Terra incognita : dans le Dédale

ON A VRAIMENT BESOIN de toute cette corde ? demandé-je à Waterman, alors qu’il love fièrement et soigneusement sa nouvelle corde de nylon et la range dans son sac avec les harnais, les descendeurs, les assureurs et autres équipements. Qui va la porter ?

— Moi, dit-il en riant sous une magnifique barbe couleur sable ; toi, tu porteras l’eau.

Mais avant de pouvoir explorer le Dédale, nous devons trouver comment nous y rendre. Il n’y a qu’un seul homme à Moab qui prétende y avoir été, un mécanicien automobile du nom de Bundy. Nous allons donc le voir. Accroupi sur ses talons, il nous dessine une carte dans le sable. Faites le plein à Green River, dit-il, ce sera votre dernière chance. Prenez environ vingt gallons de réserve. Roulez vingt-cinq miles vers le sud en direction de Hanksville. Environ un mile après Temple Junction, vous verrez une petite route de terre qui part vers l’est. Prenez-la. Roulez environ trente-cinq, quarante miles jusqu’à ce que vous voyiez une vieille cabane. C’est French Spring. Mieux vaut y faire le plein d’eau ; ce pourrait être votre dernière chance. Puis en prenant vers le sud et Land’s End sur quelques miles, vous arriverez au départ du Flint Trail, la piste du silex. Étudiez-la bien avant de vous aventurer à descendre. Si la voie est libre, poussez vers le nord sur six miles, par Elaterite Butte, jusqu’à Big Water Spring – où il y aura sans doute de l’eau, mais à cette époque de l’année ce n’est pas absolument certain. Continuez vers le nord et vers l’est. À sept miles de Big Water Spring, vous arrivez au surplomb du Dédale, et c’est le bout de la piste. À partir de là, vous pouvez aussi essayer de voler.

Nous suivons ses indications scrupuleusement, et elles s’avèrent aussi justes que précises. Nous campons la première nuit dans le désert de Green River, juste à quelques miles de la route de Hanksville ; nous nous levons tôt et partons vers l’est, vers l’aube, à travers le désert en direction du fleuve caché. Derrière nous, les crocs pâles du San Rafael Reef luisent dans les premiers rayons du soleil ; au-dessus d’eux se dresse Temple Mountain – pays de l’uranium, pays de l’eau empoisonnée, source de la Dirty Devil. Autour de nous, le désert de Green River s’étire vers le nord, le sud et l’est, plaine absolument vierge de tout arbre – pas même un genévrier – sans rien d’autre que du sable, du blackbrush, des figuiers de Barbarie et quelques tournesols. Plein est, nous voyons les monts La Sal, bleus et brumeux, à seulement soixante miles à vol d’oiseau mais deux fois plus par la route, sans rien qui suggère le gouffre fantastique, complexe et infranchissable qui se faufile entre nous et eux. Avec leurs immenses canyons et leur labyrinthe de petits affluents, le Colorado et la Green River se trouvent sous le niveau du plateau par lequel nous nous rapprochons d’eux – “en dessous de la corniche” comme on dit à Moab.

Le paysage s’embellit à mesure que nous progressons en cahotant sur la piste serpentine et poussiéreuse : des dunes de sable rougeâtre apparaissent, avec de denses parterres de tournesols abrités dans le creux sous le vent de leurs croissants. Il y a de plus en plus de tournesols, nous les voyons maintenant par champs entiers, des acres et des acres de jaune d’or – peut-être devrions-nous baptiser cet endroit le désert des Tournesols. Nous croisons quelques vaches, passons à côté d’un corral avec son éolienne, rencontrons un rancher qui sort de son pick-up. Personne ne vit dans ce coin, mais il sert quand même ; le rancher que nous avons vu habitait probablement à Hanksville ou dans la petite bourgade de Green River.

