Introduction :
Désert solitaire revisité
DÉSERT SOLITAIRE FUT PUBLIÉ AUX ÉTATS-UNIS EN 1968, et le monde découvrit alors un écrivain tout à la fois éloquent, enragé, poétique, rude et diablement drôle. Edward Abbey écrivait avec la vivacité d’un lièvre et parlait d’une voix qui vous saisissait avec le piquant de l’ail. Abbey était un défenseur acharné de la nature sauvage ; il était l’ennemi de l’injustice et le héraut des sans-voix et des démunis de ce monde. Sur son chemin de teigneux, Ed massacrait autant de vaches sacrées qu’il pouvait. Désert solitaire fut donc naturellement accueilli par des louanges hyperboliques aussi bien que par un mépris caustique.
À l’évidence, Désert solitaire se distingue de la plupart des livres “de nature”. Il prône la désobéissance civile et pousse le lecteur à agir, voire à changer radicalement de vie. Il y a quarante ans, mon meilleur ami du Michigan se plongea dans ce recueil, me le passa, puis partit s’installer comme défenseur du haut désert. Dans l’Oregon, une femme le lut, fit ses valises et s’en alla vivre dans le sud de l’Utah comme ranger dans un parc national, chargée d’empêcher les voleurs de vestiges archéologiques de piller les sépultures indiennes. Elle y est toujours.
La publication de Désert solitaire fut au moins contemporaine de l’émergence du mouvement militant pour la conservation de l’Ouest américain, et sans doute pas étrangère à celle-ci. Le groupe écologiste radical Earth First ! fut un descendant direct des écrits d’Abbey. Au cours des années 1970 et 1980, de plus en plus d’individus changèrent de vie en réponse au défi lancé par Ed ; des conservationnistes et de nouvelles cohortes de militants firent serment d’allégeance aux droits des animaux sauvages, des plantes et des pierres. Abbey continue à vivre comme le compas éthique, la muse tribale et la rage sacrée qui inspirent ceux qui tiennent la barre des combats les plus visionnaires et les plus importants en matière de préservation, tels le Wildlands Project ou les America’s Round River Conservation Studies.
Du fait de cette influence, Abbey se vit accrocher diverses étiquettes et fut injustement décrété misanthrope (Ed était animé par l’amour et la joie), éco-anarchiste et saint patron de l’écologie radicale américaine. Ces clichés sommaires passent à côté de l’immense qualité littéraire de ses écrits, nulle part aussi prégnante que dans Désert solitaire – ce livre où des pages d’un lyrisme dense et acéré sur la beauté du désert alternent avec des paraboles sur la guerre nucléaire, ce recueil où des fulgurances paradoxales sur un avenir apocalyptique succèdent à des diatribes paillardes et politiquement incorrectes, le tout empaqueté dans un emballage de contradictions et servi avec un tonitruant éclat de rire auto-ironique. Plus vous en demanderez à ce livre, plus votre récolte sera riche.
Certains biographes d’Abbey affirment qu’il naquit à Home, en Pennsylvanie, et périt à Oracle, Arizona. Ces deux informations sont fausses. Ed aimait ces noms, voilà tout. Il recevait juste son courrier à Oracle. Bien qu’Abbey fût souvent accusé de ne jamais laisser des faits sans importance gâcher une bonne histoire, il incarnait lui-même une vérité plus grande. “Ce n’est pas fondamentalement un livre sur le désert”, écrit-il dans son introduction à l’édition originale de Désert solitaire. “Comme il n’est pas plus possible de capturer le désert dans un livre qu’il n’est possible à un pêcheur de remonter toute la mer dans un simple chalut, je me suis efforcé de créer un monde de mots dans lequel le désert figure plus en tant que médium qu’en tant que matériel. Mon but ne fut pas l’imitation, mais l’évocation.”
