NATHAN
«Je ne sais pas si je t'arrache des larmes, mais en tout cas, Chris ne t'a jamais rien fait. Rien qui puisse te pousser à lui souhaiter du mal. Je n'ai pas raison, Franck?
— Est-ce qu'on a envie d'un monde où tout ne serait que divertissement et consommation? Alors que la plus grande partie de l'humanité ne connaît que misère, famine, maladie et guerre. Toute la question est là.
— Peut-être. Mais il n'empêche que Chris et le combat de rue, ça fait deux. Tu sais que maintenant, elle s'enchaîne aux grilles? Franck, tu la vois? Tu crois que je n'ai pas de quoi m'inquiéter?
— Quand tu auras fini de prendre Franck à témoin. Et ne dis pas que Chris ne m'a jamais rien fait. Tu n'en sais rien. Tu ne sais pas ce qui se passe entre deux femmes et tu n'as pas besoin de le savoir. Mais quoi qu'il en soit, je ne lui souhaite aucun mal. Alors ne me sors pas ce genre de connerie, s'il te plaît. Alors que j'essaye tout simplement de te faire remarquer que Chris et toi ne vivez plus ensemble et qu'elle en a choisi un autre pour s'occuper d'elle. Est-ce que je me trompe ? Je ne suis pas sûre que ce soit bien clair dans ton esprit.
— Ça l'est suffisamment. Mais je ne vois pas ce que ça change.
— Tu ne vois pas ce que ça change. Tu entends ça, Franck? Nathan ne voit pas la différence. Tu peux lui expliquer?»
Il y avait un parallèle amusant dans cette affaire : j'avais passé mon temps à expliquer à Chris que Marie-Jo était une fille épatante et maintenant, je passais mon temps à répéter à Marie-Jo que Chris l'était également, épatante. Or, ni l'une ni l'autre ne semblaient vouloir entendre ce que j'avais à dire. Que je les trouvais épatantes toutes les deux.
Paula, c'était différent. Le soir même, en franchissant ma porte, j'ai failli avoir un étourdissement :
«Mais c'est quoi, Paula? j'ai fait entre mes dents.
Dis-moi, Paula, c'est quoi ces putains de chaises, tu veux me le dire ?
— Elles te plaisent pas ? »
Je suis resté sans voix. J'ai senti qu'un nœud se formait dans mon estomac.
Je venais de quitter Vincent Bolti avec lequel j'avais vidé quelques verres dans un bar assez bruyant, du côté des quais. J'aspirais au calme.
Nous avions ressassé de vieux souvenirs que j'avais pris soin de noter dans mon carnet tandis que la nuit tombait, tandis que le bar se remplissait d'une faune hétéroclite — difficile de savoir s'il s'agissait d'un débit de boissons ou du rendez-vous de tous les zombies du quartier — et tandis que je tâtais l'étoffe du costume de Vincent en lui déclarant que certains ne s'embêtaient pas et menaient la grande vie.
Il en convenait. Ce boulot de garde du corps que lui avait confié Annie Oublanski, il en était satisfait.
D était élégant, athlétique, impeccablement rasé, il portait des souliers vernis et sa coupe de cheveux, militaire, trois millimètres de poil noir de jais, au reflet presque bleuté, lui donnait un air inquiétant.
Nous avons ri. Nous avons bien ri quand je lui ai rappelé quelle petite frappe il était à l'époque. Ses cheveux longs et sales. Ses jeans troués. Son teint blême. Son air malsain. Ce petit
voyou de mes deux. Nous avons ri de bon cœur.
Car figurez-vous que Vincent Bolti était le premier type que j'avais arrêté. Oui, ma première arrestation. La seule qui compte vraiment, dans la vie d'un flic. Un vrai bonheur. D'autant que ce salaud m'avait donné du fil à retordre. Il se souvenait très bien de notre course effrénée sur les toits, de nos bonds acrobatiques au-dessus de ruelles sombres, de mes sommations essoufflées alors qu'il était planqué derrière une cheminée fumante (nous traversions un hiver précoce) et commençait à me canarder.
Nous avons trinqué. Je lui avais mis une balle dans le mollet. Il m'a montré la cicatrice. Il m'avait cassé le petit doigt. À ce moment-là, Chris m'attendait dans le salon quand je rentrais tard et elle m'aidait à me déshabiller, elle embrassait mon front et mes épaules, elle me serrait dans ses bras.
En me voyant arriver, elle m'avait examiné des pieds à la tête et son visage s'était illuminé : «Toi, m'avait-elle déclaré en m'attrapant tendrement par le col, toi mon petit mari, tu viens d'en attraper un, je le vois tout de suite. » J'étais fier comme un coq. Francis Fenwick, mon chef, me promettait que j'irais loin.
«Tu ne prévois pas un avancement? m'a
demandé Vincent en claquant des doigts pour que l'on remplisse nos verres.
— Je ne prévois rien du tout.
— Tu as besoin d'argent?
— Non, je te remercie. Je pensais acheter des chaises, mais je vais attendre. »
D gagnait très très bien sa vie. Paul Brennen était très généreux et réglait les heures supplémentaires de la main à la main, ce qui rendait Annie folle de rage. Vincent pensait qu'il se faisait en moyenne dans les six mille cinq cents euros par mois, somme dont il ne déclarait qu'une part dérisoire. J'ai admis que c'était quelque chose.
«J'ai mis trois ans avant de pouvoir m'offrir un séjour dans un club de vacances, j'ai soupiré. Voilà où nous en sommes. »
Il tenait absolument à me dépanner, mais je mange rarement de ce pain-là. D'autant que cet argent, me disais-je, cet argent-là pouvait très bien être couvert du sang de Jennifer Brennen. Je voyais très bien Vincent Bolti, sous ses airs de jeune cadre sportif, descendre sans sourciller la fille de son patron.
« C'est vrai qu'elle nous a compliqué la vie, a-t-il admis lorsque je l'ai naturellement orienté sur le sujet. Elle nous en a fait voir de toutes les couleurs.»
Autour de nous, dans l'atmosphère épaisse et musquée qu'entretenait une panne de climatiseur
— ça devenait une épidémie —, les clients étaient vautrés sur des banquettes de velours cramoisi dont les galons dorés étaient ornés de glands et le dossier couvert d'autocollants aux slogans d'inspi-ration nihiliste ou parfaitement obscènes. Ceux qui restaient debout se frôlaient en passant ou se regardaient sous le nez avec insolence. De temps en temps, une main courait sur une cuisse, un travelo riait à gorge déployée ou balançait une beigne à tout hasard. Tout le monde semblait se demander où aller, quoi inventer pour réussir la soirée, quoi faire pour oublier la triste banalité du jour. Une blatte traversait l'écran de télé suspendu qui diffusait l'un de ces clips habituels où la chanteuse est en chaleur.
« Son père en avait plein le cul. Non, crois-moi, elle le rendait fou. »
Combien de fois Vincent l'avait-il embarquée pour éviter un esclandre — elle surgissait dans le hall d'un hôtel où se croisaient des ministres, forçait les portes d'une réunion, se débrouillait pour pénétrer dans une soirée de gala et se mettait à invectiver son père avant qu'on ne la sorte en vitesse
—, combien de fois ? Sans parler des pires endroits où on la retrouvait ivre, clamant qu'elle était Jennifer Brennen, la fille du négrier, la fille du profiteur, du trafiquant, du spéculateur et qu'on pouvait la baiser, elle, Jennifer Brennen pour vingt petits euros alors que son père baisait des milliers de gens dans les sweat-shops pour le même prix.
Est-ce que je voyais l'ambiance? Est-ce que j'imaginais les suées que cette fille provoquait dès qu'elle débarquait dans les parages ?
J'ai hoché la tête. Des femmes d'un certain âge commençaient à tourner autour de nous. Un type me clignait de l'œil, à l'autre bout du comptoir. Ses mains tremblaient autour de son verre. Je le regardais sans le voir, pensant à cette fille, Jennifer Brennen, qui m'avait fait une si bonne impression, et aussi ravitaillé en bon alcool, et aussi sucé deux ou trois fois quand je me sentais désœuvré et seul et qui avait eu la gentillesse d'échanger quelques paroles avec moi, de me consacrer un peu de son temps alors que sa vie était si compliquée, si tumultueuse et peut-être vraiment lourde à supporter. Je ne voulais pas que sa mort reste impunie. J'avais envie de lui dire que j'étais là.
J'ai souri à Vincent :
«Vincent, mon vieux, j'espère que tu compren-dras que je dois vérifier ton alibi. »
H m'a souri à son tour :
«Hé, toi. On dirait que tu n'as pas changé. Toujours sur le pont.
— Remarque, c'est pas tant celui qui l'a butée qui m'intéresse, que celui qui l'a fait buter. Mais je dois faire mon boulot. Passer mon temps à vérifier les choses. Ce n'est pas le plus agréable, dans ce métier. C'est beaucoup de paperasse. Pour un salaire, entre parenthèses, qui te ferait doucement rigoler.
— J'étais chez ma mère, figure-toi.
— Tu as de la chance d'avoir encore ta mère. »
J'ai inscrit sa déclaration dans mon carnet, satis fait d'en avoir noirci quelques pages supplémen taires dont, malgré tout, l'utilité ne me semblait pas encore évidente. D'un point de vue littéraire, s'entend. Mais au fond, ça ne me coûtait pas
^rand-chose. Je me suis demandé si Jack Kerouac prenait des notes.
«Pourquoi tu ne t'achètes pas un petit dictaphone ? s'est renseigné Vincent.
— Pourquoi je n'achète pas un petit dictaphone? Eh bien, je vais te le dire, pourquoi je n'achète pas un petit dictaphone. Certaines choses n'ont rien à faire avec la technologie. Certaines choses se grandissent en résistant à la technologie.
Crois-moi. »
Vincent n'avait pas changé. Son allure extérieure avait changé mais il demeurait le crétin que j'avais coincé sur les toits, le crétin que j'avais bien assez croisé sur ma route — a mesure que le temps passe, dans mon métier, on finit par croiser les mêmes têtes, on se dit tiens, encore lui, et on ne se sent pas rajeunir. Vincent n'avait pas changé, ce crétin. Il me considérait d'un regard complètement dénué d'expression.
«Tu ne comprends pas ce que je te dis, n'est-ce pas, Vincent? Pour toi, le monde se résume à ce que tu vois, n'est-ce pas ? Est-ce que c'est réellement supportable, je ne sais pas. »
J'ai refermé mon carnet en gratifiant mon homme d'un sourire amical, quand j'ai senti une main glisser sur mes fesses.