Nous sommes à mi-chemin du fleuve et le terrain commence à prendre de la pente, petit à petit, régulièrement, un peu comme lorsque l’on arrive au Grand Canyon par le sud. Ce que nous allons voir – je l’écris à contrecœur – est en fait comparable au Grand Canyon en taille et en splendeur, quoique pas si nettement stratifié ni riche en couleurs. Tandis que nous montons, la végétation devient plus riche, presque luxuriante pour le désert : les genévriers sont les premiers à apparaître, d’abord isolément puis par bosquets, ensuite ce sont des pins aux branches lourdes de cônes, et de brillantes colonies de tournesols, chamisas, cléomes dorés, penstemons écarlates, gilias (vers les sept mille pieds d’altitude), asters pourpres ainsi qu’une sorte de lin jaune. Bon nombre de genévriers – les femelles – sont couverts d’une nébulisation de baies bleu pâle, fruits durs et amers au goût de gin. Entre les flaques de fleurs et les bosquets d’arbres s’étendent des prés drus de boutelous et d’indian ricegrass – et pas une vache, pas un cheval, pas un cerf, pas un bison en vue. Bon sang, Bob, me dis-je, arrêtons cet engin, descendons et allons brouter ! Mais il poursuit obstinément notre route en seconde, direction Land’s End, direction la gloire.

Des colonies de geais des pinèdes s’envolent, des moineaux filent à notre approche, une buse à queue rousse plane haut dans le ciel. Nous montons, le terrain commence à se scinder : nous passons par le haut d’une ramification de Happy Canyon, longeons le cul-de-sac carré de Millard Canyon. La piste aussi se scinde : d’un côté un vieux chemin rocailleux fort peu pratiqué, de l’autre une piste fraîchement ouverte au bulldozer à travers les bois. Pas de panneau. Nous nous arrêtons, consultons nos cartes et prenons le vieux chemin ; la nouvelle piste a sans doute été aménagée par quelque prospecteur de pétrole.

Notre route nous mène de nouveau près de l’à-pic de Millard Canyon ; là, nous trouvons une sorte de petite châsse clouée sur un poteau. Nous nous arrêtons. La boîte de bois abrite un registre des visiteurs flambant neuf, placé là par le Bureau de l’aménagement et qui comporte moins d’une douzaine de noms. “Dehors les touristes !” a écrit un touriste de Salt Lake City. En tant que touristes, Waterman et moi sommes on ne peut plus d’accord avec lui.

En route pour French Spring, où nous trouvons deux entrepôts à grains en acier et la vieille cabane, ouverte et vide. À l’intérieur, sur un mur, se trouve une grande photographie en couleurs, tachée d’eau, d’une femme nue. La souffrance du cow-boy. Nous ne trouvons pas la source mais ne la cherchons pas longtemps, étant donné que toutes nos gourdes sont pleines.

Nous roulons vers le sud en descendant le col du plateau entre deux parois de canyon verticales. Par des ouvertures dans la forêt naine de pins et genévriers, nous apercevons des gouffres brumeux, des tours, des buttes et des falaises orange. Une seconde patte-d’oie se présente et de nouveau nous prenons la piste de gauche, la plus vieille, la moins pratiquée, et arrivons en même temps au grand saut et au départ du Flint Trail. Nous nous arrêtons et sortons pour reconnaître les lieux.

Le Flint Trail est en fait une piste de jeep descendant en une série de virages en épingle à cheveux un talus d’éboulis, seule ouverture dans les parois verticales du plateau sur une centaine de miles tortueux de part et d’autre. C’était à l’origine un sentier cavalier, qui fut agrandi pour les jeeps par les chasseurs d’uranium, qui ne trouvèrent rien en bas qui vaille d’être remonté par camion et qui l’abandonnèrent. Là, après les récentes pluies, auxquelles on doit également l’incroyable poussée d’herbe et de fleurs que nous avons vues, nous trouvons cette piste merveilleusement érodée, débarrassée de tout vestige de sol, ravinée et crevassée, roche à nu, par endroits plus escalier que route. Même si nous arrivons à la descendre avec notre Land Rover, comment ferons-nous pour remonter ?

Mais ni mon ami ni moi ne songeons un instant à faire demi-tour. Nous sommes bien décidés à entrer dans le Dédale. Waterman a une grande confiance en sa machine ; de plus, comme toujours avec les choses terriblement attirantes, nous ne sommes obsédés que par le fait d’y pénétrer ; il sera bien temps de se soucier de la sortie plus tard.

Mâchant des pignons de pin cueillis directement dans les arbres, nous remplissons le réservoir d’essence et cachons le jerrycan vide, ainsi qu’un plein, dans les buissons. Les pignons de pins sont délicieux, plus doux que les noisettes, mais difficiles à manger ; il faut d’abord casser la coquille avec les dents puis, comme les pignons sont plus petits que des cacahuètes, il faut séparer la chair de la coquille avec la langue. Si quelqu’un devait passer un hiver dans la cabane de Frenchy, par exemple, en se nourrissant exclusivement de pignons de pin, il serait intéressant de voir s’il arriverait à les manger assez vite pour ne pas mourir de faim. Il faudra que je pense à poser la question aux Indiens.

