LanguesDeFeu92 : j’ai lu que tu pouvais expédier des colis de survie, vêtements ou vivres s’il s’agit de conserves ou de produits secs, genre biscuits, poisson salé, bœuf séché, tu vois le genre. Je vais essayer de te retrouver le lien, ces pauvres Californiens affamés ont vraiment besoin de nous.
[Amour chrétien : transcription d’un forum pour célibataires, 08/04/05]
Les oreilles et le nez au vent dans la brise nocturne, le renardeau trottina derrière le buisson de créosote et gratta le sol avec sa patte. Ce truc avait une drôle d’odeur mais la jeune femelle avait faim, après une longue journée de sieste dans son terrier, et elle devait chasser. Elle dressa la tête, regarda autour d’elle, ses yeux noirs absorbant les quelques fragments de chiche lumière déversée par les étoiles. Loin, très loin des lumières de toute ville, ce désert sans lune était l’un des endroits les plus sombres de la terre.
La renarde rabaissa la tête et flaira la fente étroite dans le sol sablonneux. Des grains de poussière et de mica s’y déversèrent quand elle en approcha le museau. En un instant, bien trop rapide pour être détecté par des yeux humains, ses pattes avant étaient dans le trou, ses griffes s’étaient enfoncées dans le corps grêle d’une musaraigne. Elle mit le petit animal dans sa bouche et fila s’abriter dans son terrier où elle pourrait festoyer sans être dérangée.
Sans même chercher à redevenir visible, Nilla se pencha et saisit la renarde entre ses mains engourdies, éraflées, puis elle enfouit le visage dans sa gorge. Elle avait sectionné la veine jugulaire et consumé la faible étincelle de vie dorée de l’animal avant que celui-ci ait eu seulement le temps de réagir.
Elle s’appliqua à détruire le crâne avant de jeter les restes. Elle avait eu sa dose de remords avec cette malheureuse ourse qu’elle avait condamnée à une éternelle vie errante de mort-vivant. Inutile de répandre le mal un peu plus. Quand elle eut terminé son repas, elle se laissa choir lourdement sur le sable et laissa son cerveau se relaxer, s’autorisant à redevenir visible. Chaque fois, jusqu’ici, qu’elle avait recouru à son pouvoir, Mael Mag Och était apparu pour la titiller avec ses énigmes, mais pas ce coup-ci. Elle attendit une heure, mais il ne se montra pas. Ça l’attrista un peu, elle aurait apprécié sa compagnie. La solitude lui pesait, même si elle était rarement seule.
Déjà, elle avait le désert tout autour d’elle. La Vallée de la Mort ne méritait pas son nom. Ce pouvait être un endroit dangereux pour des campeurs mal préparés, mais mort, sûrement pas : la vie y grouillait, les animaux étaient incroyablement nombreux, sans pour autant claironner leur présence. Usant de sa vision humaine normale, elle les détectait rarement. Les yeux clos, en revanche, leur énergie faisait étinceler le désert, comme un vaste champ d’étoiles, mais en bien plus actif et mobile. Il lui arrivait de rester des heures à contempler ce spectacle, surtout de nuit, quand les lumières de la vie jouaient leur ballet sans fin, se poursuivant, se dévorant les unes les autres. Les prédateurs étaient de grosses taches de lumière qui coulaient vers les étincelles plus ténues de leurs proies avant de les absorber complètement. Autour d’elle, épineux et cactus clignotaient vaguement mais sous le sol, leur imposant réseau de racines, dix fois plus important que leur partie aérienne, composait une tapisserie de rayons et de courbes entrelacés, un tissu aux plis et aux reflets chatoyants. C’était le plus beau spectacle qu’il lui eut jamais été donné de voir.
Une autre raison qui l’empêchait de se dire seule était qu’elle était suivie. Suivie par le manchot mort qui avait tué Charles. Elle avait pris conscience de sa présence durant son premier après-midi tortueux dans la Vallée, quand elle avait marché si longtemps et si loin qu’elle en avait déchiré l’étoffe de son jean trop serré, et que la déshydratation avait fissuré ses lèvres. Le soleil s’était mis à lui jouer des tours, sans répit. Elle voyait partout des mirages qui ressemblaient à des étendues d’eau miroitantes à l’horizon, et l’ombre de la moindre volute nuageuse sur son dos lui paraissait comme un souffle d’air glacé.
Il se tenait au sommet d’une crête, le visage déformé par la fureur, corps ravagé débordant d’une énergie sombre et fuligineuse. Elle aurait bien voulu l’oublier, y voir une banale hallucination parmi tant d’autres, mais c’était impossible. Elle savait qu’il était là. Elle était à peu près sûre qu’il avait reçu l’ordre de la suivre, même si réussir à se faire obéir d’un mort-vivant restait une question pendante.
Il la filait pas à pas, quelles que soient la vitesse de sa progression ou la distance parcourue. À pied, elle était un peu plus mobile, un peu plus agile que lui, elle avait un meilleur équilibre que lui, mais il avait de plus longues jambes. Il ne s’était jamais approché à moins de cent cinquante mètres, mais ne s’était jamais laissé distancer non plus. Elle poursuivait son chemin vers l’est, marchant jour et nuit, ne s’arrêtant que pour alimenter son corps ou procurer un bref répit à son esprit, et jamais il n’était bien loin.
Elle finit par cesser de se retourner. Sa présence était devenue une donnée immuable, un élément nécessaire de son environnement. S’il s’était arrêté ou s’il avait fait demi-tour, elle l’aurait senti, elle en était sûre. Alors, elle faisait de son mieux pour ne pas lui accorder d’attention et poursuivait obstinément sa route.
Toujours pareil. Des buissons guère plus hauts que le genou, certains qui lui arrivaient tout juste à la cheville. Le sol craquelé et fendillé par l’évaporation laissa la place à des dunes aux arêtes vives, à leur tour remplacées par des rochers polis comme des boules de billard par le frottement de trillions de grains de sable, érodant les arêtes et comblant les minuscules fissures de la pierre, nanomètre par nanomètre, durant des milliards d’années. Le monde avait tout son temps pour moisir tranquille. Elle enviait cette sérénité, cette quiétude. Elle qui semblait promise à ne plus jamais connaître le repos.
Au bout de trois jours, elle parvint à l’endroit où le désert laissait place aux montagnes. Elle ne se faisait aucune illusion sur ce qui l’attendait : elle avait toujours la carte prise dans la voiture de Charles et savait qu’un autre désert l’attendait de l’autre côté de cette chaîne de montagnes. Pas une vallée, cette fois, mais un haut plateau désertique qui s’étendait à l’infini. Elle était malgré tout contente de monter, même si ses jambes se plaignaient, même si l’effort soutenu lui brûlait les cuisses. Car prendre de l’altitude, ça signifiait qu’il y aurait des nuits plus fraîches, une chaleur diurne moins insupportable.
Faute de stimuli, l’esprit tend à remplir le paysage qu’il contemple et, en retour, ce dernier prend l’aspect ainsi dicté. Après des journées de marche quasiment continue, elle avait appris à ne plus penser chaque détail individuellement, l’oscillation des branches des arbustes, les minuscules fleurs jaunes des épineux. Elle devait plutôt embrasser le tout comme un processus unique. N’étant jamais immobile, elle en vint à considérer le monde en termes de mouvements, de changements, et tout changement vers un état plus frais, plus humide ou plus rocailleux était le bienvenu.
Elle escalada à la force des pieds et des mains les montagnes Amargosa et pénétra dans le Nevada. Rien ne délimitait la frontière, elle dut s’en remettre aux vagues indications de la carte dans un paysage sans aucun repère défini. Elle se trouvait désormais bien loin des itinéraires balisés qui découpaient la Vallée de la Mort et la carte était bien trop peu détaillée pour lui être vraiment utile.
Quelle importance ? Quand on traverse le pays d’un océan à l’autre, est-il si essentiel de savoir dans quel État l’on se trouve à un moment donné ? Dans son esprit, le Nevada n’était pour elle qu’un objectif, un point de fuite, un endroit où elle serait à l’abri des militaires, de la police et de tous ceux qui voulaient la détruire. Mais qu’est-ce qui avait changé, en fin de compte ? Il eût été bien naïf d’imaginer que la maladie, la malédiction des zombies, s’arrêtait à la frontière de deux États. Les habitants du Nevada devaient détester les morts-vivants tout autant que les Californiens. Le désert la nourrissait, la protégeait. Peut-être ferait-elle mieux de s’arrêter là. Peut-être vaudrait-il mieux oublier l’offre de Mael Mag Och, ne plus chercher à savoir son nom. Elle pourrait… se contenter d’exister sous les peupliers, de passer le reste de son temps à se dessécher de plus en plus, ne plus se nourrir que de renardeaux, de tortues et de coyotes dans l’odeur de la sauge et des rochers recuits au soleil. Peut-être que cela durerait une éternité.
Elle s’arrêta pour y réfléchir et aussi, simplement, se reposer une seconde. Elle avait les pieds juste engourdis, mais ses jambes la faisaient vraiment souffrir. Lorsqu’elle se percha sur un rocher, son corps cessa de se plaindre trop bruyamment, son esprit commença à s’apaiser, retrouver ses marques. Revenant à des idées concrètes, elle se rendit compte peu à peu que le cadavre manchot n’était plus là. Elle ressentit sa disparition comme un manque, comme si on venait soudain de lui arracher une dent.
Pourquoi était-il parti ? Où était-il parti ? Elle se retourna pour scruter les crêtes, puis elle recommença, cette fois les yeux fermés, mais sans résultat. Il s’était volatilisé. Elle reporta son regard vers l’est : l’aurait-il devancée ? Non. Non, mais il y avait quelque chose. Elle surplombait un canyon tortueux, creusé par le lit sinueux d’une antique rivière. À l’entrée du canyon se dressait une cabane en bois. De la fumée s’échappait de la cheminée, bien vite déchirée par les rafales de vent.
Où il y a de la fumée, il y a des gens, non ? Des gens vivants. Des gens qui feraient une meilleure compagnie que ce monstre manchot. Elle descendit rapidement vers la maison. Ses jambes protestaient, mais ses mains étaient tendues.
Les CDC sont à peu près certains d’avoir au moins une certitude… enfin, peut-être. Donc les Centres de contrôle et de prévention des maladies nous disent qu’il ne s’agit pas d’un virus. Ce qui en remet une couche sur ce que nous savions déjà, grâce à ce spectaculairement utile communiqué de presse de l’Institut national de la santé publique qui prétend qu’il ne s’agit pas d’une bactérie. Bon, alors, c’est quoi, enfin merde ? En attendant, on vous livre la théorie du complot de la semaine, pondue par Romanesko : un homme dans l’Oklahoma prétend que la fin des temps est arrivée, mais qu’il se trouve que personne n’était digne d’être sauvé.
[Entrée sur le blog de DiseasePlanet.org, 08/04/05]
Clark fit immobiliser le transport de troupes et il passa la tête à sa fenêtre pour écouter. Au loin, derrière un rideau d’arbres, il entendait quelque chose. Comme un bruit de papier froissé, interminablement, entrecoupé de détonations sèches. Il reconnaissait ce son : c’était celui d’un lance-grenades automatique en train d’arroser un pâté de maisons.
— C’est le groupe d’intervention, dit-il au chauffeur et à l’officier de transmissions. Après trois jours de combats acharnés, ils avaient l’air comme abasourdis.
Étrange conflit que celui où un bruit d’armes automatiques est synonyme de sécurité, tandis que des civils désarmés sont votre principale cible.
— Accrochage devant, chef, lança-t-il à Horrocks. (Le sergent se mit au garde-à-vous.) Déployez vos gars.
Horrocks passa aussitôt à l’action.
— Très bien, chacun se trouve un binôme, on part au casse-pipe. Vous, vous, vous, vous ! Prenez position ! Vous six, vous vous déployez et vous gardez l’œil ouvert. On reste concentré !
Dans la cabine du camion, la spécialiste des transmissions envoyait un message radio sur un ton monocorde.
— Groupe d’intervention Trois, ici l’élément d’assaut Six. Élément d’assaut Six en fréquence pour le groupe d’intervention Trois. Est-ce que vous me recevez ?
— Cinq sur cinq, Assaut. Nous tenons un terrain de golf, environ deux cent cinquante mètres au nord-est de votre position, et soumis à un feu nourri… Non, oubliez le mot « feu », vous voyez ce que je veux dire. Nous avons un soutien aérien en provenance de la base de Buckley pour évacuer les civils, pouvez-vous nous assister ?
— On est en route, Groupe d’intervention, répondit la spécialiste des transmissions, mais ils étaient déjà en plein dedans.
Le transport de troupes progressait au pas dans une rue résidentielle bordée d’arbres avant de s’immobiliser en grinçant. Une dizaine de contaminés tenaient l’intersection, titubant au hasard sur leurs jambes ravagées. L’un d’eux se retourna pour regarder Clark droit dans les yeux, derrière le pare-brise. Clark entendit Horrocks gueuler un ordre à l’Escouade Deux et la tête du contaminé explosa comme un volcan. Une contaminée en chandail rouge se rua sur le camion, ses longs cheveux au vent, encore bien en chair et la peau douce, même si son visage était déjà gris et creusé de plaies. L’escouade l’abattit elle aussi, tout comme un vieux en survêtement et un ado en chandail. Ils déboulaient de plus en plus nombreux des rues adjacentes, peut-être attirés par le bruit des combats.
— Chef, faut nous dégager le passage, s’écria Clark par la vitre.
Le sergent s’y employait, gueulant à son peloton de se déployer en arc de cercle devant le blindé. Clark s’adressa au chauffeur.
— Avancez le plus lentement possible, que ces hommes fassent leur boulot sans craindre en plus de se faire écraser.
Ils progressaient centimètre par centimètre. Les troupes prenaient le temps d’ajuster leurs tirs. La quantité de citoyens infectés à faucher semblait inépuisable, mais ils avaient un avantage non négligeable : déjà, ils étaient capables de réfléchir, au lieu de se jeter tête baissée sous le feu croisé. Ils avaient surtout l’avantage de pouvoir frapper à distance. Et ils pouvaient se reposer sur leur entraînement et leur discipline.
— Groupe d’intervention, nous convergeons sur vous, annonça la spécialiste des transmissions, le téléphone collé à la joue.
Une main ensanglantée s’écrasa sur la vitre à côté d’elle, lui arrachant un cri. Clark dégaina son arme de poing, mais les escouades avaient déjà maîtrisé le contaminé et lui avaient fait sauter la tête.
À l’extérieur, hors du champ visuel de Clark, quelqu’un lâcha une longue rafale d’arme automatique, inutile gâchis de munitions et le signe que quelqu’un avait perdu son sang-froid. Clark passa par-dessus la spécialiste des transmissions pour descendre sur la chaussée voir ce qui se passait. Les contaminés les encerclaient, convergeant de toutes les rues alentour, de tous les passages, de toutes les sorties de garage, de toutes les portes d’immeuble. Le bruit de la fusillade doit les attirer, songea-t-il. Ils n’avaient d’autre issue que de s’ouvrir un passage en force. Clark dégaina et descendit un chauve au visage à moitié rongé. À cinq mètres de là, une autre victime chercha à l’alpaguer et il l’abattit aussi. Il ne sentait plus sa main, engourdie par le recul.
Un mouvement à la lisière de son champ visuel le fit sursauter. Mais comment ? Comment l’infection pouvait-elle se répandre aussi vite ? Clark en avait marre de se poser des questions, mais il était constamment confronté aux variations sur ce thème. Comment l’Épidémie avait-elle débuté ? Quel ennemi, quelle nation, quelle faction terroriste pourrait laisser advenir une telle horreur ? Il tira, encore, et une femme nue décrivit une pirouette avant de s’effondrer en tas. Il aligna sa prochaine victime et lui transperça le crâne.
Il se disait qu’il les libérait de leur souffrance. Oui, c’étaient des malades. Oui, c’étaient des citoyens américains. Mais si l’agent pathogène continuait à se répandre aussi vite, ils n’avaient tout bonnement pas assez de médecins pour les soigner tous. D’autant que la moitié des toubibs du pays étaient sans doute déjà contaminés eux aussi.
— Chef, vous ne croyez pas qu’on pourrait simplement foncer dans le tas ?
La règle tacite l’autorisait à interroger son sous-off, mais mieux valait que les troupes n’entendent pas.
Horrocks cracha bruyamment.
— Ils se coinceraient dans les roues. On finirait bloqués et on se retrouverait bien vite à court de munitions, mon capitaine.
— C’est la réponse que je redoutais. Ouvrez-moi un couloir de dégagement. Il faut qu’on renforce ce groupe d’intervention. Faites remonter vos hommes sur le camion. (Il se reprit :) Vos hommes et vos femmes.
Le lapsus était éloquent. Jamais il ne l’aurait commis en temps normal, mais il était resté trop longtemps sans dormir ou se nourrir convenablement.
— Remontez vos troupes à bord et dégagez-moi un passage à la mitrailleuse, à l’arme légère, ce que vous avez sous la main.
— À vos ordres, mon capitaine !
Les servants mitrailleuse sur le toit ouvrirent le feu dans un fracas d’enfer et les contaminés tombèrent devant le capot, comme des épis fauchés à la moisson. Les troupes accrochées aux flancs du blindé ou juchées sur le toit massacraient tous ceux qui tentaient de s’introduire dans l’espace dégagé par la mitrailleuse. Le chauffeur poursuivait sa route, les bras crispés sur le volant, et le blindé escaladait les piles de cadavres et finit par s’extraire de la foule comme un bouchon de champagne que l’on fait sauter. En moins de soixante secondes, ils avaient retrouvé un terrain de golf dégagé et fonçaient en patinant sur le gazon entretenu avec soin.
Les contaminés leur collaient au train, mais l’Escouade Trois les tenait à distance par un feu nourri. Sur le tapis d’herbe, le chauffeur mit les gaz à fond et, bientôt, ils filaient entre bunkers et greens. Les soldats s’agrippaient de toutes leurs forces aux flancs du véhicule qui cahotait et rebondissait sur ses quatre essieux. Clark voyait à présent le groupe d’intervention, droit devant. Il compta trois véhicules. Il aurait dû y en avoir cinq. L’un des blindés légers antiémeutes avait en outre l’air salement amoché. Les engins avaient été disposés en formation triangulaire pour permettre au groupe de couvrir tous les angles d’attaque de l’ennemi. Autour des blindés, le terrain de golf était creusé de cratères noirs et fumants. Clark avisa une grosse soixantaine de civils, la plupart sérieusement blessés, qui se tenaient blottis à l’intérieur du périmètre. Si l’on y ajoutait les survivants hébétés à l’arrière de leur transport, on arrivait à près d’une centaine de survivants.
Un tir de grenades jaillit d’un MK-19 monté sur tourelle et une gerbe de flammes et de feu déchira une rangée d’arbres, fracassa les troncs, envoya des nuages de feuilles valser dans les airs. En se rapprochant du groupe d’intervention, Clark décela le crépitement des mitrailleuses montées sur les véhicules. Les armes tiraient par salves brèves, à intervalles réguliers, hachant menu les contaminés qui surgissaient par grappes des rues et des immeubles alentour.
Le téléphone de la spécialiste des transmissions résonna. Elle répondit.
— Bien reçu, Buckley, cinq sur cinq. Mon capitaine, un hélico arrive dans un instant pour récupérer ces civils et ils peuvent également se charger des nôtres.
— Oui, pas trop tôt, lâcha Clark. Enfin, du positif. Il plissa les paupières et distingua, à contre-jour, un MH-53 Pave Low arriver au ras de la cime des arbres. Le Pave Low, un appareil à carlingue élargie hérissé de nacelles d’instruments et d’armements, était le plus gros hélico de la Garde nationale. Il pourrait aisément évacuer les survivants en lieu sûr, où que ce puisse être.
L’hélicoptère posa gauchement sa grosse carcasse sur le green et les civils commencèrent à embarquer. Un copilote arborant les galons dorés de sous-lieutenant sortit de la soute par le nez et courut vers Clark pour le saluer.
— J’admire votre ponctualité, l’aviateur, remarqua Clark en lui rendant son salut. Nous arrivons à l’instant même.
— Capitaine, permission de vérifier si je m’adresse bien au capitaine Bannerman Clark.
— Permission accordée, bien sûr et, oui, je suis bien l’intéressé. Que se passe-t-il ? Parlez sans crainte, on ne va pas y passer la nuit.
— Capitaine, j’ai des ordres spéciaux pour vous, des ordres directs du ministère de la Défense.
Le civil de l’autre jour, songea Clark. L’amateur de guimauve. Que s’imaginait-il, aller donner des ordres à une unité militaire en pleine opération de combat ? Cela enfreignait quasiment toutes les règles tacites.
— Nous étions censés vous localiser pour vous rapatrier. Vous devriez prendre avec vous votre peloton et rejoindre un lieu fortifié, nous ont-ils dit. Et y rester tapis en attendant de nouvelles instructions.
Clark en bredouilla de surprise.
— Mais c’est ridicule. Il y a encore du boulot à faire ici et je ne partirai qu’une fois le boulot terminé et il ne sera terminé que quand je l’aurai dit !
Le sous-lieutenant regarda ses bottes d’aviateur.
— Capitaine, sauf votre respect, je ne suis que le messager… et, capitaine, j’ai passé toute la journée à voler au-dessus de cette ville. Je suis vraiment désolé, mais quand vous dites qu’il y a du boulot à faire… il n’y en a plus. Nous n’avons pas vu le moindre signe de réelle survie depuis ce matin.
Un grand froid parcourut Clark. Il murmura :
— Ça, ce n’est pas le genre de chose que j’aime entendre.
Mais il ne put poursuivre sa réprimande. Il essaya de se remémorer quand ils avaient recueilli le dernier survivant à bord du transport de troupes. La dernière fois où ils avaient vu quelqu’un s’opposer aux contaminés. Cela remontait à la veille, pendant cette interminable nuit d’insomnie. Il ne lui fallut qu’une seconde pour comprendre ce que cela signifiait.
— Sergent Horrocks, lança-t-il, avez-vous entendu ce que cet homme a à nous dire ? Il est temps pour nous de procéder à un repli tactique.
Ce qui en jargon militaire était synonyme de retraite. Ce qui voulait dire que la Garde nationale – et le gouvernement fédéral – avait décidé que Denver était perdue. Définitivement perdue.
— On se remue le cul, mes petits chéris, hurla Horrocks, en s’éloignant. On dégage fissa !
À cette nouvelle, certains des hommes poussèrent des vivats un brin désabusés.
Chère sœur,
Les ormes devant ma fenêtre sont en train de mourir, ce qui n’est pas si grave que ça, désormais, n’est-ce pas ? Et pourtant, je ne peux m’empêcher de les regarder, de contempler ces feuilles rabougries et ces branches qui ne veulent pas bourgeonner. Quelqu’un est passé aujourd’hui les badigeonner d’un produit quelconque, mais il s’est interrompu à mi-tâche, tout le monde est si distrait maintenant. J’ai appris que San Francisco était perdue, comment une chose pareille peut-elle arriver ? Comment peut-on perdre une ville entière ? Les infirmières ont éteint la télé avant que je puisse en savoir plus. Viens me rendre visite au plus vite, si tu peux.