Je me suis retourné pour découvrir le type qui me clignait de l'œil, tout à l'heure. Il avait des cheveux couleur paille, un front luisant, des petits yeux clairs, un nez normal, une bouche, un menton pointu, des oreilles rouges et translucides et un air passablement ahuri, vous voyez le genre? On l'aurait bien vu dans une foire, avec les stands illuminés dans son dos et la Grande Roue qui darde ses rayons, relevant le col de son imperméable, assassin ou victime, on n'aurait pas su le dire. Vous voyez le genre ?
Je lui ai expliqué que j'étais hétérosexuel. Que je ne pouvais tenir certains attouchements du temps de ma jeunesse pour très éclairants. «Je disais ça, moi aussi, m'a répondu le gars.
— Vous cherchez à me faire peur? C'est ça?
— Toi. Le pédé du cul. Toi. Pauvre flotte.
Retourne dans ton coin, pédé du cul», a grogné Vincent à l'adresse de notre homme.
Qui est rentré dans sa coquille et s'est tenu tranquille au bar.
Je me suis tourné vers Vincent :
«Tu fais preuve d'un peu d'humanité, de temps en temps? Est-ce que ça t'arrive?
— Pour quoi faire?
— Tu aimes les sushis?»
Pas des masses. Pas des masses, des masses. Ce sont ses termes. J'aurais préféré qu'il aimât les sushis, c'est entendu. On souhaite de tout son cœur que du chaos s'élève une pure mélodie, que la mécanique soit parfaite, que tout tienne dans un sac dont on refermerait les cordons en remerciant le ciel de nous avoir fourni les éléments du puzzle et que ça tombe au poil, mais c'est très rare. Il y a toujours quelque chose qui coince. En général, il est inutile de s'en préoccuper — au moins dans un monde qui branle sur ses bases.
Comme nous sortions, le type a fracassé une bouteille sur le crâne de Vincent. Alors que j'étais content que ma journée soit finie. Alors que je poussais la porte et me réjouissais de sortir d'un air vicié, la douceur de la nuit effleurant déjà mon visage.
Eh bien, j'y étais encore une heure plus tard. À
attendre l'ambulance et le fourgon dans un bar déserté avec un spécial Britney Spears sur MTV
— je ne voyais pas très bien l'intérêt d'enfiler un string par-dessus un pantalon quand on a déjà une bouche en forme de sexe (la raison pour laquelle elle chantait si mal?) et un air de salope intégrale.
La tête en sang, Vincent gémissait sur une chaise.
J'avais menotte l'autre à un tuyau du chauffage central. J'étais fourbu.
Installé dans le fond, devant un dernier verre, je mesurais combien les rapports entre les gens s'étaient dégradés, dans l'ensemble. Entre les différentes communautés, sexuelles ou religieuses. Ils s'embrasaient à la moindre étincelle. Pour preuve, la dernière gay pride qui s'était transformée en émeute et la recrudescence des conflits frontaliers dont on avait cessé d'établir le compte. Oui, l'avenir était sombre. Les forêts étaient en feu. Les eaux étaient polluées. Dieu nous avait abandonnés.
Reprenant ses esprits, Vincent a demandé ce qui s'était passé mais je n'ai pas eu le cœur de lui répondre. Et puis, il avait toujours sa mère. Lui, il n'était pas orphelin.
Au retour, je me suis arrêté pour manger une saucisse sur le trottoir, en compagnie de deux collègues en uniforme qui entamaient leur ronde.
Essentiellement, nous avons parlé du scandale que constituait le gel de nos points de retraite et de la tyrannie de nos femmes — celle de Roger, un solide rouquin dont la brutalité était notoire, lui avait imposé une vasectomie en le menaçant d'une grève sexuelle illimitée qui avait duré six mois.
Sortant de la boutique d'un tatoueur située juste à côté, deux filles d'à peine vingt ans, effrontées, tondues, hilares, nous ont montré leurs cuisses qui s'ornaient à présent de ravissants codes-barres indélébiles. Nous les avons félicitées. Un peu plus loin, des gens se glissaient dans des cartons, d'autres s'étendaient simplement sur le sol, entre les piles du métro aérien dont les vibrations se répercutaient jusque sous nos pieds. La circulation était dense, étouffante. L'air avait une odeur de gras et de sucré, un nuage invisible que fendaient des emmerdeurs en skates ou des chieurs en patins à roulettes, les pouces glissés sous les sangles de leur sac à dos, dans cette posture tellement ridicule et désuète qu'on les croyait partis en randon-née pour le Tyrol avec des slips kangourous de rechange ou de bonnes vieilles culottes de coton flasque parfumées à l'eau de Javel. Bizarrement, les arbres semblaient en bonne santé et se dressaient vers un ciel sans nuages, d'un noir assez beau, d'un noir de juin comme il en poussait à des températures proches d'une douce canicule, ce noir-là, ce noir qui nous tenait sous sa cloche tandis que mes amis et moi étions plantés au cœur de la ville, de cette ville que je n'aurais pu quitter malgré tout, de cette ville que j'acceptais malgré tout, car entendez-moi bien, je veux parler de cette relation particulière que j'entretiens avec elle en tant qu'of-ficier de police, en tant que citoyen et en tant qu'homme, cette relation qui fait que je ne pourrai jamais la détester malgré tout, et non seulement ça, mais qui fait que je lui pardonne toutes les hor-
reurs qu'elle étale sous nos yeux. Nous avons bu quelques bières — mes amis se planquaient derrière un buisson planté à l'angle de la rue, derrière un grillage qui penchait de côté et soulevait une partie du trottoir d'où jaillissaient des herbes folles. Nous avons grillé quelques cigarettes. J'étais fourbu. Mais j'étais toujours d'accord pour échanger trois mots avec des collègues quand je rentrais chez moi, quand la nuit était tombée et que je leur passais le relais. Je ne suis pas sûr que vous puissiez comprendre.
Quand je rentrais à la nuit tombée, fourbu, avec du sang sur ma chemise — rarement le mien, c'est un fait, mais j'avais de sacrées notes de teinturier, le sang de mes semblables me coûtait cher.
Je me suis assis d'un bloc. J'ai gémi. «Paula.
Je t'en prie. Tu n'as pas fait ça?
— Elles ont les pieds chromés.
— Je le vois bien, qu'elles ont les pieds chromés.
Paula. Tu crois que je suis aveugle? Tu n'as pas fait ça, dis-moi ?
— Je n'ai pas pu m'en empêcher.
— J'entends bien. Je connais ça, tu sais. Mais Paula, tu me fais peur. Je te dis la vérité. Tu me fais peur, Paula.
— Je ne cherche pas à te faire peur. Au contraire.
— Eh bien, c'est réussi. Regarde-moi. C'est réussi, n'est-ce pas. J'ai l'air de me sentir parfaitement détendu. J'ai l'air de me sentir parfaitement relax.
— Tu ne pourrais pas être un peu gentil? Je ne suis pas gentille avec toi?
— J'ai dit ça ? J'ai jamais dit ça.
— Il y a quelque chose, chez moi, qui ne te plaît pas?
— Physiquement? Mais non, et la question n'est pas là. Tu sais très bien que la question n'est pas là.
— Elle est où, la question?»
Avec ses pansements aux poignets, ses joues creuses, ses yeux cernés. Assise en face de moi, me fixant d'un regard profond, ses genoux cognant les miens. Sur des chaises confortables, recouvertes d'un skaï marbré de rouge. Entrée dans ma vie, je ne savais même plus comment. Toujours là. Par quel mystère ? Dormant à côté de moi. Entretenant la maison. Baissant la tête. Paula avec sa table et ses chaises.
Je me suis levé. Un jour, peut-être, je ne par-viendrai plus à me lever. C'est comme ça qu'on meurt. Enseveli sous le poids des choses qu'on ajoute sur nos épaules.
Je suis allé m'asseoir sur le lit. Fourbu, j'ai ôté ma veste, mon tee-shirt, mes chaussures, mon pantalon, mes chaussettes, mais j'ai gardé mon caleçon. Puis je suis tombé à la renverse, les yeux au plafond, le bras replié sur le front, les jambes en extension.
Vidé.
Elle est venue s'asseoir à côté de moi.
« Ton parfum, j'ai dit. J'aime bien l'odeur du jasmin. Sache-le.
— J'en mets depuis que je suis toute petite.
— Et tu as bien raison. C'est une réussite. »
Elle a posé une main sur la mienne. Ça devenait dingue. «Tu sais ce qui me ferait plaisirs Paula?
— Oui, je crois que je sais.
— Alors vas-y. Je t'en prie. Ça me fera tellement du bien. »
Elle a pressé ma main dans la sienne.
«Nous en étions, je crois, à la page 498, j'ai déclaré. Lorsqu'ils quittent Denver et foncent vers le Colorado. Leur copain est piqué au bras par un hanneton.
— Tout à fait.
— Et ça enfle à vue d'œil. »
Le lendemain matin était un samedi matin. Elle dormait encore. Et il s'est alors produit un miracle.
Voyez Comme je passais devant ma fenêtre, après avoir laissé mon regard traîner sur les fesses de Paula qui n'étaient pas vilaines — cette histoire, qu'elle baisait comme un pied, me semblait de plus en plus louche — et que je me dirigeais en bâillant vers la salle de bains, j'ai eu l'impression de marcher sur un morceau de verre particulièrement aiguisé.
Ça m'a transpercé le cœur. Il aurait pu s'agir d'une violente décharge électrique, car l'effet était comparable. Ça m'a tétanisé. Pourtant, Marie-Jo, je la voyais tous les jours.
Un miracle. Putain. Ce vague coup d'œil sur la rue à la seconde précise où Marie-Jo amorçait une manœuvre pour se garer devant chez moi, j'appelle ça un miracle, un miracle miraculeux.
Après quoi, mon sang n'a fait qu'un tour.
Par chance — et j'ai juré aussitôt de ne plus jamais le lui reprocher —, Marc était garé n'importe comment et Marie-Jo peinait à se glisser le long du trottoir.
J'ai pris une profonde inspiration. Puis, telle une fusée, j'ai pris Paula dans mes bras et j'ai traversé l'appartement en courant. Au passage, j'ai embarqué toutes ses robes, toutes ses affaires et je me suis précipité dans l'escalier en volant par-dessus les marches qui sont tellement mal fichues que je me demande encore comment je ne me suis pas brisé le genou une fois de plus. «Tout va bien, mon chou », ai-je déclaré à Paula dont le sourire inquiet pointait au milieu des étoffes et tandis que je forçais d'un coup d'épaule la porte de mon frère.
«J'ai pas le temps de t'expliquer quoi que ce soit, c'est une catastrophe, Marie-Jo est en bas, c'est une catastrophe, j'ai pas le temps de t'expliquer quoi que ce soit, vite, fais marcher ta cervelle, aïe aïe aïe, enferme-toi à double tour et ne me pose pas de questions pour l'amour du ciel, vite, c'est une vraie catastrophe. »
J'ai mis Paula dans ses bras et je suis remonté chez moi en quatrième vitesse à la seconde où la porte du bas pivotait sur ses gonds.
