Project Gutenberg's Oeuvres poétiques Tome 1, by Christine de Pisan

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Oeuvres poétiques Tome 1

Author: Christine de Pisan

Release Date: March 27, 2006 [EBook #18061]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES POÉTIQUES TOME 1 ***




Produced by Pierre Lacaze, Carlo Traverso and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))






OEUVRES POÉTIQUES DE
CHRISTINE DE PISAN

PUBLIÉES PAR

MAURICE ROY

TOME PREMIER

BALLADES, VIRELAIS, LAIS, RONDEAUX, JEUX A VENDRE ET COMPLAINTES AMOUREUSES

PARIS
LIBRAIRIE DE FIRMIN DIDOT ET Cie
RUE JACOB, 56
M DCCC LXXXVI


Reprinted with the permission of the Société des Anciens Textes Français


JOHNSON REPRINT CORPORATION
111 Fifth Avenue, New York, N.Y. 10003
JOHNSON REPRINT COMPANY LIMITED
Berkeley Square House, London. W. 1






INTRODUCTION

ne vie complète de Christine de Pisan ne pourra être utilement élaborée que le jour où les oeuvres de cette célèbre femme auront été entièrement publiées et seront enfin sorties de l'oubli dans lequel elles demeurent injustement depuis plus de quatre siècles. Nous tenterons de l'écrire si nous réussissons à mener à bonne fin la tâche que nous nous sommes imposée. A l'heure présente il semble plus prudent de donner seulement au lecteur un simple aperçu biographique, contenant quelques notions indispensables, et de lui indiquer rapidement les sources principales auxquelles il pourra puiser de plus amples informations:

Jean Boivin.—Vie de Christine de Pisan (Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, II (1736), p. 704-14).

Abbé Sallier.—Notice sur Christine de Pisan (Mémoires de l'Académie des Inscriptions, XVII (1751), p. 515-25).

Mlle de Kéralio.—Collection des meilleurs ouvrages composés par des dames. Paris, 1787, II.

Raimond Thomassy.—Essai sur les écrits politiques de Christine de Pisan. Paris, 1838.

Robineau.—Christine de Pisan, sa vie et ses oeuvres. Saint-Omer, 1882.

Friedrich Koch.—Leben und Werke der Christine de Pizan. Goslar, 1885.

Indépendamment des indications fournies par les ouvrages précités, de nombreuses et consciencieuses recherches, tant dans les archives de France que dans celles d'Italie, pourront seules donner des détails biographiques ignorés jusqu'ici.

Une étude approfondie de l'ensemble de l'oeuvre de Christine apportera en même temps un précieux contingent à l'histoire de sa vie, de son influence littéraire. Car dans ses travaux mêmes l'auteur s'est plu à parler de ses propres impressions, à soulever discrètement le voile de sa vie, à retracer ses joies et ses malheurs; mais de toutes ses compositions la Mutation de Fortune et la Vision ont été surtout les dépositaires de ses sentiments personnels.

Voici quant à présent les grands traits de la vie de notre poète:

Christine de Pisan naquit à Venise vers 1363. Son père, homme distingué, avait épousé la fille d'un conseiller de la République vénitienne, charge à laquelle l'appelèrent bientôt lui-même l'estime et la considération de ses compatriotes. Thomas de Pisan jouissait en même temps d'une grande réputation de philosophe et d'astrologue. La renommée de son savoir et de son mérite étant parvenue jusqu'à la cour de France, Charles V lui fit des offres avantageuses pour l'attirer et l'attacher à sa personne. Notre savant italien ayant obtenu, avec les bonnes grâces du souverain, une place dans le Conseil royal, se résolut bientôt à adopter une nouvelle patrie et fit venir auprès de lui toute sa famille. Sa femme et la jeune Christine, âgée seulement de cinq ans, magnifiquement parées de riches costumes vénitiens, arrivèrent au Louvre (1368) et furent présentées au roi qui leur fit le plus gracieux accueil.

Elevée au milieu de cette cour de France, alors aussi renommée par sa magnificence que par la distinction des personnes qui la fréquentaient, Christine de Pisan y développa par une instruction soignée, par une éducation empreinte du meilleur ton et des sentiments les plus recherchés, les précieuses dispositions dont la nature avait si heureusement doté son intelligence supérieure. A peine fut-elle parvenue à sa quinzième année (1378) que les charmes de son esprit et de sa personne la firent rechercher d'un grand nombre de gentilshommes, mais son père fixa son choix sur un jeune homme d'une bonne maison de Picardie, Etienne du Castel, dont les qualités et le mérite tenaient lieu des avantages de la fortune.

L'avenir qui semblait s'ouvrir plein de promesses heureuses pour ces jeunes époux, réservait cependant à Christine de dures épreuves; les premières années de son mariage furent le point de départ de ses infortunes et de ses malheurs. Le roi mourut le 16 septembre 1380. Thomas de Pisan, déchu de son crédit et éloigné de la Cour, ne survécut que quelques années à son maître et à son bienfaiteur. Étienne du Castel, par sa valeur personnelle et par l'influence que lui donnait sa charge de secrétaire du roi, continuait encore les traditions de la famille de son beau-père, lorsqu'il fut emporté lui-même par une maladie contagieuse à l'âge de 34 ans (1389). Christine qui n'avait que 25 ans reste veuve avec trois enfants. Plongée dans sa profonde douleur elle est encore attristée par de nombreux procès avec des débiteurs de mauvaise foi et par des pertes d'argent qui en furent la conséquence; c'est alors qu'elle demande au travail, à la poésie, à la littérature, la consolation et l'oubli de ses peines. Elle commence une vie nouvelle, entièrement consacrée à l'étude, mais plus heureuse en douces satisfactions. Son talent se révèlera d'abord dans des poésies légères, pleines de charme et de saveur, jusqu'au jour où l'essor de son génie l'élèvera à la hauteur des grandes compositions qui ont immortalisé son nom.


DESCRIPTION DES MANUSCRITS

Christine de Pisan, que sa situation précaire avait engagée à tirer parti de son instruction et de son remarquable talent, devait rechercher avec empressement toute occasion destinée à lui procurer quelques ressources. Aussi fit-elle exécuter un grand nombre de copies de ses oeuvres, afin de les offrir aux princes et aux riches seigneurs auxquels leur amour pour les lettres et la réputation de l'auteur faisaient un devoir d'apprécier ces gracieux hommages à leur juste valeur. Cette multiplicité de manuscrits rend aujourd'hui plus lourde et plus difficile la tâche que doit s'imposer tout éditeur consciencieux. En raison de cette considération nous avons cru préférable de préparer pour chaque tome une préface donnant la liste et l'appréciation des manuscrits renfermant les oeuvres que nous devons publier.

Notre riche Bibliothèque nationale possède plusieurs recueils contenant les poésies dont nous offrons le texte dans ce premier volume.

.—(Bibl. Nat. F. français 835, 606, 836 et 605). Ces quatre volumes forment le ms. qui doit servir de base à cette édition, l'exécution en fut préparée et surveillée par Christine elle-même qui le destinait au duc de Berry; il est ainsi décrit dans les Inventaires publiés par M. L. Delisle1.

Note 1: Le Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, III, p. 193.

«Un livre compilé de plusieurs balades et ditiés, fait et composé par damoiselle Cristine de Pisan, escript de lettre de court, bien historié et enluminé, lequel Monseigneur a acheté de la dite damoiselle 200 escus.—Tous mes bons jours.—50 liv. (Evaluation faite à la requête des exécuteurs testamentaires du duc de Berry).—Inventaire de l'année 1413, Arch. nat. KK 258.Inventaire de l'année 1416, Bibl. Sainte-Geneviève, mss. L. 54 f.—Baillé à la Duchesse de Bourbonnais».

M. L. Delisle n'a pas rapporté cette mention au ms. de la Bibl. nat. qui porte actuellement le n° 835 du fonds français parce qu'une interversion de feuillets l'a empêché d'établir la concordance du premier vers du second feuillet, «Tous mes bons jours.»

Cette identification reconnue, nous devons en outre faire remarquer que le ms. de la bibliothèque du duc de Berry est aujourd'hui divisé en quatre fragments portant les numéros 835, 606, 836 et 605. Les oeuvres que renferment ces quatre tomes offrent une numérotation continue, ainsi qu'il suit:

Le ms. 835 contient les articles 1 à 13:

1 Cent Ballades.

2 Virelais.

3 Ballades «d'estrange façon».

4 Lais.

5 Rondeaux.

6 Jeux à vendre.

7 Ballades de divers propos.

8 Épitre au dieu d'Amours.

