NATHAN
Les bilans du Fonds Monétaire International étaient accablants. Des imbéciles incompétents, psychorigides, comme on pouvait le vérifier à l'examen de nombreux dossiers. Sauf que leurs erreurs ne les touchaient pas directement car ils étaient grassement payés. Sauf que leur vision obtuse et butée, leurs maudits remèdes se tradui-300
saient par une plus grande misère à l'échelle d'un pays, par davantage de malheur et de désespoir pour des millions de gens. En résumé.
Wolf avait pris la parole lors des débats et son exposé avait été clair, tranchant et sans appel. Il avait été applaudi. Il avait mis la salle à ses pieds.
Impossible de lui glisser un mot, plus tard, comme nous allions prendre un verre, car il était entouré de ses aficionados et d'une Chris qui semblait à cet instant la femme la plus heureuse du monde. J'ai appelé Marie-Jo pour avoir quelqu'un à qui parler étant donné que je n'intéressais personne.
«Wolf a fait un tabac. Tu as loupé quelque chose.
— S'il te plaît. On parlera de ça demain.
— Pourquoi demain ? Mais qu'est-ce que tu as ?
— J'ai rien.
— Comment ça, rien? Tu pleures?
— Non. Ça va.
— Bon, écoute. J'arrive tout de suite.
— Non. Sûrement pas. J'ai envie d'être seule.
— Dans ton coin? À broyer du noir? Et je peux savoir à quel sujet?»
J'étais sorti à cause du bruit et je me suis assis sur un banc, dans la nuit épaisse. «Écoute, Nathan, je vais raccrocher.
— Non, attends une minute. Et si nous allions faire un tour? Marcher un peu te ferait du bien.
On parie?»
Elle a raccroché.
Quand je suis rentré, j'ai trouvé une armoire 301
dans la chambre. Paula m'a demandé ce que j'en pensais et je lui ai répondu qu'elle me plaisait beaucoup. Sans blague.
Marc et Eve sont venus l'examiner et ils nous ont félicités. Marc semblait fier de moi.
Paula avait d'autres projets. Elle attendait avec impatience des rideaux qu'elle avait commandés chez je ne sais qui mais qu'Eve considérait comme la seule adresse digne d'intérêt à travers toute la ville. Il y avait également un canapé dans l'air et d'autres petites choses dont elle ne voulait rien dévoiler et qui prendraient leur place au fur et à mesure.
Comme je ne disais rien, elle m'a serré dans ses bras.
«Je ne te demande qu'une chose, Paula, lui ai-je murmuré à l'oreille. Ne touche pas à la literie. Jure-le-moi. »
En échange, après le départ des deux autres, et pour lui prouver que je n'accordais au matelas aucune valeur sentimentale ayant un rapport avec Chris — j'avais gloussé en entendant quelque chose d'aussi dingue —, je lui ai fait un cunnilin-gus.
«Alors? l'ai-je interrogée après coup. Convain-cue?»
Elle a essayé d'obtenir davantage, elle a insisté sous prétexte qu'un premier pas avait été franchi, mais je lui ai expliqué que je ne voyais pas les choses de cette manière.
«Je regrette, mais je n'appelle pas ça avoir un rapport sexuel. Tu m'excuseras. »
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Soyez bon, et on vous reprochera de ne l'être pas assez. Avec une vigueur inhabituelle, Paula a remis sur le tapis cette histoire que je ne voulais pas baiser.
«Non, mais ça devient délirant, cette histoire.
Non, mais combien de temps ça va durer, cette histoire ?
— Comment savoir? j'ai rétorqué. Pour moi non plus, ce n'est pas facile.
— Qu'est-ce que je t'ai fait? Pour que tu veuilles me torturer à ce point-là, qu'est-ce que je t'ai fait?
— Tu parles d'une torture. Alors que des gens n'ont même pas à qui parler. Personne pour sortir en boîte. Personne à leur réveil. »
Pour finir, elle s'est enfermée dans la salle de bains.
«Écoute Paula, ai-je fait à travers la porte, les mains enfoncées dans les poches et les yeux fixés sur la pointe de mes chaussures. Écoute, Paula, tu connais le problème. Il s'est posé dès le début et il se pose encore, crois-moi.
— Je n'ai pas envie de t'écouter. Laisse-moi.
— Tu dois respecter ma décision. J'ai respecté les tiennes. Paula, sors. Je sais très bien ce que tu fabriques et ça fera la troisième fois depuis le début de la semaine. Tu ferais bien de te méfier.
— À qui la faute? Est-ce que j'ai le choix?
— Et moi, est-ce que tu crois que ça m'amuse?
Tu crois que je n'aimerais pas être fixé, une bonne fois pour toutes ? Mais imagine que je ne sois pas prêt. Hein, de vivre avec une femme. Imagine que 303
ce soit au-dessus de mes forces? Paula, je ne t'ai rien caché. »
Elle devait avoir son élastique entre les dents car elle ne m'a rien répondu.
«Et si j'allais voir un psy. Qu'est-ce que t'en penses? Si tu en connais un, je suis prêt à discuter avec lui. Je veux bien lui expliquer mon cas. »
Ne croyez pas que je n'étais pas sincère. J'aurais donné tout ce que je possédais pour être délivré de cette incertitude. Je rêvais d'une vie d'imbécile heureux, je ne souhaitais rien d'autre que de vivre avec une femme. De regarder passer les jours et les nuits avec elle, affichant un sourire satisfait. Mais en avais-je le droit? En étais-je capable? Une vie au grand jour, avec Paula. De la baise, de la lecture, des sorties, traîner chez les antiquaires. Pourquoi était-ce si compliqué? Pourquoi était-ce si douloureux?
Elle est sortie. A filé droit vers le lit sur lequel elle s'est laissée choir. Elle n'avait pas remis sa culotte.
«Une chose est sûre, ai-je repris. Je vais me réveiller un matin, et tout sera clair dans mon esprit. Et quelle que soit la décision que je prendrai, elle sera la meilleure pour tout le monde. Tu m'écoutes, Paula, c'est comme un accouchement.
Il faut patienter. Depuis le départ de ma femme, je sens qu'il y a un nouvel homme en moi. Mais il n'est pas encore au monde. Pas encore. Enfin, rassure-toi. Ça ne prendra pas neuf mois. »
Elle m'a fait signe d'arriver. Je suis allé réinstaller à côté d'elle. Je l'ai prise contre moi et j'ai 304
vraiment souhaité recevoir un signe à cet instant.
J'aurais été ravi de lui annoncer que le sort en était jeté et que j'étais même d'accord pour l'épouser si ça l'amusait. Une croix sur Chris. Une croix sur Marie-Jo. C'est-à-dire me tirer deux balles en plein cœur. Autant que je pouvais en juger. Une éven-tualité qui m'a donné le frisson. Qui aurait souhaité être à ma place? Sans compter tout le boulot que ça m'occasionnait et les soucis.
Le lendemain matin, j'ai retrouvé Marie-Jo J'étais en forme, après mon heure de gym et deux grands verres de jus d'orange que Paula m'avait préparés en silence. Quant à Marie-Jo, qui avait eu sa séance de lutte avec Rita, elle était encore toute rose et son moral était bien meilleur que la veille au soir. Pas follement gaie. Normale. Encore qu'elle ne jetait pas d'étincelles depuis quelques jours.
Je l'ai invitée dans un bar que Paula m'avait fait découvrir, situé au dernier étage d'un immeuble, avec des baies largement ouvertes sur une chaleur encore très agréable, une ambiance high-tech et feutrée. Ça allait me coûter un saladier. Mais je savais que ça lui ferait plaisir, que ça nous changerait de boire un café dans des tasses plutôt que dans des gobelets. Deux petits déjeuners complets ne tenaient même pas sur la table. Marie-Jo avait blêmi.
«Tu veux me tuer?
— As-tu remarqué une chose? Ton humeur.
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Depuis que tu ne manges rien. Je te sens mélancolique. »
Ce matin-là, elle était également fébrile. Elle n'a pas voulu me dire un mot sur ses larmes de la veille, mais elle était très excitée par une découverte de la plus haute importance : Ramon portait des chaussures coquées.
Je lui ai tendu la corbeille de viennoiseries, attendant qu'elle veuille bien libérer ses mains coincées entre ses jambes.
«Moi, je veux bien, ai-je déclaré. Mais ça avance à quoi? C'est la seule paire qui traîne en ville? Non?
Il y en a combien de dizaines de milliers, d'après toi?
— Mais il suffit qu'on tombe sur la bonne. Je te tiendrai au courant. »
La connaissant, j'étais étonné qu'elle n'ait pas encore visité l'appartement de Ramon. Elle en était capable. Mais par chance, il lui restait une étincelle de raison et elle avait préféré m'en parler avant de se lancer dans une bêtise qui aurait pu lui attirer des ennuis. Dans le genre irresponsable, j'avais déjà bien assez de Chris.