J'ai refermé la mienne, le cœur battant. Je m'y suis un instant adossé pour faire le point sur la situation. J'ai défini les cibles. Après quoi, propulsé par un bond qui m'a conduit dans toutes les pièces en gardant les mâchoires serrées^ j'ai réuni les preuves accablantes et les ai enfermées dans le placard à balais dont j'ai jeté la clé par la fenêtre.
J'étais couché quand Marie-Jo est entrée. Je dormais à poings fermés — bien qu'ayant du mal à retrouver une respiration régulière.
Elle m'a touché le front.
J'ai ouvert les yeux tandis qu'elle se dirigeait vers la cuisine, qu'elle ouvrait les placards, actionnait le robinet, et je les ai refermés quand elle est revenue.
«Bois ça, elle a dit.
— Marie-Jo? Qu'est-ce qui se passe? Où suis-je? Il est quelle heure? C'est toi, Marie-Jo?
— Bois ça.
— C'est quoi? Ah, c'est toi, Marie-Jo. Mon réveil n'a pas sonné? On est à la bourre?
— De l'aspirine. Tu transpires comme un cheval. Bois-le.
— Et pourtant, j'ai dormi comme un ange. Dix heures d'affilée. Comme si j'avais pris un coup de massue sur le crâne. »
Elle souriait moyennement. C'était bon signe.
«Laisse-moi prendre une bonne douche, j'ai ajouté. Tu vas voir que je ne suis pas encore mort. »
Je me suis levé en gardant ma nudité enveloppée dans le drap qui m'a suivi comme une traîne de satin mauve.
«Je vois que tu as une nouvelle table? elle a déclaré pendant que j'entrouvrais le rideau de la douche et posais mon pied dans le bac en polycar-
bonate moulé d'une pièce et signé Starck, comme le porte-savonnette et la balayette du W-C.
— Oui, j'ai une nouvelle table, c'est juste. Et aussi quelques chaises. Mais je compte y aller tout doucement. Je vais me remeubler petit à petit. »
Grâce au jeu de miroirs que j'ai obtenu en manœuvrant les ouvrants de mon armoire à pharmacie, j'ai pu observer Marie-Jo qui inspectait les lieux, le nez en avant, la narine frémissante du fauve aux aguets, indécis. J'ai souri. J'ai eu un début d'érection, rétrospectivement, en songeant à la catastrophe que je venais d'éviter. C'était vraiment bon d'y avoir échappé. J'ai réglé la température de l'eau sur tiède.
Quand elle a écarté le rideau à bulles translucide de ma douche, j'étais en train de ricaner comme un idiot, mais heureusement, je lui tournais le dos.
« Ça sent le jasmin, dans la chambre.
— Oui, je fais des essais. Mais j'hésite à m'en mettre sous les bras. »
J'ai coupé l'eau. J'ai attrapé une serviette.
«Ça fait quand même un peu fille, j'ai ajouté.
Marc a beau me dire que c'est pas vrai, je n'en suis pas convaincu. Je lui ai dit que j'allais réfléchir. »
Croisant rapidement le regard de Marie-Jo, j'ai eu la confirmation du succès total de l'opération.
J'ai failli, dans un élan, profiter de ma victoire en la taquinant sur le fait qu'elle avait peut-être cherché à me prendre la main dans le sac, mais à la réflexion, j'ai bien vite estimé qu'en feignant de ne pas même y penser, j'en sortais encore plus blanchi, encore plus innocent. Mais quelle course folle ça avait été. Quel tour de force. J'en avais encore les mollets qui tremblaient. « Quel temps fait-il ? j'ai demandé.
— Je pensais qu'on pourrait aller pique-niquer.
Franck est en train de préparer des sandwiches.
— Oui. Pique-niquer. Bien sûr. C'est une bonne idée. Allons respirer un peu de bon air. »
J'ai déclaré que je m'occupais des boissons et que je les retrouvais dans une heure, après ma séance de culture physique. J'ai embrassé ses belles lèvres pulpeuses. Elle était déçue, d'une certaine manière, mais de l'autre ? Elle avait fait chou blanc, mais n'était-ce pas mieux ainsi?
J'ai attendu son départ, posté derrière un rideau tandis qu'elle remontait la rue ivre de lumière et de ciel bleu. J'ai salué le voisin qui fixait une parabole sur son toit — sa femme, un pied mollement posé sur un barreau de l'échelle et parcourant un magazine, était censée prévenir tout fâcheux incident.
Je suis redescendu chez Marc.
«Tout va bien, les enfants. Tout va bien, les ai-je rassurés. Mais on peut dire qu'on a eu chaud. Pas vrai? Ah, la vache. Il était moins une, n'est-ce pas ?
»
Ils préparaient en silence leur petit déjeuner. Ils n'étaient pas souriants pour deux sous. Marc a même grogné une série d'injures en découvrant qu'un toast carbonisé s'éjectait du grille-pain.
J'ai promis de faire changer la combinaison du digicode et de prendre certaines mesures dans les plus brefs délais.
«Quelles mesures? a grimacé Marc. Quelles putains de mesures?»
Comme je tardais à lui répondre, il a quitté la pièce après m'avoir glissé à l'oreille qu'à la place de Paula il m'arracherait les yeux, ce qui m'a laissé perplexe.
Elle ne disait rien. Elle avait la tête penchée au-dessus de son bol. Ses affaires étaient jetées en tas sur une chaise. Une robe avait glissé par terre. Je l'ai ramassée.
«Paula. Je suis désolé pour ce qui vient d'arriver.
Je ne pouvais pas prévoir. Je suis désolé. Tu m'entends?»
Bien sûr qu'elle m'entendait. Bien sûr que ce n'était pas drôle. Ce n'était drôle pour personne, bien sûr. Mais qui donc souriait encore, aujourd'hui, à moins d'une seconde d'inattention, à moins d'être sous antidépresseurs ?
J'ai considéré ses vêtements, saisi d'une légère émotion devant la tristesse étrange qui émanait du peu de soin dont ils étaient victimes, abandonnés comme ça, en vrac. Je me suis mis à les saisir un par un, à les plier délicatement sur mon bras, presque tendrement.
«Sois tranquille. Je vais ranger tout ça. Je leur donnerai un coup de fer, s'il le faut. »
Elle a acquiescé sans me regarder. Elle avait de grands pieds. Ils reposaient nus sur le carrelage ensoleillé de la cuisine, mais à côté de ça, elle avait de longues jambes. On pouvait les voir dans le nouveau catalogue automne-hiver de Wolford.
« Ça va aller », j'ai ajouté.
201
J'allais me retirer sur la pointe des pieds, craignant d'aggraver mon cas puisqu'il en était ainsi, lorsque sa voix a traversé le rideau de ses cheveux qui, étant donné qu'elle persistait à garder la tête inclinée au-dessus du bol, dans une attitude passive, me masquait son visage.
«Nathan? Comment m'as-tu appelée, tout à l'heure ?
— Hein? Je te demande pardon?
— Tu m'as appelée "mon chou". Tu as dit :
"Tout va bien, mon chou."
— Ah, bordel de Dieu. Je suis désolé. Ne m'en veux pas. Je me sens tellement ridicule.
— Ça m'a touchée.
— Ça t'a touchée?»
Elle a relevé la tête pour me fixer avec douceur.
Ça devenait encore plus dingue que je ne l'imaginais.
D y avait un endroit, dans le parc, que Marie-Jo appréciait beaucoup. Il s'agissait d'un mamelon couvert d'herbe grasse, peu piétinée en raison de sa situation élevée, relativement accueillante, mamelon qui se situait à distance égale des boule-vards qui longeaient les grilles et que Marie-Jo tenait pour une oasis de tranquillité et d'air pur. Il fallait admettre que l'on n'entendait presque rien des voitures qui tournaient autour avec un entêtement furieux et proprement renversant, que l'on ne sentait pratiquement rien de leurs gaz d'échappement qui se disséminaient dans l'air et allaient en empoisonner d'autres. En fermant les yeux, comme vous y aurait invité Marie-Jo, sûr que vous auriez pu vous croire à la campagne en faisant marcher votre imagination.
Elle avait étalé une grande serviette à carreaux, destinée à recevoir un magnifique panier d'osier où était rangée la vaisselle, tout le bazar au grand complet pour le pique-nique collet monté, le truc naze qui était le genre de cadeau que Franck lui offrait au début de leur mariage, à une époque où tout semblait baigner pour eux, d'après ce que je me suis laissé dire. Elle portait une jupe courte qui gainait ses grosses cuisses. Il est important que je le mentionne. Car pour la première fois, j'ai vu, oui j'ai vu, que Marie-Jo avait de grosses cuisses.
C'était flagrant. Moi qui m'en fichais, jusque-là.
Moi qui pensais que je ne pouvais plus émettre aucun jugement sur la beauté des femmes, sur leurs mensurations. Moi qui pensais être à jamais débarrassé de l'ennui profond que constituait le simple fait d'avoir à choisir, sur des critères qui ne m'intéressaient plus. Je veux dire par là que pour la première fois, pour la première fois depuis le jour où Chris et moi avions foncé dans le mur la tête la première, je comparais des jambes de femmes. Celles que j'avais sous les yeux et celles que j'avais vues ce matin. Il est important que je le mentionne. Je ne savais même pas si les unes étaient mieux que les autres. Il était encore trop tôt pour le dire. Mais, pour la première fois, je voyais bien qu'il y avait une différence. Je l'ai d'ailleurs noté sur mon carnet. Les cuisses de Marie-
Jo sont grosses. Celles de Paula ne le sont pas. Qu'est-ce qui t'arrive, mec ?
Franck avait préparé des sandwiches pour toute une armée. Il portait un tee-shirt blanc et épluchait un concombre. Cela dit, Marie-Jo ne me laissait pas indifférent. J'avais envie de glisser ma main sous sa jupe tandis que Franck regardait ailleurs, du côté des joueurs de basket dont la peau luisait sous l'effort.
«Nathan, je vais être franc avec toi. Je suis loin d'être convaincu par ton travail. Je me demande même si tu as une chance. »
Ce con. Qu'est-ce qu'il y connaissait?
«Nathan, il a poursuivi, la plupart sont des petits-bourgeois qui rêvent de devenir des aristo-crates. Et ils n'y parviendront jamais. Sais-tu pourquoi?»
J'ai fait non de la tête en tâchant de ne pas perdre de vue l'entrejambe de Marie-Jo que cha-touillaient quelques brins d'herbe.
«Us n'y parviendront jamais parce qu'il y a une justice, voilà pourquoi. Ils resteront des petits-bourgeois jusqu'à la fin et on ne les regrettera pas.
