appelle. Oui, je hais tellement cela que je dépense l’essentiel de mon salaire en billets d’avion.

L’équilibre : voilà le secret. Extrémisme modéré. Le meilleur des deux mondes. Contrairement à Thoreau, qui insistait pour que l’on ne se donnât qu’à un monde à la fois, j’essaie de tirer le meilleur des deux. Après six mois dans le désert, je me porte volontaire pour un hiver au front – comme travailleur social, au ministère de la guerre publique – dans les rues mugissantes de Mégalomanie, USA. Essentiellement pour des motifs privés et égoïstes, c’est vrai, mais aussi pour des raisons d’ordre plus général. Après vingt-six semaines de soleil et d’étoiles, de vent et de ciel et de sable doré, je veux entendre de nouveau le cliquètement des coquilles vides qui tombent sur le carrelage du Clam Broth House, mon bar à fruits de mer d’Hoboken. Je me languis de voir les visages roses et joyeux des passants de la 42e Rue et les foules riantes qui encombrent les trottoirs d’Atlantic Avenue. J’en ai assez de Land’s End, de Dead Horse Point, du Tukuhnikivats et autres nobles résolutions ; je veux voir quelqu’un se jeter d’une fenêtre ou du toit d’un building. Je ne me lasse de la compagnie de personne d’autre que la mienne – je veux de nouveau entendre l’humour et la sagesse des foules du métro, les aphorismes roués du taxi, le gloussement jovial d’un flic de Jersey City, le rire joyeux du million d’enfants illégitimes du Grand New York.

Si je considère les choses sérieusement, ce que je fais, je dois dire que le désert m’a rendu fou. Ça ne me dérange pas. On en voit des bizarres, par ici. Hier soir, par exemple, j’ai accueilli un type en short de cuir à bretelles qui parlait anglais avec un accent bavarois. Outilleur munichois en vacances, il transportait une caisse de Löwenbräu dans le coffre de sa Porsche, à l’avant, là où l’on met d’habitude le moteur. Il avait repéré mon feu de camp derrière la caravane, et il s’est invité avec sa bière. J’étais bien content de le voir. Il s’avéra être un nazi de comédie absolument typique, toujours vexé par le fait que les États-Unis s’étaient battus contre Hitler plutôt qu’à ses côtés ; les Américains, dit-il, ressemblent peaucoup aux Allemands et defraient contre ces sales Russes ensemble combattre. Je rejetai courtoisement l’honneur sous-jacent de la comparaison : pas encore, dis-je, pas tout à fait. Nous discutâmes toute la nuit. Je défendais les Américains – il n’y avait personne d’autre pour le faire – tandis qu’il m’expliquait les aspects positifs de l’antisémitisme. C’est ainsi que deux monologues convergèrent un peu avant l’aube vers un meurtre. J’avais l’envie puissante de lui ouvrir le crâne avec une de ses Löwenbräu, et je dus faire de gros efforts pour me contenir. Peut-être aurais-je dû le tuer, qui sait, mais j’étais trop fatigué, et par ailleurs je n’en avais pas le cœur – après tout, il n’avait pas encore vu les Arches, ni même le Grand Canyon. Lorsqu’il s’en alla enfin, mes meilleurs vœux l’accompagnèrent : que sa courroie de distribution casse, que ses pneus fassent des cloques, que son carburateur succombe à un accès de tampons de vapeur chroniques – puisse-t-il ne jamais revenir.

 

Octobre. Le rabbitbrush est en pleine floraison. Les buissons ronds de Salsola tragus sont en mouvement (cette envie d’être ailleurs, d’être ailleurs) et roulent par milliers sur les plaines, poussés par le vent. Une sorte d’éruption jaunâtre a fait son apparition sur les flancs des montagnes – forêts de trembles dans leur splendeur automnale. Chaque soir offre un coucher de soleil semblant fait pour tester la crédulité de l’homme – somptueuses improvisations sanguinaires dans les tons écarlates et dorés qui ne me rappellent rien tant que les pizzas célestes du bon Dieu en personne. Suivies inévitablement par la nuit et sa pétarade d’étoiles argent, émeraude et bleu saphir, toujours la même histoire.