Ainsi, écoutant les crapauds à couteaux chanter dans leur trou d’eau fraîchement rempli par les pluies de l’été, Abbey nous offre-t-il une explication de ce phénomène différente de celle de la biologie traditionnelle : Pourquoi chantent-[ils] ? demande Ed. Est-ce le poison qu’ils ont dans la peau qui permet à ces amphibiens d’être aussi téméraires ? Non, écrit-il, c’est la joie qui les fait chanter. “La joie est-elle un atout dans la lutte pour la survie darwinienne ? Quelque chose me dit que oui ; quelque chose me dit que les êtres moroses et craintifs sont voués à l’extinction. Là où il n’y a pas de joie il ne peut y avoir de courage ; et sans courage toutes les autres vertus sont vaines.”
L’accueil que le public réserva à Désert solitaire irritait gentiment Ed Abbey. Comme d’autres romanciers qui préfèrent que l’on se souvienne d’eux pour leur fiction, Ed considérait son chef-d’œuvre du désert comme un enfant de l’amour inattendu et accidentel. Le succès commercial de ce classique le surprit tout particulièrement. “Après ce livre, dit-il, je n’ai plus eu besoin d’avoir un travail honnête jusqu’à la fin de mes jours.”
On pourrait croire qu’Edward Abbey serait du genre à persister et signer pour chaque mot de Désert solitaire, mais ce n’était pas le cas. Les années passant, il en vint à regretter amèrement ce qu’il avait écrit sur les compositeurs du désert : “Je ferais tout, me confia-t-il dans les années 1970, pour supprimer ces pages sur la musique (Berg, Webern, etc.).” Il finit par préférer Mozart ou les derniers quartets de Beethoven. “Ce bon vieux Ludwig, écrivit-il, fameux donneur de courage, héros de l’homme de l’Ouest.”
Son évocation magique et sensuelle du désert, sa défense acharnée des espaces sauvages et ses attaques irrévérencieuses contre les conventions de tout type et de toute couleur politique vaudront à Abbey de se voir comparé à ses héros et frères de lutte pour la protection de l’environnement : Henry David Thoreau, Aldo Leopold et John Muir. Mais Désert solitaire se distingue des œuvres de ces grands hommes en ce qu’il est un classique radicalement moderne ; il nous entraîne par-delà la fin du XXe siècle et nous fait entrer dans la périlleuse topographie du monde actuel. Abbey nous dit d’emblée que le monde immaculé de Désert solitaire “a déjà disparu, ou est en train de disparaître rapidement”. Le nuage noir qui menace à l’horizon s’appelle le “Progrès”. Les bulldozers de la croissance économique mordent sans cesse davantage dans la nature sauvage et le “Tourisme industriel” envahit nos parcs nationaux.
Et il y a pire : les horribles monstres qui rôdent aux marges de notre monde humain actuel – la guerre nucléaire, le réchauffement climatique – sont déjà en train de prendre forme dans Désert solitaire. Dans “Rocs”, Abbey raconte l’histoire d’un triangle amoureux meurtrier sur fond de tromperie atomique et de rapacité cupide à l’égard du minerai d’uranium. À la fin de ce récit, un enfant éprouve une splendide hallucination de la terre vivante, puis meurt de son exposition massive aux rayons atomiques ou à ceux du soleil : est-ce une parabole de la guerre apocalyptique ou bien du prochain changement climatique ? Si Abbey n’offre aucune réponse simple, une chose au moins est évidente : c’est au moment même où nous comprenons notre besoin absolu de la beauté sauvage du monde que nous la perdons. Et ce sont nos enfants qui paieront.
Ed connaît parfaitement le moteur de cette folie : c’est la cupidité humaine illustrée par trop d’humains vivant tous beaucoup trop comme des pourceaux. Abbey prédit la ruine de la civilisation industrielle, nous alerte sur le fait que nous devons réduire notre empreinte écologique avant que la catastrophe ne se charge de le faire pour nous. Il redoute un monde “totalement urbanisé, totalement industrialisé et sans cesse plus peuplé. En ce qui me concerne, je préférerais tenter ma chance dans un conflit thermonucléaire plutôt que de vivre dans un tel monde”.