Bisous,
Irène
[Lettre distribuée dans une maison abandonnée de Minneapolis, 08/04/05]
La minuscule cabane se dressait sur de courts pilotis dans le lit du canyon. Une étroite volée de marches menait à une porte en bois patiné, mal ajustée dans son encadrement. Derrière, une cuve cylindrique blanche, sans doute pour alimenter en gaz une cuisinière ou un groupe électrogène. Nilla passa près d’une heure à inspecter les lieux, en escaladant les rochers alentour. Pas une route aux environs, pas même un sentier pour mener à la porte déglinguée. Il n’y avait que le désert à perte de vue. Qui irait vivre dans un coin aussi paumé ?
Elle se posait la question, quand la porte s’ouvrit à la volée, révélant un rectangle de froide obscurité. Incapable de bouger assez vite pour aller se cacher, Nilla réagit comme elle en avait pris désormais l’habitude : dissimuler son énergie en se rendant invisible.
Un homme sortit de la cabane et s’arrêta sur la première marche. Il portait juste un slip et exhibait une longue barbe blanche qui lui descendait en boucles épaisses jusqu’à mi-torse. Il avait le crâne rasé à moins qu’il soit tout simplement chauve. Sa peau avait la teinte cireuse du cuir brut. Il donnait l’impression d’avoir cent ans, mais peut-être n’en avait-il que soixante. Il se gratta l’arrière de la cuisse et regarda droit vers Nilla.
— Pas mal, commenta-t-il. Alors, vous pouvez vous rendre invisible. Entrez, je vous en prie. Il faut qu’on parle.
« J’ai entendu un mec à la télé, aujourd’hui. Je crois que c’était un prédicateur, un truc dans le genre.
— Ouais.
— Il parlait de la fin du monde. Il disait…
— Ouais ?
— Ben, tu vois que ça pouvait bien être ça. Qu’on y était. Au Jour du Jugement. Et qu’on était punis pour nos péchés. Ça m’a fait réfléchir.
— Ouais ?
— Ben, je veux dire, si on a déjà été jugés, hein ? Si Dieu a déjà décidé qui était bon et qui était mauvais, toutes ces conneries… Alors, ce qu’on peut bien faire à partir de maintenant n’a plus aucune importance. Une sorte de période de grâce. Genre, comme quoi on pourrait, je sais pas, moi, peut-être qu’on pourrait, toi et moi. Enfin…
— Ouais.
— Ouais ?
— Ouais.
— Je reviens tout de suite. »
[Conversation téléphonique locale entre deux abonnés à Boise, dans l’Idaho, 08/04/05]
Les contaminés continuaient à arriver au ralenti. Comme s’ils nageaient dans la mélasse.
— Allez vous faire foutre ! Serrant au creux de son bras gauche un bébé en pleurs, le survivant leva son pistolet argenté et tira de nouveau. Bannerman Clark se demanda si l’homme prenait la peine de viser. Ses balles, en tout cas, se perdaient dans le vide.
— Allez vous faire foutre ! glapissait-il à chaque coup de feu. Il n’en avait presque plus de voix.
D’un signe de main, Clark envoya l’Escouade Trois donner un coup de main au bonhomme. Les soldats mirent un genou en terre et tirèrent sur l’ennemi avant qu’il ait pu atteindre le survivant. Les habitants infectés de Fountain, dans le Colorado, tournoyaient sur place, s’effondraient et culbutaient sur le trottoir, les uns après les autres. Après la chute de Denver, les soldats avaient appris à prendre leur temps pour viser et leur loger une balle en pleine tête. Viser ailleurs, c’était gâcher ses munitions.
L’homme au revolver chromé semblait incapable de rabaisser le bras. Il le tenait tendu, raide, on aurait dit un demi-crucifix. Il portait une chemise en serge bleue à pointes boutonnées, une cravate et un pantalon beige maculé de taches de graisse de moteur, semblait-il. Mais Clark était à peu près sûr que ce n’en était pas.
— Que quelqu’un…, commença l’homme d’une voix rauque. Que quelqu’un me prenne ce bébé… il n’est pas à moi, oh, et puis merde.
Il ferma les yeux et Clark se précipita juste à temps pour récupérer le môme avant que le type le laisse tomber. Il reconnaissait ce regard, il l’avait déjà vu des centaines de fois.
— Merde, répéta l’homme d’une voix perçante, avant de se replier soudain sur lui-même, comme si ses jambes s’étaient transformées en gélatine.
— Que quelqu’un apporte à cet homme une couverture de survie. Il est en état de choc.
Clark avait crié, mais avant que quiconque ait pu obéir à son ordre, il entendit le léger déclic que fait un pistolet bon marché quand on l’arme. Il baissa les yeux et vit le revolver pointé sur son visage. Il sentait la chaleur qui émanait du canon, sentait l’odeur de poudre.
Personne ne bougea. Les membres de l’Escouade Trois étaient trop avisés et trop bien entraînés pour pointer leur arme sur un agresseur prêt à tirer. Tout mouvement brusque était synonyme de menace susceptible de pousser un désespéré à passer à l’acte au lieu de l’inciter au calme.
— Je m’appelle Rich Wylie. Je vis par là. Le canon du revolver pointa vers la gauche. Un coin sympa, non ? J’ai bien entretenu la pelouse, engrais à intervalles réguliers, arrosage continu. Obligé, sous ce climat. J’ai payé mes impôts. Est-ce que vous me comprenez ? J’ai toujours payé mes impôts chaque putain d’année. J’ai financé votre traitement et vous étiez censé venir à mon secours.
— Nous sommes là, maintenant, suggéra Clark sur le ton le plus calme, le plus égal possible.
Bannerman Clark avait une belle brochette de médailles sur son uniforme d’apparat. Ça ne voulait pas dire pour autant qu’il était capable de regarder droit dans le canon d’un pistolet chargé sans trembler dans ses bottes. Il était à deux kilos de pression de la mort, il en était parfaitement conscient.
— Pas acceptable, lui dit le survivant.
Clark restait parfaitement immobile. Il ne chercha pas à lever la main pour calmer l’homme. Ce dernier aurait pu croire qu’il s’apprêtait à dégainer son arme. Pensée absurde, il redoutait moins de mourir que de risquer, de peur, de souiller sa combinaison. S’il se chiait dessus, quelqu’un s’en apercevrait, ce qui voulait dire que tout le monde serait au courant dans les vingt-quatre heures et qu’il serait définitivement brûlé. Clark le savait, il avait jadis fait partie de ces bleus qui n’avaient rien de mieux à faire que de répandre des commérages sur leurs supérieurs. Même s’il survivait, jamais plus il n’inspirerait le respect à ses hommes. Pour cette seule raison, il se devait de ne pas flancher.
— Si vous déposez cette arme, nous pouvons…
— Si je la dépose, vous ne m’écouterez pas ! (Wylie semblait las. Épuisé, même, mais ça ne le rendait que plus imprévisible.) Si je vous obéis, vos gars vont me sauter dessus, nous le savons tous les deux. Je ne suis pas un complet abruti. Il faut que vous m’écoutiez. Vous êtes de Denver, c’est ça ? Ouais, j’ai tout vu aux infos. Vous venez de Denver. Vous étiez là-bas pour fabriquer je ne sais quoi. Vous avez descendu quelques morts, oh, ça a dû être le pied, mais par ici, voyez-vous, on n’avait pas le moindre militaire pour nous aider. Par ici, on n’avait que deux flics dont l’un était diabétique. Alors ça a moyennement bien marché.
C’était moins un scoop pour Clark qu’encore une nouvelle variation sur le même thème. Le général commandant la Garde nationale avait affecté toutes les troupes disponibles à la défense de Denver, laissant le reste des avant-postes sans la moindre ligne de défense. Des renforts étaient censés provenir de l’Est, mais durant ces trois jours critiques, la population rurale du Colorado s’était retrouvée seule.
Clark pouvait difficilement critiquer le raisonnement du général. Le Colorado comptait quatre millions d’habitants. Dont trois vivaient à Denver ou dans sa banlieue. Enfin, jusqu’à ces derniers jours. Le choix avait dû lui paraître évident.
— Je veux retrouver ma vie d’avant… mais vous ne pouvez pas… vous n’étiez pas là… à temps.
Un son plaintif sortit de la gorge de Wylie. Il n’avait plu qu’un filet de voix.
— Vous ne pouvez pas… arrêter ça. Vous ne pouvez pas.
Il était devenu livide. Le canon du revolver glissa vers le bas, puis sa main le laissa échapper et l’arme tomba bruyamment sur la chaussée. Aussitôt, les hommes de l’Escouade Trois intervinrent, bousculant Clark pour l’écarter de l’assaillant. L’un des soldats récupéra le bébé, qui n’arrêtait pas de hurler. Deux autres saisirent Wylie par sa chemise, aux bras, au cou, et le maîtrisèrent en lui passant les bras dans le dos. En quelques secondes, tout était terminé. Clark déglutit, malgré sa bouche sèche.
— Putain de connard, lâcha un homme avant de gonfler les joues, prêt à cracher sur Wylie.
Le sergent Horrocks s’interposa et toisa le soldat jusqu’à ce qu’il ait ravalé sa salive.
Clark rajusta son chapeau de brousse et tourna les talons.
— Sergent, veuillez trouver une place pour ce civil dans un des véhicules, ordonna-t-il d’une voix forte pour couvrir les hurlements du bébé. Et trouvez… trouvez quelqu’un pour s’occuper de ça… de ce nourrisson.
Il n’arrivait plus à s’entendre penser. À grands pas, il alla s’isoler à l’écart des véhicules, sur le bas-côté. Portant son regard par-dessus le toit des vieux immeubles victoriens de la ville, il contempla les pics couronnés de neige jusqu’à ce qu’il sente les muscles de son estomac cesser de tressauter sous sa chemise d’uniforme. Cela faisait une éternité que l’on n’avait plus pointé d’arme sur lui. Il avait servi dans deux guerres et près d’une demi-douzaine de conflits de moindre importance, sans jamais pourtant s’y accoutumer. Il avait cru pouvoir résoudre cette crise avant d’y être confronté. Les contaminés avaient les dents aiguisées, des mains comme des serres, il avait vu de quelle manière ils tuaient, mais, quelque part, il avait fallu un revolver à cinquante dollars pour lui enseigner ce qu’était la peur, la vraie.
Le convoi s’ébranla de nouveau avant que Clark ait eu le temps de s’y préparer. Il regarda passer devant lui le transport de troupes et deux des blindés des forces d’intervention. Puis ce fut le cortège de minibus, de fourgonnettes et de cars de ramassage scolaire, tous les véhicules qu’ils avaient pu trouver, tous les engins civils susceptibles d’emporter quelques passagers. Le dernier blindé fermait la marche. Clark bondit sur le plateau arrière, puis alla s’asseoir sur la tourelle. Il se sentait mieux, le visage fouetté par le vent.
Le civil du ministère de la Défense lui avait ordonné de trouver une planque sûre et d’attendre. Clark avait choisi Florence – le site le mieux fortifié qu’il connaisse – et il comptait bien s’y rendre, en définitive. Mais pas avant d’avoir sauvé tous les rescapés qu’il pourrait trouver entre Denver et la prison de haute sécurité.
Les États-Unis se dirigent lentement mais sûrement vers la loi martiale. Partout, les tenants de la théorie du complot prennent leur pied. Le ministre de la Justice a demandé des pouvoirs renforcés, la grande nouvelle ! Mais, à présent que l’armée tient près de la moitié de l’ouest du pays et que, dans le centre, la moindre virée jusqu’à la cafétéria s’est muée en véritable parcours du combattant, j’ai bien l’impression que ce coup-ci, on y est pour de bon. Brrr…
[Article de blog, sur wonkette.com, 09/04/05]
Nilla s’assit du bout des fesses sur une chaise artisanale en osier, les mains posées sur la table. Le chauve donna un dernier tour d’ouvre-boîtes et déposa la boîte de viande hachée entre eux deux. On aurait dit de la pâtée pour chats.
— Je suis… Hum… Jason Singletary, dit-il en exhibant une belle rangée de dents gâtées. Elle supposa que ça se voulait un sourire.
— Nilla, fit-elle.
— Je sais.
Il s’écarta de la table et bougea les mains, touchant le bout de ses doigts comme s’il comptait. Puis il poursuivit.
— Je sais un tas de trucs à votre sujet. Je sais quel est votre objectif, je crois. Il y a pas mal de choses à discuter.
Nilla fronça les sourcils. C’était absurde. Comment pouvait-il connaître son nom ? Elle ne l’avait jamais vu. Pas en tout cas depuis qu’elle était morte et devenue amnésique. S’il l’avait connue de son vivant, il n’aurait pas su son nom actuel. Il mentait.
Mais d’un autre côté, il pouvait la voir même quand elle était invisible, ce qui signifiait qu’il disposait peut-être de sources d’information dont elle ignorait l’existence.
Elle passa un doigt sur la surface brune de la viande hachée puis le goûta du bout de la langue. Pas à dire, c’était bon. Après tout, ça avait été de la chair vivante, avant. Elle plongea dans la boîte la cuiller toute cabossée qu’il lui avait donnée et se mit à manger.
— Pourquoi vivez-vous…, commença-t-elle, avec l’intention de lui demander pourquoi il avait choisi un endroit aussi perdu pour vivre, mais il réagit comme si elle lui avait hurlé dans l’oreille, s’écartant et se prenant la tête à deux mains.
Il fonça dans la petite cuisine et y récupéra un rouleau de papier d’alu dont il s’enveloppa le crâne, en effectuant plusieurs tours jusqu’à former un casque improvisé.
— Pardon, qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il.
— J’allais… vous… demander, reprit Nilla, en essayant de garder un débit bas et lent, pourquoi vous habitiez dans ce coin perdu. Au beau milieu du désert.
Il sourit de nouveau.
— Le Nevada a la plus faible densité de population des cinquante États, lui expliqua-t-il, du ton où il aurait récité une leçon apprise par cœur dans un manuel scolaire. Il y a moins de bruit de fond… j’appelle ça du « bruit de fond », comme les transmissions parasites que captent les radios amateurs.
Il recula d’un pas, et se heurta à la paroi de bois de la cabane.
— Je… Enfin, je suis télépathe.
— Non, vraiment ?
Nilla plongea le doigt au fond de la boîte pour y grappiller les dernières miettes de viande. Elle ne se rappelait même plus avoir déjà mangé tout le reste, franchement, c’était passé si vite…
Oui, vraiment, rectifia-t-elle, interrompant ses propres réflexions. Ce qui aurait dû être impossible, s’avisa-t-elle – après tout, personne ne pouvait penser à deux choses à la fois et donc, je suis vraiment télépathe. C’est moi que vous entendez. Comme si c’était votre voix intérieure. La pensée était fine et parcheminée, à peine audible. Comme il venait de le suggérer, tout cela évoquait exactement un monologue intérieur. Comme si elle s’adressait à elle-même.
Nilla leva les yeux vers lui, en essayant de ne penser à rien. C’est impossible, j’en ai peur. On est toujours en train de penser à quelque chose, que ce soit une idée abstraite ou banale. L’esprit n’est jamais au repos. Il doit s’agiter sans cesse où bien il meurt. Comme un requin. Les requins suffoquent dès qu’ils cessent de nager.
— Ne refaites pas ça, lui dit-elle. C’est très déroutant.
— Alors, mettez-vous à ma place, poursuivit-il, mais cette fois tout haut. (Il leva les mains pour lui montrer comment elles tremblaient. Puis il se pencha et se détourna à moitié, comme s’il ne pouvait supporter son regard.) J’ai tout ce… tout ce bruit dans ma tête… sauf que c’est permanent, constant… et que c’est… c’est très difficile de vous avoir ici. Je suis désolé, mais il fallait que je vous le dise. Je me suis dit, enfin, peut-être qu’avec votre déficience de mémoire, peut-être, qui sait, vous seriez moins… oh mon Dieu, comment dire… moins bruyante, mais… mais… mais… mais non, vous êtes pleine… pleine de questions. Je vis ici depuis très, très longtemps. Tout ce dont j’ai besoin, je l’achète par correspondance. Vous êtes mon premier visiteur depuis vingt ans.
Tout en parlant, il ne cessait de se gratter le tour des yeux et l’arête du nez comme si quelque chose voulait sortir de son crâne. Nilla observa son manège et il laissa retomber ses mains à ses côtés.
Elle contempla pour la première fois vraiment l’intérieur de la cabane, étudiant comment Singletary vivait. Elle nota son lit dans un coin, une simple couchette avec, posés dessus, de vieux magazines déchirés et une boîte de mouchoirs en papier. Elle vit sa cuisinière, une caisse de tôle blanche rouillée, placée à bonne distance des murs. Elle vit les étagères au-dessus garnies de boîtes de conserve. Elle vit ces flacons de pilules en verre brun que l’on trouve partout, répandus au sol, alignés au bord de la table, intercalés avec les réserves de vivres. Elle en prit un pour déchiffrer l’étiquette.
TEGRETOL (Carbamazépine), 1 600 mg. À prendre trois fois par jour au moment des repas.
— C’est… c’est pour les attaques, bredouilla-t-il en récupérant le flacon. J’ai des boîtes de thon, ça vous dirait ?
— Oui, fit Nilla.
Elle l’étudia pendant qu’il se rendait dans ce que l’on pouvait considérer comme son coin cuisine. J’imagine que c’est ce qui explique comment vous avez pu me voir, même avec mon aura cachée. C’est de naissance ?
Ses épaules se raidirent tandis qu’il manœuvrait l’ouvre-boîtes.
— Oui, je crois bien. Je voyais… je voyais parfois des spectres, des spectres, oui, quand j’étais… petit. J’en vois encore. Ça a sérieusement empiré à la puberté. C’était devenu tout bonnement… insupportable. Ils m’ont trimbalé d’un hôpital à l’autre, mais les médicaments… ils n’ont fait que me démolir le cerveau, je le sais. J’en suis sûr ! À présent, il a des fuites, des fuites… et ça ne marche pas toujours. Ça marche pas toujours, le papier d’alu, non, il ne… je suis si terriblement désolé. Je… je bégaie, n’est-ce pas ?
— Vous voyiez des spectres, reprit Nilla.
— Oui.
Il déposa devant elle la boîte de thon qu’elle saisit et se renversa dans la bouche comme si elle ingurgitait un verre de whisky. Le poisson apaisa sa faim durant quelques secondes, mais celle-ci revint bientôt de plus belle.
Il poursuivit, les mains serrant le rebord de la table.
— Les morts, les… les souvenirs, les souvenirs des morts qui restent coincés ici. Dans ce monde. Rien ne s’oublie jamais, vous voyez, c’est comme une vibration, une vibration sur une sorte de, disons de corde, et qui continue à vibrer à l’infini, même si ça s’atténue avec le temps. Vous savez, un peu comme une corde de violon quand on la pince. Elle continue à vibrer et même quand on ne l’entend plus au bout d’un moment, elle est toujours… elle est toujours…
Elle se rendit compte qu’elle avait écarquillé les yeux. Elle n’avait pu s’en empêcher.
Il était en train de dire que les souvenirs ne sont jamais vraiment perdus. Par exemple, les siens.
Il n’arrivait toujours pas à la regarder. Il prit sur l’étagère une boîte de jambon en conserve, puis en rabattit le couvercle. Il la posa sur la table devant elle. Quand elle n’y toucha pas, il la poussa de quelques centimètres encore. Elle souleva sa cuiller.
— Non, fit-il, en réponse à la question qu’elle n’avait pas posée.
— Pourquoi pas, bordel ? Pourquoi pas, hein, putain de merde ?
— Je ne peux pas vous restituer vos souvenirs parce que je ne les ai pas vus. Je n’ai pas vu votre spectre, Nilla.
Il s’était calmé considérablement. Peut-être lui faisait-elle peur, et cette peur le calmait.
— Je… je ne peux pas les choisir à ma guise. Ce sont eux qui viennent à moi. Si vous étiez encore vivante, peut-être que je pourrais chercher votre spectre… ou vos souvenirs. Mais d’un autre côté, vous n’auriez pas besoin de les récupérer. Et vous ne seriez pas ici.
La boîte devant elle était vide. Elle n’avait même pas souvenir du goût du jambon en conserve.
Il s’assit sur le bord de la table.
— Il y a des choses que vous devez savoir. Vous n’êtes pas arrivée ici par accident. C’est moi qui vous ai guidée.
Nilla posa les mains sur son ventre.
— Peut-être qu’en essayant pour de bon. Ou en n’éliminant pas la possibilité d’emblée. Si je reste ici un petit moment, peut-être que mon spectre viendra. Qu’il viendra me rejoindre.
— Ce n’est pas comme ça que ça marche, et nous avons des sujets plus importants à aborder, lui dit-il, écartant la suggestion d’une manière qui la mit en rage.
Qu’y avait-il de plus important que de retrouver ses souvenirs ?
— S’il vous plaît, nous n’avons pas beaucoup de temps ! Je vous ai guidée jusqu’ici, suscitant une idée de temps à autre, pour vous suggérer d’emprunter telle ou telle vallée, d’éviter telle ou telle route. Il y a une chose que vous devez savoir, Nilla. Il y a un homme, là-haut dans les… dans les montagnes à l’est d’ici. J’ai touché son esprit bien des fois. Il a fait une chose horrible. Un truc vraiment épouvantable, c’est comme si je voyais un grand feu, un grand feu prêt à dévorer le monde. Il sait ce qu’il a commis. La culpabilité le ronge et… et… et…
— Répondez-moi simplement, d’accord ?
Elle s’était levée d’un bond, si vite qu’elle en aurait eu le vertige si son sang avait été encore capable de circuler.
— Vous en savez tant sur moi, mon nouveau nom, le fait que je suis une morte-vivante, ce que j’aime manger. Pourquoi ne pouvez-vous pas tout bêtement regarder à l’intérieur de ma tête et y découvrir ce que je suis vraiment ?
— Je vous l’ai dit, ça ne… Nilla… Nilla, vous devez, vous devez… cet homme qui se sent coupable, cet homme…
Il fut pris d’un violent frisson et elle se demanda s’il n’allait pas faire une crise d’épilepsie. Il émit une plainte sourde. Elle sentait la peur émaner de lui, l’adrénaline qui s’évacuait en une sueur âcre, aigre.
— Vous, vous, vous…
— Calmez-vous, voulez-vous ? Elle contourna la table pour le saisir aux épaules. (La faim lui déchirait les entrailles et elle aurait voulu, vraiment voulu lui planter les dents dans le cou, absorber son énergie dorée.) Je sais… Je sais bien que j’ai l’air effrayante, que je dois vous paraître monstrueuse, mais il faut vous calmer !
Elle le relâcha, dégoûtée, quand elle vit ses yeux se révulser. Il s’effondra en tas sur le sol. Elle avait envie de l’aider, de le porter sur son lit, mais ça ne ferait que l’énerver un peu plus. Elle avait encore des tas de questions à lui poser, mais il allait lui falloir attendre que sa crise soit passée.
Sur l’étagère, au-dessus de la cuisinière, elle trouva une boîte de sardines qu’elle pensait pouvoir ouvrir même avec ses doigts gourds. Elle retourna s’asseoir à table, bien décidée à lui laisser tout le temps voulu. Toujours par terre à ses pieds, Jason Singletary poussait des gémissements plaintifs, les bras serrés autour de lui, comme s’il avait très, très froid.
JÉSUS REVIENT… vous bouffer la jambe.