Mais cela dit, j'ai quand même une question à te poser. Cet exercice, tu y as pris du plaisir? Je veux parler d'un vrai plaisir, tu vois, d'une espèce de jubilation.
— Une espèce de jubilation, a ricané Marie-Jo.
Franck. Comme si la jubilation n'était pas réservée aux plus grands. Franck. Comment veux-tu qu'il ait éprouvé une jubilation quelconque dès sa première tentative? Tu charries un peu.
— Peut-être pas de la jubilation, j'ai déclaré.
J'aurais dû?
— Ne l'écoute pas. Il décourage tous ses élèves.
Mais je me demandais, Nathan, c'est quoi, cette table?
— C'est une table de la fin du dix-neuvième.
— Oui, ça, j'ai bien vu que c'était une table de la fin du dix-neuvième.
— Tu m'excuseras, Marie-Jo, ma chérie, mais j'ai posé une question à Nathan et j'attends qu'il me réponde. Je lui fais grâce de la jubilation. Alors, Nathan? Ce petit exercice d'écriture. Il t'a procuré du plaisir, oui ou non?
— Du plaisir, c'est pas le mot. »
H m'a fixé de manière assez soutenue pendant que Marie-Jo, subrepticement, me caressait les reins de ses doigts de pied dont les ongles étaient vernis de rouge vif.
«Du plaisir, c'est pas le mot», j'ai répété.
Un cerf-volant vrombissait dans le ciel. Plus haut, un dirigeable en forme de Zeppelin vantait une marque d'aérosol qui détruisait tous les insectes envahissant la maison.
« Il va falloir que tu fournisses un travail énorme, il a soupiré. Tu n'as pas fini d'en baver, je t'avertis. Et malgré tout, je ne te promets rien.
— Un travail énorme? Je n'ai pas l'impression qu'ils fournissent un travail énorme, dans l'ensemble.
— C'est un fait. Oui, malheureusement, c'est un fait. Mais tu vois, si un élève me sort ce genre de réflexion. Le genre de réflexion que tu viens de me faire. S'il s'imagine qu'il peut se contenter d'un travail de feignant, d'une littérature de merde. S'il s'imagine que la littérature ne demande pas qu'on se donne de la peine. Que la littérature ne mérite pas qu'on se donne toutes les peines du monde.
Eh bien, dans ce cas, je me lève sans dire un mot.
Suis-moi bien. Dans ce cas, je l'attrape, tu me suis bien? Dans ce cas, je l'attrape, je flanque ses affaires par la fenêtre et je le fous à la porte. Terminé. Affaire classée.
— Je le comprends très bien, Franck.
— Je suis prêt à rigoler avec des tas de choses, tu me connais. Mais un homme ne peut pas rire de toutes les choses. Il a besoin d'en garder au moins une pour pouvoir s'accrocher. Réfléchis à ce que je te dis. »
Marie-Jo a distribué les sandwiches en m'effleu-rant avec sa poitrine. J'ai cherché des yeux un endroit où nous pourrions le faire, plus tard, si jamais nous nous mettions dans tous nos états, mais je n'ai repéré qu'un bosquet sur la gauche et un arbre creux. À n'utiliser qu'en cas d'extrême urgence, j'en ai pris note. J'ai ouvert les bières que j'avais apportées, des chinoises — le magasin venait de se faire braquer et le type n'avait plus un cent de monnaie, si bien que le temps qu'on règle le problème, elles avaient tiédi.
« Continue à prendre des notes, pour le moment.
Force-toi à noircir du papier. Imagine que c'est comme soulever de la fonte. C'est bon pour le cœur.
— T'inquiète pas pour ça. Je ne fais pas semblant. T'inquiète pas pour ça, Franck.
— Au lieu de faire Fandouille tous les matins à soulever tes trucs, à soigner tes biceps, écris-en des kilomètres et des kilomètres.
— J'en connais un qui faisait ça. Sur des rou-leaux de papier.
— Et c'est la seule école qui vaille. Il faut y mettre une putain d'énergie. Nathan, il va falloir que tu pisses le sang avant de pouvoir écrire une seule page qui vaille à peu près le coup. Je préfère ne pas te raconter des blagues.
— Et je n'aimerais pas que tu me racontes des blagues, Franck. Je n'attends pas ça de toi.
— Alors on se reçoit cinq sur cinq. Écoute ce que je te dis. Écoute ce que je te dis et tu n'auras pas à le regretter. Je n'ai qu'une seule fierté, en ce bas monde. Je crois pouvoir dire que je suis un bon professeur. »
Ses sandwiches étaient bons. Sa salade de concombre, qu'il avait arrosée de crème fraîche et de vinaigre, se laissait manger. Dans un sens, j'étais soulagé. J'avais reculé cette discussion aussi longtemps qu'il m'avait été possible. Maintenant, c'était fait. Maintenant, je savais à quoi m'en tenir.
Il ne m'avait pas pris par les épaules, couvert de baisers, serré contre sa poitrine en bafouillant tous les compliments de la terre. Je n'y aurais pas cru, de toute façon, j'imagine, mais ça m'aurait fait plaisir. Le problème, avec l'écriture, c'est qu'on finit par y croire. Et c'est un piège.
Marie-Jo clignait des yeux dans le soleil. Elle m'a 207
dit qu'elle connaissait très bien l'épicerie en question, un type qui avait un cancer de la peau et des chemises hawaïennes, et que c'était la troisième fois depuis le début de l'année. Exactement, lui ai-je répondu en la regardant triturer une tranche de jambon.
«Et sais-tu avec quoi ils l'ont menacé? Avec un bazooka.
— Comme les autres fois? Oh shit. Il va falloir qu'on s'en occupe. »
Mais je n'y avais pas travaillé assez. Franck avait raison. Je n'y avais pas accordé toute la peine requise. Je l'avais pressenti. Je l'avais malheureusement pressenti. Nous étions sur une affaire de rançon, à ce moment-là, une bande qui menaçait de faire sauter un supermarché ou une école maternelle, je ne sais plus, et je rentrais tard, le soir, Chris n'avait rien préparé, elle tenait un meeting dans le salon, ou une assemblée générale, si bien que je ne trouvais guère le temps nécessaire pour y consacrer toute mon âme. Je n'avais rien pour travailler, dans la chambre, alors je m'instal-lais dans la cuisine et je devais déplacer ma chaise et rassembler mes feuilles tant bien que mal à chaque fois qu'un fanatique venait ouvrir le frigo pour boire mes bières ou manger mon pain et mon beurre et pas content quand il ne restait plus de fromage. Une période peu propice à la rédaction.
« Est-ce que tu te cherches des excuses ? Est-ce que tu te fous de moi, par hasard? Le temps, c'est la première chose qui ne doit pas compter. Tu dois être un moine dans un couvent. Tu dois passer tes nuits à te rouler par terre, si tu cours après une phrase. Ne viens pas me raconter que tu n'as pas eu assez de temps. Ou qu'on t'a dérangé. J'entends ces conneries des milliers de fois par jour.
— Tu as raison, Franck, mais ils allaient vraiment faire sauter une bombe. On a eu des journées terribles, Marie-Jo peut te le dire, et là-dessus est venue se greffer l'histoire de cette femme qui se prenait pour Unabomber et qui envoyait des colis piégés à tous ses amants, tu te souviens? On n'a pas chômé au début du printemps. Tu sais, ils allaient quand même faire sauter un pâté de maisons tout entier. Avec des gens.
— T'es-tu déjà interrogé sur les dégâts qu'un mauvais écrivain peut causer? Et dis-toi qu'ils sont des dizaines de milliers. Alors fais le calcul. »
En contrebas se trouvait une petite bicoque de bois qui avait autrefois abrité un théâtre de marionnettes, mais les portes étaient arrachées.
Sinon, plus loin, il y avait les pissotières. Nous les avions utilisées une fois, en plein hiver — nous traversions le parc à pied car un véritable blizzard s'était abattu sur la ville, paralysant toute la circulation —, et nous avions pu nous rendre compte que le confort y était quasi absent. Sinon, je ne voyais rien d'autre.
J'ai regardé Marie-Jo. Elle a haussé les épaules.
Je l'ai rejointe au bout de quelques minutes, laissant Franck découper sa tarte aux pommes qui dégageait un puissant parfum de cannelle et allait gagner à refroidir encore un peu. Marie-Jo occu-
pait déjà une cabine. Sa jupe était déjà relevée, sa culotte baissée.
«Quelle odeur infâme, a-t-elle gémi. Ça me prend à la gorge.
— C'est l'ammoniaque, pardi. Ce putain d'am-moniaque. »
Elle tenait déjà une poignée de serviettes en papier à la main. Elle pense à tout. Les écartant, j'ai de nouveau constaté qu'elle avait de grosses cuisses. Un simple constat. Je ne portais là-dessus aucun jugement de valeur. Simplement de grosses cuisses.
Quelques minutes plus tard, ayant réglé notre affaire, nous nous apprêtions à fendre un troupeau de coureurs à pied aux tenues luisantes et bariolées — la plupart chaussés des fameuses Brennen Space, des pompes nietzschéennes si l'on en croyait les spots publicitaires, des choses destinées à une nouvelle race d'homme, des choses qui témoignaient de votre passage à un niveau de conscience supérieur —, nous nous apprêtions à nous élancer par leur travers, Marie-Jo et moi, quand j'ai aperçu Wolf sortant d'un virage et atta-quant la ligne droite comme une locomotive dont les freins auraient lâché dans une descente vertigi-neuse, mais gardant le sourire aux lèvres.
Il s'est arrêté malgré tout, ce paquet de muscles, et le plus facilement du monde, l'animal. J'ai cherché en vain le moindre signe d'essoufflement, la moindre trace de fatigue chez cet affligeant phénomène. J'étais même davantage en sueur que lui.
J'ai fait les présentations. À ses côtés, Marie-Jo semblait avoir fondu. Quand il a déclaré qu'il effectuait en moyenne une vingtaine de tours du parc, j'ai cru que j'allais la perdre.
Je me suis étonné de ne pas trouver Chris à ses côtés, ne serait-ce que pour l'encourager ou pratiquer ses exercices de yoga dans un coin.
«Elle n'est pas malade, au moins?
— Non, elle n'est pas malade. Elle est simplement de mauvaise humeur.
— Chris de mauvaise humeur? J'ai peine à le croire, Wolf. »
C'était une excellente nouvelle. Et la journée n'allait pas s'en montrer avare puisqu'il allait m'annoncer dans la foulée son départ pour Berlin dès le lendemain matin.
«Pas pour toujours, j'espère», ai-je plaisanté.
Un instant, il a eu l'air de s'interroger à mon sujet. Puis il s'est penché en avant, les jambes bien raides, et son front a touché ses genoux. H était d'une souplesse incroyable et silencieux comme un tombeau, tout à coup.
