NATHAN

 

C'était une marée humaine. Le bruit courait que nous étions trois cent mille. Des manifestants à perte de vue. Des centaines de drapeaux et de banderoles étaient déployés sous le ciel bleu, d'un bleu absolu. Un beau matin d'été. À tous égards.

Grimpé à un lampadaire, une main au-dessus des yeux, je me sentais réceptif.

Comment dire? Ce rassemblement. Ces milliers d'hommes et de femmes. Ils s'étaient mobilisés.

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Je sentais ce flot d'énergie. Ce courant électrique.

D y en avait pour tous les goûts, bien sûr. Des centaines d'organisations plus ou moins importantes, avec lesquelles on pouvait être plus ou moins d'accord. Mais elles avaient un point en commun : le monde tel qu'il était ne leur plaisait pas. Elles étaient venues pour le faire savoir. Chacune à leur manière.

Je sentais cette volonté, toutes ces volontés indi-viduelles qui s'additionnaient les unes aux autres.

Cette volonté de ne pas se laisser faire. Et ça, je pensais que c'était une bonne chose. De toute façon. Ça au moins, c'était appréciable.

Je regrettais que Marie-Jo ne soit pas là. Pour sentir ça. Pour voir ces gens qui ne baissaient pas la tête. Et rien que ça, cette énergie qui les mettait en marche, cette attitude face à l'inertie ambiante, face à la grisaille et au chaos qui s'installaient, je ne sais pas, mais ça valait bien quelques vitrines brisées. Et même davantage. Ça me semblait précieux, tout à coup. On pouvait penser ce qu'on voulait.

Je me suis laissé glisser de mon perchoir et j'ai cherché à joindre Marie-Jo. Sans résultat. J'ai fait la grimace. Chris me regardait et elle a demandé sur un ton ironique :

« Que se passe-t-il avec Marie-Jo ? D y a de l'eau dans le gaz?

— Pourquoi? Ça t'intéresse?»

D'un ton acerbe.

La connaissant, je me suis repris. Ce n'était pas 347

la bonne manière. Car je ne perdais pas de vue, malgré l'étincelle d'enthousiasme qui m'avait apparemment effleuré, qu'une très sérieuse épreuve nous attendait. Épreuve au cours de laquelle nous allions devoir nous serrer les coudes au lieu de nous tirer dans les jambes. D'autant que j'avais l'intention de l'avoir à l'œil, d'éventuellement calmer son ardeur. Il serait alors bien temps d'envenimer les choses. Je n'ai pas voulu partir avec un handicap.

«Marie-Jo ne va pas bien, ai-je donc ajouté. Tu as raison. Nous avons eu, pourquoi te le cacher, nous avons eu un problème de communication. Et depuis, je n'ai plus de nouvelles.

— C'est quoi, un problème de communication ?

— Une espèce de malentendu. Un truc très bête, figure-toi. À cause de Paula. Un truc stu-pide. »

Elle m'a dévisagé avec intérêt.

« Eh bien, il se trouve, ai-je poursuivi, il se trouve que Paula vit chez moi. Mais je ne couche pas avec elle.

— Bien sûr que non.

— Putain, bien sûr que non. Je ne suis pas fou.

Je ne fais rien avec elle. Elle s'amuse à changer le mobilier. Hein? Si ça l'amuse de changer le mobilier. Y a quand même des choses un peu plus graves, tu ne crois pas?»

Le cortège s'était enfin mis en route. Devant nous, une grande avenue déserte, ombragée par de hauts platanes indifférents, était prête à nous recevoir. Toutes les voitures avaient disparu. Elle sem-348

blait silencieuse et longue, cette avenue. Avec ses platanes indifférents. Elle semblait méchamment silencieuse.

Chris marchait à côté de moi. Tout allait bien.

Wolf marchait devant. Très bien.

«Et alors, Marie-Jo a pété les plombs, j'ai poursuivi. Elle imagine des trucs.

— Je vois le genre.

— Dieu sait ce qu'elle va imaginer. Oui, Dieu sait ce qu'elle est en train de me faire. À un moment où moi-même, de mon côté, je suis en pleine mutation. Je ne blague pas, Chris. Je suis à la croisée des chemins. Je suis curieux de savoir ce que ça va donner.

— Apprends à t'adapter à la situation. Suis mon conseil. »

Un type s'est mis à lancer des slogans dans un haut-parleur, aussitôt repris en chœur tandis que nous remontions vers le quartier des banques. Les rues adjacentes étaient déjà bouclées par la police.

Des hélicoptères bourdonnaient dans le ciel bleu, menaçants et sombres comme des guêpes. J'exa-minais Chris à la dérobée. Était-ce elle? Était-ce Paula ? Était-ce Marie-Jo ? Y avait-il un Quatrième Cavalier?

Ces derniers temps, les banques ne s'étaient pas bien comportées. Scandales financiers, blanchiment d'argent, paradis fiscaux, comptes secrets, soutien à des juntes militaires, bref, la liste était longue. Les panneaux de bois qui les protégeaient ont été arrachés et leurs vitres ont volé en éclats.

Comme dit Marie-Jo, on récolte ce que l'on sème.

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Nous avons couru sur la chaussée ruisselante pour échapper aux canons à eau. Ça allait faire du bien aux arbres.

«Tu ne peux pas nier qu'il subsiste une forte attirance sexuelle entre nous, j'ai déclaré à Chris.

Je te mets au défi de me dire le contraire.

— Non, je ne suis pas d'accord.

— Et tu dois tenir compte de cette attirance. Tu ne dois pas faire comme si elle n'existait pas. Je trouve ça stupide.

— Et même si c'était vrai. Ça changerait quoi?

— Comment, ça changerait quoi? J'arrêterais de tourner en rond comme un aveugle. Au moins, je pourrais envisager de me racheter. »

Elle m'a regardé d'une drôle de manière. Les gens braillaient autour de nous mais je n'entendais que le silence dans lequel, tout à coup, elle venait de nous enfermer. Quoi? Me racheter? À son air, j'ai compris que ce n'était pas demain la veille. J'ai senti qu'elle n'était pas prête à m'en donner l'occasion. Me racheter? Peut-être était-ce impossible, après tout. Peut-être certains de nos actes nous damnent-ils à tout jamais.

Wolf caracolait en tête derrière une imposante banderole exigeant de supprimer la dette des pays pauvres. Mais quand même. Il a abandonné son poste pour venir nous voir. Je tiens à le signaler. Il a prétendu que ses réserves d'eau étaient à sec. Je me suis permis de sourire. Comme si nous étions en train de traverser un désert. Lamentable.

Comme si je profitais de l'occasion pour lui repiquer Chris. Remarquez, tout le monde sait qu'une 350

femme est bien plus difficile à garder qu'à conqué-rir. Est-ce qu'on y peut quelque chose ? Compatissant, je lui ai offert ma bouteille d'eau de source.

« Ce qui est à moi est à toi » lui ai-je déclaré la main sur le cœur.

Puis il nous a laissés. Accordant à Chris un dernier coup d'œil que je qualifierais d'implorant.

Tellement sentdmentaliste.

«Qu'est-ce qu'il a? Il ne te fait pas confiance?

— Pourquoi ça? En voilà, une idée.

— Peut-être que tu la trouves folle, cette idée.

Mais peut-être que d'autres ne la trouvent pas aussi folle. C'est tout ce que j'ai à dire. »

Elle a haussé les épaules. D'environ vingt centimètres. Secouant férocement la tête, les yeux tournés vers le ciel. Parfait. Son chemin de Damas devait passer par la Chine en ce qui nous concernait.

Nous avons incendié des palissades devant la tour de Paul Brennen. J'y ai vaguement pris part.

La réaction de Chris me restait en travers de la gorge.

J'avais remonté sur mon nez, afin de préserver mon anonymat (il n'aurait plus manqué qu'on me reconnaisse), un foulard que j'avais noué autour de mon cou. Derrière lequel je pestais contre la terre entière. J'hallucinais. Ne pas reconnaître que nous étions sexuellement attirés l'un vers l'autre.

Comment pouvait-elle le nier? Peut-être était-ce la seule chose qui nous restait, la seule preuve tan-gible d'une existence que nous avions partagée.

Enfin, merde. Enfin, quoi, merde. J'alimentais le 351

\

brasier de lourdes planches que je projetais de toutes mes forces au milieu des flammes. On m'ap-plaudissait. Je faisais deux fois plus de voyages que les autres.

De nombreux portraits de Jennifer Brennen se dressaient rageusement au-dessus de la foule agglutinée devant la tour. Des projectiles volaient contre la façade, du mobilier urbain démantibulé, de gros boulons qui provenaient d'un chantier, des barres à béton qui voltigeaient dans les airs. La clameur s'intensifiait et grondait à mes oreilles. Quand je me suis rendu compte de ce que je fabriquais, j'ai changé d'attitude. J'ai essuyé mes mains sur mon pantalon et je suis allé rejoindre Chris qui m'a considéré avec bienveillance.

«Tu me fais de la peine, je lui ai dit en tirant sur mon foulard. Tu me fais beaucoup de peine. Sincèrement. »

Ses traits se sont durcis :

« Ça veut dire quoi ?

— Faire de la peine à quelqu'un. Tu ne sais pas ce que ça veut dire ? Ça veut dire que tu ne lui fais pas du bien. C'est tout. C'est pas compliqué. J'ai pas besoin de te l'expliquer. »

José m'a tiré de cette mauvaise passe — je n'y peux rien, je ne peux pas me conduire intelligemment avec Chris — en m'indiquant une large baie, au troisième étage.

«Regarde notre ami, elle a déclaré d'une voix grinçante. Paul Brennen en personne. Le culot de cette ordure. »

Il portait un costume clair. Il se tenait debout, 352

les mains derrière le dos, en compagnie de quelques autres qui restaient en retrait. Le feu ronflait devant ses portes, la fumée tovirbillonnait dans le ciel. José me hurlait dans les oreilles BRENNEN-ASSASSIN et elle n'était pas la seule. Du fond de sa tombe, Jennifer pouvait compter tous ses amis et ils étaient vraiment nombreux. Son père pouvait s'en apercevoir. Et il ne l'emporterait pas au paradis. Quoi qu'il en pense. Un hélicoptère pouvait bien l'attendre sur le toit.