«Bon. On va s'en occuper, j'ai déclaré. Puisque tu y tiens. On va tirer ça au clair. Mais tu ne fais rien sans moi. Promets-le-moi. »
De satisfaction, elle a avalé une petite brioche, caressant des yeux les toits alentour baignés d'or en raison de l'heure matinale et de l'inclinaison du rayonnement solaire au moment où je vous parle.
C'était notre ville et nous l'aimions. Nous la contemplions toujours d'un air affectueux. Avant 306
qu'on nous la démolisse. Je plaisante, mais je n'aurais pas voulu être new-yorkais en 2001. Et je pense aussi aux autres, à celles qui ont suivi. Aujourd'hui, on n'est à l'abri d'aucun désastre. Tout le monde voit grand.
Marie-Jo m'a demandé pourquoi je la regardais comme ça et j'ai répondu que je n'en savais rien.
« On se laisse envahir, elle a fait. Tu ne crois pas ?
Baiser ne suffit pas. Je veux parler du temps que nous nous accordons l'un à l'autre. Baiser ne suffit pas à nous rapprocher. »
J'ai souri :
«Mais ça ne peut pas nous éloigner non plus.
— Eh bien, tu vois, je ne sais pas. Je n'en suis pas aussi sûre. C'est comme si ça cachait quelque chose.
Et ce que je te disais, c'est que nous sommes trop pris pour nous en préoccuper. Tu n'as pas cette impression?
— Nous préoccuper de quoi? Cette vie est déjà un casse-tête, non? Qu'est-ce que tu vas chercher?
Hein, je me le demande. Tu sais ce qui fait la force de notre relation, Marie-Jo? La simplicité et la clarté. Oh oui. Et ça n'a pas de prix, tu sais. Ça veut dire qu'il n'y a que du bon à en attendre. Simplicité et clarté. C'est tellement rare.
— Le problème, avec toi, c'est que tu peux me vendre n'importe quoi. Ça me sidère. Je connais personne d'aussi désarmant que toi, Nathan. Je ne sais pas quoi te dire. En fait, la simplicité et la clarté, c'est un drôle de truc. On ne sait pas très bien à quoi ça peut servir. À la réflexion.
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— Tu préfères complexité et opacité? Tu trou verais ça plus drôle ?
— Ça serait différent. Ça serait autre chose. »
Toutes. Elles pensent toutes que nous sommes satisfaits de notre sort. Que nous ne voulons surtout rien y changer. Alors que nous avons tout simplement la vision du gouffre et qu'elles ne l'ont pas. Pas dans toute sa profondeur et sa noirceur suffocante. Sinon, elles y réfléchiraient avant de nous critiquer.
En chemin, je lui ai rappelé dans quel état de confusion nous nous trouvions lorsque nous nous sommes rencontrés. Nous étions loin de péter la forme, l'un et l'autre. Elle de son côté, et moi du mien, nous n'avions pas de quoi nous réjouir, il me semble.
«Alors bien entendu que ça pourrait être mieux.
Forcément. Il y a toujours mieux. Mais souviens-toi comme tu te traînais, comme tu ruminais, et la tête que tu avais et ton désœuvrement. Regarde un peu d'où nous venons, avant de regarder où nous en sommes. Regarde un peu le chemin parcouru.
Fais-moi plaisir. »
Elle a nettoyé ses lunettes de soleil.
Nous avons rejoint Wolf et Chris dans un han-gar, au bord du fleuve, sur un quai désaffecté. Je voulais m'assurer que tout allait bien.
Ils étaient une douzaine à s'occuper de la confection des banderoles, à peindre, à clouer et à coudre avec application. Certains se promenaient avec des piles de tracts qu'ils chargeaient dans une camionnette. Wolf donnait des consignes. Il était 308
en short et l'on pouvait voir ses longues cuisses musculeuses de coureur à pied. Chris n'était pas la seule. Marie-Jo aussi les aimait bien.
Les préparatifs allaient bon train. Chris était dans le fond, avec d'autres. Ils découpaient des armures dans du carton. Ils les assemblaient ensuite avec de larges rubans de scotch qu'ils coupaient avec leurs dents.
J'ai dit à Chris : «Hé, Chris, on se retrouve où et à quelle heure, demain?»
J'en ai profité pour l'aider à enfiler les brassards de carton épais qu'elle venait de réaliser et j'ai sorti de derrière mon dos un casque de moto qui datait de l'époque où nous étions plus jeunes et pour lequel j'avais remué ma cave de fond en comble.
«Ça ne te rappelle rien?
— Bien sûr que si, a-t-elle fait en baissant la tête.
— C'était le bon temps. Mais enfin bref. Je me sentirai plus rassuré, c'est déjà ça. Bon. D'accord.
Je n'ai pas à me sentir plus rassuré. Je sais. Inutile de revenir sur le sujet. N'en faisons pas toute une histoire, s'il te plaît. Reconnais que je fais des efforts. »
José est venue me tirer par la manche : «Viens voir ça. »
Une immense banderole à la mémoire de Jennifer Brennen. Des portraits d'elle, montés sur des panneaux. Une caisse remplie de badges à son effigie.
«Je m'en suis occupée personnellement, a-t-elle déclaré avec fierté tandis qu'elle fixait un badge à ma chemise. Et toi, de ton côté?
— Paul Brennen a menacé de me traîner en jus tice. C'est pour te dire. Et tout est mis en œuvre afin de ralentir mon enquête. Mais c'est mal me connaître. »
Je ne plaisantais pas. Sans doute, je peinais à réunir les preuves irréfutables et matérielles de la culpabilité de Paul Brennen. Les nombreux soucis que je rencontrais dans ma vie privée ne me per-mettaient pas de me consacrer corps et âme à une enquête difficile et minutieuse. Et Francis Fen-wick.
Francis Fenwick que j'avais sans arrêt sur le dos et qui ne me laissait pas respirer une seule minute, de peur que je n'en fasse qu'à ma tête et ne déclenche les foudres du ciel.
Difficile d'avancer à grands pas, dans ces conditions. Et j'avoue que, connaissant le coupable, je ne m'intéressais que moyennement au reste. Mais avais-je l'air d'avoir baissé les bras pour autant? Et ceux qui le pensaient ne commettaient-ils pas une erreur?
«Mais José, mon heure approche, ai-je ajouté. Et certains, ici, devront bientôt réviser leur jugement.
Rappelle-toi ce que je te dis. »
Marie-Jo et Wolf parlaient de moi.
«Qu'est-ce qu'il est en train de te raconter?
— Je disais à Marie-Jo que tu commençais à comprendre.
— Hum. Désolé, Wolf. Mais c'est tout le contraire. Chris et toi, vous formez le couple le 310
plus incompréhensible que j'aie jamais vu. Sans vouloir t'offenser.
— Je parlais de notre engagement politique. Des raisons de notre combat. Que tu admettais que nous n'avions pas tout à fait tort.
— Tu devrais savoir, Wolf. Tu devrais savoir que pour épouser Chris, je ne pouvais pas être complètement borné. »
Wolf admettait qu'il y aurait forcément un affrontement avec les flics. Il était parti en fin de matinée pour une dernière réunion avec les autres organisateurs et il ne ramenait pas de nouvelles rassurantes. Il y avait eu 7 morts et 486 blessés lors du précédent sommet des pays les plus riches du monde. Et ces chiffres menaçaient d'être largement dépassés. La police venait d'annoncer qu'elle doublait ses effectifs et que de nouvelles zones en ville seraient interdites.
« C'est de la provocation, j'ai dit. De la pure provocation. »
Malgré tout, un éclat sauvage brillait dans l'œil de Wolf.
J'ai regardé Chris, mais à quoi servait-il d'en parler?
Nous avons eu un appel radio. Francis Fenwick en personne. Je lui ai dit que j'étais malade. Il m'a dit d'arriver en vitesse.
Visiblement, il ne connaissait pas la nature de mes relations avec Marie-Jo — leur nature secrète et intime — ou alors, c'était un salaud. Car nous étions tous les deux devant lui et il me fait : 311
«Qu'est-ce qui ne va pas, chez toi? Alors quoi?
C'est une droguée, maintenant? Après la communiste ?
— Excusez-moi, Francis. Je ne vous suis pas très bien.
— Paula Consuelo Cortes-Acari. Elle habite bien chez toi?
— Oui. Enfin, elle habite en dessous. »
J'ai remarqué que les mâchoires de Marie-Jo se contractaient et que la fente de ses paupières avait légèrement rétréci. Quant à Francis Fenwick, il m'a considéré d'un air empreint d'admiration et de dégoût.