Content de descendre de la Land Rover et de m’éloigner de ses gaz d’échappement, j’ouvre la voie à pied, déblayant au passage le Flint Trail de toutes les pierres gênantes que je peux déplacer. Waterman me suit en première et quatre roues motrices, descendant de pierre en pierre comme un reptile, s’enfonçant dans les ornières puis en remontant à une vitesse trop basse pour faire bouger l’aiguille du compteur. La descente fait quatre miles, pour un dénivelé d’environ deux mille pieds. La piste est parfois si étroite qu’il doit racler les flancs de la voiture contre les parois pour passer. Les virages sont inclinés dans le mauvais sens, vers l’extérieur, et ils sont si serrés que Waterman doit chaque fois manœuvrer et faire des marches arrière pour les franchir. Mais tout se passe bien et une heure plus tard nous sommes en bas.

Là, nous nous arrêtons un moment pour nous reposer et inspecter les fragments assez piètres de bois pétrifié noirâtres que nous trouvons au pied d’une butte. Vers le nord-est, nous apercevons un bout du Dédale, zone vermiculée de roche rose et blanc au-delà et en deçà de la corniche sur laquelle nous nous trouvons maintenant et, plus près, quelques monolithes dressés – la tour de la Chandelle, le rocher du Lézard et plusieurs autres non baptisés.

Maintenant près du fleuve, de retour dans le vrai désert, nous sentons la chaleur qui commence à grimper ; nous enlevons nos chemises avant de continuer. Encore treize miles jusqu’au bout de la piste. Nous avançons en suivant une voie à peine perceptible, traversant une région de dalles de roche et de sable chichement peuplée de quelques genévriers et de l’habituelle végétation rachitique de figuiers de Barbarie, yuccas et blackbrush, plante vivante ayant toutes les apparences d’une plante morte. La piste monte et descend des collines, traverse des lits asséchés, emprunte des crêtes d’escarpement et nécessite les quatre roues motrices sur l’essentiel du parcours.

Environ une heure plus tard apparaît devant nous le spectacle bienvenu d’un bois de peupliers, avec leurs frondaisons vert et or qui frissonnent dans la brise. Nous prenons une piste secondaire qui mène vers eux et découvrons les vestiges d’un ancien corral, avec de vieux foyers et une douzaine de ruisselets s’écoulant depuis un taillis de tamaris et de saules sur la paroi du canyon. Ce doit être Big Water Spring. Bien que nous ayons encore plein d’eau dans la Land Rover, nous sommes vraiment heureux de la trouver.

À l’ombre des grands arbres, dont les feuilles au-dessus de nos têtes tintent mélodieusement comme des copeaux d’or, nous déjeunons et emplissons nos estomacs de l’eau douce et fraîche de la source, puis nous nous allongeons sur le dos et dormons et rêvons. Quelques mouches, le bruissement des feuilles et le ruissellement de l’eau donnent un beau tranchant à la profondeur – du silence ? Non – de l’immobilité, de la paix.

Je pense à la musique, et à une analogie musicale à ce qui me semble être l’esprit si particulier des endroits désertiques. Imaginons par exemple que nous puissions trouver une certaine ressemblance entre la musique de Bach et la mer ; la musique de Debussy et une clairière au cœur de la forêt ; la musique de Beethoven et (évidemment) des montagnes sublimes ; qui, alors, a écrit la musique du désert ?

Mozart ? Ce type n’est pas vraiment du genre baroudeur – beaucoup trop élégant, symétrique et formellement parfait. Vivaldi, Corelli, Monteverdi ? – uniquement bons pour les nefs des cathédrales – l’architecture fluide. Le jazz ? Malgré toutes ses vertus, le meilleur jazz ne peut sublimer les limites de ses origines : c’est une musique d’intérieur, une musique urbaine qui se distille dans des clubs mélancoliques entre les volutes de marijuana qui embrument de tristes salles nocturnes : malgré toute sa belle énergie nerveuse, le jazz est un son sans joie.

