Les nouveaux travaux en angiogenèse semblent prometteurs… La thérapie par cellules-souches pourrait être la clé. J’ai palpé aujourd’hui le néoplasme et il était de la taille d’un œuf de rouge-gorge. Humeur : enjouée, même si elle a refusé de s’alimenter.
[Notes de laboratoire, 12/09/02]
Dick pouvait entendre des voix et il savait que de la nourriture était proche. Mais ce n’était pas le moment de manger. Il se cacha du mieux qu’il put et attendit.
— Bon Dieu ! C’est quoi, cette odeur ?
— Merde, j’en sais rien, mais faut qu’on se tire d’ici.
— Ça sent le poisson pourri. Ou de la pisse de chat qu’on aurait laissé mariner dans un Tupperware.
— Ils vont pénétrer ici. Je ne crois pas que vous ayez pigé. Ils sont déjà aux portes et on n’a plus le temps de les boucler. Ils vont se pointer sur cette piste et là, on ne pourra plus décoller.
— Euh. Bon, d’accord, d’accord. Du fromage français oublié sur un radiateur ? Aidez-moi à fermer cette porte.
L’obscurité glissa au-dessus de la forme tapie de Dick. Il se tortilla pour s’enfoncer un peu plus dans les bulles d’emballage à l’intérieur de sa caisse. Il avait faim, oh, comme il avait faim, et il y avait de la nourriture à quelques centimètres à peine, mais la Voix s’était montrée claire. Il y avait encore du travail à faire.
Tout son corps se mit à vibrer quand le lourd cargo militaire prit son envol.
Jamais je n’accepterai ça ! Plus d’espoir, qu’ils disent. Essayez qu’elle soit confortable, qu’ils me disent. Profitez du temps qui vous reste ! Je suis un scientifique et je crois que tous les problèmes peuvent être résolus pourvu qu’on les étudie comme il faut, avec application. Je suis un scientifique et je refuse d’accepter l’inévitable ! [Notes de laboratoire, 20/09/02]
Dehors, derrière la grille, des ouvriers du bâtiment travaillaient sans interruption à installer l’eau courante et l’éclairage dans le bidonville. Bannerman Clark regarda pendant un moment une rétropelleteuse enfoncer ses dents dans la terre meuble, puis il se retourna vers la glace sans tain derrière lui pour écouter une autre histoire.
— On avait installé des barricades en travers des routes, mais ils sont tout simplement passés par les égouts. Ils sont sortis par les bouches d’évacuation, tout couverts de merde, pardonnez-moi l’expression. Couverts de détritus, et ils s’en fichaient. On pouvait voir leurs yeux, mais c’était comme… Bon Dieu, est-ce que vous voyez ce que je veux dire ? Ce ne sont plus des yeux. Ce ne sont plus des gens.
S’il ne pouvait pas accueillir les survivants dans l’enceinte de la prison, au moins Clark avait-il l’intention de faire son possible pour eux. Il pouvait leur procurer un environnement salubre et Vikram avait adoré l’idée de bâtir des infrastructures, ça donnait aux soldats autre chose à faire que méditer sur leur mort prochaine. Ingénieur jusqu’au bout des ongles, le commandant sikh s’était jeté à corps perdu dans cette tâche épuisante, comme s’il préparait un tournoi de golf.
— Ma belle-sœur nous a dit de laisser tourner le moteur, qu’elle ressortait juste le temps de récupérer son passeport. On a attendu, attendu, attendu… On a bien dû brûler le quart du réservoir d’essence avant que Chuck décide qu’on devait y aller. J’ai pleuré, j’ai pleuré, mais je n’ai pas essayé de l’en empêcher.
À l’intérieur de la prison, Clark supervisait un autre programme. Chaque survivant y était conduit pour être déclaré : le nom et les mensurations entraient dans une base de données, le numéro de parcelle dans le bidonville était consigné, on procédait à un examen médical de routine. Ceux qui le désiraient pouvaient rester et raconter leur histoire qui était enregistrée sur bande magnétique. Tous, apparemment, étaient partants.
— Six jours dans mon bureau, et puis l’eau a cessé de couler. J’avais tellement faim et je savais que je ne pourrais pas tenir sans eau. Ils avaient envahi le parking, ils touchaient les voitures, ils les effleuraient juste, comme s’ils essayaient de se rappeler à quoi ça pouvait servir. J’ai compris qu’il faudrait que je m’échappe.
Une rangée de petites cellules d’interrogatoire s’alignait derrière la glace sans tain. Dans chaque pièce, un rescapé, assis devant un micro, était interrogé par un homme en uniforme. Les chaises étaient inconfortables, les locaux exigus et sinistres, conçus à l’origine pour des détenus endurcis. Aucun des rescapés ne parut s’en formaliser. Les expériences qu’ils avaient tous vécues étaient si traumatisantes, si énormes, en comparaison du banal train-train de leur vie antérieure, qu’ils avaient besoin de les évacuer, les faire sortir, pour se purger de ce qu’ils avaient vu, et pas un seul ne se plaignit ou décida d’abréger l’interrogatoire.
— J’étais sorti pour une partie de pêche dans une cabane sur le lac Mohave, avec trois autres gars… Et eux voulaient rentrer, retourner dans leur famille. Je ne pouvais pas dire non, même si je savais qu’on était plus en sécurité, là-bas. Alors, on a chargé le pick-up, on avait peut-être trente kilos de truites arc-en-ciel à l’arrière, rangées dans des bacs à glace, on s’était dit qu’on pourrait toujours les manger si on ne trouvait pas autre chose. C’était pas bien grave. J’étais dans le désert depuis deux jours quand ce camion des services d’immigration m’a récupéré.
Ils voulaient qu’on les écoute. Clark était ravi de leur rendre ce service : plus il recueillait de données sur le monde extérieur, mieux c’était, bien sûr. Et au début, ça n’allait pas plus loin, c’était une collecte d’informations, un service de renseignements sous sa forme la plus élémentaire. Mais à force d’écouter les entretiens, depuis sa tanière secrète dans le bâtiment administratif, il s’aperçut qu’il y avait pris goût. Il ne pouvait plus s’en détacher, il avait besoin d’écouter ces récits, tout autant qu’eux avaient besoin de les narrer.
Il avait besoin de savoir qu’il était possible de survivre. Besoin de savoir que des gens qui n’étaient pas des soldats avaient malgré tout une chance de vivre.
— Et puis, on arrive dans ce patelin, et Charles était vraiment dans un sale état, et je m’y arrête et il y avait des chiens partout. Je veux dire, par troupeaux entiers, enfin plutôt des meutes entières, vous voyez ? J’imagine que les gens, en partant, n’avaient pas pu prendre leurs clebs avec eux. Il y en avait partout, tout guillerets, agitant la queue. Au début, j’étais un peu inquiète, mais ils étaient si mignons. D’un autre côté, ils étaient affamés, c’était manifeste. J’ai bien essayé de les nourrir mais il y en avait tant. J’ai trouvé des boîtes de pâté dans cette épicerie. Il y faisait noir comme dans un four, mais je me suis dit que je ne risquais rien. Si les chiens se baladaient peinards, c’est qu’il ne pouvait pas y avoir de morts. J’ai trouvé la pâtée pour chiens et j’étais en train de chercher un ouvre-boîtes quand j’ai entendu ce bruit. Ce n’était pas un cri, ce n’était pas non plus un chien qui aboyait. Enfin, je veux dire, tous les chiens aboyaient, ils aboyaient tout le temps. Mais c’était un bruit plutôt joyeux, ils avaient l’air contents. Là, c’était autre chose. Les chiens semblaient devenus cinglés. Quelqu’un devait avoir un sérieux problème.
Clark saisit une chaise en bois et s’assit en posant les coudes sur la balustrade devant la glace. La fille dans la salle d’interrogatoire avait de longs cheveux bruns maculés de sang. Comment diable cela s’était-il produit et pourquoi personne ne l’avait-elle fait passer d’abord par les douches ? Peut-être avait-elle refusé. Il avait déjà vu comportement plus étrange parmi les rescapés. Beaucoup dormaient toujours assis sur une chaise, ou dans leur voiture, trop habitués désormais à bouger sans cesse pour être de nouveau capables de se coucher. Certains refusaient d’utiliser les toilettes sans quelqu’un pour monter la garde devant la porte. L’enfer leur était tombé dessus et ils avaient appris à vivre dedans.
— Je tourne au coin et les chiens étaient partout, ils sautaient dans tous les sens, mordaient dans le vide. Ils avaient l’air aux cent coups. J’ai essayé de les calmer mais ils étaient trop nombreux. Puis j’ai regardé mieux et j’ai vu qu’il y en avait plein sur notre voiture. La portière arrière était ouverte et Charles… Je ne sais pas à quoi il avait pensé. Je suppose qu’ils ne réfléchissent pas, vous savez. Enfin pas beaucoup. La faim les prend et ils partent en vadrouille. Charles avait essayé de sortir de la voiture, mais il s’était empêtré dans la ceinture de sécurité. Les chiens… (La fille se tut quelques instants.) Les chiens…
— Poursuivez, lui dit la femme soldat qui l’interrogeait.
Elle était peut-être de cinq ans son aînée. Elle emplit un verre d’eau qu’elle tendit à son interlocutrice.
La fille se tenait les bras croisés, serrés autour du ventre comme si elle avait la nausée. Elle ne regarda même pas le verre.
— Les chiens l’avaient taillé en pièces, j’imagine. Oui, taillé en pièces, c’est le mot. J’ai bien essayé de les en empêcher, mais ils n’en avaient rien à faire, ils ne faisaient pas attention à moi, c’est tout. Mais ils avaient pu le sentir, quelque part. Ils avaient senti que Charles était mort et ils le détestaient. J’aimais les chiens, dans le temps, vous savez ? C’est vrai.
La fille ne pleurait pas, mais elle s’essuya pourtant le visage. Peut-être la chaleur dans la salle d’interrogatoire la faisait-elle transpirer.
— Je regrette d’avoir fait descendre Nilla de la voiture, reprit-elle. Elle aurait pu m’aider, qui sait.
— Nilla ? demanda l’interrogatrice. Qui est Nilla ?
Les traits de la fille se durcirent et elle considéra la femme, le regard flamboyant.
Pour quelque raison – une brusque intuition, peut-être –, Clark se rapprocha de la glace.
La chimio n’est d’aucun secours. Lætrile, interféron, thérapie génique, antioxydants à haute dose : rien n’y fait. D’ici peu, j’en serai réduit au pénis de tigre séché et aux méthodes de guérisseurs philippins.
[Notes de laboratoire, 30/10/02]
Elle ne perdit jamais vraiment conscience. Elle ne pouvait même pas s’évanouir.
La douleur avait réduit son champ visuel, comme si elle regardait à travers les lames verticales d’un store vénitien. Le noir absolu obscurcissait le reste de sa vision. Dès qu’elle fermait les yeux, l’énergie bourdonnait, crépitait et crachotait tout autour d’elle.
— Mael, songea-t-elle, Mael, je ne vous ai pas trahi. J’ai essayé de faire ce que vous demandiez.
— Nilla, répondit-il mais elle pouvait à peine l’entendre. Nilla, que t’est-il arrivé ?
Elle se sentait essorée comme une serpillière. Des crêtes et des sillons de douleur lui marquaient la taille, chairs et os séparés les uns des autres, organes perforés et dégonflés. Ses muscles abdominaux étaient flasques, inutiles. Elle n’aurait pu se redresser, même avec une assistance.
Sous sa tête, le ronronnement continu et le chuintement des pneus du Space Van sur la chaussée lui donnaient mal aux dents, transformaient ses yeux en gelée grumeleuse. Même son cerveau était douloureux. Elle ne pouvait pas respirer, non pas qu’elle en eût besoin, mais ç’aurait été très marginalement plus agréable d’être au moins capable d’émettre un long gémissement lugubre.
— Tu l’as mise en pièces. Il n’y a pas de pouls, Rick. Aucune respiration. Elle est morte !
— Si c’était une des leurs, elle se serait déjà relevée et jetée sur nous. Contente-toi de la maintenir en vie le temps qu’on puisse la balancer hors des limites de la ville. Je ne veux pas porter le chapeau s’il apparaît en définitive qu’elle faisait bien partie de la Chambre.
Mellowman apparut dans son champ visuel. Vu ainsi en contre-plongée, son visage était plissé, porcin.
— Écoute, mon canard en sucre. Si tu meurs dans mon van, je crible de balles ton cadavre.
— Tu te recules un peu, veux-tu ? C’est déjà assez dur de faire ça pendant qu’on roule, bon Dieu… On pourrait pas ralentir un peu ?
Un truc pointu s’introduisit dans le biceps de Nilla. Une seringue hypodermique. De tous les trucs inutiles… Elle essaya d’esquisser un sourire et s’aperçut avec surprise qu’elle contrôlait encore un minimum ses muscles faciaux.
— Morte, mon cul…, vise-moi ça.
Mellowman la regarda droit dans les yeux.
— Elle aime ça. Je sais pas ce que tu viens de lui injecter dans le bras, mais elle aime ça.
— C’est juste un réflexe, Rick. T’excite pas.
Mellowman hocha la tête.
— Pour qui travailles-tu, jeune fille ? Qui t’a envoyée ? Faire la morte ne va pas t’éviter une dérouillée. Parle-moi, pouffiasse !
Il s’approcha si près qu’elle sentait son haleine chargée d’une odeur de saucisson à l’ail.
— Je sais que tu peux m’entendre, espèce de vache stupide !
Devant son absence de réponse, il pinça les lèvres et laissa couler de sa bouche un long jet de salive jaunâtre, plein de bulles. Elle le vit emplir son champ visuel et, d’instinct, bascula la tête sur le côté pour l’éviter.
Il aspira prestement son molard.
— J’t’ai eue ! s’écria-t-il avant de la bourrer de coups de poing.
Elle se fit toute flasque, pour autant que le permettaient ses muscles endoloris. La douleur continuait à lui marteler le flanc, puissante et rythmée comme le ressac. Son corps tressautait comme un chien au bout d’une laisse chaque fois qu’il la frappait.
À la longue, il cessa.
— Nilla, j’ai du mal à te retrouver, où es-tu, jeune fille ?
Elle entendait Mael l’appeler, mais, à travers le voile de douleur, sa voix n’était qu’une petite flammèche flottant très loin sur un océan embrumé. Elle n’avait pas la force de répondre.
— Nilla ! Je te détecte à peine, parle-moi !
Plus tard, mais encore bien avant l’aube. Elle apercevait la nuit derrière la vitre de la porte arrière du fourgon. Parfois, des arpèges de lumière quand ils passaient sous un lampadaire, des éclairs en pizzicato de rouge quand ils croisaient une voiture, ce qui était rare, espacé. Mike, le gars aux seringues, l’avait prise dans ses bras et la secouait. Peut-être pour essayer de la réveiller. Il l’enveloppa dans une couverture alors que le fourgon ralentissait et s’éloignait des lumières. La porte arrière s’ouvrit et elle fut poussée, traînée dehors, sur le sable. Elle sentait le pot d’échappement du véhicule péter contre sa jambe, chaud et sec.
Le désert la nuit : intime ou oppressant, au choix. L’exact opposé de la grandiose vacuité du jour. L’obscurité, presque totale, se faisait toute proche, comme pour partager votre chaleur. Les rares sons étaient plaintifs et polis.
— Bienvenue en Arizona, mon canard. Le pays des ratés, et Dieu sait s’il y en a, lui beugla Mellowman, tout contre son oreille. (Elle était bien incapable de tenir debout toute seule : si Mike la lâchait, elle tomberait, elle le savait.) Je vais te descendre encore une fois. Ce coup-ci, d’une balle dans la tête. Si ça ne te tue toujours pas, on va t’enterrer. Si tu t’extrais de ta tombe, eh bien, je reviendrai te flinguer jusqu’à ce que ça marche.
Tu n’as qu’à… qu’à te rendre invisible, songea Nilla. Mais c’était au-dessus de ses forces, bien au-dessus. Elle n’avait pas assez d’énergie. Elle n’en avait même pas assez pour crier.
Mike la déposa par terre, le dos calé contre le flanc de la camionnette. Le troisième gars – l’agité –, était-ce lui qui avait conduit ? Sans doute. Toujours est-il qu’il descendit d’un bond de l’arrière, muni d’une pelle.
— Très bien, Termite, à toi de jouer, lui dit Mellowman. (L’autre sortit rapidement du champ visuel de Nilla, mais elle l’entendit creuser le sol, tout près.) Tu sais pourquoi je l’appelle Termite ? Nan, tu risques pas de deviner. Vise comme il aime se dépêcher, notre ami Termite, et quand il va assez vite, il se met à grincer des dents… tu sais, comme ces mecs dopés à la méthédrine.
Comme elle ne réagissait pas, il poursuivit. De toute évidence, il avait du temps à tuer avant de l’abattre. La peur n’en était que plus insupportable.
— Donc, Morphine Mike, notre fameux ami toubib, il s’est dit que le mieux à faire était de fourrer un morceau de bois dans la bouche du Termite quand il est sous amphés. Sinon, il va se réduire les ratiches en poussière. On s’est alors regardés tous les trois, tu vois le topo ? Bref, cette idée de Mike était super, à un détail près. Le premier bout de bois qu’on lui a mis dans le bec, il l’a carrément boulotté. Alors, on en prend un morceau gros comme le pouce. Il avait disparu dans la journée. Réduit en sciure. Mike a dit qu’on devrait peut-être arrêter, mais je me suis dit, oh, et puis merde ! Ce fils de pute a besoin de fibres !
Mellowman éclata d’un rire explosif à cette bonne blague, Il s’agenouilla à côté d’elle et sortit de l’une de ses cartouchières une des boîtes de pellicule. Il l’ouvrit avec le pouce d’une chiquenaude et une odeur terreuse, complexe, musquée en émana. Une odeur végétale. Puis il sortit la longueur d’un doigt de matière verte et fibreuse qu’il roula en une cigarette. Il l’alluma et lui souffla la fumée au visage.
— Reste plus beaucoup de temps, maintenant. Tu te sens en veine de confidences ?
Elle laissa sa vue se brouiller. À quoi bon regarder quoi que ce soit. Il n’y avait rien dans ce petit tableau qui pût la sauver.
— Je n’y compte pas trop. Certaines personnes aiment parler quand elles en arrivent à ce point, c’est tout, elles aiment confesser des choses, comme si j’étais un prêtre ou je ne sais quoi. J’en suis passé par là, moi aussi, vois-tu. J’ai eu des problèmes comme toi, avant. Pas au point que ça en devienne une habitude. Tu veux tirer une taf ? Ou peut-être un peu d’eau ? Peut-être, hum, enfin, peut-être, mon petit canard, que tu veux savoir comment ça fait d’être avec un homme. Tu vois, une dernière fois.
Elle concentra de nouveau son regard sur lui et fut surprise par ce qu’elle lut sur son visage. Un intérêt sincère.
Comment était-ce seulement possible ? Elle était morte, pour commencer, sans parler que la moitié de son corps avait été réduit en bouillie par son coup de fusil à bout portant. N’empêche qu’il la désirait sexuellement. Elle se remémora le temps pas si lointain où elle avait silencieusement imploré Charles de la toucher, de la désirer. Voilà qui aurait été agréable, ou à tout le moins réconfortant. Mais, bien sûr, il n’en avait rien fait. Elle avait peur, oui peur, qu’il ne reste plus personne pour la sauver. Que la fin de son monde soit finalement arrivée.
Elle pouvait implorer qu’on lui laisse la vie sauve, mais c’était plus que vain, car un type comme Mellowman voulait la voir souffrir, supplier, et plus elle le ferait, plus il en voudrait. Elle pouvait simplement demander ce qu’elle désirait vraiment et peut-être, qui sait, l’obtiendrait-elle finalement.
— Euh, euh, renifla-t-elle. Faim…
C’était comme un long soupir.
Mellowman haussa les épaules.
— Ouais, comme tu voudras. D’un autre côté, je pense qu’une pipe est hors de question.
C’était une blague, et tant pis si elle ne la trouvait pas drôle. Apparemment, il avait été sérieux toutefois en évoquant de lui accorder une dernière volonté, ou alors peut-être qu’il n’en avait strictement rien à foutre. Mike remonta dans le fourgon – elle sentit la caisse osciller dans son dos tandis qu’il se déplaçait à l’intérieur – et en émergea avec une moitié de sandwich. Au corned-beef, à en juger par l’odeur. Il l’approcha de sa bouche, mais elle ne pouvait pas se servir de ses mains, elle ne pouvait même pas lever les bras. Il dut lui donner la becquée, séparant les morceaux, déchiquetant la viande entre ses doigts. Ses gestes étaient respectueux, presque doux. Peut-être son comportement aurait-il été différent s’il s’était douté que les lambeaux de barbaque étaient infiniment moins appétissants pour elle que le bout de ses doigts. Elle réussit néanmoins à ne pas mordre la main qui la nourrissait. Quand elle eut terminé, Mellowman ordonna à Mike de venir la relever pour la transporter et elle sentit ses mains la saisir sans ménagements sous les aisselles.
— Nilla.
La voix de Mael dans sa tête semblait déformée, grésillant dans les graves. C’était irritant, comme une démangeaison dans un coin de son cerveau, le supérieur gauche. Un grincement qui résonnait dans ses dents.
— Nilla, Dick est en route vers toi, mais je doute qu’il arrive à temps. Je peux essayer autre chose, mais je ne garantis rien, jeune fille. Est-ce que tu comprends ? Il se pourrait bien que je ne puisse pas te tirer d’affaire, ce coup-ci.
Elle comprenait. Elle lui savait gré d’être auprès d’elle à la fin.
Mike et l’autre, l’agité, la déposèrent dans la tombe, un trou dans le sable, profond d’un mètre environ. La moitié de sandwich qu’elle avait ingurgité lui avait rendu une partie de ses forces, juste assez pour lui permettre de se rasseoir en tout cas.
Mellowman cassa son fusil et y chargea deux cartouches. Quand il pointa le double canon sur elle, son œil resté visible était agrandi par l’excitation. Il allait prendre son pied, c’était visible, et elle était certaine, à sa façon de la regarder – cette seule preuve lui suffisait –, que parmi tous les gens qu’il avait déjà tués et enterrés dans ces tombes de fortune, il n’y avait pas eu une seule femme.
Mellowman plaça la bouche du canon sur son front et se raidit en prévision du recul. Nilla s’était déjà trouvée dans cette situation. Rends-toi invisible, se dit-elle, mais elle ne pouvait pas. Le sandwich n’avait pas suffi, il ne lui avait pas restitué suffisamment d’énergie pour l’en rendre capable.