J'ai regardé ma montre. J'ai conseillé à José de garder des forces car nous avions encore du chemin à parcourir avant d'atteindre notre but. Un kilomètre, à vol d'oiseau. Les représentants des pays les plus riches du monde. Sauf que la police ne nous laisserait pas passer. Je l'avais dit et je le répétais. Mais ça servait à quoi ?

Ils nous ont chargés. Quand des types ont commencé à briser du verre, quand de hautes vitrines ont explosé dans un souffle, couvrant le trottoir de leurs miettes resplendissantes qui dévalaient jusqu'à nos pieds comme des diamants vidés d'un coffre, ils nous ont chargés au pas de course. Notre service d'ordre a été enfoncé par un escadron de police. En formation serrée. Boucliers légers et matraques surdimensionnées. Très convaincant.

J'ai poussé Chris devant moi et nous nous sommes mis à courir.

Bien.

Pas de bobo. Nous nous sommes arrêtés plus loin. Deux ou trois lacrymogènes embaumaient 353

t

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l'air estival. Un peu de fumée jaune montait tranquillement vers l'azur. De légères volutes.

Bien. Nous venions de franchir la première épreuve. Facilement. Un peu trop facilement. Une petite échauffourée de rien du tout. Et nous avions filé comme des lapins sous le regard de Paul Brennen.

«Mais oui, José, je sais ce que tu vas me dire, ai-je déclaré à notre amie José qui en était verte de rage. Je sais ce que tu éprouves. Mais tu t'attendais à quoi? Tu avais préparé du goudron et des plumes?

Ecoute, je t'ai dit que je m'en occupais. Fais-moi un peu confiance, José. »

Chris a attendu qu'elle s'éloigne pour m'interroger d'un ton sévère :

« Mais qu'est-ce que tu lui racontes, au juste ? Tu te crois malin?

— C'est une image.

— Tu appelles ça une image ?

— Autrefois, on enduisait le gars de goudron et on lui balançait des plumes. On le chassait de la ville.

— Je ne te parle pas de ça. Réponds-moi. Ça veut dire quoi, je vais m'occuper de Paul Brennen}»

J'ai eu l'impression que je devais parler chinois depuis ce matin. Ça veut dire quoi, ceci, et ça veut dire quoi, cela. Il n'y avait pas qu'avec Marie-Jo que j'avais des problèmes de communication. Bientôt, il me faudrait utiliser un porte-voix. À force de nous éloigner les uns des autres.

«Chris, réveille-toi. Tu oublies que Paul Brennen a un meurtre sur la conscience. Hein, tu as 354

l'air de l'oublier. Alors, d'après toi. Je ne suis pas censé m'occuper de lui, d'après toi? Je suis payé pour quoi, à ton avis?

— Tu te fiches de moi ou tu es sérieux?»

Vous ai-je dit qu'au tout début, elle ne me lâchait pas la main et me croyait capable de renverser des montagnes? Il me semble. Quand nous nous sommes mariés, elle n'aurait pas douté un seul instant que j'allais m'occuper de lui. À ses yeux, rien ne m'était insurmontable. J'avais la cote. Tandis qu'aujourd'hui, elle me croyait sans doute incapable de flanquer un PV à un type en mobylette. Comment m'y étais-je pris pour en arriver là? Ce parcours tellement négatif.

Nous n'avancions pas vite. De temps en temps, quelqu'un grimpait sur le toit d'une camionnette et entamait un discours relayé par des haut-parleurs.

Cette bonne vieille mondialisation. Qui nous rongeait comme un cancer depuis toutes ces années.

Un bras de fer qui s'éternisait — donc, à son avantage.

Nous avons envahi des places. Nous avons envahi des avenues. Nous avons grimpé dans les arbres.

Nous avons hurlé notre colère à pleins poumons.

Nous avons marché sous le soleil comme des forçats enchaînés et je commençais à fatiguer. Nous formions une matière épaisse qui emplissait les vides, s'écoulait dans un moule aux parois rigides.

Un moule aux parois rigides. Est-ce clair?

Les rues adjacentes étaient bouclées. Chaque fois que nous en croisions une, on apercevait son 355

horizon barré, son sinistre étranglement, sombre comme le caillot d'une artère malade. Des flics en rangs serrés, armés, casqués, vêtus d'un bleu marine très foncé, presque noir. Leurs boucliers de plexiglas lançaient des flèches d'acier vibrantes, des couteaux aiguisés, des éclairs. Leurs chaussures étaient cirées.

« Ça va chier, ai-je confié à Chris. Ça va tourner à l'orage. Tout se déroule comme prévu. Ça va chier dans pas longtemps.» Mais c'était ce qu'ils voulaient, non? Les uns et les autres. Que le sang coule.

J'ai donné rendez-vous à Chris quatre rues plus haut. Je lui ai dit que j'allais aux nouvelles. Que nous avions nos portables s'il arrivait quoi que ce soit.

J'ai quitté le cortège et me suis engagé dans une rue perpendiculaire en rasant les murs. Un no man's land électrique. Il était environ cinq heures de l'après-midi et la tension montait en puissance.

Wolf, qui décidément craignait de se déshydrater (accordons-lui le bénéfice du doute à ce malheureux), Wolf nous tenait régulièrement au courant de la situation. Des heurts se produisaient avec la police. Brefs et sporadiques, tout au long du défilé.

Nous sommes d'accord, Wolf. Une merveilleuse invention que ces talkies-walkies. Très bien, Wolf.

Merci pour les renseignements. Bois et va donc regagner ta place, amigo. Quand ça le prenait, il embrassait Chris à pleine bouche. Ne vous gênez pas, tous les deux. Pourquoi ne pas le faire contre un arbre? Ne vous occupez pas de moi.

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Je me suis avancé vers le cordon de police avec ma plaque à la main.

«Tenez bon, les gars, ai-je lancé à la cantonade en franchissant leur barrage. Courage et Honneur. »

Ils avaient de drôles de têtes. Je me suis éloigné dans leur dos en ruminant une désagréable impression. Est-ce qu'ils étaient drogués? Le bruit courait qu'ils prenaient des trucs de plus en plus fort, qu'on leur distribuait des produits spécialement conçus pour affronter tous les anti de la terre et les mettre en pièces. La presse en avait parlé. Des rescapés se plaignaient d'avoir été sauvagement mordus, presque dépecés. Des témoins choqués rapportaient des scènes épouvantables. Des petites vieilles. Des enfants. Des filles en minijupes.

Le maintien de l'ordre était devenu un vrai problème. La police anti-émeute avait beau être déchaînée, bourrée d'ecstasy ou autre, rompue au corps-à-corps, couverte par ses supérieurs, pourrie d'avantages en nature, elle souffrait d'un cruel manque d'effectifs. Il fallait bien l'admettre.

«Ainsi donc, me suis-je dit, voilà ce qu'ils ont trouvé. Il fallait s'y attendre. »

Ayant effectué un discret tour d'horizon dans les rues voisines, me faisant passer pour un homme des renseignements généraux, j'avais découvert la vérité. Il faut parfois se plonger dans la lecture de magazines scientifiques. Il faut le faire. Pour anticiper ce qu'ils fomentent dans leurs labos archi secrets. Voir où ils en sont. Ce qu'ils ont dans la tête. Se soucier de politique, d'économie, d'éco-

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système, ne suffît pas. lire et relire Kerouac pourrait suffire, mais les gens ne le comprennent pas.

Il faut donc avoir la Science à l'œil. Une Science qui avance à grands pas.

«La voilà, la surprise, ai-je pensé. Bien sûr. Ils ont juste quelques mois d'avance. Mais dire que je suis étonné, non, je ne le suis pas vraiment. Je ne peux pas dire que je sois étonné. Il fallait bien que ça arrive. Nous ne pouvons pas dire que nous n'étions pas au courant. »

Même les chevaux. Il y avait tellement de chevaux. Et tellement d'hommes. Cent fois trop. Un océan bleu nuit. Je n'avais jamais vu autant de policiers de ma vie. C'était presque risible.

L'ambiance était surnaturelle. J'ai appelé Marie-Jo pour lui raconter ce que je voyais autour de moi et lui demander de me rejoindre afin de dis-siper notre malentendu, mais elle n'a pas daigné répondre. Je lui ai laissé un message : «Bon, écoute-moi. Je ne vais pas passer mon temps à te courir après. Désolé. Mais tu loupes quelque chose. Tant pis pour toi, Marie-Jo. Salut. Amuse-toi bien. »

Pour en avoir le cœur net, je suis monté sur le toit d'un immeuble.

J'en suis resté interdit. La folie de certains était sans limites. Leur folle et hystérique volonté de puissance.

Puis je suis allé retrouver Chris. Je lui ai dit que nous allions nous faire massacrer.

«Rien ne t'oblige à rester», elle m'a répondu.

Je suis allé en parler à Wolf.

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«Des clones, Wolf. Une armée entière de clones.

C'est stupéfiant. Ils sont comme toi et moi. Ils vont nous massacrer. Tu comprends, maintenant? Tu comprends pourquoi je ne voulais pas qu'elle vienne?

Tu comprends pourquoi j'hésite à te la .confier?»

Un instant, il s'est refermé sur lui-même, puis il s'est décidé à jeter un regard lourd par-dessus son épaule. D'un peu plus loin, Chris lui a souri d'une oreille à l'autre.

Malgré tout, il avançait en se cramponnant à sa banderole. Le front soucieux, les mâchoires serrées.

Accusant le coup. Mais il allait de l'avant. Des sirènes, des trompettes, des tambours, une immense clameur nous cassait les oreilles.

Il m'a encore lancé un regard. Comme si tout ça était ma faute.

«Des clones? il a grogné. Des clones? Mais qu'est-ce que tu racontes ?

— Wolf, ne compte pas sur moi pour te rassurer.

Je n'ai vraiment pas le temps. Je te donne une information. Tu en fais ce que tu veux. »

En raison de ce poids qui lui tombait soudain sur les épaules, il semblait revenir à une taille presque normale. J'observais le phénomène avec attention.

Avec un peu de chance, j'allais bientôt le dépasser d'une demi-tête. Le ciel rosissait. Nous n'étions plus qu'un grand troupeau aveugle, marchant vers l'abîme, flanc contre flanc. Wolf grimaçait. Il devait être en train d'y songer.

