GAZOLE RÉSERVÉ AUX SEULS USAGERS AUTORISÉS ! Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée.
[Pancarte à l’entrée d’une station-service, Petaluma, Californie, 23/03/05]
Dick se réveilla transformé. Simplifié.
Un clair de lune argenté baignait le paysage. Il dégoulinait des branches des arbres et jouait à la surface de la neige. Dick était une ombre à l’abri de cette lumière. D’autres ombres l’entouraient. L’une d’elles était blottie près de lui, ses longs cheveux blancs teintés de sang. Elle serrait tout contre elle un trésor qui luisait faiblement comme des braises mourantes. Un bouton osseux en dépassait d’un côté. De l’autre, on voyait des doigts. C’était un bras humain, mais Dick se fichait bien des considérations de bon goût ou de bienséance. Il essaya de le lui subtiliser, mais ce fut pour découvrir qu’il n’avait plus de mains. Au bout de ses épaules, il n’y avait plus que des moignons couverts de sang séché. Le précieux butin de l’ombre féminine appartenait au corps de Dick : son bras.
La brebis avait l’autre. Les deux créatures s’affairaient à les réduire en pulpe afin de pouvoir les ingurgiter. Un processus qui allait leur prendre des heures.
Tout cela importait peu pour Dick. Il y avait des lumières, il y avait des ombres, et il faisait partie de ces dernières. Il n’était plus capable de ressentir perte ou regret.
Seulement la faim.
Le Réseau d’alerte de la Sécurité intérieure a passé aujourd’hui le niveau de menace à Orange (élevé) pour les secteurs suivants : Anaheim, Glendale et Oakland. Le niveau d’alerte est passé à Rouge (sévère) pour les secteurs suivants du sud de l’État : Atwater, Brentwood, Century City, Granada Hills, Los Feliz…
[Bulletin officiel à destination des médias, émis le 26/03/05]
Retour au Colorado. Quatre jours s’étaient écoulés et si peu avait été accompli. Ils avaient renforcé le cordon sanitaire partout où ils pouvaient, mais l’agent pathogène se baladait déjà dans la nature.
Une voiture de service conduisit Bannerman Clark et Vikram Singh Nanda à Commerce City, où le nouveau centre de détention était sorti de terre comme un anneau de sorcière après la première pluie de printemps. Commerce City était moins une ville qu’une erreur d’urbanisme, une ancienne prairie au nord de Denver, désormais encombrée de cuves de produits chimiques, de mauvaises herbes grisâtres, d’entrepôts de semi-remorques et de voies de chemin de fer rouillées. D’antiques corps de fermes avaient été rénovés à coup de panneaux d’agglo, d’enduit à la chaux et transformés en ateliers de petite industrie. L’élément le plus pittoresque du bourg était la raffinerie de pétrole, qui ressemblait à un empilement de boyaux d’acier, illuminés comme une fête foraine la nuit.
— Le CDC a mis en quarantaine des pâtés de maisons entiers à Atlanta, New York et Detroit, commenta Clark en parcourant son courrier électronique sur un Blackberry tandis que leur voiture cahotait. Difficile de dire si c’est la même chose ou un problème indépendant. Le peu d’informations que j’ai pu glaner est pour le moins confus. On dénombre des victimes partout dans Chicago. De quel genre de forces disposons-nous au sol dans l’Illinois ? Il faut qu’on se substitue au CDC dans cette affaire, qu’on reprenne la main.
Le CDC – Center for Disease Control – était un établissement civil. Les civils manquaient de cette discipline et de ce respect des procédures qui étaient la marque des structures militaires, et tout ce qu’ils étaient capables d’offrir en échange de leur organisation chaotique, c’était leur intuition. De l’improvisation, plutôt. L’heure était à l’action, pas aux comités Théodule. Vikram acquiesça et entra une note dans son assistant personnel.
La voiture s’immobilisa dans une gerbe de gravillons qui crépita comme de la grêle martelant la carrosserie. Le capitaine et le commandant en descendirent pour terminer le chemin à pied.
— J’ai dix groupes de travail en Californie, mais rien entre ici et Las Vegas. Peut-être qu’on pourrait déplacer quelques éléments. Et travailler le plus vite possible en coordination avec l’OMS. Il faut désormais penser en terme de menace globale. Si nous n’avons pas encore relevé de cas en Europe ou en Chine, ça va se produire tôt ou tard. On ne peut pas laisser le reste du monde s’imaginer qu’il s’agit d’un problème purement américain. On a besoin d’unités de soutien à l’étranger, bien formées et prêtes à intervenir.
La prison de Florence, avec ses dix mille portes et son système de contrôle carcéral dernier cri, était un endroit épouvantable pour stocker les infectés. La Supermax était déjà surpeuplée avant même le début de l’Épidémie. Elle confinait les éléments sains et malades dans la même promiscuité, les forçait à tous respirer le même air. Par contraste, l’établissement pénitentiaire de Commerce City avait été aménagé pour accueillir exclusivement les personnes contaminées et les maintenir à l’écart du reste de la population. Il se réduisait pour l’essentiel à une double clôture barbelée et à des latrines centrales à ciel ouvert, pour l’instant encore toutes propres, inutilisées. La Garde amenait chaque jour de nouveaux cas de cette mystérieuse maladie. Clark avait mobilisé des équipes qui travaillaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre à trouver les moyens d’améliorer les conditions des détenus, mais l’essentiel pour l’heure était de les entreposer.
— Il va falloir réquisitionner des escouades de l’armée régulière pour faire régner l’ordre à Los Angeles. Il faut inspecter les bâtiments un par un. L’état d’urgence doit être décrété dans au moins quatre États.
Clark se tut et remit le Blackberry dans sa poche. Il était parvenu aux barbelés et pouvait sentir tous ces regards peser sur lui. Ces gens avaient l’air pâles et mal nourris. La plupart exhibaient des blessures bien visibles. Ils n’avaient pas toutefois cet air déprimé, résigné, qu’ont les réfugiés. On aurait plutôt dit des drogués guettant impatiemment leur prochaine piquouse.
Pas un n’émettait un son. Ils tendirent les bras, l’air affamés, à travers les fils barbelés, les doigts accrochés au grillage, le visage plaqué contre les mailles métalliques, comme s’ils pouvaient ainsi passer au travers.
L’un d’eux frappa sur le barbelé du plat d’une main brisée et le fil de métal se mit à osciller avec un bruit métallique liquide qui se répercuta en écho sur toute sa longueur. Le centre avait été construit pour cinq cents détenus. Ils étaient déjà le double et chaque jour, on ajoutait de nouvelles cellules.
— Il nous faut…, Clark se tut, la tête soudain vide. (Il se pinça l’arête du nez.) Il nous faut cette fille, Vikram. La blonde. Elle était capable de parler, elle.
Le commandant sikh leva les yeux de son assistant personnel. Il avait pris soin d’éviter les regards braqués sur lui de l’autre côté du grillage. Il se pinça les lèvres comme s’il allait dire quelque chose.
— On a besoin d’elle. Elle détient la réponse.
Voilà, il l’avait. Les soldats, rumina Bannerman Clark, sont parfois dotés d’intuition, eux aussi.
À compter de 23 heures ce soir, fuseau horaire TUC-8, plusieurs tronçons de trois autoroutes en Californie seront fermés à la circulation des civils. Le gouverneur a demandé à tous ses concitoyens de se montrer coopératifs durant cette phase nécessaire à la préservation de la santé publique. Les voies affectées sont la Route d’État n° 1 (autoroute de la côte Pacifique), la Nationale 27 et la Nationale 74.
[Communiqué de presse de l’Office californien des transports, 28/03/05]
Les morts ne peuvent pas conduire. Pas Nilla, en tout cas. Elle avait bien essayé de voler une voiture pour se rendre dans l’est, mais avait dû l’abandonner avant même d’être sortie du parking. Quand elle avait voulu agripper le volant, c’était comme si elle le tenait avec des moufles. Il lui avait glissé des mains et lorsqu’elle avait tenté d’écraser la pédale de frein, elle avait découvert que ses jambes étaient bien incapables d’effectuer un mouvement aussi précis. Si elle avait réussi à prendre de la vitesse, sans doute se serait-elle rompu le cou.
Alors, elle se rabattit sur l’auto-stop, faute d’une meilleure idée.
Nilla se tenait sur le bas-côté de la Nationale 46, une main en visière au-dessus des yeux, pour regarder un panache de poussière qui approchait d’elle, venu de l’ouest. Ce serait son premier chauffeur de toute la journée, si encore elle parvenait à le faire s’arrêter. Elle était prête à détaler au premier signe d’une quelconque couleur verte et c’est bien ce qu’elle faillit faire avant de s’apercevoir que ce n’était pas le vert kaki de l’armée, mais le vert bouteille d’une voiture particulière. Une petite Toyota, apparemment. Nilla était à peu près certaine que les flics ne conduisaient que des américaines.
Le véhicule s’immobilisa à sa hauteur, mais la vitre resta fermée. Elle pouvait le comprendre. Cela faisait une semaine qu’elle ne se nourrissait que de détritus glanés dans les poubelles et qu’elle dormait où elle pouvait. Elle avait récupéré quelques fringues dans une benne à ordures, un tee-shirt rose moulant, une taille trop petite, et un treillis kaki miteux complètement démodé. Le tout lui donnait des allures de prostituée. Avec ses cheveux filasse et son teint blafard, on aurait dit une droguée. Les gens ne prenaient pas les auto-stoppeurs qui avaient cette dégaine. Enfin, pas souvent.
Elle sourit malgré tout, se penchant pour croiser le regard des occupants. Ils étaient deux : deux mômes. Des ados de banlieue, des blancs. Lui avait un vague duvet sur le visage et portait une casquette de l’équipe de base-ball d’Oakland vissée sur la tête. Elle arborait une croix en or autour du cou. Tous deux étaient vêtus de tee-shirts noirs de groupes de rock.
La vitre descendit, à la main. Ce devait être la première voiture du gamin. Il avait dû économiser sou après sou pour l’acheter d’occase. Sans doute avait-il installé lui-même le spoiler à l’arrière, car la peinture ne correspondait pas tout à fait. Nilla savait qu’elle devait faire attention à ce qu’elle allait dire, ce qu’elle allait demander.
— Je vais vers l’est, à… à Barstow, suggéra-t-elle. Elle se souvint de sourire et de poser une main sur l’appui de la portière. Ils étaient moins enclins à démarrer quand vous étiez déjà en contact avec leur caisse. C’était le genre de trucs que l’on apprend au bout d’une semaine passée sur la route.
Le garçon la toisa, étudiant ses fringues. Détaillant ses seins, ses hanches.
— Je ne sais pas, Charles, murmura la fille, comme si Nilla ne pouvait pas l’entendre. Regarde-la.
Nilla gratifia le garçon de son plus beau sourire Colgate.
— Merde, Shar, rétorqua le garçon. Ferme-la. Je pense qu’on a une place de rab, proposa-t-il.
Il n’était pas trop sûr, comme sa copine, mais ses hormones d’ado parlaient pour lui.
Nilla ouvrit la portière arrière et monta.
Limite : dix litres d’eau par personne, pour cause d’état d’urgence, merci !
[Pancarte manuscrite affichée à la devanture d’une pharmacie, Carefree, Californie, 28/03/05]
Blottie sur les coussins du siège arrière de la Toyota, Nilla mastiquait laborieusement une barre chocolatée quand elle n’avait qu’une seule envie : l’avaler tout rond. C’était tout ce que les gamins avaient comme semblant de nourriture.
— On descendait sur Hollywood, mais la radio a dit qu’on n’avait pas le droit.
Shar, la fille, se dévissa le cou pour regarder l’auto-stoppeuse assise à l’arrière. Elle reprit :
— On… n’est pas censé prendre les auto-stoppeurs. On n’est même pas censé rouler sauf cas de force majeure.
C’était une manière d’excuse. La fille culpabilisait de n’avoir pas voulu la prendre. Nilla avait la bouche pleine, aussi se contenta-t-elle de lui sourire, sans desserrer les lèvres.
— Merde, ma poule, si j’ai envie d’aller quelque part, j’y vais, pesta Charles en claquant du plat de la main la jante du volant. Je me concentre sur la conduite, et vice-versa, si tu vois ce que je veux dire ? Merde, c’est ça, la liberté. Pour de bon. À présent, vois si tu peux nous trouver quelque chose sur la FM.
— J’ai la trouille, c’est tout, plaida la fille en se carrant au fond de son siège. (Elle ne toucha pas à l’autoradio.) Ils disent qu’il y a des malades là-bas. Ils disent qu’ils sont violents.
Nilla se contenta d’un haussement d’épaules poli. La fille la lorgnait dans le rétro.
— On dit qu’ils ont des yeux rouges qui brillent la nuit, conclut Shar avant de détourner les yeux. Alors, j’ai la trouille, voilà.
— Hon-hon, pas question, j’te l’ai déjà dit, ma poule. Je suis un vrai psycho-killer. Dangereux comme un chef de bande enragé. Je suis un dur, moi, ma poule. Je te protégerai, Shar, je te l’ai déjà dit cent fois.
Il lui passa un bras autour des épaules et lui posa une bise sur la tempe avant de la relâcher. Puis il alluma lui-même la radio, les empêchant ipso facto de poursuivre leur discussion, chose impossible avec le tintamarre du hip-hop que déversaient les haut-parleurs tout à côté de la tête de Nilla. Cela faisait une curieuse bande-son pour le spectacle qui se déroulait derrière les vitres : un plat pays couvert de plaques de végétation vertes et jaunes découpées en rectangles parfaitement réguliers autour des grosses fermes mécanisées. Ils dépassaient de temps en temps un chevalet d’extraction abandonné, pareil à quelque animal épuisé qui se serait penché pour se désaltérer sans pouvoir se relever ensuite. Nilla vit deux maisons qui s’étaient effondrées par le milieu. Comme si le sol s’était dérobé sous leurs fondations. Personne n’avait pris la peine de les réparer. Elle était déjà bien loin de la petite bourgade animée en bord de mer, où elle était revenue après sa mort.
— Il y a une ville, pas loin d’ici, dit Shar en se redressant dans son siège. Vous avez toujours faim ?
Nilla acquiesça, reprenant espoir.
— Mais je n’ai pas un sou sur moi.
Shar se renfonça dans le siège.
— Est-ce qu’on peut s’arrêter, Charles ? Juste une minute ? J’ai envie de pisser.
Ils franchirent le ruban d’un bleu incroyable d’un canal d’irrigation, puis pénétrèrent dans une bourgade minuscule aux murs patinés par le soleil d’un bistre uniforme. Il n’y avait aucune pancarte à l’entrée du patelin, mais à en juger aux enseignes de la moitié des boutiques, ils étaient parvenus à Lost Hills, en Californie. Alors qu’ils traversaient au ralenti les rues défoncées, Nilla sentit un frisson désagréable lui traverser l’échine quand elle se rendit compte que tout le monde les dévisageait. C’étaient des gens ordinaires : elle voyait des visages grêlés de méchantes cicatrices d’acné, des femmes âgées à la chevelure comme de gros cumulus blancs figés, des mères promenant des bébés et repoussant une mèche de cheveux bruns pour mieux voir. Elle eut un nouveau choc quand elle se rendit compte que ce n’était pas leur voiture qui attirait toute cette attention. Les yeux ne s’attachaient pas aux enjoliveurs contrarotatifs ou au spoiler fait main fixé à l’arrière. Non, ils regardaient l’habitacle. L’arrière de l’habitacle.
Ils la regardaient, elle.
Ils savaient. Les habitants de Lost Hills savaient ce qu’elle était. Ils le percevaient. Pour peu qu’elle ferme les yeux, elle pouvait les voir tous, avec leur nimbe doré, et elle sut qu’en regardant tous vers le fond de la voiture, ils devaient voir son obscurité. Sans doute pas aussi nettement, certainement pas consciemment, mais ils détectaient son énergie tout comme elle pouvait discerner la leur.
Elle avait envie de sortir, mais elle ne voulait pas non plus quitter la sécurité de la voiture. Elle voulait que Charles continue à rouler, qu’il accélère, alors qu’il s’apprêtait à se garer à un emplacement libre dans la rue principale poussiéreuse. Elle aurait voulu se rendre invisible, mais cela aurait à coup sûr terrorisé les deux jeunes gens, et pas question de prendre un tel risque, pas quand ils étaient son seul moyen de quitter la ville.
Charles coupa le contact et tous trois descendirent. Les regards se firent plus insistants et au coin, une femme en cardigan rouge les héla en espagnol. Nilla n’avait aucune idée de ce qu’elle racontait. Bon, elle apprenait ainsi une chose supplémentaire sur elle-même : elle ne parlait pas espagnol.
Ils entrèrent dans la petite épicerie dont l’enseigne extérieure indiquait « bodega », au milieu de panonceaux signalant la vente de cigarettes bon marché et de lait en poudre. La boutique se résumait à une petite pièce étroite, au plafond bas équipé de dalles acoustiques toutes tachées, et encombrée de rayonnages métalliques garnis de produits sans marque. Toutes les confiseries étaient mexicaines et les journaux exposés sur le devant affichaient plein de mots et même de signes de ponctuation que Nilla était bien en peine de reconnaître. La propriétaire, une femme d’âge mûr en robe imprimée bleue, était presque cachée derrière un énorme terminal de loterie et un éventaire de roses artificielles emballées à l’unité dans des étuis en plastique.
Charles alla lui parler pendant que Nilla et Shar sillonnaient les rayons à la recherche de quelque chose à manger. Nilla se doutait en gros du scénario et elle resta bouche cousue.
— Euh, excusez-moi, m’dame… mais, est-ce que vous vendez des préservatifs ? Non ? M’dame, j’aurais besoin d’un renseignement. Et des parfumés, vous en avez ?
Devant une telle question, la femme derrière le comptoir eut du mal à cacher son air horrifié. Pour la première fois depuis qu’ils étaient entrés dans sa boutique, elle quitta des yeux Nilla.
— Et ceux-là, alors ? Ils ont plein de petites bosses, vous voyez, excusez-moi, m’dame ? Ces espèces de nervures, c’est pour le plaisir ?
— Des bosses ? demanda la femme, l’œil méchant.
Dans l’allée, hors de sa vue, Shar saisit un chapelet de salamis emballés dans du plastique qu’elle tendit à Nilla en murmurant :
— Fourre-les dans ton froc. Y a de la place. Remise… en main propre.
— Ouais, avec des bosses. Enfin, plutôt des nervures, je suppose, suggéra Charles. (Il leva les mains, à environ quarante-cinq centimètres de distance.) Et de cette taille.
— Des bosses ? répéta la femme. Des nervures ?
— Je crois qu’on appelle ça des « gratouillis à la française ».
Shar s’étrangla de rire tandis qu’elle passait à Nilla un pavé de cheddar et un sachet de chips. Elle n’avait pas pu se retenir. Et, bien sûr, le charme fut aussitôt rompu.
— Des voleurs ! C’est des voleurs ! glapit la femme. Elle s’apprêtait à enjamber le comptoir, cherchant manifestement à les prendre sur le fait.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Nilla, mais Shar avait déjà laissé échapper devant la porte la moitié des trucs qu’elle portait. Nilla la suivit du mieux qu’elle put – elle n’était pas aussi vive, eh bien, d’abord, parce qu’elle était morte, et ensuite parce qu’elle avait la culotte remplie de viande froide. Charles déboula derrière elle et la poussa carrément contre la porte de la bodega jusqu’à ce qu’elle s’ouvre à la volée et qu’ils débouchent en catastrophe au soleil. La patronne avait toujours l’intention de les poursuivre : elle était déjà montée à genoux sur le comptoir. Ils foncèrent vers la voiture, bien décidés à filer vite fait.