9 Complainte amoureuse.

10 Le Débat de deux Amants.

11 Le Dit des trois jugements amoureux.

12 Le Dit de Poissy.

13 Les Épitres sur le Roman de la Rose.

Le ms. 606 renferme l'art. 14:

14 L'Épitre d'Othéa.

Le ms. 836 comprend les art. 15 à 21:

15 Le Chemin de long estude.

16 Les Enseignements moraux.

17 Oraison Notre Dame.

18 Les quinze joies Notre Dame.

19 Le Dit de la «Pastoure».

20 Oraison Notre Seigneur.

21 Le duc des vrais amants.

Enfin le ms. 605 complète le vol. par les art. 22 à 25.

22 Épitre à la Reine Isabelle.

23 Épitre à Eustache Morel.

24 Proverbes moraux.

25 Le livre de Prudence.

Ces divers numéros d'articles, indiquant l'ordre dans lequel les différentes pièces ont été transcrites, permettent ainsi de reconstituer d'une façon certaine l'ensemble du ms. tel qu'il était à l'origine. D'ailleurs, si quelque doute subsistait encore après ce rapprochement pourtant bien caractéristique, il serait vite dissipé par un examen sommaire de l'écriture, de la disposition identique des quatre fragments, de l'enluminure des miniatures ou des lettres ornées, dues certainement à la même plume et au même pinceau.

M. Paulin Paris2 avait déjà reconnu l'ancienne composition du ms. pour les fractions portant les numéros 835, 836 et 605, mais il n'a pas reconstitué la totalité du volume. M. L. Delisle a également soupçonné cette corrélation sans l'expliquer et en l'étendant plus qu'il n'est légitime, car il semble faire rentrer dans la même famille des mss. tout à fait disparates3.

Note 2: Manuscrits françois de la Bibl. du Roi, V, 180, et VI, 399, 402.
Note 3: Inventaire des mss. français, I, p. 74.

Cette division existait d'ailleurs dès le commencement du XVIe siècle, ainsi qu'il est permis de le constater par trois mentions que la même main a tracées à cette époque sur le premier feuillet de garde collé aujourd'hui à la reliure des mss. 835, 606 et 605. La première note indique les oeuvres contenues dans le fragment 835, la seconde (ms. 606) est ainsi conçue: «En ce livre a cent une hystoire et XLVI feuilletz escriptz, et fut reveu par frere le IIe jour de avril Mil V c et dix», la troisième mention donne la même date. Il est donc probable qu'à l'origine le ms. se trouvait en cahiers simplement rattachés entre eux, mais non recouverts d'une reliure, et que pour le consulter plus facilement on le sépara bientôt en plusieurs parties qui furent reliées et inventoriées comme autant de livres différents. Le fragment 835 fut d'abord relié en velours rouge, aujourd'hui il l'est en maroquin rouge aux armes de France sur les plats, à la fleur de lis sur le dos; le ms. 836 était également recouvert de velours rouge, et aujourd'hui de veau racine au chiffre de Louis XVIII sur le dos. Quant à la reliure des autres fractions elle paraît avoir été identique, ainsi qu'il résulte des renseignements que l'on trouvera plus loin dans l'inventaire de la Bibliothèque des ducs de Bourbon.

Ces différents fragments réunis forment un superbe ms. composé des principales poésies de Christine, ne comprenant pas moins de 269 feuillets et illustré de 125 jolies miniatures.

Cette reconstitution nous permet en outre de fixer d'une façon précise l'époque de la confection du recueil. En effet, l'oeuvre la plus récente qui y soit insérée doit être sans aucun doute les Épitres sur le Roman de la Rose en tête desquelles se trouve la lettre d'envoi adressée à la reine Isabelle et datée de l'avant-veille de la Chandeleur 1407. C'est donc dans un intervalle de quatre ans, entre 1408 et 1413 (date du premier inventaire mentionnant le vol. de Christine) que notre ms. a été préparé et offert au duc de Berry. L'importance de l'ouvrage et la valeur des oeuvres qu'il renferme expliquent maintenant tout le prix que Jean de Berry devait y attacher et la générosité (200 écus) avec laquelle il sut reconnaître l'hommage de l'auteur. Il avait du reste accueilli avec beaucoup de grâce et de largesse le Livre du Chemin de longue étude le 20 mars 1403, le Livre de la Mutation de Fortune en mars 14044, les Faits et Bonnes moeurs de Charles V, le 1er janvier 1405, les Sept Psaumes, le 1er janvier 1410; il reçut encore plus tard, les Faits d'Armes et de Chevalerie, le 1er janvier 1413, et le Livre de la Paix le 1er janvier 1414; sa riche bibliothèque renfermait aussi un exemplaire distinct de l'Épitre d'Othéa et le livre de la Cité des Dames5; Christine lui avait donc offert successivement presque tous ses ouvrages.

Note 4: Ce ms. est aujourd'hui à la Bibl. royale de La Haye, n° 701.
Note 5: Fonds français, n° 607.

Le précieux ms., dont nous avons reconstitué l'ensemble, fut recueilli dans la succession du duc de Berry (inventaire de 1416), par sa fille Marie, épouse de Jean Ier duc de Bourbon; cette princesse, très versée dans l'étude des lettres, conserva de la superbe collection de son père 41 mss. qui lui furent attribués pour une somme de 2,500 liv.6; on estima 50 liv. l'exemplaire des oeuvres de Christine. Notre ms. prit désormais place dans la librairie que les ducs de Bourbon avaient installée dans leur château de Moulins, et pendant tout le XVe siècle resta entre les mains de ces princes qui se distinguèrent autant par la noblesse de leur race que par leur goût des livres et les encouragements qu'ils aimaient à donner aux savants leurs contemporains. En 1523 lorsque François Ier fit saisir les biens du connétable de Bourbon, on dressa l'inventaire de la librairie de Moulins. Un commissaire du roi, Pierre Antoine, en constata l'état le 19 septembre 1523 et se servit à cet effet d'anciens inventaires qui lui furent communiqués par Mathieu Espinete, chanoine de Moulins, commis à la garde des livres du duc de Bourbon. Parmi les nombreux mss. qui ornaient cette riche bibliothèque, nous trouvons sous la rubrique suivante (correspondant justement à la date des mentions inscrites sur les feuillets de garde des volumes et que nous avons signalées plus haut), une description détaillée et exacte des oeuvres comprises dans les divers fragments qui formaient à l'origine le ms. offert par Christine au duc de Berry.

Note 6: Voy. Delisle, le Cabinet des manuscrits, I, 167.

«Ce sont les livres qui ont été restituez et aportez de Paris l'an M. V c X. C'est assavoir:

—Ung volume ou a cent ballades, plusieurs laiz et virelay, l'espitre au dieu d'amours, le débat des deux amans, les troys jugemens, le dit de Poissy, les espitres sur le rommant de la Roze, en parchemin, à la main.

—Ung autre ou est le livre du chemin de long estude, les ditz de la Pastour, une belle oraison de Sainct Gregoires, et le livre du duc des vraiz amans, en parchemin, a la main.

—Ung autre volume contenant les troys livres de la cité des Dames, en parchemin, à la main (ms. indiqué à l'inventaire du duc de Berry, n° 293, auj. f. fr. 607.)

—Ung autre volume des espitres que Othea deesse de prudence envoya a Hector de Troye, en parchemin, a la main.

—Ung autre volume ou est ecrit le livre de Prudence, les proverbes moraulx, une espitre a la Royne de France, une autre a Eustace Morel, en parchemin, a la main.

Lesdits cinq livres sont touz couvers de veloux rouge et tenné, garnys de fermaus de leton, de boulhons et carrées».

(Inventaire des livres qui sont en la librairie du chasteau de Molins, 19 sept. 1523.—Bibl. Nat. coll. Dupuy; vol. 438.—Publié par M. Le Roux de Lincy, Paris, 1850, dans les Mélanges de la Société des bibliophiles français.—Réimprimé par M. Chazaud à la suite des Enseignements d'Anne de France. Moulins, 1878, in-4°, p. 255-6).

Ces mss. furent ensuite transportés au château de Fontainebleau où François Ier se glorifiait d'avoir formé une des collections les plus considérables de l'Europe. La Bibliothèque du Roi revint à Paris à la fin du règne de Charles IX; notre ms. y est conservé depuis cette époque, il figure en effet dans les inventaires de 1620 (Rigault) sous les cotes 593, 672, 673; de 1645 (Dupuy) comme portant les numéros 408, 409, 466, 862, et enfin dans le catalogue de 1682 sous les numéros 7088, 7089, 7216, 7217.