«Pardonne-moi, Wolf. Je n'ai pas voulu me montrer curieux. »
Contrairement à ce qu'il semblait croire, je me fichais royalement de ses petites allées et venues.
H pouvait bien faire le tour des villes d'Europe pour mettre au point les derniers détails du Grand Soir si le cœur lui chantait — et ajouter le cauchemar au cauchemar par la même occasion, ce à quoi il m'avait rétorqué que Dieu vomissait les tièdes lors d'un exécrable dîner-débat improvisé dans leur cuisine où j'avais écopé du rôle envié de celui qui restait assis les bras croisés devant l'injustice et tout le tremblement, ce qui revenait à les cautionner, que je le veuille ou non, et que lui, Wolf, ne pouvait pas me laisser dire sans broncher que résister à l'oppression était ajouter le cauchemar au cauchemar, non, scheisse, désolé, sur quoi Chris à son tour s'en était mêlée, Nathan, mais qu'est-ce que tu dis, merde, mais qu'est-ce que tu racontes, sombre idiot, Chris me reprochant pêle-mêle mon manque d'engagement, mon égocentrisme, mon ignorance, mon appartenance aux forces de l'ordre scélérates, mon à-plat-ventrisme, mon je-m'en-foutisme, mes vannes antibio, ma superficialité et mon défaitisme, au terme de quoi j'étais allé tout droit me coucher avec deux grands verres de martini-gin, complètement écœuré.
Se redressant, il m'a souri et m'a touché l'épaule, m'assurant que tout allait bien mais que moins j'en savais et mieux ça valait. Le con.
«J'ai cru un moment que tu avais confiance en moi, Wolf.
— Écoute, Nathan. Chris n'est pas de cet avis.
— Chris n'est pas de cet avis. Tu veux me le redire encore une fois?»
Il a haussé joyeusement les épaules avant de reprendre ses mouvements d'assouplissement.
L'enfoiré.
«Alors Chris n'a pas confiance en moi. Génial.
Et toi, tu n'es pas assez grand pour te faire ta propre opinion. Elle te dirait de sauter par la fenêtre et tu le ferais. Tu es peut-être professeur d'économie politique, j'en sais rien, mais tu ne fais pas souvent marcher ta tête, on dirait. »
D s'est relevé à nouveau. J'en connaissais, comme ça, qui étaient restés coincés. Il a encore souri. J'en connaissais qui étaient restés comme ça, avec une affreuse grimace et la bouche tordue.
«Vous avez peut-être quelques problèmes à régler, Chris et toi. J'en ai l'impression. Mais si c'est possible, j'aimerais me tenir en dehors de ça.
— Je n'ai aucun problème à régler avec Chris.
Franchement, tu es allé chercher ça où?
— J'aime te l'entendre dire, a fait Marie-Jo.
Vous l'avez entendu, Wolf ? »
Je me suis tourné vers elle. L'insatiable. Devant Wolf, elle rentrait son ventre.
«Non, mais ça devient une idée fixe, j'ai ricané.
Des problèmes avec Chris ? J'ai pas de problèmes à régler avec Chris. On en avait, mais on les a réglés. Et ça ne vous regarde pas, ni les uns ni les autres. Où vous avez vu jouer ça que j'avais des problèmes avec Chris? Vous vous êtes donné le mot, ou quoi? Vous allez me faire chier longtemps avec ça?
— Ça t'énerve qu'on en parle, pas vrai? Wolf, vous avez vu ça ?
— Au contraire. On peut en parler tant que vous voulez. Ça nous fera passer le temps.
— Écoute, Nathan, a soupiré Wolf. Il faudra qu'on prenne un moment, toi et moi. Il faudra que nous discutions de certaines choses. En privé.
— Et discuter de quoi? Discuter de quoi? On va échanger des recettes? Ça va devenir carrément glauque, tu crois pas? T'es dingue ou quoi, ma parole? Tu m'as regardé? Hein, dis-moi, discuter de quoi?»
Du haut de la butte, Franck nous a appelés en agitant les bras au-dessus de sa tête. Nous avons invité Wolf pour le café. Tandis que nous gravissions la pente, attentifs à ne pas marcher sur une seringue ou un poignard ensanglanté, j'ai demandé à Wolf comment diable il s'y prenait, entre ses études, l'enseignement, ses combats politiques et sa vie sentimentale, pour se garder en aussi bonne condition physique. Je lui ai demandé s'il prenait régulièrement des stéroïdes. Mais ce type n'a aucun humour. Je me serais mieux entendu avec un Italien, ou même avec un Anglais, même si les Anglais sont les pires d'entre nous avec ces maudits Espagnols.
Franck et Marie-Jo ont consacré leur temps à admirer Wolf, son corps tout entier dont je suis le premier à reconnaître qu'il est parfait — malgré ses difficultés à passer sous les portes. Mais parfait ne voulait pas dire qu'il marchait sur les eaux. Parfait ne voulait pas dire parfait au point d'avoir Chris à ses pieds vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle était de mauvaise humeur, paraît-il. J'ai pensé :
«Déjà.»
«Franck, j'ai dit. Ta tarte aux pommes est exceptionnelle.
— Et ce sont de vraies pommes », il a précisé.
La nuit était tombée. J'ai dit à Paula : «Un peu plus à gauche, il me semble. »
Du balcon de la cuisine, j'orientais ses recherches.
Armée d'une torche électrique, elle fouillait entre les herbes hautes — Marc et moi n'avions toujours pas décidé qui devait passer la tondeuse depuis que Chris ne s'occupait plus du jardin.
«Je me tenais à cet endroit précis, j'ai ajouté.
J'avais la clé dans la main gauche et je l'ai lancée comme ça. Tout à fait. Exactement dans cette direction. A mon avis, tu dois être en plein dessus.»
Pendant mon absence, elle avait préparé des tagliatelles avec une poêlée de champignons frais, finement coupés, sur lesquels étaient semées des écorces de parmesan obtenues au moyen d'un épluche-patates revisité par Starck.
« On ne sort pas ? Pavais-je interrogée. Marc ne nous avait pas parlé d'une nouvelle boîte dans les entrepôts? Une bizarrerie tenue par des hétéros?»
On ne sortait pas car j'avais enfermé toutes ses chaussures dans le placard à balais.
Quand j'ai découvert qu'elle se piquait, je n'en ai pas fait un drame. Nous avions passé une excellente soirée à regarder des films sur le câble, à écouter les derniers C D que j'avais achetés en rentrant du pique-nique après une bonne heure d'exploration fructueuse au-dessus des bacs réservés aux imports de musique expérimentale, ainsi qu'un Captain Beefheart et un Eugène Chad-bourne qui
manquaient à ma collection. Pour une fois que je tenais une fille qui partageait mes goûts musicaux, j'en profitais. Nous étions vautrés sur le lit. Le réveil indiquait deux heures du matin et j'avais expliqué à Paula, car j'avais un peu bu, que je faisais un complexe d'infériorité vis-à-vis de Wolf qui partait le lendemain même sillonner l'Europe pour discourir sur l'avenir du Monde, ses enjeux politiques et économiques, tandis que je n'étais qu'un pauvre flic de rien du tout, ballotté par des événements que j'étais incapable d'analy-ser et pour couronner le tout, Franck qui venait de m'annoncer que je n'étais pas plus doué pour aligner quelques lignes, assombrissant ainsi le vague espoir de revanche que tous les minables nourris-sent avant d'accepter leur sort.
Paula pensait que j'exagérais. Elle avait tort.
Wolf me dépassait à tous points de vue. Et pour bien m'en assurer, comme je prenais des forces en me servant un verre, j'ai entrepris de les énumérer un par un et de les noter au fur et à mesure. Tâche longue et fastidieuse, supérieurement emmerdante pour celui à qui l'on impose cette abominable liste de regrets et d'échecs.
Paula en a profité pour s'esquiver dans la salle de bains. Je suis du genre à ne pas m'étonner quand une femme disparaît dans la salle de bains.
D'autant que Paula est très propre et je suis arrivé à un âge où ce sont des détails qui comptent. Parallèlement, j'écoutais un morceau de Captain Beefheart à vous faire dresser les poils sur les bras, sur la poitrine et sur les jambes. Comme certains vieux enregistrements d'Elvis. Ou encore mieux : Scott Dunbar. Mais quel putain de complexe d'infériorité je développais vis-à-vis du professeur Wolf. Ça prenait d'inquiétantes proportions. Surtout lorsqu'on les voyait écrites noir sur blanc, soulignées à maintes reprises, les voir comme ça, étalées, rassemblées, additionnées, numérotées, surtout comme ça. Vous en preniez un coup. Vous titu-biez au bord d'un gouffre en forme de spirale, hyp-notique et vertigineux.
Je crois que j'ai eu besoin de montrer une telle somme d'injustices à quelqu'un — pas l'injustice universelle, mais les injustices personnelles que la vie vous a faites quand on en voit à qui tout réussit, ceux qui naissent du côté des gagnants et qui vous sont toujours supérieurs, qui vous précèdent dans toutes les disciplines. Je me suis tourné et elle n'était plus là.
Je suis alors parti voir ce qu'elle fabriquait. Je suis passé dans le salon où, malgré la pénombre, le plateau de la table luisait avec beaucoup d'allure et y promener la main n'était pas désagréable. Les chaises étaient bien, elles aussi. Je me suis penché à la fenêtre au moment où Marc rentrait, une heureuse coïncidence. Eve m'a envoyé un baiser avant de zigzaguer vers l'entrée. Marc me faisait encore la tête mais j'étais content qu'il soit de retour à la maison sans encombre. Je me sentais tranquillisé.
Il ne m'a pas répondu lorsque je lui ai souhaité une bonne nuit, l'invitant à admirer ce beau ciel rempli d'étoiles et l'informant que notre voisin avait monté une antenne parabolique sur son toit.
Elle n'était ni dans la cuisine ni dans les W-C.
Elle était dans la salle de bains. Assise sur le rebord de la baignoire, la ceinture entre les dents.
217
«Ben tu vois, tu ne devrais pas faire ça, je lui ai dit.
— Ben tu vois, c'est déjà fait», elle a répondu.
Je suis retourné m'asseoir sur le lit.
«Ben quoi, ça t'embête?» a-t-elle poursuivi, me rejoignant et riant de mon attitude.
Je n'ai rien dit.
«Qu'est-ce que ça peut bien faire? a-t-elle demandé en fronçant les sourcils.
— Bah, c'est pas très indiqué, non?
— D'abord, c'est de temps en temps. Occa-sionnellement. Je sais ce que je fais.
— Si j'étais ton père, je te dirais que tu ne sais pas ce que tu fais. Mais je suis trop jeune pour être ton père. »
Elle se suicidait et elle se piquait : heureusement que je n'étais pas son père.
«Je me sens tellement bien, elle a soupiré. On ne pourrait pas baiser?
— Paula, combien de fois je dois te le répéter?