— ¿Que estas haciendo? ¡Ai! ¡Malvado fantasma, es peligroso! s’écria un homme au coin de la rue et Nilla s’immobilisa, rongée par la culpabilité. Shar et Charles couraient toujours. L’homme se rapprocha, un vieux bonhomme au cuir tanné, en survêtement et casquette de base-ball. Que pouvait-elle faire ? Elle avait honte de voler à l’étalage, mais, d’un autre côté, elle serait en encore plus mauvaise posture si elle se faisait choper. Les gens du patelin ne lui laisseraient pas la moindre chance. Ils savaient. Elle fila de nouveau vers la voiture.
— Hice por ayudar, dit le vieux dans son dos. Elle avait à peine fait trois pas quand enfin elle comprit qu’il avait essayé de la mettre en garde. Charles et Shar étaient derrière la voiture, tapis dans l’ombre.
Un groupe s’était rassemblé au milieu de la rue. Certains portaient des outils – fourches, pelles, binettes –, d’autres n’avaient que leurs bottes à bouts ferrés. Tous faisaient cercle autour d’une fillette d’une quinzaine d’années, recroquevillée sur la chaussée… ils étaient en train de la tabasser à mort.
Non. Pas à mort. Quand Nilla s’approcha, elle ferma les yeux et vit les feux dorés des hommes qui formaient un cercle autour d’une petite boule de ténèbres enfumées. La fille était déjà morte. Les coups qui pleuvaient sur elle ne l’empêchaient pas d’essayer de les saisir aux chevilles, de les attraper pour les tailler en pièces.
Pas étonnant que les gens de la ville soient aussi sensibles à son énergie : le mal les avait déjà frappés.
Le sous-secrétaire aux Situations d’urgence a demandé aux médecins et à tout le personnel médical de se présenter à l’antenne locale des urgences la plus proche.
[Message sur la liste de diffusion de la FEMA, 30/03/05]
La faim grandissait en Dick, elle tournoyait en lui, menaçant de l’engloutir. Elle le dépassait et il n’avait pas la moindre force de volonté pour lutter contre. Il avait parfois l’impression qu’elle lui parlait à voix basse, un murmure gémissant encore plus primitif que les mots. Elle lui dictait sa conduite. Elle lui disait où aller : toujours plus haut. Dans les montagnes, en suivant les lacets de la route, jusque tout là-haut, vers la lumière. Ce qu’il y trouverait, il l’ignorait, mais il ne pouvait pas résister à cette attraction.
Il perdit en chemin l’une de ses bottes, coincée sous la saillie d’une racine : il avait tiré, tiré, jusqu’à ce que les lacets se rompent, que le cuir s’étire et se déchire, et que son pied en sorte, rouge et gonflé. Il poursuivit son chemin, clopinant à chaque pas, un pied botté, l’autre nu et ensanglanté frottant sur le gravillon, le bitume ou le sol rocailleux. Sans ralentir pour autant.
La faim le guidait.
À trois mille mètres au-dessus du niveau de la mer, il avisa un objet bas et blanc devant lui : une voiture qui avait calé dans l’air raréfié. Il s’approcha avec quelque précaution, craignant de perdre son temps. Mais non. Il y avait quelqu’un à l’intérieur, une femme d’âge mûr, perles et tailleur-pantalon. Des cheveux d’une finesse arachnéenne. Sous le regard altéré de Dick, ils avaient de discrets reflets d’or. Il la voulait. Sa faim la réclamait.
Elle hurla, mais il l’entendait à peine derrière le verre Sécurit. Elle essaya vainement de redémarrer. Il se pencha vers la portière. Son visage s’écrasa contre la vitre. La douleur chanta une note unique dans son nez et sa joue, mais qui fut noyée par le grondement de la faim. Il cogna de nouveau. Elle se précipita vers l’autre côté de la voiture, ouvrit la portière du passager et se jeta dehors.
Son odeur frappa Dick comme une tempête de désir. Il resta bouche bée, ses yeux se révulsèrent. Elle essaya de prendre la fuite, mais, trop tard, elle avait commis l’erreur fatale. Elle l’aurait semé si elle avait été chaussée de tennis au lieu de talons hauts. Elle l’aurait semé au niveau de la mer, là où elle aurait pu reprendre son souffle. Mais, ici, en altitude, elle n’avait pas couru dix pas qu’elle était essoufflée. L’air s’était trop raréfié.
Dick, lui, n’avait pas besoin de respirer : il était mort. Elle allait devoir s’arrêter pour reprendre son souffle. Alors, il la poursuivit, patiemment. Cela prit près d’une heure mais à la longue, l’écart se réduisit. Puis, il planta les dents dans son bras vacillant et ne lâcha plus prise. Il n’éprouvait plus le moindre sentiment de compassion. Pour Dick, elle n’était plus que de la viande sur pied, un repas, un casse-croûte. Ses cris implorants lui passaient au-dessus de la tête.
La faim le possédait. Plus de place pour la pitié.
Quand il en eut fini avec elle et que son sang eut séché sur son manteau et son blouson, quand il se sentit enfin rassasié – pour un moment seulement, la faim n’allait pas tarder à revenir –, il resta étendu au-dessus du corps encore tiède de sa victime, l’œsophage encore secoué de mouvements péristaltiques, et regarda la fine résille de ses cheveux ternir et noircir. Quand elle s’éveilla, elle le rejoignit, enfin, ce qu’il restait d’elle. Ensemble, ils reprirent l’ascension sur la nationale. La faim la tenaillait déjà et, quand ils eurent atteint le haut du col, ils virent où la route les menait.
Les transports en commun ont adopté les horaires allégés des jours fériés. On espère un rapide retour à la normale.
[Réseau de transports en commun de Denver, annonce de service, 31/03/05]
On avait érigé dans la nuit une nouvelle structure dans la cour de la prison. Les spécialistes en guerre biologique de Fort Detrick l’avaient appelée « le Sac ». Le labo de recherche biosécurisé que la 1157e compagnie du Génie avait installé sur le site de l’établissement pénitentiaire de Florence consistait en une série de conteneurs de transport Conex, reliés entre eux et tapissés à l’intérieur de plusieurs épaisseurs de Mylar transparent. Ces enveloppes successives étaient maintenues à divers niveaux de pression négative, de sorte que si l’une ou l’autre venait à être perforée, les agents pathogènes seraient chassés vers l’intérieur et non au-dehors. Le Sac était donc classé comme une unité de confinement biologique de classe II.
Pour entrer dans le Sac, il convenait de franchir une série de sas aux rabats bordés par des zips que l’on devait refermer derrière soi avant d’ouvrir le suivant. Clark avait déjà subi une décontamination et ses habits (y compris les sous-vêtements et les chaussettes) avaient été remplacés par une blouse en papier jetable. Son nom et son grade étaient imprimés sur la poitrine et les manches. Il se sentait humilié. Et ce que Vikram avait à lui dire ne le ravissait pas non plus outre mesure :
— Aucune nouvelle de la fille parce qu’il n’y a plus personne là-bas pour répondre au téléphone.
— Ils sont tous partis. Sans exception. Tous ceux qui avaient un téléphone.
Vikram haussa les épaules comme pour s’excuser.
— Comment ça, partis ? insista-t-il, alors qu’ils passaient sous un nouveau pan de plastique. Toute la ville ? Pas seulement le bureau du shérif ?
— La ville a été officiellement abandonnée. Entièrement évacuée. Il n’y a plus âme qui vive, et toutes les voies d’accès ont été fermées et bloquées par des barrages routiers. Ordre de la FEMA.
— Personne là-bas n’est habilité à procéder à l’évacuation d’une ville entière ! C’est normalement impossible sans mon contreseing.
Clark savait ce que cela signifiait : l’incident avait pris trop d’ampleur pour rester confié à un simple capitaine. Quelqu’un dans la hiérarchie l’avait relevé de ses fonctions et la lettre officielle ne lui était pas encore parvenue. Même si ce n’était guère une surprise, ça lui déplut fortement.
— Ces maniaques de la gâchette ont-ils au moins réussi à retrouver son nom ? Je veux dire, avant qu’ils prennent la poudre d’escampette. Rassure-moi quand même, dis-moi qu’ils ne l’ont pas descendue.
— L’avis de recherche à son nom court toujours. Ils désirent la placer en garde à vue. Ça veut dire au moins qu’elle est toujours en vie. (Vikram se caressa la barbe.) Mais j’ai bien peur qu’au vu de leur signalement, ça ne s’annonce pas si bien. Âge : dix-huit à quarante-cinq ans. Cheveux blonds. Un tatouage sur l’abdomen.
— Soit la moitié des femmes vivant en Californie, se renfrogna Clark. Ils n’ont même pas une photo d’elle ?
Bien sûr que non. La débâcle sur le parking de l’hôpital avait été un ratage aux proportions homériques. Il parvint à l’ultime enveloppe du Sac et lorgna à l’intérieur. Derrière le rideau flou du Mylar, il crut discerner une silhouette obèse en combinaison blanche, aux membres trapus et boudinés, qui glissait devant une série de plateaux chargés d’instruments qu’elle manipulait tour à tour. Ce devait être le lieutenant Désirée Sanchez, la femme qu’il devait contacter, affublée d’une combinaison de protection biologique ventilée. Un scaphandre spatial, pour reprendre le jargon du labo. Il avisa un autre occupant, au fin fond du Sac, entièrement dévêtu, lui. Ratatiné, gris, mutilé : l’une des premières victimes de la prison. Il était maintenu sur une civière par un harnais quatre points, mais Clark le voyait gigoter et se débattre malgré l’épaisseur de la paroi translucide.
— Bonjour, lieutenant, s’annonça Clark dans le boîtier de l’Interphone qui pendouillait au bout de son casque accroché au plafond. Je crois savoir que vous avez achevé votre évaluation initiale ? (Il lâcha le bouton du micro pour se retourner vers Vikram.) Ils ont évacué toute la ville ? C’est dingue.
Vikram ouvrit la bouche pour répondre, mais la voix de Sanchez grésilla soudain dans le haut-parleur.
— Négatif, mon capitaine.
Sanchez reposa le thermomètre auriculaire qu’elle tenait pour se rapprocher de la paroi et se présenter à lui. Elle se mit au garde-à-vous et ils échangèrent des saluts.
— Je n’ai pas achevé mon évaluation parce que je n’ai pas réussi à mettre le patient sous calmants. Vos ordres sur ce point étaient précis : aucune biopsie ou examen invasif sur un individu non anesthésié.
Clark acquiesça en silence. Il voulait que les patients infectés soient traités avec un minimum d’égards. Dans leur état de confusion mentale, ils ne pouvaient guère donner leur consentement éclairé à un examen médical, mais au moins pouvait-il leur épargner toute souffrance inutile.
— Peut-être pourriez-vous préciser, Sanchez, suggéra Clark, les mâchoires crispées.
— Mon capitaine, je lui ai injecté un narcotique – en fait, de la morphine – à doses croissantes sur des intervalles de quatre heures. J’ai poursuivi le traitement bien au-delà des doses recommandées. Malgré tout, et quelle que soit la dose injectée, son comportement et ses réactions n’ont pas changé. Il y a quelques minutes, je l’ai soumis à une dose qui normalement serait immédiatement létale et, comme vous pouvez le constater, le patient a conservé toute sa mobilité. J’insiste : cette dose aurait dû le tuer. Or, il n’en est rien.
Clark essaya de fourrer sa main libre dans une poche pour jouer avec la petite monnaie qui s’y trouvait. D’ordinaire, ce tic l’aidait à garder son sang-froid. Hélas, il avait dû laisser les pièces dans son uniforme, à l’entrée du Sac.
— Avez-vous une explication ?
— J’en ai une, mon capitaine : le patient est déjà mort.
Clark ne répondit pas, aussi poursuivit-elle.
— Le patient ne présente aucun signe vital. Ni respiration ni pouls. Je suis incapable de mesurer son taux d’oxygène sanguin, car, à première vue, son sang a coagulé et séché dans ses veines. Il est mort, selon toutes les définitions médico-légales que je connaisse. Ce que nous avons ici, ce n’est plus un être humain, mais un zombie.
Clark pressa fébrilement le bouton du micro.
— Ça suffit comme ça.
— Mon capitaine, avec tout le respect que je vous dois, nous ne sommes plus désormais en face d’un virus traditionnel. Un virus est incapable de survivre dans des tissus morts. Nous devons entièrement repenser nos stratégies et…
Vikram se pencha vers l’Interphone.
— Vous êtes directement sous mes ordres, docteur, et je ne tolérerai pas ce genre d’insubordination. Je suis atterré et scandalisé de vous voir vous adresser ainsi à votre…
— Il est mort ! Il ne simule pas ! J’ai pratiqué sur cet homme tous les examens possibles à l’exception d’une IRM et…
Clark se racla la gorge. Les deux autres se turent et attendirent, pendant qu’il rassemblait ses esprits. Le seul bruit était le crissement du Mylar vibrant sous l’air pulsé. Clark se passa la main sur le front, puis enfin s’exprima de cette voix douce et paisible qu’il employait pour calmer des subordonnés pris de panique sur le champ de bataille. Il observa Sanchez, cherchant à discerner son regard derrière toutes ces épaisseurs de plastique.
— Soldat, que va dire votre rapport officiel ? Y avez-vous songé ?
— Mon capitaine…, commença Sanchez, mais Clark l’interrompit d’un geste.
— Il dira que vous avez passé les trente-six dernières heures à tenter de mettre sous calmants un patient déjà décédé ?
Un air de défi fusa dans le regard de la femme. Mais il ne retentit pas dans sa voix. Elle était un soldat, malgré tout. Elle savait reconnaître quand on lui adressait un ordre.
— Non, mon capitaine. Vous avez raison.
CETTE ZONE EST PLACÉE EN QUARANTAINE. Tout contrevenant se verra interpellé et soumis à la décontamination.
[Pancarte affichée à Brentwood, Californie, 30/03/05]
Dans les champs irrigués entourant Lost Hills, ils virent des gens qui traversaient à pas lents les cultures. Seuls ou par deux, jamais plus, ils convergeaient vers la ville. Pas un ne leva la tête au passage de leur voiture.
Shar tremblait dans les bras de Nilla. Le spectacle du lynchage de la jeune zombie l’avait réellement ébranlée.
— Ce sera moi la prochaine, n’avait-elle cessé de sangloter, malgré les dénégations de Charles et Nilla soulignant l’illogisme d’une telle idée. Nilla, pour sa part, aurait eu d’excellentes raisons de s’inquiéter sur son sort, mais elle les garda pour elles.
Après quelques minutes de pure hystérie tandis que Charles ne cessait de lui dire de la boucler, Shar lui avait demandé d’arrêter la voiture au beau milieu de la route. Il n’y avait pas la moindre circulation. Elle avait contourné le véhicule pour monter à l’arrière se blottir auprès de Nilla qui pouvait difficilement refuser de prendre dans ses bras l’adolescente terrifiée.
— Il faut que j’appelle ma mère, dit-elle à un moment donné.
Puis, s’étant redressée sur son siège, elle regarda dehors un homme vêtu seulement d’un tee-shirt XXL. Il errait entre des avocatiers, les branches fouettaient son visage, mais il n’en avait cure. Elle demanda :
— Tu crois que… que c’est l’un d’eux ?
— Holmes est juste bien chargé, Shar, lança Charles, à son intention. Plombé à mort, Shar, c’est tout, si tu vois ce que je veux dire…
— Il faut que je rentre, maintenant, Charles.
Elle avait répondu si doucement qu’il n’avait pas pu l’entendre. Les vitres de la petite Toyota vibraient sitôt qu’il dépassait les soixante kilomètres heure et comme il refusait de baisser la radio, ils étaient obligés de crier pour se parler. Nilla ouvrit la bouche, mais Shar lui fit non de la tête.
— Non, non, je m’entraîne, c’est tout. Je pourrais le forcer à me ramener chez moi si je le voulais vraiment. Déjà qu’il voulait se rendre à Hollywood, je l’en ai dissuadé, ajouta la jeune fille en regardant Nilla droit dans les yeux.
La nana avait l’air morte de trouille et pas mal traumatisée. Nilla se demanda comment elle réagirait si elle découvrait qu’elle cherchait le réconfort dans les bras d’une morte. Mieux valait éviter.
— Ah ouais ? se contenta-t-elle de ronronner d’une voix douce. Peut-être avait-elle été nourrice de son vivant, ou bien était-ce juste une réaction instinctive, mais elle savait comment s’y prendre pour la réconforter. Elle lui caressa les cheveux pour lui dégager le front. La faim lui poinçonnait l’estomac, lui clamait qu’il était temps de manger, mais elle rentra le ventre et refusa d’y penser.
— Et pourquoi voulait-il s’y rendre ?
— Il pensait qu’il pourrait trouver une vedette de cinéma, peut-être un chanteur, qu’il les protégerait des personnes infectées, et qu’ils lui en seraient tellement reconnaissants qu’ils nous laisseraient rester avec eux et comme ça, on n’aurait plus de problèmes d’argent.
Nilla acquiesça comme si c’était parfaitement logique.
— Et puis vous avez entendu à la radio qu’il fallait éviter Los Angeles.
Shar opina, avant de se frotter le nez avec nervosité.
— Je crois que je ferais mieux de m’asseoir normalement, à présent. Enfin, repasser devant, je veux dire.
Elle scruta Nilla et lui adressa un sourire plus que fugitif.
— Merci. J’ai eu une telle trouille.
— C’est des choses qui arrivent.
Charles se gara sur le bas-côté pour permettre à sa compagne de revenir s’asseoir devant. Au moment de descendre, la fille approcha le visage de l’oreille de Nilla. Cette dernière ferma les yeux pour mieux l’entendre.
— Ne le prenez pas mal, d’accord ? Mais, franchement, vous auriez vraiment besoin d’un déodorant.
Ils ne firent pas halte à Bakersfield, même si Shar et Charles continuèrent à se disputer sur cette éventualité bien après qu’ils eurent dépassé l’agglomération tentaculaire. Charles réussit à rejoindre la 58 après quelques tâtonnements et, bientôt, ils se retrouvèrent de nouveau en pleine cambrousse. Nilla poussa un soupir de soulagement. Elle n’avait certainement plus envie de s’arrêter dans un endroit habité, même si Bakersfield avait eu l’air encore indemne. Peut-être le phénomène n’était-il que local. Peut-être qu’il lui suffirait d’aller suffisamment loin vers l’est pour être tranquille. Était-ce ce qu’avait voulu lui signifier son mystérieux bienfaiteur, là-bas sur la colline ?
Une quinzaine de kilomètres après les dernières maisons de la ville, ils commencèrent à voir des voitures qui arrivaient en sens inverse, filant vers l’ouest. Un break leur adressa au passage des appels de phare et Charles eut l’air songeur.
— Ouais, va aussi te faire foutre, grand-mère, lança-t-il avant de se pincer la lèvre inférieure avec nervosité.
Alors qu’ils voyaient des pancartes annonçant la sortie pour Tehachapi, ça recommença : cette fois, c’était une Mazda Miata. Une troisième voiture leur lança plusieurs coups de Klaxon.
Nilla regarda par le pare-brise et vit le chauffeur secouer vigoureusement la tête et agiter la main pour leur dire de stopper.
— Charles, on devrait peut-être ralentir, suggéra Nilla.