Le temps et le vent enseveliront les villes polluées du Sud-Ouest, prévient-il, car “la croissance pour la croissance est une folie cancéreuse”, et la population humaine sera spectaculairement réduite par les conséquences de notre technologie industrielle autodestructrice. Les plus téméraires des survivants partiront explorer cette terre dévastée et le deuxième essai sera peut-être le bon : “Oui. Les pieds sur terre. Touchons du bois. Touchons de la pierre. Et bonne chance à tous” – tel est “le socle rocheux de foi animale” d’Abbey.
Edward Abbey n’est pas le seul à porter ces idées ; il était seulement considérablement en avance sur son temps. James Lovelock, célèbre militant contemporain contre le réchauffement planétaire et inventeur de l’hypothèse de Gaïa, prédit que dans les trente années qui viennent la montée des océans poussera un milliard de réfugiés affamés à l’exil, que la désertification mondiale fera remonter le Sahara jusqu’en Europe et que Berlin sera aussi chaude que Bagdad. D’ici la fin du siècle, prédit Lovelock, l’humanité sera décimée par la famine et la maladie ; des Asiatiques affamés ne pouvant plus cultiver de quoi manger migreront en masse vers la Sibérie, déclenchant une guerre nucléaire entre la Russie et la Chine, et tous ces facteurs combinés tueront 6 des 6,6 milliards d’êtres humains vivant actuellement. La faune et la flore de notre belle planète connaîtront leur sixième grande extinction, la plus sévère de toutes, entièrement due à l’homme cette fois. Lovelock craint que ce soit alors la fin de toute civilisation humaine.
Abbey, en revanche, ne nous permet pas de nous reposer dans nos confortables fauteuils matelassés de statistiques et de prédictions précises ; et pourtant, il plante soigneusement les graines de l’alerte à la ruine industrielle dans le tuf cryptogame de Désert solitaire. Chez lui, la polémique alterne constamment avec la poésie et l’humour provocateur. Ed utilisait l’argumentation contradictoire comme une forme d’art. Il voulait dire la vérité, “surtout lorsque cette vérité est impopulaire”. La vérité qui heurte “tout ce qui est traditionnel, mythique, sentimental”.
Au bout du compte, nous sommes face à un livre à nul autre pareil. L’introduction qu’Ed a lui-même écrite compte parmi les tout meilleurs textes de la littérature américaine. Désert solitaire est prophétique ; c’est à la fois un classique du nature writing et un sommet de style et d’humour. Le message central d’Abbey est l’affirmation de l’importance cruciale de la nature et de la nécessité de se battre pour la préservation des espaces sauvages avec la même férocité que nous mettrions à protéger notre foyer de l’intrusion d’un psychopathe armé. Nous étions nombreux à penser qu’un ou plusieurs autres écrivains viendraient glisser leurs pieds dans les grosses tatanes lubriques à semelles crantées qu’Ed a laissées derrière lui. Mais, pour une raison que j’ignore, ce ne fut pas le cas. Je tiens ce chef-d’œuvre d’Abbey pour le livre le plus important jamais écrit dans le vaste rayon de la littérature écologiste.
Edward Abbey est mort comme il avait vécu, avec une immense dignité, avec tout son amour féroce de la vie, en pensant au désert sauvage et à ses enfants. Je frissonne encore en y repensant : sa mort fut la plus brave de toutes celles auxquelles j’ai pu assister. Vivre dans la joie de chaque jour, connaître le chagrin et, oui, se battre, enrager : la nature sauvage, disait-il, est la seule chose qui vaille d’être sauvée.
Lors de son ultime longue marche sac au dos dans les lieux désertiques les plus inviolés qui existent – le désert du Cabeza Prieta, en Arizona –, Abbey griffonna dans son carnet, devant un minuscule feu de camp, ses dernières notes de terrain :
“Smog dans la vallée entre ici et les monts Growler. Saloperie de Phoenix. Saloperie de LA. Saloperie de culture techno-industrielle. Vous savez quoi ? Je voudrais que Doug Peacock apparaisse là, à côté de moi, juste parce qu’il me cherchait.”
Eh bien, Ed, dis-je à la fumée, je suis en chemin. Nous le sommes tous.
Doug Peacock
Mars 2010
Ajo, Arizona