«Je ne savais pas que l'un de mes flics sortait avec un mannequin célèbre, a-t-il déclaré sur un ton narquois.
— Célèbre est un peu exagéré.
— En tout cas, elle est la sœur de Iisa-Laure Cortes-Acari. Dont le mari, comme tu le sais, est ambassadeur d'Espagne. Non? Tu ne le savais pas peut-être ?
— Il sait beaucoup de choses dont il ne dit rien, a déclaré Marie-Jo d'une voix métallique. Croyez-moi. »
Je me suis tourné vers elle. Elle n'était pas contente, mais je ne l'étais pas non plus.
«Je te remercie, j'ai dit. Et je ne couche pas avec elle, si tu veux savoir.
— Ah bon? Et vous faites quoi, alors?»
Elle était pâle comme une morte, tout d'un coup. À son regard, j'ai compris que je devais être l'homme le plus cruel de toute la terre. Un homme si noir qu'on aurait voulu tailler son cœur et en faire une brochette. Mais j'étais sans doute encore pire que ça car elle a préféré tourner les talons. Je n'ai pas levé le petit doigt.
« Qu'est-ce qu'elle a, Marie-Jo ? a demandé Fenwick avec un air de salopard ambulant.
— Je crois qu'elle a mal aux pieds, Francis.
— Tu veux nous faire avaler quoi ? Que tu vis avec une femme mais que tu ne couches pas avec?
Mais tu nous prends pour qui, au juste ? Pour des idiots? Tu prépares un numéro de cirque?»
Par-dessus son épaule, j'ai regardé Marie-Jo qui franchissait la grande porte et s'éloignait dans un océan de lumière vibrante, ses larges épaules, sa silhouette massive, sa démarche alourdie par la rumination de mauvaises nouvelles. Mais quelles mauvaises nouvelles au juste? Si on examinait la situation de façon objective. J'aurais bien aimé savoir où était le problème. Elle a démarré en trombe.
Les traits tendus, la moue sombre, j'ai déclaré à Francis Fenwick que je commençais à en avoir assez qu'on mette le nez dans ma vie privée. D'autant que je pouvais faire la même chose avec la sienne : l'étaler au grand jour, y pointer quelques anomalies, en écarter brutalement les chairs.
«Et Chris n'a jamais été communiste. Ne venez pas me gonfler avec ça. Chris, communiste? Moi, Francis, j'appelle ça frapper en dessous de la ceinture. Chris n'a jamais été communiste. Jamais de la vie. Et votre fille, comment elle va?»
Pour vous donner un peu l'ambiance. Nous 313
étions de la même taille. Je sentais qu'il pensait la même chose que moi : un jour ou l'autre, nous réglerions nos différends à mains nues. Ça ne pourrait pas se terminer autrement, c'était inéluc-table. Comme de lamentables chiffonniers. Mais ni l'un ni l'autre n'osions en imaginer les conséquences, sinon avec une impatience effrayée.
Alors que nos problèmes auraient dû nous rapprocher.
Les drogues dures, par exemple. Car Paula venait de se faire pincer en faisant ses courses, de la même manière que la fille de Francis Fenwick, quelques jours plus tôt, alors qu'elle fumait du crack avec ses camarades, était tombée dans les griffes de la police.
«Alors on va essayer d'éviter les ennuis, a-t-il grogné. Avant que l'ambassadeur ne téléphone.
Merde, prenons-le de vitesse. Hein, évitons les ennuis dans la mesure du possible.
— Tout à fait d'accord, Francis. Donnez-moi un peu de temps et je la fais décrocher.
— Comme tu veux. En attendant, dis-lui de prendre ses précautions. Fiche-lui un peu la trouille.
— Je vais lui passer un savon. Comptez sur moi, Elle va m'entendre.
— Très bien. Alors, va t'en occuper. Sors-la d'ici sur-le-champ. Avec nos excuses. Quant à toi, on peut dire que tu les cherches.
— Eh bien, vous me connaissez mal.
— Mais tu les attires, non? Tu ne couches pas avec elle, mais c'est après toi qu'elle demande. Tu 314
vas me dire qu'elle est normale, peut-être ? Alors que toi, ce qu'il te faut, c'est une vie équilibrée.
Une femme avec des gosses.
— Les gosses, je ne sais pas, ai-je lâché d'une voix enrouée. Les gosses, d'un autre côté, c'est tellement d'emmerdes. »
Nous avions beau nous détester, nous avions de l'affection l'un pour l'autre. Vous l'aviez senti, n'est-ce pas? Sous la rugosité de nos rapports per-
çait un petit quelque chose. Néanmoins, de lui et de ses conseils, j'en avais rien à foutre. Rien du tout. De même que de son avis sur les femmes qui m'entouraient.
Moi, je les cherchais ? Moi qui les avais trouvées sur le pas de ma porte, quand il était déjà trop tard pour m'en inquiéter? Comment avaient fait Kerouac et tous les autres? Comment avaient-ils préservé leur énergie ? Je me suis arrêté entre deux étages pour noter quelques réflexions dans mon carnet, relatives à la crucifixion. Puis je suis allé délivrer Paula.
Nous avons eu une scène en pleine rue, sur le trottoir, sous un soleil incandescent. Des gens s'arrêtaient et nous observaient, le sourire aux lèvres, en léchant des glaces à l'italienne. Je criais. Elle me répondait en criant. Une vraie scène de ménage, avec de grands gestes, de faux départs, de sombres poussées d'adrénaline.
Puis j'ai réussi à la faire entrer dans la voiture.
«Je suis bien contente, m'a-t-elle lancé. Je suis bien contente. Si tu savais. Je suis bien contente.
— Moi aussi. Très content. Tout le monde est très content, ai-je fait en démarrant.
— Depuis le début. Tu aurais dû lui dire la vérité depuis le début.
— Mais quelle vérité, Paula ? De quelle vérité parles-tu?»
Elle a failli descendre en marche mais je me suis penché sur ses genoux pour bloquer la portière.
J'ai passé une partie de la nuit dans un bar, en compagnie de mon frère. Un bar interdit aux femmes, comme il y a des bars interdits aux hommes — et heureusement qu'il en existe. Je lui avais dit Marc, écoute-moi, j'ai besoin de parler "à quelqu'un et j'ai besoin que nous soyons tranquilles parce que ça va mal.
Et quand je l'ai eu en face de moi, après quelques verres et par une nuit traversée d'orages électriques illuminant le ciel, j'ai poursuivi :
«Marc, prends ma vie professionnelle. Prends ma vie sentimentale. Et objectivement. Trouve-moi une seule occasion de me réjouir. Après ce que je viens de te raconter. Montre-moi une lueur. Et ne commence pas à m'énumérer les qualités de Paula. Tâche de les oublier une minute, les qualités de Paula. Parce qu'il s'agit de ma vie future et que tu dois avant tout rechercher mon bonheur et pas celui de tes copines. Même si tu les trouves géniales. Alors, ne déconne pas. Réfléchis bien.
Moi, ça me scie littéralement. J'ai un passage à vide, Marc. Je ne blague pas. »
Pendant ce temps-là, Paul Brennen courait tou-316
jours, Chris devait s'endormir sur la poitrine de Wolf, Marie-Jo m'en voulait à mort et Paula mettait le feu autour d'elle.
Et pendant ce temps-là, Marc se creusait la tête.
«Allez, mon vieux. Ne te fatigue pas, ai-je soupiré. C'est le noir total. »
Mais il a posé la main sur mon épaule et c'était tout ce dont j'avais besoin.
«J'ai bu un verre de trop, une fois dans ma vie. Tu te rends compte ? »
Il a détourné les yeux. Et il y avait de quoi. Avant ce drame, j'étais son idole. Depuis, il méprisait les flics en général. Son cœur s'était endurci.
«Marc. Pour qu'une histoire fonctionne, il faut que le personnage principal ait un but. Franck m'a expliqué ça. Mais moi, quel est mon but? Je vois très bien les obstacles, mais je n'arrive pas à savoir quel est mon but. Hein, qu'en penses-tu ? C'est de là que ça vient? Ce sentiment d'obstruction tous azimuts ? »
Il a hoché longuement la tête. Je n'avais pas l'habitude de le mêler à mes introspections et je le sentais perturbé par la gravité de la séance. J'étais son grand frère. J'étais toute sa famille. Et une famille doit être la terre ferme sur laquelle on peut s'accrocher, et pas un vague radeau sans amarres, ballotté au gré des éléments. J'ai donc décidé de rassembler mes forces. Je lui ai souri.
« Mais imagine que ton but, il a fait en se caressant le menton. Imagine que ton but soit inacces-sible ? Comment ça se passe, dans ce cas-là ? Hein, 317
il dit quoi, Franck? Si ton but est impossible à atteindre.