— Ouais, et peut-être que vous devriez plutôt rester peinarde et éviter de me parler pour le moment, dit-il, en se retournant sur son siège, la ceinture de sécurité frottant contre la peau de son cou. Elle eut un brusque sursaut de désir, elle aurait vraiment voulu lui planter les dents dans la gorge… mais elle réprima son envie.
— Je suis pas mal occupé, là, vous voyez, et vous avez pas intérêt à m’énerver, d’accord ?
Nilla croisa les bras et regarda ailleurs.
Ils se mirent à retrouver une circulation un peu plus dense en direction de l’est et Charles dut même ralentir pour se couler dans le trafic. Les voies en sens inverse étaient de plus en plus chargées et bientôt ils remontèrent un bouchon. Charles éteignit la radio et lorgna la route.
Bon nombre des véhicules qu’ils croisaient leur lançaient désormais des coups de Klaxon et parfois même un chauffeur passait la tête à l’extérieur pour leur crier quelque chose. Nilla ne pouvait pas saisir quoi, ils passaient trop vite. Elle trouva une carte dans le vide-poches placé dans le dossier du siège avant et la sortit. Elle essaya d’en déchiffrer les couleurs et les symboles. Dès la sortie est de Tehachapi, de vastes taches brunes longeaient la route de part et d’autre. Elle étudia la légende.
Base aérienne d’Edwards. Arsenal naval de China Lake. Réserve militaire de Fort Irwin. Base du corps des marines de Twenty-Nine Palms. On aurait dit que les forces armées possédaient l’ensemble des terrains d’ici jusqu’au Nevada. Elle se remémora le type en uniforme de l’armée de terre, celui qui avait failli présider à son exécution. Elle s’écria :
— Charles, écoutez-moi… Il faut qu’on quitte cette route !
Le garçon ricana et brandit le poing comme s’il voulait la frapper depuis le siège avant. Il la menaçait sans doute, mais elle redoutait bien plus de tomber dans les mains de l’armée.
— Charles ! Il y a un barrage, un peu plus loin. Voilà ce qui nous attend. Vous avez vraiment envie que les marines vous demandent pourquoi vous fuguez de chez vous ?
Il se remit à bougonner, mais Shar se redressa sur son siège et l’observa un moment. En tout cas, il arrêta de ronchonner. Puis la fille lui posa la main sur le bras et le caressa doucement.
— Ils vont nous séparer. Ils s’apercevront que je suis mineure.
Il baissa la tête, mais refusa de quitter des yeux la route. Nilla n’avait plus le temps de discuter.
— Il y a une route, la 14. On peut la prendre quand on arrivera à Mojave.
Ce n’était pas une solution idéale – ça les ferait longer China Lake –, mais au moins, ils éviteraient le danger immédiat.
Charles refusa de réagir et elle dut se contenter de regarder fixement sa nuque, tout en imaginant ce qui risquait de lui arriver à elle, si l’armée lui remettait la main dessus. Pas sûr qu’elle pourrait leur refaire le même coup. Et même dans ce cas, Charles et Shan ne la garderaient certainement pas avec eux dans la voiture, une fois qu’ils auraient découvert son secret.
Allez, Charles, pensa-t-elle très fort. Allez…
Les grands panonceaux annonçant la sortie pour Mojave apparurent sur le bas-côté et jamais Nilla n’avait tellement désiré quelque chose. Du moins, d’autant qu’elle s’en souvienne.
Il est recommandé aux voyageurs de se présenter à l’aéroport quatre heures avant le départ pour procéder aux examens médicaux obligatoires avant l’embarquement.
[FlyDenver.com page « Conseils aux Voyageurs », mise à jour le 31/03/05]
Une étoile était tombée sur la terre et elle y était restée fichée, brillant encore de tous ses feux.
Son éclat argenté illuminait la crête, jetant de longs faisceaux étincelants qui dessinaient des ombres sur les pentes en face, des ombres pareilles à celles que font les nuages en plein jour, d’une taille incroyable, bougeant sans cesse. Comme des vagues de lumière et d’obscurité déferlant sur l’arête des roches et des arbres au sommet du monde.
Il se dirigea vers la lumière qui la fascinait, exerçant sur elle une attraction quasi physique. La mort n’avait pas été douce à ses yeux, mais, en approchant, il pouvait distinguer plus de détails. Il y avait des constructions sur la crête, des blocs bas de béton. D’autres formes aussi, comme autant de lézards titanesques érodés par les intempéries. Leur silhouette bloquait la lumière, jetant sur lui leur ombre.
D’autres – d’autres morts – s’étaient rassemblés au milieu des éboulis au pied de la crête. Ils se tenaient à l’écart les uns des autres sur ce sol recouvert de lichens et de sapins nains, débordant d’énergie, mais ce n’était pas cette forme de vie qu’ils cherchaient à dévorer. Ils restaient immobiles, le visage relevé pour absorber l’éclat rasant de l’étoile chue à terre. Lorsqu’il vint se mêler à eux, ils ne parurent pas remarquer sa présence. Trop occupés qu’ils étaient à scruter la lueur qui changeait sans cesse. À s’en repaître. L’un de ses rais toucha Dick et même si désormais la surprise était étrangère à son esprit, son corps ressentit malgré tout le choc. Il eut l’impression qu’on lui avait arraché quelque chose, qu’on l’avait cautérisé peut-être. La faim s’était envolée. Lorsque la lumière l’avait effleuré, elle avait aspiré sa faim. Elle lui procurait en échange un flot continu d’énergie, l’énergie dont il avait besoin pour poursuivre son existence. Plus qu’à satiété.
C’était comme l’éclat de la lumière de la femme dans la voiture, comme l’aura dorée de la vie humaine. Excepté que… non. Mieux valait dire que l’aura humaine ressemblait à la lumière de l’étoile tombée au sol. Le rayonnement qui l’avait transpercé était à la fois plus pur et plus réel. Il le nourrissait, le réchauffait. Il avait envie de courir au sommet de la pente pour se précipiter dans cette lumière. S’y jeter, s’y fondre.
Plus il approchait, plus la chaleur devint brûlante. Vraiment brûlante. Il la sentait carboniser chaque cellule de son corps. Il fit encore un pas et sentit un goût de fumée au fond de sa gorge. Il entrevit des ombres noires devant lui. Des cadavres carbonisés, des bouts de chair noircie emballés dans des lambeaux de vêtements déchirés. Il comprenait, d’une façon primitive, sans avoir besoin de mots. Ce qui le nourrissait pouvait tout aussi bien le consumer s’il s’en approchait trop. Il se trouvait dans une zone grise, un domaine entre confort et annihilation immédiate, y rester était synonyme de souffrance.
Peu importait. Il recula un peu. Il lui suffisait de se tenir à distance respectable pour laisser l’étoile déchue le réconforter. Il lui suffisait de se reposer là. Se reposer en admirant le spectacle. Il ne demandait rien de plus, c’était ce qu’il avait vu de plus beau de toute sa vie, ou de toute sa mort.
Il était tellement absorbé par les motifs coruscants, aussi fasciné qu’un drogué à l’acide devant une lampe à lave, qu’il remarqua à peine l’apparition d’un rectangle jaune, dans l’un des bâtiments surmontant l’étoile : c’était une porte qui s’ouvrait, livrant passage à des bruits humains, du mouvement. Un homme, bien vivant, lui, apparut, un micro en main. Dick montra instinctivement les dents, mais il ne ressentait pas vraiment l’envie de l’attaquer. La lumière de l’étoile déchue l’avait mis dans cet état, comme une forme de sérénité.
— Bonsoir, leur dit la voix, amplifiée par des haut-parleurs fixés à des mâts dans le cercle de reptiles statufiés. Autour de Dick, plusieurs morts levèrent eux aussi les yeux. La plupart des autres ne réagirent pas. La voix poursuivit.
— Je vois de nouveaux… de nouveaux visages parmi vous, ce soir. Bienvenue. J’aurais tant voulu pouvoir en faire plus pour vous. Je suis sincère. Vous ne saurez jamais combien je regrette…
La voix s’éteignit dans un sanglot. L’homme réintégra sa maison. Les haut-parleurs diffusèrent de la musique – de la musique classique légère – du Mozart, même si Dick avait été bien en peine de faire la différence. La musique n’avait aucune signification pour lui. Il avait déjà tout ce qu’il désirait.
L’homme revint la nuit suivante. Puis chaque nuit. La musique changeait. Pas ses appels à la clémence. Ça finit par irriter Dick. À la longue, il apprit à ne plus y faire attention, à ne plus lever la tête quand les lumières s’allumaient là-haut.
C’était une sorte d’existence parfaite. Il se sentait au chaud, rassasié. Il aurait pu demeurer là jusqu’à la fin des temps.
Durant une aube hors du temps, bien après que la musique s’était tue, Dick se retrouva pétrifié, à l’endroit même où il s’était immobilisé la veille, malgré la rosée qui ruisselait sur son visage, malgré ses muscles raidis et endoloris. Mais peu lui importait. Le soleil levant ne pouvait pas rivaliser avec les rayons de lumière et de bonheur qui le transperçaient. Pourtant, quelque chose avait changé, une chose si simple qu’elle aurait aisément pu lui échapper. Il étudia l’étoile déchue pour tenter de déceler de quoi il s’agissait et il sentit l’étoile faire de même avec lui.
Elle avait plus que conscience de sa présence. Elle le regardait bel et bien. Elle avait une conscience et même une sorte de voix, même si ses mots étaient formés de lumière. Dick avait été bien incapable de saisir le laïus de l’homme la nuit précédente, mais là, ces mots étaient parfaitement compréhensibles. À la longue, la conscience de l’étoile prit forme, une forme fuligineuse qui évoquait un corps humain tout en étant intégralement composée de rayons de lumière. Elle étendit des doigts qui s’étirèrent sur la pente pour venir caresser les épaules ruinées de Dick.
Oui, songea la créature et Dick l’entendit soupirer. Il y en a d’autres, lui dit-elle. D’autres qui étaient plus proches ou peut-être mieux équipés pour accomplir la tâche. (Quelle tâche ? C’était une question et Dick était au-delà des questions.) Pourtant, l’aspect de Dick avait une certaine qualité. Une laideur suprême, une apparence horrifiante. Son corps délabré pouvait inspirer la terreur, bien plus que n’importe quel autre cadavre.
L’idée n’aurait guère pu le vexer. Tout au contraire, il en était plutôt flatté, flatté d’avoir été sélectionné par cette forme parfaite au cœur de l’étoile déchue. Au milieu de la Source.
La forme lui dit qu’elle pouvait l’utiliser. Elle lui dit de quitter la vallée de l’étoile. Dick n’avait pas la volonté de refuser cette requête et, de toute façon, la forme ne demandait rien. Il accomplirait sa volonté. La notion même de choix le dépassait.
Quelque chose au tréfonds de lui éprouva des regrets, de la nostalgie, mais cela ne l’empêcha pas de tourner le dos à ce magnifique rayonnement salvateur. Sans un mot, sans une plainte, il se tourna, quitta la crête et redescendit vers les vallées en contrebas.
De l’eau en bouteille vous sera fournie gratuitement. Vous avez également le droit de prendre des plats préparés chez l’épicier le plus proche. Menus et options seront choisis ou approuvés par votre représentant local de la FEMA. Veuillez nous informer de toute restriction ou obligation alimentaire.
[Message complémentaire de la FEMA à destination des personnes transférées, 31/03/05]
— Un super putain de plan, Nilla. (Charles lui arracha des mains la carte. Un coin se déchira.) C’est malin, maintenant elle est déchirée. Quel foutoir !
Nilla regardait droit devant, par le pare-brise. La route qu’ils avaient empruntée – à voie unique, et mal revêtue – débouchait sur une intersection en T. Il n’y avait aucune pancarte, aucun panneau indicateur. À mesure qu’ils remontaient vers le nord, les champs plats autour de Bakersfield avaient laissé place à des reliefs boisés et les routes étaient devenues de plus en plus rares. Ils n’avaient pas vu âme qui vive depuis une demi-heure, pas une seule voiture, et, ce coup-ci, ils étaient perdus pour de bon.
L’est, songea Nilla. Ils devaient mettre le cap à l’est. Sauf qu’elle n’y voyait rien avec tous ces arbres. Des pins rabougris et des trembles imposants enserraient la route de chaque côté. L’est. Excepté qu’ils avaient tourné tant de fois, changé si souvent d’itinéraire qu’elle avait perdu le sens de l’orientation. Elle sentit gronder son estomac. La faim, bien sûr. Toujours la faim. Mais cette sensation désormais familière l’attirait à présent dans une direction bien précise. Elle lui disait de prendre à gauche.
Nilla avait déjà suivi le conseil d’un homme nu sans doute né de son imagination. Alors, un message lancé par son estomac, pourquoi pas ?
— Par là, dit-elle. L’une des rares compensations à l’amnésie totale était que vous étiez incapable de vous rappeler les fois où votre instinct vous avez induit en erreur. Elle insista.
— Sérieux. Par là.
Nul ne pourra entrer ou sortir de la zone de quarantaine sans une autorisation écrite des autorités. Les contrevenants s’exposent à des poursuites pénales et à l’éventualité de l’application de mesures létales en cas de désobéissance.
[Bulletin de voyage de la FEMA pour Las Vegas, Nevada, et Salt Lake City, Utah, 31/03/05]
Trois heures et des brouettes entre les aéroports de DIA et de Ronald Reagan National à bord d’un Airbus vide, à part Bannerman Clark et deux membres de la police de l’air, épuisés, qui, après un rapide coup d’œil à leur client, se mirent à commander des boissons. Depuis quand y avait-il des vols pour Washington sans un seul passager ? Il se rendit compte qu’il n’avait pas trop eu l’occasion de regarder CNN depuis le début de l’incident, mais il n’aurait pas imaginé que les gens étaient terrifiés au point d’éviter de prendre l’avion.
Au moins, le calme du trajet lui donna le temps de se consacrer à la paperasse qui s’était accumulée depuis son dîner interrompu à l’improviste. Il avait toutefois du mal à se concentrer et ne réussit qu’à remplir un seul compte rendu d’incident avant de devoir renoncer et refermer son ordinateur portable. Les grondements et les vibrations de la cabine l’empêchaient, semblait-il, de mettre son cerveau hors circuit et les souvenirs ne cessaient d’affluer, des trucs qu’il avait oubliés, les coups de fil à passer, les listes de choses à faire. Tout du long, une image bien précise restait ancrée dans sa mémoire. Le visage de la fille ne cessait d’apparaître devant lui, avec cette lueur d’effroi au fond des yeux. Et ce truc qui s’écoulait de son nez. Et le fait qu’elle pouvait parler. Ça devait signifier quelque chose. Elle était moins affectée par l’agent pathogène que toutes les autres victimes qu’il avait pu voir ou dont il avait entendu parler. Possédait-elle une immunité naturelle ? Ou peut-être avait-elle été infectée par une souche différente du virus, de la bactérie, du microbe…
Il avait pondu une réquisition demandant à certaines unités de se lancer à sa recherche. Il ne pouvait pas sortir comme ça, bon gré mal gré, des hommes et des femmes de leur caserne, même un officier des forces de déploiement rapide devait passer par une demande officielle auprès de leur supérieur pour les réquisitionner. Il avait déjà pensé à certains éléments particulièrement prometteurs, des anciens combattants d’Irak qui avaient continué à effectuer des stages commando après leur retour et qui devaient avoir à la fois récupéré et être prêts pour un nouveau sursaut d’adrénaline. Et puis Vikram était venu lui annoncer la nouvelle. On réclamait sa présence à Washington pour un petit déjeuner de travail avec un civil du ministère de la Défense.
L’affaire était entendue. Le déploiement initial était officiellement sa spécialité militaire, or le déploiement initial était désormais achevé. Son rôle dans la crise était terminé. Il ne le regrettait pas vraiment. Il y en avait d’autres, bien plus qualifiés que lui pour traiter les urgences médicales de grande ampleur, prêts à prendre la relève. Simplement, il ne savait pas trop quoi faire ensuite. Le monde était la proie des flammes, il avait un seau plein d’eau et il ne savait pas où le lancer.
Quand il se posa à Washington, une limousine attendait pour le conduire à un bâtiment de Foggy Bottom, le quartier des ministères. Ça le surprit un peu de ne pas passer d’abord par un débriefing au Pentagone, mais il avait depuis longtemps appris à ne plus s’étonner des ordres reçus. Après être passé sous un portique de détection et avoir subi l’inspection d’un chien fouineur et d’un homme dont la chemise d’uniforme portait la seule mention « SOUTIEN CYNÉGÉTIQUE », il fut autorisé à entrer. Quelques instants plus tard, il se retrouva seul au troisième étage, dans un bureau au mobilier en cerisier verni, avec des chaises encore recouvertes de leur plastique protecteur. On avait fourré une pile de terminaux téléphoniques dépourvus de combinés en tas sous la table de conférence. Au bout de ladite table étaient posées une bouteille d’eau minérale glacée et une boîte de pâtes de guimauve dans son emballage de Cellophane. Clark savait que ce n’était pas pour lui. Il décida de ne pas s’asseoir et s’approcha plutôt de la fenêtre pour regarder, derrière les stores vénitiens, des hommes d’affaires en complet sombre ou en jean décontracté se diriger vers leurs bureaux respectifs comme des boules de Patchinko dégringolant dans leur trou.
— Bannerman. Un grand nom.
L’homme sur le seuil avait la carrure massive et le maxillaire au poil dru rasé de près d’un gratte-papier de la CIA, mais le complet sombre, la cravate rouge et l’insigne du drapeau américain trahissaient l’habitué des conférences de presse. À n’en pas douter, un sous-secrétaire, l’un de ces membres hyperactifs du ministère de la Défense, mais que Clark n’était pas forcément censé connaître. Il ne donna pas son nom. Il s’assit sur l’une des chaises, sans même prendre la peine d’en ôter la protection de plastique et, avec un déclic, descella la bouteille d’eau minérale.
— Regardez-vous. Vétéran de multiples guerres. Couvert de médailles et de citations. Trente-cinq ans de service, et toujours simple capitaine. Je pense que nous savons l’un et l’autre pourquoi.
Avec nervosité, Clark passa son béret d’une main à l’autre. Il n’appréciait guère la bonhomie un peu trop familière de ce civil.
— Je ne me suis jamais interrogé sur ma carrière personnelle. Je me contente de servir au gré de mon gouverneur.
— Vous ne vous êtes jamais marié, voilà pourquoi. L’armée aime bien promouvoir les hommes mariés. C’est la preuve qu’ils ne sont pas homos. Asseyez-vous, je vous prie. Vous êtes lourd avec votre langage corporel, c’est énervant.
Le civil déchira le sachet de guimauves et s’en fourra une dans la bouche.
— Mon péché mignon, confia-t-il après avoir dégluti la pâte jaune. On est à moins d’une semaine de Pâques, après tout ! Cela dit, peu m’importe que vous ayez sauté Freddie Mercury dans les années soixante-dix. Ou que vous vous tapiez des brebis. Asseyez-vous, je vous dis !
Clark obtempéra.
— Ils sont maintenant à Chicago, vous étiez au courant ? On garde le secret, mais la situation est très, très, très moche.
Le civil inspira lentement, profondément, avant de jouer cartes sur table. Presque comme s’il s’excusait.
— Écoutez, on vous a retiré l’affaire, vous le savez. La FEMA reprend la main en Californie. Nous avons besoin de la flexibilité et de la capacité à prendre des décisions immédiates que seules procurent les agences civiles. L’armée est parfaite quand il s’agit de faire cent fois la même chose, et de le faire bien. Cette fois, cependant, il nous faut un certain nombre d’idées nouvelles. Ne le prenez pas en mauvaise part, vous avez fait un superbe boulot et personne ne remet en question votre loyauté, mais ce… cette chose. C’est sérieux.