Dans le désert, je pense à quelque chose de très différent – je pense à l’œuvre lugubre et subtilement texturée d’hommes comme Berg, Schoenberg, Ernst Krenek, Webern ou l’Américain Elliott Carter. Sans doute assez par hasard, bien que Schoenberg et Krenek aient tous deux passé une partie de leur vie dans le Sud-Ouest, leur musique est, de celles que je connais, celle qui se rapproche le plus d’une représentation de l’altérité, de l’étrangeté, du côté à part du désert. Comme certains aspects de leur musique, le désert est lui aussi atonal, cruel, clair, inhumain, ni romantique ni classique, immobile et imperméable aux émotions, tout à la fois – encore un paradoxe – angoissé et profondément calme.

Comme la mort ? Peut-être. Et peut-être est-ce pour cela que la vie ne semble nulle part si brave, si brillante, si gorgée d’augures et de miracles que dans le désert.

Waterman a un problème différent. Comme Newcomb dans Glen Canyon – c’est un truc de barbu, ou quoi ? –, il ne veut pas rentrer. Du moins, c’est ce qu’il dit. Il ne veut pas rentrer à Aspen. Où le bureau de la conscription l’attend, lui, Robert Waterman. On dirait que le gouvernement US – quel pays est-ce donc là ? – a une nouvelle guerre en cours quelque part, je ne me souviens plus exactement où, sur un autre continent, comme d’habitude, et ils veulent que Waterman y aille et combatte pour eux. Mais pourquoi dis-je ils ? Depuis quand les gouvernements seraient-ils constitués de personnes humaines ? Et Waterman ne veut pas y aller, il a peur de se faire tuer.

Comme le ferait tout vrai patriote, je le conjure de se cacher ici, sous la corniche. Je lui propose même de venir régulièrement lui apporter son ravitaillement, des nouvelles du monde et tout ce qu’il voudra. Il est tenté – puis il pense à sa petite amie. Il a une petite amie à Denver. Je te l’amènerai, dis-je. Il me répond qu’il doit réfléchir.

Tout en parlant, nous avons rempli notre outre à eau, sommes remontés dans la Land Rover et avons repris la route. Encore sept miles très rudes pour contourner la base friable d’Elaterite Butte, un peu d’hésitation et quelques demi-tours sur des pistes de jeep alternatives qui s’achèvent toutes en cul-de-sac, et nous arrivons vers le coucher du soleil sur l’extrême rebord des choses, plus rien au-delà que du rien – un voile bleuté par la distance – et sous ce rebord la section nord du Dédale.

Baissant la tête, nous voyons des canyons étroits et profonds qui partent en rhizomes dans toutes les directions, et des sols sableux où poussent quelques bosquets – de chênes ? de peupliers ? Entre ces canyons se dressent de hautes et fines cloisons de grès nu, polies, sculptées, aux replis et aux méandres sophistiqués, colorées de bandes horizontales grises, chamois, roses et marron. Effet glace fondue – glace napolitaine fondue –, encore une fois. Au sommet d’une des parois s’élèvent quatre gigantesques monolithes rouge sombre, anguleux et orthogonaux, coiffés des vestiges de la même roche blanche dure que celle sur laquelle nous avons garé la Land Rover. En bas de ces monuments et derrière eux, les innombrables canyons s’enfoncent dans la base d’Elaterite Mesa (qui sous-tend Elaterite Butte) et s’étirent vers le sud et le sud-est jusqu’à perte de vue. C’est vraiment un dédale – un dédale dont on aurait ôté le toit.

Très intéressant. Mais prenons les choses dans l’ordre. D’abord : manger. Nous faisons un petit feu de genévrier et cuisons notre dîner. Un vent d’altitude s’est levé, il souffle les étincelles de notre feu par-dessus l’à-pic, dans l’abîme de velours. Nous fumons de bons cigares pas chers et regardons les couleurs changer lentement et s’estomper sur les parois des canyons, les quatre grands monuments, les tours et les buttes et les mesas au loin.

Comment allons-nous baptiser ces quatre formations sans nom qui dominent ce bout du Dédale ? D’où nous sommes, ce sont les repères les plus saillants du paysage. Nous débattons la question. Avec un peu d’imagination, ces monolithes ressemblent à des tombes, ou à des autels, des cheminées, des tablettes de pierre posées verticalement. La lune en ses derniers quartiers se lève à l’est, très en retard sur le soleil déjà couché. Les autels de la Lune ? C’est majestueux et théâtral – mais alors pourquoi pas les tablettes du Soleil ? Ou bien les stèles d’Ishtar ? De Gilgamesh ? De Vishnu ? De Shiva le Destructeur ?