—Musée britannique, Harl. 4431.—Ornée de riches miniatures et d'une exécution très soignée, cette belle copie a été préparée pour être offerte à la reine Isabelle de Bavière, comme le témoigne la Dédicace de Christine de Pisan. Il est probable qu'à l'époque des malheurs qui affligèrent la France au XVe siècle ce ms. fut transporté en Angleterre. Une mention inscrite sur un feuillet de garde permet de constater qu'au XVIIe siècle il faisait partie de la collection du duc de Newcastle; cette indication est ainsi conçue «Henry Duke of Newcastle, his booke, 1676.» Le volume renferme 398 feuillets et est illustré de superbes miniatures7. Ce bel exemplaire est d'un grand prix en raison de son origine, de sa richesse et de la qualité de son texte, mais ce qui lui donne surtout une valeur exceptionnelle, c'est qu'il renferme un certain nombre de poésies qui n'existent pas dans les divers mss. des dépôts publics de notre pays; il nous fournit le texte de cinq nouvelles ballades et de quatre rondeaux, plus une complainte amoureuse inconnue jusqu'ici; il contient, en outre, un poème tout entier intitulé «Cent Balades d'Amant et de Dame», véritable peinture des impressions délicates et variées de deux amoureux dont les sentiments sont tracés avec beaucoup de grâce et d'expression. Cette oeuvre assez considérable a dû être composée uniquement pour la reine Isabelle de Bavière, ainsi que peuvent le laisser supposer quelques mots de la Dédicace et de la première ballade8. Ce recueil de ballades n'est mentionné dans aucune des publications qui comprennent l'énumération des compositions poétiques de Christine de Pisan et nous serons heureux d'en offrir la primeur dans l'un des volumes suivants. Nous donnons dès à présent la Dédicace à la reine Isabelle:

Note 7: Voy. Bibliographer's s Decameron, par Rev. T. F. Dibdin, London, 1817, p. 134.—Schaw. Dresses and Decorations of the Middle Age, London, 1843; et The Illuminator's Magazine, 1862, numéros 8 et 9.

Note 8: Voy. vers 50 à 60 de la Dédicace à la reine Isabelle et le passage suivant des «Cent Balades d'amant et de dame»:

Quoy que n'eusse corage ne pensée

Quant a present de dits amoureux faire,

Car autre part adès suis a pensée,

Par le command de personne, qui plaire

Doit bien a tous, ay empris a parfaire

D'un amoureux et sa dame ensement,

Pour obeïr a autrui et complaire,

Cent balades d'amoureux sentement.

Trés excellent, de grant haultesse

Couronnée, poissant princesse,

Trés noble roÿne de France,

4

Le corps enclin vers vous m'adresce

En saluant par grant humblece;

Pry Dieu qu'il vous tiengne en souffrance

Lonc temps vive, et après l'oultrance

8

De la mort vous doint la richece

De Paradis, qui point ne cesse,

Et au monde sanz decevrance

Paix, joye et toute recouvrance

12

De quanqu'il affiert a leece.

Haulte dame, en qui sont tous biens,

Et ma trés souvraine, je viens

Vers vous, comme vo creature,

16

Pour ce livre cy que je tiens

Vous presenter, ou il n'a riens,

En histoire n'en escripture,

Que n'aye en ma pensée pure

20

Pris ou stile que je detiens

Du seul sentement que retiens

Des dons de Dieu et de nature,

Quoy que mainte aultre creature

24

En ait plus en fait et maintiens.

Et sont ou volume compris

Plusieurs livres es quieulx j'ay pris

A parler en maintes manieres

28

Differens, et pour ce l'empris

Que on en devient plus appris

D'oÿr de diverses matieres,

Unes pesans, aultres legieres,

32

A qui se delitte ou pourpris

Des livres, qui maint ont en pris

Fait monter et prendre manieres

Belles; si doit on avoir chieres

36

Escriptures, non en despris.

Car, si que les sages tesmoignent

En leurs escrips, les gens qui songnent

De lire en livres voulentiers,

40

Ne peut qu'aucunement n'eslongnent

Ygnorence, que ceulx ressongnent

Qui de sens suivent les sentiers,

Si en valent mieulx ceulx le tiers,

44

Voire plus qui s'en embesongnent

Et qui la peine ne ressongnent

D'apprendre, il n'est si beaulx mestiers

Ne qui face gens si entiers,

48

Quoy que les folz, peut estre, en grongnent

Si l'ay fait, ma dame, ordener

Depuis que je sceus qu'assener

Le devoye a vous, si qu'ay sceu

52

Tout au mieulx et le parfiner

D'escripre et bien enluminer,

Dès que vo command en receu,

Selons qu'en mon cuer j'ay conceu

56

Qu'il faloit des choses finer

Pour bien richement l'affiner

A fin que fust apperceü

Que je mets pouoir, force et sceu,

60

Pour vo bon vueil enteriner.

Dont vous plaise, trés haulte et digne,

Le prendre en gré, tout soye indigne

Que mon euvre estre presentée

64

Vous doye, mais vostre benigne

Condicion qui ne decline

D'umilité, trés redoubtée

Dame, tout soiez hault montée,

68

Ne vous seuffre en fait ne en signe

Que ne soyez, comme roÿne

Doit estre, humaine et arrestée;

Et pour ce ne me suis doubtée

72

Que vous l'ayés a ce termine.

De mon labour et lonc travail

Du livre que mes en vo bail,

Qui contient grant euvre et penible,

76

Combien que peut estre g'y fail

En maint lieux parce que je vail

Trop pou en sens, bien est possible,

Ne vueillez pas, dame sensible,

80

Pour tant prendre garde au deffail,

Mais a ce que je me travail

Voulentiers de ce que possible

M'est a faire en chose loisible,

84

Qu'a haulte gent voulentiers bail.

Si suppli en conclusion,

Haulte dame d'atraction

D'empereurs de digne memoire,

88

Qu'en benigne devocion

Vous plaise mon entencion

Prendre en gré, qui loyale et voire

Est et sera, et si notoire

92

Ceste mienne posicion

Vous soit qu'a tousjours mencion

Soit de moy en vostre memoire,

Si que vostre grace m'avoire

96

Qu'ayés a moy affection.

Le ms. du Musée Britannique contient les mêmes formes de langue que nous rencontrons dans le ms. de la Bibl. Nat. Comme ce dernier il renferme 50 ballades «de divers propos», tandis que 29 seulement se trouvent dans les autres mss.; de plus il n'apporte pour ainsi dire pas de variantes au texte du ms. que nous avons reconstitué plus haut et paraît avoir été confectionné sur le même plan ou d'après les mêmes documents, mais à une époque un peu postérieure. Il contient en effet des oeuvres qui ne se trouvent pas dans le ms. du duc de Berry, à côté duquel nous le jugeons cependant digne à tous égards de prendre place.

Toutefois, malgré les avantages que peut offrir le ms. du Musée britannique, nous n'avons pas eu d'hésitation pour adopter dans cette édition le texte du ms. du duc de Berry et lui donner la préférence pour toutes les poésies qu'il renferme. Il est facile du reste d'invoquer en sa faveur les meilleures considérations, tirées non seulement de son origine bien établie, mais surtout de l'excellence de son texte. Enfin une dernière raison, et elle a bien son importance, il est de tous les mss. que nous ayons retrouvés, celui qui se rapproche le plus de la date de composition des différentes pièces dont il donne le texte9.

Note 9: La confection du ms. du Musée britannique ne peut en aucune façon être considérée comme antérieure à celle du ms. du duc de Berry. Ces recueils contiennent tous deux les Epîtres sur le Roman de la Rose renfermant une pièce datée de la fin de l'année 1407, or nous avons vu que notre ms., figurant à l'inventaire de 1413, a dû être composé entre cette dernière date et 1408, on pourrait tout au plus admettre que les deux mss. sont absolument contemporains, mais comme le ms. de Londres se trouve complété de diverses poésies nouvelles, il est logique d'en inférer qu'il est plus jeune de quelques années que son frère de la Bibl. Nat. (Voy. plus loin ce que nous disons au sujet des ballades de divers propos, Autres Balades § VII, p, XXXVI.)

Ce ne sera donc que pour mémoire, et afin d'établir une généalogie complète, que nous signalerons les mss. suivants, exécutés vers le milieu du XVe siècle et bien inférieurs sous tous les rapports aux deux mss. précédents:


.—Le ms. 604 du fonds français, sur vélin, très volumineux (314 feuillets), mais incomplet de plusieurs feuillets, contient la plus grande partie des oeuvres poétiques de Christine; cependant sa préparation est restée inachevée, la place des miniatures est en blanc et les lettres initiales, destinées à recevoir une ornementation ne sont même pas indiquées10. Il était coté dans l'ancien fonds (Inventaire de 1682) sous le n° 7087-2 et provenait de la collection De La Mare n° 413.

Note 10. C'est d'après ce ms. inférieur que M. Guichard a donné le texte des Cent Ballades dans le Journal des savants de Normandie (année 1844, p. 371 et s.). Cette publication est, en outre, parsemée de fautes ou de mauvaises lectures.