Pour ce soir, je prophétise une tempête de neige. Je la sens venir dans la froide immobilité de l’air, l’étrange incertitude du soleil, la masse sans faille de nuages gris aluminium qui se tient là depuis ce matin au-dessus de l’horizon nord et est, énorme couvercle qui viendra bientôt se poser sur les plateaux et fermer les canyons. L’immanence de la neige.

Au volant du pick-up gouvernemental, je fais une ultime ronde dans le parc. Je pars vers l’est, passe à côté du Rocher en équilibre, pousse jusqu’à Double Arch et jusqu’aux Windows ; puis je reviens et pars vers le nord-est jusqu’à la cabane de Turnbow, où je prends la piste qui monte à Delicate Arch ; puis je reviens et repars vers le nord-ouest au-delà de Fiery Furnace jusqu’à Devil’s Garden, où je descends pour marcher une dernière fois cette année hors de la piste, par Tunnel Arch, Pine Tree Arch, Landscape Arch, Partition Arch, Navajo Arch et Wall Arch, jusqu’à Double-O-Arch tout au bout du chemin. Mes petites, mes enfants, miennes par droit de propriété, propriété par droit d’amour, par droit divin, je les laisse maintenant toutes aux vents de l’hiver et à la neige, aux cerfs affamés et aux geais des pinèdes, à la vacuité et au silence pas même troublé d’une pensée.

En stase profonde, en lumière sombre et solennelle, ces êtres se dressent, ces ailerons de grès creusés par le temps, les genévriers si hirsutes, si rudes et si splendides, les pins morts ou mourants, les petits buissons de rabbitbrush et de blackbrush, les tiges desséchées des asters et des tournesols partis en graines, la sauge bleu argent à racines noires. Comme c’est difficile d’imaginer ce lieu sans présence humaine ; et comme c’est nécessaire. Je suis presque prêt à croire que cette douce terre virginale primitive sera heureuse de mon départ et de l’absence de touristes, qu’elle lâchera métaphoriquement un long soupir collectif de soulagement – comme un murmure du vent – lorsque nous serons enfin tous partis et que ce lieu et ses créations pourront retourner à leurs anciens us sans être observés ni dérangés par la conscience affairée, anxieuse et méditative de l’homme.

Heureuse de notre départ ? Encore une expression de la vanité humaine. La plus belle qualité de cette pierre, de cette flore et de cette faune, de ce paysage désertique est l’indifférence à notre présence, notre absence, notre venue, notre séjour ou notre départ. Le désert ne se soucie absolument pas que nous vivions ou que nous mourrions. Que les hommes réduisent en leur folie chaque ville à un tas de gravats noirs, qu’ils noient la planète entière sous un nuage de gaz létal – les canyons et les montagnes, les sources et les rochers demeureront, le soleil percera la brume, de l’eau se formera et la tiédeur couvrira cette terre, et au bout d’un temps suffisant, au bout du temps qu’il faudra, quelque part, des choses vivantes émergeront et se rejoindront et se dresseront de nouveau, pour prendre peut-être un tour différent cette fois, un tour meilleur. J’ai vu le lieu appelé Trinity, au Nouveau-Mexique, où nos sages firent exploser la première bombe atomique, et où la chaleur de l’explosion vitrifia le sable en une sorte de granit verdâtre : l’herbe y repousse déjà, et le cactus, et le mesquite. C’est sur ce socle rocheux de foi animale que je m’appuie et que je me dresse, là, près de la vieille route qui mène, tout au bout, hors de la vallée des paradoxes.

Oui. Les pieds sur terre. Touchons du bois. Touchons de la pierre. Et bonne chance à tous.

 

Tout au long de l’après-midi, les montagnes sont attaquées par une armada de nuages, champ de bataille furieux. Le Tukuhnikivats a péri, noyé sous des vapeurs sauvages, et une lumière bleue recouvre le désert. En manteau et chapeau, écharpe et caleçon long, grelottant, je traîne sur ma terrasse, autour de ma ramada dont le vent arrache maintenant le toit branche après branche, dont le drapeau rouge est maintenant en lambeau, dont les clochettes tintent comme une alarme à incendie pékinoise. Tous mes vieux poteaux de cèdre et rondins de genévrier sont partis dans un ultime et magnifique feu de joie, flammes jaillissant comme une rose transparente sur le grès nu : mon signal au monde – inaperçu. Peu importe, ça m’est égal à moi comme c’est égal à la poussière rouge de l’Utah. Cinq cent soixante buissons roulants filent vers l’horizon, poussés en troupeau par le vent ; puissent-ils, eux non plus, ne jamais revenir. Tout est en mouvement, tout est en cours, rien ne demeure, rien ne changera jamais en ce moment éternel. Je serai de retour avant d’avoir complètement disparu hors de vue. Il est temps de partir.