Et pourquoi faudrait-il que nous leur donnions un nom ? demande Waterman. Pourquoi ne pas les laisser en paix ? Je souscris immédiatement à cette suggestion ; bien sûr – pourquoi les baptiser ? Vanité, vanité, ce n’est que vanité : la manie de baptiser les choses est presque aussi vile que la manie de les posséder. Laissons-les en paix – elles survivront bien encore quelques millénaires sans l’aide de notre glorification.

Mais une autre pensée me vient immédiatement à l’esprit : si nous ne les baptisons pas, quelqu’un d’autre le fera sûrement. Si quelqu’un le fait, dit Waterman, alors que la honte soit sur lui. Tu as raison, lui dis-je, et pourtant – et pourtant Rilke a dit que les choses n’existent pas vraiment tant que le poète ne les a pas nommées. C’était qui ce Rilke ? demande-t-il. Rainer Maria Rilke, lui expliqué-je, était un poète allemand qui vivait sur le dos des comtesses. C’est bien ce que je pensais, dit-il, ça explique tout. Tu as raison, lui dis-je encore, ça explique peut-être tout. Néanmoins… nous pourrions tout de même examiner la question en toute indépendance, sur sa seule valeur. Si elle en a, dit Waterman. Elle en a, insisté-je, elle en a.

Par le nom vient la connaissance ; nous saisissons un objet mentalement en lui donnant un nom – hension, préhension, appréhension. Et c’est ainsi que nous créons tout un monde à travers le langage, un monde qui correspond au monde qui est là. Ou que nous croyons correspondre au monde qui est là. À moins que, tels des poètes allemands, nous cessions de nous interroger sur cette correspondance, plus soucieux que nous sommes désormais de l’acte de nommer que de la chose nommée ; celui-ci devenant plus réel que celle-là. Et nous finissons ainsi par perdre de nouveau le monde. Non, le monde demeure – ces genévriers et ces monolithes de grès uniques, particuliers, incorrigiblement individuels – et c’est nous qui nous perdons. De nouveau. Nous tournons et tournons, sans fin, dans l’infini labyrinthe de la pensée : le Dédale.

Je suis perdu, dit Waterman en s’endormant.

 

Antique écu usé, la vieille lune est encore suspendue dans le ciel occidental à mon réveil. Le vent a soufflé toute la nuit, chargeant mes rêves d’augures de désastre, et à l’est au-dessus de l’à-pic et des montagnes flottent des nuages couleur saumon, effilés par le vent en fines lamelles oblongues et pisciformes. Présages : ciel rouge du matin sûrement avertit le marin. Au nord-est, le ciel est gris pâle, vaguement couvert.

Le temps que je fasse du feu et prépare le petit déjeuner, le vent tombe d’un coup et le stupéfiant silence reprend ses droits, scellant le pays des canyons sous un dôme transparent d’intemporalité. Le soleil se lève, vacarme de feu, terrible cymbale d’or sonnant l’aube : Waterman bouge paresseusement dans son sac de couchage.

Après le petit déjeuner, nous préparons notre descente dans le Dédale, la première à notre connaissance depuis que les Indiens ont quitté les lieux il y a sept siècles – pour autant qu’ils eussent jamais vécu là. De nouveau Waterman vérifie ses cinquante pieds de magnifique corde, ainsi que le reste de son matériel d’alpinisme, tandis que je fais le partage de nos rations pour la journée : raisins secs, noix dans leur coquille, tablettes de chocolat, fromage, bœuf boucané, oranges et eau.

La paroi qui plonge du rebord de pierre blanche est trop haute pour notre corde, mais environ un mile plus à l’est nous trouvons une ouverture dans la roche par laquelle nous pouvons descendre jusqu’à la strate rouge sombre du dessous. Nous sommes encore à près de mille pieds au-dessus du vrai sol du Dédale. Nous traversons la corniche rouge vers l’ouest et trouvons quelques anfractuosités qui nous permettent de descendre la face bombée, arrondie, couleur chamois, de la roche de formation Cutler, matériau principal du Dédale et de la région des Aiguilles, similaire, du côté est du fleuve.