Son esprit continuait malgré tout à phosphorer, nonobstant l’épuisement de son corps. Il persistait à gratter, à plaider, à implorer. Il ne cessait de lui reposer la même question : et si la balle ne la tuait pas, mais qu’ils l’enterraient quand même ? Et si elle était vouée à rester jusqu’à la fin des temps enfouie sous terre, incapable de s’en échapper et, ce qui était bien pis, incapable de perdre conscience ?
Mellowman introduisit le doigt à l’intérieur du pontet. Il se mit à presser doucement la détente.
Puis s’arrêta. On entendait de la musique quelque part. Assourdie, atténuée par son passage à travers l’étoffe de son blouson en jean, de la musique se fit entendre depuis la poitrine de Mellowman.
— Ah, chierie, non, pas maintenant, gémit-il. Nan, pas cette sonnerie. Bordel de merde ! La Chambre ne peut donc pas patienter cinq putains de minutes, non ?
Il posa la carabine et sortit de sa poche intérieure un téléphone portable tricolore. Il le scruta comme s’il tenait un coprolithe. Un truc exotique, bizarre et répugnant à la fois.
Il l’ouvrit d’une chiquenaude et se mit à parler.
Mauvais résultats de la néphrectomie, mais la codéine a été faite pour des nuits comme celle-ci et le chuintement du rein artificiel est un bruit blanc parfait. Elle dort paisiblement, à présent. J’aimerais pouvoir en dire autant.
[Notes de laboratoire, 01/11/02]
Vikram tapa au clavier un mot de passe et une fenêtre s’ouvrit sur le moniteur principal. Une image satellitaire des Rocheuses, reçue en temps réel des tout derniers appareils de l’Institut géographique, les plus récents et les plus complexes. La vue affichée était une image composite en fausses couleurs en provenance d’un Landsat travaillant en infrarouges, puis traitée par un codec qui la superposait à l’empreinte standard d’un satellite-espion Keyhole.
— Incroyable… Et tu me dis que ces photos datent de quand ?
— Une seconde ou deux, maxi, et le délai vient uniquement du temps de traitement et de rendu informatique. On a un satellite de classe Lacrosse qui doit apparaître au-dessus de l’horizon d’une minute à l’autre, et là, je te promets qu’on sera en mesure de commencer à composer des vues stéréoscopiques. Des images en 3-D.
Bannerman Clark hocha la tête. C’était à peine croyable. La dernière fois qu’il avait vu des données satellites, ça remontait à l’opération Tempête du désert1. En ce temps-là, les clichés reçus devaient être développés : ils étaient fixés sur de la pellicule photographique, puis scannés et téléchargés en plusieurs heures et enfin traités en laboratoire. Et encore, à supposer que les satellites se trouvaient là où on en avait besoin. Parfois, il fallait des heures pour obtenir une seule image, voire plusieurs jours si l’orbite de passage ne convenait pas.
— Comment a-t-on pu faire de tels progrès aussi vite ?
— Grâce aux progrès de la technologie informatique, suggéra Vikram avec un haussement d’épaules. Pour l’essentiel. Sans compter qu’il y a bien plus de satellites en orbite que dans le temps. On dit que chaque jour, tu en as au moins cinq qui te passent au-dessus de la tête.
Clark dodelina du chef.
— N’empêche qu’on continue à chercher une aiguille dans une botte de foin.
Une carte du Colorado avait été agrafée au mur près des moniteurs. Les données épidémiologiques de Désirée Sanchez y avaient été reportées sous la forme d’une série de vecteurs pointant tous vers l’épicentre. Cela aurait dû, en théorie, leur suffire pour trianguler sa position et localiser le point d’origine exact de l’Épidémie. Malheureusement, les données de Sanchez étaient lacunaires et certaines, même, contradictoires. D’autres étaient presque à coup sûr erronées, soit par suite d’erreurs de transmission, soit parce qu’il s’agissait de faux positifs, à savoir des actes de violence spontanée sans lien aucun l’Épidémie. Ils avaient réduit leur zone de recherche à un étroit corridor, très haut dans la montagne, une zone de cinq à vingt-cinq kilomètres de large sur quelque cent cinquante de long, entre Steamboat Springs et Florence. Ce qui leur laissait un peu moins de quatre mille kilomètres carrés de terrain escarpé à examiner. Soit un peu plus que la superficie du Rhode Island. Et ils ne savaient pas au juste ce qu’ils recherchaient.
Clark hocha la tête et se frotta les mains, tout excité.
— Bon, par où commence-t-on ?
Il était assis près de Vikram et de l’unité de traitement. Une telle perruque de câbles et de fils en sortait à l’arrière que le boîtier blindé évoquait une tête de méduse. Moniteurs, clavier et souris étaient toutefois sans fil, même si Clark avait toujours du mal à s’y faire, comme si les périphériques avaient été mal installés.
— Comment est-ce qu’on oriente la caméra ?
Sourire chaleureux de Vikram qui lança un autre programme à partir du menu de démarrage.
— Elle se braque automatiquement.
Et de pianoter la recherche de sources de chaleur au-dessus de 150 degrés Celsius. L’ordinateur moulina un moment et puis des fenêtres s’ouvrirent en cascade sur le moniteur. Vikram en agrandit une et tous deux contemplèrent alors l’image d’une voiture en feu dont le châssis ressortait, éblouissant, sur ce rendu en noir et blanc au contraste renforcé. L’objectif pompait frénétiquement en essayant de rester verrouillé sur les flammes ondulantes. Vikram referma l’image, passa à une autre.
Ils parcoururent ensemble les fenêtres. Au début, chaque photo dévoilait un nouveau jouet excitant, tel un cadeau prêt à être déballé. Bien vite, cependant, le récit qu’ils narraient se fit de plus en plus déprimant. Aux yeux de Clark, les images étaient comme autant de lames de microscope, tranches successives d’horreur disséquée avec soin et montées sur des lamelles. Un incendie de forêt qui s’étendait, incontrôlable, sur le versant ouest, avait des allures d’amibe vicieuse attaquant une paroi stomacale. Les cuves d’essence qui explosaient en colossales boules de feu à Colorado Springs évoquaient des alvéoles éclatées à l’intérieur d’un poumon en collapsus.
Si épouvantables que fussent ces métaphores, elles masquaient une vérité bien pire. Le Colorado, l’État que Bannerman Clark considérait comme sa patrie et qu’il avait fait le serment de protéger, était en train de mourir. Des scènes de chaos, il en avait vu lors de son périple au sud de Florence, mais le chaos n’était pas une surprise sur un champ de bataille. Les soldats voyaient rarement en revanche ce qui lui succédait, l’accablante spirale descendante de l’entropie et du déclin. On ne repérait pas grand monde sur les images satellites. Les quelques individus qui s’y manifestaient étaient déjà morts et s’ils bougeaient encore, c’était par perversité pure et simple.
— L’est temps de faire une pause, lâcha-t-il au bout d’une heure.
Ils en avaient terminé avec les images thermographiques et ils étaient passés aux cibles révélant un mouvement au-dessus d’un seuil donné. Il avait eu sa dose de hordes de goules errant sans but dans les rues désertes de petits villages de montagne, vu plus que son content de voitures fuyant les hordes de morts-vivants.
— Faut que j’aille pisser.
Vikram acquiesça, sans même détacher ses yeux de l’écran. Il réduisit une fenêtre et la suivante, derrière, révéla les bâtiments linéaires et géométriques d’une base militaire. Celle de Buckley, pour être précis. Les morts avaient franchi l’enceinte et envahi le champ de manœuvres, s’entassant les uns sur les autres, escaladant membres, torses et visages, comme dans une monstrueuse mêlée ouverte lors d’un match de rugby. Clark se demanda ce qui pouvait bien se trouver au pied de ce tas pour susciter une frénésie aussi désespérée. Se nourrir était bien sûr leur motivation première. Que ladite nourriture fût, ou eût été, humaine, il préférait ne pas le savoir.
Il gagna le fond du corridor et poussa la porte des toilettes pour hommes. Le sol était jonché de détritus, Cellophane transparente et bouts de carton jaunes. Il entendait le civil, dans l’une des stalles, en train de parler dans son téléphone portable.
— Ouais, eh bien vous ne ferez rien de… hum-hum… rien contre cette putain de racaille tant que je ne vous en aurai pas donné l’ordre. Non, on ne descend personne. Je me fiche de ce qu’elle vous a fait, ça ne justifie pas… Écoutez, même moi, je dois rendre compte à quelqu’un. Vous devez faire ce qu’on vous dit, ouais, mais ce coup-ci, vous avez quelque chose en échange. Vous pouvez demander ce que vous voulez, voilà… enfin, ce qui est en mon pouvoir. Je vous appuie, ça vaut quand même quelque chose. Hum-hmmm… ouais, bof. C’est la beauté du capitalisme, chacun son tour à rincer un autre. Très bien, d’accord, j’en ai autant pour vous. Je vous revois là-bas dans trente-six heures.
Clark se soulagea, puis se lava soigneusement les mains au lavabo. Il vit dans la glace s’ouvrir la porte de la salle et le civil en émerger, une bave jaunâtre écumant au coin de ses lèvres. Il tenait dans une main un carton de guimauves à moitié vide, et dans l’autre son portable.
— Ça se présente bien, Clark, ça se présente bien. Il se pourrait que j’aie quelque chose pour vous d’ici peu. Tenez-vous prêt.
Les yeux du civil donnaient l’impression d’être passés au freezer et des gouttes de transpiration perlaient sur son front et au bout de son nez. Il quitta les toilettes sans autre commentaire.
Clark ne savait trop qu’en penser.
De retour dans la salle de contrôle, il constata que Vikram avait réduit son champ de recherche à trois images qu’il désirait lui montrer. Sur la première, on voyait la prison proprement dite, débordant d’une activité humaine, de gens bien vivants dans le bidonville au-delà du mur d’enceinte. Il y avait plusieurs points de température extrême que Clark ne sut identifier. Ils ne se trouvaient ni à proximité des bouches de ventilation ni aux alentours des groupes électrogènes.
— Faudra vérifier ça, nota Clark. Je pense toutefois qu’on peut supposer sans risque que l’épicentre du phénomène ne se trouve pas juste sous nos pieds. Qu’est-ce que tu as d’autre ?
Vikram bascula sur une deuxième image. Un groupe de bâtiments près du sommet de Cleark Creek. Une station de ski abandonnée, mais encore en état de fonctionnement, à voir le ballet des tire-fesses.
— On dirait une installation durcie, nota-t-il à l’intention de Clark. Regarde, là, ces portes sur le bâtiment principal. On les a renforcées avec des plaques d’acier soudées. Et par ici, on dirait bien un nid de mitrailleuses, qu’est-ce que t’en penses ?
— Je pense que tu as raison. Ils ont de l’électricité, on peut donc en déduire qu’il y a des gens à l’intérieur. Bien entendu, et sans informations supplémentaires, rien ne nous dit que ce sont des méchants. En ce moment, n’importe quel individu sain d’esprit blinderait ses portes, et installer une mitrailleuse pour assurer la sécurité périmétrique est l’un des meilleurs aménagements domestiques qui me vienne à l’esprit. Mais bon, ce coin mérite à coup sûr sa place dans notre sélection. Et ça, là, c’est quoi ? (Il indiquait une fenêtre réduite près du bas de l’écran. Le troisième candidat pour le site de l’épicentre.)
Vikram l’ouvrit sans autre commentaire. Quand il vit l’image, Clark s’assit avec précaution et croisa les mains sur ses cuisses.
— J’ai un faible pour celle-ci, commenta Vikram et Clark ne put qu’acquiescer.
— C’est quoi, ces trucs ? Des dinosaures ?
Sheldrake est un cinglé, bien sûr. Des itinéraires canalisés ? De la résonance morphique ? Tout ça, c’est chimique ! Je ne sais pas pourquoi je perds mon temps avec ces absurdités. Une différenciation cellulaire stimulée par un champ biologique indétectable directement ? C’te blague !
[Notes de laboratoire, 09/04/03]
À travers tout le Nevada, en pleine zone interdite. En l’espace d’une nuit, Nilla avait parcouru plus de distance à bord du Space Van que depuis sa résurrection. Des centaines de kilomètres. Le trafic était nul.
— Pourquoi filons-nous vers l’est ? Ça se présentait bien pour nous à Las Vegas. On avait une base, avait à un moment fait remarquer Mike, s’adressant à Mellowman. Nilla n’avait rien d’autre à faire que d’écouter les deux hommes se bouffer le nez, quand ils ne contemplaient pas la nuit étoilée, derrière les vitres à l’arrière du van.
— On avait un minimum de protection. Alors que cette route mène à… je ne sais pas, l’enfer. L’enfer sur terre.
— Qu’apparaissent les dragons, renchérit Mellowman. Et certains qui leur ressemblent. Il y en a qui paieraient une fortune rien que pour pouvoir lorgner vite fait la fesse gauche d’un dragon.
Il se trémoussa à l’arrière du fourgon, entrant dans le champ visuel de Nilla. Ses yeux étaient injectés de sang, ils étincelaient presque, ce qui n’avait rien de surprenant vu le pourcentage de fumée d’herbe dans l’atmosphère de l’habitacle.
— Où m’amenez-vous ? croassa Nilla.
Mellowman avait, semblait-il, trouvé une nouvelle méthode pour supporter son refus de mourir, et c’était tout bonnement de ne pas lui prêter attention.
— Du reste, ajouta-t-il (mais pas pour elle), Las Vegas est sur le point de tomber.
— Qu’est-ce que tu racontes ? La Chambre protège les gens.
— La Chambre, dit-il à Mike, sur un ton devenu impérial, est composée de connards comme moi et je sais que je commence à être à court d’idées. Toujours plus de malades chaque jour et toujours plus de ces machins qui rôdent. Non. Vegas est au bout du rouleau. Si on veut qu’il se passe quelque chose, quelque chose de concret, la côte Est, c’est là qu’il faut se trouver. Peut-être même qu’il faudra qu’on aille encore plus loin. T’es déjà allé à Paris ? C’est la Ville lumière. Je peux t’y emmener si tu la boucles et que tu fais ce que je te dis.
— Tu crois que l’Épidémie s’arrêtera ici ? Tu penses pas qu’on l’emmènera en Europe avec nous ?
— Je fais ce qui me paraît bien. Je marche à l’instinct. C’est tout ce que j’ai, et c’est ce qui m’a conduit jusqu’ici, m’a permis de survivre et même de bâtir quelque chose dans un monde qui cherche à me tuer chaque fois que je bouge. Et tu sais quoi, Mike ? Ces derniers temps, mon instinct m’a soufflé de partir vers l’est, et il m’a donné la marche à suivre. Ces derniers temps, il m’a dit de ne pas me charger d’excédent de bagages. De couper le bois mort. Qu’est-ce que t’en dis ? Je t’inclurai dans mes plans parce que tu connais ton affaire. À condition que tu cesses de discuter avec moi.
Il y eut un long silence avant que Mike réponde.
— Tu veux te débarrasser de moi, hein ? Pour rester tout seul avec le Termite, lâcha-t-il enfin, comme une concession. Eh bien, merde, c’est vrai qu’il t’obéit au doigt et à l’œil. C’est un foutu bon chauffeur, et il te creuse une tombe en moins de deux, mais côté conversation, il est pas terrible. Et puis reste la question de ce que tu vas faire quand tu seras à court de tes petites gâteries. Tu crois peut-être qu’il est en manque, maintenant…
Mellowman s’étendit sur l’une des couchettes pliantes.
— Là, t’as un argument, j’imagine. Dorénavant, tu la boucles, j’veux dormir. Mellowman vouloir dormir !
— D’accord, sans problème, dit Mike.
De là où elle se trouvait, Nilla ne pouvait voir son visage.
Le silence, ensuite, dura un long moment. Ainsi que le bruit des pneus sur le béton, qui n’est plus vraiment un bruit, une fois que l’on s’y est fait. Nilla se mit à écouter le cliquetis des clés sur le contact, la respiration lourde de Mellowman. Il ne ronflait jamais, même si, parfois, il marmonnait dans son sommeil quelque sinistre malédiction.
Elle n’avait pas le droit de dormir. Pas le droit de décrocher. Il semblait que le sort qui lui avait permis de survivre à tant d’épreuves n’avait pas jugé bon d’être tendre avec elle.
Elle entendit Mike se rapprocher d’elle par terre, pile à temps nommé. Quand il eut la certitude que Mellowman dormait à poings fermés, sans doute. Il lui chuchota d’une voix sèche :
— Je sais que t’es morte. Un mort-vivant. Je sais aussi que tu n’es pas comme les autres, malgré tout. Alors merde, qu’est-ce que tu es, au juste ?
Il ne semblait pas escompter d’elle une réponse directe. Peut-être pensait-il qu’elle refuserait de lui donner ce genre d’information. Si elle avait su, pourtant, elle lui aurait tout dit.
— Tu as des amis haut placés. Je te le concède. Te faire sortir de cette tombe… j’avoue qu’il faut un sérieux piston. Ou une menace sérieuse. Quelqu’un a l’air de bougrement tenir à toi, pour arriver à faire changer d’avis Rick. Ça te dirait de me raconter tout ça ?
Elle hocha la tête, avec précaution pour ne pas se déloger les vertèbres cervicales. Les vibrations du véhicule lui donnaient l’impression d’être à tout moment sur le point de voler en pièces.
— J’en sais rien, avoua-t-elle. Il y a ce gars, il est mort, mais pas comme moi. Il s’appelle Mael Mag Och. Il a dit qu’il essaierait de m’aider. C’est tout ce que je sais. Il me parle… Il me transmet ses pensées, comme par télépathie, et il m’a dit qu’il essaierait de m’aider.
Mike se rassit par terre et la regarda.
— Mael Mag Och ? C’est quoi, ce drôle de nom ? (Il se pencha plus près.) Penses-tu… Je veux dire, quel genre de marché ferait-il avec nous ?
Nilla loucha.
— Oh, jamais il ne traitera avec vous. C’est vous qui fabriquez le vaccin. Vous essayez de nous arrêter.
Le visage de Mike se décomposa.
— Le vaccin ? Non, ce n’est pas… Enfin, j’imagine que tu n’es pas au courant (Il jeta un coup d’œil vers les pilules rouge irisé.) Ce truc, là, c’est juste qu’un placebo. Des comprimés de sucre. (Il la dévisagea longuement, droit dans les yeux, cherchant à y lire de la compréhension.) C’est sans valeur, ça n’a aucune action. C’est juste qu’une arnaque montée par Rick. Je suis diplômé en chimie organique, je sais comment les fabriquer. Ça plus les trucs qui permettent au Termite de tourner à peu près rond. C’était l’idée de Rick de fourguer aux gens le vaccin. Au début, il parlait d’expérimentation psychologique, il voulait savoir si cette histoire de retour des morts n’était pas une sorte d’hallucination collective. C’est ça ou bien il m’a mené en bateau depuis le début. Écoute. Faut que je lui échappe. Faut que tu lui échappes toi aussi. Peut-être qu’on pourrait s’entendre, toi et moi. Qu’on pourrait s’entraider.
Elle n’avait pas la force de se rendre invisible. Elle n’avait pas la force de se tenir assise plus de quelques minutes. Elle avait du mal à imaginer en quoi elle pourrait l’aider, mais elle savait aussi que c’était pour elle l’occasion ou jamais de fuir Mellowman et le Space Van. Mael Mag Och ne passerait jamais de marché avec un être humain vivant, bien sûr, mais peut-être qu’avec un mensonge, si elle inventait un truc…
Au bout du compte, elle n’avait même plus l’énergie pour inventer un mensonge convaincant.
— Je… j’essaierai, lâcha-t-elle finalement, d’une toute petite voix.
Le visage de Mike se figea aussitôt, glacé, inexpressif.
— Je te conseillerais de faire un effort. Rick n’est pas le premier venu. C’est un fou dangereux. Violent.
Il glissa sur le plancher vers sa position antérieure dans l’habitacle et ne lui adressa plus la parole de la nuit.
Au matin, alors qu’une lumière blanche se déversait par la vitre arrière et la martelait de sa chaleur, le fourgon ralentit et quitta la route. Nilla le sentit vibrer, cahoter et la ballotter comme une poupée de chiffon avant de s’immobiliser enfin. Quand la porte s’ouvrit, elle découvrit l’entrée d’une grotte.
À l’entrée, des pancartes d’avertissement annonçaient : GROTTE DU JUKE-BOX. ENTRÉE INTERDITE ! Une grille coulissante à barreaux de fer en fermait l’accès, retenue par une lourde chaîne cadenassée.
Mellowman s’étira, grogna et quitta son étroite couchette. Il descendit et fourra la main dans les tréfonds de son pantalon comme s’il se branlait. Il finit par ressortir sa main, exhibant une clé d’acier. Celle-ci correspondait parfaitement au cadenas. Il fit coulisser la grille métallique et le van entra à reculons dans les ténèbres orange brûlé de la caverne. Nilla se rendit compte que c’était sans doute leur destination.
L’obscurité tomba sur elle quand le véhicule continua à s’enfoncer sous la roche.
Tout ça fleure bon le vitalisme, mais… Je ne peux pas nier ces résultats. Reproductibles, si tant est qu’on suive les instructions et la procédure de laboratoire… Enseigner aux cellules à se développer ? La force qui fait verdir l’herbe ? Allons donc, ce que je vois là, c’est de la magie, pure et simple. Qu’on m’apporte mon chapeau pointu et ma baguette magique.
[Notes de laboratoire, 21/07/03]
— Nous sommes à quelque huit kilomètres de l’ancienne base aérienne de Wendover. Juste de l’autre côté de la frontière, dans l’Utah.
Mellowman se découpait à contre-jour devant la lumière violette à l’entrée de la grotte. À l’intérieur, c’était l’obscurité complète et une lampe à acétylène dessinait sur le sol un cercle jaune irrégulier, une dizaine de mètres plus loin. Les yeux de Nilla n’étaient pas non plus en bon état et elle n’y voyait pas grand-chose.