Paula, si nous mettons le doigt dans cet engrenage, nous allons le regretter. Ne fais pas comme si tu n'en savais rien.
— Rien qu'une fois.
— Les femmes, vous êtes marrantes. C'est pas croyable. Vous vous foutez pas mal des conséquences. Vous êtes prêtes à secouer des montagnes pour attraper la plume qui vole au vent, non mais c'est pas croyable. Transformer des vies entières en boxons effroyables. Juste pour le plaisir de fermer les yeux cinq minutes. C'est pas un peu cher payé? Ça vous paraît pas au-dessus de vos moyens? Rien qu'une fois. Ça veut dire quoi, rien qu'une fois? C'est censé nous mettre à l'abri de quelque chose, rien qu'une fois ? Paula, c'est là ton sentiment?»
Comme elle tentait toutefois de glisser la main dans mon caleçon, je me suis levé et suis allé me poster devant la fenêtre. Un flic aimera toujours observer la ville endormie, même si une faible lueur d'incendie vacillait au loin, même si des chiens errants se livraient un combat acharné au milieu des poubelles, même si des types galopaient sur le trottoir en bondissant par-dessus les voitures.
« Si nous n'étions pas là, toute cette ville aurait pété depuis longtemps, j'ai déclaré. Cette ville ne pourrait même plus fermer un œil. Est-ce que tu le sais?»
Elle est venue me voir, glissant un bras autour de ma taille. J'ai passé le mien par-dessus son épaule.
«Dommage que nous n'ayons pas pu en faire un coin où les gens ne soient pas obligés de se piquer ou de poser des bombes. Regarde un peu : les choses ne pourraient-elles pas se dérouler plus ou moins correctement? Il y a tant de beauté en ce monde. Le ciel. Les étoiles. Pourquoi n'avons-nous pas réussi? Je te parle des hommes en général et de toutes les générations qui nous ont précédés et se sont succédé ici-bas. Pourquoi n'avons-nous pas réussi, dis-moi?
— Nathan, rien qu'une fois.
— Je crois que des hommes tels que Paul Bren-
nen nous ont rendu la tâche impossible. Non, n'in-siste pas. Ni une fois, ni deux fois, ni trois fois. Je crois que des hommes tels que Paul Brennen ont assombri la lumière une fois pour toutes. Voilà ce que je crois. Et si nous allions prendre un verre quelque part? Qu'en dis-tu? Maintenant que tu as retrouvé tes chaussures. Paula, si on allait retrouver tes copains? Je me demande à quoi ça ressemble, un truc tenu par des hétéros. Ça risque d'être assez dément, non?»
MARIE-JO
Traîner sur le campus est intéressant. Laisser traîner ses yeux et ses oreilles sur le campus est très enrichissant.
On ne devrait pas vieillir. On devrait garder une peau souple, de belles dents, des cheveux sains et en nombre suffisant, des articulations bien huilées et une certaine candeur.
Ça me changeait des sales gueules que je fréquentais habituellement — et je ne parle pas seulement de ceux qui m'avaient à leurs trousses —, ça me changeait de voir quelques visages épanouis, encore frais, pas trop abîmés, pas trop marqués dans l'ensemble, et tellement à côté de la plaque. J'en voyais qui étaient carrément sur des nuages, qui vivaient dans un rêve au milieu du cauchemar général, d'autres qui voulaient carrément tout changer et d'autres encore qui voulaient tout avaler d'un coup, et ceux qui dealaient et ceux qui étaient tout simplement assoiffés de sexe. Mais faire un tour parmi des gens qui sont à côté de la plaque, croyez-moi, l'exercice est hyper reposant.
On prend un autre rythme.
Je distribue des tracts. Je fais signer une pétition.
J'ai un badge sur lequel il est écrit en jaune POLICE
GAY & LESBIAN LIAISON OFFICER SUT un fond vert fluo et mauve. Je pense que j'ai eu là une fameuse idée. J'ai dû réfléchir au problème que posait la présence d'un flic dans le sanctuaire. On me connaissait. Franck et moi, on nous connaissait.
Le professeur et sa femme. On nous croisait à la cafétéria quand j'étais encore une conne et que je croyais que j'avais un mari et que je venais lui tenir compagnie entre deux cours, à une époque où j'étais complètement à côté de mes pompes, moi aussi.
J'en ai parlé à Rose Delarue. J'avais besoin d'une idée tordue. Puis Georges est arrivé et il a parlé de la décadence en Australie, de ces Australiens qiii vivaient sur leur île comme des bêtes dépravées. Rose passait son temps à courir vers les W-C, suite à l'absorption d'une boisson gazeuse énergétique destinée aux coureurs cyclistes de haut niveau, mais elle était de l'avis de Georges. L'autre jour, elle avait pris un taxi et le chauffeur lui avait dit, comme ils étaient coincés dans le quartier en question, qu'il venait de lire les Évangiles où il était clairement annoncé que le jour où les hommes s'embrasseraient dans la rue, la fin du monde serait très proche Us ont voulu me garder à manger. Rose se faisait livrer un vélo d'appartement. Elle voulait perdre quatre kilos avant l'été alors qu'elle n'avait que la peau sur les os. Pendant qu'elle tournait autour de la machine, les poings sur les hanches, le regard mauvais, Georges m'a aidé à mettre la main sur les Australiens — j'avais prétexté un besoin d'information sur d'éventuels échanges avec la police de Sydney. Grimpée sur son engin, Rose grignotait des galettes de millet. Georges a cherché à m'entraîner vers la cuisine. Il jurait que je le rendais toujours aussi fou. Mais je ne pouvais vraiment pas les supporter, ni l'un ni l'autre. Et manger quoi, d'abord? Georges se grattait la tête en examinant le contenu de son congélateur. À
bout de souffle, Rose lui a conseillé de sortir le poulet froid. Or, justement, s'il y a une chose que je déteste au monde, c'est le poulet froid. Je suis partie. Ils m'ont appelée pendant que je traversais la rue bouillonnante de soleil et de frondaisons, mais je ne me suis pas retournée. Le poulet froid, je l'ai en sainte horreur. Je porte un badge sur lequel il est écrit POLICE
GAY & LESBIAN LIAISON OFFICER. Ils Ont été
très gentils avec moi. Deux filles et un gars en uniformes, souriants et baraqués. Ensemble, ils avaient déjà porté la bonne parole sur les campus londoniens, maintenant ils étaient ici pour quelques jours, ensuite ils iraient à Madrid, puis à Lisbonne, et boucleraient sur les terres de Fer-nando Pessoa (Franck lui a consacré plusieurs articles qui font autorité) leur tournée européenne destinée à faire connaître leur combat qui incluait les travelos et les transsexuels dont le sort était très inquiétant, comme je pouvais l'imaginer.
Je distribue leurs tracts. Je me promène à droite et à gauche, je me poste dans les couloirs, expliquant que la police est à l'écoute des minorités et s'engage à ne plus tolérer d'agressions, qu'elles soient physiques ou verbales, à rencontre de tous ces malades. Je leur donne un numéro vert — celui du commissariat central — à appeler à la moindre escarmouche. Je recueille des signatures contre la discrimination. Je martèle à tous les vents que les choses doivent changer. Que la police est en train de changer.
Quand j'ai connu Franck, je militais pour l'arrêt des expériences pratiquées sur les animaux —j'avais besoin de hurler sur quelque chose et de rentrer tard à la maison afin d'éviter de très pénibles tête-à-tête avec mon père que j'avais fini par menacer d'un couteau, quand j'y pense, l'ambiance n'était pas gaie tous les jours. Je militais pour qu'on arrête de faire souffrir de pauvres bêtes, moi qui n'en étais qu'une, et pas davantage. C'était bien trouvé, non?
Et ça me plaisait bien. J'arpentais les pelouses entre les bâtiments, je distribuais des tracts, je faisais signer des pétitions. Je rencontrais des gens. Je pouvais partager un sujet de conversation avec eux.
Sans les faire fuir. Sans qu'ils considèrent mon gros cul comme un truc avec lequel on ne pouvait décemment pas parler. Je n'évoque même pas de sortir. Sans les faire fuir comme si j'avais la peste.
C'était plutôt agréable. Ça me changeait les idées. Les saloperies de mon père avaient duré dix ans. Depuis quelques mois, il savait que je pouvais le tuer. Qu'il avait intérêt à se tenir tranquille. Et Franck était un jeune professeur — jeune pour un professeur —, déjà brillant et c'est comme ça qu'on s'est connus. Avec mes cheveux courts, je ressemblais à un garçon. Et quand j'y pense, c'est en fuyant mon père que je suis tombée dans les bras de Franck. C'est ce qu'on appelle manquer de bol.
Aujourd'hui, je suis le nouvel officier de liaison des gays et des lesbiennes — sans parler de leurs sous-espèces. Nathan est du genre à se laisser mettre la main au cul, mais pas moi. Et malheureusement, je les attire. Je suis là pour mener une enquête et j'ai déjà trois gouines sur les bras.
Elles trouvent que j'ai l'air contente de faire ce que je fais. Elles m'ont repérée depuis la veille et elles se sont dit voilà une fille qui a l'air d'aimer ce qu'elle fait.
J'y prenais un réel plaisir, je vous l'ai dit. Je me sentais rajeunir. C'est tellement bon d'être jeune
— je me sens parfois si vieille à trente-deux ans, si ratatinée quelquefois. La seule différence était qu'à présent, mes tracts ne représentaient pas une belette écorchée mais deux jeunes hommes tendrement enlacés — je n'avais pas le choix.
Gagner la confiance des gens. Je trouve ça tellement dégueulasse. Malgré tout, ça fait partie de mon métier. On nous l'enseigne.
J'étais plantée sous un soleil puissant et magnifique. Elles m'ont offert un verre. Et plus tard, elles sont venues me reprendre et nous sommes allées au self-service.
Rita, la plus petite, qui pratiquait la lutte gréco-romaine, avait très bien connu Jennifer Brennen.
C'est un exemple. On gagne la confiance des gens et ensuite on les siphonne. On leur arrache des pages, comme on le ferait d'un simple livre. On se rend sympathique, on va dans leur sens, et on les tient bientôt à sa merci. Il n'y a pas de quoi être fière.
Honteuse, je leur ai confié mon numéro personnel si jamais elles subissaient les brutalités de la police — de sombres bruits couraient, chez les lesbiennes, à propos d'unions contre nature qu'on leur faisait subir dans l'enceinte des commissariats.
« C'est drôle que tu me parles de Jennifer Brennen, a déclaré Rita, parce que je l'ai très bien connue. Et ce connard de Michel, ce connard d'al-binos. »
Le Michel en question était un étudiant de Franck. Je cherchais à lui mettre la main dessus depuis le début de la matinée. Il était le premier de ma liste. Peut-être même, le premier que Franck avait interrogé.