Là, nous nous trouvons acculés à l’à-pic, à quelque cinq cents pieds du fond du canyon. Au bout d’un peu d’exploration, nous trouvons un bon endroit où descendre en rappel, avec un pin pignon auquel assurer la corde. Le seul problème est qu’il nous est impossible de voir s’il existe ensuite une voie praticable pour finir la descente. S’il s’avère impossible de continuer, alors le premier de nous deux qui descendra se retrouvera dans une situation difficile. Où nous sommes, la paroi forme un petit surplomb qui nécessite un rappel libre de quarante ou cinquante pieds – sans problème à la descente, mais sacrément pénible à la remontée. Je ne sais pas pour Waterman, mais je suis moi-même certain de ne pas pouvoir monter une telle hauteur uniquement à la corde. Il existe bien sûr diverses techniques pour cela, mais aucune n’est aisée. J’invite Waterman à passer en premier, il me renvoie la politesse, et nous perdons une dizaine de minutes à ce petit jeu du je-vous-en-prie-mon-cher.

Il perd patience le premier, comme je m’y attendais ; il enfile un harnais, prépare ses descendeurs, fait passer la corde doublée autour de son bloqueur-poignée, recule jusqu’à l’abîme et disparaît hors de vue. Je rampe jusqu’au bord par une étroite corniche et le vois se libérer de la corde et disparaître parmi les crevasses et les rochers. Puis il revient et me crie de descendre, il a trouvé une voie pour la suite.

Mon tour est donc venu de pendouiller dans le vide. C’est la première fois que je descends en rappel libre et je suis un peu nerveux. Au moment de me laisser aller en arrière dans le gouffre, je ne peux m’empêcher de baisser les yeux, et la vue de Waterman qui me fait des signes tout en bas me fait un effet franchement nauséeux.

— Qu’est-ce que tu attends ? demande-t-il.

— Tu es sûr que la corde est solide ?

— Elle m’a supporté, non ?

— Oui, mais je suis plus lourd que toi.

— Bah, vas-y, tente ta chance.

Waterman est un type plein d’esprit. Mais je ne vois aucune manière honorable de me défiler. Au bout d’une minute supplémentaire à tergiverser et à poser des questions techniques, je me laisse aller un peu plus en arrière, les yeux rivés à la corde, et descends. Facile. Une demi-heure plus tard, nous sommes sur le sol sablonneux du canyon, à l’intérieur du Dédale. Nous avons pris la corde avec nous, évidemment, et devrons donc trouver une autre voie pour remonter. Mais c’est un problème auquel nous pourrons penser plus tard. Si besoin, nous avons de la nourriture pour deux jours.

L’air est chaud, clair, sec, et nos gourdes sont presque vides ; la descente nous a pris trois heures. La première chose à faire, maintenant, c’est de trouver de l’eau. Nous commençons à descendre le canyon. D’après notre carte, si nous continuons par là, nous atteindrons la Green River dans une dizaine de miles, un peu en amont de l’endroit où elle se jette dans le Colorado. Évidemment, il se peut que nous rencontrions des obstacles imprévus.

Moins d’un demi-mile plus loin, cependant, nous trouvons des peupliers et des bancs de sable ferme et humide. Je creuse un trou de la largeur de mon poing et de la profondeur de mon coude et tombe sur des graviers mouillés ; encore quelques pouces, et je trouve de l’eau.

À côté, il y a un buisson de joncs sauvages. J’en coupe deux tiges, une fine et une plus grosse, et perce les jointures de la grosse en utilisant la petite comme un poinçon.

Heureux maintenant, grandement soulagé, je déclame quelques vers de Burns pour l’édification de Waterman :

 

Verts poussent les joncs, O !

Verts poussent les joncs, O !

Les donzelles ont des trous douillets,

Les veuves ont des estafilades, O !

 

Nous voici dotés d’une paille de deux pieds de long. Je la tends à l’assoiffé Waterman, il la plonge dans le trou et boit goulûment. Lorsqu’il a fini, je la prends, souffle dedans pour expulser le sable, et bois à mon tour. L’eau est tiède, malodorante, mais potable et assez rafraîchissante. Désormais bien requinqués, nous nous asseyons à l’ombre des arbres et mangeons un peu. Je perce des trous dans notre paille pour faire une sorte de pipeau, et je joue quelques airs dans une gamme barbare encore jamais entendue de ce côté-ci de l’Atlas. Je m’arrête, Waterman revient et s’allonge pour la sieste. Je pars explorer les environs.