— La FEMA récupère la Californie, je veux bien le comprendre. Mais quid du Colorado ? C’est l’État que j’ai fait le serment de protéger.
— Ouais, le général responsable de la force de réaction rapide a le droit de garder le Colorado, youpi ! Il a une belle brochette de colonels pour appliquer ses instructions et vous n’êtes pas sur la liste des élus. Mais qui s’intéresse au Colorado ? Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais ces connards ont mis la main sur Los Angeles. Et moi, je m’intéresse à Los Angeles. Le Président s’intéresse à Los Angeles. Ce qui rend Los Angeles importante. Je n’ai pas raison ?
— Non.
Clark posa carrément son béret sur la table, en le tournant de telle sorte qu’il pointe vers le civil.
— Je vous demande pardon ?
— Non, vous n’avez pas entièrement raison. Vous avez gobé ce qui, je l’espère, sera très bientôt considéré comme une légende urbaine. Les malades infectés ne sont pas morts. Ils ont subi une sorte de modification de leur métabolisme basal, un phénomène qui déprime leurs signes vitaux, mais ils ne sont pas morts. J’ai une équipe à Fort Detrick qui est en train de procéder en ce moment même aux analyses. Si je dois être muté, je tenais juste à ce que le fait soit consigné.
Il se relevait déjà.
— Rasseyez-vous. Vous êtes sur la touche, en effet.
Le civil, lui, se leva pour de bon. Il décolla une pâte de guimauve du bloc formé par ses petites camarades, et la contempla dans sa main velue comme un poussin sorti de l’œuf. Il poursuivit :
— Mais vous n’êtes pas fini. Je suis comme vous, Bannerman. J’aime votre prénom, je le trouve marrant, et j’ai un faible pour les gens qui ont des noms marrants.
Il contourna la table pour passer derrière Clark, puis d’un geste lent, délibéré, il déposa sa friandise jaune sur le haut de sa casquette.
— Je crois aussi que vous êtes un bosseur et le Président adore ça. Vous avez été le premier à réagir, le premier à vous adapter à ce merdier. Je veux vous avoir auprès de moi.
Clark inhala profondément, puis croisa les mains sur son ventre.
— Et à quel titre ?
— Je vous l’ai dit. Mon bosseur. Je me fiche de la qualification officielle. Le Président s’en moque aussi. Vous pouvez vous la choisir vous-même si ça vous chante. Vous pourrez avoir tout ce dont vous avez besoin et vous aurez mon aval parce que je vous connais, j’ai lu et relu votre dossier tant de fois que je sais que vous seriez prêt à mourir, physiquement, j’entends, plutôt que réclamer un Bic qui n’est pas indispensable à votre boulot. Alors, qu’est-ce que vous en dites, Bannerman ? Vous êtes mon bosseur.
Ça signifiait se retrouver sous les ordres d’un civil. Ça signifiait, opérer en électron libre, sans affectation régulière, notion impensable pour un militaire de carrière comme Clark. Ça signifiait également qu’il aurait carte blanche et pourrait donc retrouver la fille et, qui sait, résoudre la plus grande crise sanitaire depuis l’épidémie de grippe espagnole de 1918.
Clark se pencha et saisit la bombe de sucre jaune déposée sur son couvre-chef. Sans hésiter, il la posa sur sa langue comme une hostie et la mastiqua. La réponse était oui.
« On sait que les individus infectés présentent un danger extrême. En tant que civils, vous ne devrez, sous aucun prétexte, tenter de les maîtriser ou de les supprimer. Je veux dire, enfin quoi, c’est le rôle de la police. Ils sont formés pour ça. Qu’on les laisse faire leur boulot. »
[Allocution télévisée du président des États-Unis, 31/03/05]
(Kirsty Lang sur BBC World News, l’air grave, tandis qu’un xylophone joue crescendo derrière elle :)
— Inquiétude croissante ce soir en Amérique alors que l’Épidémie s’étend au Nord-Ouest Pacifique. Notre reporter, Reginald Forless, est en direct de Spokane où les édiles et les forces de l’ordre…
(Un journaliste, tête basse, devant une longue file de voitures dont les phares balayaient ses traits en passant derrière lui au ralenti :)
— … Scènes de chaos derrière moi, dans cette bourgade sans histoire qui se retrouve ce soir sur le pied de guerre. Les réfugiés partent vers le sud, en direction de San Diego et…
(Deux hommes au crâne dégarni, cravate dénouée, assis face à face dans des fauteuils surdimensionnés :)
— … On ne peut pas balayer d’un revers de main les conclusions de l’armée, ils ont les hommes et l’équipement pour…
— De la couille en barre ! La chose qu’on a vue était morte, point final !
(Emeril Lagasse1 dévalait un escalier, agitant les mains dans les airs, un torchon posé sur l’épaule de sa veste blanche de chef.)
— Ce soir, on parle filet de porc, on parle bœuf bourguignon, et regardez-moi ce chou ! Regardez-le bien ! Je vais le préparer en salade !
Charles était étalé sur le lit, torse nu, un pied battant le rythme avec nervosité.
— Putain, pas un seul programme ne marche, gémit-il, mais il n’éteignit pas le téléviseur. Comment tu captes ces conneries de chaînes pornos ? Tu vois ce que je veux dire ?
Dans un coin, Shar était accroupie contre le mur, une main collée à l’oreille. L’autre tenait le combiné d’un téléphone.
— M’man ? J’arrive pas à avoir oncle Phil. Bon, combien de fois as-tu essayé de ton côté ? Moi ? Je vais bien, je suis dans une espèce de motel…
— Putain, va pas lui dire où on est ! s’écria Charles.
Il leva ses bras maigrichons dans un geste menaçant, mais sans lever ses fesses.
Nilla renifla l’une de ses aisselles et l’odeur rance lui fit froncer le nez. Pas forcément une odeur corporelle. Un truc encore plus infect.
— Je passe à côté, dit-elle.
Elle sortit dans la nuit constellée de papillons qui se jetaient, suicidaires, sur le globe de l’unique lampadaire éclairant le parking. Le seul véhicule garé était la Toyota de Charles, car les propriétaires avaient déserté les lieux et allumé l’enseigne « COMPLET » avant de partir. S’ils n’avaient pas été aussi perdus, Nilla et les mômes ne se seraient même pas arrêtés.
Par chance, les proprios avaient également oublié de verrouiller les portes avant leur départ. On pouvait entrer comme dans un moulin. Dans la paix et le calme d’une chambre vide, Nilla s’assit sur le pieu au couvre-lit trop amidonné et lorgna le téléphone inutile, elle aurait bien aimé avoir quelqu’un à appeler. Enfin, il ne servait à rien de ruminer tout ça. Elle ôta le tee-shirt moulant en le passant par-dessus sa tête. Les manches chlinguaient et elle se demanda si elle ne pouvait pas le laver avec du shampooing dans le lavabo. Elle baissa les yeux, examina sa peau et nota une décoloration verdâtre sur l’abdomen, juste au-dessus de son tatouage. Ce devait être le maillot bon marché qui avait déteint, même si la couleur ne correspondait pas. Elle se leva, gagna la salle de bains, ouvrit la douche. Elle quitta son baggy et nota la même décoloration sur son pubis. Elle essaya de l’ôter avec une bonne dose de savon, mais sans succès. Elle entra dans la douche, remit ça avec la serviette-éponge du motel. Rien à faire.
Il y avait un miroir antibuée dans la cabine et elle y étudia son visage. Les ecchymoses sous les yeux s’étaient encore étendues, lui donnant des airs de raton laveur ou de gothique ayant forcé sur le khôl. Elle avait un méchant bouton sur la joue, mais il n’était pas encore mûr. Elle se demanda si elle ne devrait pas s’épiler les jambes puis constata que le duvet avait cessé de pousser. Pas bon signe, ça.
Elle était en train de poursuivre son inspection quand elle entendit la porte de la chambre s’ouvrir et vit Charles entrer en fanfare. Il avait une cannette de soda dans chaque main.
— Eh, lança-t-il, Shar s’est dit que vous aimeriez peut-être boire un…
Il s’arrêta à mi-phrase. Son visage s’épanouit en une sorte de demi-sourire qui lui donna l’air particulièrement crétin. Il la reluquait, mais pas avec ce regard malveillant des habitants de Lost Hills, un peu plus tôt.
Elle baissa les yeux et constata qu’elle était ressortie de la douche pour l’accueillir, mais qu’elle avait oublié de se rhabiller. L’eau dégouttait de ses coudes et de son menton, formant des taches sombres sur l’épaisse moquette couleur ivoire.
Merde, avait-elle oublié toute pudeur en même temps que son identité ? Ou était-ce sa cervelle qui se barrait en couille, l’empêchant de procéder aux connexions indispensables ?
Elle se sentit soudain très seule et très inquiète.
— Je pense que je ferais mieux… (Il grimaça.) Je veux dire, si jamais Shar…
Il temporisait. Il voulait quelque chose. Il la désirait et ça, ça voulait tout dire. Ça signifiait qu’elle était encore entière, saine et désirable. Ça signifiait qu’il ne voyait pas un monstre quand il la regardait, mais une femme, un être humain débordant de vie. Elle fit un pas vers lui et lui saisit la main. Elle n’arrivait pas à y croire, mais elle en avait tellement envie.
Elle guida sa main vers son sein et le laissa s’en saisir. Il lui pinça aussitôt le mamelon d’une manière qu’en temps normal, elle aurait trouvée plus irritante qu’excitante, mais là, peu importait. Il était un être humain, un mâle, et s’il réagissait ainsi devant elle, c’est qu’elle pouvait redevenir normale.
Il déglutit, se rapprocha encore, l’air de ne pas trop savoir quoi faire ensuite. Était-il puceau ? Nilla était à peu près sûre que non. Du reste, elle était prête à lui faire un max de charme pour s’en assurer, s’il fallait en arriver là. Elle vint se coller contre lui et caressa du revers des doigts sa braguette.
Rien. Elle ne sentit rien, pas la moindre rigidité. Il baissa la tête et contempla son sein, l’air perplexe.
— Si froid, dit-il simplement, d’une petite voix inquiète.
Elle eut un mouvement de recul et ce fut comme le signal qu’il avait guetté. Il prit ses jambes à son cou et s’enfuit, laissant tomber ses canettes de soda. Nilla alla refermer la porte, mit le verrou et la chaîne.
Elle avait envie de craquer, de chialer, mais c’étaient là des réactions humaines, et son corps refusait même de lui accorder cela. Elle aurait voulu se lacérer, se tailler en pièces, mais elle n’avait rien de tranchant sous la main. Elle scruta du regard les divers objets de la chambre : un lit, une télé, une lampe, une table de chevet, une Bible… et aucun n’avait de sens, tous avaient été arrachés de leur contexte pour rester en suspens dans un espace incompréhensible. C’en était trop.
Elle déverrouilla la porte, retira la chaîne, ressortit dans la nuit, dévala l’escalier et fila vers le parking. Là-bas, les arbres touffus l’accueillirent sans un murmure.
VEUILLEZ NOTER SVP : Les résidents étrangers ne seront pas autorisés à pénétrer sur le territoire des États-Unis sauf s’ils détiennent les certificats médicaux agréés et à jour. À défaut, vous serez incarcéré !
[Pancarte affichée à la douane, Aéroport international JFK, 01/04/05]
— Ce civil sait reconnaître les talents au premier coup d’œil, oui môssieur, voilà ce qu’il faut dire, constata Vikram, en serrant la lanière de maintien, tandis que le Blackhawk s’élevait et virait pour s’éloigner de la prison.
— Il cherche à se couvrir.
De retour en Californie. Bannerman Clark détestait l’avion. Washington-Denver, de nouveau dans un Airbus vide. Crochet par Florence à bord d’un hélico Blackhawk pour aller récupérer Vikram – dorénavant attaché officiellement à l’unité d’intervention de Clark encore en gestation – et les ramener tous les deux au service de renseignements de la Défense. Puis un transport militaire, sans doute un vieux DC-10, vu sa veine ces temps derniers, et pour terminer un second hélicoptère qui les déposa dans un coin du côté du comté de Kern où quelqu’un était censé avoir peut-être vu la blonde, d’après un tuyau téléphonique.
C’était sans importance. Sans plus d’importance en tout cas que le temps perdu, le décalage horaire, la nourriture infecte ou l’air recyclé.
— J’ai cherché sa bio sur le fichier Nexis dès qu’on a eu décollé de Denver. Un type aux dents longues, qui jouait déjà les jeunes loups à l’âge tendre de vingt-deux ans. Il cherche à décrocher un poste ministériel. Il n’a pas voulu me rencontrer au Pentagone, je ne lui ai pas demandé pourquoi, mais je devine sans peine. Il veut m’avoir sur ses tablettes, mais officieusement.
— Tu lui tiens lieu de joker. Ce serait pas le genre de gars à continuer à jouer même quand le casino est en flammes ?
Clark se caressa l’aile du nez. Vikram avait fort bien résumé la situation.
— N’oublie pas qu’on évoque là des fonctionnaires civils du ministère de la Défense. Des généraux ronds-de-cuir.
Inutile de rajouter quoi que ce soit. Depuis désormais trente ans, Vikram et Clark avaient parcouru le monde au gré des désirs de bonshommes pleins de Grandes Idées et de Plans infaillibles. Les soldats, voire les pays entiers, n’étaient que de vulgaires pions sur un échiquier, quand on les contemplait depuis ces altitudes stratosphériques.
— Je suis son bosseur, c’est son terme. Sa boîte à idées. Un gars qui a de l’expérience dans cette nouvelle manière de faire la guerre. Après le 11 Septembre, les gens comme lui ont décidé de jouer perso parce que les gars de la vieille garde pédalaient dans la semoule, s’accusant mutuellement d’impéritie, pendant que les philosophes néoconservateurs étaient prêts pour le nouveau paradigme. C’est ce qu’il espère bien rééditer ce coup-ci.
— Il fait sa pelote politique avec cette horreur.
Clark soupira, les deux mains levées. C’était toujours pareil.
— Je ne peux m’empêcher de penser qu’il doit y avoir des trucs là-dessous, mais enfin, je n’ai jamais rien compris à la politique. Mais ce gars-là, si, à coup sûr. Si on peut retrouver cette nana et si elle est bien ce que j’imagine, alors ce type ne se contentera pas d’entrer dans un ministère, ce sera lui qui choisira les ministres.
— À moins qu’on se soit tous fait bouffer d’ici là.
— Ouais, ça lui pourrirait sa tactique.
Clark en aurait ri volontiers, mais il s’aperçut qu’il en était incapable.
CALIFORNIE : DÉCLARATION DE MALADIE INFECTIEUSE. Avis officiel de déclaration de l’état de catastrophe naturelle majeure pour l’État de Californie (FEMA-1899-DR) en date du 1er avril 2005, avec les consignes afférentes.
[Avis fédéral FEMA/DHS, 01/04/05]
Sous un soleil levant qui avait plutôt l’air d’un imposteur rougeaud, un train de marchandises chargé de fournitures médicales d’urgence se frayait un passage vers l’ouest, sur une ligne assemblée à flanc de montagne ; les wagons rouillés grinçaient et cliquetaient sur la voie en lacet, et la corne de la loco lançait une plainte subsonique qui semblait monter du sol comme une brume de chaleur par une journée torride.
Le convoi dut ralentir au pas en parvenant au col. Dick attendait sur un éperon rocheux juste au-dessus. Derrière lui, la Source l’appelait avec son amour infini, mais il ne se retourna pas. Il était chargé d’une mission qu’il ne pouvait refuser, une mission pour des destinations lointaines dont il n’aurait même pas pu rêver. Au moment opportun, la voix dans sa tête lui cria maintenant et il sauta, se jetant dans le vide pour atterrir avec bruit sur le toit d’un wagon couvert. Il s’arrima du mieux possible avec les pieds, incapable qu’il était d’assurer une prise avec les mains. Les vibrations du convoi lui ébranlaient douloureusement les dents, mais il ne pouvait pas se plaindre.
Il était désormais un soldat. Il avait ses ordres.
« Non, je ne pense pas que les gens devraient paniquer. Quelle question est-ce là ? Écoutez, préparez-vous simplement à devoir bouger. Nous avons déjà eu un certain nombre d’évacuations. Je pense qu’il est honnête de vous dire qu’il faudra vous attendre à d’autres. »
[Heather J. Fong, chef de la police de San Francisco lors d’une conférence de presse, 01/04/05]
Nilla errait dans un paysage aux couleurs d’ossements décolorés. Les cailloux sous ses pieds semblaient blancs, plus blancs encore que sa peau pâle. Les trembles et les séquoias de la forêt derrière elle avaient cédé la place à un sol rocheux. On ne voyait plus désormais à perte de vue que des pins rabougris, des trucs tordus et dénudés aux allures de morts-vivants sous l’éclat des étoiles. Leurs branches s’enveloppaient autour de leurs troncs, tels des gens qui serrent les bras autour de leur corps pour se réchauffer, ou bien elles se dressaient vers le ciel, comme pour accuser les cieux glacés. Certains de ces végétaux étaient carrément morts, fendus, fissurés. Moins pourris, semblait-il, qu’érodés.
Elle avait froid. Elle avait déjà eu froid sans que cela la dérange, mais là, nue, trempée de rosée, exposée à la nuit glaciale en altitude, le froid la pénétrait jusqu’aux os. Elle sentait le gel s’insinuer dans chacune de ses côtes, dans les articulations crissantes de ses genoux et de ses coudes.
Elle aurait voulu faire demi-tour, mais sans savoir à quoi s’attendre. Charles devait tenir Shar blottie contre lui dans leur chambre, sans doute. Elle les emplissait de terreur.
Charles devait être au courant. Il avait dû le soupçonner dès le début et, à présent, il savait.
Son odeur était la puanteur de la mort. La décoloration de l’abdomen était le premier signe de putréfaction. Son corps, son esprit se décomposaient sans qu’elle puisse rien y faire, sans que personne puisse rien y faire, et, du reste, pourquoi auraient-ils fait quelque chose ? Elle était morte, un cadavre ! Elle aurait dû se décomposer. Ses chairs allaient pendre puis se détacher par plaques, sa peau se décoller en lambeaux grisâtres. Son visage se dissoudre jusqu’à ce que son crâne nu contemple le monde en ricanant. Se sentirait-elle mieux alors ?
Un frisson dans la nuque lui fit dresser l’oreille. Une chose… une chose qui vivait à proximité. Quoi que ce puisse être, elle comptait bien s’en détourner, la fuir. Elle était énorme. Elle ferma les yeux et la vit, à cent mètres de là. Deux ou trois fois sa taille. Elle aurait voulu s’enfuir, se cacher, mais sa faim en avait décidé autrement : elle se rapprocha.
Son odorat capta aussitôt l’odeur de la mort. La même odeur qu’elle, mais plus forte. Ses pieds lui envoyèrent un signal de douleur quand elle buta sur quelque chose. Elle se pencha, sentit du métal, du bois. Une arme, un fusil de chasse. Redressant la tête, elle vit un corps humain décapité accroché aux branches décolorées d’un pin. Le bas des jambes avait disparu aussi, la vie, l’énergie étaient sourdes, ternes, immobiles. Ce n’était plus que de la viande froide. Le cadavre pouvait être celui du gérant du motel, monté jusqu’ici pour mettre fin à ses jours. Elle n’avait aucun moyen de savoir.