— Au bon vieux temps, poursuivit-il, les aviateurs avaient coutume de monter dans ces grottes avec des filles qu’ils ramassaient en ville. Toutes les nanas en pincent pour les gars en uniforme, pas vrai ? Mais elles ne voulaient pas que leurs papas voient ce qu’elles faisaient. Ces grottes offraient un peu d’intimité bon marché. C’était devenu un passe-temps si populaire qu’ils firent monter une bétonnière pour couler une chape sur le sol, là même où t’es en train de te prélasser. C’est dur de prendre son pied avec des stalagmites qui vous rentrent dans les fesses. Un autre s’est dit qu’ils donneraient un semblant de légitimité à l’endroit s’ils y installaient un juke-box, d’où le nom. La grotte du Juke-box. Ils y ont organisé de sacrées fêtes, c’est ce que me racontait mon grand-père. Il faisait partie de la bande. J’ai toujours adoré ce coin. Tu la sens pas, cette vibration ? Cette sensation sourde, vicelarde, qui vous prend aux reins. C’est le point zéro de la baise. Le paradis pour s’envoyer en l’air. Moi-même j’y ai amené quelques nanas, quand j’étais un jeune mormon, au temps où je pratiquais le quatre-vingt-dix-neuf. T’as déjà fait un quatre-vingt-dix-neuf ? Tu sais ce que c’est ?
Elle n’osa pas répondre.
— Quatre-vingt-dix-neuf. La totale, sauf… C’est quand tu vas quasiment jusqu’au bout avec une fille, excepté de lui décharger sur la jupe. Non, si tu te répands par terre, eh bien, ce n’est pas de l’adultère, non madame, c’est juste le péché d’Onan et ça doit être au moins un pour cent moins grave, pas vrai ? Et parfois, un pour cent, c’est toute la différence entre enfer et paradis. (Mellowman eut un rire dément.) Merde, il y a une époque où j’y croyais vraiment, à ce genre de conneries.
— Allez-vous… Allez-vous… me violer ?
C’était une simple question. Ses blessures ne lui laissaient même pas la force de mobiliser la rage nécessaire à transformer la remarque en accusation.
Les traits de Mellowman se décomposèrent néanmoins.
— Aïe, merde, fit-il en raclant le sol avec sa botte. Allons, mon canard en sucre, tu crois vraiment que je suis comme ça ? Mike et moi, on est plutôt du genre réservé, de vrais gentlemen, l’un comme l’autre. On paie pas pour tringler, et on ne tabasse pas les nanas pour les forcer à coucher. Le sexe par consentement mutuel, c’est encore ce qu’il y a de mieux, tout le monde sait ça.
Il rit un moment, et ses éclats de rire résonnèrent au plafond de la grotte.
— D’un autre côté, le Termite est sans doute trop chtarbé pour faire la différence. Et cette nuit, c’est lui qui prend le premier tour de garde. Alors, tâche de faire de beaux rêves.
Sur quoi, il s’éloigna, la laissant toute seule dans le noir.
Elle eut tout le temps voulu pour réfléchir à la conduite à suivre. Elle ne pouvait pas faire grand-chose, à part penser. Elle réussit à rouler sur le côté et ramper un peu, juste assez pour se rapprocher de la lampe. Sans vraiment entrer dans son faisceau. Il lui fallut considérablement plus de temps qu’elle l’avait prévu pour couvrir la moitié de la distance. Et cela lui prit plus d’énergie qu’elle croyait lui en rester encore.
Elle était perdue, elle en avait l’intime conviction, même si elle n’avait aucune idée de ce qui l’attendait dans les heures à venir. Quoi que Mellowman ait prévu pour elle le lendemain matin, ça ne présageait rien de bon. Peut-être pas aussi terrible que de se faire éclater la cervelle, de se retrouver enterrée vivante et d’être incapable de mourir. Ça, elle le savait, ça risquait de ne pas du tout lui plaire.
Mael, lança-t-elle mentalement. Mael, au secours, hurla-t-elle en silence, mais, soit les parois de la grotte bloquaient son message télépathique, soit elle était trop faible et il ne pouvait plus l’entendre. Il n’y eut pas de réponse.
Elle se remit à ramper. Réussit à progresser suffisamment pour que la lumière lui baigne le visage.
Elle était livrée à elle-même. Plus qu’un truc à tenter.
— Eh !
Elle cria.
Enfin, elle essaya. Ce qui sortit de sa bouche ressemblait plus à un sifflement mouillé. Peut-être s’était-elle cassé quelque chose en rampant. Peut-être son corps venait-il de jeter l’éponge.
— Eh, quelqu’un ! Termite !
C’est tout ce dont elle fut capable. Elle attendit, attendit d’avoir repris assez de force pour ahaner de nouveau.
Quelque chose bougea dans l’obscurité. Un mouvement saccadé, fugace. Comme les antennes d’un cafard explorant une lamelle de pomme chips desséchée.
Ça recommença, accompagné cette fois d’un bruit de pieds traînant sur du béton brut. Nilla crut entrevoir une ombre pâle dans le lointain. Bientôt, l’ombre prit une forme, humanoïde. C’était Termite.
— Tu… tu… tu… vas la boucler, dit-il. (Il se frotta le nez et l’œil gauche.) Tu la boucles… c’est tout.
Il se frotta de nouveau l’œil. Puis le nez. Dans le noir, il était carrément lumineux, sa peau translucide luisait sous le voile de crasse. La palissade brune et tout de guingois de ses dents gâtées évoquait l’appareil buccal d’un insecte. Avec le poignet, il se lissa les cheveux, qui étaient assez gras pour se tenir à carreau. Il précisa :
— J’ai mes ordres.
— Qu’est-ce qu’il va faire de moi ? demanda Nilla.
— Fff… ferme-la, idiote.
Nilla se mordilla la lèvre inférieure. La peur était en train de l’envahir. Non pas la peur de ce qui l’attendait. Non, la peur d’échouer dans ce qu’elle allait faire. Si ça ne marchait pas, ça ne ferait qu’aggraver la situation. L’aggraver très sérieusement. S’il ne mordait pas à l’hameçon, si Mellowman pensait qu’elle essayait de s’évader, quel sort lui réserverait-il ?
Termite baissa les yeux avec nervosité. Lorgnant l’ombre entre ses seins. Elle sut alors qu’il lui restait encore une petite chance.
— Je vous demande juste de vous asseoir et de me parler, s’il vous plaît, lui dit-elle. Vous n’allez pas me faire de mal ?
Elle chargea ses mots du peu d’émotion qui lui restait, les déformant, prenant un ton salace. Comme si elle avait envie qu’on lui fasse du mal, mais d’une manière particulièrement perverse. Elle s’humecta les lèvres. Il n’y avait pas de place en son âme pour le dégoût de soi. C’était simplement comme lorsqu’elle avait boulotté le gamin sur le terrain de golf. Tout juste pareil. Le pur instinct de survie.
— Houlà, là, non, je peux pas… je peux pas faire ça, gémit-il, se repliant sur lui-même.
Il porta les deux mains à son crâne, s’arracha les cheveux, se griffa les joues. Il repartit à se gratter frénétiquement le nez et l’œil, détourna la tête pour aussitôt la regarder de nouveau.
— Mais j’en ai tellement envie, dit Nilla. Et c’était vrai. Elle s’y forçait. Elle voulait tant qu’il se rapproche. Qu’il la touche.
Le Termite cligna rapidement des yeux. Il se frotta le nez, l’œil gauche. Il tendit la main et lui saisit le sein, fort, si fort qu’elle réprima un cri de douleur.
Elle ne pouvait pas espérer mieux. Elle se redressa comme un serpent prêt à frapper et enfouit les dents dans la chair de son bras. Elle avait visé la veine et la trouva sans problème. Il hurla, hurla comme un cochon que l’on égorge, appela à l’aide, appela sa mère, et sa douleur illuminait la cave comme un tube au néon. Il hurla, hurla, tâtonna pour saisir quelque chose à sa ceinture. Un truc dangereux. Un flingue. Il hurla et dégaina, et se mit à tirer au hasard, encore plus de bruit, et de lumière en grands flashs orange, et il continuait à hurler et à tirer, tirer, tirer jusqu’à ce qu’il ait épuisé ses balles.
Peu importait. Avant même qu’il ait tiré le premier coup, Nilla lui avait déjà soutiré suffisamment d’énergie. Suffisamment de vie. Elle mobilisa cette force vitale. Se rendit invisible. C’était limite, mais avec l’obscurité de la grotte, c’était suffisant. Pas une seule balle ne la toucha.
Elle se redressa, chancelante et, les jambes tremblantes, se dirigea vers l’entrée de la grotte. Derrière elle, le Termite hurlait toujours.
À l’entrée, elle tomba sur Mellowman. C’est ce qu’elle avait espéré. Elle avait espéré qu’il accourrait. Mais peut-être qu’il était plus futé qu’elle. Et qu’il allait ruiner tous ses plans en agissant pour une fois de manière intelligente. Il avait entendu les cris et les détonations – le contraire eût été surprenant – et il paraissait extrêmement inquiet. Mais pas paniqué. Au lieu de se ruer à l’intérieur de la grotte et de tirer dans le tas, il était en train de refermer la grille. Il avait déjà introduit la clé dans le cadenas. Il allait faire le seul truc malin, à savoir la boucler à l’intérieur avec Termite.
Si elle était restée une seconde de plus avec ce dernier, si elle avait pris le temps de puiser un peu plus de sa force vitale, elle n’y serait pas arrivée. Elle plongea, poussa, trébucha et s’écorcha méchamment en se faufilant dans l’étroite ouverture. Mellowman grogna et elle sentit, à sa façon de se crisper, qu’il percevait la résistance qu’offrait son corps. Il sentait que quelque chose bloquait la porte, même s’il était incapable de voir quoi.
— Petit canard ? hasarda-t-il.
Il esquissa un sourire. Il y avait un éclat en lui, celui d’un génie maléfique. L’avait-elle par trop sous-estimé ? Si oui, tout serait fini en un instant. Il avait saisi d’emblée toute la bizarrerie de la situation. Elle voyait dans ses yeux les éléments s’ajouter : une cinglée, probablement une zombie, qui sait ce dont elle était capable ? Peut-être de se rendre invisible. Il s’interposa entre les deux grilles, bloquant le passage, sachant que s’il ne l’arrêtait pas ici et sur-le-champ, elle lui échapperait sans doute.
Et le Termite hurlait toujours.
Nilla percuta le torse de Mellowman, l’étoffe rêche de sa chemise mexicaine lui frotta la joue. Il sentait la fumée de marijuana refroidie. Il avait passé les bras autour d’elle, d’abord un peu au hasard, puis l’étreinte s’était refermée avec une brusque assurance, la prenant au piège.
— Je te tiens, mon petit canard en sucre. Et je ne vais pas te lâcher.
Il ne la regardait pas : il ne pouvait toujours pas la voir, mais c’était sans importance.
Elle aurait préféré que ce soit le cas. Elle voulait qu’il la voie. Mais peu importait.
Il mesurait presque une tête de plus qu’elle. Le visage de Nilla était enfoui au creux de son cou. Ses lèvres sentaient palpiter la jugulaire, elle était juste là, tout près.
Elle lui déchira la gorge et but le sang qui se déversait sur sa bouche.
Des énergies subtiles, la communication discrète. Tant de mois consacrés à ce délire. Est-ce que je chercherais juste un moyen de m’occuper l’esprit ? Le néoplasme est gros comme un œuf d’autruche, on le sent juste sous la peau, et moi qui suis là à faire pousser du pâturin dans des gobelets en carton. Le projet scientifique universitaire le plus cher du monde, j’ai… j’ai besoin d’un peu de repos.
[Notes de laboratoire, 01/01/04]
Elle sortit de la grotte en traînant la patte et retrouva le Space Van dont le moteur refroidissait en cliquetant doucement sous les étoiles. On avait disposé des chaises de camping en demi-cercle devant la porte arrière ouverte et la lueur rouge cerise d’un minuscule réchaud japonais se reflétait sur le pare-chocs. Morphine Mike était en train de siroter une bière, adossé à la tôle poussiéreuse de la carrosserie.
L’énergie de Mellowman crépitait en elle. Elle se faisait l’effet d’une patate trop longtemps restée au micro-ondes. Jamais elle ne s’était sentie aussi forte, depuis qu’elle avait dévoré l’ourse.
Les muscles autour de son estomac gargouillèrent un instant et un minuscule truc métallique émergea soudain de sa peau. L’orifice de sortie aux bords déchiquetés se referma et cicatrisa aussitôt sous ses yeux. Elle se pencha et récupéra le fragment de chevrotine. Elle était encore bourrée de plombs, elle les sentait dans tout son corps, mais celui-ci les rejetait un par un. Il allait sans doute y passer la semaine.
C’était sans importance. Mellowman était mort… Et pas elle.
Mike était inquiet. Il n’avait qu’une envie, remonter dans la camionnette et démarrer sur les chapeaux de roue, filer d’ici et retourner à Las Vegas. Elle le voyait bien à sa façon de lorgner la route. Il avait dû entendre les hurlements, bien sûr. Et se douter de ce qui se passait.
Elle s’approcha de lui. Entra dans la lumière du réchaud. Elle laissa son énergie se répandre de nouveau dans ses membres, avec sa douce chaleur qui la picotait. Il laissa échapper un petit cri quand elle se matérialisa soudain devant lui sans crier gare.
— Tu… tu es morte, lâcha-t-il.
On aurait pu croire qu’il prenait ses désirs pour des réalités, mais ce n’était pas le cas. Il ne faisait que parvenir à une conclusion logique. Celle à laquelle Mellowman était parvenu en une fraction de seconde, lui. Morphine Mike, nonobstant son diplôme de chimie organique, commençait tout juste à piger. Tous les morts ne sont pas identiques.
— Oui, confirma-t-elle.
Les ténèbres en elle roulaient en volutes. Elles se moquaient, se moquaient de lui. Se moquaient des vivants.
Elle avait tant de gens en elle désormais… Au sens littéral et au sens figuré. Jason Singletary était là. Tout comme Mael Mag Och. C’est comme si, en se perdant, en perdant ses souvenirs, elle s’était muée en réceptacle prêt à en recueillir d’autres. Comme si elle était possédée, ou bien souffrait d’un multiple dédoublement de la personnalité. Il y avait tant d’exemplaires d’elle-même désormais. Cette Nilla, celle qui s’approchait de Mike et se penchait pour presser contre l’enveloppe de son espace personnel, cette Nilla n’était pas la plus sinistre du lot. Mais pas loin.
Il but une gorgée de bière. Laissa échapper la canette qui glouglouta bruyamment sur le sable, grésillant comme une flamme qui s’éteint.
— Mellowman ? Le Termite ?
Elle sourit, découvrant ses dents. Avait-elle des bouts de chair et de peau coincés entre les incisives ? Elle s’en fichait bien. Elle caressa l’idée de lui dire d’y aller voir par lui-même. De le piéger, l’attirer dans la grotte avec le Termite. Puis de les y laisser mourir de faim et voir lequel des deux boufferait l’autre le premier.
Mais les morts ne conduisent pas. Et elle avait encore besoin d’un chauffeur.
— Ils ne nous poseront plus de problème. On peut y aller ou il faut que tu dessaoules d’abord ?
Elle lui glissa un doigt sous le menton. Elle savait qu’il était indispensable d’instaurer d’emblée une hiérarchie. Il devait savoir qui était le patron. Elle trouva le pouls sur sa gorge et tapota rapidement le point sur la veine. Au rythme de son cœur.
Elle se sentait si bien. Si forte. Quand il lui demanda la direction à prendre, elle boucla sa ceinture avant de lui répondre d’aller vers l’est.
Ils avaient parcouru vingt-cinq kilomètres, en route pour Salt Lake City, quand un hélicoptère les survola si bas qu’il fit se balancer le Space Van.
— Merde ! couina Mike, en s’accrochant au volant pour redresser leur trajectoire. Il écrasa les freins et se gara sur le bas-côté.
— Qu’est-ce que tu fous ? Reprends la route !
— Ils nous ont vus ! Mike se mordilla la lèvre inférieure. On ferait peut-être mieux d’abandonner la camionnette. Peut-être qu’on peut poursuivre dans le désert à pied. Mais il fait froid la nuit et on sera détectable aux infrarouges. Et merde !
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? C’était juste un hélico. Ils doivent avoir d’autres chats à fouetter, autrement plus importants.
Mike secoua la tête.
— Écoute, faut que tu comprennes ce qui se passe. C’était le plan de Mellowman. L’armée offre une prime pour ta capture. Cinquante mille, mais uniquement si tu es vivante. C’est la seule raison qui l’a retenu de te tuer, là-haut. Il était censé retrouver un gars du Pentagone à la grotte, et récupérer le butin. Je ne sais pas s’ils se sont présentés et s’ils ont découvert son corps, à moins qu’ils aient déjà placé l’endroit sous surveillance. Dans un cas comme dans l’autre, ils ne vont pas te laisser t’échapper.
L’armée avait mis sa tête à prix. Elle n’aurait pas la moindre chance s’ils la capturaient. Nilla se rappela le type en uniforme militaire, celui qui avait bien failli superviser son exécution. Elle n’avait qu’un seul atout dans sa manche, et il l’avait déjà vu à l’œuvre et, ce coup-ci, ils seraient parés quand la petite dame se volatiliserait.
— Reprends la route. Éteins les phares. Il n’y a pas d’autres voitures.
— Merde, pas question ! On est déjà repérés. Tout ce qu’on peut faire, c’est nous rendre en espérant qu’ils ne nous tireront pas dessus sans sommation.
Elle lui empoigna le bras droit et mit son poignet dans sa bouche. Elle mordit, fort, mais pas assez pour déchirer la peau.
Mike saisit le message.
Ils reprirent la nationale, fonçant aussi vite que le pouvait le fourgon, qui oscillait d’un côté à l’autre de la chaussée comme un bateau ivre. Sans les phares, on aurait pu croire que le Space Van filait dans l’espace interstellaire. Nilla sortit de la boîte à gants une carte qu’elle étudia à la lueur du briquet Zippo qu’elle avait trouvé dessous.
— OK, fit-elle, on peut faire comme ça. Je les ai déjà semés. Au nord d’ici, il y a la piste de vitesse de Bonneville. Bien sûr, le Lac salé, tu vois ?
Ça, elle se rappelait. Les bolides profilés qui s’élançaient pour établir des records mondiaux de vitesse, elle pouvait s’en souvenir, mais pas de son nom ? Elle décida de se pencher plus tard sur cette incongruité.
— Il doit y avoir des bâtiments là-bas. Un endroit couvert. Prends la première à gauche.
— Où ça, j’y vois rien !
— À gauche ! hurla-t-elle quand il commença à obliquer vers la file de droite.
Il braqua sec, pensant sans doute qu’elle avait vu un virage qui lui aurait échappé. Le fourgon quitta la route dans une violente embardée. Le Zippo toucha la carte et celle-ci prit feu. Le fourgon se mit à patiner et bascula sur le flanc. Ils devaient rouler au moins à cent à l’heure. Si ce n’est plus.
Le Space Van fit au moins un tonneau, tandis qu’il paniquait et qu’elle hurlait, mais elle n’aurait su dire par la suite combien de temps il avait fallu au véhicule pour achever sa course et enfin s’immobiliser. Elle sentit son âme quitter son corps, tout à fait comme lorsqu’elle s’était retrouvée entravée sur ce lit d’hôpital, quand elle était encore en vie. Puis elle sentit son âme revenir et rebondir à l’intérieur de l’habitacle, comme une fève dans une maraca, comme un dé dans la main d’un joueur. Elle vit des bouts de carte enflammés virevolter dans la cabine tournoyante, vit le visage de Mike se tourner pour la regarder, sa bouche s’ouvrir pour former des mots qu’elle ne pouvait entendre.
Fais-toi toute molle, se dit-elle. Ses membres devinrent mous comme de la chique tandis que son corps rebondissait à l’intérieur de l’habitacle. Secoué comme une poupée de chiffon. Fais-toi toute molle.
Puis le véhicule heurta violemment le sol et glissa sur le flanc sur une trentaine de mètres, soulevant des gerbes d’étincelle chaque fois que sa carrosserie raclait un rocher. Il finit par s’immobiliser. Nilla tressauta encore un peu dans l’étreinte protectrice de sa ceinture de sécurité, mais à part ça, elle était OK.
Elle contempla le désert illuminé par les étoiles, derrière le pare-brise brisé. Tout s’était arrêté. Elle baissa les yeux, vers l’emplacement où aurait dû se trouver Mike, au volant. Il n’était pas là. Elle se creusa la cervelle, cherchant à piger comment ce pouvait être possible. Elle se rappela qu’il n’avait pas bouclé sa ceinture. Il y avait un trou dans le pare-brise, un trou déchiqueté aux bords dégoulinants de sang.
Avec précaution, pour éviter les tas de verre Sécurit qui semblaient avoir envahi tout l’habitacle, Nilla déboucla sa ceinture et sortit de l’épave. Un hélicoptère passa au-dessus d’elle à toute vitesse au moment où elle se redressait en se dévissant le cou pour localiser Mike. Elle s’éloigna dans le noir, le sel crissait sous ses pas.
Elle finit par le trouver.
Il avait été éjecté à travers le pare-brise et son corps avait glissé sur la croûte de sel parfaitement lisse sur une distance de plus de cent mètres. À en juger à la succession de dépressions craquelant le sol, il avait dû ricocher comme une pierre à la surface d’un étang.
Il ne reviendrait pas. Des éclats de verre lui faisaient autour de la tête comme une couronne d’épines ensanglantée. Nilla sentit ses épaules s’affaisser, une forme de tension lui échapper, goutte à goutte.
Derrière elle, des poids lourds approchaient en grondant. Au-dessus, d’autres hélicoptères approchaient au ralenti et tournaient autour d’elle, leurs projecteurs clouant le désert, sans réussir à la localiser.
Nilla débordait encore d’énergie. Elle se fit invisible.
Les livres que j’avais commandés sur Amazon la semaine dernière (sur un coup de tête, rien qu’un coup de tête idiot !) sont arrivés. Je devrais les renvoyer. C’est franchement con. J’ai même pas réfléchi, j’ai pris tout ça avec l’option achat en un clic. La Clé mineure de Salomon ? La majeure n’était plus en stock. Le Mariage alchymique de Chrisitian Rosenkreuz ? Hein, c’est quoi, ça ? L’Art magick sans larmes. Ma foi, les larmes, on pourrait effectivement s’en passer en ce moment, mais je me passerais surtout volontiers de ce « K » superflu. Bon Dieu. Si je veux la sauver, il faut que je cesse de croire à tout ce qui m’importait jusqu’ici. Il faut que je désapprenne tout ce que je croyais savoir.
[Notes de laboratoire, 09/01/04]
— Je cours après cette fille depuis le début de l’Épidémie, dit Clark. Et maintenant que vous l’avez retrouvée, vous oubliez de me le dire pendant presque une journée ?