[Graffiti dans les toilettes pour hommes du restaurant Arby, Grand Rapids, Michigan, 08/04/05]
Le centre de haute sécurité de Florence était installé au milieu d’une cuvette remplie d’herbe et d’épineux. Pas un arbre ne poussait dans les champs alentour, ce n’était que caillasse et mauvaises herbes. On n’avait rien laissé pousser qui puisse cacher un fugitif. La prison proprement dite formait un bâtiment bas dans ce vallon désert, l’essentiel de la structure étant caché sous terre, comme quelque animal qui se serait enfoui dans le sol pour se protéger de la menace de ce grand ciel bleu et vide. Les nuages passaient à toute vitesse, chassés par le vent qui les déchirait en lambeaux quand ils dévalaient en mugissant du sommet des montagnes.
Clark entra dans la prison à la tête d’un convoi fort de soixante véhicules. L’endroit paraissait un peu trop lugubre à son goût. Les réfugiés en minibus ou gros camions en avaient déjà suffisamment bavé et ça l’ennuyait de les conduire dans un coin aussi effrayant, mais il n’avait guère le choix. Pour autant qu’il sache, le centre était peut-être bien le dernier lieu sûr à cinq cents kilomètres à la ronde.
Pendant son absence, on avait procédé à quantité de travaux pour renforcer la sécurité et protéger l’établissement contre la catastrophe en cours. Clark hocha la tête avec approbation en voyant tout le travail effectué. On avait évacué les occupants précédents, procédé à un nettoyage complet, des chiens surveillaient de nouveau le périmètre, on avait renforcé les accès qui étaient désormais mieux gardés. Les caravanes qui constituaient le domaine de Désirée Sanchez avaient été déplacées à l’intérieur de la seconde enceinte où elles seraient en sécurité.
Vikram Singh Nanda l’attendait à l’entrée principale. Clark confia au sergent Horrocks la tâche de répartir les hommes et de leur confier leurs missions. Il salua son vieux pote d’une brève accolade. Il entendit un cliquetis contre les épaulettes de son uniforme et souleva le poignet de Vikram pour voir ça de plus près. Le commandant sikh portait un bracelet d’acier martelé au poignet gauche. Pas vraiment le truc réglementaire, sûrement pas.
— C’est mon Karra, le signe de mon attachement aux enseignements des dix gourous, expliqua Vikram, presque timidement. Je ne le porte pas en temps normal, mais je le devrais.
— On essaie de se mettre bien avec son dieu, je vois, bougonna Clark avant de flanquer une tape sur l’épaule de son copain, alors qu’ils se dirigeaient tous les deux vers le bureau des gardes.
Ce serait celui de Clark désormais. Selon ses ordres, quelqu’un y avait installé une couchette et un terminal de communication dédié, un ordinateur portable connecté à Washington via une liaison satellite. Il comptait passer le plus clair de son temps dans cette pièce exiguë.
Vikram referma la porte derrière lui. Pris au dépourvu, Clark se retrouva soudain tout seul. Cela faisait un bout de temps qu’on ne l’avait pas laissé seul avec ses pensées.
Il s’installa dans le fauteuil de cuir derrière le bureau et rangea son arme de poing dans le tiroir du haut. Puis, les coudes posés sur le bureau, les doigts joints devant lui, il contempla le vide. Il sentait l’imminence de quelque chose, se sentait devenir peu à peu conscient d’une horreur. Ça montait du tréfonds de son cerveau, de ce cerveau limbique où les terreurs demeuraient tapies comme des lézards dans un marécage. Ça prenait tout son temps. Attendant le moment où il en aurait pris pleinement conscience. Il poussa un léger soupir, bref soulagement de la pression sur sa poitrine. Et puis, ça lui tomba dessus d’un coup.
Bannerman Clark venait de passer une semaine à juste faire des petits sommes et se nourrir de rations de survie froides. Durant cette période, il avait fait la guerre.
Il avait massacré des civils.
Des civils innocents et malades qui avaient désespérément besoin de soins médicaux et d’un minimum d’aide. Il s’était battu contre ses propres concitoyens.
Et de toute façon, il avait perdu.
Un froid comparable à celui du vide de l’espace intergalactique lui emplit l’estomac et gagna ses entrailles. Il se sentait vidé, physiquement vidé au point que le moindre souffle de vent aurait pu l’emporter. La lassitude de ses membres virait à la paralysie et le bourdonnement dans sa tête, la migraine lancinante qu’il éprouvait toujours durant les opérations de combat, se déploya en un véritable atelier de torture. Chaque instant de la bataille de Denver l’attendait ici, isolé, disséqué, dans l’attente de son analyse détaillée. Il allait passer le restant de sa vie, il le savait, à scruter et réviser ces faits un par un, ces décisions isolées issues de la bataille. Tout comme il ne cessait de penser et repenser à chaque bataille à laquelle il avait participé. Batailles remportées pour la plupart, avec des pertes humaines relativement modérées. Celles-là étaient faciles, de simples comptes rendus logistiques, listes de chiffres et de noms, tant d’hommes déployés à tel endroit, tant de matériel consommé à tel autre. Pour les batailles perdues, c’était pareil, excepté qu’à chacune de ces listes de noms était épinglé un fantôme.
Mais ce dernier combat avait suscité bien plus qu’un spectre. La fille. La blonde qui avait été la clé de l’Épidémie. Et elle s’était échappée, alors même qu’il était empêtré dans cette vaine tentative de défense d’une ville condamnée.
Vikram était apparu soudain devant le bureau, l’air inquiet, mais souriant. Toujours souriant. Clark n’avait pas entendu entrer son ami, il ignorait depuis combien de temps celui-ci attendait. Mais Vikram était un ancien combattant. Il était capable de comprendre l’intense malaise personnel éprouvé après l’échec d’une opération.
Clark lorgna le bracelet au poignet de son ami. La calamité en cours avait rapproché Vikram de sa divinité.
— Tu n’as jamais douté un seul instant de l’existence de Dieu, n’est-ce pas ?
Les mots s’échappaient de sa bouche comme s’il se trouvait au fond d’un grand lac sinistre et glacé.
Vikram se redressa de toute sa hauteur ; il se tenait déjà au garde-à-vous, mais il parut grandir encore.
— Les enseignements de ma religion me dictent de n’avoir aucun contact avec quiconque n’a pas un minimum de foi en un dieu quelconque, répondit-il d’une voix sèche et mesurée. Voilà qui pourrait se révéler délicat dans notre métier. Que serais-je censé faire si mon supérieur hiérarchique était athée ? Je me suis maintes fois posé la question. Au bout du compte, j’ai choisi de m’en tenir à une politique stricte en matière de religion. (Le sourire s’élargit d’une fraction de centimètre.) Pas de question, pas de problème.
Clark sourit à son tour, ça faisait tellement de bien. Un demi-rire s’échappa de ses lèvres, maquillé en toussotement. Il ne chercha pas à savoir pourquoi il avait envie de rire à ce point, il se contenta de constater le fait.
— Je me retrouve ici complètement en dehors de ma juridiction, observa-t-il. Cette mission est devenue une collaboration sur un pied d’égalité. À cause de mon statut particulier d’expert sur la question (il ne pouvait se résoudre à reprendre le terme bosseur utilisé par le civil du ministère), j’ai pris le pas sur toi, malgré ton grade supérieur au mien. Si tu veux reprendre ta liberté, libre à toi, bien sûr.
— Pas tant que le tohu-bohu ne sera pas réglé, mon ami, dit Vikram. Ou si tu préfères : pas avant que la tâche soit accomplie, capitaine.
Et voilà. Pas plus compliqué. Puis d’ajouter :
— J’ai un rapport de situation en cours, si tu veux en prendre connaissance.
Clark n’était pas vraiment pressé de l’entendre. Il avait une indigestion de mauvaises nouvelles. Il pensa : Non, pas tout de suite. Et répondit :
— D’accord. Pourquoi pas, autant s’y coller maintenant.
Parfois, on doit aller de l’avant, si mal que l’on se sente. Parfois, le pur entêtement est le seul remède.
— Le Colorado est soumis à la loi martiale. Les cadets de l’École de l’Air ont été armés et mobilisés. Jusqu’ici, ils n’ont pas réalisé de prouesses. Des renforts de l’armée régulière, pour l’essentiel la 82e division aéroportée et la 10e division de montagne, font leur possible pour assurer le maintien de l’ordre. Ça se résume, en gros, à bloquer toutes les routes au sortir de l’État. Il semble qu’à l’intérieur des frontières, il n’y ait plus aucun gouvernement.
Clark avait pu le constater de visu. Il acquiesça.
— Le Nevada et l’Utah se sont déclarés en état de catastrophe naturelle, mais les autorités compétentes gardent encore le contrôle. J’ai parlé avec un fort aimable animateur radio de Las Vegas qui m’a précisé que des quartiers entiers de la ville ont été placés en quarantaine, mais qu’ils pensent réussir à repousser les contaminés loin du centre. Nous avons perdu le contact avec la Californie.
Clark avait trouvé une boîte de stylos-billes dans l’un des tiroirs du bureau. Tout en écoutant, il s’était mis à les ranger dans un porte-plume. Il s’arrêta et reposa délicatement ce dernier le long du sous-main.
— À savoir ? Los Angeles ou San Francisco ?
— À savoir que l’ensemble de l’État a cessé toute communication avec le monde extérieur.
Vikram ne broncha pas. Il ne cilla même pas.
— Ça s’est fait progressivement, bien sûr, ça n’est pas arrivé tout d’un coup. Ce matin encore, il restait des unités de marines à Sacramento, j’ai pu leur parler même s’ils étaient très occupés. Aux dernières nouvelles, ils attendaient l’arrivée de renforts par la mer d’un groupe aéronaval appelé pour les aider au maintien de l’ordre. Puis plus rien.
Dingue. En quoi une flotte de bâtiments de guerre pourrait-elle lutter contre l’anarchie ? Avaient-ils bombardé les villes, organisé des opérations anti-infrastructures pour détruire les voies de communication et instaurer des barrages ? Ils ne s’étaient sûrement pas contentés d’armer les marins avant de les débarquer pour les envoyer au casse-pipe. Ou peut-être que si ? Clark se demanda s’il aurait trouvé une meilleure idée.
Réfléchir à la tactique l’aida à évacuer le fait que Vikram venait de lui annoncer la chute de l’État de Californie. Ça ne l’aida pas vraiment à intégrer mentalement ce fait bien précis.
— L’infection s’est étendue vers l’est, jusqu’à l’Ohio. On attend des nouvelles de la Pennsylvanie d’ici quelques heures. On signale des cas isolés aussi loin qu’à New York, où des quartiers entiers sont déjà placés en quarantaine. Outre-mer, les données les plus fiables que nous ayons sont encore floues, mais nous savons toutefois que le Mexique et le Canada ont mobilisé des troupes et qu’ils réclament de l’aide. Aide qu’en l’état, nous ne sommes pas en mesure de leur fournir.
Clark hocha la tête. Il reprit ses stylos et se mit à les classer par couleur.
— Moche, moche, moche. Et ça va de mal en pis. Bon. Faut qu’on trouve quoi faire. Es-tu en contact avec le gouverneur ?
Il fit tomber les stylos un par un dans leur coupe.
— Normalement, je devrais en profiter pour travailler en liaison avec le général commandant la Garde nationale du Colorado, mais il se trouve, vois-tu, que je sais qu’il est mort.
On l’avait trouvé dans la salle de chimie du lycée. Il avait été infecté, les chairs de sa jambe droite avaient été entièrement dévorées. Il tournait en rond par terre en rampant. Clark l’avait personnellement délivré de son calvaire.
Vikram haussa les épaules.
— Le gouverneur est inaccessible, j’en ai peur. Nul ne sait où il se trouve.
Clark acquiesça.
— Très bien. Alors, trouve-moi un général quelque part. Ou un colonel. Enfin, quelqu’un qui peut me donner un ordre.
Vikram hocha la tête.
— Un lieutenant-colonel ? hasarda Clark.
Vikram resta quelques instants silencieux avant de poursuivre. Il scruta le visage de Clark, comme s’il y cherchait quelque chose. Peut-être quelque ultime trace de résistance pour encaisser un nouveau choc.
— Bannerman… Capitaine, ce que je suis en train de vous dire, c’est que dans l’ensemble de la hiérarchie, je n’ai pas pu trouver un seul officier qui vous soit supérieur en grade.
Puis reprenant un ton familier :
— Je pense que tu t’y colles.
Clark pinça les lèvres. Ce n’était pas possible et pourtant… la plupart des meilleurs officiers de la Garde nationale et, par conséquent, les plus hauts gradés étaient encore déployés en Irak. Une bonne partie des autres étaient morts à Denver. Était-il possible que pas même un seul commandant n’ait survécu ? Bon, d’accord, ils n’étaient déjà pas si nombreux.
Les implications étaient toutefois accablantes. Si un malheureux capitaine se retrouvait à la tête de la Garde nationale du Colorado, s’il se retrouvait l’autorité suprême de l’État, c’est vraiment que tout était perdu. Jamais il n’avait été formé à avoir une telle autonomie de décision. Puis une idée lui vint. Il avait toujours son supérieur à la Défense. Tous les maillons de la chaîne de commandement n’avaient pas disparu.
— Très bien, dit-il enfin.
Il disposa le porte-plume à l’angle supérieur gauche du bureau, puis le fit glisser à droite. Là, c’était mieux.
— Très bien, reprit-il. Donc, on est bloqués ici. Si je dois prendre les rênes, il me faut au moins une nuit pour récupérer avant de commencer à aboyer des ordres. À moins que tu aies encore autre chose à me dire, ajouta-t-il en voyant la mimique de Vikram.
— Bannerman, c’est le cas, mais je pense qu’il vaudrait mieux que tu voies ça par toi-même.
Clark haussa un sourcil.
— Tu aurais intérêt à écouter le lieutenant Désirée Sanchez. Elle t’attend en bas, expliqua Vikram. Elle a appris quelque chose.
Humeur : massacrante !
En train d’écouter : Slipknot, Wait and Bleed .
« Yo, mec, on est toujours coincés ici because la route vers le sud est fermée et Brian pense que c’est pas mieux non plus au Canada. Putain, c’est qu’il se croit malin, sauf que, où est passée sa copine ? Moi, j’aurais protégé ma meuf, sûr, j’aurais tout laissé tomber pour la protéger, chépa moi. On a trois gros jerrycans d’eau, et j’ai rempli la baignoire hier soir, c’est pas trop propre, j’imagine, ptêt qu’on se sera tiré avant d’en arriver là, si Brian arrive à se sortir la tête du cul. »
[Dernier message posté sur Livejournal par l’usager Piramidhead, 09/04/05]
Une fois découpé, le patient infecté étendu sur la civière ne présentait plus qu’un obscène semblant d’humanité. Le visage avait été creusé, tout comme la partie antérieure du crâne. Le cerveau reposait comme un fruit ratatiné au fond d’une jatte en os. Le torse était ouvert – peau, sternum et muscles avaient été découpés – pour révéler le cœur et les poumons. Ceux-ci restaient parfaitement immobiles. Et pourtant, les doigts s’agitèrent et se serrèrent, les orteils se crispèrent quand la femme médecin militaire pinça avec ses forceps un long filament blanc de tissu nerveux.
— Ils n’ont plus l’usage de la plupart de leurs organes. Leur sang a séché dans leurs veines. Ils arrivent toutefois à digérer leur alimentation et à éliminer les déchets. (Désirée Sanchez leva les yeux vers Clark.) Des déchets toxiques. (Elle se gratta le menton.) Ce que nous sommes en train de contempler, capitaine, n’est pas humain. C’est un système nerveux qui n’a pas réussi à mourir.
La brave toubib avait ôté sa tenue de sécurité biorisque de niveau IV. À l’intérieur du labo, elle portait juste un tablier et d’épais gants de travail passés au-dessus de son uniforme. Elle avait une paire de lunettes en plastique pour lui protéger les yeux, mais, pour l’instant, elle les avait remontées sur son front. Des fragments de tissu humain et des plaques de sang coagulé la recouvraient de la tête aux pieds, mais elle ne portait même pas de masque filtrant.
— Lieutenant, je crois que nous avons déjà évoqué la morbidité hypothétique du patient.
Clark agrippait le boîtier de l’Interphone, prêt à lui intimer l’ordre d’arrêter si nécessaire.
— Affirmatif, mon capitaine, dit Sanchez en écartant une mèche de devant ses yeux. C’est juste que je ne sais pas comment cet homme pourrait encore vivre après ce que je lui ai fait subir. Je veux dire, ce n’est pas un simple mode de vie alternatif. Il s’agit d’un changement physiologique radical.
Elle laissa tomber le forceps dans un plateau en Inox ensanglanté. Clark entendit le bruit malgré les multiples couches de rideau en plastique qui les séparaient.
Désirée se pencha au-dessus de la civière et ferma un instant les yeux avant de poursuivre.
— Je suis arrivée au bout, je ne vois pas ce que je peux faire d’autre, à part torturer inutilement cet homme au nom de la science. Il reste toutefois encore une voie de recherche que j’aimerais poursuivre… L’épidémiologie de cette chose. Je pense… que… que…
Le visage de Sanchez devint livide et elle émit un coassement douloureux. Effrayé, Clark voulut saisir son arme avant même de savoir ce qu’il lui arrivait. Mais l’arme n’était pas là : il avait rangé le Beretta dans son tiroir de bureau et l’y avait oublié.
— Lâchez… Lâchez-moi, couina Sanchez.
Clark baissa les yeux et vit que l’infecté avait refermé ses doigts gris autour du poignet de la jeune femme.
— Lâchez-moi, s’écria-t-elle tout en tâtonnant avec sa main libre pour essayer de saisir le plateau en inox.
Il était hors d’atteinte. Ses yeux scrutèrent le rideau de plastique.
Clark n’avait même pas de canif sur lui. Il ne pouvait pas traverser le plastique avec ses doigts, il allait devoir passer par l’entrée.
— Tenez bon, lieutenant, dit-il dans l’Interphone avant de ressortir en hâte.
Il sortit son portable et appela à l’aide, de l’aide, n’importe qui…
À l’extérieur de la caravane, le soleil était éblouissant. Clark contourna le conteneur et entra par le côté opposé, franchissant une paroi zippée, puis traversant un sas de décontamination. Une douche automatique l’arrosa d’eau bouillante et il porta les mains à son visage pour se protéger les yeux, brûlés par la solution antiseptique. Derrière lui, il entendit des bottes faire crisser le gravillon bien trop loin : il était le seul assez proche pour pouvoir réagir. Il repoussa l’ultime sas interne, ne tenant pas compte du Klaxon qui lui signalait qu’il avait oublié de refermer au préalable la porte extérieure.
À l’intérieur, dans cet air qui empestait l’horreur et la pourriture, il commença par essuyer ses yeux emplis d’eau savonneuse avant de chercher à se repérer. Il se trouvait en fait tout près de la civière, du côté opposé à Sanchez. L’homme contaminé avait arraché ses entraves et se tenait assis sur la table, étreignant la scientifique qui se débattait entre ses mains. Le cerveau était avachi sur le visage défoncé et il pendouillait, ballottant au bout de la moelle épinière.
Mon Dieu, se dit Clark, comment est-ce possible ? Il tendit la main vers le plateau en Inox, cherchant à tâtons un instrument susceptible de servir d’arme. Il récupéra un scalpel couvert de sang séché et voulut poinçonner les poignets du contaminé, mais Sanchez continuait à se débattre, cherchant à se libérer de cette poigne de fer. C’était trop risqué : il pouvait la blesser.
— Tout… tout va bien, lui dit-elle. Je suis désolée de vous avoir fait peur. Il ne peut pas me faire de mal… Il n’a pas de bouche, alors comment pourrait-il me mordre ? Vraiment, mon capitaine, je…
Le malade lâcha ses poignets et plongea ses doigts dans la gorge de la jeune femme, les ongles éraflés s’enfonçant profondément dans la chair. Clark planta son scalpel dans le poignet du spécimen, essayant de sectionner les tendons. Un jet de sang chaud, bien rouge, ruissela sur son avant-bras. Le sang de Sanchez. Le contaminé avait trouvé sa veine jugulaire.
Clark lâcha le scalpel et contourna précipitamment la civière, décidé à placer les mains autour du cou de Sanchez pour interrompre l’hémorragie, tout en sachant qu’il était trop tard, et malgré tout incapable de s’arrêter. Sa hanche heurta le rebord métallique de la table, il sentit la douleur lui vriller la cuisse. Le malade lâcha Sanchez et celle-ci recula en titubant, le sang se déversant de son cou à gros bouillons, comme le vin du goulot d’une bouteille.
Elle avait moins l’air frappée par la terreur ou la douleur que par la curiosité. Clark se demanda… serait-elle une bonne scientifique jusqu’à la toute dernière fin ? Approchait-elle de sa propre mort, brûlant du désir de savoir quel effet ça faisait, de voir ce qui arrivait ensuite ? Elle s’affala sur le sol métallique du conteneur, sans le moindre bruit.
Clark sentit quelque chose se contracter en lui, comme s’il avait un infarctus ou une attaque. Non… ça ne venait pas de lui. Le malade l’avait agrippé à deux mains et cherchait à l’attirer vers lui. Clark pivota pour lui faire face et vit soudain deux MP débouler dans la salle. Ils levèrent leurs armes pour tirer sur le spécimen.
— Non, non ! ordonna Clark. Ne tirez pas !
Les armes retombèrent aussitôt.
Le contaminé resserra l’étreinte de ses doigts glacés sur le bras et le ventre de Clark. La détermination du spécimen était rien moins qu’extraordinaire. Clark contemplait les circonvolutions grisâtres de son cerveau tout en se demandant d’où il tirait cette résolution. Il tendit les mains à son tour et saisit le cortex frontal. La matière était molle, bien plus molle qu’il ne l’avait escompté, et bien moins glaireuse. D’un seul geste, il l’arracha comme on ôte un cœur de laitue.
Le contact des doigts sur son corps faiblit, puis ils cessèrent totalement de bouger. L’homme disséqué bascula à la renverse et ce qui restait de son crâne heurta bruyamment le rebord métallique de la civière.
Les MP s’approchèrent et Clark les écarta d’un geste. Ils se penchèrent alors sur Sanchez, sans doute pour tâcher de savoir si elle était vraiment morte. Clark rejoignit le sas en titubant, pressé de respirer l’air pur. Il avait du mal à en croire ses yeux. Florence était censée être une forteresse, un réduit imprenable dans cette guerre inédite, épouvantable. Si la mort pouvait désormais venir de l’intérieur même de ce périmètre clôturé par des barbelés et gardé par des chiens, où seraient-ils en sécurité ? La notion même de sécurité avait-elle encore un sens ?
Avant d’avoir pu couper la douche automatique du sas – il était déjà trempé d’eau savonneuse, la mousse lui envahissait la bouche et le nez –, il entendit l’un des MP grogner derrière lui et son compagnon lui agripper le bras. Quoi encore ?
— Pardon, mon capitaine, dit l’homme. Ses yeux étaient d’un bleu intense. Clark plissa les paupières. Pourquoi le retenaient-ils ? Le soldat expliqua :
— Vous aviez l’air sur le point de tomber.