Un truc massif bougea derrière elle, et elle pivota le plus vite possible. L’énergie qu’elle avait vue, la source brillante était là. Elle provenait d’un grizzly de près de cent cinquante kilos. Une femelle, vieille et grisonnante : l’extrémité des poils de sa fourrure noire avait des reflets argentés à la lueur des étoiles. La bête restait silencieuse, sans gronder.
Elle était magnifique. Dressée sur ses pattes arrière, elle regardait Nilla droit dans les yeux. Il y avait là quelque chose. De la compréhension ? Une forme de reconnaissance ? Impossible. Nilla était une morte-vivante, dénaturée, quand cet animal superbe semblait modelé de la terre sur laquelle il se dressait. Était-ce une sorte d’éveil spirituel, était-elle confrontée à son animal totem ? Peut-être était-ce le moment où tout allait faire sens.
L’ourse lui flanqua un coup de patte dans l’abdomen, les griffes arrachèrent de son estomac de grands lambeaux de chair exsangue, lacérant son tatouage. Le coup aurait suffi à tuer sur le coup un cerf adulte. Il fit basculer Nilla et la projeta au pied de l’arbre. Levant les yeux vers le cadavre, elle comprit enfin. L’ourse s’était payé un casse-croûte nocturne, un petit déjeuner après sa longue hibernation hivernale. Nilla s’était simplement interposée entre l’animal et son repas.
Des camps de réfugiés sont désormais ouverts à Cathedral City, Winterwarm et Oceanside. Un plan d’accès est imprimé au dos de ce dépliant. En entrant dans le camp, vous devez vous munir de :
* Médicaments personnels (sur ORDONNANCE) ;
* DEUX changes de vêtements ;
* UNE trousse de toilette.
Les armes de toutes sortes et tous articles illicites et appareils d’enregistrement ou de communication (ordinateurs portables, assistants personnels, téléphones mobiles) seront confisqués.
[Tract distribué aux gares routières et ferroviaires de Los Angeles, conformément aux instructions officielles, 10/04/05]
L’ourse avança en silence, sans grogner ni gronder. Sa fourrure frémissait sous la brise et ses yeux étincelaient lorsqu’elle plaqua son museau humide contre la jambe de Nilla. La bête mesurait plus de deux mètres de haut, ses membres étaient tout en muscles. Son souffle brûlant balaya la jambe de Nilla qui eut un mouvement de recul.
L’ourse leva la tête et Nilla eut un instant d’hébétude. L’animal se rapprocha encore, sa masse faisait trembler le sol et, avec un cri, Nilla roula sur elle-même pour s’écarter. Avec lenteur, gardant ses mains bien visibles, elle se remit debout. Si elle s’éloignait à reculons, pour que l’animal ne s’imagine pas qu’elle prenait la fuite, sans doute allait-il la laisser tranquille, non ? L’ourse n’avait pas envie de la dévorer. C’était une morte-vivante, aux chairs pourrissantes, gorgées de toxines.
Nilla contempla le corps accroché à l’arbre. Oh, mais les ours doivent aussi être des charognards.
Mais ce n’était pas de la nourriture que recherchait la bête, elle le voyait bien à son regard. Elle avait reconnu Nilla pour ce qu’elle était. C’était ce même regard qu’elle avait lu chez Charles moins d’une heure auparavant. L’animal était assez intelligent pour déceler une abomination.
Nilla tourna les talons pour s’enfuir, coudes au corps, les pieds martelant la roche humide…
L’ourse la dépassa au galop, sans le moindre effort. D’un coup d’épaule, elle envoya valser Nilla qui dégringola au bas d’un éboulis de schiste. Elle dégusta salement en se cognant et s’arrachant la peau à chaque rebond sur les arêtes coupantes. Quand enfin elle s’immobilisa, elle resta blottie sur elle-même, le souffle coupé par la douleur.
L’ourse dévala pesamment la colline, masse sombre qui obscurcissait la moitié du ciel, fonçant droit sur elle.
Non, se dit-elle, je ne veux pas… mourir comme ça, toute seule, abandonnée dans ce coin perdu. Non.
Non.
L’ourse s’immobilisa à moins d’un mètre d’elle pour humer l’air. Elle releva la tête, ouvrit la bouche, puis donna un coup de patte. Ses griffes raclèrent la roche. Elle aurait écrasé Nilla si cette dernière avait encore été là.
Nilla était invisible. Le froid la mordait de plus belle, mais la douleur s’évanouit. Les yeux fermés, elle observa ses mains et ne vit rien, pas d’énergie noire, rien de rien. Elle regarda l’ourse et vit que l’animal ne la détectait pas non plus. Quel que soit le mystérieux pouvoir, l’étrange don qu’elle possédait désormais, il lui permettait de tromper tous les sens de l’animal, tout comme il avait brouillé la vision et l’ouïe des policiers du SWAT à l’hôpital. Pour l’animal, elle s’était tout bonnement volatilisée.
Nilla était sauve. Pour l’instant. Le danger n’était pas dissipé. Elle allait bientôt perdre ses forces et redeviendrait visible – le répit se mesurait sans doute en secondes –, et aussitôt, elle serait de nouveau la proie des griffes et des dents du fauve. Elle devait absolument se défendre d’abord si elle voulait en réchapper entière.
Elle tendit le bras et saisit un repli de peau à la base de la nuque de l’ourse et le pinça à travers la fourrure, le pinça de toute la force de ses doigts, enfonçant ses ongles dans les chairs. La bête poussa un cri vibrant, titanesque, modulé presque comme une voix humaine.
Nilla planta ses dents dans le cou de l’ourse. Elle voyait pulser l’artère. Sentait l’odeur du sang. Quand la peau flasque céda, un flot de sang la submergea, menaçant de l’emporter. La suite était pur réflexe : elle mordit, déchira, lacéra, tandis que la bête hurlait. Un lambeau de chair se détacha qu’elle engloutit comme si de rien n’était. La blessure se rompit et elle enfouit carrément son visage dans le corps de l’animal, jusque dans ses entrailles. Le sang caillé se collait à ses cheveux, il ruisselait sur ses yeux ouverts sans même la faire ciller. Elle mordait, mastiquait, mordait encore, pressée de dérober l’énergie de l’animal avant qu’elle s’épuise. L’ourse ne pouvait pas lui résister, surprise par la soudaineté et la douleur de l’attaque, elle ne pouvait que glapir et chercher à s’échapper, mais Nilla la tenait, elle l’avait terrassée, mise KO.
La vie de la bête la submergea, la traversa. Chaude comme son sang, aussi rouge et savoureuse que sa chair, elle vibrait dans chaque cellule de son corps. Elle avait l’impression d’être en feu. L’impression de renaître. Et elle se revoyait soudain, vêtue de blanc, avançant dans la rue, toute guillerette, la démarche chaloupée, ondulant des hanches au soleil, parce que c’était si bon d’être en vie, de se sentir belle et en bonne santé. C’était presque trop.
Elle tomba à genoux et resta plusieurs secondes à se balancer ainsi, les yeux clos, à regarder décroître l’énergie dorée de l’ourse. Quand elle rouvrit les yeux, elle vit l’animal l’observer avec ce même regard de reconnaissance qui l’avait tant surprise quelques instants plus tôt. Puis elle sursauta. Son bienfaiteur était juché sur le dos de l’ourse, comme s’il comptait repartir dans cet équipage, tel un cow-boy solitaire au soleil couchant.
— Vous…
Nilla leva les yeux vers l’homme nu. Il semblait s’être taillé la barbe et les tatouages bleus qui recouvraient son corps étaient fluorescents.
Elle l’interrogea :
— Qui… ?
— Mael Mag Och, répondit-il en se frappant le torse.
Puis, il contempla sa monture, nota l’expression sur les traits de Nilla.
— Elle te connaît, expliqua-t-il. Elle sait reconnaître l’état de Gruaim air le acras.
Soit il parlait deux langues à la fois, soit Nilla avait l’ouïe détériorée. Toujours est-il qu’elle n’était pas plus avancée, c’était de l’hébreu quand elle cherchait des informations. Elle insista :
— Que faites-vous ici ?
Il ne répondit pas. Il se laissa glisser le long du flanc de l’animal à l’épaisse fourrure, s’avança sur la roche glissante et leva les yeux vers les étoiles.
— À la lune du saumon, elle s’éveille de l’hiver et mange, sans jamais s’arrêter. Elle engloutit une rivière entière de poissons si elle le peut, un cliath bhradan. L’été, elle se nourrit des papillons de nuit, quarante mille par jour. Ils sont si nombreux qu’ils emplissent l’air de la forêt et se jettent droit dans sa bouche.
— Comment le savez-vous ?
L’énergie vitale de l’ourse s’épuisait en vacillant. Le remords soudain lui noua l’estomac, mais, une seconde… l’estomac. Elle baissa les yeux et vit les quatre profondes entailles sur son abdomen, là où l’ourse l’avait griffée, au tout début.
— Je sais bien des choses. Je sais même un peu d’anglais, maintenant. Avant, chan fhaigh mi lorg air na facail. (Il eut un sourire gêné.) Ça revient par moments. Je te connais. Je comprends la faim, mais sans la connaître. Je parle aux morts, tu vois. J’apprends.
Nilla fronça les sourcils.
— Mais qui êtes-vous ? Je sais que vous n’êtes pas vraiment là. Au début, je vous ai pris pour une hallucination. Mais non, vous êtes bien réel.
Il fit mine de ne pas avoir entendu et poursuivit :
— Je sais qui tu es. Tu es une ombre, parmi tant d’autres. Différente, malgré tout. Je vois toutes les lumières, comme autant de foyers dans une maison commune, excepté que… celle-ci s’éteint. Comme des flammes qu’on recouvre. Puis elle revient. Réapparaît. Je sais que toi seule en es capable. Parfois, l’absence de feu est un meilleur signal que sa présence, c’est cela ? Tu es plus forte, plus intelligente que les autres. Je dois t’utiliser.
— Mais de quoi parlez-vous ?
— D’un emploi. Un emploi pour toi. Un cam-borraig. Un travail. Une responsabilité. Tu veux quelque chose de plus ?
— Quel genre d’emploi ? Elle écarta une mèche qui lui retombait sur les yeux.
Il sourit.
— Être toi-même.
Elle ouvrit la bouche pour parler puis la referma, sèchement.
— Être moi-même.
— Être les ténèbres. Être une ombre. D’abord, tu te rends dans l’Est. Pour venir vers moi. Vers mon corps. Il se trouve dans un endroit qu’on appelle… New York. Là, on parlera. Plus de commerce avec les êtres vivants, cependant. Plus de vivants. Ce ne sont pas des alliés. Mais de la nourriture pour toi.
Nilla hocha la tête, perplexe.
— Quoi ? Je… qu’est-ce que je… ?
Elle repensa à Charles et à Shar et à tous ceux qui l’avaient dévisagée, condamnée, détestée. N’aimant pas trop où l’idée la conduisait, (entre ses dents) elle la recracha.
— J’ai besoin d’eux. Je ne sais pas conduire. J’ai oublié.
— Alors, tu marches avec moi.
L’ourse mourut. Sans tapage ni convulsions. Elle s’éteignit, c’est tout. Après un ultime éclat de son feu vital, les ténèbres l’envahirent d’un coup. Il n’y avait, semblait-il, aucune transition entre la vie et la mort, ou du moins, la non-vie. C’était un changement d’état, pas de forme.
Nilla rassembla ses cheveux en queue-de-cheval, mais elle n’avait rien pour les maintenir, aussi garda-t-elle la main dessus. Curieusement, ils avaient l’air moins gras. Ils avaient plus de volume, aussi. Bizarre, mais elle avait d’autres préoccupations.
— On oublie. Je n’ai pas besoin de boulot, mec. Ce dont j’ai besoin, c’est de rester en vie. Si pour ça, je dois fréquenter des vivants, je m’en fiche. Vous voulez que je rejoigne à pied la côte est, sans que j’aie la moindre idée de ma destination ?
— Oui, tout à fait, répondit-il, sur un ton enjoué.
— Et tout ça pour causer avec un gars qui pourrait n’être qu’un délire de mon imagination.
— Oui !
— Et pour ça, je me sens une responsabilité.
— Oh oui ! (Il ouvrit les bras pour l’étreindre.) Allons-y.
Il s’inclina, puis d’un bras, indiqua la direction de l’est. Les premières lueurs de l’aube l’effleuraient déjà.
— Tu y vas, maintenant.
— Non. Pas aujourd’hui.
Elle tourna les talons pour remonter la pente et regagner le motel. Quoi que lui réserve l’avenir, ça commençait d’abord par une douche. Elle était couverte du sang de l’ourse, il était en train de coaguler par plaques sur sa peau. Elle imaginait sans peine de meilleures conditions pour mener un entretien d’embauche.
Une vague d’humanité la traversa et elle sentit son estomac se nouer. Elle avait l’impression de se contempler en spectatrice, comme si elle voyait de nouveau avec des yeux humains. Une bête sauvage nue et couverte de sang, marchant au clair de lune. L’image se dissipa très vite mais en laissant derrière elle une horreur froide qui parcourut ses veines, dérobant le peu de bien-être qu’elle avait cru pouvoir éprouver.
Elle refusa de trahir ses sentiments. Elle se redressa, chercha une blague. Oui, c’était ainsi qu’elle réagissait à la peur : par l’humour. Elle ne l’avait pas perdu.
— On en reparlera, une fois qu’on aura discuté mutuelle dentaire et trois semaines de congés payés.
Derrière elle, elle sentit l’ourse frémir, pleine d’une énergie noire et fuligineuse. L’animal était devenu mort-vivant. Nilla avait semé sa malédiction. Elle ne se retourna pas. Elle n’avait pas envie de contempler son œuvre.
— Très bien, lui dit l’homme. Je vous donnerai tout ce que vous voulez, même si is fhas deagh ainm a chall na a chosnadh.
— Ce qui veut dire ?
— Que tu es dure en affaires, mais ça peut valoir le coup. Jeune fille, tu viens dans l’Est, retrouver mon corps, et je te dirai le nom que tu as perdu.
Quand elle se retourna pour le regarder, il avait disparu. Seule restait l’ourse, qui remontait lentement la pente, vers son repas interrompu. L’air de connivence avait disparu. Nilla ne lut que la faim dans ses yeux.
SACHEZ RECONNAÎTRE LES SYMPTÔMES DU CHOLÉRA ! Diarrhée. Crampes abdominales. Nausées. Vomissements. Déshydratation.
[Bulletin sanitaire publié par le CDC, 01/04/05]
Clark entendait parfaitement Vikram, mais il aurait préféré être sourd.
— Je ne vois pas assez de lumières, là-dessous. Et il n’est que… quoi ? 22 heures ? Il devrait y avoir de la lumière, les gens devraient encore être devant la télé. Rapprochez-vous et éclairez-moi cette cible avec le projecteur, ordonna Clark dans le micro intégré au casque. C’est à peine s’il s’entendait penser dans le vacarme des turbines de l’hélico.
— Pardon, Bannerman, tu me reçois ? demanda Vikram, assis dans le siège voisin. Je vais répéter. Le lieutenant major Désirée Sanchez demande l’autorisation d’euthanasier certaines des victimes afin de pouvoir les disséquer. Ça me met aussi mal à l’aise que toi, mais je pense que c’est la seule façon de…
— J’ai parfaitement reçu la première fois et je persiste à refuser.
Clark lorgna en dessous les rues non éclairées de Lost Hills, en Californie. Il n’y voyait goutte. Le pilote avait chaussé des lunettes amplificatrices pour y voir dans l’obscurité, mais les passagers devaient se débrouiller à l’œil nu. La ville semblait abandonnée. Les gens étaient terrifiés, certes, il le comprenait fort bien. Mais il ne voyait pas non plus de voitures circuler. Que se passait-il ? Il était censé trouver là-dessous des témoins à interroger, des gens susceptibles d’avoir vu passer la blonde. Clark avait vraiment eu un coup de bol : les canaux d’information habituels lui avaient fourni un truc utile, pour une fois. Le bureau du shérif du comté de Kern avait identifié le signalement de la fille à l’occasion d’une banale enquête sur un vol à l’étalage dans une épicerie ouverte la nuit. Le commerçant avait signalé, parmi ses agresseurs, la présence d’une femme blonde d’une quarantaine d’années, portant sur l’abdomen un tatouage tribal en forme de soleil rayonnant. Le shérif adjoint avait reconnu la description du tatouage. La fille était passée dans le comté la veille, l’avant-veille au maximum. C’était la meilleure piste de Clark jusqu’ici.
— Bannerman, capitaine, je dois te supplier ! Détruire quelques-uns des spécimens pourrait bien être la seule solution ! Et si en procédant ainsi, elle trouvait un remède ?
— Et si elle n’en trouve pas ? Comment expliquer aux familles que leur papa, leur grand-maman, leur fils de douze ans a dû se faire ouvrir le crâne, encore vivant, parce qu’on a pensé que ça pourrait aider d’autres individus souffrant du même mal, excepté qu’il s’est révélé en définitive que non ? Qu’elle utilise les corps que ces bouchers du SWAT nous ont refilés, à l’hosto.
Vikram le dévisagea. Dans l’obscurité de la cabine, la frustration étincelait dans ses yeux.
— Ils ont eu le crâne fracassé par les balles. Pas très pratique quand on étudie une affection cérébrale.
Clark eut une grimace de dégoût. Il contempla derrière la carlingue en polycarbonate du Blackhawk, les masses cubiques noires des bâtiments en dessous de l’appareil.
— OK, braquez le projo sur cette structure. Le pilote bascula un interrupteur.
Délavés par le blanc éblouissant du projecteur de l’hélico, tous les objets étaient du même gris terne, et ne ressortaient que grâce aux ombres d’un noir intense découpées par le faisceau. Telle une masse grouillante de vers énormes, les contaminés étaient en train de surgir, dégorgés par la vitrine défoncée d’une épicerie, levant leurs visages flasques et tendant leurs mains déformées comme pour essayer de saisir l’hélicoptère.
L’un d’eux brandissait un bout d’os. Il le lança et l’os rebondit avec fracas sur la carlingue métallique.
Bannerman exhala un brusque soupir. Non pas de surprise, non, c’était fini, c’était juste l’épuisement nerveux. Seigneur, se dit-il. Encore une. Encore une ville envahie. Cela en faisait six pour la Californie, trois dans l’Utah, le Wyoming et le Texas, douze dans le Colorado. Et sans doute bien d’autres qu’il ignorait encore. Les contaminés avaient investi les rues de Lost Hills.
— Avons-nous reçu un quelconque appel de détresse avant que la place tombe ?
Le pilote répondit dans l’Interphone.
— Négatif, monsieur. Ces petites bourgades agricoles, elles grouillent d’immigrés clandestins. Ils craignent sans doute plus les agents de la Migra que les contaminés. Voulez-vous que je commence à ratisser la zone pour localiser d’éventuels survivants ?
— Oui, répondit Bannerman Clark en triturant sa casquette avec nervosité. (Il trouva un fil décousu qu’il se mit à tirer.) Oui, faites.
« Vous avez des morts – ou des contaminés ou ce que vous voudrez – qui traînent dans les cours d’eau, les bassins de retenue, et qui pourrissent sur place. Vous avez des gens en bonne santé qu’on trimbale comme du bétail dans des camps dépourvus des plus élémentaires conditions d’hygiène. Dans tout l’ouest du pays, le réseau sanitaire est hors d’état, d’où choléra, fièvre typhoïde et parasites intestinaux à une échelle inimaginable. En Arizona, au Nouveau-Mexique, les eaux souillées vont nous tuer encore plus vite que ces cannibales. »
[Allocution du ministre de la Santé aux agents du NIH en mission sur le terrain, 02/04/05]
Dick ignorait pourquoi on l’avait amené dans cette zone de rochers dénudés, couleur de sang. Le soleil intense le desséchait, aspirait l’humidité de ses orifices les plus intimes. Il irritait et faisait cloquer ses cuisses dont la peau se détachait par lambeaux rouges mais sans que ça l’arrête pour autant. La douleur n’arrête pas les morts.