.—Le ms. 12779 (174 feuillets), à peu près de la même époque que le précédent, mais plutôt de la seconde moitié du XVe siècle, ne présente pas grand intérêt; défectueux de quelques feuillets, il renferme des miniatures très médiocres. Il a appartenu à La Curne de Sainte-Palaye qui en fit faire deux copies, l'une conservée aujourd'hui à la Bibliothèque de l'Arsenal sous le n° 3295 (provenant de la collection Mouchet, n° 6), et l'autre à la Bibl. Nat. Fonds Moreau, 1686 (Mouchet, n° 8).


.—Nous devons indiquer en même temps un autre ms. faisant partie de la même famille, et déposé par M. le comte de Toustain chez MM. Morgand et Fatout, libraires11. Il contient en deux volumes presque toutes les poésies de Christine, mais il est absolument identique pour le texte aux mss. 604 et 12779. Nous ferons également remarquer que ce ms. porte, comme ses deux contemporains de la Bibl. nat., la rubrique suivante inscrite sur la feuille de garde:

Note 11: Voir le Répertoire général de la librairie Morgand et Fatout, 1882, p. 190 (n° 1482).

«Cy commencent les rebriches de la table de ce présent volume, fait et compilé par Christine de Pisan, demoiselle, commencié l'an de grâce Mil c.c.c. iiij xx xix, Eschevé et escript en l'an Mil quatre cens et deux, la veille de la nativité Saint Jean-Baptiste.»

Cette mention, qui ne peut se rapporter qu'à la date de composition des premières poésies contenues dans ces trois mss., nous fournit une indication certaine pour établir la parenté rapprochée qui existe entre eux. Cette alliance se manifeste sous bien d'autres rapports. Nous en trouvons la preuve dans l'ordre identique suivi pour la transcription des différentes pièces, dans le nombre des ballades de divers propos qui est le même dans les trois mss., dans la forme orthographique des mots, dans la similitude des variantes, et enfin dans certaines lacunes et quelques vers faux qui se trouvent rectifiés dans les mss. A12.

Note 12: Voici quelques renvois qui prouvent en faveur de l'excellence du texte donné par la famille A:

Ainsi les vers suivants manquent dans la famille B: Cent Ballades, XI vers 22 à 25, XXIX v. 12 et 21, LXXII v. 22 à 25; Virelais, IX v. 10; Ier Lai, v. 73 et 74, 77, 208, 213, 241; IIe Lai, v. 55, 61, 74 à 76, 212; etc.

De plus, les vers indiqués ci-dessous se trouvent justes dans A tandis qu'ils sont faux dans B: Cent Ballades, III vers 5, XV v. 16, XX v. 7, XXIX v. 3, XXXVIII v. 13, XLIX v. 18; Virelais, XIII v. 5; Autres Ballades, VI v. 6, XII v. 6, etc.

Nous pourrions multiplier les exemples, mais ces indications nous semblent suffisantes pour édifier le lecteur.

Ces divers rapprochements nous ont permis de reconstituer dans le tableau suivant la généalogie probable des mss. contenant les oeuvres que nous publions dans ce premier volume:


ORIGINAL
/\
A¹ A² «B»
/ \
B¹ B² B³

Les quelques indications données plus haut sur la disposition des différentes oeuvres d'après les familles de manuscrits et sur le nombre variable des compositions, principalement des ballades de divers propos, ressortiront plus clairement encore des deux tableaux ci-joints, qui seront en même temps les meilleures pièces justificatives de la généalogie que nous venons d'établir.

Ordre suivant lequel sont disposées les diverses oeuvres contenues dans les manuscrits des familles A et B.


A¹ A² B¹ B² B³

I. 1.--CENT BALLADES. 1.--CENT BALLADES. 1.--CENT BALLADES.

II. 2.--16 VIRELAIS. 2.--16 VIRELAIS. 2.16 VIRELAIS

III. 3.--4 BALLADES 3.--4 BALLADES 3.--3 BALLADES
D'ESTRANGE FAÇON. D'ESTRANGE FAÇON. D'ESTRANGE FAÇON.
La 4e se trouve
reportée au milieu
des autres Ballades,
sous le n° XXI.

IV. 4.--2 LAIS. 4.--2 LAIS. 4.--29 BALLADES DE
DIVERS PROPOS
(29 ballades
seulement).

V. 5.--67 RONDEAUX. 5.--67 RONDEAUX. 5.--COMPLAINTE
AMOUREUSE.
Les rondeaux 59, 62, Le même ordre
63 et 64 manquent sauf pour les
dans B. rondeaux XXVII
et XXVIII qui portent
ici les numéros
XLVII et XLVIII.

VI. 6.--70 JEUX A VENDRE. 6.--70 JEUX A VENDRE. 6.--2 LAIS.

VII. 7.--50 AUTRES BALLADES ou 7.--50 BALLADES DE 7.--65 RONDEAUX
BALLADES DE DIVERS DIVERS PROPOS. Les rondeaux 54 et
PROPOS 69 manquent dans A.
La ballade 44 de A2 manque Même ordre et même
et est nombre, mais la
remplacée par une autre (45) ballade 46 de A1
qui ne manque et est
se trouve pas dans A2. remplacée par une
nouvelle.

VIII. 8.--ÉPITRE AU DIEU 8.--UNE COMPLAINTE 8.--70 JEUX A
D'AMOURS. AMOUREUSE. VENDRE.

IX. .................. 9.--ENCORE AUTRES ..................
BALLADES.

X. 9.--COMPLAINTE AMOUREUSE 10.--ÉPITRE AU DIEU 9.--LE DÉBAT DE DEUX
D'AMOURS. AMANTS.

XI. .................. 11.--UNE AUTRE ..................
COMPLAINTE
AMOUREUSE.

XII. 10.--LE DÉBAT DE DEUX 12.--LE DÉBAT DE DEUX 10.--ÉPITRE AU DIEU
AMANTS. AMANTS. D'AMOURS.

XIII. .................... .................... 11.--LE DIT DE LA
ROSE.
XIV. 11.--LE DIT DES 11.--LE DIT DES 12.--LE DIT DES
TROIS JUGEMENTS TROIS JUGEMENTS TROIS JUGEMENTS
AMOUREUX. AMOUREUX. AMOUREUX.


XV. 12.--LE DIT DE POISSY. 14.--LE DIT DE POISSY. 13.--LE DIT DE
POISSY.

XVI. 13.--LES ÉPITRES SUR 15.--L'ÉPITRE D'OTHEA. 14.--L'ÉPITRE
LE ROMAN DE LA ROSE. D'OTHEA.

XVII. 14.--L'ÉPITRE D'OTHEA. 16.--LE DUC DES VRAIS 15.--LES ÉPITRES SUR
AMANTS. LE ROMAN DE LA
ROSE.

XVIII. 15.--LE CHEMIN DE LONGUE 17.--LE CHEMIN DE 16.--LES
ÉTUDE. LONGUE ÉTUDE. ENSEIGNEMENTS
MORAUX.

XIX. 16.--LES ENSEIGNEMENS 18.--LE DIT DE LA 17.--ORAISON NOTRE
MORAUX. PASTOURE. DAME[13].

XX. 17.--ORAISON NOTRE DAME. 19.--LES ÉPITRES SUR 18.--LES QUINZE
LE ROMAN DE LA ROSE. JOYES NOTRE
DAME[13].

XXI. 18.--LES QUINZE JOYES 20.--ÉPITRE A EUSTACHE 19.--ORAISON NOTRE
NOTRE DAME. MOREL. SEIGNEUR[14].

XXII. 19.--LE DIT DE LA 21.--ORAISON NOTRE 20.--LE DIT DE LA
PASTOURE. SEIGNEUR. PASTOURE[15].
B¹ B³

XXIII. 20.--ORAISON NOTRE 22.--PROVERBES MORAUX. 21.--LE CHEMIN DE
SEIGNEUR. LONGUE
ÉTUDE[16].

XXIV. ............... ................... 22.--LA MUTATION DE
FORTUNE. B¹

XXV. 21.--LE DUC DES VRAIS 23.--LES ENSEIGNEMENTS 23.--ÉPITRE A LA
AMANTS. MORAUX. REINE ISABELLE
(incomplet)
(feuillets arrachés).

XXVI. 22.--ÉPITRE A LA REINE 24.--ORAISON NOTRE DAME.
ISABELLE.

XXVII. 23.--ÉPITRE A EUSTACHE 25.--LES QUINZE JOYES
MOREL. NOTRE DAME.

XXVIII. 24.--PROVERBES MORAUX. 26.--LE LIVRE DE PRUDENCE.

XXIX. 25.--LE LIVRE DE 27.--LA CITÉ DES DAMES.
PRUDENCE.

XXX. 28.--CENT BALLADES D'AMANT
ET DE DAME.
Note 13: Ces deux pièces manquent dans le ms B¹ par suite de feuillets arrachés, mais sont indiquées dans les «rebriches» de la table de ce manuscrit.
Note 14: Le ms. B¹ ne renferme qu'un fragment de cette oraison; dans B² plusieurs feuillets ont été arrachés à la place qu'elle devait occuper; seul B³ dans la famille en donne le texte complet.
Note 15: Quelques feuillets ont été coupés dans B¹ à l'endroit qui devait contenir «le Dit de la Pastoure»; dans B² l'oeuvre n'est pas complète, tous les derniers feuillets du volume ayant été enlevés.
Note 16: Dans B¹ les 100 premiers vers du poème manquent, plusieurs feuillets ayant été coupés.