— Il pense qu'un but impossible à atteindre doit en cacher un autre. Et remarque, je ne suis pas contre. Je suis ouvert à tout. J'ai tendance à l'oublier quelquefois, à cause de ce fichu brouil lard. Alors qu'en fait, je vogue vers un but invi sible. »
Je lui ai trituré affectueusement l'épaule, tout en désignant d'un coup d'œil nos verres vides au bar-man dont les cheveux étaient blonds d'un côté et noirs de l'autre — preuve que tout pouvait arriver dans un monde tel que celui-là, complètement sorti des rails.
«C'est qu'aujourd'hui, elles m'ont fait courir dans tous les sens, lui ai-je expliqué. Les trois à la fois, c'est une configuration exceptionnelle. Les trois dans la même journée.
— Le passé, le présent, et l'avenir. Super. Les Cavaliers de l'Apocalypse. »
Je lui ai souri de nouveau : « Hé là, Marc, pas si vite. Tu sais, je te vois venir. Pas si vite, mon salaud.
— Mais Chris est le but impossible et l'autre est un non-but. Alors qu'est-ce qui reste ?
— On va bientôt le savoir. Le quatrième Cavalier, pourquoi pas? On va bientôt le savoir car aucune chose ne peut demeurer en l'état. Aucune poussée ne peut être contenue indéfiniment. Tu vas voir. On sera bientôt fixés. Je peux même finir dans un atelier d'écriture et travailler de nuit dans 318
un garage. Tout peut arriver. Tout est en train d'arriver. »
Je l'ai laissé filer car il y avait une fête quelque part et il commençait à s'agiter. Un diabétique en manque d'insuline. La chose considérée comme une question de vie ou de mort. Et au fond, quelle différence avec l'engagement politique ? Est-ce que tout ça avait un sens? Y avait-il un moyen de fausser compagnie à soi-même? D'ignorer sa sinistre condition ?
À mes côtés, alignés de part et d'autre du comptoir, des hommes seuls dodelinaient de la tête en fixant leur verre. Nous n'avions pas besoin de nous parler pour nous comprendre. Par moments, l'un de nous laissait échapper une faible plainte. Mais chacun, par pudeur, par compassion, faisait comme s'il n'avait rien entendu.
À mon tour, sans un mot, j'ai offert une tournée générale, saluée par une silencieuse et digne appro-bation. J'ai noté le nom et l'adresse de ce bar dans mon carnet, de peur de l'oublier. Et sous le mot crucifixion, qui m'avait inspiré deux ou trois choses, j'ai inscrit le mot résurrection, qui lui, ne m'a rien inspiré du tout.
Je me suis cependant employé à imaginer la nouvelle vie qui m'attendait. À me figurer le grand bouleversement qui allait changer mon existence et dont je venais d'entretenir mon jeune frère avec beaucoup d'enthousiasme. J'en frissonnais, bien sûr. D'inquiétude et d'excitation. Mais pas moyen de saisir un visage au milieu du tumulte où j'étais entraîné. Pas moyen de savoir qui ou quoi me 319
remettait au monde. Tout pouvait arriver. Tout était en train d'arriver. De puissantes mâchoires enserraient mon crâne et tâchaient de m'extirper du pétrin, d'une pâte épaisse et collante dont je m'étonnais encore, dont je cherchais encore la provenance, car vous pouvez penser ce que vous voulez, vous pouvez me trouver bien des défauts, mais pétrir une telle saloperie de mes propres mains, ça non, je n'en étais pas capable. Ça non, je n'aurais pas pu l'inventer ni l'engendrer à moi tout seul. Je n'étais pas aussi tordu. Ou alors, tout le monde l'était. Tout le monde était logé à la même enseigne.
Je me suis levé à l'aube, le lendemain matin. Je n'étais pas dans mon lit, mais roulé en boule dans un coin du salon, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps.
Le ciel était immaculé. Paula s'est jetée sur moi pour m'embrasser férocement sur la bouche. Les joues ruisselantes de larmes.
«Tout va bien, l'ai-je rassurée. Tout va bien.
Nous avons proféré des paroles que nous ne pensions ni l'un ni l'autre, n'est-ce pas? Et il faudra que nous en parlions, bien sûr. Mais pas maintenant, Paula. Je n'ai pas le temps, maintenant. »
J'ai réduit ma séance de gym à quelques séries d'assouplissement et j'ai prolongé ma douche dont je n'ai tiré qu'une vague fraîcheur, la nuit n'ayant pas suffi à effacer la fournaise de la veille. Paula a tiré le rideau à bulles translucides pour me contempler d'un œil fixe mais je n'ai posé aucune 320
question. Nous étions tous logés à la même enseigne, semblait-il.
Il était à peine huit heures lorsque j'ai sonné chez Marie-Jo.
Personne. Silence de mort. Il était possible que Franck soit déjà parti pour ses cours, mais elle?
Vous voyez le genre? Elle devait être encore furieuse contre moi, habitée d'une franche et confortable fureur dont elle ne se serait privée pour rien au monde. J'ai grincé des dents puis j'ai appelé Rita.
« Dis-lui qu'elle a le pire caractère de cochon que j'aie jamais vu. Dis-lui ce que je viens de te dire.
Vas-y.
— Nathan, elle n'est pas là.
— Dis-lui que j'en ai ras le bol. Passe-la-moi.
— Tu as entendu ce que je t'ai dit?
— Ne te fous pas de ma gueule, Rita. Je ne suis pas en train de rigoler. »
Dans la rue, j'ai appelé Derek :
«Oui, Derek. Je sais qu'elle est jalouse. Merde, à qui le dis-tu. Mais je ne couche pas avec cette femme. Elle vit chez moi, mais je ne couche pas avec elle.
— Okay, Nathan. Okay. Moi, je veux bien. Mais reconnais que tu déconnes. Elle était folle de rage.
Folle de rage. Là, mec, tu déconnes sévère.
— Où, je déconne ? Où ça ? Qui va enfin se donner la peine de m'écouter? Qu'est-ce que j'ai fait de mal, tu veux me le dire? Je ne suis pas tout blanc, Derek. Je n'ai jamais prétendu que j'étais blanc comme neige. Mais faut pas charrier. Hein, 321
faut pas charrier. Faudra me regarder en face, Derek. Avant de me jeter la première pierre, faudra me regarder dans les yeux. Je vous avertis. Tu peux faire passer le message.
— Une seule aventure à la fois. Mon vieux, c'est la règle. Une seule à la fois. Sinon, tu vois ce qui arrive. Faut pas se croire plus malin. On n'est jamais assez malin. On n'a pas les épaules calculées pour.
La preuve.
— Et je t'ai attendu, peut-être. J'ai attendu que tu viennes m'expliquer une chose que le premier imbécile venu peut comprendre. Tu me crois idiot à ce point? Pourquoi je ne baise pas avec Paula, d'après toi? Parce que je suis un de ces pervers à la con? C'est ce que tu penses?
— Ben écoute, je n'ai pas l'intention de te blesser. Dieu m'est témoin. Mais avoue que c'est bizarre.
Et pourtant, j'en vois de toutes les couleurs.
J'entends des histoires que tu ne peux même pas imaginer. Tu verrais ça.
— Elle m'a acheté une table et des chaises. Et rien d'autre. Une armoire. Et c'est tout ce qui s'est passé entre nous. Merde. Tu m'entends, Derek? Je n'ai mis le doigt dans aucun engrenage. La nuit, elle me faisait la lecture. Et rien d'autre. Tu les connais.
Il leur faut des coussins et des rideaux. Qu'est-ce que j'y peux? Derek, quand elles ont un truc en tête.
Est-ce que ça sert à quelque chose de la ramener?
Tant qu'on préserve l'essentiel. Tant qu'on ne commet pas l'irréparable. »
Avant de remonter dans ma voiture qui brillait sous le soleil comme un astre, j'ai levé les yeux vers 322
les fenêtres de Marie-Jo et j'en ai retiré une sensation désagréable. Malgré tout, je me suis mis en route. J'avais une journée chargée. Je n'avais pas une seconde à perdre. Un souci de plus, au point où j'en étais, quelle importance?
On ne pouvait déjà plus circuler dans le centre-ville. Les principaux axes étaient bloqués et les forces de l'ordre arrivaient par autocars entiers, en longues processions, remontant les avenues désertes. Les vitrines étaient barricadées. Des hélicoptères tournaient dans le ciel doux et limpide.
En me garant devant chez Chris, j'ai sorti mon badge. J'ai épingle Jennifer Brennen sur ma poitrine.
«Marie-Jo a disparu, ai-je confié à Chris qui était assez nerveuse.
— Ah bon. Comment ça, disparut»
Elle me servait une tasse de café en se mordillant distraitement les lèvres. Par chance, elle m'avait donné une soucoupe.