«Quand on sera arrivés au bout, ai-je expliqué, quand on sera coincés par leur barrage. Ils vont 359

nous tomber dessus de tous les côtés. Ces maudits clones, Wolf. Us vont nous couper la retraite. Us vont scinder le cortège en plusieurs morceaux, ce qui nous affaiblira considérablement, tu le sais aussi bien que moi, et ensuite...»

J'ai renoncé à terminer ma phrase. D'un regard, Wolf m'a signifié qu'il m'en était reconnaissant.

Clones ou pas, qu'est-ce que ça changeait?

Chaque époque avait ses nouveautés. Ses nouvelles inventions, ses nouvelles modes, ses nouvelles stars.

Alors autant marcher avec son temps. Chris dirait, autant s'adapter. Sur ce point, nous sommes d'accord.

Puis Wolf s'est redressé. Je m'y attendais. C'était un pur militant. Tandis que je n'étais là que pour m'occuper d'une femme.

« Occupe-toi de Chris » il m'a fait d'un air maussade et douloureux, en vrillant ses yeux dans les miens.

Je lui ai répondu qu'il pouvait compter sur moi.

«Sauf que je ne serai pas toujours là» j'ai ajouté.

Le soir tombait quand les bulldozers ont enfoncé les barricades. Je regardais Chris qui leur lançait des bouteilles d'essence enflammées en compagnie de quelques autres et je me demandais ce qu'elle espérait. Avait-elle enfin trouvé sa voie ? N'y avait-il plus que ça qui comptait pour elle?

Et elle n'avait pas peur. J'espérais que la vue des premiers blessés la refroidirait et que nous pourrions songer à nous sortir de là en vitesse, mais elle prenait racine. Elle était folle de rage. Je l'ai vue 360

jfrapper un policier à cheval avec un panneau de sens interdit. Ses forces étaient décuplées. J'en avais presque les larmes aux yeux. Je n'étais pas digne d'elle, bien sûr. Au fond, je l'avais toujours su.

Nous avions perdu Wolf. À force de courir dans tous les sens. Quand la police chargeait, la confusion était à son comble. Quelquefois, j'attrapais la main de Chris avant qu'elle ne disparaisse dans un nuage de fumée ou encore je la perdais de vue une seconde pendant que des coups nous pleuvaient sur la tête. Rester ensemble n'était pas facile. Je me rendais compte de l'implacable volonté qu'il fallait.

Elle m'a emprunté une boîte d'allumettes car son briquet ne marchait plus.

Le soir tombait. Le crépuscule était empli de détonations, de grondements, de cris, de rumeurs lointaines. On entendait les sabots des chevaux. On voyait des lueurs orangées palpiter dans les environs, des ombres raser les murs, des silhouettes d'engins inquiétants qui prenaient position, renversant tout sur leur passage — roulant sur des corps? Puis le ciel s'est illuminé. Les hélicoptères ont braqué leurs projecteurs et les visages sont devenus blancs comme des visages de cadavres.

Sauf ceux qui étaient déjà en sang.

«Chris, je crois qu'il faut y aller, à présent» ai-je déclaré tandis que la police déferlait par les brèches que les bulls avaient pratiquées dans nos défenses.

Je n'étais pas le seul à avoir cette idée. Ceux qui 361

le pouvaient encore se sont mis à courir. Chris a hésité une seconde mais c'était comme des digues se rompant sous la pression d'un flot monstrueux. Elle a croisé mon regard avant de s'élancer. Frappée par un éclair de lucidité. «Mais d'où sortent-ils?» La plupart se le demandaient en fuyant l'avalanche qui grondait sur leurs talons. Des clones grimpés sur des motos étaient lancés à leur poursuite. Des clones grimpés sur des clones hennissants, les naseaux blanchis d'écume. Des clones par centaines, peut-

être à l'infini. Certains camarades restaient figés sur place, n'en croyant pas leurs yeux. Des putains de clones. Une invasion impressionnante.

Il s'en est suivi une véritable boucherie. Ils nous ont écrasés. J'ai protégé Chris comme j'ai pu, en me couchant sur elle quand ça allait mal. À peine relevés, nous étions de nouveau précipités sur le sol.

Leurs longues matraques en kevlar. La crosse de leurs fusils. Leurs solides bottines. Et les torrents d'insultes dont ils nous gratifiaient, ces sous-hommes, ces sous-merdes blêmes de duplicatas qui faisaient couler notre sang pur, notre sang d'humains à cent pour cent.

J'ai fait le mort. J'ai soufflé à l'oreille de Chris de faire la morte. Nous nous sommes aplatis sur le trottoir, face contre terre. Des paires de rangers noires filaient sous notre nez. Le sol en résonnait, roulait comme un tonnerre lointain. J'ai repensé à Paul Brennen qui observait notre débandade avec une moue méprisante, un peu plus tôt. Je me suis senti très en colère contre lui. Je le haïssais chaque 362

jour davantage. Et cette pauvre fille, cette pauvre Jennifer Brennen qu'il avait froidement éliminée.

Puis nous avons roulé dans l'ombre, sous un lampadaire fracassé, et une bataille rangée a recommencé plus loin. J'ai poussé Chris à l'intérieur d'un immeuble dont j'ai pulvérisé la porte vitrée avec un téléphone à pièces que j'ai trouvé dans les débris d'une cabine. Chris ne m'a fait aucune observation.

Je l'ai quittée vers dix heures du soir. Elle était pendue au bout du fil. Les traits décomposés. Wolf n'était pas rentré. Elle appelait les hôpitaux. Les hôpitaux étaient débordés. Elle les rappelait. Elle disait : «Mademoiselle, oh s'il vous plaît, je vous en prie...», mais ça ne donnait pas grand-chose.

Elle disait : «Un homme grand et fort, avec des cheveux blonds et bouclés.» Elle ne disait pas

«Sexy». Elle était morte d'inquiétude.

J'avais pris une douche. J'avais examiné les pro duits appartenant à Wolf, son gel à raser pour peau ultra sensible, sa bouteille de Pétrole Hahn, sa pommade pour hémorroïdes — Chris n'en utilisait pas, jusqu'à preuve du contraire. J'avais nettoyé un peu de sang coagulé sur mon crâne. J'avais un tibia très éraflé. Une épaule endolorie. Je ne me plai-

, gnais pas. Je n'avais aucune pensée intéressante.

!

Après la douche, je n'avais pas osé me diriger vers le frigo. Chris ne l'aurait peut-être pas compris. Vu les circonstances.

Je me suis donc arrêté en route pour manger une saucisse. Les véhicules de police sillonnaient 363

encore les rues avec leurs gyrophares en action et leurs sirènes en folie. J'avais mis le mien sur le toit de ma voiture afin de manger tranquillement.

J'avais des problèmes avec un excédent de ketchup et un trop-plein de moutarde qui tâchaient d'at-terrir sur mon pantalon.

Je me sentais un peu désabusé, presque mélancolique. Les rues étaient sans vie, évanouies dans l'air chaud. J'essayais de me réjouir d'avoir pu ramener Chris saine et sauve à la maison, mais c'était comme d'avoir son propre sexe dans la main et de ne pas savoir quoi en faire.

J'ai soudain eu envie d'aller baiser Marie-Jo, de sentir ses bras autour de moi, de me sentir écrasé sous elle. J'ai terminé ma saucisse en vitesse. H

n'était pas plus de onze heures. Il suffisait qu'elle comprenne qu'on pouvait avoir une fille chez soi sans coucher avec elle. Ce qui était mon cas. Nous pouvions très bien descendre et le faire dans la voiture. Ou encore mieux, filer à l'hôtel pendant que Franck nous croyait sur un coup. J'avais envie de lécher la sueur qui coulait sur sa poitrine, d'écarter ses cuisses à la peau admirable, d'une douceur étonnante. Une envie soudaine et irrésistible.

Malheureusement, aucun fleuriste n'était ouvert.

Je suis arrivé les mains vides.

J'ai sonné. H y avait de la lumière sous la porte.

Je ne me suis pas inquiété tout de suite. J'ai sif-floté entre mes dents. Puis je suis resté silencieux.

On vous a parlé d'un sixième sens? Chez un flic digne de ce nom? Blague à part, je n'en suis pas dépourvu. Ça me prend d'abord dans les jambes 364

et ça remonte dans mon dos et ça me fait froid dans la nuque, comme si on y promenait un glaçon. Il n'y a pas de petite lumière qui s'allume sous mon crâne, ainsi que certains le prétendent. Mais ceux-là, je ne les crois pas beaucoup.

J'ai avancé la main vers la poignée de la porte. La cage d'escalier était silencieuse, en dehors d'un papillon de nuit qui se cognait au plafonnier.

C'était ouvert. Tellement ouvert que j'ai sorti mon

.38 spécial.

J'ai fait le tour de l'appartement.

Je suis revenu m'asseoir dans le salon. Je me sentais oppressé.

Balayant la pièce du regard, incapable de comprendre ce qui se passait, je suis tombé sur l'étui du Manurhin de Marie-Jo. Il était vide. Parfaitement lustré. Ricanant.

Puis j'ai aperçu les menottes accrochées au radiateur de l'entrée.

J'ai fini par me lever et je m'en suis approché sans les quitter des yeux, la gorge serrée. De plus en plus mal à l'aise. J'étais en train de dégringoler au bas d'une pente. De plus en plus vite.

Je me suis accroupi devant le radiateur pour examiner quelque chose. Les sourcils froncés, la tête basculée sur le côté. En fait, une inscription pratiquée dans l'épaisseur de la peinture, jusqu'à la fonte, sur la face interne d'une cannelure. Il fallait avoir de bons yeux. Il y avait juste écrit RAMON, en petites lettres majuscules. Ce n'était pas un long discours.

Vingt secondes plus tard, j'enfonçais sa porte.

365

La deuxième de la soirée — je voyais encore la tête de Chris quand j'avais descendu la première, ça lui avait coupé le sifflet. J'ai enfoncé sa porte sans y croire.

Et naturellement, je n'ai trouvé personne.

Putain.

Putain de merde.

J'étais planté au milieu d'un désert. Au milieu de rafales de vent qui me cinglaient le visage. Dans une contrée rougeâtre et ténébreuse, à la terre brûlante, pulvérulente. Je suis allé respirer à la fenêtre.