À un endroit, sur la paroi du canyon, je trouve trois arches ou ponts naturels, superposées, enjambant toutes le même ravin. Continuant à remonter le canyon, je tombe sur une patte-d’oie, la première d’une innombrable série de bifurcations dans le réseau des canyons. Le canyon principal, ou le plus large, tourne vers la gauche, dévoilant un paysage de plaines d’alluvions couvertes de buissons de sauge, de peupliers, puis encore et encore des canyons ramifiés avec de profondes alcôves qui s’enfoncent haut dans leurs parois, sites potentiels de vestiges indiens. Mais je reste sur la droite, sous le rebord du surplomb où nous avons campé la nuit dernière, et examine les parois en quête d’une possible voie de retour vers le sommet.

Au bout d’un moment, j’arrive à un adorable point d’eau au creux d’un bassin de sable, alimenté par un ruissellement qui coule au fond du canyon. Je bois de nouveau, remplis ma gourde et continue à marcher. Comme tous les autres, ce canyon ne cesse de se ramifier, et je reste chaque fois sur la droite pour arriver enfin à un cul-de-sac, une boîte à trois murs infranchissables qui s’élèvent verticalement sur trois, quatre, cinq cents pieds vers le ciel bleu brûlant. Je retourne au bassin et me baigne.

Allongé face au ciel sur le grès lisse à côté du bassin, je remarque une corniche en forme de doigt qui saille sur la paroi du canyon et remonte jusqu’au plateau. Si nous pouvons grimper cette corniche jusqu’au renflement marron au-dessus de la strate de Cutler, nous pourrons peut-être traverser latéralement jusqu’à l’ouverture dans la bordure de roche blanche par laquelle nous sommes descendus. D’ici, cela semble faisable.

Je commence à peine à étudier la corniche lorsque Waterman apparaît, suivant mes traces sur le fond du canyon. Il me rejoint, nous escaladons la corniche ensemble et découvrons qu’elle mène effectivement jusqu’au renflement de roche rougeâtre. Il y a un ou deux passages délicats, avec de la roche friable et des prises d’une exquise finesse, mais, pour l’essentiel, c’est un chemin facile. Nous redescendons au fond du Dédale pour récupérer nos sacs et notre corde, et faire encore un peu d’exploration, si possible.

Il est maintenant tard dans l’après-midi. Il nous reste peu de temps avant le coucher du soleil. Nos sacs de couchage sont là-haut, dans la Land Rover, et nous n’avons rien d’autre à manger que des raisins secs et des noix. Nous décidons qu’il vaut mieux remonter avant la nuit et remettre notre exploration au lendemain. Nous retournons au bassin du pied de la corniche. En chemin, Waterman me montre un pétroglyphe représentant un serpent, que je n’avais pas vu. Les Indiens ont bel et bien vécu ici. Mais personne d’autre, pour autant que nous puissions le voir. Nulle part, nous n’avons vu trace de l’homme blanc ou de ses vaches – ou ses hélicoptères. Mais il est vrai que nous n’avons vu qu’un tout petit bout du Dédale, sans doute pas plus d’un pour cent de l’ensemble. Son cœur nous demeure inconnu.

Nous grimpons la corniche, escaladons les à-pics et traversons sans peine la terrasse en pente douce sur un mile vers l’est, où nous trouvons l’ouverture qui mène au sommet du plateau à travers la roche blanche. À mesure que nous avançons, nous marquons notre passage avec des signaux de pierre ; cette voie sera désormais connue, pour les siècles des siècles, comme la piste Abbey-Waterman. Peut-être. À moins, et c’est plus vraisemblable, que le Bureau de l’aménagement ou le Service des parcs ne court-circuitent notre piste avec un escalator à chaise pour touristes handicapés.

Nous atteignons le sommet un peu avant le coucher du soleil, et après un rapide dîner – car il fait froid et venteux là-haut –, nous nous couchons tôt. Au-dessus des à-pics d’Orange Cliffs, un sordide coucher de soleil sanguinolent sur fond de nuages gris s’attarde longtemps sur l’horizon tandis que le vent hurle en fouettant nos silhouettes prostrées. Il soufflera toute la nuit.

 

Au matin, il souffle encore, la température a chuté et le ciel tout entier est noir de nuages d’orage lourds de menaces de pluie, voire, étant donné la fraîcheur de l’air, de neige. Ce ne serait pas la première fois qu’un blizzard frapperait les hauts plateaux à la mi-septembre. J’essaie de réveiller Waterman : de la neige, dis-je, on va avoir de la neige. Il ne fait que se recroqueviller davantage dans son sac ; il ne veut pas rentrer à la maison.