«Regarde un peu ce que tu fais, lui ai-je conseillé. Je l'ai quittée hier après-midi et depuis, je n'ai plus de nouvelles. »
Elle m'a regardé sans me voir. Puis, d'un air étonné :
«Tu n'as plus de nouvelles de qui?»
Mais Chris n'était pas la seule à montrer les signes d'une certaine agitation. Ça grimpait et ça descendait dans les étages, les portes pivotaient sur leurs gonds. Quelques-uns arrosaient même leurs chaussures de café brûlant.
323
Wolf, par contre, avait un air serein. H m'avait demandé si j'étais en forme.
Pendant ce temps-là, Chris se préparait dans la chambre. Lequel des deux s'en est préoccupé, d'après vous? Lequel des deux avait encore les deux pieds sur terre?
«Mais avons-nous le choix? m'avait-il confié l'autre soir. Comment rester les bras croisés?
Nathan, nous ne sommes pas là pour servir les intérêts d'une minorité qui a entrepris de nous saigner jusqu'à la dernière goutte. Désolé, mon vieux, mais moi je ne marche pas. Ce n'est pas ce genre de monde que je veux laisser à mes enfants.
— Tes enfants, Wolf? avais-je lâché tandis qu'une poigne glacée m'écrasait le cœur. Qu'est-ce que tu racontes ?
— Regarde ce qu'ils ont fait en Argentine ou ailleurs. Prends l'Afrique subsaharienne : chaque fois qu'il y a un dollar qui entre, il y en a presque deux qui sortent. Voilà comment ça fonctionne. Et ce schéma, le grotesque profit de quelques-uns sur le dos de populations entières, je le combattrai jusqu'à mon dernier souffle.
— Chris et toi, Wolf? avais-je repris d'une voix étranglée. Chris et toi avez l'intention d'avoir des enfants?
— Écoute-moi. Laisser le pouvoir entre les mains de profiteurs ou d'incapables, tu vois où ça nous mène? J'ai besoin de te donner des détails?
Est-ce que tu sais quel sentiment j'éprouve en voyant ça? Certains agissent par désespoir ou par colère. Moi, c'est parce que j'ai honte.
324
— Wolf, tu me fais marcher, n'est-ce pas? Tu ne parles pas sérieusement?
— Je suis un Occidental. Alors c'est la honte qui passe avant la colère et le désespoir. Une honte insupportable. Est-ce que tu comprends?
— Mais vous vous connaissez à peine. Merde.
Ça fait à peine quelques mois. Comment vous pouvez savoir que vous en voulez? Merde, je veux même pas en discuter. »
Je n'en avais même pas parlé à Chris.
J'avais décidé d'oublier cette conversation.
Elle m'est revenue pendant que j'observais Chris qui se protégeait les bras et les jambes avec des morceaux de carton ondulé. Elle était assise sur le bord du lit et j'étais assailli de souvenirs. On aurait dit que je prenais un bain sous une cascade dont chaque éclat me transperçait.
Quand je me suis approché, elle a relevé la tête en souriant. Au moins une seconde.
Celui qu'elle attendait se baladait je ne sais où, sans doute occupé à des tâches beaucoup plus importantes. J'aurais aimé savoir lesquelles. J'ai attrapé un rouleau de ruban adhésif et j'ai soigneusement fixé les protections à chacun de ses membres, avec une attention particulière pour ses jambes que j'aimais beaucoup. Sans faire de commentaire.
«Je sais très bien ce que tu penses» a-t-elle déclaré.
Je n'ai rien répondu. J'avais d'autres soucis en tête.
Au moment du départ, j'ai vérifié deux ou trois 325
points avec Wolf. Par exemple, où se retrouver quand la police nous chargerait et vers quel hôpital se diriger. Il croyait que je plaisantais mais je ne plaisantais pas du tout. Je sentais même une certaine fébrilité m'envahir car je savais de quoi les flics étaient capables et je ne pouvais m'empêcher de penser à la surprise qu'on nous avait promise.
«Ne hausse pas les épaules, Wolf. Ça va être un massacre. Souviens-toi de ce que je te dis. Ces gars-là sont des vicieux. Alors, s'il te plaît, ne hausse pas les épaules. »
Les derniers flashs d'information étaient lugubres.
Pour qui gardait un minimum de lucidité. Les chiffres me donnaient froid dans le dos : deux cent mille manifestants étaient attendus par trente mille policiers équipés de pied en cap, c'est-à-dire armés jusqu'aux dents.
«Et ce n'est pas tout, ai-je lancé à la cantonade.
Écoutez-moi. Le parcours qu'on nous a imposé est une foutue souricière, j'aime autant vous le dire. Ça va chauffer. Écoutez-moi bien. N'essayez pas de vous tirer par les rues adjacentes, car c'est là qu'ils vous attendent. Restez au milieu des autres.
Protégez-vous la tête. Je me tiens à la disposition de ceux qui souhaitent quelques conseils supplémentaires. N'hésitez pas à me poser des questions.
Profitez-en, les gars. Et maintenant je vous souhaite bonne chance. Bonne chance à vous tous. »
Wolf a été le premier à me passer la main dans le dos.
Chris m'a considéré avec des yeux ronds. Elle me connaissait si mal.
MARÏË-JÔ
Avec Franck, l'histoire m'était tombée sur les jambes. Je ne tenais plus debout. Et quand je dis que je ne tenais plus debout, je veux dire que je m'affaissais littéralement, que je m'effondrais sur le sol dès que j'essayais de faire le moindre pas.
Comme un sac de pommes de terre — alors Franck arrivait et il était incapable de me relever et j'éclatais en larmes.
Avec Nathan, j'ai réussi à traverser la rue. Mes jambes ne m'ont pas lâchée.
Je ne savais pas trop quoi en penser.
Apparemment, je me sentais plus furieuse qu'autre chose.
L'histoire avec Franck avait failli me tuer. À
aucun moment je n'avais ressenti le besoin de lever la main sur lui — je n'en dirais pas autant du mobilier alors que j'étais en pleine convalescence —, tandis que Nathan, je voulais lui sauter à la gorge.
Pas devant Francis Fenwick ni devant d'autres qui 327
n'attendaient que ce spectacle. Pas question de leur accorder ce plaisir.
Avant de démarrer, j'ai essuyé le coin de mes yeux : ils étaient secs.
Bien sûr, je respirais difficilement. De larges auréoles s'étalaient sous mes bras et je ne savais pas où j'allais.
Il m'a fallu un moment pour me rendre compte que j'étais garée en bas de chez lui. En plein soleil.
Les vitres étaient fermées et je cuisais comme une écrevisse.
Non seulement ça, mais j'avais mes règles. J'aurais voulu qu'on me laisse tranquille.
Et j'ai vu quoi, là-haut?
Là où une fille de mon gabarit aurait enfoncé la porte d'un coup d'épaule, j'ai crocheté la serrure proprement — que l'autre connasse n'aille pas dire que je ne savais pas vivre.
Et avant tout, j'ai senti cette odeur de jasmin.
Qui ressemblait à une muraille invisible.
Je n'avais pas remis les pieds chez Nathan depuis quelque temps et sa nouvelle déco m'a sidérée.
Cette fille avait du goût, j'imagine. Et d'hono-rables moyens — je devais me faire en trois mois de dur et dangereux labeur ce qu'elle récoltait facile en une séance de photos et simplement parce qu'elle avait un beau cul, si bien que je n'avais jamais pu lui offrir davantage qu'une montre, et encore, pas une Rolex.
Je me suis assise sur le lit pour fumer une cigarette. C'était quand même assez douloureux, assez brutal. J'étais quand même très amoureuse de 328
Nathan, ça va sans dire. Mais peut-être étais-je un peu moins bête qu'autrefois, peut-être m'étais-je endurcie un minimum. Peut-être que ce que Franck m'avait fait était sans commune mesure. Je n'en savais rien. J'étais si jeune quand c'est arrivé. Si déglinguée quand je l'avais épousé. Enfin bref. Les draps du lit me brûlaient quand même sous les fesses. Et cette odeur de jasmin. Qui planait autour de moi. Cette invraisemblable odeur de jasmin qui semblait installée là depuis la nuit des temps et qui cherchait à me faire souffrir. Alors que le parfum de Chris ne m'avait jamais posé de problème.
Elle avait de la chance. Elle pouvait laisser traîner ses sous-vêtements, les abandonner sur le dossier d'une chaise sans se poser de questions. Sans en avoir honte. Sans laisser derrière elle des culottes qui iraient à une vache — moi, je les fourrais dans ma poche, bien contente s'il n'avait rien vu. Elle avait bien de la chance.