Je me suis mordu les lèvres.

J'avais un très mauvais pressentiment. Le silence commençait à siffler autour de moi. Le papillon est entré et il est sorti par la fenêtre où brillait la lune.

Les taches sombres de ses océans. Il y avait une odeur de pizza dans l'air. Et au loin, quelques lueurs d'incendies.

J'ai pensé qu'aller me saouler avec Marc serait peut-être une bonne chose. Pour être franc, je ne voyais pas ce que je pouvais faire d'autre. J'avais beau me creuser la cervelle. Je pouvais lancer un avis de recherche. Ou pisser dans un violon. Ou bien m'asseoir et attendre. Ou réciter une prière.

Quelle différence ?

Je n'avais pas de chance avec les femmes. Celles qui étaient épinglées aux murs de Ramon avaient de gros seins et de sacrées paires de fesses, mais leur sourire était étrange. Je veux dire, on ne savait pas sur quel pied danser.

Quand je suis parti, le papillon est revenu. Il a descendu les étages avec moi, dans un vrombisse-

366

ment léger. Il tournait un instant autour des plafonniers, il s'y cognait plusieurs fois avant de me suivre, comme si j'étais un ami. Ou une femelle appétissante. Tout ça me paraissait tellement stupide.

J'ai traversé la rue. Je suis monté dans ma voiture.

Un automate. Avant de mettre le contact, j'ai jeté un dernier coup d'oeil sur l'immeuble. Je l'ai observé durant quelques secondes, par en dessous.

Et pourtant, mes sens étaient émoussés après une journée si bien remplie. Mon corps commençait à devenir douloureux. Mes mains étaient éra-flées.

Mon esprit était confus.

Et pourtant. Et pourtant j'y suis retourné. Ne me demandez pas pourquoi. Ne me demandez rien. Je n'en sais pas plus que vous. Nous sommes les dernières merveilles de l'Évolution. Nous ne connaissons pas toute l'étendue de nos pouvoirs.

Dans le hall, la minuterie s'était éteinte. Je ne l'ai pas rallumée. J'ai réfléchi une seconde et je suis ressorti. Je suis allé fouiller dans le coffre de ma voiture. J'ai enfilé un gilet pare-balles et je me suis équipé de lunettes de vision nocturne — on venait de recevoir les Goggles 500/ILR (Intensificateur de Lumière Résiduelle) que l'on pouvait coupler à un pointeur laser, mais le mien était resté dans la voiture de Marie-Jo.

À présent, je voyais tout en vert. Un vert lugubre, luminescent. Mais parfait, au regard de mon état d'esprit général. Au regard de ma débâcle existentielle. Soyons objectifs. Un verdâtre absolument parfait. Un univers pourrissant, mou et 367

humide. Des cascades lamentables, des effondrements silencieux, des lueurs faiblardes, des figures livides, spectrales. Mon élément. Soyons clairs.

Enfin, bref. Va où ton cœur te porte, comme dit l'autre. Mon instinct, en l'occurrence. Pour le reste, j'étais un navire sans gouvernail. Je le reconnais. Je ne cherche pas d'excuse. Dans une vie antérieure, j'ai dû être écartelé.

Enfin, bref, j'ai de nouveau traversé la rue. Dans la nuit verte, chlorophyllienne.

Le hall d'entrée silencieux. L'aquarium silencieux, rempli d'une eau profonde. L'escalier silencieux, tapissé de gazon. Mon pantalon vert émeraude. Mes chaussures vertes. Une atmosphère glauque. Les poils de mes bras, semblables à de minuscules fougères. Mon .38 de la couleur d'un jouet d'enfant. Je hais ce vert.

La porte du fond donnait sur une petite cour où l'on rangeait les poubelles. Une autre, sur le côté, menait aux caves.

De ces vieilles caves au sol de terre battue, à l'air insalubre, aux plafonds voûtés, aux murs de pierre envahis de salpêtre, rongés par l'humidité. Je les connaissais. J'y avais travaillé une semaine avec Franck, afin qu'il puisse y ranger ses livres. De ces vieilles caves aux couloirs biscornus, datant d'une époque ancienne et communiquant avec celles des immeubles voisins. Un vrai labyrinthe. Je n'étais pas chaud pour y descendre.

Ça se présentait comme un tunnel de verdure, malgré l'obscurité. Marie-Jo l'aurait fait sans hésiter pour moi. Au moins jusqu'à hier. Et quoi qu'il 368

en soit, je ne voulais rien avoir à me reprocher plus tard. J'en avais suffisamment comme ça. À me reprocher. Il était temps d'arrêter la casse. J'allais bientôt avoir quarante ans. Je devais renverser la vapeur, coûte que coûte. Je devais prendre d'im-placables décisions. Je devais m'agenouiller et ramasser les morceaux. Donner à Marc le bon exemple. Je suis sa seule famille.

J'étais en bas, un instant plus tard.

Une rangée de caves, puis le couloir faisait un coude. D'autres caves, puis encore un coude. Ou alors, ça partait à gauche et à droite. Je m'arrêtais pour tendre l'oreille et je n'entendais rien, alors je prenais à gauche. La fois d'après, je prenais à droite.

Et à force de persévérance, après avoir erré, montre en main, durant une bonne dizaine de minutes dans ces sinistres boyaux souterrains, je suis tombé sur les chaussures de Marie-Jo. Un peu plus loin, j'ai trouvé son pantalon. En boule, jeté par terre. Son pantalon. Avec son ceinturon, ses clés, ses petites affaires personnelles éparpillées autour, ses poches retournées, son mouchoir, sa menue monnaie qui brillait derrière mes lunettes comme des petits nénuphars lumineux sur une eau ténébreuse. C'était moche. C'était moche, tout ça.

C'était d'une tristesse nauséeuse. Je me suis plaqué au mur. Je sentais la sueur couler sur mes tempes, zigzaguer sur mon front. Une pierre me rentrait dans les côtes, là où j'avais mal — le clone m'avait frappé avec sa crosse tandis que je me fau-filais sous un banc et protégeais ma tête car il me 369

répétait «Je vais t'éclater la tête» comme un disque rayé.

Puis j'ai bloqué ma respiration. Je me suis transformé en machine à écouter. J'aurais pu entendre une araignée tisser son fil.

Rien, pour commencer. La mer. Un bloc d'an-thracite, sans rien à l'horizon. Un silence à couper au couteau, une mer d'huile.

Mais c'est venu tout doucement. D'assez loin. De faibles bruits indistincts. C'est venu du bout du monde.

Plié en deux, j'ai avancé dans leur direction. Le pantalon de Marie-Jo sur l'épaule. La pauvre. Ma vieille copine. Aïe aïe aïe. Tiens bon, Marie-Jo.

L'horreur. L'indicible horreur. Je faisais aussi vite que je pouvais. J'enfilais ces couloirs, ces galeries vert d'eau imbriquées les unes dans les autres, ces corridors couverts de vase, de lambeaux algueux, de mousses fluorescentes, de dentelles aqueuses. Je me rapprochais. Je me suis arrêté. À présent, j'entendais un bruit bizarre. Comme un bruit de cloche fêlée.

Bong. Et bong. Un bruit de cloche étouffé. Et bong.

Et rebong. Perplexe, je me suis remis en route.

Et bientôt, j'ai aperçu une lueur. Dans un boyau transversal. La cloche ne sonnait plus. Je me suis tapi. J'ai relevé mes effrayantes et grotesques lunettes sur mon front pour jeter un coup d'œil dans le passage. Une ampoule nue qui brillait sous la voûte, au bout de deux fils électriques tordus en accordéon. Une voix essoufflée a grogné la putain de salope. Ou bien putain, la salope. Je ne sais pas.

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Je ne sais plus. Et tout de suite après, quelque chose a roulé sur le sol. Bong badabong gong. J'aurais dit un seau en fer. Je n'aurais pas pensé à un seau à charbon, mais maintenant que vous me le dites, vous avez raison. Un de ces vieux seaux à charbon en forme de tuyau de poêle conique, une de ces antiquités dont ils se servaient autrefois, à l'époque où ils vivaient comme des bêtes, où ils faisaient du feu dans leurs appartements et s'as-phyxiaient à l'oxyde de carbone.

«Et toi, connard, tu creuses, enculé» a fait Ramon.

Je ne savais pas à qui il s'adressait. Je ne voyais que lui, entre deux planches disjointes de la cloi-son, je ne voyais pas ce qui se passait sur les côtés, je ne voyais que lui. Sa chemise couverte de sang.

Son pantalon couvert de sang, d'éclaboussures.

Cela dit, il ne semblait pas blessé. Simplement, il reprenait son souffle. Avec un air satisfait.

D'un violent coup de pied, j'ai enfoncé la porte

— je ne les comptais plus — sans la moindre difficulté. Un vague panneau de récupération dont les.

charnières de fer-blanc ont sauté comme des allumettes.

J'ai senti une présence à ma gauche. J'ai tiré dans le genou de Ramon. C'est ce que j'avais de mieux à faire. Avant de tourner mon attention vers la gauche.

Quant aux deux autres. J'étais déjà en train de les braquer. En gardant un œil sur Ramon qui s'ef-fondrait par terre dans un hurlement. Ses deux copains. J'ai failli leur tirer dessus pour ne pas prendre de risques. Mais ils étaient changés en statues. Ils étaient décomposés. Ils étaient jeunes.

J'ai aperçu Franck. Dans un trou. Un zombie.

Je les ai fait mettre à plat ventre, mains sur la tête. En la leur visant, justement, la tête. Et ils ont bien compris que c'était un ordre qu'il fallait exécuter sur-le-champ, voyant à quel point j'étais nerveux. Et même fou de rage. Quand je voyais Franck. Un zombie sorti de la tombe. En mauvais état. Les salauds. Quand je voyais Franck. Je ne parvenais pas à prononcer un mot. Vous me com-prenez.

J'ai attrapé Ramon par les cheveux et je l'ai traîné vers les deux autres sans attendre, en lui enfonçant mon .38 dans l'oreille. Quelque chose a accroché mon regard, dans le fond de la pièce, mais j'étais trop occupé. J'étais pressé. J'ai frappé Ramon au visage pour le calmer. Je lui ai ouvert la joue.