TABLEAU PRÉSENTANT LA CONCORDANCE
DES BALLADES DE DIVERS PROPOS
SELON LES FAMILLES DE MANUSCRITS A ET B




(N) REFRAINS DES BALLADES (A) (B)

I. --Car qui est bon doit estre appelle riche 1 1
II. --Si com tous vaillans doivent estre 2 3
III. --Et Dieux vous doint leur bon droit soustenir 3 2
IV. --Et honneur en toutes querelles 4 4
V. --Avisons nous qu'il nous convient morir 5 5
VI. --Ne les princes ne les daignent entendre 6 6
VII. --Car de Juno n'ay je nul reconfort 7 7
VIII. --Il veult trestout quanque je vueil 8 »
IX. --Amours le veult et la saison le doit 9 8
X. --Amours le veult et la saison le doit 10 9
XI. --Assez louer, ma redoubtée dame 11 10
XII. --Si qu'a tousjours en soit memoire 12 11
XIII. --Vous semble il que ce fausseté soit? 13 12
XIV. --Juno me het et meseür me nuit 14 13
XV. --Se Dieu et vous ne la prenez en cure 15 14
XVI. --Ce premier jour que l'an se renouvelle » 15
XVII. --N'on n'en pourroit assez mesdire 16 16
XVIII. --Ce jour de l'an, ma redoubtée dame 17 17
XIX. --Ce jour de l'an vous soiez estrené 18 18
XX. --Ce plaisant jour premier de l'an nouvel 19 19
XXI. --Si le vueillez recepvoir pour estreine 20 »
XXII. --Si le vueilliez, noble duc, recevoir 21 20
--[17] Aime le; si feras que sage » 21
XXIII. --Faittes voz faiz à voz ditz accorder 22 22
XXIV. --Le corps s'en va, mais le cuer vous demeure 23 23
XXV. --Fleur de printemps, muguet et fleur d'amours 24 »
XXVI. --Et certes le doulz m'aime bien 25 »
XXVII. --Et ce vous fait à tout le monde plaire 26 24
XXVIII. --En ce jolis plaisant doulz moys de May » 25
XXIX. --De hault honneur et de chevalerie 27 26
XXX. --Sera retrait de leur haulte vaillance 28 27
XXXI. --On vous doit bien de lorier couronner 29 28
XXXII. --A pou que mon cuer ne font? 30 »
XXXIII. --D'entreprendre armes et peine 31 29
XXXIV à LIII. Ces ballades existent seulement dans les 32 à 50 »
mss. de la famille _A_ et suivant un ordre
identique; remarquons en outre, 50 29
que l'écriture de _A¹_ se modifie d'une
façon très sensible à partir de la ballade
XL (fol. 41 v°) ---- --



[N] Numéros des ballades dans la présente édition
[A] Numéros des ballades dans la famille A
[B] Numéros des ballades dans la famille B

Note 17: Cette ballade se trouve dans A sous la rubrique «Balades d'estrange façon».

L'ordre dans lequel nous donnons les poésies de Christine de Pisan est sensiblement le même que celui adopté dans tous les mss.; nous avons d'ailleurs suivi exactement la disposition du ms. du duc de Berry, il nous a été seulement indispensable d'intercaler les pièces nouvelles heureusement retrouvées dans le ms. du Musée britannique, et de faire un simple rapprochement nécessaire à la composition du cadre du volume18.

Note 18: C'est ainsi que nous avons dû réunir à la fin du volume les deux Complaintes amoureuses, bien que la première de ces complaintes soit placée dans le ms. du duc de Berry après l'Epitre au dieu d'amours.

Les petites poésies reproduites dans les pages qui suivent forment le début de la carrière poétique de Christine, encore tout émue de son veuvage prématuré. Elles ont établi sa réputation en lui attirant de puissants protecteurs tels que la reine Isabelle de Bavière; le duc de Berry; la duchesse de Bourbon; le duc d'Orléans; Philippe le Bon, duc de Bourgogne; Charles d'Albret, connétable de France, etc. Leur place en tête de cette édition était donc tout indiquée. Nous allons du reste passer en revue les différentes oeuvres contenues dans notre premier volume et esquisser rapidement l'impression que nous a produite leur lecture.

I.—CENT BALLADES

Les Cent Ballades doivent être considérées comme les premiers essais de Christine. Elles ne sont certainement pas postérieures aux rondeaux et autres petites pièces que l'auteur a composées dans sa jeunesse; d'ailleurs dans tous les mss. elles occupent le premier rang. Rassemblées à la prière d'un ami resté inconnu (voy. ballade C) les ballades qui forment ce recueil traitent de sujets fort différents et paraissent avoir été inspirées à des époques diverses ou tout au moins à des intervalles de temps assez notables. Car la date de la mort d'Etienne du Castel étant connue19, il a été possible de fixer d'une façon précise l'époque de la composition de deux ballades, en premier lieu la ballade IX, écrite cinq ans après la mort de l'époux regretté, c'est-à-dire en 1394, puis la ballade XX, par laquelle nous apprenons que le coeur de la veuve n'a éprouvé aucune impression de joie depuis près de dix ans, ce qui permet d'assigner à cette pièce la date de 1399. Nous pensons donc que c'est dans un intervalle d'au moins cinq ou six années qu'ont dû être composés la plupart de ces morceaux poétiques. Il était d'ailleurs d'usage à cette époque de réunir ainsi des pièces détachées, inspirées dans les circonstances les plus diverses et traduisant les impressions les plus opposées. On les rassemblait en nombre suffisant pour former un livre sous la rubrique «Cent Ballades». C'est ainsi que la cour d'amour de Louis d'Orléans nous a donné le livre des Cent Ballades20 et que notre poète lui-même, comme nous l'avons annoncé plus haut, a désigné sous un titre analogue ses Ballades «d'Amant et de Dame».

Note 19: Il y a lieu d'adopter, selon toute vraisemblance, l'année 1389 comme celle de la mort d'Etienne du Castel. Au commencement de son livre du Chemin de long estude, Christine nous apprend en effet que son deuil remonte à environ 13 ans, et comme un peu plus loin elle ajoute qu'elle a commencé à écrire ce poème au mois d'octobre 1402, la date de 1389 s'obtient logiquement de ce simple rapprochement.
Note 20: Le livre des Cent Ballades, publié par M. le marquis de Queux de Saint-Hilaire. Paris, 1868.

Dès les premiers vers Christine nous prévient qu'elle cède à de pressantes sollicitations et que ses poésies reflèteront la douleur qui s'est emparée d'elle depuis la mort de celui en qui consistait tout son bonheur; «Seulette», tel est l'écho de ses vers!

Les premières ballades sont en effet empreintes de la plus profonde tristesse, et l'auteur semble se complaire à retracer longuement ses regrets amers et son désespoir, mais à partir de la vingt-et-unième ballade la veuve éplorée, s'abandonnant à des inspirations plus séduisantes, élève ses pensées vers les régions de l'amour le plus pur, et peint avec une exquise sensibilité les sentiments si divers qui peuvent agiter les coeurs de ceux qui ont aimé ou qui aiment encore.

Christine révèle dans cette poésie toute la richesse de son talent et de son art des développements; elle déploie ses pensées en modulations infinies, et exprime sous les formes les plus variées les effets d'un même sentiment; vingt fois elle refait chaque pièce sans se répéter, et les ballades se succèdent, traduisant sans cesse la même idée, et cependant ce sont toujours des ballades nouvelles.

Ces impressions sont touchantes de vérité et de simplicité, mais nous ne pouvons y voir, comme l'a supposé M. Paulin Paris21, l'image des sentiments personnels de l'auteur. Car l'aimable poète a pris soin lui-même de nous prévenir contre toute pensée de ce genre. Ne fallait-il pas d'ailleurs expliquer l'étrange contraste que produisent ces chants d'amour succédant à des cris d'infortune et de douleur?

Note 21: Voy. Manuscrits françois de la Bibliothèque du roi, V, p. 152 et 153.