Le civil était assis, très raide. Tellement bien harnaché dans son siège qu’il ne pouvait peut-être même pas tourner la tête.
— Je peux parfois être un dieu vengeur, Bannerman. Mais à d’autres moments, je suis prêt à jeter un os à mon animal favori. Vous n’avez pas à me poser de questions, pas à moi.
Clark savait quand battre en retraite. Cet accès de fureur était inédit. Il était habitué au cynisme de son interlocuteur, mais là, la colère, c’était nouveau. Clark resta silencieux. Malheureusement, ça le laissait avec ses réflexions pour seule et unique compagnie.
Si près du but… Et il avait fallu qu’un truc cloche. Bon, il y avait toujours un truc qui clochait, c’était une règle générale de l’art de la guerre. Clark avait même envisagé l’éventualité, en prévoyant bien plus d’hommes et de matériel qu’il n’était nécessaire pour récupérer un seul prisonnier. N’empêche.
C’était un plantage monumental.
Le civil lui avait offert sur un plateau une occasion en or. Un individu plus ou moins lié avec la chambre de commerce et d’industrie de Las Vegas avait capturé la fille. Il était tout prêt à la remettre à Clark en échange d’un laissez-passer pour la côte Est – sous escorte militaire – et de cinquante mille dollars. Le civil avait monté toute l’opération. Tels étaient les détails dont disposait Clark et que, selon toute apparence, le civil était disposé à lui révéler. Ça devrait lui suffire, avait-il ajouté. Clark voulait la fille et désormais, il pouvait l’avoir.
Sauf que lorsqu’ils étaient arrivés, la fille s’était envolée, après avoir apparemment liquidé tous ses ravisseurs. Ils ignoraient depuis combien de temps elle s’était évadée. Ils ignoraient quelle direction elle avait prise. Quelle était sa destination. Mais elle savait en revanche qu’ils étaient à sa poursuite, aussi serait-elle dorénavant sur ses gardes.
— On dénombre deux morts, mon capitaine, annonça l’un des troufions en se penchant par la porte ouverte de l’hélico.
Clark rabattit l’écran de son portable et hocha la tête. Derrière le soldat, il aperçut l’entrée d’une grotte. Une grille métallique était entrebâillée.
— L’un des décès semble dû à une overdose, poursuivit le soldat. L’autre a été en partie carbonisé.
Clark poussa un gros soupir. Si près du but…
— J’en déduis qu’il n’y a aucun signe d’individu de sexe féminin.
Le soldat allait répondre, mais Clark leva la main pour l’interrompre.
— Ce n’est pas une question qui exige une réponse.
La fille s’était bel et bien trouvée ici même, une heure auparavant, sans doute encore moins. Clark était quasiment prêt à lancer son offensive sur le site, dans la montagne, l’Épicentre. Il avait les moyens en hommes et en matériel. Mais tant qu’il n’aurait pas cerné le rôle de la fille dans l’Épidémie, tant qu’il n’aurait pas compris ce qu’elle signifiait, jamais il ne serait prêt psychologiquement. Les termes de l’engagement continueraient à lui échapper. Il n’aurait aucun cadre de référence pour savoir dans quoi il s’engageait. La fille était la clé.
— Vous n’avez pas de bonne nouvelle à m’annoncer, n’est-ce pas ? Elle n’a pas laissé le moindre indice susceptible de nous éclairer ?
— Non, mon capitaine, répondit le soldat. Personne ne l’avait du reste espéré. Excepté… permission d’ajouter quelque chose ?
— Accordée, bien sûr.
Le soldat de la Garde nationale se mordilla la lèvre inférieure.
— Il n’y a pas de véhicule alentour, mon capitaine, et nous sommes loin de tout lieu habité. Je ne vois pas comment ces deux corps auraient pu arriver jusqu’ici sans un véhicule. Peut-être que quelqu’un les a déposés, mais je n’aimerais pas me retrouver coincé ici, si loin d’une agglomération, sans aucun moyen de transport. Pas avec des morts-vivants qui rôdent dans le secteur et tout ça… mon capitaine.
Clark sourit au jeune homme. Pas très professionnel, mais il ne put s’en empêcher. Il descendit de l’hélico d’un bond, lui flanqua une tape sur l’épaule et se rendit au petit trot sur le lieu du crime. Des militaires étaient en train d’emballer les corps dans des sacs réglementaires, tandis que d’autres passaient le sable au crible, à la recherche d’indices. L’exercice classique : on éponge les dégâts après un rendez-vous raté. Mais là, c’était bien parti pour tourner autrement.
Il s’approcha d’un groupe de soldats à l’entrée de la grotte et leur demanda si certains étaient chasseurs. Une fille de dix-huit ans originaire de Littleton l’était : elle avait l’habitude d’aller à la chasse avec son grand-père.
— Est-ce que vous voyez des traces alentour, du genre de celles que pourrait laisser un véhicule ? lui demanda-t-il.
Ce n’était pas nécessairement le genre d’indice que reconnaîtrait un chasseur de gibier à poil, mais il avait besoin de données concrètes au plus vite.
Elle prit son temps. Clark essaya de patienter.
— Peut-être que, mon capitaine… Je pense qu’il y a des traces de pneus, par ici, mais c’est pas très net, dit-elle enfin en indiquant, de la main, une piste entre l’entrée de la grotte et la route.
Sur un signe de tête de Clark, elle descendit au petit trot et remonta bientôt, légèrement essoufflée.
— On dirait bien que quelqu’un a pris la poudre d’escampette. Il y a des traces de gomme sur la route, en direction de l’est.
— Sergent Horrocks, s’écria Clark, et le sous-officier leva sa crinière blanche en bataille pour le regarder. Que ces hommes soient prêts à décoller. On a une cible à poursuivre.
Il ne s’attarda pas pour assister au branle-bas. Il devait retourner au plus vite dans l’hélico, d’où il pourrait de nouveau dominer la situation.
Une voiture, une fourgonnette, un camion, un véhicule terrestre. Qui resterait donc sur les routes, or il n’y en avait qu’une dans les parages immédiats, une grande route nationale. Les cadavres qu’ils avaient découverts dans la grotte étaient encore tièdes, malgré la fraîcheur de la nuit.
Ils avaient encore une chance.
Dix minutes plus tard et trente mètres plus haut, le civil renversait dans sa bouche une petite flasque en argent tout en lorgnant les ténèbres filant sous l’hélicoptère.
— J’y vois que pouic, fit-il, irrité.
Le copilote se retourna pour les regarder tous les deux.
— Messieurs, nous avions la confirmation visuelle que le véhicule cible se trouvait bien sur la route, mais il a disparu maintenant. Il a dû poursuivre en hors-piste.
— Mettez en place les équipes au sol. Balayez la zone aux infrarouges et à l’amplificateur d’images.
Ça n’aiderait pas à la retrouver, bien sûr. Étant morte, son corps ne dégageait aucune chaleur, ce qui rendait inutile l’imagerie infrarouge. Quant aux lunettes de vision nocturne, elles vous permettaient de voir dans le noir, mais pas de voir les trucs capables de se rendre invisibles.
Dieu merci, il lui restait un atout dans la manche. Même si c’était quasiment mission impossible.
Une décharge d’adrénaline lui remonta au creux des reins, presque douloureuse. Il n’avait plus été aussi nerveux depuis la chute de Denver.
— Alors, qu’est-ce qu’elle va vous apprendre au juste une fois que vous l’aurez retrouvée ? s’enquit le civil.
— J’espère qu’elle pourra me le dire.
Une fenêtre de visualisation s’ouvrit sur l’écran du portable de Clark, transmise par les caméras infrarouges.
— Posez-nous là, pilote, dit Clark en se faufilant entre le copilote et lui. On dirait bien que notre cible s’est complètement immobilisée.
Le fourgon gisait couché sur le flanc, badigeonné de fausses couleurs au gré des différences de température. Il avait l’air en piteux état. Des flammes dansaient derrière les vitres.
Quand la porte de l’hélico coulissa, l’air de la nuit glaciale dans le désert de l’Utah mordit le visage et les mains de Clark. Il ne tint pas compte du froid et sortit dans le noir. Il fit au pilote un signe de la main, puis entendit une fusée éclairante tirée par un véhicule à cinq cents mètres environ. L’un de ses Humvee. Quelques secondes plus tard, le désert s’illumina et l’éclat blanc du magnésium se réfléchit, éblouissant, sur le toit cabossé du van abandonné.
Le véhicule refroidissait rapidement dans l’air glacé. Son moteur cliquetait encore. Il y avait des piles de verre brisé tout autour, des montagnes de caoutchouc mousse noir et carbonisé dans l’habitacle où le feu couvait encore. Clark baissa les yeux et vit dans le sable des empreintes de pas qui se dirigeaient vers le nord-est, la direction prise initialement par le fourgon. Il scruta le paysage éclairé par la lumière vive et crut distinguer quelque chose. On aurait dit un corps. Il pria pour que la fille n’ait pas été tuée dans l’accident.
Il décrocha de sa ceinture un mégaphone et l’alluma.
— Nilla ! lança-t-il, et le nom se répercuta dans le désert, pour se réverbérer sur les collines à un kilomètre de là. Nilla, je sais que vous êtes là, quelque part. Il faut que vous cessiez de fuir.
Tout autour de lui, dans l’ombre, les véhicules étaient en train de se déployer pour prendre position. Ils pouvaient boucler hermétiquement un périmètre bien défini si on les déployait convenablement. Mais à quoi bon ? Si elle était invisible, elle pourrait franchir tous les barrages du monde.
— Nilla, je sais que vous avez peur de moi. Je sais que notre dernière rencontre fut traumatisante. Croyez-moi, elle m’a flanqué la trouille, à moi aussi.
Un véhicule antiémeute vint s’immobiliser juste derrière lui. Des soldats se déployèrent à son signal, balayant le désert devant lui. Deux hommes, le fusil M4 armé, s’approchèrent du corps qu’il avait repéré avant de se retourner vers Clark, le pouce baissé. Au moins, ce n’était pas la fille.
— Nilla. Je veux que vous arrêtiez tout ça. Je veux que cessent les meurtres, la violence.
L’un des soldats hurla. Il sautait comme un cabri, agrippant son bras. Clark était trop loin pour voir s’il y avait effusion de sang, mais il savait ce que ça signifiait. Le compagnon du soldat se jeta au sol et tourna son arme en tous sens, mais la fille restait invisible. Si elle était une ennemie, si elle était trop terrorisée pour entendre raison, tuer l’un de ces hommes serait pour elle simple comme bonjour.
Il devait terminer cette opération avant que quelqu’un soit blessé. Il se retourna vers le véhicule d’intervention et son arme secrète descendit de la trappe arrière, escortée par deux de ses hommes les plus costauds. À côté d’eux, avec leur encombrante tenue pare-balles, l’adolescente paraissait encore plus jeune et plus frêle qu’elle l’était en réalité.
Les soldats la lui amenèrent et il posa un bras autour de ses épaules. Ça allait être la partie délicate.
— Nilla, je suis sûr que vous vous souvenez de Shar. Je ne veux faire de mal à personne. Mais je n’hésiterai pas s’il le faut.
Il dégaina son arme de service et plaça le canon à quelques centimètres du front de la jeune fille. Il devait vraiment prendre sur lui pour braquer ainsi son arme sur une civile, mais il y arriva.
— Nilla, je t’en prie, hurla Shar.
Elle se débattit sous son bras, mais il la retint en serrant encore plus fort.
Rien. Un autre de ses hommes poussa un cri, mais pas parce qu’il avait été attaqué. Quelque chose venait de le frôler. Serait-ce Nilla qui prenait la fuite ?
Clark arma le pistolet. Le déclic du ressort qui se rabattait résonna dans le silence de la nuit.
— Non, fit une voix, à pas plus d’une dizaine de mètres de lui. S’il vous plaît.
— Montrez-vous, ordonna Clark.
Ce qu’elle fit, moins en se matérialisant progressivement qu’en apparaissant tout d’un coup là où auparavant elle s’était fondue dans l’ombre. Elle était différente de son dernier souvenir d’elle, comme en meilleure santé, assez curieusement, comme si elle avait profité quand le reste du pays souffrait et dépérissait.
Des soldats lui tombèrent dessus comme une équipe de foot en mêlée, la maîtrisant, la soulevant de terre. Elle essaya de redevenir invisible, mais Clark avait prévenu ses hommes et ils ne lâchèrent pas prise.
— Oh mon Dieu, dit Shar en s’effondrant contre lui, les bras autour de sa taille.
— Vous vous êtes très bien débrouillée, lui dit Clark. Il remit avec précaution le cran de sûreté de son arme, veillant à ne pas tirer par inadvertance. Je vous promets que c’était la dernière chose que je vous demanderai.
— Ouais, bon, d’accord. Je vous demande juste de ne pas me faire voyager dans la même voiture qu’elle, d’accord ? Je ne veux plus jamais me retrouver si près d’elle.
McDougall était un scientifique, un véritable scientifique. Je peux sûrement me fier à ses notes. Les souris du groupe témoin ont abouti au résultat négatif prévisible, quand celles du groupe expérimental… Quelques effets secondaires mineurs, genre dermatite, perte de poils, mais c’est prévisible avec les rayonnements (quand bien même ils n’auraient rien à voir avec ceux familiers à Roentgen ou Curie). Mais elles sont en vie, nom de Dieu, elles sont toujours en vie. Ça pourrait indiquer quelque chose. Ou pas. Tâchons de garder une démarche scientifique : savonner, rincer, recommencer.
[Notes de laboratoire, 18/01/04]
Ils lui donnèrent des habits propres et la laissèrent prendre une longue douche bien chaude. Ils lui donnèrent deux hamburgers servis sur un plateau en kraft biodégradable. Plateau qu’elle mangea également, quand les autres avaient le dos tourné. Une femme soldat en tenue antiémeute se proposa de la coiffer et la maquiller. Elle déclina. Tous étaient très polis et prévenants et aucun ne s’approcha à moins de deux mètres.
Et tout du long, ils la maintinrent enchaînée au mur.
Elle ne savait pas où ils l’avaient amenée, même si elle en avait une vague idée. Tout le trajet jusqu’à leur base, elle l’avait effectué bâillonnée, ligotée, avec un bandeau sur les yeux, mais un seul coup d’œil à la peinture écaillée des murs, aux interminables rangées de portes cadenassées, aux étroites fenêtres fermées par des vitres blindées suggérait un établissement psychiatrique ou pénitentiaire. Il y avait des anneaux et des mousquetons dans toutes les pièces, des harnais fixés à tous les lits. Des caméras de surveillance étaient tapies dans les angles et toutes les portes étaient dédoublées, si bien qu’elle devait passer par une sorte de sas chaque fois qu’on la transférait d’une pièce à une autre.
Finalement, ils la bouclèrent dans une salle de détente du personnel et l’abandonnèrent là. Deux longues tables de cafétéria en Formica occupaient la pièce, ne laissant qu’une place exiguë pour un comptoir au zinc cabossé. La moquette était orange-roux, mouchetée de plaques de plastique durci là où les occupants avaient laissé tomber leur cigarette, faisant fondre les fibres synthétiques. Des tubes fluo en fer à cheval bourdonnaient au plafond de dalles acoustiques blanches effritées. Derrière le bar, quelqu’un avait cloué une rangée de grosses lettres en bois : « YE OLDE ENGLISH PUB ».
Il y avait une enseigne « Coors » en néon accrochée près de la porte. Dans un angle au plafond, un détecteur de mouvements émettait un déclic en affichant une diode verte chaque fois qu’elle quittait son siège pour tourner en rond dans la pièce. À la longue, l’ennui fut tel qu’elle tenta une expérience. Réduisant son niveau d’énergie à presque rien, elle se plaça au beau milieu de la pièce, quasiment invisible, et remua les bras.
Clic. Le témoin vert vacilla un bref instant, mais bien vite il se remit à étinceler de nouveau en continu. De toute évidence, son meilleur (et unique) tour de passe-passe n’allait pas l’aider à sortir de cette pièce.
Une porte s’ouvrit à l’autre bout, du côté du bar. Le connard en chef, celui-là même qui lui avait demandé quel était son nom, il y avait bien, bien longtemps, celui qui avait menacé de tuer Shar s’il le fallait, entra dans la pièce. On aurait dit qu’il avait un balai dans le cul. Qu’il l’ôtait tous les jours, le nettoyait, le polissait et se l’enfilait de nouveau.
Il s’assit à l’une des tables, à deux bons mètres d’elle, et posa son béret sur le siège voisin. Il la considéra sans mot dire. Il avait apporté une mallette qu’il posa sur la table avant de l’ouvrir.
— Est-ce que vous buvez, Nilla ? Nous avons un large choix de bières en cannettes. Des sodas également.
Nilla lui rendit son regard. S’il voulait la traiter comme un animal dans un zoo, il pouvait toujours se brosser pour qu’elle lui parle. Elle voulait convoquer la personnalité qu’elle avait eue auparavant, la Nilla ténébreuse qui considérait les humains comme de la nourriture et envisageait la fin du monde avec une ironie amusée, mais cette Nilla avait disparu. Non, elle s’était définitivement grillée quand elle avait prouvé qu’elle tenait encore assez à Shar pour lui sauver la vie.
Elle n’avait pourtant pas l’intention de se ramollir. Elle serra les lèvres et resta immobile. Prenant l’air aussi mort que possible. Le monde la haïssait, les types comme ce bonhomme s’étaient suffisamment décarcassés pour le prouver. Elle refusait de leur laisser voir son éventuelle compassion.
— Moi-même je ne suis pas un grand buveur, confessa-t-il. Même si j’aime bien descendre ici de temps en temps. C’est un endroit sympa. Chaleureux. Qui me permet d’oublier pendant quelques minutes ce qui se passe dehors. Tous ces gens qui meurent. Tous ces parents qui perdent leurs enfants, tous ces mômes si effrayés. J’essaie d’enrayer l’Épidémie et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour progresser en ce sens. N’empêche que j’ai besoin de me relaxer, parfois. De m’évader et faire comme si tout ça n’existait pas.
Nilla sentait ses globes oculaires se dessécher, mais elle refusa de ciller.
Il se leva et sortit quelque chose de sa mallette. Il s’approcha d’elle, n’hésitant qu’un bref instant lorsqu’il se retrouva à portée de morsure. Elle glissa la main sous la table pour agripper la chaîne qui la retenait au mur. Il laissa tomber une feuille de papier épais sur la table devant elle.
D’une secousse du poignet, elle fit claquer sa chaîne contre le dessous de la table, le bruit évoquait un coup de feu. Elle lui montra les dents, écarquilla les yeux. Siffla.
Il ne sursauta pas, ce qui, elle dut l’admettre, l’impressionna. Ses narines s’étaient légèrement dilatées, mais il n’avait pas bronché. Il ne traîna pas vraiment pour regagner l’autre bout de la table, mais il n’avait pas sursauté.
Elle avait croisé tant de gens faibles. Il n’était pas du nombre.
— Examinez, je vous prie, l’image devant vous. Je ne dispose pas d’autant de temps que j’aurais voulu, aussi si vous voulez bien cesser de jouer avec moi, je vous en serais très reconnaissant. Regardez l’image et dites-moi ce que vous voyez.
Elle l’observa, lui, et pas l’image. À la fin, il soupira.
— L’image montre l’endroit d’où est partie l’Épidémie. Après-demain, je vais monter là-haut une expédition punitive et entièrement raser la place. Peut-être la faire sauter. J’aimerais croire que ce sera suffisant pour mettre un terme à ce cauchemar. J’aimerais toutefois avoir une confirmation et j’espérais que vous pourriez me la fournir. Reconnaissez-vous l’endroit sur cette photo ?
Très bien, se dit-elle. Donnons-lui quelques miettes, qu’on voie ce qu’il gobe. Elle baissa les yeux sur la photo. Elle n’avait jamais vu cet endroit. Il ne lui disait rien du tout. On aurait dit un groupe de bâtiments de plain-pied. Trop grand pour être des habitations, peut-être des pavillons de chasse, au sommet d’une montagne. On voyait des formes étranges, bestiales, peut-être reptiliennes, dispersées autour des constructions. Des sculptures. Des sculptures de dinosaures, perdus entre des pics enneigés.
Des montagnes enneigées… le feu.
Elle examina de nouveau la photo.
Une zone en demi-cercle parfait se détachait devant les bâtiments, d’autant mieux qu’elle était vide. Passé une certaine limite, l’image montrait des corps, par milliers. Des cadavres, dressés, tournés vers l’intérieur. C’était comme si les morts-vivants s’étaient regroupés pour investir la place, mais qu’une force magique les tenait à distance.
Un lieu tout en haut des montagnes. Un homme qui se sent coupable. Un feu qui allait embraser le monde.
Jason Singletary avait vu cette photo. Ou vu ce qu’elle montrait. Il avait essayé de lui transmettre sa vision.
— Vous dites que tout est parti d’ici ? Comment ? demanda-t-elle.
— Nous n’en savons rien. Je collecte des informations auprès de toutes les sources que je peux trouver, y compris vous. Je viens de déceler dans vos yeux une lueur de reconnaissance. Dites-moi tout.
La voix était tranchante comme l’acier, mais Nilla ne savait pas quoi lui dire.
— Je n’y suis jamais allée. J’ignore ce que vous allez trouver. Mais…
Ce fut son tour de rester muet, dans l’expectative.
— Je crois que je suis censée m’y rendre. Peut-être que vous êtes censé m’y conduire. Je suis la seule qui puisse le faire.
Singletary s’était montré très clair sur ce dernier point.
— Je vois…
— Non, écoutez, j’ai été choisie pour ça. Peut-être même que j’ai été créée exprès, je n’en sais rien…
Elle songea à lui parler de Singletary et de Mael Mag Och. Mais elle savait que ça paraîtrait dingue. Agitée, inquiète, elle envisagea toutes les options possibles. Puis, saisissant sa chaîne, elle se leva brusquement.
— Vous devez me conduire là-haut, ou si vous préférez, vous pouvez simplement me relâcher et j’irai moi-même.
Il acquiesça, puis, d’un geste preste et méthodique, il referma sa mallette avec un double déclic.
Elle avait l’impression de s’éveiller d’une crise de somnambulisme. Non, plutôt d’un mauvais rêve, un cauchemar durant lequel elle aurait oublié quelque chose d’horrible, de terriblement important, qu’elle aurait dû faire et dont l’échéance se présentait là. Quand Singletary avait essayé de lui en parler, elle s’était montrée distraite, tant elle voulait d’abord et avant tout retrouver son nom. Elle se rendait compte à présent qu’elle aurait dû lui prêter une plus grande attention. Elle insista :
— Vous devez me laisser partir.