Autrefois, Chris et moi possédions une antenne parabolique et j'avais capté un documentaire sur les rodéos. J'avais appelé Chris. Pour voir ces gars.

Pour voir ces jeunes cinglés d'Américains. Et l'une des épreuves consistait à ficeler un veau le plus vite possible. Chris et moi en étions restés debout devant le poste, complètement fascinés. Ils vous ficelaient un veau à la vitesse de la lumière. On n'en croyait pas ses yeux.

Ça m'a pris trois secondes. J'étais prêt à leur tirer dans la tête, de toute façon. Des liens de plastique munis de fermoirs à crémaillère. Leurs bras dans le dos. Leurs poignets que j'ai serrés à mort.

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Us étaient muets. Je les ai traités avec brutalité.

Maintenir la pression. Transformer sa propre peur en tison ardent. On nous l'avait rabâché.

Bon. C'était une bonne chose de faite. Je me suis relevé en vitesse.

Quelque chose attirait mon regard dans le fond de la pièce, mais je n'avais pas encore assez de courage.

Non. J'ai jeté un coup d'œil dans le couloir. J'ai écouté.

En me retournant, je crois que j'ai vu ses jambes.

Durant une fraction de seconde. Et j'ai aperçu le seau tout cabossé. Je me suis dirigé vers Franck.

Très secoué. Très diminué. Sans forces, incapable de s'aider pendant que je le tirais de son trou en lui disant : «C'est fini, Franck. C'est fini, Franck. C'est fini, Franck» et qu'il dévalait sur les gravats.

Je l'ai laissé s'asseoir. Il me considérait avec stupéfaction malgré son visage tuméfié. Il était noir comme un livreur de charbon. J'imagine. Sa lèvre inférieure tremblait. Il allait peut-être s'évanouir.

Je n'osais pas le gifler. Je lui ai tenu la main un instant en lui disant :

« C'est fini, Franck. C'est fini, Franck. C'est fini, Franck. »

Puis j'ai pivoté doucement sur mes talons. J'ai fixé le fond de la pièce.

Je manquais toujours de courage mais je me suis levé quand même. Un jour, j'ai dû m'approcher de Chris qui m'attendait sur son lit d'hôpital, pâle comme une morte et me haïssant déjà. Et ça n'a 373

pas été une partie de plaisir. Chaque pas m'arrachait une grimace.

J'ai lancé mon pied dans la figure d'un des deux jeunes qui relevait la tête. Mais j'étais obligé d'y aller. Je voyais ses jambes nues.

Quand je me suis penché sur elle, j'ai pensé qu'elle était morte. Elle était trop abîmée. Elle était en mille morceaux. Elle était rouge de sang. Elle n'avait plus figure humaine.

J'ai vidé mon chargeur dans les deux genoux de Ramon. Mais ce n'était pas ça qui allait me la ramener.

Marie-Jo était presque morte, mais elle n'était pas morte. Son cœur battait. Les infirmiers ont cavale vers une ambulance. Des langues rouges et des langues bleues balayaient les murs. Des types en blouse blanche couraient par-ci, des policiers couraient par-là. On m'avait trouvé une brique de jus d'orange Tropicana bien frais que j'engloutissais consciencieusement, en fermant les yeux, appuyé contre l'aile de ma voiture. Franck avait eu besoin d'oxygène, mais Franck ça allait à peu près. On l'embarquait quand Chris m'a appelé pour m'annoncer que Wolf était à l'hôpital avec trois points de suture derrière le crâne et qu'elle allait le rejoindre. J'étais content de l'apprendre. Je voulais encore du jus d'orange. J'en voulais encore une brique. Sur ce, Francis Fenwick en personne est arrivé et il m'a demandé ce que c'était que ce bordel.

Mais ça nous en fichait tous un coup quand l'un des nôtres se retrouvait sur le carreau. J'en 374

avais les jambes qui flageolaient. Et Francis Fenwick baissait la tête.

Plus tard, Paula m'a dit :

«Viens te coucher. Il est trois heures du matin. Tu es mort de fatigue. Viens te coucher. Ne sois pas bête. »

Au lieu d'aller me coucher, je fumais des cigarettes devant la fenêtre du salon ouverte, les fesses calées sur une chaise et les pieds sur ma belle table.

Je me retenais pour ne pas aller la baiser. Je n'arrivais pas à croire qu'une telle idée puisse me venir, s'imposer si brutalement à moi dans un moment pareil. Elle m'attristait. Pour la chasser, je pensais à Paul Brennen.

«Ne bois pas tout le jus d'orange, elle a ajouté.

Gardes-en pour demain matin. »

MARIE-JO

On a de la neige au mois de mars, à présent.

N'importe quoi. Elle a déjà recouvert le jardin. Je suis allée monter la chaudière. «Rex, j'ai dit. Couché. Tu vois bien qu'on ne peut pas sortir. » Mais il a continué de gratter à la porte.

«Qu'est-ce que je fais? Je le laisse sortir?» ai-je lancé haut et fort.

Franck prétendait avoir perdu la moitié de ses facultés auditives, mais j'aurais plutôt dit à quatre-vingt-dix pour cent.

Rex a posé une patte sur l'accoudoir de mon fauteuil. «Vas-y. Fais-moi tomber», lui ai-je proposé en fixant ses yeux noirs.

Ce chien avait besoin d'exercice. Il mangeait trop de viande. D'ailleurs, je commençais à en avoir marre de ces balades. Je les connaissais par cœur. C'était le paradis des coureurs à pied. Mais pas ce matin-là.

Franck est descendu. Rex lui a tourné dans les 376

jambes. Il préférait Franck, c'était évident. C'était moi qui le sortais, mais son cœur allait à Franck.

«Qu'est-ce qu'on fait? On le laisse sortir?» Franck m'a considérée avec un air affectueux : «Non, Marie-Jo. On ne va pas le laisser sortir.

— Mais ce chien s'emmerde. »

Il s'est placé dans mon dos pour me masser les épaules. D'un côté, ça m'agaçait. Pas de l'autre. Ça ressemblait à peu près à ce que je voulais.

«Franck. On peut se permettre de payer une amende.

— Oui. Mais la question n'est pas là. Je t'en prie. »

Durant des jours, nous avions eu un long ciel bleu. Un air foid et sec. Le soleil occupait le salon, du matin au soir. Au moins, c'était une des choses que j'appeciais dans cette baraque. Il faisait bon derrière les vitres. J'ai dit à Franck, dont je sentais l'embarras, que le salon avait perdu tout son charme. Il faut toujours dire la vérité.

«C'est sans doute la dernière neige, m'a-t-il répondu. Ça va s'arranger. »

Je ne savais pas si ça allait s'arranger. Je me posais cette question depuis des mois. Et je n'avais toujours pas la réponse. C'était sans doute d'habiter près de Rose Delarue qui me déprimait. Dans cette banlieue aérée avec ses pavillons remplis de professeurs, de tristes et chiants universitaires à la barbiche taillée, vêtus de pantalons de velours, avec leurs femmes azimutées et leurs pique-niques au milieu de la forêt. Mais Franck s'était emballé pour le coin. Il pensait que ce serait mieux pour 377

moi. En fait, il en aurait fait une maladie si nous n'avions pas déménagé.

Il a enfilé son anorak en souriant :

«Tu vois, il ne neige déjà plus. Ça va se dégager.»

Je lui ai rappelé que Nathan devait passer prendre ses corrections. Franck perdait également la mémoire. À moins que ce ne soit l'âge. Il s'est demandé à voix haute où il avait la tête tandis que Rex continuait à gémir et à gratter furieusement le bas de la porte. Encore un qui ne comprenait rien à rien. Qui n'était pas satisfait de son sort.

Franck a sorti une liasse de feuilles de son petit cartable de pédé. Il l'a déposée sur la table en soupirant :

«Bon. Il progresse. Mais c'est tout ce qu'on peut dire. Qu'il progresse. Maintenant, ce que ça va donner, je n'en sais rien du tout. On verra ça dans quelques années. Enfin, s'il tient le coup. Hein, parce que c'est là qu'on les attend, n'est-ce pas?

C'est bien là qu'on les attend. Il faut voir s'il va tenir le coup. »

Je regardais dehors. Je fixais l'horrible grisaille du ciel avec hébétude. Les mains serrées sur les accoudoirs de mon fauteuil.

«Tu devrais y jeter un coup d'oeil, il a ajouté.

— Non merci, j'ai fait en observant un vol de corbeaux. Ça ne m'intéresse pas. »

Il n'a pas insisté. Il s'arrangeait désormais pour me contrarier le moins possible. Les seules sorties qu'il s'accordait le soir se résumaient à une balade autour du pâté de maisons où il pouvait saluer ses 378

semblables dans leur jardin et les féliciter pour l'éclat et le parfum envoûtant de leurs jolies roses —qui faisaient comme Rex, qui tendaient la patte et putassaient ignoblement au milieu d'autres cochonneries hystériques entretenues avec un soin d'enfer. Ou il rendait parfois visite aux Delarue qui s'étaient mis à organiser des pokers à tour de bras ou des tournois de Cluedo. Et c'est tout. Je ne savais pas ce que ça donnait, au niveau de sa vie sexuelle.

Peut-être qu'il y avait mis un bémol. Mais peut-être que c'était seulement une pause. Vis-à-vis de moi.

Sauf que l'important, pour moi, l'important, c'était de ne pas me retrouver toute seule. C'était tout ce qui comptait. Je pouvais peut-être m'arranger avec le reste. Dans la mesure où il évitait de me contrarier.

Il s'est penché pour m'embrasser sur la tête — ce que je n'aime pas — et il a fait, d'un ton malicieux en inspectant le ciel :

«Et qu'est-ce que je vois, là-bas? Qu'est-ce que je vois?»

Je voyais rien.

«J'en sais rien. Je vois rien. Couché, Rex.

— Regarde bien. Entre ces deux nuages. »

II voyait une fissure de ciel bleu. Il avait de bons yeux. Il m'a tapoté l'épaule. Puis il a jeté une grimace à sa montre. Voyant que Franck allait sortir, Rex s'agitait comme un malade. Ses griffes clique-taient sur le parquet qu'une bonne femme venait astiquer tous les jours — elle astiquait même les chromes de mon fauteuil avec un produit spécial qui sentait le gaz. Il aboyait, il jappait, il tirait la 379

langue, il remuait la queue, il nous implorait, il était dégoulinant — ses grosses babines baveuses — d'un soudain excès d'amour pour nous.