La ballade L doit faire disparaître les moindres doutes, Christine y fait allusion à ses scrupules et s'excuse de traiter de sujets d'amours qui paraissent se rapporter à elle, craignant que ce ne soit un motif d'insinuations malveillantes22; elle ajoute que ces pensées n'ont nullement les tendances que l'on pourrait supposer; car, bien que de grands seigneurs aient montré pour elle de l'affection, son coeur ne ressent aucune impression d'amour ni de dépit, elle fait d'ailleurs appel, dans le refrain de sa ballade, au jugement de «tous sages ditteurs». Plus loin (ballade C) la même préoccupation se traduit encore dans ses deux vers:

Qu'on le tiengne a esbatement

Sans y gloser mauvaisement.

Note 22: Les différentes pièces des Cent Ballades doivent être considérées essentiellement comme des jeux d'esprit et de sentiment. Il est possible que certaines d'entre elles traduisent les impressions ressenties par quelques personnages de l'époque ou aient été composées à l'intention de seigneurs familiers de la cour de Charles VI, mais la révélation de l'auteur à la ballade C

Ne les ay faittes pour merites

Avoir ne aucun paiement

nous interdit de penser qu'il ait pu transformer son talent en officine de compliments et de complaintes favorables à des intrigues amoureuses.

Le soin que la célèbre femme met à défendre sa réputation pourrait, jusqu'à un certain point, paraître exagéré, si l'on ne tenait justement compte des récriminations violentes qu'avait dû susciter son ardente polémique contre l'oeuvre la plus estimée et la plus admirée de son époque, le Roman de la Rose.

Celle qui excellait à retracer dans ses vers la défense de l'honneur des femmes et la louange de leurs vertus23, devait bien être jalouse pour elle-même de semblables éloges. N'avait-elle pas d'ailleurs le droit de dissiper les moindres doutes qui auraient pu planer sur son veuvage irréprochable et d'étouffer à l'avance les calomnies de ses adversaires? C'est, comme nous le verrons par la suite, la préoccupation constante d'une vie pleine de candeur que tous les historiens se sont accordés à nous représenter comme le modèle de la douce et simple vertu.

Note 23: Voy. l'Epitre au dieu d'amours, le Dit de la Rose,... etc...

Les pensées d'amour ne forment pas exclusivement les sujets de toutes les ballades de Christine de Pisan. On trouve parsemées çà et là les idées les plus diverses, et l'auteur sait varier avec un art accompli l'expression et le tour de ses poésies: ici le sentiment des tristesses produites par la maladie (Ball. XLIII), là l'éloge finement ironique d'un personnage contemporain (Ball. LVIII), puis une dissertation sur les qualités des bons chevaliers (Ball. LXIV), plus loin une pièce satirique contre les maris jaloux (Ball. LXXVIII). Mentionnons encore, en raison de leur mérite et de leur originalité, la louange d'un grand chevalier (Ball. XCII), les angoisses causées par la maladie du roi Charles VI (Ball. XCV), enfin l'aspiration à la félicité éternelle (Ball. XCIX), comme placée en opposition avec les sentiments les plus délicats d'amour et de bonheur que l'on puisse éprouver sur cette terre.

II.—VIRELAIS

Les virelais, au nombre de 16, n'ont pas le même mérite que les ballades. Il importe cependant de signaler le premier qui traduit heureusement les efforts pénibles du poète pour dissimuler sa douleur, et le dixième qui nous offre une jolie pièce sur la Saint-Valentin.

Enfin, notons également le virelai XV parce qu'il fournit quelques indications sur le sentiment et l'objet de ces diverses compositions. Christine y constate de nouveau que ses poésies sont souvent l'expression de ses pensées d'amertume et de regrets, mais elle ajoute que, si on lui donne mission de traduire les impressions des autres, il lui faut improviser des sentiments opposés, et qu'alors, pour alléger un peu sa douleur, elle compose des pièces qui reflètent généralement la joie et le bonheur.

III.—BALLADES D'ÉTRANGES FAÇONS

Ces quatre ballades ont été préparées suivant le goût et la mode de l'époque. Elles n'ont d'autre mérite que celui de la difficulté vaincue.

IV.—LAIS

Les deux compositions que Christine nous donne sous forme de lais ne présentent aucun caractère particulier qui puisse nous permettre de leur assigner une date quelconque ou de supposer avec la moindre apparence de vraisemblance les motifs possibles de leur confection.

Nous n'y remarquons qu'un nouveau mode de poésie d'un genre encore inconnu à notre poète, et sur lequel il a voulu exercer la verve de son talent en se conformant d'une façon générale aux principes exposes par Eustache Deschamps dans son «Art de dictier et de fere chançons, balades, virelais et rondeaux24» et en montrant son habileté à assembler les rimes léonines.

Note 24: Voy. Poésies d'Eustache Deschamps, éd. Crapelet, p. 278. M. de Queux de Saint-Hilaire a reproduit dans son édition le passage relatif aux Lais, t. II, p. 357.

Malheureusement, les règles étroites auxquelles se trouve assujettie la diction de l'auteur ont pour inconvénient d'obscurcir fortement la pensée et de ne laisser entrevoir le plus souvent qu'un sens à peine intelligible. Car il serait assez difficile de déterminer exactement la raison d'être du premier lai dont le sujet réside tout entier dans une éloge vague de l'amour en général.

Le second lai a pour objet la louange intarissable d'un parfait gentilhomme; l'allure du poète est ici plus dégagée, plus précise, sa pensée devient plus claire, la strophe lyrique prend en même temps une forme plus nette, plus harmonieuse, et l'on y trouve des réminiscences de la littérature classique parmi lesquelles nous devons surtout signaler une longue exposition d'impossibilités évidemment inspirée des auteurs anciens. (Voy. Virgile, Egl. I.)

V.—RONDEAUX

Ces rondeaux sont au nombre de 69; le recueil débute, comme les Cent Ballades, par l'expression de la douleur et des regrets de Christine, qui fait remonter son deuil à sept années, ce qui nous a permis de donner au premier rondeau la date de 1396. Notre poète commença donc la composition de ses rondeaux deux ou trois ans seulement après avoir écrit ses premières ballades, et poursuivit la confection de ces jolis morceaux parallèlement à celle des Cent Ballades et de la plupart de ses petites poésies.

Jusqu'au rondeau VIII nous voyons Christine s'abandonner à sa douleur; mais plus loin, craignant sans doute de fatiguer le lecteur par la monotonie d'un sujet aussi triste, elle fait un effort sur elle-même, et, comme elle l'exprime si bien dans le rondeau XI, il lui faut désormais «de triste cuer chanter joyeusement».

A partir de ce moment se succèdent en effet les peintures des sentiments multiples auxquels peuvent donner lieu les différentes formes de l'amour. Inutile d'insister à nouveau sur le mobile de ces compositions légères, nous savons depuis longtemps que nous ne devons y voir que des jeux d'esprit et de sentiment. Mais on nous permettra toutefois de recommander le mérite de ces petites poésies si remarquables par leur douce monotonie et leur finesse d'expression, et où la grâce, s'alliant à une harmonie parfaite, révèle toutes les délicatesses de la femme sentimentale que devait être Christine.

VI.—JEUX A VENDRE

Ces gracieux petits morceaux servaient de distraction et d'amusement à la meilleure société des XIVe et XVe siècles. Une dame lançait à un gentilhomme ou un gentilhomme lançait à une dame le nom d'une fleur, d'un objet quelconque, et la personne interpellée devait à l'instant même et sans hésitation répondre par un compliment ou une épigramme rimés; c'était un véritable assaut d'esprit et d'à-propos tout à fait conforme au caractère vif et enjoué de l'époque. Aussi ne faut-il nullement s'étonner si ce genre de distraction, qui nous paraîtrait aujourd'hui un peu fastidieux, obtint rapidement un grand succès de vogue25, et si Christine elle-même crut devoir satisfaire à la mode en accroissant avec son abondance habituelle un répertoire d'ailleurs facile à étendre à l'infini. Elle ne composa pas moins de 70 jeux à vendre.

Note 25: Les mss. du XVe siècle en fournissent le témoignage. Voy. notamment un ms. contenant 180 couplets de ventes d'amour et appartenant à Monseigneur le duc d'Aumale, un autre ms. de la même époque conservé à la bibliothèque d'Epinal sous le n° 189, et un recueil de poésies françaises à Westminster Abbey, signalé par M. Paul Meyer dans le Bulletin de la Société des Anciens Textes, 1875, p. 25.

Le succès de ces devises de société alla grandissant jusqu'à la fin du XVIe siècle, comme on peut en juger par les nombreuses éditions de ventes d'amour qui se succédèrent depuis la découverte de l'imprimerie26. Plus tard, la poésie populaire en conserva seule la tradition jusqu'à nos jours, et particulièrement en Lorraine, sous l'ancien nom de daiemants ou dây'mans27. Ajoutons que certains jeux enfantins, comme les Boîtes d'amourette et le Corbillon, rappellent encore aujourd'hui les récréations de nos pères.