Des jambes – les siennes – s’étiraient devant lui, seulement connectées à son corps dans un sens purement métaphysique. Son corps titubait, sa tête était garnie de feutre. Il avait heurté le mur. La tolérance à la peur et à l’épuisement avait ses limites, surtout chez un sexagénaire. Prenant sur lui, il se ressaisit. Il redoutait plus une nouvelle humiliation qu’une défaillance physique.
— Oui, soldat, j’ai vu… Mais ça va déjà mieux, à présent, aussi…
Un bruit de métal tombant sur le sol retentit derrière lui, un bruit métallique, strident, perçant. Clark tourna la tête et vit Désirée Sanchez se relever. Son cou exhibait des plaies en forme de trous déchiquetés. Elle avait renversé le plateau à instruments : un scalpel était tombé sur son pied et s’y était planté. Le manche, vibrant encore, dépassait de sa chaussure d’uniforme. En glissant, les lunettes s’étaient enroulées autour de ses oreilles et lui masquaient un œil. L’autre était dénué d’expression. Sa bouche s’ouvrit, révélant des dents tachées de sang.
Clark tendit la main vers le ceinturon du MP aux yeux bleus. Il la retira avec l’arme de service du militaire et tira un seul coup, un seul, sur Sanchez, en plein front. Pour la seconde fois en quelques minutes, elle tomba à terre, sans vie.
— Je m’en vais à présent me retirer dans mes appartements, annonça-t-il aux jeunes soldats qui l’accompagnaient. Je crois que j’ai besoin de dormir un peu.
« Je suis désolé, mais le numéro que vous avez demandé ne répond pas. Si vous le désirez, je peux réessayer et votre téléphone sonnera si j’obtiens la communication. Le service vous sera facturé soixante-quinze cents. Appuyez maintenant sur la touche 1. »
[Message téléphonique automatique, 10/04/05]
Nilla tira sur une écaille de peinture au flanc de la cabane. Elle se détacha et tomba dans sa main. Elle joua quelques instants avec puis la jeta loin d’elle, dans les broussailles au pied de la cuve de propane. Elle ne pouvait pas rester plantée là, mais, d’un autre côté, qu’avait-elle d’autre à faire ? À la longue, Singletary finirait par céder. À la longue, il finirait par lui dire ce qu’elle voulait savoir.
Elle l’entendait gémir dans sa tête, même à travers la cloison de la cabane. L’implorer de partir, de rester, de l’écouter. Ils étaient désormais en communication constante, attachés l’un à l’autre par un lien mental qu’elle ne savait s’expliquer. Il prétendait avoir des choses importantes à lui dire, mais elle résistait toujours. Il continuait à déblatérer sur la culpabilité de son type, sur un endroit là-haut dans les montagnes, sans doute une hallucination née d’un trop long séjour dans le désert. Elle n’y accordait guère de crédit, car le bonhomme était manifestement cinglé. Sa seule présence le terrifiait mais elle savait qu’elle ne pouvait pas s’en aller, comme ça. Pas sans avoir obtenu quelque chose auparavant.
Nilla, le coupable… c’est vous qu’il recherche… je vous en prie, tout dépend de vous…, gémit-il. Le feu… il consumera le monde.
La rage monta en elle et elle le sentit se ratatiner comme un papillon de nuit au milieu d’un feu de jardin. Elle avait découvert que ses émotions étaient pour lui une torture. Normalement, elle essayait de se contrôler, de se forcer au calme quand il hurlait comme cela. Cette fois, c’était différent : elle avait perdu toute patience. Elle fit monter sa rage, l’attisa jusqu’à ce qu’elle s’enflamme.
— Je ne travaille pour personne ! s’écria-t-elle, à voix haute. (Ses paroles roulèrent dans tout le canyon, se réverbérant en une succession de vagues explosives, mais elles retentissaient bien plus fort dans sa tête.) Personne, sauf moi. Je suis mon propre… (Elle hésita, cherchant le mot convenable. Patron ? Chef ? Maître ?) Je suis ma propre… femme !
Le mot que vous cherchez est « arme », pensa-t-elle.
Non, quelqu’un d’autre le pensa pour elle. Mais ça ne ressemblait pas non plus à une pensée de Singletary : la voix était forte, presque assourdissante. Quand Singletary parlait dans sa tête, c’était toujours en un doux murmure.
Ce n’était pas moi ! hurla-t-il, justement. Nilla ! Ne… ne montez pas là-haut ! Vous devez m’écouter d’abord !
Des images se déroulèrent dans la tête de la jeune fille. Un paysage de montagnes escarpées couronnées de neige. Un troupeau d’animaux imposants, des bêtes énormes, traversant d’une démarche pesante la rocaille bordée de lichens. Un anneau de feu qui s’étendait, en ondes grandissantes, jusqu’à engloutir la terre entière.
Tout ça ne tenait pas debout.
Cela faisait des jours que Singletary lui envoyait ces images, mais sans avoir la moindre explication. Il les avait reçues lors de ce qu’il qualifiait de rêve prophétique et, quelque part, sans bien comprendre comment, il savait qu’il se devait de les lui transmettre. Parce qu’elle avait un devoir à remplir ; une sorte de mission sacrée en rapport avec ces montagnes, ces animaux, ce feu. Nilla n’avait pas la moindre idée de leur signification. Elle n’avait même pas un cadre de référence pour y discerner ne serait-ce qu’un début de logique, si tant est qu’il y en eût une.
— Arrêtez ! Dites-moi ce que je veux savoir et ensuite, on pourra jouer à votre guise. Mais cessez de me tripatouiller les méninges et concentrez-vous plutôt sur la recherche de mon nom !
Il projeta sur elle son calvaire et elle sentit soudain son corps frissonner malgré la chaleur. Il se tordait sur le plancher, un bras bloqué sous le corps, la circulation coupée. Il avait le dos arqué, l’écume aux lèvres, la douleur était intolérable. Elle était incapable de contempler ça, c’était insupportable.
Alors, arrête ça, jeune fille. Arrête ça pour toujours si ça te paraît si dégoûtant.
— Putain, Singletary, arrêtez ça, je vous dis ! hurla-t-elle.
Le télépathe était bien incapable de l’entendre, pourtant. La torture le rendait sourd à ses appels. Elle insista :
— Écoutez-moi. Je vous parle !
Je t’entends parfaitement, ma chérie. Lève donc les yeux.
Elle pivota, lentement – elle commençait à comprendre –, et mit la main en visière pour se protéger de l’éblouissement. Au sommet de la crête, à moins de deux cents mètres, était assis Mael Mag Och, ses longs cheveux agités par une brise qu’elle était incapable de sentir. Il leva une main et agita les doigts en guise de salut.
Nilla traversa le fond du canyon pour gravir la paroi opposée. Elle se débarrassa de ses chaussures et, pieds nus pour s’assurer une meilleure prise sur le grès usé, elle entama l’escalade. Elle ne transpirait pas, ne haletait pas, mais elle sentait la contrainte taraudant ses muscles morts, la tension dans son dos pendant qu’elle se hissait vers l’homme nu assis à l’attendre, sans chercher à bouger d’un pouce pour réduire la distance qui les séparait.
Quand il parla, elle entendit vraiment ses paroles, le premier son audible pour elle depuis une éternité. L’étrangeté d’une voix humaine authentique la frappa et la fit tressaillir.
— Tu peux te montrer d’une brutalité, parfois…
Il fit un petit bruit avec les lèvres, comme s’il était juste passé faire la causette avec elle. Elle le rejoignit enfin, à plat ventre, rampant comme un insecte, et s’effondra à ses pieds.
— Si remplie de colère. C’est compréhensible, j’imagine. Les vivants se sont montrés si cruels avec toi, n’est-ce pas ? Et maintenant, tu es prête à les torturer, rien que pour découvrir un nom qui ne signifie plus rien.
Elle le dévisagea un moment, sans trop savoir que penser. Elle était quasi certaine que Mael n’était pas ce à quoi il ressemblait.
— Vous avez un meilleur plan ?
— Mais oui, jeune fille. Veux-tu le connaître ?
Elle roula sur le dos et s’abîma dans la contemplation du ciel d’un bleu si intense qu’il virait presque au noir en approchant du zénith. Elle remarqua :
— Votre anglais s’est amélioré.
Il prit sa réponse comme un acquiescement et poursuivit :
— Mettre fin aux angoisses, supprimer la tristesse. Éliminer d’un coup la violence, la dépravation, toutes les souffrances. Un programme ambitieux, je l’admets. Peut-être qu’on peut encore aller plus loin : les amener à s’en charger eux-mêmes.
Elle avait modérément apprécié les refus nébuleux de Singletary. Elle appréciait encore moins quand Mael s’exprimait par énigmes.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en se relevant en position assise, lui tournant le dos. Il n’était pas vraiment là, bien sûr. Il constituait malgré tout une illusion plus agréable que la réalité de Singletary. Ça faisait du bien de se retrouver un moment loin de l’autre cinglé.
— J’étais musicien, il y a bien longtemps. Et homme politique. J’étais également sorcier et chasseur. J’occupais mes journées à combattre des monstres. Et je conversais avec ceux que vous appelleriez des « dieux ».
Elle eut un faible sourire. Super. Un fou de Jésus. Ou non, il avait évoqué des dieux, au pluriel. Peut-être un Hare Krishna.
— Oh, je vois. Et que vous ont dit les dieux ?
Sa voix se radoucit.
— Serai-je franc ? Ils m’ont chuchoté dans le noir et le silence au fond des eaux. Ils m’ont dit que l’humanité était perverse. Que les hommes ont le mal dans leur cœur et qu’ils doivent expier leurs péchés par des actes. Par le sacrifice. Le sacrifice du sang. Plus nous retardons le rachat, plus le paiement deviendra élevé. Ils m’ont dit que si les rituels nécessaires n’étaient pas accomplis, si le bon œuvre restait trop longtemps en suspens, il pourrait se révéler nécessaire d’éliminer entièrement l’espèce humaine. Pour le bien de la planète.
— C’est…, commença Nilla, mais elle eut le bon sens de ne pas finir.
— Dingue ? Je sais que c’est ce que vous pensez. Votre génération a la science infuse. Votre pays ne croit plus aux dieux. Vous pensez que tout arrive simplement par hasard, sans raison aucune, n’est-ce pas ? Vous appelez science cette croyance. De mon temps, nous étions plus sages. Quand les anciens parlaient, en particulier le Père des Clans, nous écoutions.
Nilla se dressa au sommet du rocher pour le toiser.
— Est-ce vous qui avez lancé l’Épidémie ? Elle insista : c’est vous ? C’est l’impression que j’ai. Vous avez ressuscité les morts pour qu’ils puissent tuer tous les vivants en votre nom. Je vous jure que…
— Jeune fille, tu confonds l’auteur et l’agent. Je n’ai pas fabriqué l’Apocalypse. Je la sers, c’est tout. Comme tu la serviras.
Elle hocha vigoureusement la tête et voulut s’éloigner de lui, le plus vite possible, reculant maladroitement sur le sol inégal. La chaleur du soleil, accumulée toute la journée dans la rocaille, lui brûlait la plante des pieds, mais elle continua à reculer malgré tout. Elle voulait lui échapper, échapper à…
— Tu aurais pu aussi bien ne pas exister avant l’instant où tu t’es réveillée pour te retrouver dans cet état. Tu as été créée pour être l’épée dans ma main. Être mon arme.
Il se dressait devant elle. Elle ne l’avait pas vu bouger, elle ne l’avait même pas vu se matérialiser… il se trouvait là, tout simplement. Elle s’immobilisa avant de le percuter.
— Pourquoi crois-tu donc que ton nom a disparu ?
— Facile. Dégâts cérébraux. Mon cerveau a cessé d’être alimenté en oxygène, de sorte qu’une partie des tissus sont morts.
Il lui sourit.
— Là, pour le coup, c’est moi qui trouve cela cinglé. Pourquoi le Père des Clans t’aurait ramenée à la vie dans cet état dégradé ? Il avait ses raisons pour effacer tes souvenirs, je puis te l’assurer. Il voulait te faciliter la tâche. Nous n’avons aucun attachement pour un quelconque être humain. Les vivants te haïssent et tu peux fort bien les haïr parce que tu as oublié ce que c’est que d’être l’un d’eux. Tu peux te livrer à la violence sans culpabilité aucune. Tu n’as même pas besoin de t’interroger sur tes motivations. Un vrai don du ciel !
— Seigneur ! Je ne suis pas une espèce de guerrier zombie maléfique ! Je ne veux plus faire de mal à personne !
— Excepté Jason Singletary.
Mael posa une main sur son épaule et serra. Le contact était agréable malgré ce qu’il disait – cela faisait si longtemps qu’elle n’avait plus connu de contact physique –, mais elle se dégagea néanmoins.
— J’ai lu en toi, Nilla. Tu l’aurais volontiers secoué à lui en décrocher la mâchoire si cela t’avait permis de lui soutirer un nom. Et ces mômes dans la voiture ? Tu les as menés droit à la mort, alors même que je t’avais conseillé de leur fiche la paix.
Elle lança un coup de poing à Mael, mais son bras ne rencontra aucune résistance. Elle sentit l’air s’épaissir, mais il n’y eut pas de contact. Elle tendit la main pour le prendre à la gorge, mais ses doigts disparurent dans ses chairs comme si elle les avait enfoncés dans une colonne de fumée.
Nilla leva les bras au ciel, dégoûtée, puis elle tourna les talons pour rebrousser chemin.
— L’existence de Singletary n’a été qu’une torture sans fin. Il souffre depuis qu’il est enfant. Et pourtant, tu n’as pas eu la moindre compassion pour lui. Tu étais prête à te servir de sa douleur. Tu voulais qu’il souffre encore plus.
— Et c’est bien ? insista-t-elle.
Elle ne fut pas surprise de le retrouver de nouveau devant elle. Elle voulut lui passer au travers, mais il la prit aux épaules et l’immobilisa net.
— C’est ce que vous voulez, hein, que je lui fasse du mal ?
— Jeune fille, tu ne m’as pas écouté. Je veux mettre fin à ses souffrances. (Mael baissa les yeux vers le fond du canyon, vers la vieille cabane.) Je veux les éliminer définitivement.
Nilla suivit son regard et ses yeux s’écarquillèrent. Un mort se tenait au seuil de la petite maison de Singletary. Le manchot. D’un coup de tête, il défonça la porte et s’introduisit dans la cabane.
Elle faillit se rompre le cou en dévalant la pente.
Vierge cherche désespérément de l’aide avant la fin du monde, Ma-Je 17 h 00, taper du pied.
[Graffiti sur un mur de toilettes, Aéroport international O’Hare, 18/04/05]
Dick sortit en titubant dans l’air frais et resta quelques instants à se balancer sur le seuil, content d’échapper au soleil brûlant, de sentir la fraîcheur d’un plancher de bois sous son pied nu. Un instant, rien qu’un instant, il ressentit le confort de se retrouver dans un lieu délimité par des angles droits. Il n’y avait dans sa tête aucun souvenir à se remémorer, nulle pensée aucune, hormis ce plaisir parfaitement simple, parfaitement innocent.
C’était un jeu. L’univers de Dick était devenu une sorte de jeu. Avec des primes à remporter comme cet instant de confort. Il avait également des règles à suivre.
— Non… non, pas maintenant, dit quelqu’un en dessous de lui et cet instant s’acheva. La faim revint, remontant sa moelle épinière, envahissant son cerveau, et il tourna brusquement la tête, humant pour localiser l’origine de ce bruit. Il buta contre une table et un objet métallique tomba avec fracas, suivi d’une succession de crépitements saccadés, alors il se retourna, pivota, fit un pas et faillit marcher sur ce qu’il cherchait précisément.
Règle numéro un : Dick mangera ce que Dick trouvera.
Étendu en tas au sol, un homme presque nu, blotti autour d’un pied de table, la tête dans les mains.
— Je ne t’ai pas entendu entrer, dit-il, avec dans la voix un petit sourire triste.
Dick ne comprenait pas les mots qui étaient désormais une notion le dépassant. C’était un soulagement plus que toute autre chose. Quand les gens lui parlaient, il savait qu’ils cherchaient à attirer son attention, qu’ils essayaient de communiquer. C’était toutefois inutile : il était sourd à toute prière. Dick n’éprouvait pas la moindre frustration à ne pas comprendre les gens. Il y avait en ce monde des règles à suivre, mais aucune décision à prendre.
Dick tomba à genoux. La nourriture devant lui gémit doucement, mais sans chercher à lui échapper. Dick n’éprouvait aucun remords. Parfois, la nourriture s’échappait et il devait la poursuivre toute la journée, la faim entravant chaque pas, chaque seconde ajoutant à la torture du manque. Quand la nourriture restait tranquille, parfaitement immobile, c’était encore le mieux.
Il se pencha un peu plus, approchant sa bouche de l’étincelante énergie de la nourriture. Elle semblait un rien filandreuse, ternie, comme si elle était déjà altérée mais cela ne faisait aucune différence. Dick montra les dents et plongea vers la gorge de la nourriture.
— Arrête tout de suite. Attends mon ordre.
La voix ne surprit pas Dick, même s’il la comprenait parfaitement. Le message n’était pas du tout formé de mots, ce n’était qu’une pure décharge nerveuse. Il s’introduisit dans son cortex comme un programme informatique que l’on télécharge.
Dick aurait eu moins de mal à arrêter un bulldozer à mains nues qu’à désobéir à cet ordre.
Règle numéro deux : Dick obéit à la Voix. La Voix est la Voix qui est la Source. Inutile d’expliquer plus.
La porte se rouvrit et un autre entra. Une ombre comme lui, quelque part différente, mais peu importait. L’essentiel était qu’ils étaient identiques et donc qu’elle était une rivale pour la nourriture. Dick l’avait déjà vue, mais il était incapable de susciter de nouveaux souvenirs et pas vraiment intéressé à boucher les trous des anciens. Il ne bougea pas.
La rivale se démena dans la pièce exiguë, bien plus rapide que Dick, bien plus agile. Elle saisit sur une étagère un objet lourd et métallique, puis elle s’approcha de Dick, la main levée, prête à lui fracasser le crâne.
— Tu veux le détruire, lui, maintenant ? Un parfait innocent ?
Les mots n’étaient pas destinés à Dick. Il n’y fit pas attention.
La rivale rugit et ne bougea pas le bras, toujours prête à l’abattre sur le crâne de Dick. Ce dernier ne ressentit aucune crainte, même s’il comprenait ce qui se passait, vaguement, à sa façon, dans un brouillard, à savoir qu’il pouvait mourir d’une seconde à l’autre. Mais peu lui importait.
Règle numéro trois : Dick et la mort sont de vieux amis.
— C’est un tueur ! Un monstre dépourvu de tout esprit !
— Tu as plus en commun avec lui qu’avec cette chose vivante, malade, au sol. La seule différence est que mon ami ici présent ne peut être tenu pour responsable de ses actes.
L’autre ne dit rien, mais elle rabaissa le bras.
— C’est un test, jeune fille. Un test pour toi. Personne ne quittera cette habitation tant que Jason Singletary ne sera pas mort. Tu as des choix à faire, maintenant, et je suis désolé de te forcer la main, mais j’ai mes obligations. Tu peux laisser mon ami égorger ce télépathe. Ou alors, tu peux le faire toi-même.
— Non, sanglota la rivale. (Le son de sa voix était brouillé comme un hochement de tête, comme le bruit d’une avalanche qui se déclenche.) Non.
— Nilla, dit quelqu’un.
On aurait dit la Voix, mais même Dick savait que ce n’était pas elle. Cela venait-il de la nourriture ? Ça ne tenait pas debout. Chance pour Dick, peu importait. Seules les règles importaient.
— Cet endroit, le feu dans les montagnes. Ne te laisse pas distraire !
— Non, je n’en ferai rien, plaida l’autre.
— Il faut que tu y ailles… tu es la seule à pouvoir !
— N’y prends pas garde, dit la Voix. Tu dois comprendre ceci, jeune fille. Je ne me détournerai pas, quand bien même je le pourrais. Mon ami et moi avons commis certaines choses… des choses terribles. Ensemble, nous avons empoisonné les eaux, jeune fille. Nous avons semé l’ivraie. Mais ce n’est pas encore terminé, et nous ne pouvons pas nous reposer sur nos lauriers. Tu es l’une des nôtres. Nous avons besoin de toi pour l’étape suivante.
— La fin du monde, dit l’autre, dans un souffle.
— Nous sommes cette fin. Toi, moi et mes amis. La décision a été prise par des puissances que je suis obligé de servir. Tu dois les servir toi aussi. Ne le vois-tu donc pas ? Cette tâche nous a été confiée par des forces qui nous dépassent.
— Non, non, pas moi…
L’autre semblait au supplice. Qu’est-ce qui pouvait la tracasser à ce point ? Il y avait de la nourriture. Elle devait avoir faim, comme Dick ne le savait que trop. Pourquoi ne mangerait-elle pas ? Même la Voix était d’accord. Elle devrait manger !
Règle numéro quatre : les questions s’échappent de Dick comme les rides sur une mare.
Elles s’étaient envolées avant que quiconque ait eu l’occasion de reprendre la parole.
— Nilla ! Les montagnes couronnées de neige ! Le feu !
— Tout se produit pour une bonne raison. Tu as été conçue pour une bonne raison. On t’a permis de garder une partie de tes facultés mentales. Cela te rend particulière. Cela ne te rend pas libre pour autant. Le Père des Clans a jugé l’humanité et l’humanité a été prise en défaut. Quelqu’un doit exécuter ce décret. Quelqu’un doit effacer l’ardoise. Quand ce sera fait, Nilla, le monde sera de nouveau en bonne santé. Il sera propre, et aussi beau qu’à l’origine. Les humains méritent-ils de rester dans un monde qu’ils ont pollué ? Les puissants ont-ils le droit de tout dévaster, uniquement parce qu’ils sont puissants ? Il doit y avoir des limites, jeune fille. Il doit y avoir une vengeance. Une justice. Sans la menace d’un châtiment, pourquoi un homme s’abstiendrait-il de commettre un crime ? Ce fardeau est le nôtre. Nous sommes morts pour que d’autres puissent être purifiés.
— Ce n’est pas ma destinée… ce n’est… ce n’est pas la mienne.
— Jeune fille. Si, ça l’est. Mais les anciens sont doux, même quand ils sont horribles. Et puis, ils nous ont donné un pouvoir. Toi et moi sommes différents des autres. Nous avons conservé la capacité de penser, de faire des choix. Et on nous a donné le droit, dans une certaine mesure, de choisir la miséricorde. Mon ami, ici présent, va tuer cet homme d’une manière sanglante et douloureuse. Ou tu peux t’en charger toi-même, à la place.
— Non, je ne… non.
Mais sa voix était frêle.
Elle se fit toute petite, tomba à genoux, penchée au-dessus de la nourriture. Son visage s’approcha tout près de celui de Dick et leurs yeux se croisèrent. Dick n’avait aucune idée de ce qu’elle avait pu déceler dans son propre regard. Pour sa part, il ne lisait en elle que son énergie noire.
— Le feu éternel !
— On peut attendre aussi longtemps que tu voudras. Mais cela ne fera que prolonger la terreur de Singletary, n’est-ce pas ?
Elle bougea la tête, approcha la bouche jusqu’à presque toucher la nourriture. Si lentement. Dick comprenait la lenteur. Peu importait, on parvenait toujours à ses fins.
— Nilla !
Règle numéro cinq : tout le monde suit les règles de Dick. Au bout du compte.