«Qu'est-ce qu'on fait avec lui? On fait quoi, Franck? Regarde-le.

— Je sais. Mais on ne fait rien. On ne peut rien y faire. S'il te plaît. Couché, Rex. Couché, le chien.

Tu restes à la maison.

— Tu lui donnes trop de viande, aussi.

— Tu crois? C'est bien possible. Oui, tu as raison. »

Rex a pleuré en le voyant partir. Il n'a pas cessé de gémir pendant que son maître imprimait parfaitement ses pas dans la neige puis raclait son pare-brise en rosissant du nez, en soufflant comme une petite machine à vapeur.

Quand Paula est arrivée, je somnolais. J'ai rouvert les yeux au moment où elle traversait le jardin, picorant la neige de ses talons hauts et serrant le col de son grand manteau d'homme, incognito avec ses verres fumés et une soyeuse écharpe qui volait au vent — on est mannequin ou on l'est pas. Cela dit, elle amenait le soleil. Le paysage s'était illuminé.

Les ombres s'éloignaient, ondulaient sur la colline et s'effilochaient de l'autre côté du petit lac artificiel tendu comme un miroir — Rose était la présidente des Amis du Lac et elle m'avait fait signer une pétition visant à interdire les vélos sur le chemin qui le contournait si délicieusement ainsi que les jeux de ballon, si tu veux, Rose, si tu crois que c'est utile, histoire de m'en débarrasser.

380

J'ai pivoté sur mon fauteuil en avertissant Paula que c'était ouvert.

Je ne dis pas qu'elle est idiote, cette fille. Je l'aime bien. Je ne dis pas qu'elle est idiote mais je crois qu'elle fonctionne avec un temps de retard. Ça se voit sur les photos. Dans les magazines. On voit très bien qu'elle a un temps de retard. Elle a toujours un air décalé. Ce fameux air décalé. Et ce n'est pas un genre qu'elle se donne. Elle est comme ça du matin au soir.

Nathan m'avait raconté qu'elle cassait beaucoup de vaisselle. Elle pouvait laisser tomber son verre dans un moment d'inattention ou bien on lui tendait une assiette et sa main se refermait trop tard. Pas à tous les coups, bien sûr, mais ce n'était pas si rare que ça.

Au moins tête en l'air. J'ai poussé un cri : «Putain, Paula. Fais gaffe. » Car elle tenait la porte largement ouverte. Et elle a eu un temps de retard.

J'aurais préféré qu'elle me casse une assiette et un verre. Elle est restée figée pendant que Rex lui filait entre les jambes.

«Bien joué, Paula. Parfait.

— Le chien. Il s'est tiré, dis donc. »

Je le voyais s'enfuir au triple galop, comme une flèche noire.

«C'est grave?»

J'étais de sombre humeur, la plupart du temps.

J'en étais consciente. Mais comment devais-je m'y prendre pour m'améliorer?

«C'est Franck, j'ai répondu. Il va me casser les couilles. »

381

Franck allait penser que j'avais cédé à un caprice, que je n'en faisais qu'à ma tête. Si Rex ne revenait pas, il allait m'en vouloir à mort. Il allait croire que j'étais devenue une débile mentale. Que mon seul plaisir était d'emmerder le monde. Comme tous ceux qui sont dans ma situation. Et je n'avais pas envie de ça.

Pendant que Paula vidait son sac sur la table, je me suis penchée sur mon armoire à phamarcie.

Dans un flot de lumière dorée. Antidépresseurs, antidouleurs, somnifères, amphétamines, quelques ampoules de morphine et toute la panoplie du genre, soigneusement rangée. Paula me surveillait du coin de l'œil. Hein, des fois que je ne sois pas assez généreuse, peut-être ? Comme si elle avait à s'en plaindre, de notre combine. Parfois, je la faisais pisser dans sa culotte, folle d'inquiétude. Quand je considérais mes ampoules de morphine et que j'avais l'air de me tâter. Je l'entendais gémir de l'intérieur. Je feignais de ne pas me décider à les lui donner. Ça la tétanisait. J'étais vache avec elle, de temps en temps.

Mais on s'entendait bien. Quand je ne m'en-dormais pas au soleil, je la guettais avec impatience.

Et pas seulement pour ça mais parce que ça me changeait tellement de la voir, de voir une tête qui me changeait de celle de Rose et consorts, des têtes qui finissaient par m'effrayer et me visiter dans mes cauchemars. C'était pas Sex and the dry, l'ambiance.

«Merde, j'ai déclaré. Et comment je vais faire d'après toi?

382

— C'est vraiment chiant, cette histoire. C'est flippant, non?

— Faut qu'il soit là quand Franck va revenir. Y a vraiment intérêt. Sinon, il va me casser les couilles.

Je vais me sentir humiliée. Tu sais ce que ça veut dire, toi, être humiliée ? Non, ça m'éton-nerait fort, avec ton petit cul. »

Je suis tellement grosse, en ce moment. Si ça continue, mon cœur va finir par me lâcher. Normalement, je devrais suivre un régime. Rita me sert de kiné. Elle me masse. En fin de séance, elle peut mettre son tee-shirt à essorer. C'est elle qui perd des kilos. Pas moi. Mais je suis devenue philosophe. À

mi-temps. Quand j'ai pas mon walkman sur la tête.

On est dans un remake de Laurel et Hardy quand je me tiens à côté de Paula. Ou encore de la Belle et la Bête, version cradingue. Mais malgré tout, elle est d'une habileté étonnante, elle est adroite et précise quand il le faut. Et je suis tellement grasse que je dois pas lui faciliter les choses.

«Et maintenant, t'attends quoi?» je lui ai demandé.

Elle était encore en train de réfléchir à savoir si elle connaissait l'humiliation ou pas. Elle essayait de se mettre dans la peau d'une grosse, j'imagine. Elle avait laissé tout son bazar en plan alors que j'avais déjà relevé ma manche. Mais pas dans la peau d'une grosse junkie privée de ses jambes et emmerdée par son cinglé de clébard, dites-moi. Enfin, je l'espérais pour elle.

383

Plus tard, quand je me suis sentie mieux, je lui ai fait la conversation.

«J'appelle pas ça être humiliée, Paula. Il ne t'a pas humiliée. Il t'a plaquée, mais il ne t'a pas humiliée. »

C'était ça ou parler des histoires de cul qu'on trouve dans la presse people — qui sont parfois éloquentes.

Même si on rabâchait. Ainsi, d'ailleurs, que dans les journaux branchés. De quoi parler d'autre?

La blessure était encore fraîche, côté Paula. Elle n'avait pas l'air d'une femme abandonnée mais un sombre éclat brillait encore sur son visage quand on évoquait le problème. Ça lui avait fait mal, on est d'accord. Elle ne l'avait pas bien pris. Elle avait gardé l'appartement. Mais Paula, ses tentatives de suicide, on ne les comptait même plus. Elle ne les comptait même plus. Le suicide était dans sa nature.

Déjà qu'elle était pâle.

De temps en temps, un type l'accompagnait et ce n'était jamais le même. Il attendait dans la voiture.

Un beau mec, dans une belle voiture. Et je lui disais qu'elle ne s'emmerdait pas. Et elle me répondait qu'elle ne voulait plus en entendre parler, des mecs.

Ben, on dirait pas, je lui rétorquais. Et alors elle jetait un œil sur son chevalier servant et elle restait de glace ou alors elle cherchait quel était le nom du gars ou alors elle disait oh, lui, oh, puis elle se contentait de hausser les épaules.

Au début, on parlait de Nathan. Maintenant, on n'en parle plus. D'un commun accord. On évite le sujet autant que possible.

On n'a pas tout ce qu'on veut, dans la vie.

384

Elle s'allonge sur le canapé, au soleil. Elle n'a pas envie d'aller bosser. Elle m'apprend qu'Eve et Marc se sont disputés toute la nuit. Elle les a entendus. Mais je regarde dehors et je lui dis :

«Faut que je récupère ce chien coûte que coûte.»

Et nous voilà parties dans un fou rire nerveux.

Quand je sors des vapes, Paula n'est plus là. Puis on vient m'apporter mon repas. Je demande à la bonne femme : «Vous n'avez pas vu mon chien?»

Je téléphone à Rose Delarue pour lui exposer mon problème. Elle me dit qu'elle va prendre ses jumelles. J'attends. Je regarde les arbres qui s'égout-tent, je regarde les corbeaux, je regarde l'horizon, je regarde le soleil sans cligner les yeux. «Attends, elle me dit. Non, je ne vois rien. Désolée, Marie-Jo, mais je ne vois rien du tout. Aussi, comment as-tu fait ton compte?» Je raccroche. Je regarde les corbeaux qui vont et viennent. Certains restent perchés sur les fils électriques. Je raccroche au nez de la présidente des Amis du Lac.

Dans l'après-midi, je me suis avancée jusqu'au trottoir et j'ai commencé à appeler Rex. J'ai hurlé son nom à pleins poumons. Au moins pendant une heure.

Alertés, les voisins sortaient et venaient voir ce qui m'arrivait. Je leur expliquais la situation.

C'était un quartier si calme. Mais je n'étais pas un de ces petits voyous à la peau basanée, je n'étais pas une racaille de plus, je n'étais que la cinglée d'à côté à qui l'on n'osait rien dire, eu égard au grand malheur qui m'avait frappée. Toute cette 385

bande d'enculés. De parfaits réacs qui filaient leurs fringues à la Croix-Rouge et se retrouvaient dans le hall de la cinémathèque pour se lécher le trou du cul à tour de rôle. Ils n'osaient rien me dire. Je n'attendais pas qu'ils soient partis pour me remettre à crier. Je me cramponnais à mes accoudoirs, j'enflais ma poitrine, gonflais mon cou et je braillais de toutes mes forces après cet imbécile de chien qui était le seul à ne pas m'entendre. J'avais alors droit à un regard sévère, à des fureurs contenues que je toisais avec impatience, mais c'était des catholiques pratiquants pour la plupart et ils déci-daient de tourner les talons en attendant que je crève. En attendant, je bloquais le trottoir. J'emmerdais tout le monde. Mais personne n'osait rien me dire. Je faisais trop pitié. Je faisais qu'on préférait regarder ailleurs.