Note 26: Voy. dans le Bulletin de la librairie Morgand et Fatout, n° 7866, l'intéressante notice de M. E. Picot.
Note 27: Voy. sur cet usage Mélusine, I, col. 570, et II, col. 327, et Les Chants populaires de la Provence, publiés par M. Damase Arbaud, I, p. 220.

VII.——AUTRES BALLADES

Les pièces suivantes, comprises sous la rubrique de «Balades de divers propos» sont dignes des meilleures poésies du recueil des Cent Ballades; leur nombre s'élève à 53. Toutefois les mss. de la famille B n'en contiennent que 29; seuls, comme nous l'avons déjà dit, les mss. et fournissent le complément. Il est utile de faire également remarquer que dans , à partir de la ballade XL (fol. 41 v°), l'écriture se modifie d'une façon très apparente et n'est plus évidemment tracée par la même main. L'orthographe et la forme des mots subissent en même temps une transformation contraire aux règles suivies jusqu'ici par le scribe du ms. Les nouvelles leçons de graphie affectent la forme qui leur est donnée dans les mss. B, copiés à une époque certainement postérieure. Ce qui paraîtrait démontrer que ces dernières pièces ont été composées plus tard et transcrites après coup sur des feuillets laissés en blanc. Le ms. Harley du Musée britannique, qui contient un plus grand nombre de ballades que tous les autres mss., renferme deux feuillets blancs préparés pour recevoir de nouvelles compositions. Du reste les différentes ballades rassemblées sous le présent titre ne constituent nullement un recueil composé d'avance et dans lequel on puisse reconnaître un certain ordre. La diversité des sujets traités, l'absence complète de tout lien, de toute transition, autorisent, au contraire, à penser que ces ballades ont été écrites à des époques assez éloignées les unes des autres, suivant un peu le cours des événements contemporains qui forment d'ailleurs le thème de quelques-unes d'entre elles et permettent ainsi de leur assigner une date certaine. L'ordre chronologique nous paraît avoir été généralement suivi, et c'est pour ce motif que le ms. Harley, le plus récent, à notre avis, qui ait été copié directement sur des originaux, renferme sous la rubrique «Encore aultres Balades» des compositions ne se trouvant dans aucun autre ms., et faisant allusion, comme la pièce IX, à des faits que l'on ne peut placer qu'entre 1410 et 1415.

Ainsi, même lorsqu'elle eut abordé ses grandes compositions, ses oeuvres de longue haleine, Christine ne dédaigna pas de rimer encore quelques ballades quand la circonstance s'en présentait et que ce cadre convenait à son inspiration.

Presque toutes ces ballades sont d'ailleurs d'un très grand mérite et permettent de constater le progrès réel accompli par le génie de notre poète. Les notes placées à la fin du volume feront connaître l'objet de ces différentes pièces et donneront quelques indications sur les faits ou sur les personnages historiques auxquels elles se rapportent.

VIII.—COMPLAINTES AMOUREUSES

Longues et languissantes tirades de poursuivants d'amour qui aspirent aux faveurs de leur dame; cette monotonie douce, quelquefois même expressive, est heureusement interrompue par des comparaisons empruntées à la Mythologie, comme l'amour de Pygmalion, l'aventure de Deuchalion et de Pyrrha, la punition de l'insensible Anaxarète.






CENT BALLADES

CI COMMENCENT CENT BALADES

Note Rubrique B¹: Ci c. cent bonnes b.

I

Aucunes gens me prient que je face

Aucuns beaulz diz, et que je leur envoye,

Et de dittier dient que j'ay la grace;

4

Mais, sauve soit leur paix, je ne sçaroye

Faire beaulz diz ne bons; mès toutevoye,

Puis que prié m'en ont de leur bonté,

Peine y mettray, combien qu'ignorant soie,

8

Pour acomplir leur bonne voulenté.

Mais je n'ay pas sentement ne espace

De faire diz de soulas ne de joye:

Car ma douleur, qui toutes autres passe,

12

Mon sentement joyeux du tout desvoye;

Mais du grant dueil qui me tient morne et coye

Puis bien parler assez et a plenté;

Si en diray: voulentiers plus feroye

16

Pour acomplir leur bonne voulenté.

Et qui vouldra savoir pour quoy efface

Dueil tout mon bien, de legier le diroye:

Ce fist la mort qui fery sanz menace

20

Cellui de qui trestout mon bien avoye;

Laquelle mort m'a mis et met en voye

De desespoir; ne puis je n'oz santé;

De ce feray mes dis, puis qu'on m'en proie,

24

Pour accomplir leur bonne voulenté.

Princes, prenez en gré se je failloie;

Car le ditter je n'ay mie henté,

Mais maint m'en ont prié, et je l'ottroye,

28

Pour accomplir leur bonne voulenté.

Note I:—A prie—2 Quelques b. d.—12 du manque—18 B voulentiers le—22 despoir—23 A que on.

II

Ou temps jadis, en la cité de Romme,

Orent Rommains maint noble et bel usage.

Un en y ot: tel fu que quant un homme

4

En fais d'armes s'en aloit en voyage,

S'il faisoit la aucun beau vasselage,

Après, quant ert a Romme retourné,

Cellui estoit, pour pris de son bernage,

8

Digne d'estre de lorier couronné.

De cel' honneur on prisoit moult la somme;

Car le plus preux l'avoit ou le plus sage.

Pour ce pluseurs, qu'yci pas je ne nomme,

12

S'efforçoient d'en avoir l'avantage;

Bien y paru, car de hardi visage

Domterent ceulz d'Auffrique en leur regné,

Dont maint furent, au retour de Cartage,

16

Digne d'estre de laurier couronné.

Ce faisoit on jadis; mais une pomme

Ne sont prisié en France, c'est domage,

Adès les bons, mais tous ceulz on renomme

20

Qui ont avoir ou trés grant heritage.

Mais par bonté, trop plus que par lignage,

Doit estre honneur et pris et loz donné

A ceulx qui sont, pour leur noble corage,

24

Digne d'estre de lorier couronné.

Princes, par Dieu c'est grant dueil et grant rage

Quant les biens fais ne sont guerredonné

A ceulx qui sont, au dit de tout lengage,

28

Digne d'estre de lorier couronné.

Note II:—5 B Et la f.—6 B Et puis s'en feust a—10 B et le p.—22 B loz et p.

III

Quant Lehander passoit la mer salée,

Non pas en nef, ne en batel a nage,

Mais tout a nou, par nuit, en recellée,

4

Entreprenoit le perilleux passage

Pour la belle Hero au cler visage,

Qui demouroit ou chastel d'Abidonne,

De l'autre part, assez près du rivage;

6

Voyez comment amours amans ordonne!

Ce braz de mer, que l'en clamoit Hellée,

Passoit souvent le ber de hault parage

Pour sa dame veoir, et que cellée

12

Fust celle amour ou son cuer fu en gage.

Mais Fortune qui a fait maint oultrage,

Et a mains bons assez de meschiefs donne,

Fist en la mer trop tempesteux orage.

16

Voiés comment amours amans ordonne!

En celle mer, qui fu parfonde et lée,

Fu Lehander peri, ce fu domage;

Dont la belle fu si fort adoulée

20

Qu'en mer sailli sanz querir avantage.

Ainsi pery furent d'un seul courage.

Mirez vous cy, sanz que je plus sermone,

Tous amoureux pris d'amoureuse rage.

24

Voyez comment amours amans ordonne!

Mais je me doubt que perdu soit l'usage

D'ainsi amer a trestoute personne;

Mais grant amour fait un fol du plus sage.

28

Voyez comment amours amans ordonne!

Note III:—6 de Bidonne—9 A, B Herlée—21 tout d'un; tuit d'un—27 Au fort a.

IV

Par envie, qui le monde desroye,

Est trayson couvertement nourrie

En mains faulz cuers, qui se mettent en voye

4

De mettre a fin leur fausse lecherie,

Et en leurs fais usent de tricherie,

Dont ilz prenent sur maint grant avantage,

7

En traïson, non pas par vacellage.

En grant pouoir fu la cité de Troye,

Un temps qui fu, sur toute seigneurie;

Et la regnoit de ce monde, a grant joye,

11

En haulte honneur, fleur de chevalerie;

Qui par Grigois fu puis arse et perie,

Et Troyens pris et menez en servage,

14

En traïson, non pas par vacellage.

Alixandre qui du monde ot la proye

Si fu trahy; aussi grant desverie

Reffist Mordret a Artus par tel voye,

18

Dont maint dient qu'il est en faerie.

Le preux Hector, ou ot bonté florie,

Ne l'occist pas Achillès par oultrage,

21

En traïson, non pas par vacellage.

Princes, je dis, nel tenez moquerie,

Que l'en se gard de tel forsennerie,

Voire qui puet, car on fait maint domage

25

En traïson, non pas par vacellage.