— Pas question. Il se leva et se dirigea vers la porte. J’ai vu ce que vous avez fait à ces types dans la grotte. Vous ne serez plus jamais libre, pas si je peux l’empêcher.
Il ne claqua pas la porte derrière lui, mais il aurait tout aussi bien pu. Nilla contempla celle-ci pendant un très long moment. Puis elle tira sur sa chaîne, essayant de l’arracher.
Pas question.
Ils lui apportèrent un autre repas – des côtes de porc – un peu plus tard. Elle les mangea, bien sûr, mais elles n’avaient pas vraiment de goût. Elle était encore en train de suçoter des bouts de cette viande gris rosâtre coincés entre ses dents quand les lumières s’éteignirent.
Oh, mon Dieu, l’extinction des feux. Elle n’avait pas du tout envie de rester assise là dans le noir toute la nuit. Les soldats ignoraient qu’elle ne dormait pas. Ou peut-être le savaient-ils et avaient-ils simplement décidé de la torturer, la soumettre de force au rythme circadien normal. Et puis les veilleuses de sécurité s’allumèrent, deux tubes halogènes faiblards encastrés dans un angle du plafond.
Nilla se leva et voulut atteindre la porte, désireuse de signaler à ses gardiens que quelque chose n’allait pas. Mais sa chaîne n’était pas assez longue.
— Hello, jeune fille, dit Mael, ce qui la fit sursauter.
Elle regarda sur sa gauche. Il était allongé sur l’une des tables de cafétéria. Nu, velu, tatoué. Il avait l’air déplacé dans l’Olde English Pub, et c’était peu dire.
— Vous… Qu’avez-vous fait, bredouilla Nilla.
Elle leva les yeux vers les éclairages d’urgence, puis les reporta sur son bienfaiteur.
Il répondit d’un clin d’œil.
Ça grossit… La masse grossit, toute seule… tellement comme un cancer… mais cohérent, auto-organisé… si beau… Bonne Saint-Valentin, ma chérie. Peut-être… peut-être que ce ne sera pas la dernière.
[Notes de laboratoire, 14/02/04]
Clark fixa sur son visage les lunettes amplificatrices, puis les activa. En scrutant au travers de cette fenêtre de dix centimètres de large, il pouvait deviner plus ou moins ce qui se passait. Une foule de survivants s’était regroupée devant la porte principale de la prison. Ils tambourinaient sur la grille, la bouche grande ouverte, lançant des cris et des prières inaudibles. Les morts rôdaient dans les parages et les vivants étaient démunis. Quelqu’un cria – un vrai cri d’ultime détresse –, mais il était loin et ne déclencha chez lui aucune réaction. C’était comme s’il regardait un film d’horreur à la télé dans une autre pièce.
— Laissez-les entrer, bien sûr, dit-il parce que Horrocks lui avait demandé ce que devaient faire les plantons à la grille. Ils n’ont pas la moindre chance, là-bas dehors, livrés à eux-mêmes.
Horrocks sortit rapidement, emmenant ses hommes, laissant Clark tout seul dans la galerie d’observation qui surmontait les cellules d’interrogatoire. Il entendait encore les cris.
Calme. Il devait rester calme. Concentré. Les groupes électrogènes de secours de la prison avaient pris le relais. L’éclairage dans les corridors et les cellules était réduit, mais restait stable.
La première chose à faire était d’établir un périmètre de sécurité.
Facile. L’établissement de haute sécurité était l’un des plus renforcés de tout le continent. Il se remémora la présentation des lieux par le gardien adjoint Glynne. Il l’avait informé qu’il y avait dix mille portes à Florence, qui toutes pouvaient être commandées à distance.
Il y avait un coupe-circuit général au PC des opérations. Simple. Faire entrer à l’intérieur autant de gens que possible, sauver le plus possible d’occupants du bidonville, puis basculer l’interrupteur. Isoler la prison du monde extérieur. Ensuite, il pourrait toujours se soucier de l’origine de la panne. Se soucier de la conduite à tenir ensuite.
Aller au PC des opérations et basculer le coupe-circuit principal. Facile.
Il se força à marcher.
Il ouvrit son téléphone portable et composa le numéro de Vikram et dit à son vieil ami de le retrouver au PC. Il avait dans l’idée qu’ils devaient désormais rester coude à coude. Il appela également le civil du ministère, mais n’obtint pas de réponse. Il passa un autre appel au poste de la police militaire, et leur dit de se rendre maîtres de la fille. Le pressentiment s’insinuait en lui qu’elle devait avoir un rapport quelconque avec cette panne électrique. Pourquoi ? Pourquoi pensait-il ça ? Elle était enchaînée à un mur : elle aurait eu du mal à saboter la centrale d’alimentation depuis le pub. Elle avait toutefois des dons, des ressources qui lui échappaient.
Il avait commis pas mal d’erreurs et fait tuer un tas de gens pour ne pas avoir su évaluer à leur juste mesure les situations. Il était temps de redevenir rationnel. De penser de nouveau comme un ingénieur.
Parfait. Il pouvait se rabattre sur la logique. La logique lui dictait que les générateurs n’étaient pas tombés en panne tout seuls. La logique dictait que la prison était attaquée. Il pouvait encore entendre les cris. S’étaient-ils rapprochés ?
Vikram était déjà au PC quand il y arriva. Son ami avait l’air inquiet, la barbe encore aplatie d’un côté, celui sur lequel il avait dû dormir. Son arme de service pendait à sa ceinture. Clark porta machinalement la main à la sienne.
— Les hommes font entrer les gens de l’extérieur. Ils n’ont pas de bonnes nouvelles, l’informa Vikram.
Le commandant fit démarrer l’un des ordinateurs. La machine allait pomper de l’électricité, mais au moins leur permettrait-il de voir ce qui se passait. Vikram afficha l’image de certaines des caméras de surveillance installées autour du périmètre. La cour principale était dégagée, balayée par des projecteurs qui ne montraient rien de spécial. La plate-forme pour hélicoptères sur le toit avait l’air OK.
La partie ouest de l’enceinte était envahie par les morts.
Leurs visages étaient blafards sous l’éclairage de secours, leurs mains de pâles excroissances qui agrippaient et tordaient les barbelés. Clark ne pouvait pas distinguer leurs blessures ou leurs traits inexpressifs, mais il reconnut instantanément leur façon d’évoluer, cette progression lente mais implacable, ce mouvement traînant mais mécanique, acharné des bras qui se levaient et retombaient, tiraient, arrachaient, martelaient.
— D’où viennent-ils ? Comment se sont-ils regroupés si vite ? On en escomptait des groupes épars, pas une armée entière. Les morts ne se soulèvent pas, Vikram. Les morts ne se soulèvent pas. Pour ça, il faut une organisation consciente. Réfléchie.
Ce dont normalement ne disposait pas l’ennemi. Ils avaient pourtant révélé un semblant d’organisation lorsqu’ils s’étaient évadés du centre de détention de Denver. Et la fille bouclée dans le pub ne manquait certes pas non plus d’esprit d’initiative.
C’était une attaque dirigée, un raid. Les morts étaient organisés.
— Placez des hommes avec des armes automatiques en haut des murs de ce côté. Je ne pense pas que les contaminés puissent franchir les barbelés, mais je ne veux pas leur laisser le temps d’essayer. (Clark se massa le visage.) Mobilisez également les forces d’intervention, je veux qu’on les prenne à revers et qu’on leur coupe toute retraite avant que la situation devienne incontrôlable. Tous les survivants sont à l’intérieur ?
Vikram regarda sur un écran et gonfla les joues pour soupirer avant de répondre.
— Oui. Tous ceux qui sont encore vivants. Ça en fait environ la moitié.
Les chiffres ne feraient que le distraire. Il avait fait ce qu’il pouvait.
— Parfait.
Clark se dirigea vers un gros boîtier boulonné au mur près de la porte de la salle. Il avait des allures d’antiquité en comparaison des ordinateurs portables renforcés et du dense réseau de câbles que Vikram avait déployé dans le PC opérationnel. Ce boîtier était l’armoire de commande de tous les systèmes électriques de la prison. Il y avait une armoire identique dans tous les secteurs de l’établissement. Clark la mit en route et parcourut le menu principal jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il voulait, un message qui s’afficha sur l’écran en clignotant : « ! ! ! CLIQUER POUR ACTIVER VERROUILLAGE D’URGENCE ! ! ! »
— Éloigne-toi de cette porte, s’écria-t-il. Vikram se tenait à trois bons mètres de celle-ci, mais il s’écarta néanmoins, en bon soldat.
Clark pressa la touche « ENTRÉE » et une alarme retentit dans tout l’établissement durant deux secondes. Actionnée par des vérins électromagnétiques silencieux, la porte se rabattit puis émit trois déclics : elle était verrouillée. Les déclics parurent se prolonger plusieurs minutes comme les neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres portes dans tout l’établissement se refermaient et se verrouillaient automatiquement.
Durant un long moment, Clark et Vikram se dévisagèrent en silence, attendant que survienne un problème éventuel. Il n’y en eut aucun.
— Là, nous voilà en sécurité, annonça Clark. Ne reste plus qu’à décider de la conduite à suivre à présent.
Le signal d’alarme retentit de nouveau pendant deux secondes et la porte du PC opérationnel se rouvrit, lentement.
Le cœur de Clark se mit à battre la chamade.
— Bannerman…, commença Vikram mais d’un geste, Clark lui intima la patience.
Il étudia l’armoire de commande devant lui. Il n’avait rien touché. Il appela l’affichage du journal des événements et découvrit que dix-neuf secondes après son ordre de verrouiller la prison, quelqu’un d’autre avait donné celui de libérer de nouveau les portes. Toutes les portes. Y compris celles des accès. Même les accès extérieurs. Plus rien désormais n’empêchait quiconque ou quoi que ce soit d’entrer dans l’établissement.
Ça aurait pu être un bug. Il savait que non.
Il y avait des terminaux de commande identiques dans toute la prison, et l’un ou l’autre aurait pu neutraliser le verrouillage ordonné par Clark, mais il ne s’agissait pas seulement de pousser un bouton au hasard sur une armoire de commande parce qu’on avait besoin de sortir d’une pièce scellée. Il ne s’agissait pas seulement de pianoter quelques touches sur un clavier pour désactiver le verrouillage d’urgence de tout le système. Il fallait quelqu’un pour entrer un code d’autorisation puis, à la main, libérer un par un tous les systèmes afin de les réactiver. Il fallait connaître précisément la procédure exacte et ça ne s’improvisait pas. Clark éplucha de nouveau le journal d’activité.
— Il y a quelqu’un dans l’infirmerie. Quelqu’un qui veut que toutes les portes soient ouvertes.
Vikram tritura sa lèvre inférieure avec nervosité, jusqu’à ce qu’elle soit toute rouge et gonflée.
— Peut-être, dit-il, les yeux agrandis, peut-être qu’on ferait mieux de descendre là-bas discuter avec eux.
C’était la pire idée que Clark avait jamais entendue. Mais il n’en voyait pas d’autre. Il opina.
— D’accord.
Il dégaina son arme.
Mars est une boule de neige. Vénus un chaudron bouillonnant d’acide sulfurique. Où que porte notre regard dans l’Univers, on n’y trouve que roche et poussière stériles, mais pas ici… la Terre est un cas, un cas bien particulier. L’hypothèse Gaïa de Lovelock est loin d’être prouvée, certes, la vie s’autorégule, mais via quel agent, quel processus ? Le champ morphogénétique… ce champ existe bel et bien, il existe et on peut le manipuler. J’y crois maintenant. Je n’ai pas le choix.
[Notes de laboratoire, 15/02/04]
— Mais qu’est-ce que vous fichez ici ?
Mael Mag Och leva les mains, singeant l’exaspération.
— Je sauve ta peau, jeune fille. Tu t’es fourrée dans un sacré pétrin, non ? L’autre grand gaillard, celui avec le vaccin, il était bien parti pour te faire la peau. J’ai donc fait la seule chose possible, qui était de t’amener ici. À présent, je m’arrange pour te sortir d’ici. Témoigne-moi un minimum d’affection, jeune fille. Montre à ton meilleur ami du vaste monde obscur que tu l’aimes un petit peu, veux-tu ?
— J’avais déjà quasiment réussi toute seule à les convaincre de me libérer. J’aurais pu, si vous m’aviez laissé une chance.
Nilla tirait tant et plus sur la chaîne scellée au mur, mais elle refusait de céder. Elle essaya de serrer le poing en boule, l’auriculaire plaqué contre le pouce, mais elle était encore trop grosse pour passer à travers l’anneau de la menotte à son poignet.
— À présent, ils vont sans doute me descendre direct, parce qu’ils s’imaginent que c’est moi qui ai coupé le courant.
Mael Mag Och fit pivoter ses jambes et se leva. Tout en s’adressant à elle, il passa derrière le comptoir.
— Je suis venu te sauver, jeune fille, mais ce n’est pas la seule raison de ma présence ici à tes côtés dans ce cachot humide. Ton dingue refoulé en uniforme est contre nous. Et c’est qu’il est malin, le bougre.
— Il vous fait peur ? demanda Nilla.
C’était impossible. Mais si c’était vrai.
Mael éclata de rire. Il passa la main sur le comptoir comme s’il l’essuyait avec un torchon.
— Il ne constitue pas une menace. Notre victoire est assurée. Il pourrait retarder mes plans de quelques semaines, peut-être, s’il actionne les bons leviers.
Nilla tira sur ses menottes. Elles commençaient à céder, mais il semblait bien que, dans l’affaire, elle allait y laisser la peau de sa main. Merde, ça serait vraiment nul. Quand vous êtes mort, vous devez prêter attention à ce genre de détail.
— Comment vous y êtes-vous pris, au fait ? Est-ce que Dick est dans le coin, en train de défoncer des tableaux électriques à coup de tête ?
— Dick n’est pas loin, mais, non, jeune fille, ça s’est fait de l’intérieur.
Elle s’assit par terre, essaya de se relaxer. Elle avait déjà réussi à se libérer de ses liens. À l’hôpital, quand elle se croyait encore en vie, elle s’était dégagée d’un harnais à quatre points. Elle regarda la menotte. L’étudia. Peut-être… peut-être qu’en tordant la main comme ceci, puis en tirant doucement, comme cela…
— De l’intérieur ? Vous avez réussi à infiltrer un mort dans la place ?
— Oh, non, jeune fille, là, ça aurait été un véritable exploit. Mais qui sait, tous mes braves serviteurs ne sont-ils pas tous morts, hmm ? Du moins, pas celui-ci, enfin jusqu’à il y a peu.
— Je déteste quand vous parlez par énigmes, bougonna Nilla en fronçant les sourcils. La menotte tomba sur le carrelage avec bruit. Elle était libre.
La notion hindoue du Surmoi m’obsède, aujourd’hui, tant elle ressemble au photon monobloc. En tout temps et en tout lieu, éternel et omniprésent, créant de par lui-même une nouvelle définition du temps et de l’espace. Pour le dîner ce soir, j’ai fait un poulet rôti, même si elle n’a pas voulu y goûter. J’ai gardé les os pour le labo, pour la… cérémonie. En est-on vraiment arrivé là ? J’en ai bien peur.
[Notes de laboratoire, 16/03/04]
Les morts sillonnaient d’un pas lourd les couloirs de la prison de Florence en dévorant tout ce qui se trouvait sur leur passage. Les soldats incapables de dégainer leur arme à temps. Les survivants, sans défense, qui ne pouvaient que lever les bras devant leur visage, qui ne pouvaient que s’accroupir, essayer de se faire tout petits, essayer de se cacher.
Le sergent Horrocks mena une contre-offensive chirurgicale au cœur même de l’établissement, à la recherche d’une position défendable d’où il pourrait commencer à repousser l’ennemi. Il avait vingt ans d’expérience au combat, à mener des raids, établir des bases de feux. Il fit monter des barricades avec des meubles lourds, des classeurs métalliques, tout ce qui n’était pas boulonné au sol. Il définit des zones de tir à vue, et détacha des escouades pour garder des positions bien précises et les tenir jusqu’au bout.
Clark écoutait les préparatifs avec son portable tout en traversant la prison d’un bout à l’autre pour rejoindre l’infirmerie.
— Ont-ils la moindre chance, à ton avis ? demanda Vikram. Il avait le pistolet dans la main, abaissé mais prêt à tirer.
— Ces petits gars sont encore jeunes, mais Rumsfeld les a expédiés droit en enfer, là-bas en Irak, avec rien d’autre que leur uniforme sur le dos, et ils s’en sont tirés. Ils ont renforcé eux-mêmes le blindage de leurs véhicules et ils ont rédigé de nouveaux chapitres dans le grand livre de la guérilla. Si quelqu’un sur terre peut survivre à ça, ce sont les gars de ma compagnie.
Clark grinçait des dents à l’idée de ne pas être à leurs côtés. Cela n’avait rien à voir avec une stupide posture héroïque, mais c’était encore une fois un désir bien ancré et moult fois réitéré de protéger ses troupes. Aucun officier ne pouvait être efficace sans cette motivation. Il se força à accepter le fait qu’en s’assurant de la protection des armoires de commande et du verrouillage des portes de la prison, il servait des intérêts plus élevés que s’il s’était lancé dans la bataille pour se faire tuer.
Évidemment, s’il ne se portait pas au secours de ses troupes, il pourrait difficilement leur demander de lui venir en aide. Clark et Vikram se retrouvaient donc livrés à eux-mêmes.
— C’est juste là, indiqua-t-il en s’immobilisant à une dizaine de mètres de l’infirmerie.
Ce qu’il s’attendait à trouver à l’intérieur, il aurait été bien en peine de le dire.
Ce n’était pas une façon de monter une opération. Il fit signe à Vikram de foncer se planquer dans un passage latéral, derrière une porte. Une manœuvre d’appui classique. Le commandant sikh acquiesça d’un signe de tête. Nonobstant tous les échecs de Clark, ça lui mettait du baume au cœur de savoir qu’il y avait encore au moins une personne sur cette terre à lui faire implicitement confiance. Il regarda le turban de Vikram Singh Nanda disparaître derrière un angle du couloir, puis il reprit sa progression vers la porte ouverte de l’infirmerie.
À l’intérieur, des ombres allongées gisaient, couvertes d’un drap, sur la double rangée de lits. Au-dessus de chaque matelas, un ensemble d’entraves en Nylon pendait du plafond, boucles ouvertes, Velcro apparent. Le passage entre les lits était encombré de dessertes à roulettes remplies de fournitures et de matériel. À l’autre bout de la salle, un box vitré isolé : l’unité de réanimation. Clark crut y discerner du mouvement. Il resta penché, à moitié accroupi au cas où un truc quelconque lui sauterait dessus pour tenter de lui dévorer le visage.
Il y avait manifestement quelqu’un derrière la vitre. Clark localisa la porte de la salle de réa, trouva la poignée en alu, essaya de l’abaisser. Elle se mit à bouger en grinçant puis se bloqua soudain. Dix mille portes dans cette prison, et il était tombé sur la seule à rester encore verrouillée.
Ou peut-être barricadée. Il se redressa très lentement, avec l’intention de jeter un coup d’œil à l’intérieur et voir ce qui bloquait la poignée.
Un Interphone s’activa en grésillant.
— Coucou, le bosseur, dit le civil.
Clark rabattit le cran de sûreté de son pistolet. Il se redressa complètement et avisa son patron, de l’autre côté de la vitre. L’homme du ministère de la Défense avait l’air pâle, mais indemne. Son apparition soudaine avait surpris Clark, mais il n’aurait pas dû l’être. L’unité de réanimation semblait en mesure de résister plutôt bien à une attaque des morts-vivants. Si vous deviez vous planquer quelque part, c’était un excellent choix.
— Je suis ravi de constater que vous êtes sain et sauf. J’ai tenté de vous appeler, suggéra Clark.
— Ouais, j’étais occupé. (Le civil lui tourna le dos pour aller s’asseoir sur une table d’opération.) Vous avez quelque chose à manger ?
Clark fronça les sourcils. Pourquoi le civil portait-il une blouse d’hôpital ? Et qu’était-il arrivé à ses poignets ? Ils étaient entourés d’une épaisse couche de gaze. Avait-il tenté de se suicider, l’esprit embrumé par l’hyperoxygénation ?
— On fera l’inventaire des provisions un peu plus tard. Pour l’heure, j’ai besoin de verrouiller cette prison. J’imagine que c’est vous qui avez annulé ma tentative initiale.
— Je vous féliciterais pour votre travail d’enquête si vous, moi et Singh Nanda n’étions pas les seuls à disposer du code d’autorisation. (Il étudia le visage de Clark.) Ouais, ça va être dur à avaler, mais vous et moi, on est du genre à être fidèles à notre parole, pas vrai ? Fidèles et sincères, l’archétype du brave petit gars, patriote jusqu’au bout des ongles. Alors, quand je vous dis que les portes doivent rester ouvertes, vous vous rangez à mon avis sans discuter.
— Je ne suis pas sûr que vous compreniez la situation. Des gens sont en train de mourir, ici, en ce moment même. Chaque seconde où ces portes restent ouvertes, quelqu’un meurt.
Au lieu de répondre, le civil plongea son regard dans celui de Clark jusqu’à ce que ce dernier se sente cloué sur place, hypnotisé. Il essaya de prendre la chose à la plaisanterie, c’était sans doute un truc, un truc de magnétiseur, mais ça ne l’aida pas. Il avait du mal à respirer. Il agrippa son col d’uniforme, mais ça ne servit à rien. Il avait du mal à rester debout. Incapable de se retenir, il tomba lourdement sur le sol.
— Je suis dans ta tête, Bannerman. Il m’a dit qu’il y avait des avantages et, waouh, il ne mentait pas. Putain, c’est vraiment cool.
— Il ? Qui ça, il ? balbutia Clark.
— L’autre Écossais mort. Son nom ne te dirait rien. C’est, disons, le commandant en chef des morts, ou un truc dans le genre, et moi, je vais devenir son ministre de la Défense. Plutôt sympa, non ? Il m’a appris comment te faire ce genre de tour.