Q : J’ai entendu dire qu’un vaccin était disponible, mais que le gouvernement refusait de le diffuser tant qu’il n’aurait pas été testé à fond. Mais on en a besoin maintenant !
R : Dans toutes les périodes de crise, il y a des rumeurs qu’il est bien difficile de démystifier, mais vous devez supposer que ce qui paraît trop beau pour être vrai entre probablement dans cette catégorie. Il n’y a pas de vaccin. Si quelqu’un essaie de vous en vendre un, dénoncez-le immédiatement aux autorités.
Q : Mon-ma mère/sœur/frère/avocat se trouvait en Californie, dans l’un des camps de réfugiés, le 8 avril, le jour où l’on a annoncé la perte de l’État. D’ici combien de temps aura-t-on des nouvelles de ce qui se passe dans les camps ?
R : Pour l’heure, nous n’en savons rien. Nous faisons tout notre possible pour récupérer la Californie, mais, pour l’instant, la seule chose qu’on peut faire, c’est patienter et prier.
[FEMA, « La vérité sur l’Épidémie », FAQ du site web, postée le 09/04/05]
— C’étaient des civils. On ne peut pas tirer, comme ça, une balle dans la tête de civils américains… c’est obscène. Il disait avant que c’était juste une maladie. Qu’il pouvait y avoir un traitement.
— Ouais, les officiers racontent des tas de trucs. Faudra t’y faire.
Bannerman Clark ouvrit les yeux et vit son pied dépasser de la couverture au bout de la couchette, un pied chaud et sec, en chaussette d’uniforme. Il vit l’endroit où il avait reprisé un trou, vit l’excroissance de son gros orteil sous la fine étoffe, comme un motif gravé dans du bois tendre. Il s’aperçut que quelqu’un avait dû lui ôter ses chaussures.
Il s’assit sur le lit et les vit, en effet, soigneusement rangées à côté, disposées de telle manière qu’il pouvait les enfiler en se levant. On les avait cirées et dotées de nouveaux lacets.
— Certains n’étaient que des mômes ! Une bonne partie, en fait… Ils exigent beaucoup de nous. D’abord ne pas riposter, puis contenir les pertes, puis prolonger nos périodes de service et renoncer aux perm. Quoi d’autre encore ? On va rester ici et rester de service ad vitam æternam ? On va continuer à vivre ici, en prison, alors que tout le monde est mort ?
— T’as un autre endroit où aller ?
Il y avait des soldats à la porte, qui échangeaient des potins. Comme tous les soldats depuis cent mille ans, depuis l’invention de la guerre. Clark ne se souciait guère de leurs récriminations. Il avait eu un sergent au Vietnam – au temps où l’on comptait encore sur les sergents pour transmettre vos ordres – qui souriait de toutes ses dents chaque fois qu’il entendait un troufion râler, se plaindre des conditions de vie à la base, ou des patrouilles dans la jungle, ou de l’intensité de la pluie la nuit précédente.
— Un soldat qui a du temps à perdre, avait-il dit à Clark, est un soldat heureux. C’est quand ils ne parlent plus qu’on a intérêt à surveiller son matricule.
Le sergent Willoughby, tel était son nom. S’il avait eu un prénom, il ne l’avait jamais confié à Clark ou ses homologues.
Clark glissa ses pieds étroits dans les chaussures qu’il laça serrées, le souffle court parce qu’il se penchait. Juste un effet de l’âge. Il ne semblait pas malade ni blessé. Se redressant avec précaution pour éviter le vertige, il chercha du regard son couvre-chef. Le chapeau de jungle était parti : son béret d’uniforme pointu était de retour. Un message du sergent Horrocks. Fini le coup de feu, retour au train-train de la garnison, ce qui signifiait l’uniforme adéquat et une chaîne de commandement plus rigide. Clark sourit en contemplant le béret. Il appréciait l’élégance du message. Un bon sergent devait être un mélange équilibré de Mussolini et de Martha Stewart1, et Horrocks était un bon sergent.
— On dit que les troupes désertent dans tout le Midwest. Les hommes rentrent dans leurs foyers. T’imagines ça ? J’y ai songé quand j’étais en Irak, je crois que tout le monde y pensait… On en parlait après l’extinction des feux, on élaborait même des plans pour ça. Personne ne s’y est jamais risqué. On nous aurait abattus.
— Tu le seras encore, te fais pas d’illusions. Mouche ton nez, lave-toi le cul, baisse la tête. T’as vu les corps qu’ils ont extraits de ce conteneur. Putain, me reparle plus de ce merdier. Ne t’avise même pas de me regarder quand t’y penses.
Clark dressa l’oreille. Des désertions ? En était-on arrivé là ? Vikram devait avoir des informations. Il boutonna sa chemise d’uniforme et coiffa son béret. Temps de reprendre le boulot. Il se sentait étrangement bien – en tout cas en pleine forme –, tout au plus aurait-il eu bien besoin d’une petite sieste. Il aurait pourtant dû se sentir en état de choc. Il aurait dû être rongé par la culpabilité. Il venait d’abattre l’un de ses propres soldats, et même si elle était morte, elle avait été…
Morte.
Elle était morte, sous ses yeux, et puis elle s’était relevée pour se diriger vers lui d’un pas chancelant. Bien sûr, insistait son côté rationnel, elle était malade, pas morte. Elle était recouverte de fluides et de tissus émanant de l’homme contaminé, l’homme dont Clark avait, eh bien, réduit la cervelle en bouillie, donc, de toute évidence, elle avait été contaminée à son tour, même s’il l’avait vue, de ses yeux vue se vider entièrement de son sang. Même s’il l’avait vue mourir.
Il avait besoin d’y réfléchir. Besoin d’envisager toutes les implications. Besoin aussi de l’éliminer totalement de son esprit s’il voulait continuer à être opérationnel.
— Chut ! Je l’entends qui bouge par là, ferme ton clapet, d’accord ?
Clark se racla discrètement la gorge avant d’ouvrir la porte du poste de garde. Dans le corridor, les deux MP se mirent au garde-à-vous devant le mur d’acier à la peinture beige écaillée. Leur salut était impeccable.
— Repos, dit Clark, et ils se détendirent imperceptiblement. Vous deux, filez à la cantine si vous avez faim. Je ne risque rien pour l’instant, merci.
Il prit la direction opposée, celle du centre névralgique de la prison.
Au passage, il longea une fenêtre et nota avec surprise qu’il faisait noir dehors. Avait-il dormi si longtemps ? En temps normal, il avait un rythme de sommeil régulier comme une horloge. Dans la cour de la prison, des soldats munis de torches à lentilles rouges balayaient la zone dégagée entre les deux enceintes. Jusqu’ici, aucun des contaminés – des morts ? – ne s’était hasardé dans la vallée où se trouvait l’établissement, mais ce n’était qu’une question de temps. Peut-être erraient-ils déjà aux alentours, attirés par la chaleur et la nourriture piégées à l’intérieur de l’enceinte. Il était incapable de les distinguer dans le noir, aussi ne traîna-t-il pas devant la baie vitrée. Il arriva bientôt à destination.
Des boîtiers de serveurs s’empilaient dans le cagibi du gardien adjoint et le sol était jonché de câbles en vrac. Tout cet équipement augmentait de dix degrés la température de la pièce exiguë. La chaleur corporelle de la demi-douzaine de spécialistes en train de brancher et débrancher les divers modules y contribuait aussi, bien sûr. Une chaleur bienvenue pour les vieux os de Clark.
Au fond de la pièce, Vikram se tenait devant un grand moniteur plat. Il était en train de déchiffrer une feuille de tableur Excel, pendant qu’un spécialiste entrait des coordonnées sur un portable sans fil.
— Woods Landing, Wyoming. Ça doit se trouver, attendez voir, disons à 40° 30’ N, 106° O tout rond, on n’a pas non plus besoin d’une précision d’enfer, n’est-ce pas ? Vu la résolution dont on dispose. La date correspondante sera le 17 mars. Oh, c’est la Saint-Patrick !
Les lèvres minces de Clark dessinèrent comme le souvenir d’un sourire. Son ami avait le chic pour rester enjoué malgré les circonstances et c’était une qualité qui leur avait permis de survivre l’un et l’autre à bien des revers.
— Toujours sur la brèche, à ce que je vois, pendant que le vieux dort du sommeil du juste, constata Clark.
Le spécialiste au portable se détourna, l’air très occupé, sachant qu’il n’était pas censé prendre part à la conversation.
— Ce sont les données épidémiologiques, Bannerman.
Et Vikram de lui tendre la feuille de calcul. Clark parcourut le document.
— Sanchez m’en avait parlé avant de se faire tuer, acquiesça Clark. C’est ce dont elle voulait m’entretenir quand elle m’a demandé de descendre au labo.
— C’était le couronnement de sa carrière. (Vikram tapota l’écran plat du moniteur pour lui montrer une carte des États-Unis.) C’est pour ça qu’elle est morte.
De minuscules points de toutes les couleurs couvraient presque entièrement la partie ouest du pays. Clark s’imagina sans peine qu’ils devaient représenter toutes les apparitions connues de l’Épidémie. Vikram poursuivit :
— Elle avait appris, comme nous tous, qu’il ne s’agit ni d’un virus ni d’une bactérie. Elle s’est donc lancée dans la traque d’un autre méchant. Et voilà ce qu’elle a trouvé.
Il y avait trop de points. Bannerman cessa de parcourir l’écran et regarda plutôt la feuille de calcul dans sa main. Chaque incident était consigné avec un lieu et une date, et même une heure précise pour de nombreuses entrées. Il descendit tout au bas de la liasse, aux entrées les plus anciennes.
— Ça ne peut pas être exact. Ces dates… certaines remontent à l’an dernier ! Je suis arrivé ici à la mi-mars, c’était le combien, le 18 ? Non, le 19. L’Épidémie s’était alors déclenchée depuis trois jours.
— Le lieutenant Sanchez n’était pas de cet avis. Elle pensait qu’elle avait débuté plus tôt, mais que les indices nous avaient échappé. Ses notes sont d’une imprécision irritante et, bien entendu, on ne peut plus lui demander des éclaircissements.
La culpabilité inonda l’estomac de Clark comme un reflux de bile. Il ravala son malaise, il avait du pain sur la planche.
— Quid de son équipe ? demanda Clark. Y avait-il avec elle des épidémiologistes ?
Vikram acquiesça.
— Trois. Tous bons médecins, mais médecins militaires. Elle leur donnait des ordres et ils les suivaient sans poser de questions. Elle ne leur confiait rien de ses recherches, c’est la procédure réglementaire, après tout. Le mystère n’est pas là. En gros, elle les laissait décrypter les articles de journaux. Tu te souviens de la flambée de violence qui avait tant excité les médias ?
— Oui, bien sûr. Je l’avais attribuée surtout à la colère consécutive aux élections. En tout cas, c’était l’analyse de l’Economist.
Vikram opina.
— Mais ça ne pouvait pas tout expliquer. J’ai vu les coupures de presse. J’ai lu moi-même le récit d’un chien qui avait dévoré son propriétaire avant d’être abattu. D’une mère qui avait mis en pièces ses propres enfants. Les mômes abandonnés. Les tueurs en série. Les lots défectueux de médicaments comme la PCP. Le lieutenant Sanchez avait consigné tout ça, et, bien plus, elle y avait vu la preuve d’une tendance lourde. (Vikram effleura le bras du spécialiste.) Montrez-lui à présent, je vous prie.
L’écran afficha ce qui pouvait évoquer une toile d’araignée ou le réseau racinaire d’un arbre maléfique. Clark en eut le souffle coupé. Voilà qui changeait tout. Il saisit son téléphone portable. Il fallait prévenir le civil du ministère de la Défense. Il fallait prévenir tout le monde.
— Ce n’est pas du tout une maladie, je ne pense pas, conclut Vikram en se caressant la barbe. C’est plutôt comme une contamination radioactive. Ou c’est de la magie.
Clark lui jeta un regard d’avertissement et pressa la touche « ENVOI ».
PAS DE VACCIN, PAS D’ORDRE PUBLIC ! ! ! Le bureau du shérif du comté de Clark en possède, d’après un témoin bien informé, mais aucun plan pour le distribuer à la population !
PUTAIN DE MERDE ! Si j’étais BLANC comme VOUS, est-ce que j’aurais déjà eu droit à ma piqûre, hein, monsieur l’agent ?
[Amerikka des morts-vivants, newsletter distribuée par courrier électronique, 09/04/05]
Des hommes armés de pistolets mitrailleurs et coiffés de casquettes de base-ball de couleur brune patrouillaient dans le terminal deux de l’aéroport international McCarran, à Las Vegas. Ils se déplaçaient par groupes de deux ou trois. L’un d’eux, qui tenait en laisse un couple de dobermans, passa juste devant Bannerman Clark qui attendait, assis, le prochain vol pour Washington.
— Ils n’ont pas le moindre insigne, observa Clark à l’intention de son voisin, assis au bar. Il sirota son Ginger Ale, un peu de sucre ne faisait pas de mal pour absorber le décalage horaire, et il regarda l’un des chiens fourrer le museau dans une corbeille à papiers.
— Pas d’insigne. C’est nouveau ?
C’était la première fois qu’il venait à Las Vegas, et s’il s’y trouvait, c’était uniquement parce que c’était le dernier aéroport dans l’ouest du pays à ne pas encore être tombé. Un hélicoptère militaire l’avait amené jusqu’ici, mais il n’avait pas un rayon d’action suffisant pour le conduire jusqu’à la capitale.
L’homme d’affaires assis à côté de lui haussa les épaules, froissant sa veste en cuir, avant de considérer Bannerman, quelque peu surpris.
— C’est la seule ville à cent cinquante kilomètres à la ronde à ne pas être envahie de cadavres déglingués et vous, vous vous préoccupez d’histoires d’identification ? Ce sont des consultants privés. On ne se pose pas trop de questions à leur sujet et vous devriez faire pareil. Excusez-moi, j’ai un avion à prendre.
Il déposa sur le comptoir un billet de cinq dollars et fila.
Qui avait engagé les consultants privés ? Le maire ? La mafia ? Clark n’était pas dans sa juridiction. Pourtant, quand il débarqua enfin dans la capitale, douze heures plus tard (après une escale imprévue à Saint Louis, où il ne fut pas autorisé à descendre), il tomba sur d’autres consultants privés à l’aéroport national Ronald Reagan, même si ces derniers arboraient au moins un insigne sur leur blouson d’aviateur : KBR. Un homme en gilet KBR, exhibant une moustache fleurie, vérifia ses papiers avant qu’on le conduise à la réception des bagages, quand bien même il n’aurait aucun bagage à récupérer.
Au moins, le chauffeur de la voiture qui vint le prendre à l’aérogare était-il un militaire, un caporal de l’armée régulière avec une petite ride sur sa nuque rasée. À Georgetown, le sous-officier lui adressa un salut impeccable avant de lui indiquer la porte d’un bâtiment que Clark n’avait jamais vu auparavant. Ce n’était pas le même que celui où il avait rencontré le civil du ministère de la Défense, la première fois ; l’immeuble n’était pas non plus situé à proximité du Pentagone. Il n’y avait aucune plaque sur la porte, juste le numéro de la rue.
À l’intérieur, il se retrouva dans ce qui avait dû être, dans le temps, un hôtel bon marché. Le bâtiment avait été converti en immeuble de bureaux, les chambres du rez-de-chaussée avaient été transformées en boxes, mais il fallut un moment à Clark pour trouver quelqu’un. Enfin, un homme en chemise blanche à col boutonné le conduisit à une salle de conférence et frappa à la porte de celle-ci. À l’intérieur, le civil était assis, silhouette découpée à contre-jour sur un store vénitien maculé de poussière et de mouches écrasées ; une boîte de guimauves était posée sur la table devant lui.
— Raclure de mission, lâcha-t-il avant de s’en fourrer une dans la bouche.
Clark se décoiffa et s’avança.
— J’ai quelque chose que j’aimerais vous montrer, commença-t-il, mais le civil ne cilla pas.
Il semblait abîmé dans ses réflexions. Il répéta :
— Raclure de mission. Doctrine de Powell2. Un million de Mogadiscio3.
Clark se rapprocha un peu plus.
— Je vous demande pardon ?
— Vous devrez me pardonner, Bannerman, poursuivit le civil d’une voix traînante. J’essaie de redescendre de mon trip de cet après-midi, avec cette putain d’héroïne de péquenaud. C’est que mon dos me fait souffrir, voyez-vous. Souffrir atrocement.
Il ne proposa pas à Clark de s’asseoir, du reste il n’y avait pas d’autre siège dans la pièce.
— C’est con pour Los Angeles. Et, euh, le Colorado, c’est ça ? Vous venez du Colorado, fuseau horaire des Rocheuses. Ils ont de chouettes paysages, dans le Colorado. Faudrait vraiment que je me remette au parfum. Attendez un instant. Marcy ! Il me faut vraiment mon remontant.
Une jeune femme entra avec un plateau qu’elle déposa sur le bureau. Dessus, un verre rempli de glaçons et une cannette de Red Bull. Le civil ne prit pas le verre et but directement au goulot.
— Sympa de votre part de passer, Bannerman. J’apprécie la visite. Écoutez, il faut que je vous présente quelqu’un. Z’êtes prêt ? Pas besoin d’un brin de toilette ?
— Non, je… (Clark baissa les yeux sur sa mallette.) Non, ça ira très bien comme ça, merci. Si vous me pardonnez, j’aimerais toutefois vous montrer certains documents. Ce sont des informations cruciales.
— Je sais, Bannerman. J’ai entendu ce que vous avez dit au téléphone. Allez, dites-moi tout. Je compte sur vous pour rebondir. Vous saviez que vous étiez le seul militaire à être sorti de Denver sans avoir perdu un seul homme ?
Il leva la main, alors même que Clark ne l’avait pas interrompu.
— C’est vrai, vous avez perdu une de vos sous-fifres. C’est certainement dommage pour Sanchez. J’ai lu tout son dossier, j’aurais bien aimé la connaître. Mais allez, la personne que nous allons rencontrer pour le déjeuner voudra tout savoir de vos documents.
Le civil quitta le bureau et se dirigea vers la porte. Clark n’eut d’autre choix que de le suivre.
Il insista plusieurs fois pour qu’ils aient vraiment un entretien en privé, mais le civil se contenta de sourire. Clark décida de jouer le jeu : il avait besoin du bonhomme. Il lui fallait une autorisation pour réunir les deux dernières pièces du puzzle. Il lui fallait un rapport satellite.
Et il devait retrouver la blonde. Elle devait détenir des informations indispensables. Elle serait la réponse qu’il cherchait. Forcément. Il en avait l’absolue certitude. Ce qui n’avait été jusqu’ici qu’une intuition était devenu une pièce cruciale du puzzle. Ce qu’avait appris Sanchez l’avait rendu possible. À tout le moins, réalisable.
Il avait vraiment besoin d’en parler, mais le civil refusa de s’arrêter. Il filait à toute vitesse dans le dédale de l’immeuble délabré, se frayant un passage entre les rangées de cagibis, franchissant deux portes coupe-feu. Ils débouchèrent enfin dans un bureau d’angle situé au deuxième étage du bâtiment. Un lecteur de cartes avait été installé à la va-vite près de la porte et le plâtre en dessous était fissuré et s’écaillait. Le civil glissa une carte dans la fente et ils entrèrent.
Installée derrière un bureau, une femme d’un certain âge, vêtue d’un ensemble immaculé, se leva pour les accueillir. Son visage était un masque de porcelaine blanche, impassible, si détendu, si exsangue, que Clark tendit la main pour dégainer. Mais il avait laissé son arme à Florence.
— Je ne suis pas encore morte, capitaine, dit la femme ; sa bouche était comme une fente immobile au milieu de la figure.
— Le Botox, souffla le civil, in petto.
— Cette ville ne respecte plus les rides, c’est bien fini. Agent spécial Purslane Dunnstreet, se présenta-t-elle et elle saisit la main de Clark.
Sa peau était sèche comme du parchemin. Puis, avec un grand geste de son bras maigre, elle lança :
— Bienvenue au PC de guerre.
Clark embrassa du regard le bureau, une salle encombrée d’environ cinq mètres sur cinq. Un tas de paperasse encombrait les lieux, dossiers en piles sur la moquette, cartes roulées comme des parchemins dans d’étroits casiers au-dessus d’un bureau surchargé, volumes reliés serrés sur des étagères métalliques surchargées. Sur l’un des murs s’étageaient des dizaines de vieux classeurs métalliques gris émaillé. Une rangée d’imprimantes laser, reliées par un câble à un ordinateur de bureau au boîtier beige, était disposée par terre sous la fenêtre. Les machines crachaient page après page, emplissant l’air d’une odeur de toner chaud, ajoutant chaque seconde de nouvelles masses de papier.
— Agent Dunnstreet, permettez-moi de vous présenter Bannerman Clark, mon métrosexuel favori. Purslane, ici présente, est ma plus ancienne espionne, une authentique combattante de la Guerre froide. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui haïsse à ce point les cocos.
La lèvre supérieure de la femme se plissa au milieu. Ce devait être une grimace de dédain. Il riva ses yeux glacés à ceux du civil.
— Dieu m’a enseigné à haïr le péché, pas le pécheur. Le communisme est une perversion, une tendance maladive et contrariée à la haine de soi. Les communistes sont des individus et, en tant que tels, on peut les rééduquer, les réorienter, les ramener au sein du troupeau. Enfin, la plupart. Le fait que ce pays ait tendance sur le long terme à être républicain devrait en fournir la preuve.
Le civil acquiesça.
— Ouais… quoi qu’il en soit… elle est revenue ici depuis les années soixante. À l’origine, elle était, voyons voir, à la NSA, c’est cela ? Elle a été financée tout au long de l’ère Reagan, puis on lui a coupé les vivres sous Clinton. Et quand je dis coupé, c’est ratiboisé, crédits réduits à zéro, les cordons de la Bourse coupés à ras. Sauf que personne ne s’est soucié de vérifier si elle était toujours ici. Elle revenait jour après jour – son existence étant tenue tellement confidentielle que les démocrates n’avaient pas la moindre chance de la déloger – et elle a poursuivi sa veille, solitaire. Après le 11 Septembre, elle refit surface ou du moins choisit-elle de se rappeler au bon souvenir de certaines personnes bien placées. Son champ d’expertise bien particulier tenta le ministère de la Sécurité intérieure et elle se retrouva bientôt enrôlée par Ridge et sa bande. Nous avons atteint à présent un point de bascule et elle est devenue l’un des personnages les plus importants de la planète.
Clark regarda la femme, les sourcils froncés.
— Excusez-moi, mais je ne saisis pas. Que faites-vous au juste ?
Dunnstreet croisa les bras sur sa poitrine maigre.
— Je suis une « imaginatrice ». Une prophétesse du possible.
La lèvre s’incurva de nouveau, mais, ce coup-ci, à en juger au pétillement des yeux, Clark supposa qu’il devait s’agir d’un sourire.
— Une rêveuse de désastres. Je potasse les rapports, capitaine, j’étudie les constantes que je couche dans un registre et en regard desquelles j’inscris des données, autant que faire se peut. Je fais de la modélisation hypothétique, je suis une spécialiste des « et si… ». Ces quarante dernières années, j’ai imaginé scénario d’horreur sur scénario d’horreur, et conçu les moyens de les traiter si jamais ils devaient se produire. Plus précisément, je suis en train d’imaginer une guerre terrestre qui se livrerait sur le territoire des États-Unis. C’est Sorcier vert, mon chef-d’œuvre.