L'envie de tout casser m'a effleurée. Mais celle de ficher le camp a été la plus forte. Cette déco, c'était comme s'il avait creusé un tunnel sous mes pieds.
Même s'il ne couchait pas avec elle. Ce qui restait à prouver — et qui arriverait bien tôt ou tard, d'une manière ou d'une autre. Je me suis levée et je suis allée éteindre ma cigarette dans l'évier de la cuisine.
Je me suis aspergé le visage. La pièce était nickel, rangée avec soin. Il y avait des fleurs sur la table et une corbeille de fruits appétissants, des grappes de raisin avec un ruban vert, des poires dont la queue était protégée par
329
une goutte de cire rouge, des machins exotiques dans du papier de soie, des pommes avec une étiquette dorée. Une merveille. Les torchons étaient propres. Les éponges étaient neuves. On aurait dit que cette fille assurait, dans l'ensemble.
Et l'envie de leur tomber dessus ? De sortir de la voiture et de les rattraper au moment où ils rentraient? Je venais à peine de retrouver mes esprits, le volant encore serré entre mes mains, quand je les ai vus débarquer. Qu'est-ce que vous en pensez? Avoir une explication sur-le-champ ? À chaud, se jeter dans la bataille? Cul sec?
J'ai attendu qu'ils disparaissent à l'intérieur avant de démarrer.
Le plus terrible était qu'il méritait ce genre de fille. On aime ou on n'aime pas, mais c'est plutôt ce qu'on aime, à mon avis. Elle avait de l'allure. Je n'étais pas idiote au point de ne pas m'en apercevoir. Elle lui allait bien. Les voir ensemble était dans la nature des choses. Dans l'ordre naturel des choses. Qui pouvait aller contre ça?
Je ne savais pas très bien dans quel état j'étais.
Très malheureuse. Oh ça, on peut le dire. Mais lessivée pour de bon? Il était encore trop tôt pour le savoir. Il y avait une zone sombre que je ne me sentais pas le courage d'explorer. Un grand trou noir. Je m'efforçais de regarder ailleurs.
Devant Derek, j'ai piqué une vraie colère. Nous sommes sortis sur le trottoir et ses clientes me regardaient à travers la vitrine comme si une telle histoire ne leur était jamais arrivée. De taper une crise parce que leur mec les avait trahies. Derek 330
essayait de me calmer. Mais ça me faisait du bien.
Je marchais de long en large et je vidais mon sac.
J'apostrophais les passants. Je leur demandais si je les avais sonnés. J'ai fait un bras d'honneur à un type qui rigolait dans une Mustang. Pour finir, Derek m'a serrée dans ses bras et j'ai pensé : «Bon Dieu, Derek, c'est pas trop tôt. »
Ensuite, je suis entrée dans une pâtisserie.
En cherchant Rita sur le campus, je suis tombée sur une fille que je voulais interroger mais je n'étais pas sûre que le moment soit bien choisi. J'ai hésité.
Je lui ai tourné le dos. J'ai compté jusqu'à cent en fermant les yeux, en m'appuyant contre un arbre qui se trouvait là comme par miracle et m'apportait un peu d'ombre. Ce lieu était hanté. Ce lieu était maudit, si j'y réfléchissais une seconde. Mais j'aimais bien les grilles, d'une manière générale.
Quand j'ai rouvert les yeux, elle était toujours là.
Une blonde, avec des petits seins et des chaussures à semelles compensées. Elle s'appelait Hélène Gribitch. J'avais obtenu son nom deux jours plus tôt par un étudiant en chimie qui avait organisé quelques soirées chez lui, des soirées assez chaudes.
Avec la fille Brennen dans le coup.
À ce qu'il paraissait, Hélène Gribitch n'avait qu'une idole : Catherine Millet. Elle l'admirait aussi sur le plan littéraire, ce qui était plus grave.
Cette Hélène Gribitch. Qui baisait comme une malade.
Je lui ai dit ce que j'en pensais. De Catherine Millet. À savoir, pas grand-chose.
«Je veux bien parler de littérature, mais y a des 331
limites, ai-je déclaré à Hélène Gribitch qui venait de me parler d'une écriture blanche. Ne viens pas me parler d'une écriture blanche quand elle est rose bonbon. T'es daltonienne ou quoi? Tu te laisses encore avoir, à ton âge ? »
Nous avons fini à la cafétéria où j'ai commandé un banana split dans un élan suicidaire — je l'ai attaqué avec un sourire grimaçant, devant tout le monde, sous des regards navrés. Pendant ce temps-là, Hélène Gribitch me racontait que baiser avec deux douzaines de types dans la même soirée était une manière de revendiquer sa féminité. Je sentais que j'étais en train d'attraper une insolation.
Puis elle a prononcé un nom.
J'ai levé les yeux sur elle et je lui ai demandé de me le répéter.
Ramon. « Ce type avec une drôle de bite » avait-elle précisé.
«Pas si désagréable que ça, avais-je répliqué.
Soyons sincères. » Ce qui l'avait mise en confiance.
D'excitation, j'en avais payé les consos.
Ramon. Après tout ce chemin. Oh yeah. Putain de bordel de Dieu.
«Et je suppose, Hélène, que tu as parlé de Ramon à mon mari ?
— Pourquoi ? Fallait pas ? »
J'ai posé ma main sur celle d'Hélène pour ne pas qu'elle m'échappe et j'ai fermé les yeux. J'ai réfléchi une seconde.
332
«Et ça donnait quoi, entre Jennifer Brennen et Ramon? Ça se passait comment?»
L'adorable sourire de cette fille, Hélène Gribitch, à cet instant. Je l'aurais encadré.
«Hein, raconte-moi, ma jolie.
— Ça se passait comme ci comme ça, je dirais.
Il supportait pas de payer pour la baiser. Ça le fichait en rogne. Mais Jennifer, elle le faisait jamais pour rien. Elle voulait même pas en entendre parler. Et ça, Ramon, ça le rendait malade. »
Je suis allée pisser en vitesse. L'aveuglante lumière du ciel pesait sur ma vessie.
J'ai remis ma carte à Hélène, pour si un jour elle avait des ennuis. J'ai gardé sa main dans la mienne en lui souriant. Au point de la gêner. Je l'ai regardée s'éloigner. Je ressentais presque de l'affection pour elle. Au-dessus d'elle, quelques longs cirrus rosissaient. Ses pieds flottaient sur l'herbe tendre.
Je me suis demandé quel plaisir on pouvait éprouver après en avoir baisé seulement un. J'ai failli la rappeler.
Je me suis rassise. Après tout ce temps. Après tout ce chemin. Et il habitait l'étage en dessous. Je me suis dit : «Appelle Nathan.» Et me disant ça, j'ai repensé à ce qui nous arrivait, tous les deux.
Je l'avais oublié. De nouveau, je me suis sentie abattue.
Puis j'ai regardé si je voyais Franck. Mais la salle était vide. Son K-way était accroché au porteman-teau, si tristement accroché, suspendu à une patère comme un corps décharné, abandonné de tous.
Dans l'état où j'étais, j'ai posé mes lèvres sur le 333
carreau. Je suis à moitié folle, par moments. De l'autre côté de la rue, un type braillait dans un porte-voix. Je crois qu'il y avait le feu quelque part.
Depuis une semaine, on essayait de mettre la main sur une bande qui incendiait des voitures, histoire d'emmerder le monde. On pensait à des écoliers.
Des gosses nourris à l'hormone de croissance qui se trouve dans les biftecks. D'ailleurs, ils violaient leurs maîtresses et tabassaient leurs maîtres.
Effrayant.
Comme je regagnais vivement la sortie, je suis tombée sur un meeting en plein air et je me suis souvenue que Nathan viendrait me chercher à l'aube pour cette fameuse manif. Comme si le bordel n'était pas suffisant. Cependant, sous un ciel magnifique.
Franck était dans son bain. Somnolent et souriant. Toujours persuadé qu'il vivait ses derniers instants de paix sur cette terre et bien décidé à en profiter.
J'ai pris le rebord de la baignoire en guise de siège.
«Franck, j'ai murmuré, je suis contente que tu sois là. »
Il a ouvert les yeux et m'a considérée d'un air bienveillant :
«Est-ce que tu veux la place?»
Non, je ne voulais pas la place. Je voulais simplement lui dire que j'étais contente qu'il soit là.
Du bout des doigts, j'ai effleuré la mousse qui se promenait à la surface.
334
«Franck, j'ai dit. Ça ne va pas se passer aussi mal que tu le crois.
— Oh si, ma belle. Oh si. Ne te fais pas d'illusions.
— Avant, peut-être. Mais plus maintenant. C'était dangereux avant. »
Il m'a dévisagée une minute, et il a su. Il a aussitôt compris que j'avais tout découvert. H a baissé les yeux.