Les yeux du civil se mirent à briller comme deux phares envoyant sur Clark leur faisceau en déchirant la brume qui avait soudain surgi de nulle part, un brouillard bourdonnant qui avait envahi sa tête, il ne pouvait plus penser, il en était incapable, incapable de tenir debout, il n’y avait rien, plus rien au monde que ces yeux, ces yeux brillants et la voix du civil…
— J’ai littéralement le pouvoir de t’embrumer l’esprit, tu piges ? C’est facile. C’est le truc le plus facile que j’aie jamais fait et tu n’y peux rien. Je suis en ce moment même en train de te vider de ton énergie vitale, voilà tout. De couper la force qui te maintient en vie. Voilà comment ça fait, de mourir.
Instantanément, le brouillard se dissipa. Le civil avait repris son air habituel et la pièce, bien que plongée dans la pénombre, était dégagée, plus la moindre brume.
— OK. Je pense que le concours de bites est fini et je crois que j’ai pris l’avantage. T’en veux une seconde couche, Bannerman ?
La brume se mit à revenir.
— Non, dit Clark. Non, je ne pense pas que ce sera nécessaire.
Qu’est-ce que ce sera ? La Chréode de Waddington, inspirant une sorte de forme humaine platonicienne sur tout ce qu’elle touche ? Ou juste un ange de dévouement aux yeux d’or étincelant ? Il faut que je le sache avant de le remonter à la surface. Les conséquences négatives potentielles sont vraiment à vous glacer le sang. [Notes de laboratoire, 02/06/04]
— Certaines victoires sont plus coûteuses qu’une défaite, nota doctement le civil.
Seulement vêtu d’une blouse d’hôpital et avec ses pansements aux poignets, il aurait dû avoir l’air absurde. Pathétique. Sa capacité toute nouvelle à étouffer la force vitale de Clark contribuait sans aucun doute à rectifier cette image.
— Et puis, il y a les défaites pures et simples. Je n’ai jamais gobé ces histoires de capitaine qui coule avec son navire. Même les rats ne sont pas stupides à ce point, pas vrai ? Donc, retour aux premiers jours de l’Épidémie quand ce druide est venu me voir et m’a dit, bon, écoutez, l’humanité est foutue, terminée, finito, hors course, mais qui sait, il y aurait peut-être moyen que je sauve ma peau, bon, eh bien… C’est le genre de truc à vous faire dresser l’oreille. Bon, file-moi ton arme. Je vais avoir le pouvoir sur les morts. Il avait promis. Tu vois, tant pis pour les dents blanches, mais diriger les morts-vivants avec une poigne de fer, c’est quand même l’avantage en nature ultime.
Clark lui tendit son arme à feu. Il n’avait guère le choix. Le civil pouvait le tuer avant qu’il ait pu tirer un seul coup de feu.
— J’étais encore un peu réticent, quand, vois-tu, il a dit que je devrais mourir et me débrouiller pour sortir tout seul de la tombe en rampant. Le genre de truc à refroidir l’ambiance dans la plupart des négociations. Il s’est trouvé que c’était la partie la plus facile. De toute façon, je devais revenir. Mais rester en forme, conserver toutes mes facultés un peu comme ta blonde, ça réclamait un minimum de boulot. Ça se résume à maintenir l’oxygénation du cerveau.
— La fille, dit Clark, toujours à genoux sur le sol de l’infirmerie. (Il sentait des élancements dans ses mollets, privés de circulation.) Qu’a-t-elle à voir dans cette histoire ?
— Pas grand-chose, étonnamment. Dieu, je commence à en avoir marre d’entendre parler de Nilla ! Mon nouveau patron est lui aussi obsédé par cette nana. C’est quoi ? Les cheveux blonds ? Les nichons ? Non, Bannerman, elle n’est qu’un pion sur l’échiquier. Un pion que tout le monde prend pour la reine. Qu’elle aille au diable, d’accord ? Restons concentrés sur le message. (Le civil lui adressa un sourire chaleureux.) Tu me plais bien, Bannerman. Tu me plais vraiment.
— Vous… aussi, hasarda Clark, méfiant.
Le civil retira la chaise qui avait bloqué la porte de l’unité de réanimation. La porte coulissa sans bruit et alla se bloquer avec un déclic contre l’aimant fixé au mur du fond qui la maintint ouverte. Une odeur de sang et de mort se répandit hors de l’espace confiné.
— Non. Personne ne m’aime, et à juste titre. Je suis un con. Parce que je dois contribuer à préserver la liberté. Mon pays avait besoin que je reste un con. Toi, de ton côté, t’es un bon bougre. T’es un gars honnête, de confiance, intelligent, et t’essaies de faire de ton mieux. Toujours. C’est tellement louable. Ça pousse les gens à te faire confiance. Pas question que je laisse tomber une ressource pareille. Alors, je vais te prendre sous mon aile, pour être mon serviteur, ou je ne sais quoi, d’accord ? Je vais même te brancher sur un respirateur avant de te tuer pour être sûr que tu ne perdes pas cette superbe cervelle. Enfin, pas entièrement. Je ne peux quand même pas te laisser devenir plus intelligent que moi, ça ne serait pas très logique. T’auras sans doute la parole un rien empâtée, et tu ne pourras plus faire fonctionner des appareillages complexes, mais tu ne seras pas non plus une de ces larves baveuses qu’on voit partout, et c’est quand même pas rien. Allez, viens. J’ai déjà préparé ton lit : la ventilation est raccordée sur l’alimentation de secours. On va vivre éternellement, Bannerman. Toi et moi, côte à côte, le bosseur et son seigneur.
Le civil sortit de la réa et tendit la main vers Clark.
— Non, non, je ne crois pas que ça va se passer ainsi, dit Clark en se relevant avec lenteur, secouant ses jambes engourdies.
Le civil roula des yeux et leva une main comme s’il comptait suffoquer Clark à distance. Mais avant qu’il ait pu exercer son pouvoir, Vikram Singh Nanda lui logea deux balles dans la nuque. Le civil s’effondra en tas, complètement mort.
Il y avait une bonne raison de considérer la manœuvre d’appui comme un classique.
— Ça va bien ? s’inquiéta Vikram tout en récupérant par terre le pistolet de Clark là où le civil l’avait laissé tomber.
— Ça va bien. (Il baissa les yeux pour contempler le cadavre entre eux.) Merci.
Il était inutile d’en dire plus, pour le moment. Il enjamba le corps et entra dans l’unité de réanimation. L’équipement semblait prêt à l’emploi, comme l’avait promis le civil. Clark n’accorda aucune attention au lit déjà prêt et trouva l’armoire de commande. Il parcourut les menus et réactiva le verrouillage d’urgence. Un message d’erreur apparut quand l’écran se rafraîchit : « MOT DE PASSE INVALIDE OU PÉRIMÉ ».
Il réessaya, mais il n’avait pas commis d’erreur, il le savait. Le civil du ministère avait changé le mot de passe et emporté le secret dans la mort. Il n’y avait plus aucun moyen de fermer les dix mille portes.
Se retrouver à court d’options facilitait grandement la tâche pour passer à l’étape suivante. Clark saisit son portable et appela Horrocks. Il ne décrocha qu’à la douzième sonnerie.
— Mon capitaine, dit Horrocks. Je suis bloqué en cours de sortie, nous notons une intense activité en ce moment même, nous avons… nous avons… ne quittez pas, s’il vous plaît, mon capitaine. (Clark entendit des coups de feu.) Nous avons essuyé des pertes importantes. Je ne pourrai plus tenir très longtemps cette section de l’aile D, mon capitaine.
— Je veux que vous rompiez le contact au plus vite, ordonna Clark. On a perdu trop de temps. Repliez-vous sur le toit, vers la plate-forme pour hélico. Nous allons abandonner le complexe. Je vous retrouve là-bas. Vous recevrez de nouvelles instructions quand on sera là-haut.
Il coupa la communication dès que le sergent eut confirmé ses instructions et se retourna vers Vikram.
— Je suppose qu’on ferait mieux d’évacuer les lieux avant que les morts-vivants pointent leur nez.
Vikram acquiesça.
La tumeur maligne – oh, heureux jours où je pouvais la baptiser « néoplasme » sans ciller ! – est à présent de la taille d’un ballon de foot, voire de quelque horrible fœtus qui se développerait en elle. Certaines nuits, quand elle est sous sédatif, je pose la main sur ses contours lisses et je m’imagine que je peux la sentir remuer. Je travaille depuis si longtemps sans le moindre résultat… Je devrais faire une pause.
[Notes de laboratoire, 17/08/04]
Une jeune morte, quinze ans peut-être, arrivait en rasant le mur du hall, un côté du corps plaqué contre les parpaings couleur crème. Elle laissait derrière elle une traînée de sang, ce sang qui avait imbibé ses cheveux, maculé ses vêtements. Elle semblait s’en moquer.
Nilla crispa spasmodiquement les poings. La douleur dans sa main gauche – elle se demandait si elle ne s’était pas fait de fracture en se libérant des menottes – lui aiguisait l’esprit. Il était temps d’évaluer la situation.
Ça tirait de partout. Ça venait de tous les couloirs obscurs, toutes les flaques de lumière sous les caissons d’éclairage de secours. De la fumée avait envahi une coursive. Elle était à peu près certaine que la prison était en feu.
Les morts avaient investi les lieux comme s’ils étaient chez eux. Et elle évoluait au milieu des morts. En restant le plus calme possible, elle croisa l’adolescente – la jeune morte ne chercha même pas à l’intercepter, ne perdit pas une parcelle d’énergie à s’occuper de Nilla – et franchit une porte.
Le monstre manchot lui bloquait le passage.
Il n’avait pas l’air en si grande forme. La peau s’était presque entièrement détachée de son torse nu et pendait en longs lambeaux tout autour de sa taille. Le visage était boursouflé, noirci par la pourriture, les yeux ressemblaient à des billes de verre dépoli. Son odeur aurait fait fuir les animaux.
Il n’était pourtant pas encore au bout du rouleau. Il la toisa dans le noir avec un grand sourire, un vrai sourire… Comment était-ce possible ? Il ne lui restait plus assez de matière grise pour éprouver la moindre satisfaction à l’intimider.
Le sourire se mua en rictus tandis qu’il l’étudiait.
— Va te faire foutre, s’écria-t-elle. (Quelque chose de dur et de froid palpitait dans sa poitrine, peut-être son cœur mort qui lui faisait un arrêt cardiaque.) Fiche-moi… donc… la paix. Dégage !
Le sourire s’élargit et la bouche fit un horrible bruit de succion.
— Nnnnnnnnuughh, lâcha-t-il et elle recula, abasourdie. Il toussa, refit un essai.
— Non, lâcha-t-il enfin.
L’explication lui sauta à l’esprit et elle se fit l’effet d’une idiote.
— Mael, arrêtez ce petit jeu.
— Content de te l’entendre dire, constata enfin l’intéressé par la bouche de Dick.
La diction était empâtée, les mots déformés par la langue gonflée du cadavre, pulvérisés par les dents brisées, mais elle le comprenait suffisamment. Il poursuivit :
— Surtout venant de toi qui m’as berné depuis le début. J’ai pourtant encore des projets pour toi. Je suis persuadé que nous avons un véritable avenir ensemble, mais pour l’heure, je pense que le mieux pour toi est encore de rester tranquille.
— Conneries. L’endroit devient un enfer. Je me barre ! s’exclama Nilla.
— Si tu devais être blessée, je me sentirais…, commença-t-il, mais il ne termina pas sa phrase.
Elle avait déjà fait mine de plonger pour contourner Dick par la gauche et Mael dut se pencher pour tenter de l’intercepter. Ce qui était précisément ce qu’elle avait voulu le voir faire. Elle leva les deux pieds et se glissa le long du dos incliné du monstre. Elle était passée derrière lui avant même qu’il ait eu le temps de se redresser.
Après ça, elle ne perdit plus un instant. Un corridor s’ouvrait devant elle, long et rectiligne, percé d’une rangée de fenêtres étroites comme des meurtrières. Elle fonça, ou plutôt s’y dandina aussi vite qu’elle put. Elle sentait dans son dos le poids et la masse du cadavre de Dick, volé et commandé par Mael, ses cheveux qui se hérissaient sur sa nuque lui indiquaient sa présence, mais elle refusa de se retourner. Elle atteignit une porte tout au bout du couloir et la franchit en dérapant. Elle voulut la refermer derrière elle mais découvrit qu’elle était retenue par une sorte de butée magnétique. Le temps de chercher à venir à bout du mécanisme, elle entendit Dick s’écraser contre un mur moins de trois mètres derrière elle.
Elle tournait les talons pour continuer à s’enfoncer dans le dédale de la prison, mais elle dut s’arrêter net. Un soldat se tenait dans l’embrasure de la porte suivante et la dévisageait, le souffle court. Ses yeux étaient écarquillés.
— M’dame, tout va bien, je peux vous protéger. Je vous promets qu’on s’en tirera ensemble.
Sur ces entrefaites, Dick apparut sur le seuil, il oscilla quelque temps, cherchant peut-être à se repérer. Le soldat mit en joue et tira trois balles en une salve brève. Le bruit dans cet étroit corridor était assourdissant, l’éclair à la bouche du canon, aveuglant. Des trous apparurent au torse, au cou et au visage de Dick qui pivota avant de s’effondrer.
Le soldat eut la présence d’esprit de ne pas se précipiter vers le corps de Dick pour s’assurer de signes de non-vie. Dick gisait en tas, la tête de l’autre côté, les jambes écartées. Le soldat visa de nouveau et lui vida la moitié d’un chargeur dans le dos.
— Merde, s’écria-t-il avant de recommencer à tirer. Dans le couloir obscur, il semblait infoutu de le toucher à la tête.
Il se rapprocha, se rapprocha encore. Il prit son élan et expédia son pied dans l’unique botte de Dick, puis il recula prestement, mais rien ne se produisit. S’humectant les lèvres, il se rapprocha toujours plus près, jusqu’à se retrouver au-dessus de la forme affalée. Il leva alors son arme au-dessus du cadavre, prêt à lui faire sauter le crâne, une bonne fois pour toutes.
— Reculez-vous, m’dame.
Dick se rassit cependant avec assez de force pour expédier la crosse du fusil dans l’œil du soldat. Ce dernier poussa un cri à vriller les oreilles de Nilla. Pas aussi fort, bien sûr, que lorsque Dick lui planta ses incisives dans la cuisse, arrachant un bon lambeau de chair.
Nilla ne s’attarda pas pour contempler le spectacle.
Si seulement j’avais un peu plus de temps pour être sûr. Qu’est-ce que je suis en train de bidouiller, à présent ? J’ai pincé le champ durant presque trois secondes ce matin. Je l’ai senti se replier, senti sa chaleur dans mes mains. Tiède, agréable. Revigorant. C’est dingue. Je suis dingue ! Je ne suis plus un scientifique, je suis un sorcier, tout barbouillé de rouge, qui agite sa crécelle au fond d’une grotte. Sauf que… ça marche.
[Notes de laboratoire, 04/09/04]
Dans une cuisine désaffectée, pleine de poussière et de toiles d’araignées, Nilla buta sur une grosse bonne femme dont les jambes avaient été dévorées, ne laissant que des bouts d’os épars. Le cadavre cherchait toujours à se relever, se remettre debout en agrippant le bord d’une table au-dessus d’elle. Elle se hissait quelques centimètres au-dessus du sol pour retomber à terre avec un craquement crépitant, avant de recommencer, encore et encore.
Nilla prit une boîte de betteraves, taille restauration collective, et la fracassa sur la tête de la morte. Puis elle s’assit sur le carrelage à côté du cadavre doublement décédé en essayant de réfléchir à la conduite à suivre.
Elle avait du mal à comprendre ce qui se passait. Du moins, ce qui avait un rapport avec la lumière. Les caissons d’éclairage de secours étaient omniprésents et assez lumineux pour vous permettre de localiser les portes et les issues. La lumière venait toutefois selon des angles bizarres, et son intensité était trop faible pour que l’on puisse distinguer mieux qu’une ombre vague quand on s’approchait de quelqu’un. Il était en tout cas impossible de savoir s’il était vivant ou mort.
— Nilla. Nilla, dis-moi quelque chose. Je peux te sortir d’ici si tu me parles.
Elle se redressa, soudain attentive. La voix de Mael s’était radoucie. Naguère, ses intrusions sous son crâne se matérialisaient par un fracas bourdonnant. À présent, elles sonnaient presque comme ses propres pensées. Il était difficile de lui résister, bien plus qu’auparavant. Il commençait à la décrypter, à apprendre à appuyer sur les bons boutons, à actionner les bons leviers. Il s’enfonçait de plus en plus dans son esprit et elle n’était plus trop sûre qu’il puisse en tirer plus de sa personnalité sans lui faire du mal.
Mais était-ce une si mauvaise chose ? Elle devait se poser la question. Elle était à peu près sûre qu’il était cinglé, mais, au moins, au milieu de sa folie, il restait une petite place pour elle.
— Pourquoi te caches-tu de moi, jeune fille ? Moi qui croyais qu’on avait enfin appris à s’entendre. Dis-moi juste quelque chose, tu veux bien ? Juste un mot, que je puisse te localiser. Ensuite, je pourrai te conduire en lieu sûr.
Elle resta bouche close. Elle n’était pas encore sûre. Il y avait tant de fragments de son personnage, des pans entiers qu’elle n’arrivait plus à retrouver. Il y avait eu naguère un être humain complet, doté d’une personnalité autonome, avec ses amours, ses haines, ses croyances, ses comportements et, et, et… ses souvenirs. Il y avait eu des souvenirs qu’il lui était impossible de retrouver. Cette personnalité avait simplement cessé d’exister. Quand elle était morte, cette personne avait cessé de fonctionner. Ces souvenirs lui avaient été interdits, cachés derrière un mur qu’elle semblait incapable de briser.
Cela devrait-il durer toujours ? Recouvrirait-elle jamais la mémoire ? Mael lui avait promis son nom. Et sous-entendu qu’il y aurait plus. Elle le voulait tant. Elle avait besoin de savoir qui elle avait été. Savoir, par exemple, si elle avait été quelqu’un de bien, de gentil, ou si au contraire, elle avait été un peu méchante, un peu perverse. Ça l’aurait peut-être aidée à savoir quoi faire ensuite.
— Jeune fille. Ne sais-tu pas que je suis ton ami ? Tu ne le sais pas, depuis le temps ? J’ai tant fait pour toi. C’est ainsi que tu me récompenses ?
Jason Singletary aurait pu lui dire la vérité, mais il était mort, désormais. Deux fois mort. Elle et Dick s’étaient partagé sa cervelle. C’était ce qu’elle avait trouvé en elle à lui offrir qui s’apparente le plus à de la miséricorde.
Elle se dit qu’elle était peut-être repartie de zéro. Que la mort l’avait libérée du fardeau d’avoir un passé. Ou peut-être qu’elle lui avait donné un devoir : celui de se reconstituer à partir de rien. Peut-être l’avait-on ressuscitée pour une bonne raison, mais pas celle invoquée par Mael. Jason Singletary avait certainement été de cet avis. Elle était la seule, lui avait-il dit, à pouvoir monter là-haut. Là-haut dans les montagnes, là-bas tout au bout du monde. L’endroit que le capitaine Clark lui avait montré en photo. Dommage que personne ne soit capable de lui dire ce qu’elle était censée y faire.
Elle se releva lentement, épousseta son pantalon. Elle sortit de la cuisine. Prit la première à gauche tout simplement parce qu’il lui semblait se souvenir que lorsqu’on est perdu dans un labyrinthe, on est toujours censé prendre le premier angle à gauche.
Le corridor devant elle était long, sombre et froid. Tout au bout, elle avisa un rectangle de lumière pâle. Elle s’y dirigea. Elle y était attirée.
— Je suis là, Mael, dit-elle enfin, à haute voix. (Parce qu’elle lui devait bien ça.) Je vais malgré tout essayer de trouver mon chemin toute seule, si vous n’y voyez pas d’objection.
— Nilla, enfin ! J’ai cru que t’étais morte. Mais bon, non, j’y vois une sacrée putain d’objection. On a des choses à faire. Prends à droite à la prochaine jonction, jeune fille. C’est un ordre.
— Je n’en sais trop rien, objecta Nilla. J’ai vu ce que vous autres, morts, faites subir aux vivants. Ça me paraît plutôt cruel. Et plutôt inutile. S’il tenait tant à les tuer tous, pourquoi votre dieu Teuagh n’a pas fait fondre les calottes polaires ou fait sauter toutes les bombes atomiques ou je ne sais pas, moi… Mais ressusciter les morts ? C’est tellement bordélique, sale, inefficace. Êtes-vous en train de dire qu’il n’a pas été fichu de trouver une meilleure idée ?
— Je ne discute pas Ses voies.
— Ce qui veut tout simplement dire que tu n’en sais rien.
La voix de Mael se fit plus forte, plus dure. Elle se dit qu’elle avait dû toucher une corde sensible. Même si elle ne l’avait qu’effleurée, c’était déjà une victoire en soi.
— Si tu vas me dire maintenant que tu ne crois pas au Père des Clans, je pense que tu ferais mieux d’épargner ta salive.
— Comme si j’en avais besoin pour autre chose. Mael, il me faut un peu de temps pour réfléchir. Un peu d’air. Je veux que tu comprennes, ce n’est pas toi. C’est moi.
Sa repartie lui rentra dans les côtes avec assez de force pour lui faire lâcher un cri de surprise et de douleur. Quelque chose, une chose morte s’était jetée sur elle. Ce n’était pas Dick : la chose avait des bras, des bras qui lui enserraient la taille, violemment, des bras insensibles qui allaient l’écraser si elle ne réagissait pas.
Nilla réagit.
Elle se tortilla de côté et se laissa choir comme un sac de patates, glissant ainsi à travers le cercle de cette étreinte étouffante. Dans le même temps, elle projeta la jambe, écrasant une rotule d’un coup de talon. Insensible, la chose morte repartit à l’attaque, surgissant de l’obscurité, brisée, puante, déchiquetée, muscles déchirés et vrillés qui se convulsaient pour la frapper, dégringoler sur elle et la tailler en pièces.
Nilla tendit le bras, sentit des cheveux, tira. La chose morte se débattit, griffa dans le vide, mais Nilla la maintenait à distance, évitant ainsi le plus gros de l’attaque. Haletant et grognant, elle traîna la créature morte vers la porte, vers la lumière. Elle devait se dépêcher et forçait ses muscles à lui obéir, lui procurer un minimum de coordination tandis qu’elle tirait ces cheveux maculés de sang séché. Elle lui coinça la tête sous son aisselle et, tirant une dernière fois, lui fracassa le crâne contre le chambranle.
Le crâne de la chose morte se fendit et ses membres cessèrent aussitôt de s’agiter. Nilla laissa choir le cadavre et s’avança dans la lumière, le corps perclus de douleur, tous les muscles de ses membres déchirés par l’épuisement. Puis elle baissa les yeux vers la chose.