Et d’un geste, elle embrassa les imprimantes qui bourdonnaient sous la fenêtre.
— Voici les paramètres opérationnels et les instruments juridiques nécessaires pour remporter une telle guerre. Il s’agit d’une stratégie à toute épreuve que je soutiens à cent pour cent.
Le civil était radieux.
— Sorcier vert est notre protocole pour la fin du monde.
CLÉS AU VOLANT. ON A GAGNÉ LA « ZONE SÉCURISÉE » DE BIRMINGHAM, JIM PETERS ET TROIS GARÇONS. ON NE REVIENDRA PAS. PRENEZ-LA SI VOUS EN AVEZ BESOIN, LAISSEZ-LA POUR LES AUTRES SINON.
[Note manuscrite scotchée sur une voiture abandonnée à Jasper, Alabama, 10/04/05]
— J’ai touché son visage avec ces doigts. Sa peau ressemblait à du cuivre martelé. Ses yeux faisaient peur. L’eau qui m’avait congelé et m’avait protégé des vers, deux mille ans durant, était brûlante comme le feu, en comparaison. Je n’ai jamais rien vu d’aussi froid que ces yeux.
Alors même qu’il revivait ce souvenir, Nilla pouvait constater la terreur respectueuse qui avait saisi Mael Mag Och et lui raidissait l’échine. Le visage ébahi était celui d’un homme en transe, les yeux étaient hagards sous les sourcils en surplomb.
— Il portait un manteau si fin, si doux au toucher que les remous de l’eau froide autour de moi le soulevaient. C’était Teuagh, le père des tribus. Le juge des hommes. Et il était en colère. « Gheibh gach nì bàs ! » me dit-il. Tout doit disparaître. Jeune fille, me crois-tu quand je te dis que je l’ai vu, que nous nous sommes parlé ?
— Oui, fit Nilla.
Elle se tenait au sommet d’une arche de roche rouge dominant un million de kilomètres carrés de désert. En contrebas, des canyons serpentaient comme si la surface du monde avait été froissée, comme des draps de lit repoussés par l’étirement, l’éveil avec un bâillement des montagnes Rocheuses. De la fumée s’échappait de minuscules orifices dans la roche, une fumée noire, grasse, chargée de suie. Elle dévalait les canyons en un déluge d’énergie sombre, d’est en ouest, en suivant le trajet du soleil. Si lourde qu’elle en était presque liquide et elle emplissait les vallées, soulevant de grands panaches de ténèbres écumantes, progressant encore et toujours. La fumée allait engloutir le monde. Elle plissa les paupières et la fumée disparut. Elle ne voyait plus que des roches maculées d’ocre par le soleil couchant.
Elle avait vu quantité de choses depuis qu’elle s’était offerte à Mael Mag Och. Elle avait vu sa propre image. Vu un monde qui la haïssait, et elle avait vu pourquoi elle était en droit de lui retourner sa haine. Pourquoi elle était censée le faire.
Elle avait vu comment cela fonctionnait en réalité. Comment on pouvait se faire baiser par n’importe qui, n’importe quand. Il était impossible de s’en prémunir. La sécurité n’existait pas, ce n’était qu’une illusion. L’illusion que les gens ne pouvaient pas vous nuire en permanence. On ne pouvait les en empêcher et ils pouvaient faire de votre vie un enfer. Vous pousser à accomplir des horreurs.
— Teuagh nous balade comme des pions et je doute que tu apprécies beaucoup. Je sais que pour ma part, je m’en fiche. C’est toutefois difficile de reculer sur cet échiquier bien particulier. Il est toujours douloureux d’enfreindre les règles. Tu vois, n’est-ce pas, comment on nous y a préparés tout exprès ? Comment sa main nous a modelés en vue de cette tâche ? On ne peut pas peindre de tableaux, jeune fille, avec ces mains pataudes. On ne peut pas écrire de poésie. Mais on peut tuer. Oh, nous sommes faits pour tuer.
— Oui, dit Nilla.
Ils se dirigeaient à présent vers l’est. Le manchot les suivait, sans grand mal. Ils remontaient à contre-courant le flot d’énergie noire et, plus ils approchaient de son origine, plus Nilla le sentait se renforcer. Devenir toujours plus furieux. Enragé contre le monde qu’il détruisait, il mordait, griffait et déchirait tout sur son passage. Cette obscurité l’avait désormais envahie, et Mael Mag Och en était devenu l’emblème.
Il la terrifiait. Il lui était indispensable.
— Là, fit-il en indiquant un endroit devant eux.
Un endroit où les canyons sinueux retrouvaient un semblant d’ordonnancement pour composer une trame orthogonale. Un espace plat, dégagé au milieu des crêtes rocheuses. Des rues délimitaient des parcelles carrées, avec des maisons minuscules toutes orientées dans le même sens. La cité étincelait sur la morne plaine désertique.
Elle s’avisa que Mael la manipulait. Peut-être implantait-il des images dans son esprit. Peut-être se servait-il d’elle comme chaque homme s’était servi de son prochain depuis le premier jour. Mais, à l’instar d’un rêve si réaliste tant qu’on l’a dans la tête et dont les détails vous échappent dès que l’on essaie consciemment de se le remémorer, Nilla était incapable de reconstituer le puzzle.
— C’est là qu’elle se cache, dans la citadelle fortifiée de Las Vegas. La ville a tenu plus longtemps que bien d’autres, et je ne l’en admire que plus. Mais tous les mondes doivent finir un jour ou l’autre. Le mien a pris fin quand j’ai plongé dans les eaux noires, un sacrifice humain pour le bien de mon peuple. Le tien a pris fin avec des dents plantées dans ton cou. Tu sais ce qu’il te reste à faire, jeune fille. Pour moi et pour le Père des Clans.
— Oui, dit Nilla avant de descendre, seule, vers la ville de Las Vegas.
Help. 3 clamsés é cépa fini. SVP, avt kil soi tro tar.
[Mail envoyé en langage SMS, Evergreen, Oregon, 11/04/05]
Le vieux plan quadrillé s’étala sur la table en bois, soulevant des moutons dans la blême lumière du bureau.
— Là, messieurs, vous voyez le Potomac. Il ne pouvait mieux tomber que ce soit à ma nouvelle Armée du Potomac que revienne l’honneur de renverser le courant face à cette menace. J’ai souvent songé à cette ironie, surtout lors des révisions du projet numéro cinq et six, qui me semblent le mieux convenir à la situation actuelle. Les révisions sept, huit et neuf supposent une insurrection anarchiste en provenance de la frontière mexicaine. Je ne pense pas vraiment que cela puisse s’appliquer à nous, non.
Le visage de Purslane Dunnstreet, paralysé par la toxine botulique, ne révélait rien de l’accumulation de stress minuscules au cours des ans, des cicatrices infligées par ces décennies passées à se pencher sur des rapports de situation, des analyses confidentielles de résistance des troupes, des cartes d’état-major, toutes ces années où elle était restée de côté dans son placard constellé de chiures de mouches où la lumière entrant par la fenêtre avait la couleur de vieilles taches de tabac et où l’on avait même du mal à capter la radio. Les contours figés de ses yeux ne révélaient rien de la nature obsessionnelle de sa tâche, des millions d’infimes frustrations que les années avaient dû lui apporter. L’épuisement mental à devoir planifier et planifier sans cesse, puis réviser, visualiser de nouveau, reprendre, récrire et compiler des rapports de cinq cents pages dont on pouvait être sûr qu’ils seraient à peine feuilletés avant de finir leur existence archivés au fond des caves retirées du Pentagone ou les lointains sous-sols de la Maison Blanche, la simple fatigue physique de devoir travailler dessus, de passer chaque minute de sa vie active obsédée par une unique idée si singulière qu’absolument personne ne l’avait jamais prise au sérieux… Toutes ces tensions accumulées ne pouvaient s’exprimer sur ses traits.
Alors, elles se révélaient à travers ses doigts.
Elle se caressa le cou et poussa un soupir de soulagement.
— Franchement, je commençais à douter qu’on doive un jour recourir à l’Ordre de bataille Dunnstreet provisoire intégralement fondé sur la confiance. Je suppose que les scouts avaient raison après tout : « Toujours prêts ! » Voilà bien en effet l’essentiel.
Elle agita les doigts dans les airs et Clark sentit son cœur se soulever.
Des appendices minces, blancs, pareils à des vers, des extensions de chair qui s’entortillaient en formant des motifs complexes. C’était peu de dire qu’elle agitait frénétiquement les doigts, tout excitée par l’exposition de sa Grande Idée. Elle nouait ses phalanges blêmes, faisait craquer ses articulations avec un bruit de souris que l’on écrase, pianotait du bout des doigts sur la table, si vite que ses ongles manucurés étaient flous quand Clark les regardait danser.
— La nouvelle armée citoyenne passera par ici pour aller traverser Georgetown et ainsi couper toute avancée de l’ennemi. La cité sera dès lors sécurisée. Et ensuite, en avant pour New York.
Une nouvelle carte vint claquer sur la table, chassant un souffle d’air frais au visage de Clark.
Il se réveilla en sursaut. Il avait été tellement fasciné par ses doigts qu’il en avait presque perdu les détails du plan. Bon, il était doué pour ça, il faut dire.
Le plan infaillible de Purslane Dunnstreet aurait fonctionné à merveille contre une invasion de troupes d’assaut nazies. Elle voulait positionner des colonnes entières de blindés tout le long du boulevard périphérique. Elle voulait exploiter tous les éléments de l’armée – engagés et réservistes – que l’on pourrait réquisitionner à temps pour composer une force imparable, à même de défendre la capitale pendant que le reste du pays serait laissé sans défense. Elle voulait des survols quotidiens du district, assortis de raids de bombardements nocturnes. Elle avait prévu des dispositions contre d’éventuels soulèvements orchestrés par la Cinquième Colonne, et un plan d’urgence pour désinformer tout espion susceptible de se manifester. Elle voulait voir des raids commando sur les fiefs ennemis et des réseaux de résistance pousser comme des champignons dans tous les territoires occupés.
Pas un seul élément de son plan ne tenait debout quand il fallait l’appliquer à des hordes de civils désarmés et décérébrés qui surpassaient les militaires à cent contre un.
Les contaminés n’envoyaient pas d’espions dans notre camp. Ils ne tenaient pas de fiefs ni même de têtes de pont. On pouvait toujours les hacher menu à coups de bombes, d’autres afflueraient illico par milliers pour prendre leur place.
Clark jeta un coup d’œil au civil du ministère, très occupé à se tailler les ongles à l’aide d’une minuscule pince attachée à un porte-clés. Le civil avait dû déchiffrer son regard. Il répondit d’un haussement d’épaules.
Quand Dunnstreet eut enfin achevé sa présentation, elle se dirigea vers les imprimantes pour distribuer à chacun d’eux un volumineux dossier encore tout chaud et sentant l’encre fraîche. Clark le feuilleta et découvrit des centaines de pages d’informations sur la meilleure méthode pour faire face aux pillards en période de loi martiale.
— Votre dossier de Paramètres opérationnels, messieurs. Je vous prierai de ne pas le perdre. Cela constituerait une atteinte grave à la sécurité nationale. Ce document précise les pouvoirs que vous assumerez et liste les outils et les équipements que vous êtes susceptibles de réquisitionner pour la défense de la liberté.
— On dirait le catalogue de la Redoute, rigola le civil, avec des gaz neurotoxiques en prime.
Clark parcourut les dernières pages. Un épais chapitre couvrait les circonstances où il convenait ou non de recourir à la force létale contre des civils en bonne santé. En gros, chaque fois que nécessaire, crut-il comprendre. Il lui suffisait juste de savoir quel code à trois chiffres employer lors de la rédaction ultérieure de son rapport. Clark déposa le dossier soigneusement sur la table, bien parallèle au rebord.
Il se racla la gorge. Il était grand temps de remettre les pieds sur terre. Il se força à s’éclaircir les idées pour faire le grand saut.
— Merci beaucoup pour cette présentation, agent spécial Dunnstreet, dit-il en se levant. J’ai pour ma part des informations que j’aimerais également vous présenter.
Il déverrouilla sa mallette et en sortit les papiers que Vikram lui avait préparés.
— Ah, j’aime tellement les données brutes, annonça Dunnstreet, ravie, tout en entrelaçant ses doigts à hauteur d’épaule avant de les séparer avec un claquement sec.
À : DarkGothKiller14@hotmail.com
De : xxXHomerclesXxx@battle-et.com
Re : m’man OK, juste la trouille.
Alors, arrête de m’appeler tt le tps, ok ? Pas un mot de la pouf de papa, mais te tiendrai au jus. Viens pas, Ohio c’est dangereux d’apr. TV. Reste à l’abri, peinard, frérot.
Bye mec !
Ted
[Message électronique non distribué, resté sur le serveur mail@battle-net.com, 12/04/05]
Clark déposa sur la table une feuille de papier A4. Elle montrait une carte des États-Unis sur laquelle était superposé le réseau arachnéen de Vikram, imprimé en plusieurs couleurs. Il expliqua.
— Nos études épidémiologiques ont produit ceci. Une femme a perdu la vie pour ça.
Il croisa le regard de Dunnstreet, puis celui du civil du ministère. Ils devaient l’écouter avec la plus extrême attention. Ça pouvait tout changer.
— À l’origine, nous sommes partis sur l’hypothèse d’une maladie infectieuse. À savoir que l’Épidémie était due à un agent pathogène qui se répandait par contact rapproché avec les fluides corporels des individus infectés. Nous pensions qu’elle avait débuté à la prison de Florence, puis avait été diffusée en Californie par un membre du personnel en congé. L’enchaînement des preuves semblait cohérent et nous pensions avoir compris le mécanisme de l’infection.
Bien sûr qu’il avait cherché un agent pathogène. On l’avait formé pour ça : le bioterrorisme. Il se rappelait le savon qu’il avait passé au gardien adjoint Glynne pour avoir laissé la mutinerie se développer pendant trois jours avant de se décider à l’appeler. Glynne avait cru être confronté à une nouvelle drogue particulièrement pernicieuse. La drogue constituait un problème majeur en prison, c’est donc ce qu’il avait recherché d’emblée.
Il sentit le rouge de la honte lui monter aux joues. Il aurait dû se montrer plus souple, plus ouvert aux autres éventualités. Un nombre incalculable de personnes étaient mortes parce qu’il avait commis la même erreur, parce qu’il avait supposé que l’Épidémie devait être d’origine biologique.
— Et puis, quelques petits futés ont pensé à entrer les données dans un tableur pour voir ce qu’il en ressortirait. Ce que nous voyons à présent, c’est qu’il ne s’agit pas du tout d’une maladie infectieuse. Quoi que ce puisse être, cela se diffuse de manière concentrique, ce qui va à l’encontre du mode de propagation d’un agent biologique, quel qu’il soit. La progression s’assimile plutôt à celle d’ondes sonores ou d’ondes radio, juste infiniment plus lentement.
Il indiqua plusieurs taches sur la carte, des endroits distants de centaines de kilomètres, mais qui avaient été envahis par les contaminés, le même jour, à la même heure.
— L’infection émane de quelque part dans les Rocheuses et se diffuse dans toutes les directions comme des rides à la surface un étang. Rien ne peut l’arrêter, rien ne peut nous en protéger. Partout où le front de cette vague arrive, les morts ressuscitent et s’en prennent aux vivants.
— Les morts ? s’exclama le civil, soudain tout guilleret.
— La mort.
Il était grand temps d’affronter la réalité. Désirée Sanchez avait finalement réussi à prouver à Clark sa théorie, et tout ce que ça lui avait rapporté, c’est qu’elle y avait laissé la vie. Assez ! Culpabiliser ne l’avancerait pas. Il posa le doigt sur le point de la carte où devait se situer l’épicentre de l’apocalypse et poursuivit :
— J’ignore ce qui se trouve ici. Mais je sais que c’est ce qui cause cette catastrophe. Et je crois fermement que si l’occasion se présente… (Il se redressa et ses yeux se perdirent dans le lointain.) Eh bien, si une chose peut être déclenchée, on peut, qui sait, aussi bien l’arrêter.
— Vous pensez pouvoir stopper l’Épidémie ? Vous voulez l’arrêter ?
Purslane Dunnstreet semblait désemparée.
— L’arrêter complètement ? Les morts tombent et ne se relèvent pas, plus personne ne sort des tombes, on se sort du long et douloureux processus de reconstruction ? intervint le civil, le regard incrédule.
Clark croisa les bras dans le dos.
— Oui.
Oui.
Il l’avait dit. Il avait suggéré qu’il y avait peut-être moyen de faire machine arrière. De revenir de l’Armageddon. C’était cela. L’ultime chance de l’humanité, et l’on pouvait y parvenir au fond de sa cour avec une poignée d’hommes.
Il attendit, patient, leur réaction. Ça faisait un sacré gros morceau à avaler d’un coup.
— Donc, vous êtes en train de nous dire, commença Dunnstreet, avec une lenteur extrême, que vous ne voulez pas participer à la Défense du Potomac. (Elle s’approcha de ses cartes.) J’avais sélectionné une compagnie tout spécialement pour vous, capitaine. Une compagnie rien que pour vous.
Le visage de Clark se décomposa. Après des dizaines d’années à garder ses sentiments pour lui, la mesure était comble.
— Purslane, je pense que nous en avons assez vu pour aujourd’hui, intervint le civil en quittant sa chaise.
Dunnstreet fit mine de ne pas l’avoir entendu.
— Capitaine, je peux comprendre que mes ordres de bataille vous effraient. Je peux, vraiment. Je sais ce que c’est que trembler au seuil d’une mission grandiose. J’espère que vous réfléchirez. Avant que vous nous quittiez, voulez-vous néanmoins me faire plaisir ? Voulez-vous prier avec moi pour notre nation ?
Sans le quitter des yeux, elle tomba à genoux. Elle croisa les doigts, serrés comme une petite boule d’os, et riva sur lui ses yeux innocents et mouillés, posés dans ce visage de porcelaine comme deux huîtres dans un plat.
— Eh bien, vous deux ?
C’est qu’elle insistait.
Le civil bougonna, mais s’agenouilla malgré tout. Il fusilla du regard Clark qui était resté debout.
— Agenouillez-vous, bougre d’idiot, siffla-t-il à voix basse. Vous tenez à vous faire dénoncer comme religieusement incorrect ?
COMPLET – PLUS DE RÉFUGIÉS.
Ni vivres, ni eau, ni médicaments, ni argent.
ENTRÉE INTERDITE – MENDICITÉ INTERDITE.
Désolés, nous sommes fermés !
[Peint sur la devanture d’une supérette à Springfield, Missouri, 11/04/05]
Alors que Nilla se tortillait pour se glisser sous la clôture barbelée fermant un terrain de golf, une pointe d’acier acérée se ficha dans son dos. Elle sentit sa chemise se déchirer, puis sa peau. Elle grimaça. La douleur était minime, mais elle savait que la blessure paraîtrait affreuse, or elle avait besoin de passer pour un humain. À tout le moins, il lui faudrait une chemise neuve.
Pas d’autre solution que d’avancer. Elle se tortilla dans la poussière et rampa pour atteindre le gazon impeccablement entretenu. Elle le traversa rapidement, courbée, car elle savait que si on la voyait, elle serait abattue à vue. Elle était à mi-distance du club-house quand l’aboiement d’un chien la fit sursauter.
— Ta gueule ! s’écria quelqu’un. Ferme-la, bon sang. Putain, mais quelle mouche t’a piqué ?
La voix provenait de derrière une butte toute proche. Nilla s’aplatit dans l’herbe et s’immobilisa totalement. Le chien apparut au sommet de la crête, les oreilles dressées, la truffe levée pour flairer l’air. Un berger allemand qui tirait sur sa laisse. Elle se calma, comme le lui avait appris Mael et contint les ténèbres fumantes de son énergie. Ça devenait tellement plus facile à présent. Elle pouvait contenir les ténèbres durant des périodes de plus en plus longues. Là. Elle était invisible. Le chien racla le sol et gémit encore un peu, puis il se remit à aboyer.
Merde. Il pouvait la flairer. Elle s’imagina en train d’enfouir ses dents dans le cou de l’animal. Comme ce serait bon. L’éclat doré de sa vie étincelait dans l’obscurité et elle se demanda s’il pensait exactement la même chose.
— Il n’y a rien par ici, abruti, dit le maître. Un ado en ciré beige, coiffé d’une casquette de base-ball de couleur brune. Il avait remonté son col pour se prémunir de la fraîcheur nocturne et une cigarette allumée pendait entre ses doigts.
— Tu vois ? Rien. Alors maintenant, tu la boucles, bordel !
Le garçon tira vicieusement sur la laisse. Le chien glapit de douleur, mais, au moins, ça le fit taire. Tous deux disparurent enfin derrière la crête et Nilla put libérer l’emprise sur son énergie et redevenir visible.
Une minute plus tard, elle était devant l’entrée du terrain de golf et traversait la route d’accès, hantée par cette impression insupportable d’être observée, qu’à tout instant, le garçon allait surgir et la voir courir sur le bitume désert. La chance lui sourit et elle réussit à gagner le mur à l’ombre du club-house.
Elle était dans la place. Un frisson d’excitation la parcourut – ou bien juste de peur. Elle se coula jusqu’à la lisière de l’ombre et regarda, à l’extérieur du terrain, le tronçon de route rectiligne qui croisait à angle droit le célèbre Strip. Les néons étaient encore allumés. Ils emplissaient l’air autour d’elle d’une brume incandescente, transformant la nuit sinon en jour, du moins en ce qui y ressemblait fort.
Elle ne put réprimer un frisson, malgré la température clémente. Elle se rendit compte qu’elle était terrifiée.
Mael avait une mission pour elle et Nilla savait qu’il était vain de résister. La mort de Singletary lui avait enseigné quel châtiment on encourait à refuser. On l’avait envoyée ici pour infiltrer, seule, une ville sévèrement gardée, et la mettre à merci. La rumeur courait que Las Vegas possédait un vaccin contre l’Épidémie. Nul doute que la ville s’en était jusqu’ici mieux sortie que Denver, Sacramento ou Salt Lake City. Déjà, elle grouillait encore de vivants. Nilla avait donc été choisie pour de bonnes raisons. Le zombie manchot que Mael appelait Dick ne pouvait accomplir cette tâche. Il n’était pas assez humain. Mael ne pouvait s’en charger lui-même, car il n’était qu’une projection psychique, sans aucune forme matérielle, ici dans le Nevada. Nilla avait pour elle la présence matérielle. Et des bras.
Elle contempla de nouveau la rue, repérant cette fois les ombres. Tous les endroits susceptibles de l’abriter au milieu de la nuit. Elle avisa une embrasure de porte qui semblait l’appeler et elle s’avança au clair de lune, prête à traverser la rue aussi vite qu’elle en serait capable. Elle n’avait pas fait trois pas qu’elle entendit le chien gémir de nouveau. Elle entrevit mentalement un éclair d’énergie dorée et pivota sur place pour faire face à son poursuivant.
— Excusez-moi… Excusez-moi, mademoiselle !
L’ado se tenait à moins de dix mètres, retenant tout juste d’une main le chien prêt à se jeter sur Nilla et lui bouffer le visage.