Je n'avais plus de voix, quand je suis rentrée. À

peine la force d'exécuter un demi-tour et de retraverser le jardinet que Franck s'obstinait à rendre aussi moche que les autres — ils s'échangeaient leurs secrets, ils coupaient des fleurs pendant que l'horizon brûlait dans leur dos et que des foules s'étripaient aux quatre coins du globe et dans les rues de la ville qui commençait à me manquer, entre parenthèses, et dont on apercevait les tours et les buildings en modèle réduit, et dont j'avais ratissé les rues dans tous les sens. Au triple galop.

Je me suis penchée et j'ai réussi à ramasser de la neige avec laquelle je me suis frotté le visage.

Résultat, j'ai trempé ma chemise. Le soleil brillait intensément mais je me suis sentie désemparée, je 386

me suis sentie affolée, j'en ai tremblé de tout mon corps — sauf du bas. Oui, à cause de cette histoire de chien. Je me suis mise à en faire une montagne.

J'en ai même pleuré pendant cinq minutes.

Jusqu'à l'arrivée de Nathan.

Je n'avais aucune chance de lui plaire, cela dit, mais j'ai essuyé mes yeux en vitesse, je me suis légèrement repoudrée, j'ai vérifié mon chignon —que la bonne femme qui me lavait tous les matins tripotait davantage que mes fesses — et j'ai repassé du noir sur mes lèvres — je suis fournie par Paula en cosmétiques et Derek se déplace pour mon henné qui donne en ce moment un rubis sombre et des reflets cuivrés que je trouve pas mal. J'ai encore ça, paraît-il. J'ai encore mon visage. Mes beaux yeux verts en amande, mon beau visage planté sur des décombres. Quand je dis ça, on me répond : «Mais non.»

Parfois, Derek m'emmène dans des boîtes. On trouve des bonnes âmes pour me transbahuter. Je me fous au milieu de la piste et je danse avec mes bras. J'essaye de draguer à mort, mais j'y arrive pas.

Malgré ma belle gueule. J'ai simplement ramassé une giclée de sperme, l'autre fois, et mon partenaire m'a plantée dans les toilettes alors que je lui demandais du papier. Ce n'était pas un gentleman, voyez-vous. Mais c'était mieux que rien quand j'y réfléchis une minute. Quand Derek me ramène, en général, je suis bourrée. J'admets qu'il y a du laisser-aller dans mon comportement de ces derniers mois.

Il faut voir ces malades qui me tournent autour, vous savez ce que c'est, comme ces

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filles qui se traînent sur leurs béquilles. Ils commencent par me payer à boire. Mais vous me direz, je ne suis pas obligée d'accepter. Mais est-ce que j'ai dit que je l'étais, obligée? J'ai pas l'impression.

Depuis qu'il avait commis sa grosse bêtise, Nathan avait tout son temps pour écrire.

-Alors? j'ai demandé.

— Alors quoi?

— Est-ce qu'elle a souffert?

— Je n'en sais rien. Elle a refusé que je reste. Et je n'ai pas droit aux visites. Alors, ne m'en parle pas. »

Quand je dis que Nathan avait tout son temps pour écrire, c'est parce que je suivais son regard.

Depuis qu'il était entré dans la pièce, et tout en me parlant, il jetait un œil par-dessus mon épaule. Mais j'avais pris ses feuilles, enfin le truc sur lequel il suait depuis deux mois, et je m'étais assise dessus.

«Alors? il a demandé.

— Alors quoi?

— Franck m'a dit que je pouvais passer.

— Et il a raison de te dire de passer. Tu peux passer quand tu veux.

— Écoute. J'ai eu des tonnes de boulot. Ne le prends pas comme ça. Edouard fait traiter son acné au laser et j'ai tout le boulot sur les bras. Ce connard de Fenwick. H l'a fait exprès. J'ai les peintres dans les jambes du matin au soir. Je sais plus où donner de la tête. Toutes ces putains d'archives. Y en a des kilomètres. C'est pour ça. H a

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dû trouver que c'était pas assez. L'ordure. Cette ordure de Fenwick.

— Tu n'as pas besoin de me donner toutes ces explications. J'en ai rien à branler. Je ne t'attends pas pour aller me balader. Sois tranquille. »

Je ne l'avais pas vu depuis une quinzaine de jours.

Pas même un coup de téléphone. C'est comme ça qu'on traite sa vieille copine? Hein? Si c'est pas malheureux. Si c'est pas une honte. Hein? Comme si j'avais pas conscience de ce que c'était. Comme si j'en ferais pas autant à sa place.

Mais il ne va pas très fort, lui non plus. Je vois bien qu'il est complètement largué. Du jour où il a appris que Chris était enceinte, il a été largué. Je sortais du coma et il venait me raconter ses histoires alors que j'étais encore entre la vie et la mort. D

achetait des machins pour bébé, des petits jouets, des brassières, des couches imperméables. Il a vraiment pété les plombs quand il a su que l'affaire était en marche. Mais je la connais, Chris. Elle ne changera jamais d'avis. Il pourrait se poignarder devant elle, s'ouvrir les veines. Ça n'y changerait rien. Ça se voit depuis la nuit des temps qu'elle ne l'aime plus. Qu'elle a décidé de ne plus l'aimer.

Mais il est tellement aveugle. Mais aveugle à ce point-là, moi, des aveugles à ce point-là, j'en connais pas des masses.

Je le laisse mariner. Je le laisse à sa mauvaise conscience. Il en est bien capable. Puis tout à coup, un air glacé me saisit. Mon front se ride.

«Nathan. Une chance que tu sois là. C'est un miracle.

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— Je viens te voir aussi souvent que je le peux.

— Il faut que tu m'aides à retrouver Rex.

Nathan, aide-moi à retrouver Rex, pour l'amour du ciel.

— Que je t'aide à quoi?

— Il s'est barré. Rex a fichu le camp, tu m'entends. Il faut que tu m'aides. »

C'est ce que j'ai souvent apprécié, chez lui. Il sait se montrer charitable. Il a été okay. Il a déclaré qu'on allait s'en charger très vite. Qu'il n'y avait pas de quoi paniquer. Ça m'a rassurée. Ça m'a détendue. Ça m'a rendue magnanime. J'ai tiré sa copie de sous mes fesses et je la lui ai tendue.

«Y avait du vent», j'ai expliqué.

Il s'est assis à la table, face au soleil. Il grimaçait déjà. Son dos était courbé.

J'ai fumé une cigarette pendant qu'il lisait. Je ne pouvais pas grand-chose pour lui et il ne pouvait pas grand-chose pour moi. J'ai regardé mes ongles. Faula avait dû me les faire pendant que j'étais dans le cirage. Paula a bon cœur. Ils étaient d'un bleu nacré, sans retouche, et pendant ce temps-là, Nathan se prenait la tête entre les deux mains.

Je l'imaginais dans ses archives. En compagnie d'Edouard. Je l'imaginais tournant en rond comme un rat dans sa cage alors que Chris avait un enfant d'un autre. Je l'imaginais confiné au sous-sol. En compagnie d'Edouard. Au milieu d'un océan d'horreurs, d'affaires criminelles, de portraits d'assassins et de portraits de victimes, baignant dans un flot d'existences gâchées, de vies 390

sans issues, de vies tragiques et vaines, parce que moi ça ne m'aurait pas plu. Mais pas du tout. J'aurais donné ma démission.

Bonne fille, j'ai attendu qu'il termine sa lecture.

Mon petit Jack Kerouac des sous-sols. Sauf que je suis un fantôme incapable de t'atteindre.

Il a replié ses feuilles et les a rangées dans sa poche, les yeux dans le vague. Sans faire de commentaires inutiles.

Combien d'entre nous sont accrochés à des chimères? Combien ont cru tenir quelque chose?

Combien de pétards ont illuminé nos vies avant de rabattre les ténèbres? Combien de rêves se sont réalisés ? Je vous demande un peu.

Je vois un gars une fois par semaine qui vient m'expliquer que je dois me battre. Mais ce n'est pas de me battre, que j'ai envie. C'est d'être complètement raide. Défoncée au maximum. Et de bon matin, si possible. Quoi? Vous me le demandez, je vous le dis.

Comme l'heure avançait, je l'ai tiré de ses réflexions.

«Écoute. Je ne peux pas faire semblant de m'intéresser à quelque chose qui ne m'intéresse pas.

Désolée. »

Je voulais qu'on rattrape ce chien avant le retour de Franck. Et je voyais que l'heure avançait. J'ai décroché mon anorak. Je lui ai dit que je n'avais besoin de personne pour enfiler un anorak.

«Fallait pas me sauver la vie, j'ai ajouté. Faut pas venir te plaindre. »

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Il m'a répondu que je faisais chier. Je lui ai souri.

Avec mes fausses dents.

Je me suis accrochée à son cou et il m'a installée dans sa voiture. Je dois faire dans les quatre-vingt-quinze, j'imagine. C'est toute une aventure, une galère, mais j'en ai profité pour me serrer ignoblement contre lui et rafraîchir ma mémoire en ce qui concerne son odeur et la vigueur de ses bras —choses qui me seront utiles plus tard pour me branler.

Et nous roulons.

Le ciel est encore bleu, virant au mauve. La neige fond, dégringole des arbres, glisse des toits, erre sur les trottoirs, et nous roulons au pas. Nous inspectons les rues transversales, nous ratissons le quartier de façon méthodique. Rex, hou hou, le chien. Je me sens légèrement angoissée. Je prends quelques pilules sous le regard perplexe de mon ancien amoureux qui n'est pas au bout de ses peines. Il s'est assombri en quelques mois. Ce qui n'enlève rien à son charme.

«Et ta petite amie? je lui fais tandis que nous poursuivons nos recherches de l'autre côté du lac.

Comment elle va, ta petite amie?»