Shar lui rendit son regard.
C’était elle. Pas le moindre doute. Comment l’ado avait-elle trouvé la mort, Nilla n’en avait pas la moindre idée. Peu importait, en vérité. Elle était morte, puis elle était revenue et Mael avait eu la présence d’esprit d’en faire l’une de ses marionnettes. Nilla plaqua le dos de son index contre sa lèvre supérieure, essayant de ne pas vomir. Quand elle eut cessé de trembler, elle leva les yeux au plafond. Comme s’il était quelque part là-haut dans le ciel. Comme on l’aurait fait pour s’adresser à Dieu.
— C’est donc ça, n’est-ce pas ? C’est tout ce que tu as à m’offrir. Des choses mortes qui se débattent dans le noir. Et qui se font souffrir mutuellement. Eh bien, va te faire foutre. J’en ai ma claque.
Il ne lui reparla pas. Peut-être s’était-il ravisé, à moins qu’elle ait déconnecté la partie de son cerveau qui l’écoutait. Derrière la porte montait un escalier. Au sommet, une porte ouvrait sur les ténèbres. Quand les yeux de Nilla s’accoutumèrent, elle aperçut des étoiles. Des nuages. Le ciel nocturne. Sur sa gauche, un claquement, un grondement. En se tournant, elle vit les tourner les pales d’un hélicoptère.
Tu ne peux pas le voir, mais je sais qu’il est là, tu sens sa présence. À travers la paroi, je peux la sentir… la vie, dans sa glorieuse abstraction. Au milieu des examens de ce matin, elle s’est mise à vomir du sang et, après que je l’ai nettoyée et mise sous calmants, l’extrusion aurait dû se rétracter mais… non. À travers la paroi, et quelque part, je m’en doutais, je lui ai chuchoté. Ça s’autoentretient désormais, je crois. J’ai brisé tous les fétiches et tous les instruments mais… C’est toujours là, bien sûr, les capteurs ne détectent rien mais… je peux le sentir.
[Notes de laboratoire, 06/11/04]
— Il va apparaître dans une seconde, promit Clark mais il savait qu’il avait tort.
Tous les deux, Vikram et lui, regardaient fixement la trappe de l’escalier descendant au cœur de la prison. Le sergent Horrocks était censé en émerger d’un instant à l’autre, à la tête de ce qui subsistait de ses troupes.
Cela faisait sept longues minutes depuis son dernier appel. Il y avait eu beaucoup de bruit alors, des coups de feu et des cris montant de dessous. Ils avaient tous cessé depuis.
— Dans une seconde, répéta Clark, et Vikram bougonna un vague assentiment. Derrière eux, l’hélicoptère Pave Law laissait tourner son rotor inutilement. Ils ne pouvaient pas attendre éternellement. Le carburant pour la machine était trop précieux.
— Ah, Bannerman… le voilà, s’exclama Vikram comme une forme humaine apparaissait au seuil de l’escalier. Pas de quoi s’inquiéter, je…
Vikram se tut soudain, avant de laisser échapper un cri perçant. Il dégaina son arme de service et tira vers la porte, trois coups en rapide succession. Les projectiles touchèrent de la chair morte, faisant tournoyer la silhouette.
— Ce n’était pas nécessaire, dit celle-ci.
C’était la fille. Elle se redressa et s’avança sur la plate-forme d’atterrissage illuminée. À son cou, un orifice d’entrée de balle laissait suinter une poudre de sang coagulé, desséché depuis si longtemps qu’il ne brillait même plus. Elle sonda la blessure avec un doigt de zombie.
Il n’était pas facile d’oublier qu’elle ne faisait plus partie du monde des vivants. Qu’elle n’était pas vraiment ce qu’elle paraissait être, une innocente rescapée de l’horreur, sans défense. Clark devait se remémorer à intervalles réguliers qu’elle était partie prenante de l’Épidémie, pas l’une de ses victimes.
— Qu’avez-vous fait du sergent Horrocks ? demanda Clark.
La fille haussa les épaules.
— J’ignore de qui il s’agit. Je n’ai pas trouvé un seul être vivant sur mon passage. J’ai vu plusieurs soldats, mais tous étaient déjà décédés.
Horrocks devait être mort, comprit Clark. Le brave sergent, l’excellent soldat ne pouvait pas survivre face à l’Épidémie. Personne n’y pourrait survivre éternellement, pas même le Héros de Denver.
— Je pense qu’on peut en déduire qu’il ne se joindra plus à nous.
Clark se raidit un peu plus et la dévisagea en prenant son air le plus martial.
— Bon. Alors quoi, vous allez nous boulotter maintenant, ou est-ce que vous auriez une autre idée en tête ?
Le visage de la fille se renfrogna en même temps qu’elle singeait un salut militaire.
— Je pensais qu’on monterait dans cet hélico et qu’on filerait vers cette fameuse montagne qui vous excite tant. Vous savez, ce qu’on était censés faire dès le début.
— Honnêtement, vous ne comptez quand même pas que je vous embarque avec nous, bredouilla Clark.
— Je pense que vous aurez besoin de toute l’aide disponible. Écoutez, capitaine, je n’y connais rien en tactiques militaires, en politique, en épidémiologie ou quoi que ce soit. J’ai perdu tout ce que j’ai pu savoir avant ma mort. Mais il y a une chose dont je suis sûre : c’est que mon destin est là-haut. J’y monterai à pied s’il le faut, mais j’aimerais mieux faire le trajet avec vous.
Clark sentit une migraine le prendre. Il n’avait pas de réponse. Il n’avait pas d’information. Sa chaîne de commandement était brisée et son supérieur direct s’était retourné contre l’humanité. Selon toutes les règles de la guerre à sa connaissance, cela voulait dire qu’il était temps de se replier et de réclamer une évacuation. Oui, mais le sort l’avait placé dans cette situation et exigeait de lui qu’il trouve autre chose, qui n’était abordé par aucun manuel technique.
— Oh, et puis merde, lâcha-t-il. (Lui-même se trouvait l’air coincé.) Montez, déjà. On n’a plus de temps à perdre.
Ce n’était que trop vrai. Leur destination, la vallée de Bolton, était située à près de cent soixante kilomètres, même à vol d’oiseau. Les pilotes lui assurèrent qu’ils pouvaient rejoindre l’Épicentre avec leur réserve de carburant, mais ce serait tout juste. Une fois leur mission terminée, ils devraient se rabattre sur un autre moyen de transport pour évacuer le théâtre d’opérations.
À condition d’avoir survécu. Clark avait des doutes. Mais c’était aussi bien, malgré tout. Tant qu’ils pourraient approcher suffisamment de l’interrupteur, tant qu’ils auraient réussi à éteindre ce truc, il n’en demandait pas plus.
C’était ainsi qu’il imaginait la chose – l’Épicentre –, comme une sorte d’émetteur de rayons de la mort digne d’un roman de science-fiction. Un gigantesque canon à rayons télescopique, hérissé de serpentins et d’arêtes, de leviers et de tableaux de commande, et pointant d’une coupole encastrée dans la montagne. Il imaginait que la machine était contrôlée par deux boutons, fort commodément étiquetés « MARCHE », « ARRÊT ». Il s’imaginait presser ce dernier, puis rentrer à Denver, retourner au Brown Palace et enfin pouvoir déguster ce steak bleu bien juteux que le sort lui avait dérobé. Il s’imaginait prendre une chambre à l’étage, une chambre au papier peint de bon ton, avec des rideaux à fleurs aux fenêtres, et un grand lit doux et profond aux draps bien blancs. Il s’imaginait s’y coucher et dormir un long, long moment, et puis s’éveiller enfin et découvrir que l’humanité s’était rebâtie après que les morts eurent cessé de ressusciter, que, pendant son sommeil, on avait tout déblayé, nettoyé et remis en état. Il s’imaginait que la population des États-Unis s’était reconstituée, et qu’il ne resterait plus aucune trace, plus même aucun souvenir de l’Épidémie, qu’il n’y aurait plus de blessures, de cicatrices physiques, de traumatismes émotionnels. Plus de cauchemars.
Sauf que, bien sûr, il le savait, il continuerait à se rappeler. À se rappeler le visage, le nom de tous ceux qui étaient morts. Qu’il s’en souviendrait jusqu’à la fin de ses jours.
Peut-être valait-il mieux en fin de compte qu’il n’en revienne pas.
— Le monde est toujours chouette, non ? demanda Vikram, tirant brutalement Clark de sa rêverie.
Il n’avait même pas remarqué que l’hélico avait décollé du toit de la prison. Il ne s’était pas rendu compte qu’ils avaient déjà mis le cap sur les montagnes, qu’ils fonçaient, à une trentaine de mètres d’altitude, en suivant l’axe d’une crête qui devait sans doute marquer la ligne de partage des eaux. Une heure avait dû s’écouler depuis qu’il s’était perdu dans ses pensées. Si près de la fin, et tout ce temps gâché.
Il baissa quand même les yeux et vit des arbres recouvrir les flancs escarpés des montagnes, trembles, sapins et pins de l’Arkansas. Il vit des eaux miroitantes serpenter entre les pics, le reflet mouvant des étoiles dans les profondeurs des lacs et des torrents. Oh, que oui, comme Vikram avait raison. Le monde était beau, si beau. Il l’était toujours.
Puis il se retourna vers la fille. Elle se tenait, très raide, dans son siège, harnachée, immobile. Sa poitrine ne se soulevait pas. Ses yeux ne cillaient pas. À y regarder de plus près, on voyait bien qu’elle était morte. Mais il fallait bien observer. Elle avait le teint cireux des cadavres. Ses yeux restaient toujours dans le vague, sans jamais se poser sur quelque chose en particulier.
Des yeux qu’elle tourna vers lui, lui rendant son regard.
— Et si on ne peut pas l’arrêter ?
Clark ne pouvait s’empêcher de la dévisager, fasciné.
— En toute dernière extrémité, je pourrai toujours accomplir l’ultime devoir qu’on exige d’un soldat qui voit son pays mourir.
— Et qui est ?
— Prendre, au nom de tous, notre revanche contre les auteurs de ce forfait.
Assez. Clark avait envie de changer de sujet. Il l’interrogea.
— Alors, qui vous a parlé de la montagne ? Qui vous a dit que vous étiez la seule à pouvoir y parvenir ?
Elle haussa les épaules et regarda dehors.
— Un homme du nom de Jason Singletary. Il avait un don, une sorte de pouvoir. C’était un télépathe, si vous voulez m’entendre dire le mot.
— Un télépathe, répéta Clark.
Le mot avait jailli de ses lèvres et flottait dans les airs comme un petit nuage sinistre. Il résonnait un peu comme tous les autres qu’il avait entendus depuis peu : mort-vivant, zombie, magie. Comme l’un de ces trucs qui s’étaient mis à clocher avec le monde normal.
Le pilote rompit le silence qui s’ensuivit.
— Nous approchons du site, annonça-t-il. La vallée devrait être visible dans quelques minutes.
Avant qu’il ait pu terminer sa phrase, un crépitement se fit entendre dans la soute.
Le copilote déboucla son harnais et passa à l’arrière, en se retenant d’une main au plafond pour compenser les mouvements de l’hélicoptère.
— Qu’est-ce qu’on a, là derrière, juste des rations et des munitions légères, non ? lança-t-il au pilote. Rien qui aurait pu se détacher ?
C’était comme un rêve, un rêve particulièrement horrible, où l’on sait ce qu’il va se produire mais où l’on est tellement paralysé par le doute et l’angoisse que l’on n’ose pas ouvrir la bouche pour le dire, de peur que ça lui donne consistance.
Le copilote tendit la main vers la poignée latérale de la soute et avant même qu’il ait pu l’actionner, le panneau fut soufflé vers l’intérieur, soufflant cent kilos de viande dans la cabine de l’équipage. Il y avait du sang, des chairs lacérées, des cris, mais en cette toute première seconde d’horreur, Clark était incapable de relier les éléments, de s’expliquer ce qui venait d’arriver. Ce n’est que lorsqu’il entendit Vikram hurler son nom qu’il comprit vraiment.
Un homme. Un mort. Un mort sans bras.
Un mort sans bras, le torse criblé de balles, le visage défiguré par les dégâts et la faim, le corps sec et dur comme du bœuf séché, ce mort s’était planqué à bord de l’hélicoptère au moment où il quittait la prison. Le mort avait tué le copilote dans un mouvement d’une célérité et d’une brutalité incroyables, et, à présent, il avait planté ses crocs dans le mollet de Vikram. Une partie du sang qui s’écoulait sur le plancher était celui du meilleur ami de Clark.
La morte s’était redressée dans son siège. Elle avait l’air horrifiée et Clark éprouva une bouffée de désir, aussi brutale qu’irrationnelle : il avait envie de la réconforter. De lui dire que tout allait bien se passer.
Un meilleur plan lui vint à l’esprit quelques secondes plus tard. Il se tenait près d’une porte munie d’une poignée d’ouverture de secours. Il actionna le levier rouge et le panneau métallique disparut dans le noir, l’air glacé s’engouffra dans la cabine avec une telle violence qu’elle renversa tout le monde. Le mort glissa loin de Vikram. La fille tomba de son siège. Clark la prit par le bras et l’attira vers lui.
Le mort ne chercha même pas à se relever. Il se contenta de planter de nouveau les dents dans la jambe de Vikram et se remit à mâchouiller. Vikram dégaina son arme et se mit à lui vider son chargeur dans la tête mais l’hélicoptère roulait, piquait, déviait et personne ne pouvait ajuster son tir dans de telles conditions, et Vikram était tout sauf un tireur d’élite.
Le pilote continuait à regarder derrière lui, il leur criait quelque chose. Des questions. Il ne faisait plus trop attention à son cap.
— Soldat ! lui intima Clark. Occupez-vous de votre tâche !
Puis il se tourna de nouveau vers la fille.
— Ce télépathe. Il vous a dit… que vous étiez la seule. La seule à pouvoir rallier l’Épicentre. Vous êtes sûre que c’est ce qu’il vous a dit ?
La fille avait les yeux écarquillés. Il la saisit aux épaules et la secoua, jusqu’à ce qu’elle finisse par hocher la tête. Il n’en demandait pas plus.
L’agrippant par les bras, il la tira vers l’avant et la poussa hors de l’hélicoptère, par la porte ouverte, dans le ciel rugissant.
Déprime, perte d’appétit, poursuite de l’angiogenèse dans le corps déformé. Mais elle est vivante. Va te faire foutre, Dieu, va te faire foutre, la Mort, va te faire foutre, putain de Cancer. Elle est toujours vivante !
[Notes de laboratoire, 16/01/05]
Le crash survint si vite qu’il ne s’en rendit pas compte tout de suite. Il était tourné dans le mauvais sens pour le voir arriver. Il perdit brièvement conscience et puis il reprit ses esprits. Quelque chose brûlait et Bannerman Clark sentait la chaleur sur sa jambe. Il sentait ses poils se ratatiner, se racornir, cramer. Il ne ressentait qu’une légère douleur, dans la poitrine. Il baissa les yeux et le regretta aussitôt. Une poutre d’acier déchiquetée le transperçait, le clouant au flanc de l’épave de l’hélico. Il était comme un papillon épinglé dans sa boîte. Mieux valait ne pas bouger. Et simplement attendre. La chaleur dans sa jambe s’intensifiait toujours et il sentait une odeur de chair brûlée, mais toujours aucune douleur.
Il y avait eu un instant après qu’il eut jeté la fille dans le vide, un instant fugitif où l’on aurait pu croire que le pilote était en mesure de les tirer d’affaire. Où Vikram pourrait réussir à tuer le mort manchot. Une possibilité qu’ils puissent poursuivre leur mission.
Quelque chose se faufila près de lui, éclairé par les flammes.
Il y avait eu un instant et cet instant était passé. Le pilote s’était mis à hurler et puis il avait débouclé son harnais, cherchant à s’échapper, à échapper au cadavre meurtrier. Il n’avait alors fallu que quelques secondes pour que l’hélico vienne percuter le flanc de la montagne.
La chose glissa un peu plus près. Clark ouvrit les yeux, même si c’était inutile. Il avait une vague idée de ce qu’il allait voir. Un mort. Un mort affamé venu se repaître de lui. Il hésitait seulement sur son identité.
C’était Vikram. Le visage du commandant sikh était aplati d’un côté et il lui manquait un œil. Son turban avait disparu et ses longs cheveux traînaient négligemment au sol. Tout un côté de son corps semblait paralysé. Il ne dit pas un mot comme il se traînait jusqu’à lui. Il avait la bouche ouverte et ses dents étaient très blanches.
Vikram avait un couteau à la ceinture. Un kirpan, plutôt une courte épée. C’était l’un des objets rituels qu’il était censé toujours garder sur lui. Vikram ne semblait même pas conscient de sa présence. Il avait des dents et des ongles, cela lui suffisait comme armes. Clark se dit qu’il pourrait lui subtiliser ce couteau et s’en servir pour détruire le cerveau de son ami. C’était bien le moins qu’il puisse faire.
À condition qu’il arrive à soulever le bras. À condition qu’il ne soit pas complètement paralysé.
Vikram s’approcha de quelques centimètres encore. Il était presque à portée. Il était temps de vérifier.
Quelque chose, là dehors… Je l’ai encore vu, aujourd’hui, qui se frayait un passage à travers les arbres. J’ai appelé mais pas de réponse. Quelque chose est en train de gravir la montagne, mais je n’ai pas l’impression que c’est humain alors, qu’est-ce ? Qu’est-ce que c’est ?
[Notes de laboratoire, 21/03/05]
Nilla cessa de hurler. Elle ouvrit les yeux. Elle était allongée sur quelque chose d’humide. Humide et froid et blanc.
De la neige.
Elle avait dû se rompre le cou. Elle avait heurté plutôt violemment le flanc de la montagne. Se rasseoir risquait d’être la pire décision à prendre, car elle risquait de se sectionner la moelle épinière.
Bien sûr, ce n’était pas comme si quelqu’un allait se porter à son secours. Clark n’avait pas essayé de la tuer. Il avait essayé de la sauver. Il savait que l’hélicoptère allait s’écraser. Nilla avait entendu le crash, l’avait entendu percuter la roche, cliqueter, crisser, tomber et glisser durant ce qui parut des heures tandis qu’elle gisait, inerte sur le sol dur et froid, les yeux levés au ciel.
Elle se rassit.
Elle ne s’était pas rompu les os. Ses côtes lui faisaient un mal de chien, mais ses bras, ses jambes, et, oui, son cou étaient toujours intacts. Elle avait fait une chute de trente mètres dans l’air raréfié pour venir percuter le sol rocailleux d’un flanc de montagne et il semblait qu’elle s’en était tirée à peu près indemne.
Il y avait quelques avantages, s’avisa-t-elle, à être déjà morte.
Elle essaya de se repérer. Elle était cernée par les arbres, des conifères aux aiguilles saupoudrées de neige. Tout là-haut, entre les cimes des arbres, elle pouvait apercevoir les étoiles et l’infime tranche d’un croissant de lune. S’il y avait un moyen de retrouver le nord d’après la position de cet astre, elle l’avait oublié. Elle était perdue. Perdue et isolée en pleine nature, au milieu d’un continent rempli de choses hostiles et mortes. Elle aurait pu se rompre le cou qu’elle n’aurait pas été en plus mauvaise posture. Elle se rassit et tenta de réfléchir à la conduite à tenir.
C’est alors qu’elle remarqua la lumière. Ce n’était pas une lumière normale, bien sûr, ou elle l’aurait remarquée d’emblée. Elle était plus laiteuse, plus indistincte. Et elle la distinguait mieux les yeux fermés. Allons bon, c’était reparti. C’était le genre de lumière qu’elle voyait lorsqu’elle contemplait des vivants. Dorée. Parfaite. Presque toutes les fibres de son être le clamaient. Se rapprocher de cette lumière était un bon plan.
Son esprit, assez bizarrement, était du même avis. Pour la première fois, peut-être, depuis qu’elle avait quelques maigres souvenirs, quelque chose lui semblait tomber juste. Elle était venue chercher la Source de l’Épidémie. L’énergie qui l’empêchait de mourir comme il eût été normal. Elle était sûre à cent pour cent que cette lumière céleste qui rayonnait à travers les arbres était bien cela, l’Épicentre, la Source.
Elle se remit debout et se mit en route. Marchant, escaladant parfois, les mains gauches, mais assez fortes pour s’accrocher aux roches et aux racines dénudées. Ses pieds s’enfonçaient dans le sol glissant, transperçaient la croûte de neige accumulée depuis des années, les couches d’aiguilles de pin, puis la terre gelée, encore en dessous. Elle se hissa à la force des bras jusqu’au sommet des pentes, puis dévalait, tête la première, intrépide, les flancs opposés. Elle escalada des crêtes de roche dénudées, rendues acérées comme des lames par des siècles de vent. Elle rampa sous des branches interminables et se fracassa le front sur celles qu’elle n’avait pas vues, tandis que des boisseaux entiers de neige fraîche se déversaient dans son cou, trempant sa chemise de fin coton.
Elle aurait dû être vannée au bout des quatre cents premiers mètres. Chaque pas aurait dû être plus difficile, être un nouveau supplice. Mais non. Bien au contraire, l’escalade devenait de plus en plus facile. Son corps se sentait mieux, devenait plus vigoureux et sain à chaque pas. À un moment, elle sentit sa nuque se crisper dans un spasme et se crut finalement rattrapée par l’épuisement physique, mais ce n’était pas le cas. C’était la balle, la balle que le soldat indien lui avait tirée dessus sur le toit de la prison. En dessous, les fibres musculaires, les nerfs et les vaisseaux sanguins se tortillaient en se raccommodant. La masse de plomb inerte du projectile émergea de son cou avec un petit crachotement dérisoire et vint frapper rudement les os au dos de sa main. Elle retira le bras, endolorie, mais même la douleur disparut au bout d’une seconde.
La lumière qui traversait les arbres, c’était encore mieux que de l’héroïne. Mieux que le sexe avec un partenaire aimant. Mieux qu’un verre d’eau après trois jours d’errance dans le désert. Ça, elle pouvait en témoigner personnellement.
Le matin était presque là quand elle franchit l’ultime crête rocheuse et vit la vallée s’ouvrir à ses pieds avec la Source en dessous. Une lumière d’un bleu froid de la couleur des hallucinations illuminait la vallée de Bolton, l’endroit que Clark lui avait montré en photo. L’endroit que Jason Singletary lui avait montré par transmission de pensée.