Nilla se figea. Elle sentait la violence lui transpercer le cerveau à coups de lames crénelées. Elle savait ce qu’elle était censée faire. Ce qu’elle devait faire. Elle ne savait pas pourquoi elle retardait l’inévitable. Pourtant, ses muscles refusaient d’obéir à son cerveau.
— Le couvre-feu est passé, mademoiselle. Avez-vous vos papiers ? Un permis de conduire, quelque chose ?
Nilla arbora lentement un grand sourire chaleureux.
— Je crois bien que je les ai laissés dans mon autre froc, dit-elle avec un haussement d’épaules désemparé. Si elle ne voulait pas qu’ils se battent, elle allait devoir s’en sortir au bluff. Jouer la conne. Pas trop dur : elle venait déjà de brûler complètement sa couverture.
— Je rentre chez moi, maintenant. Promis.
Le garçon fit quelques pas pour s’approcher et fronça les sourcils, l’air compatissant.
— Écoutez, mademoiselle, manifestement vous n’êtes pas morte, je veux dire, les morts ne causent pas et tout ça. Mais il faut quand même que je voie un document d’identité quelconque. C’est ça ou je perds mon job.
— Bon, je m’en voudrais d’en être responsable, dit Nilla qui se rapprocha un peu plus.
Elle sentit de la glace emplir son corps, des glaçons qui cliquetaient en elle comme dans une Thermos à l’issue d’une longue fête sur la plage. Elle redoutait que sa peau se détache de ses os, tant elle frissonnait. Elle riva son regard au sien et comprit que jouer les séductrices ne la tirerait pas d’affaire. Il avait un flingue, et son chien, et il l’abattrait à la seconde même où il aurait compris son erreur. Il allait apercevoir son énergie noire et faire aussitôt le rapport. Pourtant, elle était paralysée. Elle ne pouvait pas attaquer. Les morts décérébrés faisaient ça tout le temps. C’était quoi, son problème ?
Il n’était plus qu’à cinquante centimètres. Elle distinguait tous les boutons sur son visage ; elle voyait le pouls battre dans sa jugulaire. Elle se rendit compte qu’ils avaient exactement la même taille. Puis quelque chose se produisit. Il s’approcha encore et soudain, elle ne le regardait plus de ses propres yeux, mais le détectait avec les poils au dos de ses bras.
Son énergie était tellement intense, d’un or si brillant. Il l’appelait. Quelque chose se rompit en elle. Son cœur qui se brisait, peut-être. Plus probablement, un neurone à moitié mort qui se réveillait à retardement, une connexion qui s’établissait enfin.
Elle pouvait le faire. Oh que oui. Tout le reste disparut alors que l’énergie du garçon s’approchait de plus en plus. Sa délicieuse énergie.
Elle leva le bras et envoya valser sa casquette sur la route.
— Putain, pourquoi t’as fait ça, espèce de connasse ? lâcha-t-il tout en se penchant pour la récupérer.
— Je ne veux pas risquer qu’il y ait du sang dessus, expliqua-t-elle avant de lui serrer le cou.
De : BIGSkyPILOTO (Modérateur)
Re : astuces pour que l’eau reste propre et potable
Il y a de telles masses de spam gouvernemental maintenant, est-ce qu’il y a encore des gens réels qui postent ? Je n’ai du courant que deux heures par jour, mais je continuerai le plus longtemps possible à alimenter le serveur sur groupe électrogène.
[Message posté sur le forum par www.bigskypilot.net, 11/04/05]
— Cette femme est cinglée, annonça Clark, entre deux halètements.
Le civil du ministère de la Défense s’était remis de la léthargie qui l’avait envahi un peu plus tôt et il traînait son bosseur dans les rues encombrées de Washington. Son intention explicite était de lui offrir à dîner dans « un incroyable bar à putes que je connais, juste au coin ». Apparemment, les serveuses russes parlaient à peine anglais et ne savaient pas encore que l’on n’avait pas le droit de les toucher. Clark cherchait un moyen de s’éclipser sans faire de vagues, mais, en attendant, il devait hâter le pas pour suivre les grandes enjambées du civil. En comparaison des rues calmes de Denver (du moins dans le temps), tout le monde semblait pressé à Washington.
— Purslane ? Oh, elle est encore plus allumée que des tribunes en fin de match. C’est également une amie intime de l’épouse du vice-président. Le vice-président aime Purslane Dunnstreet et quand le vice-président aime quelqu’un, le ministre de la Défense l’aime aussi, et pour ma part, ma foi, j’aime tout le monde. Détester les gens, ça vous bouffe tellement de temps. Allez, le dernier arrivé paie la danse du ventre.
Clark suivit le civil au fond d’un autre coin obscur (mais sans fumée), vibrant de musique techno et de lampes stroboscopiques. Une femme squelettique vêtue d’une robe moulante imprimée de faucilles et de marteaux tendit à Clark un verre en plastique rempli de Martini.
— Ô Kapitan, mon Kapitan, soupira-t-elle tout en introduisant un doigt dans l’ouverture de la chemise d’uniforme de Clark pour lui caresser la peau au-dessus du plexus solaire.
Ce contact soudain le paralysa. Il n’avait pas cru possible que l’on puisse si vite s’approcher aussi près de quelqu’un. Le civil se glissa entre eux deux.
— Tu perds ton temps, ma chérie. Il préfère nettoyer son arme tout seul, si tu vois ce que je veux dire.
Puis il conduisit Clark vers un bar installé au fond de la salle où un certain nombre d’hommes en complet veston discutaient avec animation, assis sur les tabourets. Une femme vêtue d’un simple slip et d’un boa en fourrure se dandinait sans enthousiasme au-dessus de leur tête.
Clark reprit doucement ses esprits. Il grimaça, essaya de nouveau de convaincre du danger son bienfaiteur.
— Je vous assure, le plan que nous venons d’entendre échouera, cria-t-il pour couvrir la musique. Le civil héla d’un doigt le barman. J’ai vu comment ces choses se battent. Je les ai descendues moi-même. Les idées de Dunnstreet n’ont aucun intérêt pour nous.
— Des paroles bien dures, Clark, venant du grand héros de Denver. Vous avez prouvé vous-même qu’il était possible d’avoir le dessus sur les morts, non ? Pas une seule perte dans vos rangs. Vous devriez être un peu plus fier de vos exploits.
Les lumières de la boîte de strip-tease éblouissaient Clark. Il regarda le verre de Martini qu’il tenait à la main : il était vide.
— Vous êtes censé le faire remplir au bar et le lui ramener. Ça veut dire que vous voulez la conduire au premier, au Salon Martini.
— Et que se passe-t-il au Salon Martini ?
— Bien des hommes aimeraient bien le savoir au juste, aboya le civil. Mais seuls les plus fortunés ont pu le découvrir. (Son sourire s’éteignit quand il vit que Clark ne saisissait pas.) Elles baisent avec vous, Clark. Pour de l’argent.
Clark reposa soigneusement son verre sur le comptoir, hors de portée de la danseuse. Il se prit soudain à regretter douloureusement le restaurant du Brown Palace, avec sa décoration XIXe et ses pavés de bœuf impeccables. Disparu, désormais, sans doute pour toujours. Avec le reste de Denver.
— S’il y a bien quelque chose que je puisse démontrer, reprit-il en choisissant soigneusement ses mots, c’est que, les meilleurs vétérans des pires guerres, à condition d’être lourdement armés et parfaitement entraînés, peuvent survivre, juste survivre au milieu de ces créatures, et encore, en supposant qu’ils puissent dégager quand la situation devient un peu trop brûlante.
Le civil le toisa avec mépris, d’un regard froid et reptilien qui lui donna l’impression d’être le dernier des derniers. Clark eut soudain le sentiment répugnant de découvrir enfin le civil sous son vrai jour, celui qu’il cachait derrière ce sourire éternellement plaqué sur son visage. Le spectacle était horrible à contempler.
— Vous parlez comme si on avait le choix.
— Mais il se pourrait bien que oui ! Et de toute manière, tout vaudra mieux que les plans de bataille de Dunnstreet ! Comment pouvez-vous la prendre au sérieux ?
Le civil fit signe à une femme coiffée du béret d’un commandant de char soviétique de venir s’asseoir à côté de lui. Elle passa sa robe au-dessus de sa tête et il se pencha entre ses seins, frottant son visage contre sa peau, la humant longuement, intensément.
— Eh bien, maintenant, on a en fait une bonne raison.
— Ça m’intéresserait de l’entendre, répondit Clark.
Le civil hocha la tête tout en sirotant son verre.
— Parce que c’est le seul plan dont on dispose, dit-il en glissant une coupure de cinquante dollars dans le string de la fille. Personne d’autre n’a vraiment réfléchi à la question. Je suis sérieux. Aucun groupe politique, aucune équipe de prévision stratégique, personne au Pentagone, à West Point ou ailleurs, n’a vraiment pris la peine de s’arrêter pour réfléchir à la meilleure façon de conduire une guerre sur le sol américain. L’idée même a toujours paru impensable.
— Personne ?
Le civil engloutit une vodka cul sec avant de répondre. Il semblait décidé à ingurgiter la plus grande quantité d’alcool qu’il soit humainement possible.
— On a publié des scénarios de guerre, où, par exemple, le Canada envahit l’État de New York, ou la France nous attaque à l’arme nucléaire. Tout ça, c’est du niveau d’un jeu vidéo merdique, et pendant ce temps-là, Purslane Dunnstreet poursuivait son labeur solitaire, attendant son heure, nouant les bons contacts, jouant le jeu. Bannerman, il faut parfois être prêt à croire aveuglément. Vous avez entendu tout à l’heure ce qu’on envisageait. Il est temps pour vous de décider dans quel camp vous voulez jouer. Bon, je vais aller pisser tous les Red Bull que j’ai bus ce matin. Gardez-moi les filles au chaud en attendant, d’accord ?
Le civil se leva et se fraya un chemin dans la foule. Non sans difficulté, Clark commanda un whisky-soda qu’il sirota dans une quiétude morose. Il étudia les clients ; il n’était jamais encore entré dans un club de strip-tease et il était curieux, enfin, modérément curieux, de savoir qui fréquentait ce genre d’endroit. Étudier la clientèle était de toute façon moins gênant que détailler le personnel. Toutes ces chairs dénudées le faisaient rougir.
Il n’était pas le seul officier en uniforme dans la salle, pas non plus le plus haut gradé, mais la majorité des hommes portaient le complet sombre des fonctionnaires civils. Il crut en reconnaître plusieurs, sans certitude, car on n’y voyait pas à plus de trois ou quatre mètres, dans cette obscurité seulement déchirée par les stroboscopes.
Malgré le chaos général, Clark réussit malgré tout à être surpris quand une jeune femme vêtue comme un crieur public de l’époque coloniale entra dans la salle en faisant sonner une énorme clochette. Elle avait sous le bras un porte-bloc à pince qu’elle entreprit de lire sans grand entrain, tout en faisant retentir sa cloche.
— Oyez, oyez, bonnes gens, il est temps de collecter vos paris. Toutes les mises devront être placées avant minuit ce soir. Le candidat maudit du jour est Cleveland, Ohio. Doublez vos gains si Cleveland tombe avant minuit ! Oyez, oyez !
Jusqu’ici, Clark avait rougi. Cette fois, il blêmit. Il reposa son verre sur le comptoir et bouscula les clients pour sortir, il avait besoin d’air pur. Une femme entièrement nue avec une étoile rouge tatouée sur chaque mamelon le saisit par la taille, mais il se dégagea.
Frôler les fonctionnaires de Washington venus s’encanailler lui donna l’occasion de croiser le regard de certains et il se rendit compte de ce qui se passait. Ces gens n’étaient pas seulement des cyniques blasés désireux de sacrifier le pays pour leur intérêt personnel. Ils souffraient d’épuisement, de stress dû à la menace, tout comme au lendemain du 11 Septembre. Un excès d’horreur qui exigeait un excès d’attention, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Trop d’exigence, trop d’appels au sens du devoir, et la coquille éclatait, se brisait, tombait en morceaux.
Ce n’était pas une excuse suffisante, décida-t-il. Il était temps pour eux de retrouver leur sérieux et se remettre à la tâche. Mais ce n’était pas à lui de leur donner des leçons.
Une fois dehors, il huma à pleins poumons l’air du soir et leva les yeux au ciel, vers ces étoiles invisibles derrière le voile lumineux qui recouvrait la capitale.
Le civil du ministère déboula derrière lui, une cannette de bière glacée dans la main.
— Il ne reste plus beaucoup de temps, vous n’avez pas entendu ? Cleveland est sur le point de tomber, lui dit Clark, les poings serrés au fond de ses poches. Je suis sûr à présent que l’Épidémie a déjà gagné l’Asie par le Pacifique. Elle ne tardera plus à gagner l’Europe et dès lors elle aura couvert le globe tout entier.
— Un homme fort sage m’a dit un jour : « Mec, le temps n’a de valeur que pour ceux qui le comptent. » J’imagine qu’il voulait dire que les morts n’ont pas besoin de montre. On y est, Bannerman, la fin des temps. Le jour du grand A.
« A » comme Armaggedon ou « A » comme Apocalypse, au choix. Clark rejeta l’idée. Il avait encore un atout dans sa manche.
— Il y a une fille, quelque part dans le pays. Peut-être en Californie même si elle a dû sans doute quitter la région à temps, j’imagine. Elle est morte, mais elle peut parler.
Le civil ouvrit sa cannette, avec un bruit à mi-chemin entre un pet et un coup de feu.
Clark poursuivit.
— On a perdu Denver parce que les morts ont plus ou moins réussi à organiser leur comportement pour franchir une clôture haute de trois mètres. Le mal s’est répandu parmi les camps de réfugiés bien plus vite que ne peuvent l’expliquer nos modèles. Un élément plus grave que tout ce qu’on a imaginé est à l’œuvre ici.
— C’est toujours le cas, observa le civil.
— Vous ne comprenez pas ? Nous savons désormais comment le mal se répand. Si nous retrouvons la fille, nous en saurons encore plus. Rien n’est moins sûr, mais c’est un coup à tenter.
— Et vous voulez que je vous donne mon soutien ? Je suis vraiment désolé… (Le civil s’interrompit pour émettre un hoquet.) si vous avez l’impression qu’on vous court-circuite. Mais dites-moi, dans quelle mesure devrais-je croire un petit capitaine de la Garde nationale qui déboule et m’annonce que lui et lui seul a les moyens de sauver le monde ? Allons, mettez-vous une seconde dans mes bottes. Hmm… (Il baissa les yeux.) Elles mériteraient un bon coup de cirage, à vrai dire. Faites-les astiquer pendant que vous les portez, voulez-vous ? (Il gloussa et faillit s’étrangler avec un nouveau hoquet.) Allez, je connais une boîte où on vous fait décharger dans des serviettes chaudes. C’est ma tournée.
Bannerman n’avait même plus la force de s’offusquer assez pour faire non de la tête. Il regarda le bout de la rue. Les gens qu’il avait vus à l’intérieur, les gratte-papier et les généraux, les politiciens et les initiés… Aucun n’avait de plan. De plan réaliste.
Lui, si. Il devait forcer le civil à le voir. Son bienfaiteur ne voyait en lui qu’un pion dans un jeu plus vaste. Il voyait en lui un bon moyen de couvrir tout son ministère. Peu importait que la situation se dégrade de plus en plus, le Pentagone pourrait toujours prétendre qu’il faisait tout ce qui était en son pouvoir et Clark serait le symbole de ces vains efforts.
Il était temps pour Clark de jouer activement au lieu de rester un simple pion. Il mobilisa tout ce qui lui restait de résolution.
— Nous pouvons sauver le monde, mais vous devez me croire.
Le civil le regarda avec un grand calme. C’était un regard froidement calculateur.
— Parce qu’une blonde californienne n’était pas aussi conne que le défunt moyen ?
Clark sentit qu’il ne plaisantait pas.
— Oui.
Le civil se massa le visage avec ses grosses pattes, puis il repoussa ses cheveux en arrière.
— Très bien. Mais que suis-je censé raconter au Président ?
— Ma foi, commença Clark, qui sentit son cœur battre la chamade. Vous pouvez lui rappeler que je suis le Héros de Denver.
Le visage du civil s’illumina. Ses yeux s’agrandirent, il était bouche bée. Puis, tendant sa bière vers Clark en manière de salut, il s’exclama :
— Par le spectre de ce putain de George Washington !
— Je prends ça pour un acquiescement, observa Bannerman avec un soupir de soulagement.
— Merde, oui. On peut vous renvoyer vers l’ouest dès ce soir. Et vous savez quoi ? Je vous accompagne.
Il eut un petit sourire en voyant le regard interloqué de Clark.
— Vous croyez peut-être que – hic ! – je veux rester ici et attendre que Purslane nous fasse tuer tous ?
SOS FILLE MALADE ! À L’AIDE QUELQU’UN !
[Message tracé à la faux dans un champ de maïs de l’Iowa, 12/04/05]
Tout s’était passé si vite, Nilla n’avait pas vraiment eu le temps d’y réfléchir. Il y avait du sang partout. Il formait une mare sous le garçon, maculant ses vêtements. Il était secoué sous elle de mouvements spasmodiques et elle sentait son énergie noire presser contre sa peau comme une vessie de glace. Nilla se rappela son propre réveil dans une mare de son propre sang, il n’y avait pas si longtemps. Elle se demanda ce qu’il ressentait, s’il ressentait quelque chose.
Derrière elle, le chien aboyait, une cacophonie d’irritation. Elle avait envie de jouir de la sensation procurée par l’énergie du garçon, cette sensation d’être de nouveau en vie. Le chien l’en empêchait. Elle tendit la main vers son collier, bien décidée à le faire taire, mais elle s’arrêta.
Mael avait peut-être investi la plus grande partie de son âme, mais il ne la possédait pas entièrement. Le chien ne lui avait rien fait. Elle n’allait pas le tuer simplement parce qu’il était pénible.
N’empêche. Le satané cabot refusait de se taire. Quelqu’un allait finir par débarquer, voir ce qui se passait. Il fallait qu’elle soit partie avant.
Elle se leva et se mit en route, après avoir récupéré la casquette de base-ball du gamin. Elle pourrait lui masquer les yeux et l’aiderait à dissimuler ses traits. Elle avançait vite – elle courait presque –, jamais elle n’avait été aussi agile depuis sa mort. L’énergie vitale du garçon palpitait en elle, son or dévalait sur les fils de ses nerfs. Elle restait dans l’ombre, tâchant d’avoir l’air de rien quand elle devait passer sous un réverbère.
Derrière elle dans le noir, le chien cessa d’aboyer. Elle entendit des coups de feu et songea au garçon. Ils avaient trouvé son cadavre, ce qu’elle en avait laissé, et l’avaient abattu comme une bête enragée. Elle espérait juste que personne ne l’avait reconnu avant de commencer à tirer.
Elle ressentit le désir irrationnel de faire demi-tour pour vérifier. C’était idiot. Elle poursuivit son chemin, même si elle tournait de temps en temps la tête pour s’assurer qu’elle n’était pas poursuivie. Non, rien que les ombres pâles et le reflet liquide des réverbères dans les fenêtres, la pulsation orange d’un signal « TRAVERSÉE INTERDITE » qui passa soudain au blanc. Elle regardait de nouveau devant elle quand…
— Hé là ! Hé, toi ! Viens voir par ici !
Nilla se figea.
Trois hommes coiffés de casquettes brunes se tenaient adossés à l’arrière d’un camion tôlé. Les lettres LVCC avaient été imprimées sur la portière côté chauffeur. Deux des types portaient masque chirurgical et gants en latex. Le troisième l’observait, le regard brûlant.
— Putain, je viens de te le dire, viens par ici ! On va pas passer la nuit pendant que tu réfléchis, hé ducon. Radine-toi !
Nilla se dirigea vers lui. Il avait le visage grêlé de cicatrices de varicelle, et de très longs cils. Un flingue pendait à sa hanche. Si elle ne réagissait pas assez vite, si elle ne frappait pas assez fort, il allait la tuer et même s’il arrivait à le neutraliser, elle aurait encore à se préoccuper de ses deux copains. Et voilà, la clôture barbelée au fond d’une rue noire. Fin de partie.
Avant qu’elle ait pu attaquer, toutefois, il s’avança vers elle, les mains tendues.
— Tiens, fit-il, et il lui passa quelque chose.
Un masque et une paire de gants.
— T’es de service sur la patrouille antiépidémie, ce soir. Je me fiche de ce que tu faisais jusqu’ici, il me manque trois gars et j’ai mon ordre du jour à respecter.
Nilla n’avait pas la moindre idée de ce qu’il se passait, mais elle chaussa le masque. Peut-être aurait-il plus de mal à identifier ce qu’elle était sous l’épaisseur du papier. Elle eut du mal avec les gants, mais réussit quand même à les enfiler.
— OK, on monte là-haut. Ce balcon. Tu te charges des unités B à G. Ça risque de pas être de la tarte, cette nuit.
L’infime vernis de sympathie dans sa voix la surprit.
— L’hôpital des Dominicaines de Sainte Rose est déjà complet. Ceux-là, il faudra qu’on les transbahute au CHU.
Nilla leva les yeux et vit un ensemble d’appartements sur deux niveaux surmontés d’un toit de tuiles rouges. Les portes semblaient rapprochées, séparées uniquement par une unique fenêtre rectangulaire. Une lumière bleue clignotante vacillait derrière la plupart de ces dernières, la lueur de feu de camp de téléviseurs allumés sans doute.
— Je… je n’ai jamais…, bredouilla Nilla.
— Bon Dieu, c’est ta première patrouille antiépidémie ? Ben, c’est pas compliqué. Tu entres, et si t’en vois qui sont malades, tu les traînes en bas et on les embarque dans le camion. S’ils te posent un problème, je les descendrai pour toi. Tu crois que tu y arriveras ?
Nilla acquiesça, consciente d’en être parfaitement incapable, mais consciente aussi de ne pas avoir le choix. Elle se retourna sans autre commentaire et gravit les marches menant au premier étage de l’immeuble.
— Putain de merde. La Chambre enrôle vraiment tout ce qui lui tombe sous la main, hein ?
Ce n’était pas à elle qu’il s’adressait. Nilla s’approcha d’une porte marquée B et frappa. Pas de réponse, mais elle entendait la télé beugler à tue-tête, alors elle frappa derechef, bien plus fort. Finalement, elle actionna le bouton et vit qu’il n’était pas verrouillé. Elle entra et foula une épaisse moquette vert écume, jonchée de mouchoirs en papier roulés en boule. Certains étaient maculés de gouttes de sang.
La télé diffusait un vieux western en noir et blanc. Juché sur son cheval, John Wayne tirait à deux mains. L’écran, d’un bleu fantomatique, était l’unique source de lumière dans la pièce.
Nilla traversa une cuisinette crasseuse – des assiettes dans l’évier, couvertes de grains de riz séché, le frigo qui halète, bougon – et s’engagea dans un petit couloir donnant sur une chambre.
— Oh hé ?
Pas de réponse, bien sûr. La table de chevet était encombrée de flacons en plastique de médicaments sans ordonnance.
Mael Mag Och avait évoqué avec Dick un « empoisonnement des eaux ». La situation était-elle si grave que des hommes de main armés en étaient réduits à évacuer les malades par charretées pour empêcher une explosion de l’Épidémie ? Nilla avait du mal à imaginer pire scénario que des morts ressuscitant pour dévorer les vivants. Sinon une pandémie à l’échelle mondiale.