La voix dans sa tête qui n’en était pas une savait ce qu’il fallait faire. Et Dick ne discutait pas ses ordres. Il progressait, avec sa démarche bancale – le pied nu, puis la botte, le pied nu, puis la botte –, et dévorait les kilomètres.
Dick n’avait plus la moindre notion du temps. Il n’aurait su dire combien d’heures ou de jours s’étaient écoulés, quand il parvint enfin au bord d’une falaise et contempla en dessous les eaux blanches écumantes. Son corps desséché réclamait la caresse du doux baiser de cette masse humide et la chose qui le guidait l’y encouragea. Dick bascula vers l’avant et se jeta, plongeur maladroit, dans les flots pleins d’écume de la rivière, sans se soucier des rochers, sans prendre la peine de se dévêtir. Il se laissa emporter par le courant, dériva jusqu’au fond et effleura le lit du fleuve, les yeux fermés. Quand il les rouvrit, le courant l’avait rejeté sur la rive opposée, et ses vêtements gorgés d’eau se vidaient, l’attirant de nouveau vers la rivière.
Il ne savait plus combien de fois il avait répété ce manège, ni combien de cours d’eau il lui restait encore à franchir. Quelqu’un d’autre, une autre force, tenait le décompte de ces éléments.
Il était grand temps de passer à l’étape suivante. Dick plongea le visage dans une faille entre deux roches pour en extraire quelques fourmis, avec la langue. Juste de quoi lui rendre un peu de forces. Puis il reprit son chemin, toujours sous le soleil impitoyable.
RESTEZ ENSEMBLE ! Apprenez par cœur le numéro de votre groupe !
[Pancarte apposée dans les centres d’évacuation de Los Angeles, Californie, 02/04/05]
Nilla ne pouvait se retenir. Elle frappa à la porte du petit appartement derrière la réception du motel. Personne ne répondit, bien entendu. Elle entra et fut aussitôt assaillie par des nuages de poussière. Il régnait une vague odeur de moisi.
Elle trouva une commode dans la chambre exiguë et caressa durant quelques instants le bois lisse des tiroirs avant de les ouvrir. C’était moins la gêne de dérober les vêtements de quelqu’un, même si elle ne pouvait se le dissimuler, que plutôt le dépaysement. Elle était incapable de se rappeler sa commode personnelle, si tant est qu’elle en eût possédé une. Elle était incapable de se rappeler son lit, l’odeur de ses propres draps, s’ils étaient amidonnés ou soyeux, voire simplement leur couleur. Elle avait moins l’impression d’empiéter sur le domaine privé de quelqu’un, que de devoir réinventer chaque geste. Ça aurait pu être la toute première fois qu’elle ouvrait un tiroir, la toute première fois qu’elle enfilait des sous-vêtements de coton tout simples. Des gestes qu’elle avait dû pourtant accomplir des milliers, des dizaines de milliers de fois de son vivant.
La moindre chose était une nouveauté. C’était peut-être aussi bien. Peut-être que sa vie avait été tragique, épouvantable. Peut-être que ça n’avait finalement aucune importance. Peut-être qu’avoir une autre chance, une où l’on n’avait pas à se remémorer sa vie antérieure perdue… Peut-être qu’à tout prendre, c’était aussi bien comme ça.
La garde-robe dans la commode était masculine. Peut-être les vêtements de l’homme pendu à l’arbre, celui qui s’était fait sauter la cervelle avec un fusil de chasse…
La claire lumière qui se déversait par les fenêtres n’était guère propice à ses idées noires. Le petit appartement était trop douillet, la journée trop belle. Elle chassa l’image de sa tête. Ce n’était pas difficile. Elle se sentait bien, incroyablement bien. Pas autant qu’au milieu de la nuit quand ses mains pataugeaient dans le sang de l’ourse. Mais bien.
Elle enfila un jean taille basse, boutonna une chemise de coton blanc, en roulant les manches parce qu’elles étaient trop longues. Elle entrevit son reflet dans le miroir fixé derrière la porte et dut s’arrêter un instant pour pouvoir se contempler. Sa peau était nette. Encore pâle, certes, mais ses grands yeux étaient brillants, chaleureux. Plus de cernes, plus de valises, même plus de pattes d’oie. Ses cheveux donnaient l’impression de sortir de chez le coiffeur. Elle remonta la chemise pour inspecter son ventre – en se mettant sur la pointe des pieds pour se regarder dans la glace : c’était un miroir pour homme, qui la coupait à mi-taille – et elle vit que la décoloration avait disparu. Même la plaie à l’abdomen s’était réduite à quelques minces traits de tissu cicatriciel, la blessure paraissait ancienne et parfaitement cicatrisée à l’endroit où elle divisait son tatouage. L’unique blessure restante était celle par quoi tout avait commencé : le cercle de marques de dents à l’angle du cou et de l’épaule, témoignage de sa morsure à mort. La marque était rouge, récente, mais sans trace d’inflammation. La plaie ne semblait même pas infectée.
— Eh bien, ça alors, souffla-t-elle avec l’esquisse d’un sourire. Des lèvres rosâtres, pas bleues. Elle eut un rire sonore, juste un ah ! Mais l’exclamation était naturelle, spontanée.
Elle avait l’air en pleine forme. Elle renifla ses aisselles : aucune odeur.
Elle était encore en admiration devant son image quand elle entendit une porte claquer à côté, puis des pas sur le perron de bois du motel. Charles et Shar.
Bon, qu’allait-elle faire avec eux à présent ?
Il est impératif, particulièrement maintenant, que des locaux réservés à la prière et à la pratique religieuse soient mis à la disposition des personnes déplacées. Pour des raisons de gain de place, il est possible d’ériger une chapelle œcuménique, pour peu qu’elle soit conforme aux instructions militaires sur la diversité et la tolérance.
[Annexe au bulletin de la FEMA n° 74 : camps de personnes déplacées / installations, émise le 02/04/05]
La file de véhicules s’étirait sur près de cinq kilomètres devant le poste de contrôle de Bakersfield. La plupart des usagers avaient coupé leur moteur. Les marines de Twenty-Nine Palms étaient des anciens combattants d’Irak et savaient parfaitement s’y prendre pour fouiller une voiture, vite et bien. Ils connaissaient également le risque inhérent à la moindre négligence.
— Capitaine, sauf votre respect…, commença le lieutenant Armitrading du corps des marines, avant de s’interrompre.
Il fit signe aux soldats déployés autour du barrage. Tous portaient les nouvelles tenues de campagne à camouflage actif numérique, une invention des marines que les autres corps de l’armée commençaient à adopter. Vus de près, les uniformes gris et noir semblaient pixellisés, donnant aux soldats l’aspect de personnages sortis d’un jeu vidéo guerrier.
Le lieutenant reprit :
— J’ai cinq mille pouffiasses qui transitent ici chaque jour pour se rendre dans les camps de California City. Les trois quarts sont blondes.
Bannerman Clark regarda, à peine gêné pour elle, une femme de cinquante-neuf ans subir un prélèvement ADN à l’intérieur de la joue, aux mains d’une gamine de dix-neuf ans à couettes, taches de rousseur et gilet pare-balles Interceptor à plaquage renforcé. Les quatre mioches de la femme – l’aîné du même âge que la femme soldat – observaient, les yeux ronds, derrière les vitres de leur voiture immobilisée, l’air résigné à ne plus bouger de là, comme s’ils s’attendaient à devoir poser leur camp au droit du barrage. Le test qu’effectuait la femme était une idée de Désirée Sanchez, le médecin légiste de Florence. Elle prétendait qu’il était infaillible. Quelques cellules épithéliales prélevées à l’intérieur de la joue pouvaient être examinées au microscope. Si elles paraissaient vivantes et saines, c’est que le sujet n’était pas infecté. Facile.
— Vous avez entendu ce que j’ai dit au sujet du tatouage, n’est-ce pas ? C’est important. Je veux que vous vous mettiez sérieusement à sa recherche : elle pourrait être la réponse à cette crise.
C’était l’endroit. Forcément. Elle avait mis le cap à l’est, vers le Nevada. De toute évidence, elle voulait quitter la Californie. Au départ de Lost Hills, la Nationale 15 était l’itinéraire le plus facile. Si elle déviait un peu trop vers le nord ou le sud, elle risquait d’être coincée : toutes les routes autour de Los Angeles et de San Francisco étaient barrées et elle serait repérée en l’affaire de quelques minutes. La 15 était la seule issue. Il y avait bien sûr des voies secondaires, des itinéraires plus tortueux, mais tous débouchaient sur des zones touchées. Ce serait du suicide de les prendre et, infectée ou non, elle devait encore avoir un brin de jugeote.
Un peu plus loin dans la queue, quelqu’un donna trois brefs coups de Klaxon. Un marine fonça sur le bitume ramolli par la chaleur et flanqua un coup de crosse sur le capot du véhicule en infraction. Le chauffeur arrêta de klaxonner, mais il semblait visiblement prêt à en découdre avec le militaire.
— Capitaine, je ne remets pas en cause votre grade, railla Armitrading. Même s’il ne s’agit pas d’une opération conjointe. En tout état de cause, vous êtes loin de votre juridiction, capitaine. Mais je vous promets que j’ouvrirai l’œil. À présent, si vous voulez bien m’excuser… ?
Et sur ces mots, le lieutenant tourna les talons, son M4 pointé vers le sol, le doigt posé sur le pontet de la détente.
Plus loin dans la file, une portière s’ouvrit soudain, et le reflet du soleil sur la vitre étincela comme l’éclat d’une balise de détresse. Un type d’une vingtaine d’années, tenant une gamine dans ses bras, descendit et s’éloigna, laissant carrément son malheureux véhicule ronronner plaintivement derrière lui. Clark se demanda où il s’imaginait aller ainsi.
D’autres usagers dans la queue ne devaient pas partager ses inquiétudes. Une famille de quatre personnes suivit en effet le jeune homme qui avançait sur le bas-côté. Puis ce fut un trio d’étudiants en chandail. Bientôt, une petite foule s’était regroupée devant le poste de contrôle, avec l’intention manifeste de le franchir à pied.
Les marines s’étaient déjà mis en formation pour leur barrer la route. Une seule rangée d’hommes et de femmes, leur arme bien en évidence, mais sans viser particulièrement quiconque. Il y eut des cris, des gesticulations, mais les soldats restèrent impassibles.
Clark se demandait ce que ces gens pouvaient bien fuir qui leur donne le cran d’affronter des marines munis d’armes automatiques. Il caressa l’idée de poursuivre sa route vers l’intérieur, en direction de Los Angeles, pour voir ce que devenait la Californie. Un projet interrompu par Vikram qui accourait de l’hélicoptère avec de grands moulinets de bras.
— Bannerman, lança-t-il, viens, vite !
LES PILLARDS SERONT ABATTUS À VUE !
[Pancarte affichée à Los Angeles, Californie, 03/04/05]
Quand Charles et Shar arrivèrent à la voiture, Nilla était déjà assise sur la banquette arrière. Dès qu’ils l’aperçurent, ils stoppèrent net sans ouvrir les portières. Ils restèrent ainsi un petit moment blottis l’un contre l’autre avant que Charles se décide à monter.
— Merde, dites donc, vous vous êtes vachement bien arrangée, commenta Charles en se retournant pour la détailler. Il scrutait son visage, comme pour y chercher quelque chose qu’il ne trouva pas.
Shar, elle, se tenait parfaitement immobile devant la portière droite. Sous cet angle, ses traits restaient invisibles à Nilla qui voyait seulement ses poings se crisper spasmodiquement. Nilla se demanda ce que ces deux-là avaient bien pu se raconter la veille.
Finalement, Shar ouvrit la portière et monta. Elle boucla avec très grand soin sa ceinture de sécurité.
« Tous les citoyens dans l’impossibilité de rejoindre le centre d’évacuation de Loma sont instamment priés de rester à l’intérieur de leur domicile et de n’ouvrir la porte qu’aux agents de la force publique munis des documents appropriés. Veuillez ne pas utiliser vos téléphones : cela ne fera qu’encombrer des lignes absolument vitales pour l’organisation des secours. »
[Message d’alerte radio pour Grand Junction, Colorado, 03/04/05]
Les personnes contaminées s’étaient échappées des unités de confinement.
Il n’avait plus le temps de se rendre à Commerce City, même si c’était en dehors de la zone interdite. Qu’y aurait-il trouvé, du reste ? Une clôture barbelée défoncée ? Des latrines qui n’avaient jamais servi ? Il se posa à Denver, près de l’aéroport, et fila aussitôt vers le centre. Il avait ses ordres.
— Nous n’avons jusqu’ici jamais constaté chez eux un comportement planifié, ne cessait de seriner Clark, comme s’il devait s’excuser.
Il dut franchir une succession de barrages militaires et bureaucratiques, avant de parvenir enfin à l’esplanade située au sud du parc municipal. Un lycée se dressait là, imposant édifice de brique rouge surmonté d’un beffroi. Le général Braintree, responsable de la Garde nationale du Colorado, l’avait transformé en poste de commandement avancé.
Dans une classe prévue pour les travaux pratiques de chimie – grandes paillasses en fibre de verre noire, rangée d’éviers et de hottes aspirantes le long d’un mur, table périodique des éléments placardée sur le mur opposé –, Bannerman Clark attendit, au garde-à-vous, tandis que l’officier général prenait connaissance du rapport que Clark avait déjà entendu vingt minutes plus tôt.
— Les contaminés ont ensuite formé ce que je ne peux décrire que comme une pyramide humaine.
Le sous-officier qui exposait son rapport au général réunit les mains en pont avant de poursuivre.
— Certains individus ont alors grimpé au sommet pour franchir les barbelés. D’autres ont simplement pesé de tout leur poids sur la clôture jusqu’à ce qu’elle finisse par céder. Nous avons tenté de contenir la situation, mais nous manquions d’effectifs pour maîtriser les détenus. Puis, ceux-ci ont pris la direction du sud-ouest, vers le centre-ville. Nous nous sommes lancés à leur poursuite mais, encore une fois, nous n’avions pas les moyens en hommes pour avoir raison d’eux et nous avons dû rompre le contact. Si nous avions eu l’autorisation de les agresser physiquement, nous aurions sans doute pu faire quelque chose, mais nos ordres étaient stricts : il ne fallait pas mettre en danger la vie des contaminés.
Clark sentit l’ambiance devenir soudain glaciale. Tels avaient bien été ses ordres, en effet. On ne devait pas faire de mal aux personnes infectées. Le sous-officier suggérait donc, sans vraiment prendre de gants, que Bannerman Clark était personnellement responsable des événements survenus à Denver.
En clair : l’invasion de la cité. Ils avaient déjà perdu de nombreuses villes dans tout l’ouest du pays, mais c’était la première fois qu’une véritable métropole de grande taille était en danger. C’était leur plus gros revers depuis le commencement de l’Épidémie.
Le général posa les pieds sur le bureau du professeur et contempla les deux soldats debout devant lui.
— Cet ordre est annulé à cette putain de minute.
Sous l’ombre de sa moustache blanche après cette longue journée, ses lèvres restaient rigides.
— Vous descendrez à vue les contaminés, terminé les états d’âme de femmelette, ai-je été clair ?
— Oui mon général, répondirent en chœur Clark et le sous-off.
— Je veux que vous me compreniez bien, parce que je vous confie la responsabilité des pelotons à dater d’aujourd’hui. Il semblerait que je sois à court d’officiers dignes de ce nom.
Pour Clark, c’était un affront : un soldat de son grade aurait dû commander une compagnie, l’équivalent de deux cents combattants. Puis, s’adressant au sous-officier, le général ordonna :
— Sergent-chef, rompez. Allez chercher vos hommes et faites-moi le tri des véhicules que vous pouvez réquisitionner. Capitaine, vous venez avec moi.
Le général se leva et se dirigea vers la porte. Clark dut se hâter de le suivre, tout en prenant soin de toujours rester un pas derrière son supérieur. Le général était le gradé le plus élevé de cette structure, il se retrouvait sous les ordres directs du gouverneur. Clark avait l’impression que c’était la première fois de son existence qu’il endossait une tenue camouflée.
Dorénavant, il se coltinait la totale : armure complète avec torche montée sur l’épaule, masque à gaz accroché à la ceinture, un casque de tankiste avec interface audio-vidéo, et passé au bras, un baudrier en Nomex avec un chargeur garni, et c’est dans cet attirail qu’il dévalait au pas de course le couloir bordé de chaque côté de vestiaires métalliques.
— C’est votre bordel, Clark. Ça m’intéresse modérément de savoir à quoi vous avez pensé sur le coup, mais enfin, je suis déjà sûr d’une chose : vous êtes une verrue sur le cul du monde, et c’est toujours ça. Vous étiez censé garder ce problème confiné dans la prison. Vous étiez censé nous fournir les lignes de conduite adéquates en cas d’échec. Vous étiez censé trouver un remède. Avez-vous fait quelque chose à part regarder ce merdier vous péter à la gueule ?
La question était rhétorique. Clark resta au garde-à-vous et se retint de se justifier. Présenter ses excuses devant un tel courroux serait vu comme une manifestation de servilité, sinon carrément comme de l’insubordination. Clark portait l’uniforme depuis trop longtemps pour ne pas connaître la musique : quand on se fait remonter les bretelles, on la boucle et on laisse passer l’orage. Toute autre conduite est jugée inacceptable. Le général et lui s’effacèrent pour laisser passer une cohorte de conscrits, tenus au pas par un sergent qui leur lançait avec entrain des remarques obscènes.
— Faut pas vous ronger les sangs, capitaine, remarqua le général tandis que les hommes passaient devant eux au pas cadencé. D’accord, vous allez passer à la trappe à cause de ça. Mais je dois aussi penser à ma carrière. Peut-être que vos copains du Pentagone réussiront à vous retrouver un emploi quand cette histoire sera terminée. Je pense que vous feriez un excellent rond-de-cuir.
Clark serra les dents, plus honteux du manque de professionnalisme de cet officier que de sa responsabilité personnelle dans la mutinerie. Le général était censé rester maître de lui et se retenir de toute attaque personnelle à l’égard de ses subordonnés. C’est un reste de noblesse obligeI. Clark ne dit pas un mot tandis qu’on le conduisait dans une petite armurerie improvisée dans le gymnase du lycée. Le général lui choisit une arme de poing, un Beretta M9, dotation habituelle des officiers depuis le milieu des années quatre-vingt du siècle précédent, un progrès évident par rapport au traditionnel Colt 45. Clark le trouva plus lourd que dans son souvenir : il n’en avait plus soupesé un depuis sa dernière visite au stand de tir pour l’examen de qualification de routine, l’année précédente. Il n’avait jamais eu vraiment le profil d’un tireur. Enfin, pas auparavant. Il passa l’étui à sa ceinture et s’assura que le cran de sûreté de son arme était mis avant d’y glisser cette dernière.
— Vous aurez au moins une occasion de vous racheter, observa Braintree. (Clark regarda fixement devant lui pour ne pas avoir à croiser les yeux de l’autre.) C’est toujours mieux que pour les trois gars qui se sont fait bouffer tout cru lors de la mutinerie.