La caravane est propre, rangée, fermée à clé, tuyaux vidangés, gaz coupé, fenêtres et volets fermés, groupe électrogène bâché. Mes affaires personnelles sont dans le camion. Le bandana rouge ? Les clochettes ? Je les laisse en place, qu’ils battent et tintent au vent tout l’hiver, sans personne pour les voir ou les entendre – ils s’agiteront plus fort.

Tout est prêt pour le départ, et je vois à ma montre que j’ai déjà fait dix minutes d’heures sup’ gratuites pour le gouvernement. J’avais espéré voir les montagnes en pleine gloire, couvertes de neige fraîche, avant de m’en aller, mais on dirait bien que la tempête est partie pour durer toute la nuit. J’avais aussi espéré voir la roche rouge de notre jardin de trente-trois mille acres, les arches et les buttes et les tourelles et les rochers en équilibre illuminés par la lumière du soir, mais le soleil lui aussi est enfoui sous les nuages.

Le feu se meurt, il n’est plus que petites étincelles s’éparpillant sur le sable et la pierre – il n’y a rien d’autre à faire que partir. Maintenant que tout est enfin prêt, je suis soudain submergé par la folle compulsion d’être loin, d’être ailleurs, de partir, partir. J’annule brutalement mon projet de cérémonie d’au revoir aux roches hoodoos et au genévrier solitaire dont la griffe morte dressée accroche le vent – j’avais prévu une musique frivole –, tourne les talons et me hâte de grimper dans mon camion, claque la porte et mets les bouts.

 

Une fois au siège, près de Moab, je téléphone à l’aéroport et j’apprends qu’aucun avion ne desservira Denver ce soir : la tempête interdit tout vol dans la région. Un nouveau ranger, Bob Ferris, propose de me conduire jusqu’à la ville de Thompson, où je peux attraper un train de nuit de la Western & Rio Grande pour Denver. J’accepte, et, après un bon dîner offert par sa gentille épouse, nous chargeons mes bagages dans sa voiture et roulons jusqu’à la gare, à trente miles vers le nord.

La bonté du ciel et de la terre est infinie. Alors que nous arrivons en haut de la vallée de Moab et abordons les hauts plateaux qui s’étirent vers le nord, parmi les flocons qui traversent la route, le soleil perce vivement la couche nuageuse et brûle, libre et nu, sur le tranchant de l’horizon. L’espace de quelques minutes, toute la région du canyon du Colorado jusqu’aux à-pics des Book Cliffs – rochers, mesas, tourelles, dômes, parois de canyons, plaines, vallons et dunes –, tout luit d’une vivante lumière d’ambre contre l’obscurité de l’orient. Au même moment je vois un sommet émerger des nuages : c’est le vieux Tukuhnikivats, aussi féroce que le Cervin, aussi enneigé que l’Everest – invincible.

— Arrête-toi là, Ferris. On rentre.

Mais il ne fait qu’appuyer davantage sur l’accélérateur.

— Non, dit-il, tu as un train à prendre. Ne t’inquiète pas, ajoute-t-il en me voyant me contorsionner le cou pour regarder en arrière, ça sera encore là au printemps.

Le soleil se couche, je regarde de nouveau la route devant nous, nous allumons nos cigares postprandiaux. Histoire d’entretenir la flamme. La voiture fonce dans un monde qui se dissout en neige et en nuit.

Oui, je suis d’accord, c’est une bonne pensée et qu’il en aille ainsi. Ou alors, bon Dieu, il pourrait y avoir du grabuge. Le désert sera toujours là au printemps. Puis vient une seconde pensée. Lorsque je reviendrai, sera-t-il le même qu’aujourd’hui ? Serai-je le même ? Tout sera-t-il un jour de nouveau à peu près le même ? Si je reviens.