Je fais un grand feu rugissant, suspends la cafetière dans les flammes, largue une livre de bacon dans la poêle et remue vivement avec une fourchette. Le vent furieux attise le feu et fait voler des étincelles, des braises et des bouts d’écorce de genévrier par-dessus le bord de la falaise, à dix pieds de là. Un buisson roulant arrive du nord, me frôle en dansant puis s’envole dans le vide au-dessus du Dédale. Extase – et danger : nous ne réussirons jamais à faire remonter la Land Rover par toutes ces épingles à cheveux s’il y a de l’orage. Quelques gouttes de pluie éclatent sur le grès à mes pieds et tapotent gentiment le duvet de Waterman. Il ne bouge pas. Le petit déjeuner est prêt, lui dis-je. À table ! Il ressuscite lentement.

En mangeant, nous discutons de la situation. Nous avons tous deux une journée libre devant nous, mais pas plus ; je dois retourner aux Arches, il doit s’inscrire pour le semestre d’automne à l’université du Colorado, loin là-bas, de l’autre côté, sur la pente est. Si nous nous faisons piéger par l’orage, nous risquons de nous trouver coincés ici pour plusieurs jours. Et nous n’avons plus beaucoup de nourriture. Certes, en cas d’urgence, nous pourrions toujours redescendre dans le Dédale, marcher jusqu’au Colorado, construire un radeau et descendre le fleuve sur cinquante miles jusqu’à Hite, puis rejoindre la civilisation en stop si jamais quelqu’un se trouvait à rouler dans cette direction. À contrecœur, nous décidons de rentrer immédiatement.

Il ne nous faut que quelques minutes pour rouler nos duvets et entasser notre matériel dans la Land Rover ; le crépitement d’une petite pluie sur nos braises nous encourage à faire vite. Nous nous retrouvons bientôt à remonter la piste en cahotant en quatre roues motrices jusqu’à Big Water Spring, dans la majestueuse et splendide désolation du monde de la terrasse du milieu – au-dessus des canyons intérieurs, en dessous du plateau – où rien ne pousse hormis le yucca à feuilles comme des dagues, quelques touffes éparses de blackbrush avec, de temps à autre, un genévrier rabougri. La prochaine fois que je viens ici, me dis-je (puisse ce temps être proche !), j’apporterai une pleine caisse de décorations de Noël – boules bleu argent, chandelles rouges, cannes vert menthe, clochettes argent, étoiles dorées et bulles translucides – et je choisirai le plus solitaire, le plus maudit de ces petits genévriers pour l’habiller de splendeur, de gaîté et de clinquant, et le laisser briller là comme ça une saison ou deux, avant que les vents et le soleil et les oiseaux ne le déshabillent de nouveau complètement.

Nous arrivons en bas du Flint Trail. L’orage menace de plus en plus, le vent a fraîchi et forci, mais fort heureusement pour nous les lourdes pluies n’ont pas encore commencé à tomber. Waterman rétrograde en première ; je descends et marche derrière pour aider dans les épingles à cheveux. Tout se passe bien : la remontée ne se montre pas plus difficile que la descente. Nous remettons tout de même un peu d’eau dans le radiateur une fois en haut.

Nous sommes maintenant à sept mille pieds d’altitude ; nous enfilons nos manteaux et mettons nos capuches alors qu’un fin grésil tombe du ciel et transforme la poussière en boue. Pendant que Waterman vide un jerrycan dans le réservoir d’essence, je me remplis les poches de pignons de pin – on pourrait encore en avoir besoin. Nous continuons, passons à côté de la vieille cabane de French Spring, traversons les bois et les prés fleuris maintenant gris sous une brume de pluie et de neige. Nous nous arrêtons à la châsse du Bureau de l’aménagement pour émarger sur le registre.

“Première descente dans le Dédale”, écrit Waterman, bien que nous n’ayons aucun moyen d’en être sûrs. Quant à moi, j’écris : “Pour l’amour de Dieu, laissez ce pays en paix – Abbey.” À quoi Waterman ajoute : “Pour l’amour d’Abbey, laissez ce pays en paix – Dieu.” L’air est dense d’un million de flocons ; nous nous dépêchons et parvenons à couvrir les quarante miles de désert qui nous séparent de la route goudronnée sans nous embourber. Nous arrivons à Moab à la nuit tombée, juste à temps pour l’apéritif et le dîner, tandis qu’un énorme orage, le premier et le plus violent de la saison automnale, couvre le haut pays d’un tapis de neige continu de Denver à Salt Lake City.