Clark sentit ses genoux flageoler et il dut prendre sur lui pour rester droit. Il n’avait pas entendu parler de ces pertes. Il avait, en fait, des dizaines de questions à poser – quels étaient leurs noms, les familles avaient-elles été prévenues, étaient-ils des guerriers du dimanche ou des héros des combats en Irak –, mais il n’avait pas reçu la permission d’interroger son supérieur.
Quand le général l’eut congédié, Vikram l’attendait dans le préau de l’établissement. Le commandant appartenait à l’armée régulière et n’avait aucune responsabilité au poste de commandement, aussi, dans l’intérêt de la sécurité de la base, il n’aurait normalement pas dû être autorisé à entrer à l’intérieur du bâtiment, mais Clark était franchement soulagé de retrouver ici son vieux pote.
— Je me suis pris un sacré savon, l’informa Clark. J’aurai de la chance si j’arrive à couper à la cour martiale.
Vikram hocha la tête pour écarter ces pensées négatives.
— En ce bas monde, on peut faire le bien ou se lamenter sur le mal qui a déjà été fait. Que veux-tu de moi ?
Clark inspira entre les dents. Vikram savait vous remonter le moral, c’était un fait. Il essaya de réfléchir avec calme, de sérier les priorités. C’était son point fort.
— Que tu retournes à Florence. Tu remets au pas la prison, tu la boucles. Plus question de laisser traîner les choses là-bas, quoi qu’il advienne ensuite. Il se peut que tu reçoives de nouveaux ordres lorsque tu seras là-bas. Que tu aies une nouvelle affectation. Je ne vais pas te demander de critiquer des ordres directs, mais, avant de repartir, assure-toi, à tout le moins, que Florence est parfaitement hermétique.
En guise de réponse, Vikram se contenta de saluer. Clark le congédia, puis il se dirigea vers le parking du lycée où l’attendait un convoi d’autocars. Ils étaient bourrés de civils déplacés. Un sergent du service des transports lui assigna le dernier véhicule encore garé – un énorme M997 –, un camion de transport tactique lourd monté sur quatre essieux. Avant que Clark ait pu inspecter les deux hommes responsables du véhicule, il vit débouler sur lui son peloton, un groupe de combattants à l’air terrorisé qui se mirent en rang derrière leur sergent sans un mot.
— Peloton au rapport, mon capitaine ! aboya le sergent.
Il avait des airs de vieux prospecteur avec sa touffe de cheveux blancs en bataille (et pas vraiment réglementaires) qui dépassaient du casque, ses yeux brillants comme des braises, profondément enfouis dans les orbites. Mais il savait tenir ses hommes, à en juger du moins par la vitesse à laquelle ces derniers se mirent au garde-à-vous. Il fit un geste et aussitôt un spécialiste arriva au pas de course, portant un chapeau mou à large bord – le genre chapeau de pêcheur, couleur camouflage de désert – comme si c’était une couronne. Les soldats en mission en Irak portaient ce genre de coiffure pour se protéger les yeux de l’éblouissement. Clark saisit le geste et comprit sa portée. Ces hommes étaient des anciens combattants et ils voyaient en lui l’un des leurs, quels que soient ses états de service ou ses éventuelles erreurs passées. Pendant ce temps, le sergent l’informait qu’il était leur supérieur et que tous ses ordres seraient suivis à la lettre. Clark ôta son couvre-chef et le remplaça par le chapeau mou. Le spécialiste récupéra son béret pointu et rentra dans le rang. Clark était certain qu’il récupérerait ce dernier nettoyé, séché et recousu. En guise de remerciement, Clark adressa un regard bref au sous-officier. Le sergent esquissa un signe de tête et se retourna vers son peloton.
— Garde-à-vous !
— Allez-y, chef, c’est reparti, dit Clark. C’était la réponse traditionnelle pour donner l’ordre de branle-bas. Le peloton s’entassa illico dans la partie arrière du camion. Clark passa à l’avant s’asseoir dans la cabine avancée, autrement plus confortable, en compagnie des deux hommes d’équipage. Le chauffeur fit gronder le moteur et l’engin s’engagea en cahotant sur Colfax Avenue qui se faufilait entre églises et sex-shops, restaus rapides et stations-service.
C’est ainsi que Bannerman Clark partit à la guerre.
« Le centre de Denver est classé en zone sécurisée jusqu’à 21 heures ce soir sauf contre-ordre. Le poste médical et les centres de distribution de nourriture situés dans la galerie marchande de la 16e Rue resteront ouverts en attendant. »
[Message d’alerte radiodiffusé, Denver, Colorado, 04/04/05]
— Shar, monte la clim. Ça devient un sauna, là, devant.
Charles s’épongea la nuque. Nilla étudia les petits poils qui poussaient sur la nuque du garçon, examina comment ils se redressaient après le passage de la main. Elle voyait les pores dilatés par la chaleur, les minuscules gouttelettes de sueur qui se rassemblaient. Toutes les cellules de son corps brûlaient comme de l’or fondu.
— Elle est déjà à fond, se plaignit Shar, mais elle tripota malgré tout les commandes.
À l’arrière, Nilla ressentait elle aussi la chaleur, mais restait parfaitement sèche. Ses glandes sudoripares étaient devenues inactives. Elle essaya d’entrouvrir sa vitre mais l’air qui s’insinua par la mince fente était aussi brûlant que les gaz d’échappement d’un haut-fourneau. C’en était trop. Elle en avait marre de voyager en voiture, marre de rissoler dans une boîte de conserve.
Charles et Shar partagèrent un coca – le dernier de ceux qu’ils avaient piqués au motel –, mais il ne leur vint pas à l’esprit de lui en proposer une gorgée. C’est à peine s’ils lui avaient adressé la parole depuis leur départ ce matin. Quand Charles s’était arrêté pour faire le plein dans une station-service abandonnée, à un carrefour isolé dans la montagne, Shar était descendue avec lui, comme si elle ne se sentait pas en sécurité dans l’habitacle sans sa présence.
Nilla pouvait sans doute difficilement le lui reprocher. Pas avec les idées qui lui trottaient dans la tête. Mael Mag Och lui avait dit que les jeunes n’étaient pas ses amis. Elle-même avait pu constater comment les vivants la lorgnaient, comme si elle était sale, impure. L’ennemie. Pourquoi ne pas les mettre dans le même panier ? Elle n’était plus des leurs, désormais. Ils auraient dû prendre leurs distances d’emblée.
Mael lui avait bien dit d’abandonner Charles et Shar. De se débrouiller toute seule pour rallier l’est. Il avait ajouté d’autres trucs qu’elle préférait oublier pour l’instant, mais il s’était montré parfaitement clair. Plus de fraternisation avec les vivants. Le message avait fait résonner quelque chose en elle, et elle avait hâte de se prendre en main. Plus de regards torves. Ce serait tellement plus facile que ce petit jeu silencieux auquel ils se livraient tous les trois.
D’un autre côté, il avait bien dit qu’il se trouvait à New York. À des milliers de kilomètres d’ici. Difficile de traverser tout le pays à pied. Non, elle avait besoin de ces jeunes. Si elle voulait retrouver son nom, elle devait se faire conduire. Il la comprendrait sûrement. Il semblait mal maîtriser l’anglais, il n’avait cessé de revenir à une autre langue, qu’elle ne connaissait pas. Peut-être n’était-il pas originaire de New York, après tout. Peut-être ne savait-il pas à quel point leurs deux corps différaient. Il faudrait qu’il comprenne.
Histoire de se changer les idées, Nilla tapota le dossier du siège de Charles. Il essaya de ne pas sursauter.
— Bon, alors, quand allez-vous me raconter ce que vous êtes en train de fuir au juste ?
Elle était restée délibérément évasive, un peu honteuse de sa question quand ils lui avaient clairement fait comprendre qu’ils préféraient rester entre eux. Mais bon, elle s’embêtait à tel point qu’elle ne put se retenir de les titiller.
— Charles, intervint Shar, sur un ton apaisant, comme si elle redoutait de voir son copain péter un câble. Peut-être était-ce le rêve secret de Nilla, après tout. Ce serait le prétexte tout trouvé. Mais le garçon ne dit rien.
— Sérieux, j’ai envie de savoir. Pourquoi fuyez-vous ? Vous étiez violentés par vos parents ? Ça serait compréhensible.
— Je sais très bien que vous en avez rien à cirer de nos vieux, grommela Charles. Les paroles étaient résignées, sans colère. Elle lui flanquait désormais la trouille. Ce qui la mit encore plus en rogne. Elle s’était adressée à lui pour avoir un peu de chaleur humaine, et voilà qu’il avait peur d’elle. Putain, mais c’était quoi le problème ?
— S’il te plaît, arrête, plaida Shar. Mais comme si elle parlait pour elle.
— C’était le lycée ? On vous en avait fait voir au lycée ? Dites-moi, c’est tout. On est tous amis, à présent, non ?
Son ton implorant l’irritait et, dans un accès de frustration, elle pivota pour s’allonger sur la banquette arrière, pieds nus collés contre la vitre. Le soleil les crama comme une lampe à souder et elle les retira vite fait.
Devant le silence obtus du garçon, elle se rassit sur le Skaï brûlant et contempla le paysage montagneux qui filait, avec ses crêtes et ses replis découpés au flanc d’une planète dénudée, inachevée.
— Où vous vous faisiez chier, tout simplement ?
— Shar, s’exclama-t-il, mais Nilla savait bien que c’était à elle qu’il s’adressait, pas à sa copine.
— Hein ? fit cette dernière. Ça veut dire quoi ? Pourquoi as-tu dit « Shar » ?
Le simple fait de prononcer son nom semblait avoir un curieux effet sur la fille en question.
— Ferme-la ! Oh mon Dieu, ne prononce pas ce nom !
Elle se blottit au fond de son siège et enfouit le visage entre ses mains.
— Son nom…, commença Charles, l’œil toujours rivé sur la ligne médiane.
— Mon putain de nom, c’est Sharona2, d’accord ? C’est ce que vous vouliez savoir, non ? (Elle avait pivoté vers l’arrière pour dévisager Nilla, les yeux écarquillés, le regard acéré.) Ça devrait vous donner une indication sur mes parents. Vous connaissez la chanson.
Nilla n’en avait pas la moindre idée.
— Ils pensaient que c’était drôle. Je rentrais de l’école, j’étais en larmes, braillant à m’en péter les cordes vocales et eux, ils se moquaient de moi. Ils serinaient sans cesse cette rengaine stupide.
— Je ne comprends pas. Vous avez fugué avec Charles à cause d’une chanson ?
Nilla s’éventa avec une main. La chaleur était-elle montée dans l’habitacle ?
— Non ! C’est moi qui fugue ! Ils en ont rien à foutre de moi. J’ai appelé maman depuis cet hôtel, et vous savez quoi ? Elle était tellement stone qu’elle n’a même pas demandé si j’allais bien. J’ai essayé, Dieu sait que j’ai essayé, mais quand ils ont fermé l’école à cause de cette épidémie, c’était plus possible. J’allais à l’école juste pour avoir un peu la paix, vous imaginez ça ? J’adorais l’école, et voilà que le gouvernement me l’enlève. Donc, je suis allée voir Charles et je lui ai fourgué mon idée. Celle de fuguer avec moi. Il tient à moi. Il m’aime.
Nilla ne parvenait pas à débrouiller l’éclat de la fille. Elle insista :
— Je ne pige toujours pas. Vous avez fugué à cause d’une chanson ?
— Merde alors, s’écria Charles. Merde alors ! Il tendit le doigt derrière le pare-brise tout en écrasant la pédale de frein, projetant Shar contre sa ceinture. La pancarte indiquait : « PARC NATIONAL DE LA VALLÉE DE LA MORT 2 MILES ».
Il immobilisa la voiture au sommet d’une crête et descendit. L’air surchauffé chassa aussitôt le confort climatisé de l’habitacle. Nilla nota à quel point le vent était sec quand il lui caressa le visage et les mains.
Elle récupéra la carte routière et descendit de la voiture pour le rejoindre. Ensemble, ils se penchèrent au-dessus de la pente rocailleuse pour contempler une dépression qui semblait descendre en contrebas jusqu’à l’infini. Le paysage vibrait derrière la vague de chaleur qui montait vers eux, moins comme un vent torride que comme l’onde de choc de quelque terrible ouragan de feu.
— Je savais qu’il allait faire encore plus chaud, remarqua Charles.
— Il faut qu’on continue, rétorqua Nilla. (Il rit d’elle, mais elle hocha la tête avec patience.) Non, je suis sérieuse. Il faut qu’on poursuive vers l’est. Tenez, regardez plutôt (et elle indiqua la vallée.) Elle n’est pas aussi large qu’il y paraît et de l’autre côté, c’est le Nevada. Là-bas, on y sera en sécurité.
— On l’appelle la « Vallée de la Mort », remarqua Charles. La « Vallée de la Mort », répéta-t-il, comme un exorcisme. Je crois bien que c’est l’endroit le plus chaud sur toute la terre. On l’a appris en cours de géo. Les gens qui s’y rendent s’y perdent et ils meurent. Vous descendez là-dessous sans eau et vous êtes mort. Et nous n’avons pas une goutte d’eau, au cas où vous n’auriez pas remarqué. Alors si on va là-bas…
— Vous n’allez pas mourir ! protesta Nilla.
Pas question de s’arrêter. Pas quand le Nevada était si près. Ils ne pouvaient pas non plus faire demi-tour. Pour eux, la Californie était devenue un vaste piège. Toute l’armée américaine devait être désormais à ses trousses. S’ils la retrouvaient, ils la descendraient à vue et elle n’aurait pas la moindre chance de devenir invisible ou de s’échapper.
— « Vallée de la Mort », ce n’est qu’un nom ! On peut la traverser en deux petites heures.
Mais Charles retournait déjà vers la voiture. Les yeux de Nilla interceptèrent une ombre ondulante.
— Charles, attendez… attention. Il y a quelqu’un d’autre ici.
Il regarda l’emplacement qu’elle désignait. Elle avait raison. Un plateau-cabine était garé sur le bas-côté, à quelque deux cents mètres de là. Ses flancs étaient recouverts d’une telle couche de poussière et de crasse qu’il avait pris les teintes du désert. Masqué par les vibrations de l’air surchauffé, il avait pu facilement leur échapper, mais, une fois qu’on l’avait repéré, on ne voyait plus que lui. Quelque chose bougea dans la benne. Il semblait que deux personnes y étaient allongées, collées l’une sur l’autre. Deux amants venus se planquer au bout du monde pour une petite partie de jambes en l’air, estima-t-elle. Il faisait quand même trop chaud pour ce genre d’exercice, mais elle supposa que les hormones devaient pouvoir prendre le dessus, pourvu que la poussée soit suffisante.
— Oh, putain, remarqua Charles, le visage soudain défait. C’est deux mecs !
— Ouais, bon, fit Nilla, qui commençait à déprimer. (Ils ne pouvaient plus faire demi-tour : sa tête était mise à prix et la mort la talonnait.) Peut-être qu’ils auront un peu d’eau pour nous.
Charles ne bougea pas. Elle lui adressa un sourire timide, mais elle savait fort bien qu’il n’irait pas quémander de l’eau aux occupants du pick-up. Très bien, se dit-elle, j’irai moi-même. Elle couvrit aussi vite qu’elle le put la distance entre les deux véhicules. Ses pieds glissaient sur le gravillon du bas-côté. Il faisait si chaud. À l’abord du pick-up, elle se racla la gorge deux ou trois fois, histoire de prévenir de son arrivée les deux gars. Ils ne s’interrompirent pas, aussi s’approcha-t-elle un peu plus.
— Hello ? Excusez-moi…, commença-t-elle.
Elle fit encore un pas et décela une odeur de sang. Malgré la chaleur, elle sentit un frisson lui descendre le long du dos. Elle ferma les yeux, sachant ce qu’elle allait découvrir. Il y avait deux individus à l’arrière du pick-up, d’accord. L’un était en train de se vider de son sang à la vitesse grand V. L’autre l’avait mis dans cet état.
La goule avait dû sentir son regard. Elle se redressa, laissant échapper de ses lèvres une bouchée de chair fraîche, et se mit debout dans la benne, si bien que son visage maculé de sang la dominait de deux bons mètres. Malgré la température, il portait un gilet matelassé en piteux état et ses jambes étaient épaisses comme des troncs d’arbre. Ce n’est pas toutefois ce qu’elle remarqua d’emblée.
Il n’avait pas de bras.
« Le couloir d’accès de l’Autoroute 25 est totalement bloqué, jusqu’au Technopôle, il semble bien qu’il y ait eu un gigantesque carambolage quelque part sur cet itinéraire. Nous rappelons instamment à tous nos auditeurs de ne pas essayer de quitter la ville en voiture, cela ne ferait qu’amplifier le chaos. »
[Bulletin d’informations routières de Denver, n° 7, édition spéciale d’alerte, 04/04/05]
Tout un troupeau remonta du lit du fleuve, ils étaient deux ou trois dizaines peut-être à patauger comme des déments dans l’eau boueuse. Parmi les morts, Clark repéra deux survêtements orange – ceux-là devaient être les premiers prisonniers contaminés de Florence –, mais également deux ou trois tenues de combat. Des militaires. Il leva son pistolet, mais s’abstint de tirer.
Derrière lui, le sergent Horrocks admonestait ses troupes d’une voix de stentor tout en moulinant furieusement des bras.
— Remuez-vous votre putain de cul, Mendelsohn ! Trouvez-moi du fil de 550, faut qu’on bouche ce côté !
Clark visa le front de celle qui ouvrait la marche. Une femme d’âge mûr en survêtement, au visage ahuri, inexpressif. Clark n’avait jamais encore tiré sur une cible civile. Il n’avait plus tiré sur un être humain depuis des lustres. Il allait devoir couvrir un sacré terrain mental et réviser du tout au tout son point de vue avant d’être capable de presser la détente. Et tout ça, dans les toutes prochaines secondes.
— Allons, allons, on est tous devenus flemmards depuis le retour au pays ? On reste avachi tous les jours, devant la télé, tout en se descendant des Burger King ? Ici, c’est rations de combat au menu de ce soir, sauf si on arrête ce truc, et tout de suite !
Clark n’était pas dupe. Les contaminés ne formaient pas un groupe homogène et organisé contre lequel il aurait pu lancer manœuvres de contournement et frappes chirurgicales. Ils s’étaient dispersés par milliers, en tous sens, et partout ils infectaient tous les civils qu’ils rencontraient. D’ici quelques heures, il y aurait à Denver plus de malades que de gens sains. Il s’agissait d’une action de confinement, un moyen de gagner du temps en attendant que les bus de transfert soient partis en convoi, vers des lieux plus sûrs. Clark rabaissa son arme.
— Allons, allons, on y va, on y va, on se magne le fion, tonna Horrocks, et finalement, oui, les deux tronçons de filet de retenue en toile orange se dressèrent comme la toile d’un voilier fluorescent.
Le filet de plastique formait un barrage antiémeute tout le long du lit étroit de la rivière, empêchant l’ennemi d’en escalader les berges. Une partie des contaminés furent pris dans ses mailles, leurs mains maladroites s’empêtrant dans le plastique, mais le reste fonça comme si de rien n’était, cherchant à s’infiltrer par l’ouverture que les militaires avaient dégagée. Ils étaient canalisés vers Clark et les dix meilleurs tireurs du peloton.
Clark releva son arme, visa. La femme qui marchait en tête leva une main vers lui avant de trébucher, pour tomber à genoux dans la vase.
— Prêts, mon capitaine ! beugla Horrocks, même pas trois mètres derrière lui. Parés à faire feu !