Elle rabattit les draps, s’attendant à moitié à découvrir un cadavre. Rien. Elle fit demi-tour pour ressortir de l’appartement. Peut-être le suivant serait-il occupé. Peut-être surtout pourrait-elle s’éclipser pendant que les autres auraient le dos tourné.
Quelqu’un éternua tout près de son épaule gauche. Nilla pivota brusquement et ouvrit d’un coup la porte d’un placard à linge pour y découvrir un énorme type obèse tassé à l’intérieur. Il était vêtu d’un tee-shirt blanc, d’un boxer-short à rayures et manifestait une peur abjecte. Il avait également dans la main un grand couteau de cuisine, qu’il tenait levé au-dessus de sa tête, comme s’il s’apprêtait à la découper de la tête aux pieds.
Nilla se figea : pas le temps de se soustraire à l’équation, pas le temps de se planquer, pas le temps de réfléchir. Elle avait juste les mains levées, ouvertes, les paumes vides, et il sembla noter le fait.
— Vous…, commença-t-elle, et ses mots sortaient de ses lèvres comme les bulles de gaz à la surface d’un marécage, vous m’avez fait une belle peur, monsieur…
Il ne dit pas un mot. Resta juste planté là à la regarder. Avec son couteau.
Nilla eut un signe de tête rassurant.
— Vous savez quoi. Je vais filer, maintenant. Mais je ne peux pas ressortir par-devant. Y a-t-il une autre issue ?
— Peut-être. (Il la toisa. La main armée du couteau n’avait pas bougé.) Si vous êtes très maigre.
Dans la salle de bains, une petite fenêtre étroite donnait sur une arrière-cour. Ça faisait une chute de trois bons mètres, mais il y avait des piles de sacs-poubelle en dessous. L’obèse l’aida à s’introduire par l’étroite ouverture, puis d’une vigoureuse poussée sur le dos et les fesses, il la propulsa dans l’obscurité. Nilla atterrit avec un bruit sourd et fit un roulé-boulé. En une seconde, elle était debout et récupérait la casquette brune qui avait quitté sa tête pendant le vol plané.
La casquette avait berné le type devant, l’organisateur de la patrouille. Elle avait terrifié l’obèse. Elle se rendit compte que c’était plus qu’un moyen de dissimuler son visage. C’était aussi un insigne qui lui permettrait de déambuler dehors après le couvre-feu et surtout de flanquer une trouille bleue à tous ceux qu’elle croisait. Elle l’ajusta donc avec soin, bas sur le front, et plongea de nouveau dans la nuit.
J’ai pour environ TROIS jours de nourriture. Nous MOURIONS de faim avant, mais il n’y avait plus que ma BOUCHE à NOURRIR… si vous trouvez ceci, j’imagine que ça veut sans doute dire que je suis déjà MORT… si vous ne le trouvez pas, alors j’imagine que ça voudra dire qu’on est TOUS morts et que c’est vraiment la FIN pour l’ESPÈCE HUMAINE.
[Entrée inscrite au registre des emprunts à la bibliothèque Harold Washington, Chicago, Illinois, 14/04/05, les majuscules sont sur le texte original]
Le civil prit une poignée de capsules de racine de valériane dès qu’il eut embarqué sur le vol militaire qui regagnait Las Vegas. Il s’endormit la bouche ouverte quelques minutes après le décollage et ronfla bruyamment durant tout le trajet. Quand, parvenu à destination, le commandant de bord signala dans les haut-parleurs qu’on les obligeait à cercler au-dessus de la ville, Clark réveilla son patron pour l’en informer.
Encore dans le potage, le civil hocha la tête et regarda par le hublot.
— Qu’est-ce qui nous retient ? demanda-t-il.
Avant que Clark ait pu répondre qu’il n’en savait rien, le civil se proposa pour prendre le micro et forcer les contrôleurs aériens à l’obéissance.
— Je doute que ce soit indispensable, lui dit Clark avant d’essayer de se remettre à gérer la paperasse affichée sur son ordinateur portable incassable.
Ils finirent par se poser, en effet, et furent reçus à la porte d’embarquement par un groupe d’hommes coiffés de casquettes brunes et portant carabine en bandoulière. Tous deux durent se soumettre à un prélèvement ADN à l’intérieur de la cavité buccale. On procéda à l’analyse sur le champ.
Quand les résultats revinrent, l’un des hommes baissa les yeux et tendit la main vers Clark. Ce dernier la prit, par pure politesse.
— Je suis vraiment désolé pour ce désagrément, capitaine, mais nous ne pouvons plus prendre le moindre risque. L’un des nôtres s’est révélé être mort, enfin, être un mort-vivant, il y a quelques heures à peine. La moitié de son visage avait été dévorée. Ce n’est pas la première fois mais celui-ci est un peu plus bizarre que d’habitude et ça nous a vraiment foutu la trouille.
— Bizarre ? Comment ça ?
— Eh bien, il n’y a pas la moindre trace d’effraction sur la clôture du périmètre. Et quand on a des zombies qui bouffent vos agents de sécurité, on s’attend à en trouver un paquet – ces choses se déplacent en meutes, la plupart du temps –, mais tout semble indiquer qu’il n’y avait qu’un seul type – ou une seule fille, ou que sais-je – alors que notre gars était armé jusqu’aux dents. Puis il y a le fait qu’il était à peu près nu quand on l’a découvert. Comme si quelqu’un lui avait piqué son uniforme pour l’endosser. Il semblerait que quelqu’un essaie d’infiltrer nos rangs. Ouais, je sais, c’est impossible. Ils n’ont pas assez de cervelle pour se comporter de la sorte.
Clark se raidit aussitôt. La fille : l’idée lui traversa l’esprit comme une tornade hurlante.
— Au moins un, en tout cas. Par ailleurs, ils ont déjà fait preuve d’un comportement organisé, c’est ce qui s’est passé à Denver. Écoutez, je suis en dehors de ma juridiction, mais je pense que j’aurais intérêt à voir vos supérieurs au sujet de…
— Oh, Bannerman, on se calme, intervint le civil, l’air dégagé. (Il transféra son pardessus sur son bras gauche pour poser la main sur l’épaule du type en casquette.) Je suis sûr que ces braves gens maîtrisent la situation. Vous travaillez pour qui, les gars, le bureau du shérif ? La branche locale du FBI ? Quel service au juste ?
— La… euh…, bredouilla l’homme à la casquette. La chambre de commerce et d’industrie.
— Les PME sont l’épine dorsale de la nation, pontifia le civil, mettant tout ce qui lui restait d’énergie à prendre un air grave. Continuez, braves gens, continuez.
Puis, saisissant Clark par le bras, il l’attira vers lui. Dès qu’ils furent hors de portée de voix, le civil siffla à l’oreille de son bosseur.
— Nous sommes tellement hors-jeu par ici. Je ne suis peut-être pas très malin, mais je sais une chose : quand les forces de police locales commencent à parler de morts bizarres et inexpliquées, on n’est pas loin de l’effondrement. Las Vegas est en train de partir aux chiottes et je n’ai pas l’intention de rester assister au spectacle. Est-ce clair ?
— Mais la fille pourrait se trouver ici, protesta Clark.
— Ouais, et Wayne Newton4 pourrait aussi faire trois spectacles par soirée, mais vous n’allez pas me mettre en danger à cause de vos petites lubies personnelles. Ne m’échauffez pas les oreilles, Bannerman.
Clark fronça les sourcils. Il ne pouvait pas se permettre de faire de l’homme un ennemi. Il réfléchit quelques instants, puis répondit.
— D’accord. Notre hélico nous attend sur l’autre terminal. Je suppose qu’on ferait mieux de retourner à Florence.
Il avait ses ordres. Ils n’étaient pas obligés de lui plaire.
Mike Oppenbach, l’avait affronté des ours et des alligators, mais là ça a été trop. C’était un type bien à avoir à ses côtés en cas de coup dur. Une vraie pointure au fusil ou à la machette. Et il ne se plaignait jamais. Voilà, j’suppose que j’ai rien de plus à ajouter.
[Éloge funèbre rédigé sur une pierre tombale improvisée, Emeralda Marsh, Floride, 16/04/05]
— Approchez, les gars, l’heure n’est plus à la timidité. Tout l’argent que vous avez donné ce soir financera de nouvelles recherches ; nous commerçons également des médicaments et des produits pharmaceutiques. Un par client, pas besoin de plus. Garanti pour vous garder mort et bien mort.
Assise sur un banc devant une pharmacie, Nilla observait d’un œil critique la scène qui se déroulait sur le parking. Elle se trouvait au bon endroit, le centre de distribution principal du vaccin à Las Vegas. Ses informateurs – deux gamins surpris en vadrouille après le couvre-feu et facilement effrayés par sa casquette brune – ne l’avaient pas menée en bateau. Pourtant, elle avait du mal à croire qu’une entreprise aussi cruciale pût être menée par des gens pareils.
— Celui qui croit en moi ne vivra pas éternellement. Approchez. Cette petite pilule, ce petit ellipsoïde rouge parfait, est le remède aux maux de l’homme moderne… Merci, monsieur, je vous en prie, et parlez-en à vos amis… un petit coup et hop, vous voilà protégé pour toujours… Approchez…
Le bonimenteur mesurait un mètre quatre-vingt-dix et il était aussi large d’épaules qu’un catcheur professionnel. Les bouts calamistrés d’une imposante moustache retombaient de chaque côté de son visage. Il avait le crâne partiellement dégarni. Il portait une chemise mexicaine pleine de taches, deux cartouchières entrecroisées devant la poitrine, avec, à la place des balles, des boîtes de pellicules photo en plastique.
Ses associés n’avaient pas une allure aussi exotique, mais eux aussi étaient excentriques, dans leur genre. Ils officiaient depuis l’arrière d’une fourgonnette décorée à l’aérographe de lunes, d’étoiles et de galaxies. Deux hommes. L’un, nerveux, agité, sec comme un coup de trique, bougeant constamment la tête comme s’il s’attendait à tout moment à quelque agression. L’autre grassouillet et discret. Le premier soutirait l’argent de la file de clients qui patientaient sur le parking, tandis que le second distribuait de gros cachets rouges.
— Un seul par client, pas de goinfres chez nous. C’est de l’amour, cet amour que vous cherchiez tous. Qui aurait dit qu’il se présenterait sous la forme de pilules. Approchez !
Nilla quitta son banc et s’avança sous les lampes à vapeur de sodium du parking. Dans la file de gens qui faisaient la queue, son apparition déclencha quelques discrets éclats de panique modérée, on chuchota, mais personne ne prit la fuite. C’était la casquette brune. Elle masquait à merveille son énergie sombre. Les gens remarquaient le couvre-chef et savaient d’emblée pourquoi la présence de la jeune fille leur paraissait effrayante et déplacée. Elle faisait partie de ces bandes en rangers qui avaient mis Las Vegas en coupe réglée.
— Pas de panique, messieurs-dames, je contrôle personnellement la situation.
Le bonimenteur avait placé sa grosse patte sur sa poitrine. Dans la lumière orangée, sa peau avait pris une couleur de jambon fumé. La présence de Nilla était un signal qu’il recevait avec calme, mais avec toute l’attention voulue. Elle le vit rentrer légèrement les épaules, être soudain aux aguets. Elle avait l’impression de rejouer Règlement de comptes à OK Corral.
— Je n’aurai de repos, poursuivit le bonimenteur, tant que chacun de vous sans exception n’aura pas été satisfait.
Les gens dans la queue la dévisageaient ouvertement. Diverses formes d’inquiétude se succédaient sur leurs traits. Ils gardaient les mains résolument fourrées au fond de leurs poches. Ils avaient l’air de se protéger d’un vent humide et glacial quand l’air nocturne de Las Vegas était sec comme une trique et d’une chaleur presque estivale.
— Je suis de la Chambre, annonça Nilla pour renforcer l’impact de son arme personnelle dans ce duel : la casquette brune. Et vous, là, qui êtes-vous ?
Le gros bonhomme posa une main en travers de sa boucle de ceinturon et s’inclina lentement en une gracieuse révérence.
— Je suis celui dont le nom est écrit sur l’eau. Je suis le modèle même d’un général moderne. Certains m’appellent le Cow-boy de l’espace, quand d’autres me baptisent le Gangster de l’amour.
Nilla plissa les paupières.
— Arrête ton boniment. Je peux faire fermer ton business avec un coup de fil, pauvre cloche. En fait, je pourrais bien le faire, rien que pour l’exemple.
— Appelle-moi Mellowman, le Sage, le Superhéros défoncé. Je suis venu apporter un semblant de paix de l’esprit à ces pauvres arriérés. Et toi, puis-je te demander qui tu es, jeune pouliche ?
Nilla hocha la tête.
— Je viens de la Chambre, pas besoin d’en savoir plus. Et vous autres, dégagez-moi le plancher en vitesse. On ne vous a pas dit qu’il y a un couvre-feu ?
Elle courut vers les badauds terrifiés qui s’égaillèrent comme des pigeons.
— Bon, maintenant, j’aimerais jeter un coup d’œil à ta petite affaire. J’aimerais bien savoir ce que tu t’imagines faire.
Son numéro au culot lui mettait les nerfs à vif. Elle n’était plus capable d’avoir des sursauts d’adrénaline, mais quelque chose de froid et de mortel s’épanouit en elle et c’était loin de lui déplaire. Évidemment. Pour la première fois depuis sa mort, elle détenait un réel pouvoir.
— Mais par ici, mademoiselle, lui proposa Mellowman – si tel était bien son nom – en l’invitant gracieusement à le suivre. Bienvenue dans le Space Van, le van de l’espace, mon nouveau logis ambulant puisque l’ancien logis m’a bullé.
— Tu vends des vaccins, c’est ça ? Et il est réellement efficace ?
Nilla s’avança vers la porte arrière ouverte pour regarder à l’intérieur. Un aménagement douillet, tout cuir, rempli de cartons, avec deux étroites couchettes pliantes. Apparemment, Mellowman et ses associés dormaient dans leur pharmacie ambulante quand ils ne fourguaient pas leurs pilules.
— Que dirais-tu d’un échantillon gratuit ? Que tu juges par toi-même ?
Mellowman ramassa un carton qu’il coinça sous son bras. En dessous, il y avait un bocal rempli des capsules rouge vif qu’elle avait vu distribuer.
— Eh mec, arrête, fais pas ça, dit l’un de ses associés, le maigrichon bourré de tics. Nilla le fusilla du regard. Quand elle se retourna, Mellowman avait posé l’une des capsules dans la vaste paume de sa main gauche.
Nilla se demanda ce qu’il arriverait si elle la prenait. Tuerait-elle le virus, le microbe ou le machin quelconque qui l’avait ranimée ? Allait-elle s’effondrer en un petit tas sans vie ? Il était plus probable qu’il ne lui ferait rien du tout. Elle saisit le bocal et le secoua. Les capsules à l’intérieur cliquetèrent bruyamment.
— C’est tout votre stock ?
— Jusqu’à ce qu’on en ait fabriqué d’autres. Mon aide du médecinI, ici présent – on l’appelle Morphine Mike –, c’est lui qui détient la recette magique.
Waouh, se dit Nilla. Trop facile. Détruire les pilules, tuer le gars qui les fabriquait. Mael serait satisfait. Peut-être même qu’il la laisserait partir. Elle remit le bocal dans la camionnette et se retourna pour leur annoncer qu’elle allait tous les arrêter.
Elle se retrouva nez à nez avec le double canon d’un fusil à canon scié. Il avait dû se trouver dans le carton dont s’était emparé Mellowman. Le double zéro de la bouche de l’arme évoquait le symbole de l’infini.
— Pauvre connasse, qui crois-tu donc nous a envoyés ici ? Je suis au comité directeur de cette putain de chambre de commerce. J’ignore qui tu es, à t’imaginer que tu peux débarquer ici pour nous détrousser, mais là, t’as commis une grossière erreur.
Elle avait le temps de se rendre invisible, mais paniquée, elle était infoutue de se rappeler comment procéder. Alors, elle hurla. Le doigt de l’homme se crispa sur la double détente et elle entendit un fracas d’enfer.
{pelisse19} y a quelqu’un
{pelisse19} hello
{pelisse19} hello
*Pelisse19 S’EST DÉCONNECTÉ*
[Transcription de la messagerie instantanée d’AOL, 18/04/05]
Le Blackhawk arriva lentement, au ras de la cime des genévriers qui entouraient la prison. Clark effleura le bras du civil et lui indiqua Pike’s Peak. Comme ils approchaient, il indiqua :
— Permettez-moi de vous présenter officiellement le Gros.
Il se sentait bizarrement fier de Florence-Supermax, même s’il n’était certainement pas le concepteur de la prison, et qu’il ne l’appréciait pas particulièrement. Mais elle était devenue son QG et, quelque part, sa maison.
Le civil paraissait tout excité.
— Est-ce vrai que vous avez eu Face d’Ananas5 parmi vos pensionnaires ? Vous savez, Noriega ? Et l’autre terroriste, Unabomber6 ?
— Tous les détenus ont été évacués dès les premiers jours de l’Épidémie.
Le civil parut déçu, pourtant, comme ils décrivaient un cercle autour du bâtiment avant l’approche finale, ce fut Clark qui sentit tous ses espoirs réellement se briser. Quand il avait quitté prison, c’était un établissement sûr, discret, bien caché derrière plusieurs rangées de clôtures infranchissables.
En son absence, c’était devenu un bidonville. Des tentes et des cabanes en tôle ondulée avaient été érigées, formant un vaste demi-cercle adossé à l’enceinte côté route. D’étroits passages couraient entre ces habitations de fortune et elles étaient encombrées de gens en civil. Beaucoup adressèrent des signes de main au Blackhawk à son passage. Ils avaient l’air plutôt en bonne santé. On voyait aussi des enfants, ainsi que des animaux : des chiens, des moutons, et même quelques chevaux. Une partie de la colline voisine avait été déboisée et aménagée en parking pour des dizaines de véhicules. Et pas seulement les cars et les minibus du convoi dont il avait personnellement pris la tête au départ de Denver, mais aussi des voitures particulières, des motos, des vélos et même, çà et là, quelques avions monomoteurs.
Le Blackhawk se posa sur un hélipad dans la cour principale de la prison où Vikram et le sergent Horrocks attendaient pour les accueillir. Vikram avait son bracelet d’acier au poignet et il avait ajouté un nouvel accessoire : un poignard à la lame curieusement incurvée, mais assez longue pour être qualifiée de courte épée. Horrocks était en uniforme de parade comme s’il s’attendait à ce que Clark exige aussitôt de passer en revue ses troupes.
Clark leur présenta le civil du ministère de la Défense, puis il indiqua d’un geste la ville-champignon qui avait poussé de l’autre côté des grilles.
— La rumeur se répand, j’imagine. Quand est-ce que ça a commencé ?
— Ce n’est que tout récent, lui assura Vikram. Mais il en vient toujours plus chaque jour. On ne les laisse pas accéder à l’intérieur, mais ils semblent indifférents. Ils disent qu’ils sont venus quérir la protection du Héros de Denver. On pouvait difficilement les chasser, vois-tu.
Clark hocha la tête. Il était donc célèbre, à présent ? Il n’avait que faire de ce nouveau fardeau.
— Ça veut dire de nouveaux problèmes de sécurité, tout un nouveau périmètre à protéger, sans parler des problèmes de santé auxquels ils vont être confrontés sans installations sanitaires convenables. Et on ne peut pas leur offrir les moindres soins médicaux. On n’a même pas assez de stock pour nos propres hommes.
Le civil le saisit par le bras.
— Allez, venez, mon coco ! Vous l’avez bien mérité.
Il conduisit Clark vers l’entrée principale. Horrocks ordonna que l’on ouvre les portes, et en se déployant, elles révélèrent une cohue qui se rua par l’ouverture dès qu’elle fut dégagée. Un homme au complet en lambeaux se précipita pour saisir la main de Clark.
— Capitaine, je suis Jim Jesuroga. Il faut que je vous remercie. Jamais, ma famille et moi, on ne s’en serait tiré seuls.
— Laissez-moi l’embrasser ! piaula une femme, une matrone d’âge mûr aux cheveux teints en bordeaux. Elle passa les bras autour du cou de Clark et lui plaqua une bise sur la joue. Elle empestait la sueur et la lavande artificielle. Ses enfants étaient sur ses talons, les yeux brillant d’espoir, tandis que d’autres entraient à leur tour, tous voulant se rapprocher, le toucher, lui parler ne fût-ce qu’un instant.
Clark passa près d’une heure parmi eux, à écouter leurs récits. Ce qu’il apprit le scandalisa. Ils étaient si rares à avoir survécu, quand ils étaient si nombreux à être morts et ressuscités. C’était moche, plus que moche, et le seul moyen de survivre, désormais, était de s’enfuir, de partir vers l’est. Et comme l’idée n’était somme toute pas si brillante, vu que les morts étaient déjà à New York et qu’Atlanta était tombée, apprit-il, l’ultime recours semblait être l’établissement de haute sécurité de Florence.
Quand il eut fini de rencontrer les survivants, quand il se sentit trop épuisé pour poursuivre, il réintégra la prison. Les portes se refermèrent et le civil vint à sa hauteur.
— Ça fait du bien, n’est-ce pas ? D’être le héros et tout ça.
— Je… je suppose que oui, admit Clark.
— Ouais, alors autant ne pas merder et faire tuer tous ces braves gens.
Clark cligna les yeux, sidéré. Un truc à garder en tête, en effet, se dit-il.
1- Magnat de la presse américaine, présentatrice télé, journaliste et rédactrice de magazines, femme d’affaires et femme du monde, considérée comme la troisième femme la plus influente des États-Unis. (NdT)
2- Cette doctrine se résume à une série de questions auxquelles il doit être répondu par l’affirmative avant d’engager la puissance militaire américaine. (NdT)
3- La bataille de Mogadiscio qui a opposé en 1993 un détachement américain aux milices de différents clans somaliens a été traumatisante pour le peuple américain. Elle a été rendue célèbre par son adaptation cinématographique en 2001 par Ridley Scott, diffusée en France sous le titre La Chute du faucon noir. (NdT)
4- Chanteur et animateur américain, également producteur, compositeur, acteur de cinéma ou de séries télévisées et présentateur de shows télévisés, il est surtout célèbre pour avoir animé plus de trente mille spectacles en quelque quarante ans de carrière à Las Vegas, sa ville d’élection. (NdT)
5- Le général Manuel Antonio Noriega (né le 11 février 1934) est une personnalité politique du Panamá. Agent double de la CIA et des services cubains, tout en relayant le trafic de la cocaïne colombienne. Noriega se rendit en 1990 et fut confié au parquet de Miami. Il fut condamné en 1992 à 40 ans de prison ferme. Sa peine est ensuite ramenée à 30 ans, puis réduite à 17 ans pour bonne conduite. Il vit actuellement dans une prison de Floride, où il s’est converti au christianisme en 1992. (NdT)
6- Theodore Kaczynski, surnommé Unabomber (né en 1942 à Chicago dans l’Illinois), est un mathématicien et terroriste américain. Il a fait l’objet de la chasse à l’homme la plus coûteuse de l’histoire du FBI. (NdT)
I- En français dans le texte. (NdT)