Il se marre. Il arrête la voiture et descend pour acheter un sandwich à la saucisse. Moi, je ne veux rien. Rex m'a coupé l'appétit. Et je prie pour qu'on le retrouve car cette situation me rend folle. Je sais ce que Franck va penser. Je suis malade à l'idée de ce qu'il va penser. J'essuie vivement les larmes qui recommencent à couler sur mes joues. Ces réactions incontrôlables, que j'ai. Ça ne me facilite pas 392

la vie, croyez-moi. Mais est-ce que j'irais mieux si je ne prenais rien? Est-ce que quelqu'un peut m'assurer que je n'irais pas plus mal ? Personne ne le sait. Moi la première.

Je veux bien un coca. Pour lui faire plaisir. Je hoche la tête puis je baisse la vitre. J'attrape le coca.

On échange un sourire. Il a demandé si on n'avait pas vu un gros chien noir dans les parages, une flèche avec un collier rouge. La rue s'étend sous une lumière assez radieuse, dans un calme étonnant.

Nathan paye nos consommations. Je le regarde et je me dis quelle idée de baiser avec José. Aussi, quelle idée.

On en rigole en se remettant en route, de cette alliance contre nature, de cette liaison qui ne mène à rien, car ce qu'elle aime, José, c'est les étudiants de gauche. C'est ce qu'elle aime avant tout. Et c'est une féministe.

«Ce qui m'inquiète, il dit, c'est qu'elle parle d'habiter chez moi. J'aime pas ça.

— Elles sont toutes pareilles. Tu sais, te fatigue pas.

— Tu verrais, chez moi. C'est tout petit. J'ai à peine la place pour un bureau. »

Je vois un chien au loin. On accélère. Puis on se remet à rouler au pas. On tourne pendant une demi-heure, puis on se gare au bord du lac.

Nathan sort mon fauteuil et je retourne dedans. Je suis de plus en plus inquiète. Quel con, ce chien. Je l'appelle. Mais on est bons pour la promenade autour du lac.

Je ne veux pas qu'il me pousse. Il fait beau mais 393

il ne fait pas chaud. C'est désert, en semaine. C'est presque sauvage. Quand je suis en forme, avec Rex, on exécute le tour complet. Je disparais au milieu des buissons. On s'amuse avec des bouts de bois.

J'arrache des poignées d'herbe pour les sentir. Je traque les amoureux qui baisent dans les fourrés.

«Est-ce que je te manque? je lui demande

— Tu le sais bien», il me répond.

On entend un coucou. Un nuage de moucherons scintille dans la lumière dorée. On court après un chien dont on n'a pas encore vu le bout de la queue.

Dans le soleil rasant. Des hélicoptères de la police traversent le ciel immaculé, se dirigent vers la ville.

Comme dit José, soyons vigilants à propos de nos droits civiques.

N'empêche que José baise mieux que Paula, d'après ce que j'ai compris.

Sinon, il s'attendait à quoi?

On s'attend à quoi, au juste, dans la vie? Est-ce qu'on poursuit jamais qu'un chien errant? Je fris-sonne. Il me dit : «Ferme ton anorak. » Je le ferme.

Au moins, j'ai pas froid aux guiboles. On crie :

«Rex. Rex.» Nathan le siffle. La ligne de crête brille comme un filament électrique. Il y a dans l'air quelque chose qui pourrait terrifier une petite fille.

On fait fuir des lapins.

Je me mets à pleurnicher :

«Nathan. Retrouvre-moi ce putain de chien. S'il te plaît. Je t'en priiie. Merde. »

Il a un air accablé. En fait, il ne sait plus comment me prendre. Il n'est pas le seul. Je suis deve-

nue très lunatique, semble-t-il. Même si ce n'est pas le mot qu'on utilise dans mon dos.

Nous restons un moment plantés comme des idiots, tout à coup silencieux, n'y comprenant plus rien. N'y ayant peut-être jamais rien compris. Tandis qu'une légère brume envahit les rives. On dirait que ça vient du sol.

Je décide que Nathan doit partir en éclaireur. Je l'envoie explorer les environs pour ne plus l'avoir à côté de moi. Car maintenant, sa présence m'op-presse.

Je cligne des yeux dans la lumière. Quand je les rouvre, il est déjà parti.

Je l'entends crier : «Rex», au loin. Une famille de canards glisse et le lac redevient liquide dans leur sillage, il ondule. Le ciel est rose. Je pense à Franck qui doit être en train de terminer son cours, tout en ramant sur mon fauteuil. La neige craque sous mes pneus.

Rita m'appelle pour m'annoncer que des manifestants sont en train de tout casser en bas de chez elle, alors il se pourrait bien qu'elle soit en retard pour ma séance du soir. Je lui fais part de ma détresse. Elle me dit que c'est la faute de Nathan, que je déconne, qu'il me flanque le bourdon. Alors je pique une crise. Je me demande qui va enfin comprendre que je dois absolument retrouver ce chien.

Je me planque dans un arbuste pour pleurer. Je pense à Chris qui ne veut plus le voir, qui l'écarté de sa vie. C'est elle qui a raison. Rita est persuadée que Nathan porte la poisse. Elle m'a déclaré 395

qu'une gouine sentait particulièrement bien ce genre de chose. Je me mouche. Je regarde autour de moi et de voir ce paysage en sucre d'orge, cette lumière apaisante, ces rives tranquilles et silencieuses où se posent des moineaux, je me remets à pleurer comme une Madeleine. Ça ne va pas fort.

J'appelle Rex en sanglotant. Son nom s'étire comme de la guimauve dans ma bouche. C'est épouvantable. Je fais : « Beuu, beuuuu » entre deux sanglots. On dirait qu'on m'égorge.

Je vais me flanquer à l'eau, voilà ce que je vais faire. Je m'arrête de pleurer. J'ai froid. Nathan réapparaît. Il s'assoit sur un banc. Il examine l'horizon, les mains enfoncées dans les poches, la tête rentrée dans les épaules. Devinez à qui il me fait penser. Sans compter que l'autre aussi a fini alcoolique.

« Peut-être qu'on va pas le retrouver, il me dit.

Peut-être qu'on va pas y arriver, pour finir. Voyons les choses en face.

— Je rentrerai pas sans lui. Je préfère te prévenir.»

On évite de se regarder. On réfléchit en silence.

«Écoute, il me fait. J'aimerais savoir pourquoi c'est si important. »

On en est là. À se demander ce qui est important. Puis on repart.

Je le laisse prendre de l'avance. Je le regarde s'éloigner. J'avance à côté de ses traces. Je crois que dans ma vie, je n'ai rencontré que des gens qui n'ont pas eu ce qu'ils voulaient et qui se sont usés, ou qui sont en train de le faire. Mais c'est la majo-

rite, non? Ça doit être plus facile d'être un canard.

La famille canard amorce une large courbe puis fait route dans l'autre sens. Mais celui qui est en tête, est-ce qu'il sait où il va? Est-ce qu'il sait qu'il entraîne les autres ?

Le sentier monte un peu. Je fatigue beaucoup.

J'ai de moins en moins de souffle. Je n'ai que trente-trois ans, pourtant. Encore un truc qui m'angoisse, pour des tas de raisons. Je fais une halte. Il faut que je reprenne ma respiration.

Je suis éblouie par le lac. Je ne vois même plus l'autre rive. J'entends son clapotis. C'est l'heure où les corbeaux croassent. Il ne manque plus que les grenouilles. Il est encore trop tôt pour les criquets.

J'y vais ou j'y vais pas? Je me pose la question Au fond, je suis contente d'avoir cette possibilité Ça m'enlève un poids, tout à coup. Rex peut bien filer jusqu'en terre Adélie, je suis libre d'annuler le jeu à tout moment. Je peux donner un bon coup de frein. Du moins en ce qui me concerne.

Je suis sûre qu'elle doit être glacée. C'est la seule chose qui me retient. Tétais plus courageuse quand j'étais une petite fille. Mon père et moi, on se baignait dans des rivières, on se baignait dans des torrents de montagne avant que ça dégénère.

Puis je me décide. Je prends mon élan. J'y vais tout droit. Je passe entre deux buissons, je baisse la tête, je retiens mon souffle en dévalant une pente à dix pour cent que j'aurais préférée plus rapide, puis je bascule à la flotte. Je suis propulsée de mon fauteuil comme d'un siège éjectable.

Je suis électrisée. Dès que je sors la tête de l'eau, 397

je pousse un cri de douleur. Autour de moi, l'eau est toute noire. Dya une seconde, elle était dorée. En m'agitant, je me tourne sur le dos. Mes jambes descendent vers le fond. Elles sont pressées d'en finir.

Et voilà que je pleure de nouveau. Que je me mets à couiner des mots incompréhensibles en faisant la planche. Je m'éloigne du bord en m'aidant de mes deux bras puissants parce que personne ne peut plus m'aider et j'en ai le cœur bousillé. Je vois mes jambes qui remontent à la surface, qui flottent à ma suite comme des rubans sous-marins. Je m'aperçois que je suis en chaussons.

Je vais tenir combien de temps ? Je vais mettre combien de temps à disparaître? Quand je n'en pourrai plus. Quand je serai épuisée. Je suis épuisée.

Entre mes larmes, je distingue un ciel indifférent, d'une platitude infinie malgré ses langues de feu, ses profondeurs violacées, ses pastels, sa transparence poudreuse. D'une beauté ridicule.

Puis je vois Nathan qui surgit des broussailles, sur une éminence qui surplombe le lac. Les buissons scintillent autour de lui.

Quand il me repère, je lui crie : «Va-t'en. Laisse-moi tranquille. Fous le camp. »

Mais il se précipite pour délacer ses chaussures.

Je suis au désespoir. Je veux pas le croire.

Je crie : «Arrête de faire le con. J'en ai marre.»

Je suis repartie dans mes sanglots. Je me laisserais bien couler mais ça ne changerait rien. Je suis maudite.

Il défait son pantalon, il défait son blouson. Je sens mon visage tordu par une affreuse grimace. Je couine.

Et au moment où il va se mettre à plonger, je murmure : «Ne fais pas ça. Je t'en supplie Nathan, ne fais pas ça. »

Alors il s'arrête, comme s'il m'avait entendue. Il hésite. Je sens son regard posé sur moi. Je fais «Beu, beuuu», comme si j'étais un veau perdu dans un pré.

Il hésite. Je murmure : «Ne fais pas ça, Nathan. Ne recommence pas. »