Le sous-off se gardait bien de discuter les hésitations de Clark, mais ce dernier sentait bien son regard accusateur qui lui brûlait le dos. S’il ne tirait pas là, jamais il ne pourrait exiger des soldats de son peloton qu’ils obéissent à ses ordres. S’il ne tirait pas, il serait en contradiction flagrante avec les instructions officielles qui étaient de tirer à vue.
Il aligna le front de la femme. Elle était encore à plus de quinze mètres. C’était une mère de famille, peut-être, une sœur, une épouse. Il y avait des gens qui l’aimaient et qui voulaient qu’elle s’en sorte.
— Et merde, j’ai mes ordres, lâcha Clark (une expression qu’il avait quasiment oubliée depuis l’époque du Vietnam). Feu à volonté, ajouta-t-il.
Il pressa la détente et les chairs sur le front de la femme éclatèrent comme la bouche d’un volcan, projetant des fragments d’os de la tempe. Sur la gauche de Clark, le tireur ouvrit le feu en continu, et le bruit se répercuta à l’infini au flanc des montagnes.
« Le Président a été transféré dans un lieu sûr où il restera jusqu’à la fin de cette crise. Merci, ce sera tout. »
[Point presse de la Maison Blanche, 04/04/05]
Elle entendit le gravier crisser sous les tennis de Charles, comprit qu’il accourait à son secours. Elle voulut se retourner, lui dire de s’arrêter. Elle n’avait pas besoin de son aide, le mort-vivant n’allait pas l’attaquer, jamais il ne s’en prendrait à l’une de ses congénères.
Elle sut qu’il serait trop tard pour avertir à temps le garçon.
Charles glissa sur le gravillon pour contourner Nilla, à l’instant précis où elle avançait le bras pour le repousser. Fonçant sur le mort-vivant, il s’apprêtait à lui balancer un méchant coup de poing dans les parties. Le choc évoqua le bruit d’un quartier de bœuf qu’on aurait laissé choir.
Le mort manchot ne broncha même pas. Au contraire, il posa un pied nu sur le rebord de la benne et se propulsa dans le vide. Nilla fit un pas de côté mais ce n’était pas elle qu’il visait.
— Dégagez-moi ! Putain, enlevez-moi de ce connard ! gémit Charles quand le mort-vivant vint le percuter, le projetant sur la chaussée. Nilla saisit le mort par les cheveux et tira en arrière pour l’empêcher de planter ses dents dans le cou du garçon.
— Enlevez-le-moi ! s’écria de nouveau Charles.
Mais Nilla n’avait aucune prise, le mort avait les cheveux trop gras et même quand elle parvenait à y enfouir ses doigts, ceux-ci ressortaient avec le bruit d’une fermeture Éclair que l’on ouvre.
— Enlevez-le ! implora Charles au moment où les dents s’enfonçaient dans le gras de sa gorge.
Le sang se répandit sur la chaussée, comme un seau d’eau que l’on renverse.
Nilla flanqua de toutes ses forces des coups de pied au mort-vivant, à la joue, à l’oreille, à l’œil. Elle tomba à genoux et tira à deux mains sur son gilet, sur les moignons au bout de ses épaules.
— Ce n’est pas lui que tu veux, protesta-t-elle tout en prenant à bras-le-corps le mort-vivant pour essayer de l’éloigner de Charles. C’est moi.
Mais elle le savait, c’était faux.
— Enlevez-le, sanglota Charles. En… levez-le, je vous en supplie.
Nilla inséra son épaule dans l’étroit passage entre le torse du mort et le dos de Charles, puis elle pesa de tout son poids, tout en essayant, avec les pieds, d’avoir prise sur l’asphalte. Le cadavre manchot changea légèrement de position, mais pas assez, ses dents s’enfonçant toujours dans les chairs. Avec un grognement, Nilla poussa une dernière fois de toutes ses forces, et sans trop savoir comment, elle réussit à déloger la goule. Elle ne perdit pas son temps à essayer de remettre sur pied le garçon. Elle lui glissa l’épaule sous l’aisselle et le traîna pour retourner vers la Toyota. Derrière eux, le cadavre, chancelant, se redressait à genoux.
— Encore un petit effort, dit-elle à Charles.
Elle lui avait à présent passé les bras autour de la taille. Il se tenait la gorge à deux mains. Ses jambes étaient agitées de soubresauts et elle dut le traîner une seconde encore avant qu’enfin il réussisse à se déplacer tout seul.
— Tu montes juste dans la voiture, lui dit-elle.
Ils n’avançaient plus que centimètre par centimètre. Avec son petit gabarit, Nilla n’arrivait pas à traîner la masse de Charles.
Le mort-vivant releva un pied et voulut se redresser, mais il perdit bientôt l’équilibre et bascula à la renverse. Un brusque espoir traversa Nilla. Juste encore un peu, un tout petit peu…
Les mains de Charles retombèrent et un jet de sang, fin comme un crayon, jaillit aussitôt de son cou. Il s’étrangla, la respiration sifflante, et Nilla plaqua l’une de ses mains sur la blessure. Sa main fut aussitôt recouverte de sang. Celui-ci se mit à ruisseler sur son avant-bras, coulant sous sa manche de chemise. Elle avait une envie viscérale de se nettoyer en léchant tout ce sang, mais elle réprima cette pulsion. Elle n’allait pas laisser mourir Charles. Pas maintenant.
Le cadavre manchot se laissa rouler jusque vers le pick-up et prit appui contre le pare-chocs pour se redresser. Ce coup-ci, il y parvint. Il se remit à avancer vers eux en titubant. Ils avaient un peu d’avance, mais, malgré sa démarche chancelante, le mort-vivant progressait plus vite qu’une Nilla qui se traînait.
Nilla regarda de nouveau droit devant et faillit se manger la Toyota qui fonçait vers elle. Elle s’immobilisa en se balançant sur ses amortisseurs. Au volant, Shar avait l’air assommée, paralysée, les doigts blancs et crispés, le visage pincé, ridé de terreur.
Derrière eux, le mort-vivant avait quasiment comblé son écart. Il serait sur eux d’une seconde à l’autre. Nilla laissa Charles s’affaler en travers de la carrosserie pour pouvoir ouvrir la porte arrière. Puis elle le poussa dans l’habitacle et l’enjamba pour entrer à son tour. Elle récupéra sur le plancher une liasse de serviettes de restaurant en papier – elles étaient crasseuses et sans doute couvertes de germes, mais peu importait – et elle les enfouit au creux du cou de Charles. Puis elle claqua la porte d’accès derrière elle.
Le mort-vivant tituba jusqu’à la portière et se jeta dessus, son visage s’aplatit contre la vitre à quelques centimètres seulement du nez de Nilla. Elle recula, terrifiée, car le mort prenait son élan pour frapper de nouveau. Elle hurla :
— Shar ! Shar ! Démarre, vite !
La jeune fille parvint à faire repartir la voiture à l’instant précis où le manchot donnait de nouveau de la tête contre la vitre. Une pluie de minuscules cubes verts envahit l’habitacle, et des fragments de verre Sécurit se répandirent sur Nilla et Charles, rebondissant sur les sièges. Comme la voiture démarrait en trombe, Nilla se retourna et vit le cadavre, debout au milieu de la route. Son visage était une caricature de traits humains. Alors qu’ils s’éloignaient à toute vitesse, il se lança pesamment à leurs trousses, incapable de refréner ses instincts, même si la poursuite était vaine : jamais il ne les rattraperait à présent.
« Ils sont trop nombreux, Archie. Non, je ne veux pas dire… ils sont plus nombreux que nous le pensions, que ce qu’avaient calculé nos… nos projections. Je parle de votre modélisation informatique, celle que… c’est comme s’ils se multipliaient, se reproduisaient… Ouais. C’est exactement ce que je veux dire. Il est temps de sortir le Sorcier vert du placard. »
[Entretien téléphonique entre le général commandant la Garde nationale du Colorado et un correspondant non identifié, 04/04/05]
Des traînées de vapeur s’entrecroisaient dans le ciel au-dessus de Cherry Creek, cicatrices barrant le bleu du ciel, laissées par des avions et des hélicos bourrés de réfugiés fuyant en tous sens. Tous les appareils étaient partis, mais ils avaient laissé leurs traces derrière eux.
Un autre groupe de contaminés remontait à présent la 3e Avenue, venant du country club. Ils étaient une petite trentaine. Clark fit signe à l’escouade la plus proche de se charger d’eux, puis il se retourna brusquement en entendant quelqu’un s’écrier derrière lui :
— Cible localisée, derrière cette fenêtre !
— Que quelqu’un me descende déjà ce putain de salopard !
C’était Horrocks, les yeux écarquillés. Une escouade de soldats armés de M4 se précipita vers l’entrée d’une boutique de photocopies dont les larges baies vitrées dominaient Fillmore Street. Un jeune homme en tablier bleu était là-haut, le visage collé contre la vitre, les mains comme deux excroissances livides, les traits flasques. On aurait dit quelque détritus collé à la paroi d’un aquarium. L’une de ses joues était noircie, plaie ouverte pleine de sang séché.
Clark se tapit contre l’intérieur de l’habitacle du transport de troupes et rechargea son arme de poing. La nuit avait été horrible, et ça ne faisait qu’empirer. Il songea à annuler l’ordre, car le garçon ne présentait pas le moindre danger pour quiconque se trouverait encore coincé dans la boutique. Mais cela démoraliserait ses hommes de laisser ne fût-ce qu’un seul de ces cannibales encore debout derrière eux.
Entretenir le moral des troupes, voilà en gros tout ce qu’il pouvait encore espérer réussir. Pour chaque contaminé qu’ils descendaient, dix autres semblaient se matérialiser soudain, comme surgis du néant. Ils ne progressaient absolument pas dans leur programme de marche.
— Allons, allons, ne perdons pas notre rythme opérationnel, insista Horrocks.
Les soldats étaient toujours sur le qui-vive, de vrais pros. Peut-être était-ce juste Clark qui perdait courage après une nuit de violence, de rations froides et d’insomnie. En moins d’une minute, ils avaient viré le garçon de la fenêtre, l’avaient massacré et avaient regagné le transport de troupes. Sur le toit du gros engin, le servant mitrailleuse de la M249 les avait couverts tout du long.
Le véhicule était bourré de survivants terrorisés, des gens qu’ils avaient recueillis en chemin. Chaque fois que l’un des militaires déchargeait son arme, un gémissement collectif s’échappait du compartiment arrière. Ce qui avait le don de taper sur les nerfs de Clark. Il culpabilisait déjà bien assez. Il n’avait pas besoin des cris d’orfraie des survivants pour lui rappeler qu’il était en train de massacrer des civils innocents.
— Transmissions, appela Clark, et une spécialiste munie d’un téléphone satellite se radina, marchant en canard, comme on lui avait enseigné à l’entraînement, afin d’être une proie moins facile pour un tireur embusqué.
Personne ne leur avait encore tiré dessus dans cette ville, mais, pour elle, c’était devenu machinal. Elle s’agenouilla près du camion de Clark et lui fit un salut réglementaire.
— Qu’est-ce qu’on a ? s’enquit-il. Avez-vous réussi à joindre le général ?
— Négatif, mon capitaine. Plus rien depuis la dernière transmission.
Soit une demi-heure auparavant. Une colonne de Humvee équipés d’armement léger était censée arriver d’un instant à l’autre sur Speer Boulevard pour relever le peloton. Clark ne comptait pas trop dessus. Le général ne répondait pas à ses appels, ce qui ne présageait rien de bon.
— Très bien, dit-il à la jeune femme. Retournez dans le véhicule.
Puis il appela Horrocks et le sergent apparut aussitôt.
— L’heure est venue de rompre le contact. On tient bon, mais ce n’est pas exactement pareil qu’avancer. Je veux l’escouade Trois pour nous couvrir sur l’arrière.
Le sergent partit accomplir la mission tandis que Clark remontait dans la cabine. Posé sur la planche de bord, un ordinateur portable affichait une carte GPS des alentours. On y voyait également le country club et le centre commercial de Cherry Creek marqués en rouge. Ce qui révélait des zones interdites, jugées trop peu sûres pour des soldats. Les zones bleues correspondaient à celles activement défendues contre les contaminés. Clark dut zoomer sur la carte pour en découvrir une. La plus proche correspondait à une unité d’intervention qui tenait un tronçon de Federal Boulevard.
— De quand date ce truc ? s’enquit-il.
— D’une demi-heure environ, mon capitaine, répondit la spécialiste des transmissions. Elle rougit sous son casque. Les meilleures données à sa disposition avaient dû lui parvenir avec le dernier message du commandement.
— Très bien, fit-il en se massant l’arête du nez. Et que raconte CNN ?
Elle tripota quelques instants l’ordinateur portable, pour récupérer des bulletins d’infos sur le site web de la chaîne. Quand elle lui montra de nouveau la carte mise à jour, l’unité avait disparu et de nouveaux quartiers étaient passés au rouge. L’Épidémie s’étendait et bien trop vite pour une banale maladie infectieuse. Et où étaient passés les militaires ? Ils avaient totalement disparu de la carte. Auraient-ils battu en retraite ?
Le transport de troupes redémarra bruyamment. Le chauffeur avançait au pas ; le compartiment arrière était entièrement rempli de survivants, aussi les soldats avaient-ils dû descendre pour courir à côté du véhicule, lestés de tout leur barda.
Les contaminés semblaient avoir senti que Clark reculait. Ils grouillaient désormais sur les terrains de foot aménagés dans le parc, on les voyait tendre leurs bras ensanglantés au passage du blindé. Ils sortaient de toutes les rues que l’engin croisait, se déversaient des halls des immeubles. Les soldats voulaient en découdre, mais Horrocks les tenait de près : engager le combat ne ferait que les ralentir. Clark désirait regagner le PC au plus vite pour y voir enfin un peu plus clair avant de s’engager dans une nouvelle opération.
Sur Colfax, quelqu’un avait renversé une benne à ordures et répandu des détritus sur la moitié de la chaussée. On aurait dit que certains sacs avaient été déchirés par des animaux. Clark tripotait sans arrêt l’étui de son arme pour tenir ses mains occupées.
Le chauffeur remonta droit vers l’Esplanade, coupant à travers l’herbe et les fourrés pour gagner du temps.
— Essayez de recontacter le PC, dit Clark en se tournant vers la spécialiste des transmissions.
Elle obtempéra, mais n’obtint aucune réponse. Peut-être que le système unifié de communications tactiques était encore une fois en rideau : sa réputation était détestable. Quand le chauffeur atteignit le parking du lycée, Clark sauta de la cabine avant même l’arrêt complet du véhicule.
Pas un chat.
Personne pour garder l’entrée de service. Personne non plus au garage. De même, les énormes véhicules de reconnaissance semblaient abandonnés sur le terrain de sport. Clark dit à Horrocks d’envoyer deux escouades dans le bâtiment, pour avoir leur rapport au plus vite même s’il savait à l’avance ce qu’elles allaient trouver, tout comme il était à peu près certain du sort réservé au groupe d’intervention.
Ils avaient dû se transformer en nouveaux points rouges sur l’écran. Il n’y avait plus aucun moyen de sauver Denver, comprit Clark. C’était tout bonnement infaisable. Il y avait trop de personnes infectées, et pas assez de balles.
« Le Pentagone a dépêché des troupes pour nous apporter une aide immédiate : des unités de la 82e division aéroportée, ah, mais vous avez déjà dû en entendre parler, et aussi des hommes de la 10e division de montagne, ils sont habitués à bosser en altitude. Reste à savoir s’ils pourront être ici à temps… mais, attends, quoi ? Non, nous continuerons à émettre jusqu’à ce qu’on nous donne l’ordre de partir. Eh bien, je m’en fous, Marty. Je m’en fous, tu peux y aller, pas de problème. Tu me laisses simplement tourner la caméra. »
[Bulletin d’alerte sur Denver 7, 04/04/05]
Nilla avait envie de rire, de pousser des cris de joie d’en avoir réchappé. Sauf que le paquet de mouchoirs qu’elle avait dans la main était déjà imbibé, et qu’une large tache rouge s’étalait au beau milieu du pansement improvisé.
— Shar…
La fille continuait à regarder droit devant. La voiture tressauta sur un nid-de-poule et la main de Nilla glissa. Le sang se remit à dégouliner sur le cou de Charles.
— Shar, encore une fois… Écoute, il faut qu’on trouve de l’aide pour Charles, tout de suite, ou il va mourir.
Shar accéléra ; les montagnes défilaient de part et d’autre à toute vitesse, le désert mort et dénudé consumait le paysage derrière le pare-brise. La Toyota gémissait, prostrée par la chaleur, engrenages desséchés. Par la vitre brisée, un vent chargé de poussière griffait le visage, ébouriffait les mouchoirs sous sa main. Il y avait des bouts de verre partout mais elle ne pouvait se libérer pour les ôter, elle avait trop besoin de sa main libre rien que pour se maintenir.
— S’il meurt – je sais que tu ne veux pas l’entendre –, mais s’il nous claque entre les mains, il va revenir. Et revenir affamé !
« BIENVENUE DANS LA VALLÉE DE LA MORT ! » La pancarte fila sur le bas-côté, presque trop vite pour être lisible. Par la lunette arrière, Nilla ne vit rien d’autre que le panache de poussière qu’ils soulevaient.
— Il faut que tu l’acceptes, Shar. Il se peut qu’il soit impossible de le sauver. Je sais de quoi je parle. Dis quelque chose, s’il te plaît, veux-tu ? Shar… S’il meurt et qu’il revient, il sera aussi dangereux que l’autre manchot, là-bas. Il n’hésitera pas à t’attaquer. Shar, est-ce que tu m’entends, au moins ?
La fille écrasa la pédale de frein et la voiture fit une embardée en décélérant, envoyant valser Nilla. Quand le véhicule enfin s’immobilisa, ce fut dans un nuage de poussière pareil à un brouillard brunâtre ; elle s’introduisit par la vitre brisée, emplit la bouche déjà sèche de Nilla, la fit suffoquer.
— Je suis tellement désolée.
Shar avait une toute petite voix, à peine perceptible entre les claquements du moteur et le cliquetis cascadant du verre se déversant de la banquette arrière.
— Comment ça ? Je ne pige pas, dit Nilla.
— Je m’occuperai de lui. Écoutez, je suis tellement, tellement désolée. (Shar était en larmes. Elle s’essuya le nez d’un revers de main.) Je vous en prie, Nilla. Vous avez été vraiment sympa avec moi. Je veux que vous sachiez que ça me fait culpabiliser à mort. Mais je ne peux pas… je ne peux pas vous conduire plus loin.
Nilla posa les yeux sur la nuque de la fille, secouée de sanglots. Elle n’essaya même pas de redémarrer. Nilla comprenait, bien sûr. Elle tassa de son mieux les serviettes en papier dans la blessure de Charles, puis lui immobilisa les bras sous la ceinture de sécurité, au cas où. Elle ouvrit alors la portière et descendit, posant le pied sur le sol fracturé du désert. La voiture repartit sitôt qu’elle eut refermé la porte. Charles et Shar poursuivaient sans elle leur route vers l’est. En une minute, ils avaient disparu dans les voiles de chaleur émanant du sable en fusion.
1- Emeril John Lagasse est un célèbre chef américain, auteur de livres de cuisine et surtout animateur de programmes de télévision consacrés à la cuisine, le Michel Oliver d’outre-Atlantique, en somme. (NdT)
2- My Sharona est une chanson de 1979 qui a fait connaître The Knack sur la scène internationale. (NdT)
I- En français dans le texte. (NdT)