«Tu ne savais pas, ai-je plaisanté, tu ne savais pas qu'il existait un flic en qui tu pouvais avoir confiance? Sans compter que je suis ta femme.
Hein? Je suis bien ta femme, n'est-ce pas?
— Merde, Marie-Jo. Arrête. Passe-moi une serviette.
— Parce que si personne ne veut plus de moi, qu'est-ce que je vais faire? Je suis quand même ta femme, après tout. »
Je l'ai regardé se dresser dans la baignoire. J'ai tendu la main vers une serviette mais je ne la lui ai pas donnée. Je me suis mis en tête de m'en occuper moi-même. Je faisais ça, au début.
«Mais écoute. Qu'est-ce que tu fais? il a marmonné.
— Qu'est-ce que je fais ? Je t'essuie. Ça ne se voit pas ? »
J'avais l'impression qu'il tremblait. Ça faisait des années que je ne l'avais pas touché et ça me faisait drôle, à moi aussi. On avait l'air malin.
« Calme-toi, j'ai dit. On est que tous les deux. Et je n'ai pas l'intention de nous rendre ridicules.
T'inquiète pas pour ça.»
335
Pour ma part, je n'avais pas le courage de le regarder. Je fixais un point au milieu de sa poitrine, là où quelques poils blancs étaient apparus — on aurait dit qu'il m'échappait de tous les côtés.
«Peut-être que ça va aller?» il a fini par demander.
Je l'ai fixé, de nouveau. Puis je lui ai tendu la serviette. Puis je suis allée dans la chambre et je me suis étendue sur le lit. Ça valait mieux que de sauter par la fenêtre. J'ai croisé mes mains derrière mon cou.
Il est arrivé en bouclant la ceinture de son pantalon. La mine inquiète. Pas à propos des sentiments que j'éprouvais, bien sûr. Debout au pied du lit, il a enfilé une chemise qu'il a boutonnée maladroitement. La nuit tombait dans son dos.
«Franck. Tu me regardes comme si je te faisais horreur. Je peux savoir pourquoi?»
D m'a considérée d'un air furieux.
«Ça va. Laisse tomber», j'ai dit.
Je me suis relevée d'un coup de reins et je suis sortie de la chambre.
J'étais en train de composer le numéro de Rita quand il m'a rejointe.
«Non, mais tu déconnes ou quoi? il a demandé.
Tu le fais exprès ? Marie-Jo ? »
J'ai raccroché.
«Qu'est-ce qu'il y a?» j'ai soupiré.
J'ai essayé de lui dire que ma vie n'allait pas très bien, mais il n'entendait pas ce que je lui disais.
Ou bien, il me coupait la parole. Ou bien il me 336
disait : «De quelle vie tu parles, pauvre insensée?
Des quelques heures qui nous restent?»
Ramon lui avait fait une sacrée impression, vous pouvez me croire. À un point que je n'aurais pas imaginé. Il en devenait vert, rien qu'à prononcer son nom. Il se figeait, tendant l'oreille avec une horrible grimace. Il marchait de long en large, la tête rentrée dans les épaules. Il répétait que je ne me rendais pas compte. À quel type nous avions affaire. Cinglé. Violent. Sadique. Un vrai méchant.
Et j'avais beau lui expliquer que ce genre-là était mon pain quotidien et que j'en avais connu de bien pires, il secouait la tête dans tous les sens, il se mordait les ongles et il me suppliait de le croire.
Quand je lui ai demandé ce qu'il proposait, il s'est laissé choir dans un fauteuil et il a fixé un point dans le ciel, par la fenêtre ouverte, et la mâchoire pendante.
«Franck, écoute-moi. C'est tout simple. Il va passer la nuit en prison et il n'est pas près d'en sortir. Je vais le jeter en prison, Franck. C'est mon boulot. C'est celui que je fais tous les jours. »
Il a poussé un gloussement, mais on aurait pensé qu'il allait se mettre à pleurer.
«Franck. Il t'a collé une telle dérouillée. Je sais bien. Il t'a traumatisé. Je le comprends très bien.
Mais fais-moi confiance. Il n'a rien d'extraordi-naire. Tu verras, on en reparlera. Tu seras le premier étonné. Tu seras le premier à rire de ton comportement.
— Nom de Dieu. Faut que j'aille pisser», il a déclaré.
337
Quand il est revenu, j'avais mon arme de service à la main. Je lui ai montré comment j'allais la coller sur la tête de Ramon avant même qu'il n'ait le temps d'ouvrir la bouche.
«Tu sais, j'ai ajouté, il peut être aussi méchant qu'il veut. Il peut être le Diable en personne.
Quand il aura le canon sur le front, il n'aura plus qu'à appeler sa mère. C'est toute la liberté qu'il aura. Ou je lui fais sauter la cervelle. Compte sur moi.»
Je me suis agenouillée entre ses jambes. J'ai pris ses mains dans les miennes.
«Mais c'est pas ça le plus important, j'ai dit.
C'est pas cette histoire, Franck. Non. C'est que je ne sais plus où je vais. Je ne sais pas où nous allons.
Il va nous arriver quoi, dis-moi? Est-ce que toi, au moins, tu y vois clair?»
Il m'a caressé la tête en soupirant :
«J'aimerais bien. J'aimerais pouvoir te dire que chaque jour qui passe rapproche de la lumière, mais on en est loin. On n'est même pas sûrs de marcher dans la bonne direction.
— Mais le plus dur, d'après moi, c'est de se retrouver seul. C'est surtout ça qui me fait peur.
— Et pourtant, ne rêvons pas : la solitude est notre lot. N'est-ce pas ? Y a pas à chier. Y a pas à chier une seconde, ma pauvre Marie-Jo. »
Au fond, j'étais une romantique. J'étais encore une petite fille. La petite fille que j'étais avant que ma mère ne fiche le camp et que mon père s'occupe de moi. À sa manière. Et aussi, bien avant que je n'épouse un suceur de bites dont j'étais 338
tombée follement amoureuse, ce qui n'avait pas arrangé mon cas.
Je me suis relevée avec difficulté, en posant mes deux mains sur ses genoux pour m'aider. Qu'est-ce que je pouvais faire d'autre? Sans compter qu'un boulot m'attendait.
Franck s'est trituré les doigts :
« Et Nathan ? Il est où ? Il fait quoi ? Il est en train de nous écrire un sonnet?
— Il va venir, sois tranquille. J'ai pas besoin de lui.»
Et il a remis ça, empoignant la barre de la fenêtre où s'accrochaient mes jardinières en fleurs, et s'adressant au ciel, à la nuit épaisse comme du coton translucide :
«Et ça va servir à quoi? Hein? Qu'est-ce qu'on va y gagner?
— Mais putain, Franck. Arrête. On va y gagner qu'il faut quand même préserver un minimum de choses. Tu crois que ce monde est pas assez dingue?
— Et on va y changer quoi? Qu'est-ce qu'on va y changer, dis-moi. Il va continuer de s'enfoncer.
Comme une pierre dans la boue. Et il finira par sombrer, Marie-Jo. Ne me prends pas pour un con. »
Il avait presque vingt ans de plus que moi. Parfois, je me sentais vieille à trente-deux, mais pas aussi vieille que ça. Pas d'une manière aussi épouvantable.
Je voulais encore mettre les assassins en prison.
J'étais du côté de la vie. Je défendais encore cer-339
taines valeurs. De type élémentaire. Et j'étais décidée à m'y tenir. Parce qu'on doit avoir des convictions. Des positions à défendre. On en a vraiment besoin. Enfin, moi je crois.
Au moment où j'ai voulu sortir, il s'est mis devant la porte, les bras écartés. Il a déclaré qu'il comptait m'empêcher de commettre une ânerie mais il avait à peine terminé sa phrase que je lui passais mes menottes au poignet et l'enchaînais au radiateur de fonte du vestibule. J'avais le cœur brisé, ils me l'avaient mis en compote Nathan et lui, mais bizarrement, je me sentais au mieux de ma forme. J'avais d'ailleurs avalé une poignée d'amphétamines un peu plus tôt, quand il me tournait le dos et gémissait devant la fenêtre, implorant le ciel de le châtier pour ses péchés et de me ramener à la raison.
«Il faut que tu me laisses travailler, j'ai insisté.
Mais est-ce que ça veut dire que tu tiens un peu à moi ? »
De sa main libre, il a saisi la mienne et l'a pressée contre sa joue. En hiver, autrefois, il soufflait sur mes doigts gelés. Vous ne l'avez pas connu. À
cette époque, mes copines me l'auraient mangé tout cru. Je les rendais jalouses. Il m'a appris à patiner.
«Lèche-moi la main, espèce de connard», j'ai pensé.
Puis je me suis glissée dehors. Avec mon arme à la main. J'arrive, Ramon.