«Tu sais que j'ai été folle de Jennifer Brennen, a soupiré Rita. Tu sais qu'elle m'a piétiné le cœur. »
Les deux autres, qui n'avaient pas cessé de se peloter durant tout le repas, se sont tournées vers Rita avec une grimace de dégoût.
«Je baise plus avec personne, m'a expliqué Rita.
Elles m'en veulent parce que je baise plus avec per-226
sonne. Je vais te montrer mon tatouage. Tu vas comprendre. »
L'appartement de Rita était à deux pas. H était ensoleillé, Spartiate, dans les beiges. J'avais déposé mon paquet de tracts et ma pétition dans l'entrée, j'avais prévenu Nathan que je continuais à fouiner sur le campus — il s'intéressait quant à lui aux gardes du corps de Paul Brennen, on suivait chacun son truc — et je m'étais laissée choir sur un fiiton en déclarant à Rita que c'était mignon chez elle.
«Mets-toi à l'aise, elle m'a dit. Tu fais comme chez toi. Je vais chercher les photos. Mais avant d'aller chercher les photos, je vais aller chercher à boire. »
Elle est revenue avec du vin. Moi qui ne bois jamais d'alcool dans la journée. Moi qu'une bière assomme. Et il faisait si chaud dehors que la boucle de mon ceinturon d'officier de liaison des gays et des lesbiennes — vous moquez pas, mais j'étais en grand uniforme — était encore brûlante, si chaud dehors que boire du vin était bien la dernière chose à faire.
«Je vais chercher les photos. Mets-toi à l'aise», a-t-elle repris en disparaissant dans la chambre.
J'ai posé ma casquette sur la table basse, j'ai des-serré ma cravate. Rita est revenue en slip, les nichons à l'air.
«Te fais pas de mouron, elle a déclaré. Je baise plus avec personne. »
Il était vrai qu'elle portait cet imposant tatouage 227
sur la cuisse, une pierre tombale frappée par le soleil levant et sur laquelle on pouvait lire RITA & JENNIFERJ gravé en lettres de feu sur des implants sous-cutanés qui les mettaient en relief. Elle me l'avait montré à la cafétéria, ce qui avait entraîné les deux autres à glousser.
« Ça m'a coûté deux mille euros, avait-elle précisé. Et encore, deux mille, parce que Derek est un copain.
— Tu connais Derek?
— Si je connais Derek? Vous l'entendez, vous autres? Si moi, je connais Derek?»
Je n'avais jamais vu un sexe de femme rasé d'aussi près. Elle portait une culotte transparente.
Ses bras et ses jambes étaient très musclés. Dans un coin de la pièce se trouvaient des haltères, de gros élastiques munis de poignées, un tapis de sol roulé, une barre fixe. À la place du ventre, Rita avait plusieurs rangées d'abdominaux.
«Regarde-moi, j'ai soupiré. Est-ce qu'on dirait que je cours une heure tous les matins ?
— Tu es très bien comme tu es. Tu ferais une bonne lutteuse. Mais il faudrait que tu perdes, disons, une quinzaine de kilos.
— Rita, je donnerais tout ce que je possède pour perdre une quinzaine de kilos.
— Tu veux que je m'en charge ?
— Je suis tellement occupée, tu sais. Je suis toujours en train de cavaler à droite et à gauche, tu sais.
Et sinon? Ça prendrait combien de temps?
— Voyons. Qu'est-ce que je dirais? Donne-moi six mois. »
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Six mois. J'avais le temps de mourir vingt fois en six mois. On nous tirait dessus presque tous les jours. Des hordes d'abrutis nous choisissaient régulièrement pour cibles. Sans qu'on leur dise rien, ils nous prenaient en chasse sur le périphérique et nous entraînaient dans des rodéos qui nous donnaient des cheveux blancs. Les braquages se faisaient au bazooka. Leurs avocats nous riaient au nez. Ils avalaient des trucs qui les transformaient en bêtes sauvages. Ils ne parlaient même plus de nous botter le cul ou de nous attendre avec un manche de pioche, comme au bon vieux temps
— le saut dans l'an 2000, il faut bien le reconnaître, n'avait pas débouché sur une clairière tranquille et, chaque année qui avait suivi, l'ambiance avait continué de se dégrader —, ils nous tiraient dessus, ces abrutis. On se demande dans quel monde on vit, par moments. On se demande où on va, comme ça.
«Figure-toi qu'un jour, je suis tombée enceinte, j'ai déclaré. Tu vois un peu l'horreur? Je veux dire, tu vois, dans cette jungle?»
Tu veux savoir, Rita, si j'ai avorté? La réponse est oui. En fait, je venais de découvrir que Franck, mon mari, baisait avec des hommes et je l'ai très mal supporté. Franck, mon mari. Je me souviens, quand j'en ai eu la preuve, je marchais puis je tombais, je me relevais et je retombais après quelques pas, mes jambes se changeaient en caoutchouc.
«On le connaît, ton mec. On sait ce qu'il trafique. On le voit souvent traîner autour des pissotières.
— Je te remercie. Ne me donne pas de détails.
Ça me rend encore malade. Ce jour-là, ma vie s'est arrêtée. Est-ce que tu peux croire ça? Arrêtée.
Comme si je m'écrabouillais contre un mur. Et là, Derek a été génial. Super génial. Il venait d'ouvrir son salon de coiffure et c'était déjà la folie. Il était épuisé. Mais tu connais Derek. Mère Teresa, à côté, c'est que dalle. Tu connais Derek. Tu imagines.
— On peut compter sur lui. Moi aussi, j'ai eu quelques trucs foireux, de mon côté. Dont celui dont je te parlais. Qui fait que je ne baise plus depuis pas mal de temps. J'allais en discuter avec Derek quand ça me prenait trop la tête. Il me remettait d'aplomb, ça je dois le dire. Il doit avoir un truc magique. Derek. Total respect. »
Gagner la confiance des gens. Ne jamais perdre de vue qu'il y a le boulot et que vous êtes là pour quelque chose. Avec le vin, je ne savais plus très bien pour quoi j'étais là et puis ça m'est revenu. Je cherchais à remonter la piste que Franck avait suivie tandis qu'il enquêtait sur Jennifer Brennen. Ça m'est revenu.
Les photos. Nous étions là pour regarder des photos.
«Voyons voir ces photos», j'ai dit.
Elle s'est assise à côté de moi. Contre moi. Mais ça restait acceptable.
«Si je verse une larme, a soupiré Rita. Si je verse une larme, fais pas attention.
— Okay.»
Elle tenait un grand carton sur les genoux. Ses seins pointaient affreusement au-dessus d'une petite montagne de photos jetées en vrac, tirées sur papier brillant dans l'ensemble. Rita et Jennifer Brennen traversant les saisons, à la ville, à la campagne, à une terrasse, de jour, de nuit, sur la pelouse du campus, dans un photomaton, à la plage, autour d'un arbre de Noël.
«J'aime pas parler d'amour. Mais ça, c'était de l'amour. Tu peux me croire.
— Et c'est qui, celui-là, l'albinos?
— Celui-là?»
Je l'ai coincé le lendemain, en fin d'après-midi.
Le matin, Nathan et moi avions été embarqués pour nettoyer un squatt rempli de dealers, carrément embarqués de force car soi-disant une grippe intestinale avait ravagé nos rangs et Francis Fenwick, notre chef, qui avait minutieusement préparé l'opération, ne nous demandait pas notre avis Nathan et moi étions furax. Hériter du boulo»
d'une bande de tire-au-flanc nous avait fait brailler mais notre chef, Francis Fenwick, est un homme de fer, un monolithe aux tempes argentées qui mène une croisade personnelle contre les fournis-seurs de sa fille et ça le rend cinglé. Ultra autoritaire, la vache.
Nous avons dû enfoncer une porte blindée, cavaler dans les escaliers, maîtriser des types hystériques, éteindre des matelas en feu, courir sur les toits, passer par les fenêtres, récupérer la marchandise dans des cachettes infâmes et entasser les gars dans des fourgons. Nous étions éreintés. Un 231
de ces connards m'avait flanquée par terre et j'avais l'épaule endolorie. Mon petit déjeuner me restait sur l'estomac. Mon estomac gargouillait.
« C'est ton ventre qui fait ce bruit ? » J'étais d'une humeur exécrable. J'ai regardé Nathan sans lui répondre. Nous étions dans les embouteillages.
Je le soupçonnais de sortir toutes les nuits, ou je ne savais trop quoi. Je le trouvais fatigué ces derniers temps. Sauf que je ne pouvais pas m'occuper de ça pour le moment. Et puis ce n'était qu'une vague impression. Je ne me sentais pas encore en état d'alerte.
Nous avions des tonnes d'interrogatoires sur les bras, des heures à passer en tête à tête avec les pires connards qui vous postillonnaient à la figure quand ce n'était pas plus grave ou qui commen-
çaient à vous gueuler aux oreilles, à le prendre de haut, qui braillaient pour avoir un avocat. Je me suis arrêtée en double file, devant le commissariat, et j'ai fait signe à Nathan qu'il pouvait descendre.
Il est decendu et s'est penché à la portière, les, sourcils en accent circonflexe.
«Je vais pas t'emmerder, je lui ai dit, je veux surtout pas t'emmerder avec le bruit que fait mon ventre.
— Arrête de déconner. On va y être jusqu'à la nuit. Arrête de déconner, Marie-Jo. »
Je me suis barrée. Mon épaule me lançait, comme enrobée d'une plaque brûlante. Je suis rentrée chez moi pour me mettre en uniforme et j'ai eu du mal à changer de chemise, je pouvais à peine soulever mon bras. Au courrier, j'ai découvert une 232
facture d'électricité de mille trois cent vingt-cinq putains d'euros et une proposition d'abonnement pour recevoir deux cent cinquante-six chaînes supplémentaires avec une paire de chaussons en cadeau et une casquette. Je n'avais pas fait la vaisselle. Des grains de riz séchés étaient collés aux assiettes, prisonniers d'une sauce au curry qu'un rayon de soleil finissait de transformer en carton. Franck n'avait pas sorti la poubelle. J'avais une pile de linge qui s'entassait. J'entendais Ramon, en dessous, qui écoutait une musique de dégénérés. J'ai à peine pris le temps de me confectionner un sandwich.
Je l'ai fini sur le campus, à l'ombre d'un arbre qui perdait ses fleurs. Un peu de tranquillité. Enfin assise. Les Australiens avaient mis à ma disposition une table de camping et un fauteuil de toile. Ils avaient planté une pancarte dans mon dos. C'était mon PC. Le rendez-vous des gays et des lesbiennes.
Mais par chance, c'était une heure creuse.