Elle n’était pas le seul mort à avoir trouvé le site. Une foule d’autres – deux cents, peut-être – se tenaient en contrebas. Leurs corps rongés et laminés semblaient en repos. Leurs visages décomposés étaient levés pour qu’ils soient baignés par la lumière. Il était tentant de les rejoindre. Et encore plus de s’approcher davantage, de pénétrer à l’intérieur de ce signal flamboyant.
Nilla se surprit à bousculer la foule, sans même s’en rendre compte. Quand l’un des cadavres toussota pour se racler la gorge, elle ne fut même pas surprise.
— Jeune fille, ne va pas plus loin, je te prie.
Nilla se retourna et se retrouva devant une femme d’un certain âge. Elle avait dû être boulotte, et ses cheveux mi-longs étaient retenus par un bandeau noir tout simple. Il ne lui restait presque plus de peau sur le visage et ses yeux avaient disparu. En la regardant, Nilla comprit qu’elle pouvait encore voir malgré tout la lumière de la Source.
C’était Mael qui lui parlait par son truchement, bien sûr.
— Pourquoi ? demanda Nilla. Vous avez peur que je monte et que j’éteigne ce truc, comme le voulait Clark ? En fait, je n’ai pas encore décidé de ce que j’allais faire. Je n’ai pas décidé qui je suis. La bonne Nilla. La méchante Nilla. Quelque part, j’aimerais bien savoir, pourtant.
Nilla ferma les yeux et sentit des rayons d’une chaleur étincelante la transpercer, la soigner, la nourrir. Oh, comme elle aurait tant voulu savoir.
— Mais j’ai des choses plus importantes à faire.
— Vraiment, jeune fille ? Et qu’y a-t-il de plus important que la fin du monde ? Réponds-moi. Ou n’en fais rien. Il me reste bien peu de choses à t’enseigner, sinon celle-ci : n’avance plus d’un pas.
— Seigneur, après vous allez me dire que votre dieu ne veut pas de moi là-haut.
La femme hocha la tête.
— Teuagh n’est pas Dieu. C’est mon père. Notre père à tous. Quand j’étais en vie, les enfants obéissaient à leur père, sans poser de question. J’inclinais à penser que j’étais un père pour toi.
— Vraiment ? Parce que moi, je voyais plutôt ça comme une liaison, une relation amour-haine. Wow, maintenant que j’y repense, c’est assez dégueulasse. Enfin, bon, écoutez, vous pouvez pas m’arrêter. Si je veux monter là-haut, j’irai.
— Tu n’as pas encore saisi, Nilla. Je n’essaie pas de t’arrêter par peur de ce qu’il te fera subir. J’ai simplement peur que tu te fasses du mal. Nous sommes si peu nombreux désormais. Toi, un gars à New York qui a déchiffré l’énigme tout seul. Un type en Russie qui ne sait même pas où il se trouve. J’essaie juste de protéger une ressource qui se raréfie de plus en plus, c’est tout.
Nilla ouvrit la bouche pour protester, mais elle aperçut alors les corps carbonisés étendus sur la pente d’éboulis devant elle. Elle fit encore un pas et sentit la chaleur de la Source s’intensifier. Elle était brûlante. Un pas encore et ce fut douloureux.
— Oh, fit-elle.
Et elle comprit aussitôt. La même énergie qui la nourrissait pouvait tout aussi bien la réduire en cendres si elle s’avançait un peu trop. Pourtant, avancer, c’était se rapprocher d’elle.
Et puis soudain, elle comprit, et c’était comme si son corps savait déjà quoi faire si son esprit, lui, l’avait oublié. Elle banda toute son énergie – pour soustraire ses ténèbres – et se rendit invisible. L’unique chose dont elle seule était capable. La seule qui la mettait à part. Tout aussitôt, la chaleur disparut. Elle fit un pas, un autre, jusqu’à se retrouver à la hauteur des corps brûlés et défigurés gisant sur les rochers.
Rien ne se produisit.
Singletary avait eu raison. Elle était bien la seule à pouvoir approcher de la Source, la seule parmi tous les morts. Elle se mit à grimper.
L’ascension était bien plus facile que la précédente, même si, à chaque pas, elle délogeait de la terre et des cailloux, fragments de pente érodés qui dévalaient jusqu’en bas en rebondissant avec un bruit de cascade. Les prises étaient solides, même si le sol ne l’était pas. En quelques minutes, elle avait atteint le sommet de la crête. Un stégosaure peint en vert y montait la garde, moulé dans le béton. Tout comme dans la vision de Singletary.
Des dinosaures. Des statues de dinosaures. Un tyrannosaure dominait tout le site de sa masse menaçante, tandis que des vélociraptors à taille humaine surgissaient dans les coins. Au beau milieu se dressait un bâtiment délabré, avec cette pancarte apposée près de la porte : « EXPÉRIENCE DINOSAURES – SALLE DES FOSSILES – DR N. VRONSKI – PROPRIÉTAIRE. OUVERTURE PRÉVUE : OCTOBRE 2006 ».
La porte s’ouvrit et un homme s’avança. Un homme vivant. Il était presque chauve, avec de tout petits yeux d’un bleu intense. Nilla s’avança et prit la main qu’il lui tendait. Il n’avait aucun mal à la voir, même si elle était invisible. Elle devait toujours l’être, car si elle avait laissé se manifester son énergie de nouveau, ne fût-ce qu’un instant, elle aurait été carbonisée sur-le-champ. Mais il pouvait la voir, tout comme naguère Jason Singletary.
Puis elle comprit. La vision que ce dernier avait partagée avec elle n’était pas sortie, toute prête, du néant. Il s’était agi d’une communication, en direct et en temps réel, entre cet inconnu et le télépathe. C’était lui qui l’avait appelée. Convoquée.
— Je n’avais jamais franchement imaginé que vous viendriez, dit-il parce qu’il pouvait lire dans ses pensées.
Il ne semblait pas toutefois aussi perceptif que l’avait été Singletary.
— Mais je vous en prie. Nous serons mieux à l’intérieur.
Il la précéda dans un bâtiment obscur, encombré de vitrines. Certaines étaient vides et pleines de poussière. D’autres contenaient des fossiles à moitié enchâssés dans des matrices de roche rouge ou brune. Des cartons didactiques étaient accrochés aux murs.
— Êtes-vous le docteur Vronski ?
— Je l’étais, oui. Je veux dire… j’étais paléontologue, avant que tout cela… enfin, vous savez, que tout cela commence. Au fait, c’est moi. Moi le crétin qui ai tué toute l’espèce humaine.
Nilla ne sut que répondre à cet aveu.
— Vous êtes télépathe.
— Non, pas au début. J’ai dû d’abord devenir certaines choses, procéder à certains changements sur ma personne pour parachever mon travail. Mais venez, je vous en prie, par ici…
Il fronça les sourcils. Ses yeux la détaillaient, passant de droite à gauche comme s’il tentait de déchiffrer sur ses traits quelque message.
— C’est drôle. Je n’arrive pas à discerner ce que vous êtes venue faire ici.
Ce qui les mettait à égalité.
— Mais vous allez me tuer, n’est-ce pas ? Me tuer et me manger ? Je n’en mérite pas tant. Tenez… (Il lui indiqua un escalier qui descendait.) Peut-être que vous aimeriez la voir d’abord, toutefois. La… hum, l’éruption. Ou peut-être vous restaurer ?
Nilla regarda au bas des marches. Il y avait quelqu’un là-dessous, une personne, ou peut-être deux, tout près l’une de l’autre. Elles s’avancèrent dans la lumière et, soudain, elle ouvrit la bouche, horrifiée.
— Je vous présente ma femme, Charlotte.
Il regarda ses yeux et soupira.
— Je vous en prie, pas de remarque sur son aspect physique. Elle est très susceptible.
Effets secondaires imprévus, c’est partout aux infos. Je… j’ai fait ça ? Je ne peux pas croire que ça se soit répandu aussi vite… J’ai fait ça, moi ? Je l’ai fait pour elle, rien que pour elle… pardonnez-moi…
[Notes de laboratoire, 02/04/05]
— Je suis désolé qu’il soit mort. Je sais que vous l’auriez préféré vivant.
Vronski déposa une assiette devant Nilla. Un rat mort y était allongé sur le flanc, un œil vitreux pointé dans sa direction. Elle le mangea sans trop y réfléchir. Elle était trop occupée à éviter de lorgner Charlotte.
Le paléontologue s’était préparé un plat allégé. Apparemment, Charlotte ne mangeait plus. Alors, à la place, il avait disposé un vase de fleurs coupées à l’emplacement de son assiette. Nilla essayait de ne pas regarder Charlotte arracher à gestes lents et méthodiques les pétales avant de les déchiqueter entre ses doigts.
Charlotte était toujours vivante. Vronski en avait assuré Nilla. C’était difficile à croire. Des cloques et des pustules recouvraient la peau du seul bras qui émergeait encore de cette masse imposante de chairs mal définies. Quand elle se déplaçait, Nilla pouvait tout juste entrevoir le vague contour d’une silhouette féminine sous ce tas de chairs flasques.
L’épouse du paléontologue avait été avocate, dans le temps, lui avait-il expliqué. À présent, c’était une abomination. Le cancer du pancréas s’était développé en elle, s’étendant au corps tout entier. Il aurait dû la tuer. Vronski l’avait maintenue en vie au prix de l’apocalypse, mais il ne pouvait plus lui rendre la santé. La Source avait été créée pour l’entretenir, donner à son corps la force de lutter contre la tumeur. Hélas, la Source ne faisait pas de discrimination. Elle avait rendu la tumeur tout aussi vigoureuse qu’elle. Les deux survivaient toujours, désormais, à leur manière, tandis que le reste du monde se mourait.
Le cancer avait pris le dessus sur ce qui restait de Charlotte, sans doute à trois contre un. Son tissu indifférencié lui recouvrait le dos et les flancs. Il lui faisait comme une traîne derrière elle. Il masquait ses seins et ses hanches et lui cachait presque entièrement le visage. Son aspect évoquait un tissu adipeux recouvert d’une fine couche de peau translucide, mais, par endroits, il avait essayé de former des bouts d’être humain. Une rangée de quarante ou cinquante dents parfaitement formées émergeait de la masse lisse sous laquelle aurait dû se trouver l’épaule de Charlotte. Ça et là, son dos était parsemé de touffes de poils, et des ongles poussaient à des endroits dépourvus de doigts. Une unique paupière close était visible sur son abdomen. Elle ne s’ouvrait jamais, mais palpitait parfois, comme s’il y avait un œil en dessous, pris au piège des mouvements incessants d’un éternel sommeil paradoxal.
Une grosse nappe de câbles noirs sortait de sous un repli de chair et serpentait hors de la pièce. Elle connectait le système nerveux de Charlotte directement à la Source. Sans ces câbles, expliqua Vronski, elle serait morte sur-le-champ. L’énergie devait être introduite dans ses divers systèmes organiques. La tumeur, pour sa part, semblait tirer directement son énergie de l’air ambiant.
— Je l’ai maintenue en vie, répétait-il, encore et toujours. Elle n’est pas morte.
C’était la culmination de l’œuvre de toute une vie.
Il avait fait de son mieux pour lui restituer un visage. Pour ce faire, il s’était procuré un masque de bal en porcelaine – le genre de ceux que l’on trouve dans les chambres de petites filles dans tout le pays – qu’il avait attaché avec des rubans roses à l’endroit où sa tête aurait dû se trouver. De temps en temps, le masque glissait et Vronski patiemment se levait pour le remettre en place.
Il n’avait pas pris la peine de la vêtir, même si Nilla s’avisa qu’il aurait fallu la surface d’une toile de tente pour couvrir cette masse boursouflée.
— A-t-elle au moins conscience de notre présence ? demanda Nilla en détournant les yeux de Charlotte pour considérer l’époux de la chose. Peut-elle nous flairer, ou quoi ?
— Je vous en prie, ne commencez pas, siffla-t-il.
Après dîner, il accepta de descendre avec Nilla lui montrer la Source. Au passage, elle frôla presque Charlotte. Elle nota que le masque avait été brisé à un endroit et recollé très méticuleusement.
Vronski la précéda au bas de deux volées de marches, dans une salle située tout en bas du musée. Ça avait été jadis un atelier et un laboratoire, et l’endroit était encore encombré de caisses emplies de fossiles emballés avec soin. Vronski lui proposa de lui exhiber ses plus beaux spécimens – il prétendait détenir un archæoptéryx presque intact –, mais Nilla était bien plus intéressée par l’autre élément qui occupait la pièce. À savoir, la Source.
Divers objets l’entouraient. Ce qui ressemblait à des tikis sculptés dans le bois et des têtes réduites plantées sur des piques formaient un cercle tout autour, tandis que d’encombrants appareils scientifiques clignotaient, bruissaient et bourdonnaient dans les angles de la pièce. Une machine à l’aspect compliqué collectait l’énergie de la Source et l’envoyait, par le truchement des câbles noirs, vers l’endroit où se trouvait Charlotte, en haut. Vronski essaya d’en expliquer le fonctionnement, mais Nilla s’en fichait. C’était la Source qui exigeait toute son attention.
Il était difficile d’en définir la taille exacte, car elle irradiait la force vitale avec une telle énergie que, lorsque Nilla fermait les yeux, elle ressemblait à une étoile étincelante. Elle sentait sa force pousser sur elle littéralement. Elle faisait voler ses cheveux. Elle était superbe, bien plus belle que ce que méritait une petite chose morte comme Nilla. Sans doute plus belle que ne le méritait toute chose sur terre. Elle était en mouvement continu, ses rayons miroitants ondoyaient et tournoyaient dans les airs comme des fils de la Vierge emportés par une douce brise.
C’était le début, le commencement de toutes choses. On le sentait parfaitement, il suffisait de tendre la main. Elle vous fabriquait, vous modelait. Du centre qui était aussi un bord, elle atteignait chaque cellule, chaque brin enroulé de protéine. Elle parlait la langue des éléments chimiques qui se lient, se combinent et recombinent, une langue plus chantée que parlée, et plus imaginée que chantée. Elle connaissait vos pensées. Elle vous procurait vos pensées et vos sentiments.
— Je suis désolé, dit Vronski.
Elle leva les yeux.
— Pourquoi ?
— C’est juste… Cela fait un bon quart d’heure que vous êtes plantée là et j’aimerais bien pouvoir poursuivre ce que j’ai à faire. Si ça ne vous dérange pas… Vous pourrez redescendre l’admirer, une fois que vous m’aurez tué.
Un quart d’heure ? Le temps disparaissait quand elle contemplait la Source.
— Je réfléchis encore à ce que je devrais faire, répondit Nilla.
Et c’était vrai. Elle avait des décisions à prendre. Enfin, au moins une, pour la première fois depuis… Eh bien, pour la première fois, à sa souvenance. Elle pouvait tuer l’homme qui avait déclenché l’Épidémie. Au passage, elle s’assurerait que personne d’autre ne viendrait lui dérober la Source et que sa non-vie se poursuivrait pour l’éternité. Mael apprécierait. D’un autre côté, elle pouvait faire ce qu’avait demandé le capitaine Clark. Éteindre la chose. Cela mettrait sans aucun doute un terme à sa propre existence. Un terme aussi à la mort, la souffrance et l’horreur.
Elle pensa à la créature, là-haut, que Vronski appelait sa femme. Vronski avait déclenché l’Épidémie pour prolonger son existence, bien au-delà du point où quiconque aurait imaginé pouvoir la maintenir. Le choix de Nilla était un peu le même. Prolonger sa propre existence grandement misérable, ou choisir la mort. La mort authentique.
Elle temporisa.
— Qu’est-ce que c’est ? Comment l’avez-vous fabriqué ?
— C’est un champ, une sorte de champ biologique. Analogue au champ magnétique terrestre, sauf qu’il est biologique. L’énergie, la force vitale, elle est partout, tout le temps. Elle réside dans chaque cellule de chaque être vivant. Ce que vous appelez l’énergie dorée.
Il lisait ses pensées, encore une fois. Ça la dérangeait moins que lorsque ça avait été Singletary.
— Continuez, lui dit-elle.
— C’est cette énergie qui déclenche la division cellulaire. Qui pousse les organismes à se reproduire. Qui amène les brins d’ADN à s’enrouler entre eux et porter une partie du codage des êtres vivants. C’est la force qui mène l’évolution. Sans elle, les êtres vivants mourraient, tout bêtement. Les hommes de science essaient de trouver cette énergie depuis des siècles, en vain. Elle est trop subtile. Il faut d’autres méthodes pour la voir ; des méthodes que les scientifiques, moi compris, considèrent en général d’un mauvais œil. Mais une fois que vous avez détecté sa présence, vous pouvez la sentir tout le temps. Vous pouvez la toucher et elle peut vous modeler. J’ai libéré un fragment de l’énergie de ce système pour empêcher la détérioration du corps de Charlotte. J’en ai, hélas, libéré une trop grande quantité. Vous et vos semblables en êtes le résultat. L’énergie en excès ne peut pas se dissiper comme ça, dans l’espace. Elle doit aller quelque part. Elle cherche ce qu’elle peut animer, des choses pourvues d’un système nerveux à l’intérieur desquelles elle pourra s’écouler. Des créatures mortes.
— Je n’y crois pas. Vous avez bidouillé la force vitale ? Parlez-moi de jouer à Dieu. Vous êtes quoi, un genre de savant fou ?
Vronski haussa les épaules, mal à l’aise.
— Je ne pense pas que « savant » soit le terme adéquat pour définir ce que je suis devenu. Mais vous devez me comprendre. Je l’ai maintenue en vie. Elle vit toujours. (Il leva les mains, les laissa retomber.) Un peu plus tôt, je me serais donné la mort. Je sais ce que j’ai fait, je mesure l’étendue de mon erreur. Mais, enfin, qui s’occuperait de Charlotte ? Elle n’arrête pas de se cogner partout, de s’écorcher et se couper accidentellement, et elle a besoin de quelqu’un pour lui soigner tous ses petits bobos. Une fois, elle a dégringolé toute une volée de marches. Quand elle avait encore une bouche, elle a failli avaler un flacon de débouche-évier parce qu’elle ne voyait pas ce qu’elle faisait. Je l’aime, vous voyez. Je l’aime tant, tant… Je ne peux pas supporter l’idée de la voir partir.
En cet instant, il avait l’air moins humain que sa femme. C’était comme un extrait de personne, une idée que l’on ne serait jamais parvenu à concrétiser. Un fragment d’intention sans rien pour l’asseoir vraiment. C’était un savant fou, certes, mais pas au sens habituel. Il n’avait rien d’un Prométhée de l’Apocalypse explorant les tréfonds secrets des entrailles du cosmos. C’était un savant qui était en même temps dérangé mentalement. Sans plus.
— Bon, ça va comme ça. (Nilla avait pris sa décision.) Je comprends. Mais peu importe, ça ne peut plus durer. Vous et moi, nous allons éteindre ce truc. Je me fiche des difficultés ou des effets que ça pourra avoir sur elle. Montrez-moi juste comment faire.
Il leva les yeux, une expression étrange sur son visage. De l’incompréhension, venant d’un homme habitué à comprendre intuitivement les choses.
— L’éteindre ?
— Ouais. On arrête ça, je tombe raide morte, le monde revient à la normale. C’est ce que j’ai choisi. Je commence par où ? Je fais comme ça ? (Et de renverser l’une des statuettes. Elle la ramassa et se mit à la cogner contre le mur jusqu’à ce qu’elle se brise). Et ça, tiens ?
Cette fois, elle saisit un oscilloscope posé sur une desserte à roulettes et le jeta par terre où il se brisa en mille morceaux.
— Arrêtez-moi quand je brûle.
Elle trouva une hachette sur une paillasse de labo et entreprit de massacrer l’équipement.
— Je ne pense pas que vous compreniez, lui dit-il. Il s’agit d’une brèche dans l’un des éléments les plus fondamentaux de la nature. Une singularité qui s’autoentretient et se renforce. Elle génère sa propre énergie, augmente en taille sans aucun apport extérieur.
— Et alors ? cria Nilla. Et après ?
— Alors, vous ne pouvez pas l’éteindre. Physiquement, c’est impossible. On ne peut pas l’arrêter. On ne peut pas refaire entrer l’air dans un ballon crevé.
Nilla laissa retomber son bras. Elle le dévisagea. Regarda en lui. Il disait vrai. Il voulait quelqu’un pour arrêter la Source. Il en avait besoin, quand bien même cela signifierait la perte de sa femme. Mais il ne connaissait aucun moyen d’y parvenir.
Il se détourna et prit sur une paillasse un fossile. Un trilobite : une créature éteinte et pourtant toujours magnifique.
— J’imagine qu’à présent vous allez me tuer, et franchement, ça me convient très bien. Je veux dire, je le mérite. Je mérite bien pire.
— Ouais. Nilla songea à tous ces gens qui étaient morts pour la rapprocher d’ici.
Shar et Charles, Mellowman, Morphine Mike. Le Termite. Le capitaine Clark et tous ses hommes. Jason Singletary, le jeune à Las Vegas. L’homme qui l’avait mordue au cou, celui-là même qui l’avait tuée. Tous les individus qu’elle avait croisés depuis sa résurrection, tous sans exception étaient morts, comme les autres, tant d’autres, tant de millions d’autres. Ce qu’avait accompli cet homme transcendait le mal.
— Ouais, vous méritez pire, bien pire.
Elle saisit la brassée de câbles qui serpentaient par terre. Elle les sectionna tous d’un seul coup de hachette.
Ils entendirent un petit cri, en haut, un brusque glapissement de douleur, mais rien qui ressemble à des mots. Puis le choc sourd d’une masse énorme, pesante, s’écrasant au sol.
Les yeux bleus de Vronski tressaillirent, la sueur perla à son front.
Nilla laissa tomber la hachette et s’en alla, loin du savant, loin du musée, loin des montagnes.
Elle se mit à marcher vers l’est, vers New York. Elle ne demanda de l’aide à aucun être vivant. De toute façon, elle n’en vit guère.
Quelque part dans le Kansas, elle s’arrêta au beau milieu d’une route parce que Mael essayait de lui parler. Elle se retourna et le découvrit derrière elle, nu, l’air gêné.
— Ton nom, c’était Julie, dit-il avant de se volatiliser dans les airs.
1- Le 17 janvier 1991 débute l’opération Tempête du désert. Une coalition internationale attaque l’Irak de Saddam Hussein, coupable d’avoir annexé l’émirat du Koweit. (NdT)