En longeant le mur. Marche après marche. En 340
retenant ma respiration. Et légèrement chambou-lée par cette marque d'affection dont Franck venait de m'honorer avant que je ne parte au boulot et que je n'aille me faire tuer pour une société qui partait en lambeaux — mais je n'en avais pas de rechange.
Je suis arrivée en nage sur le palier du dessous.
Mes mains étaient moites. J'ai fait passer mon arme de l'une à l'autre pour les essuyer sur mes cuisses qui étaient raides. Puis je me suis adossée sur le côté de sa porte. J'avais la gorge sèche. Je pratique plus volontiers ce métier l'hiver. On n'a pas tous ces inconvénients.
Je n'entendais rien dans l'appartement de Ramon. Je serrais mon arme à deux mains, au-dessus de mon épaule, j'étais tendue comme un ressort d'acier et tout se transformait en verre autour de moi. Mais le calme et le silence de cette cage d'escalier étaient ahurissants. Un papillon de nuit volait même tranquillement autour de l'ampoule du plafonnier, à distance respectable. J'aurais préféré que Nathan soit là, finalement. Malgré la chose terrible qu'il m'avait faite. Qu'il soit maudit.
Il allait être furieux. Il allait me reprocher d'avoir agi seule. Mais la faute à qui? Je serais curieuse de le savoir. Il me prenait pour qui?
J'ai sonné.
Comme personne ne venait ouvrir, je me suis introduite dans l'appartement de Ramon par effraction. Contrevenant ainsi à la prudence la plus élémentaire. Mais j'étais une femme trahie, abandonnée de tous, une femme humiliée. Ma vie 341
avait-elle une quelconque importance ? Je ne l'aurais pas juré. Ma désastreuse existence. Mon épouvantable physique. Officier de liaison des gays et des lesbiennes. Ça valait quoi?
J'ai refermé la porte dans mon dos en m'enjoi-gnant d'avoir un peu la tête à ce que je faisais. Je ne devais plus penser à Nathan, à Franck, au sens d'une telle vie qui allait d'échec en échec, à ces kilos qui s'accrochaient à moi, me bondissaient dessus comme des aimants. Qu'est-ce que j'en avais marre. Et on n'y voyait rien, par-dessus le marché, si bien que je me suis esquinté le tibia contre la table basse. J'ai lâché des tonnes de jurons entre mes dents.
Puis mes yeux se sont habitués à l'obscurité.
Une vague lueur filtrait entre les rideaux tirés, des-sinant les contours du mobilier, dont un fauteuil qui me tendait les bras. Et qu'est-ce que j'avais envie de m'asseoir. Qu'est-ce que j'en avais marre.
C'était comme Ramon. Qu'est-ce que j'avais fabriqué avec lui? J'avais baisé avec un assassin.
Non mais je devais me pincer pour le croire. Et j'y avais même pris du plaisir. Et je m'étonnais de ce qui m'arrivait. Je m'étonnais de ne plus y voir clair.
Je m'étonnais de ne pas être satisfaite. Marie-Jo.
Mais tu les accumules, ma pauvre fille. Tu fais tout de travers. Ma pauvre fille.
«Entièrement d'accord, j'ai grogné en me diri-geant vers le fauteuil. J'attends pas de félicitations. »
Je m'y suis laissée choir en soupirant. Juste dans l'axe de la porte. Une position stratégique. Un 342
confortable fauteuil. Je me suis penchée en avant pour me masser les chevilles. Elles étaient gonflées.
Le soir, elles gonflent. Je traîne ça depuis des années. Un calvaire parmi d'autres. Si je peux me permettre. On dirait des poteaux. On dirait que j'ai sauté à pieds joints dans un essaim d'abeilles.
Je me suis redressée en espérant que je n'allais pas y passer la nuit. Que Ramon n'allait pas rentrer au petit matin. Cet enfoiré qui voulait que je le paye pour me baiser et qui payait pour baiser Jennifer Brennen. N'empêche que j'aimerais qu'il me soit épargné quelque chose de temps en temps. Ça changerait un peu.
Puis, soudainement, j'ai cru qu'on venait de me trancher la gorge. C'est exactement ce qu'on ressent quand on est garrotté avec un fil d'acier. J'ai cru que mon cou venait d'être sectionné en deux et que ma tête allait rouler sur mes genoux.
La seconde suivante, j'ai ressenti une violente douleur au poignet et mon revolver est tombé à mes pieds.
Avant même d'avoir mal, j'ai été glacée d'effroi.
Du vestibule, négligemment appuyé au mur, Ramon nous a donné de la lumière en pressant un bouton.
Après quoi, il est venu se planter devant moi. Il s'est penché en avant pour me regarder de plus près.
Il a semblé amusé.
«Serre pas si fort, il a déclaré. Vas-y mollo. Elle est déjà toute bleue. »
À ces mots, il m'a envoyé son poing en pleine figure. J'ai entendu mon nez craquer. Au deuxième 343
coup, il m'a cassé plusieurs dents Un poing amé-ricain?
Quand j'ai retrouvé mes esprits, je n'avais plus de pantalon. Plus de slip. J'avais les mains attachées derrière le dos. Ma chemise était ouverte. On avait sorti mes seins du soutien-gorge. J'étais par terre, sur un sol de terre battue. On avait abusé de moi.
Mais ce n'était pas le plus grave. J'avais surtout du mal à respirer.
L'endroit ressemblait à une cave. Quand il a vu que j'étais réveillée, Ramon a saisi une planche et il me l'a tracassée sur la tête.
Je suis revenue à moi pendant qu'on me secouait.
En fait, un type était sur moi, en train de me baiser.
Je ne voyais pas qui c'était. Quand il est sorti, un autre est entré. Mais ce n'était pas le plus grave. Il y avait une odeur de sang. Et ce n'était pas parce que j'avais mes règles, mais parce que j'avais le crâne défoncé.
J'ai voulu demander à l'un de ces gars qui me baisaient s'il avait l'heure, mais je me suis rendu compte qu'on m'avait bâillonnée. On m'avait couchée sur une espèce de matelas. Mes mains étaient attachées au mur, tendues derrière ma tête. Mes jambes étaient fixées à des piquets de tente, enfoncés dans le sol. Par moments, ma vision se trou-blait. Je sentais des morceaux de dents à l'intérieur de ma bouche. Je les ai glissés contre ma joue pour ne pas les avaler. Puis Ramon est venu et il m'a 344
rouée de coups avec un bâton. Heureusement, il a fini par le casser.
Plus tard, en ouvrant un œil, je me suis demandé si j'étais morte. Je n'ai pas bougé car j'avais peur qu'en bougeant il ne m'arrive encore quelque chose. Comme d'énerver Ramon s'il était dans les parages, ou de tomber en mille morceaux. J'avais tellement peur de lui, à présent. J'en tremblais de tout mon corps. Et en même temps, j'avais l'impression d'être plongée dans une marmite d'eau bouillante. Et non seulement j'avais du mal à respirer, mais chaque respiration était une souffrance dont vous n'avez pas idée.
J'ai entendu gémir. Avant de comprendre que c'était moi qui gémissais. D m'avait réduite en bouillie. Quand il s'est repenché sur moi pour me demander si j'avais besoin de quelque chose, j'ai remarqué qu'il avait un nouveau bâton dans les mains. Ou plus exactement une canne, tirée d'un bois noueux. Et ça m'a tellement épouvantée que je suis retombée dans les pommes.
Et maintenant, j'étais assise par terre, dans un angle. Comme un boxeur K-O dans son coin, moins le tabouret. Comme un sac de linge sale, une poupée de chiffon grandeur nature.
Mes jambes étaient étalées devant moi, en équerre. Elles étaient noires de crasse, zébrées de rouge, déchirées, violacées, elles qui avaient été si blanches et si douces. Mes bras pendaient de chaque côté. Mon poignet droit avait doublé de 345
volume. Je ne voyais plus que d'un œil. J'avais du sang partout. J'en étais couverte.
Je me suis remise à trembler.
Franck était en train de creuser un trou dans le sol, à l'autre bout de la pièce. Ils étaient deux à le surveiller. Mais ça ne m'a pas intéressée.
J'ai eu envie de me coucher. Mais quelque chose me tenait à la gorge, empêchant ma tête de s'écarter du mur. Mes jambes étaient glacées. J'ai essayé de bouger mes bras. Je n'y suis pas arrivée. J'ai eu envie de pleurer, aussi. Je ne savais plus comment on faisait. De toute façon, j'étais en train de passer de l'autre côté. Je sentais que je n'en avais plus pour longtemps.
Ramon m'a empoignée par les cheveux et il a trouvé que je n'étais pas fraîche. Pour me punir, il m'a frappée avec un seau à charbon. Je n'ai même pas pu lever les bras.