J'étais là pour mettre la main sur mon albinos mais je n'avais pas la force d'aller rôder dans les couloirs avec le risque de me faire alpaguer par une pédale qui en a très gros sur le cœur. J'ai avalé mes amphétamines avec un litre et demi d'eau minérale light et j'ai senti l'odeur du feuillage cuit, l'odeur de l'herbe chaude, l'odeur du papier recyclé de mes tracts qui s'étalaient au soleil, l'odeur de la pierre et des briques des bâtiments chauffés depuis des heures par un ciel sans nuages. J'ai fermé les yeux.
«J'ai le truc qu'il te faut, a déclaré Rita. J'ai exac-233
tement ce qu'il te faut. Je m'en sers depuis dix ans.
C'est rare que je m'en serve pas.»
D'un bleu translucide. Comme mon dentrifrice.
Sur le tube, il y avait le portrait d'un homme torse nu qui souriait.
«C'est ce qu'utilisent les professionnels, a déclaré Rita en étalant la pâte sur mon épaule.
Mais moi, c'est pas exactement la gréco-romaine.
On a le droit aux prises de jambe. Il faudrait que tu viennes voir ça, un de ces quatre. Ça pourrait t'intéresser. »
C'était froid. Je m'étais un peu tendue quand Rita avait déboutonné ma chemise et aussi quand elle m'avait touchée, quand sa main avait caressé ma peau, se refermant sur mon épaule. Mais maintenant ça allait. Plus le massage durait et plus je me détendais. Je lui ai raconté les événements de la matinée.
«Je suis malheureuse à l'idée qu'il me rendra malheureuse un jour ou l'autre.
— Et il te rendra malheureuse, fais-moi confiance. Y a pas plus hypocrite.
— Non, je ne dirais pas que Nathan est hypocrite. Mais le résultat est le même. »
Rita pensait avoir commis la même erreur : Jennifer Brennen était trop bien pour elle. Une bien trop jolie fille, sans compter que les bisexuelles n'étaient jamais très franches du collier.
«J'ai jamais pu lui faire oublier la queue, a-t-elle soupiré. Et je l'ai su depuis le premier jour, figure-toi. Y avait rien à faire. C'était fichu d'avance. Une fois qu'elles ont eu ça dans la tête. Ouais. Ça fait 234
partie de ces mystères que je peux pas élucider. Tu pourrais pas m'éclairer, des fois?»
Cinq heures sonnaient à l'horloge de l'université et les ombres s'allongeaient sur la pelouse quand j'ai réapparu. Rita était tellement bavarde. J'avais eu droit à un second massage et je n'avais pas à m'en plaindre, mon bras allait beaucoup mieux. Mon humeur également. Rita était plutôt sympa. Nous avions décidé de nous retrouver dans la soirée pour aller au cinéma et de passer prendre Derek.
Inattendue, n'est-ce pas, cette liaison qu'elle avait entretenue avec Jennifer Brennen. Et un drôle de numéro, cette fille-là, quand on y pense. Son père avait vraiment dû s'arracher les cheveux, se mordre les poings jusqu'au sang. Quand une fille se met à détester son père, ça fait plutôt mal, c'est moi qui vous le dis.
J'ai aperçu Franck qui sortait de ses cours, un groupe d'étudiants accroché à ses basques. Il m'a évitée. Je l'ai suivi des yeux pendant que je distribuais mes tracts et j'ai pensé qu'il avait la belle vie.
Puis Michel, l'albinos, a quitté le bâtiment à son tour.
Je me suis débarrassée d'un individu qui venait de se faire pincer les fesses dans les couloirs du gymnase et qui me mettait au défi d'intervenir. Je me suis éloignée sous ses sarcasmes, craignant de perdre l'albinos de vue, ce qui aurait été un comble eu égard à mon entraînement et à l'objet de ma filature qui était un mouchoir blanc agité dans les ténèbres.
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Il est entré dans une grande salle où les gens discutaient par petits groupes. C'était là qu'ils se réunissaient. Là qu'ils se retrouvaient pour décider de leurs actions. Redonner la rue au peuple, stopper des convois de déchets nucléaires, élargir les trottoirs, supprimer les guerres, laisser pousser les poils sous les bras des filles, adopter des poulets en batteries, boycotter les marques, porter des capotes, adorer le pape ou Dieu sait quoi encore. L'éventail était large. Nombreux étaient ceux qui discutaient avec un pied sur une chaise. Des jeunes qui désiraient en découdre. J'étais venue les écouter quelquefois, et aussi en ma qualité d'officier de liaison des pédés et des gouines qui me servait de sauf-conduit et me permettait d'avoir une oreille qui traînait, d'apprendre certaines choses. Que, par exemple, Jennifer Brennen était drôlement bien vue parmi eux. Que les batailles qu'elle avait livrées contre son père l'avaient transformée en icône et que son portrait serait brandi au cours de la prochaine manif et que sa mort serait vengée.
La prochaine manif. Ils n'avaient pas l'air de plaisanter. Et les flics commençaient à en parler sérieusement de leur côté. On s'attendait au pire. Et l'on avait raison de s'attendre au pire puisque, à chaque fois, ça se passait plus mal que la fois précédente. On ne pouvait donc guère se tromper.
Ils se préparaient ferme. Ils en discutaient âprement. L'albinos écoutait les uns et les autres en reluquant les filles, la bouche à demi ouverte, l'air assez azimuté, je suis d'accord.
J'ai attendu qu'il sorte. J'étais derrière lui et, 236
d'un coup d'épaule — Rita me l'avait remise à neuf—, je l'ai envoyé dans un massif de lauriers.
J'ai jeté un coup d'œil à droite puis à gauche, après quoi, voyant qu'il n'y avait aucun témoin à la ronde, je l'ai rejoint dans les fourrés.
Il était encore sur le dos, sur de la terre noire, ses yeux rouges exorbités. «Un hyper émotif, m'avait déclaré Rita. Mais il ne me lâchait pas d'une semelle. Je voulais le tuer. »
Quand j'ai tendu la main vers lui, il a eu un mouvement de recul.
«Le Seigneur est avec moi, il a grimacé.
— Pardon?
— Le Seigneur est avec moi», il a répété.
Je lui ai envoyé une baffe, puis je l'ai aidé à se relever. Une tactique dont je me sers quelquefois, lorsque je ne sais pas trop sur quel pied danser.
«Michel, mon petit Michel, il faut qu'on parle, ai-je déclaré. Tu vas voir. Tout va très bien se passer. »
Il portait un rosaire autour du cou — quinze dizaines d'Ave Maria, chacune précédée d'un Pater. La moitié de son visage était colorée en rouge vif. Il me fixait comme si j'étais le Diable en personne.
«Je ne suis que la femme de ton professeur, l'ai-je rassuré. On ne dirait pas, à me voir. Hein, qu'est-ce que t'en penses?»
Il grimaçait à présent en découvrant mon badge où était indiquée ma spécialité : défenseur des gays, lesbiennes, et compagnie. Tout un programme.
«Rassure-toi, Michel. Tout ce qui est écrit n'est pas parole d'évangile. Il s'agit d'une couverture.
Pas mal, comme couverture, hein3 Michel? Ça te la coupe, on dirait. Mais regarde-moi. Est-ce que j'ai une tête à voler au secours de ces malades, non mais franchement? Tu me connais mal. Je peux pas les voir, moi non plus. Une couverture. Tu sais ce que c'est qu'une couverture, j'espère?»
Oh là là, j'ai pensé. L'ahuri complet. Rita m'en avait longuement parlé mais je m'étais dit qu'elle exagérait. Le taré complet. Je commençais à comprendre ce que ça signifiait d'avoir ce genre de gars sur le dos. Pauvre Rita. Il avait bien quelque chose de fou dans le regard. Encore un fou de Dieu. On en croisait de plus en plus, malheureusement. Ça me foutait la trouille. Je ne voulais pas être égorgée pendant mon sommeil.
Je lui ai indiqué un banc à l'écart, adossé à un muret couvert de lierre dont les feuilles brillaient comme du parquet encaustiqué. Je me suis assise contre lui. Il sentait la lessive.
«Tu n'as pas un truc à manger? Je meurs de faim. Je ne sais pas, moi, une barre de céréales, n'importe quoi. »
Je n'avais que mon sandwich dans le ventre. Je me sentais faible. Il voulait savoir ce que je voulais. Je lui ai collé une seconde baffe. Des yeux, je cherchais un distributeur de quelque chose mais c'était le désert total. Je regrettais de ne pas être du côté de la cafétéria où il y en avait un gigantesque, avec des salades, des pains garnis, des tar-238
telettes et toutes les barres chocolatées qu'on peut imaginer.
«Pourquoi vous me frappez?» il a demandé en s'agitant.
Sans me tourner vers lui, les yeux braqués dans le vague, je lui ai répondu que c'était comme ça.
Et pas autrement.
«Vous avez pas le droit, il a glapi.
— Je sais que j'ai pas le droit. J'y peux rien. »
Quand je m'étais fait avorter, j'étais tombée sur des gars de son espèce. C'était le branle-bas dans l'hôpital. Ils s'étaient enchaînés aux tables, comme des merdes. Ils venaient nous insulter dans les chambres alors que le moment était très mal choisi. Ils criaient sous nos fenêtres. Us envoyaient des menaces de mort aux médecins. Ils nous pro-mettaient l'Enfer. Toutes autant que nous étions.
J'en gardais un mauvais souvenir. Ils brandissaient des pancartes avec des fœtus. Ceux qui étaient enchaînés dans les salles chantaient des cantiques pendant qu'on était partis chercher des pinces cou-pantes.
«Bon, suis-moi, lui ai-je dit en me levant. On va causer en chemin, si ça ne t'ennuie pas. Lève-toi. »
Il avait décidé de sauver Jennifer Brennen. Une mission. Cette pauvre fille. Quand il avait compris de quoi il retournait, il s'était lancé dans la bataille.
H s'était donné pour mission de la sauver.
«Tu voulais te la faire?
— Comment? Quoi? Qu'est-ce que vous dites?»
Chemin faisant, nous sommes arrivés aux abords de la cafétéria qui attirait les étudiants comme un 239
point d'eau attire les bêtes par grande chaleur et les réunit en cercle. Ils se reposaient. Ils avaient leur sac à dos à leurs pieds. Ils n'arrivaient pas à se quitter. Ils hésitaient à franchir la barrière de leur enclos. Ils prenaient le soleil. Ils étaient collés à leur portable. Ils envoyaient des messages. Ils se tor-tillaient. Ils buvaient des sodas. Quelques radins remplissaient des gobelets à la fontaine. J'ai pris mon tour devant le distributeur de sandwiches.
Pendant que le jour baissait, j'ai cherché de l'argent dans mes poches.
«Passe-moi des pièces» je lui ai demandé.
Il a eu l'air interloqué.
«Merde, j'ai soupiré. Passe-moi des pièces. Sois un peu charitable. »