Note IV:—17 A Mortrett—19 B Le bon H. ou b. fu f.—22 B Pour ce je dy ce n'est pas m.

V

Hé! Dieux, quel dueil, quel rage, quel meschief,

Quel desconfort, quel dolente aventure,

Pour moy, helas, qui torment ay si grief,

Qu'oncques plus grant ne souffri creature!

L'eure maudi que ma vie tant dure,

Car d'autre riens nulle je n'ay envie

Fors de morir; de plus vivre n'ay cure,

8

Quant cil est mort qui me tenoit en vie.

O dure mort, or as tu trait a chief

Touz mes bons jours, ce m'est chose molt dure,

Quant m'as osté cil qui estoit le chief

12

De tous mes biens et de ma nourriture,

Dont si au bas m'as mis, je le te jure,

Que j'ay desir que du corps soit ravie

Ma doulante lasse ame trop obscure,

16

Quant cil est mort qui me tenoit en vie.

Et se mes las dolens jours fussent brief,

Au moins cessast la dolour que j'endure;

Mais non seront, ains toudis de rechief

20

Vivray en dueil sanz fin et sanz mesure,

En plains, en plours, en amere pointure.

De touz assaulz dolens seray servie.

D'ainsi mon temps user c'est bien droitture,

24

Quant cil est mort qui me tenoit en vie.

Princes, voiez la trés crueuse injure

Que mort me fait, dont fault que je devie;

Car choite suis en grant mesaventure,

28

Quant cil est mort qui me tenoit en vie.

Note V:—4 Que o.; B n'endura—10 B c. trop d.—15 A Ma doloreuse; B Ma doulante a. qui t. se treuve o.—19 B seroit—25 B v. comment t. grant i.—26 d. fait q.; B La m. me f.—27 cheoite.

VI

Dueil engoisseux, rage desmesurée,

Grief desespoir, plein de forsennement,

Langour sanz fin, vie maleürée

4

Pleine de plour, d'engoisse et de tourment,

Cuer doloreux qui vit obscurement,

Tenebreux corps sus le point de perir,

Ay, sanz cesser, continuellement;

8

Et si ne puis ne garir ne morir.

Fierté, durté de joye separée,

Triste penser, parfont gemissement,

Engoisse grant en las cuer enserrée,

12

Courroux amer porté couvertement,

Morne maintien sanz resjoïssement,

Espoir dolent qui tous biens fait tarir,

Si sont en moy, sanz partir nullement;

16

Et si ne puis ne garir ne morir.

Soussi, anuy qui tous jours a durée,

Aspre veillier, tressaillir en dorment,

Labour en vain, a chiere alangourée

20

En grief travail infortunéement,

Et tout le mal, qu'on puet entierement

Dire et penser sanz espoir de garir,

Me tourmentent desmesuréement;

24

Et si ne puis ne garir ne morir.

Princes, priez a Dieu que bien briefment

Me doint la mort, s'autrement secourir

Ne veult le mal ou languis durement;

28

Et si ne puis ne garir ne morir.

Note VI:—5 q. vid—19 alanguorée.

VII

Ha! Fortune trés doloureuse,

Que tu m'as mis du hault au bas!

Ta pointure trés venimeuse

4

A mis mon cuer en mains debas.

Ne me povoyes nuire en cas

Ou tu me fusses plus crueuse,

Que de moy oster le soulas,

8

Qui ma vie tenoit joyeuse.

Je fus jadis si eüreuse;

Ce me sembloit qu'il n'estoit pas

Ou monde plus beneüreuse;

12

Alors ne craignoie tes las,

Grever ne me pouoit plein pas

Ta trés fausse envie haïneuse,

Que de moy oster le soulas,

16

Qui ma vie tenoit joyeuse.

Horrible, inconstant, tenebreuse,

Trop m'as fait jus flatir a cas

Par ta grant malice envieuse

20

Par qui me viennent maulx a tas.

Que ne vengoyes tu, helas!

Autrement t'yre mal piteuse,

Que de moy oster le solas,

24

Qui ma vie tenoit joyeuse?

Trés doulz Princes, ne fu ce pas

Cruaulté male et despiteuse,

Que de moy oster le solas,

28

Qui ma vie tenoit joyeuse?

Note VII:—6 A cruese; B Dont tu me f. si c.—7 ce de—9 A Helas j. f. si e.—10 n'estois; B n'avoit—17 B Trés faulse h. et t.

VIII

Il a long temps que mon mal comença,

N'oncques despuis ne fina d'empirer

Mon las estat, qui puis ne s'avança,

4

Que Fortune me voult si atirer

Qu'il me convint de moy tout bien tirer;

Et du grief mal qu'il me fault recevoir

7

C'est bien raison que me doye doloir.

Le dueil que j'ay si me tient de pieça,

Mais tant est grant qu'il me fait desirer

Morir briefment, car trop mal me cassa

11

Quant ce m'avint qui me fait aïrer;

Ne je ne puis de nul costé virer,

Que je voye riens qui me puist valoir.

14

C'est bien raison que me doye doloir.

Ce fist meseur qui me desavança,

Et Fortune qui voult tout dessirer

Mon boneür; car depuis lors en ça

18

Nul bien ne pos par devers moy tirer,

Ne je ne scay penser ne remirer

Comment je vif; et de tel mal avoir

21

C'est bien raison que me doye doloir.

Note VIII:—6 Dont du g. m.—7 B q. m'en d. d.—12 Ne je le p.—15 Ce fu m.—18 B d. m. atirer.

IX

O dure Mort, tu m'as desheritée,

Et tout osté mon doulz mondain usage;

Tant m'as grevée et si au bas boutée,

4

Que mais prisier puis pou ton seignorage.

Plus ne me pues en riens porter domage,

Fors tant sanz plus de moy laissier trop vivre.

Car je desir de trestout mon corage

8

Que mes griefs maulx soyent par toy delivre.

Il a cinq ans que je t'ay regraittée

Souventes fois, a trés pleureux visage,

Depuis le jour que me fu joye ostée,

12

Et que je cheus de franchise en servage.

Quant tu m'ostas le bel et bon et sage,

Laquelle mort a tel tourment me livre

Que moult souvent souhait, pleine de rage,

16

Que mes griefs maulx soyent par toy delivre.

Se trés adonc tu m'eusses emportée,

Trop m'eusses fait certes grant avantage,

Car depuis lors j'ay esté si hurtée

20

De grans anuis, et tant reçu d'oultrage,

Et tous les jours reçoy au feur l'emplage,

Que riens ne vueil, ne n'ay desir de suivre,

Fors seulement toy paier tel truage

24

Que mes griefs maulx soyent par toy delivre.

Princes, oyés en pitié mon language,

Et toy Mort, pri, escry moy en ton livre,

Et fay que tost je voye tel message,

28

Que mes griefs maulx soyent par toy delivre.

Note IX:—3 au b. menée—15 B Que je souhaid s. p. de r.—20 B De g. meschiefs—22 B ne v. je n.

X

Se Fortune a ma mort jurée,

Et du tout tasche a moy destruire,

Ou soye si maleürée,

4

Qu'il faille qu'en dueil vive et muire,

Que me vault donc pestrir ne cuire,

Tirer, bracier, ne peine traire,

7

Puis que Fortune m'est contraire?

Pieça de joye m'a tirée,

Ne puis ne fina de moy nuire,

Encore est vers moy si yrée,

11

Qu'adès me fait de mal en pire,

Quanque bastis elle descire,

Et quel proffit pourroye attraire,

14

Puis que Fortune m'est contraire?

Son influance desraée

Cuidoye tous jours desconfire,

Par bien faire a longue endurée,

18

Cuidant veoir aucun temps luire

Pour moy qui meseür fait fuire.

Mais riens n'y vault, je n'y puis traire,

21

Puis que Fortune m'est contraire.

Note X:—2 Ou du tout—15 S. i. desirée.

XI

Seulete suy et seulete vueil estre,

Seulete m'a mon doulz ami laissiée,

Seulete suy, sanz compaignon ne maistre,

4

Seulete suy, dolente et courrouciée,

Seulete suy en languour mesaisiée,

Seulete suy plus que nulle esgarée,

7

Seulete suy sanz ami demourée.

Seulete suy a huis ou a fenestre,

Seulete suy en un anglet muciée,

Seulete suy pour moy de plours repaistre,

11

Seulete suy, dolente ou apaisiée,

Seulete suy, riens n'est qui tant me siée,

Seulete suy en ma chambre enserrée,

14

Seulete suy sanz ami demourée.

Seulete suy partout et en tout estre.

Seulete suy, ou je voise ou je siée,

Seulete suy plus qu'autre riens terrestre,

18

Seulete suy de chascun delaissiée,

Seulete suy durement abaissiée,

Seulete suy souvent toute esplourée,

21

Seulete suy sanz ami demourée.

Princes, or est ma doulour commenciée:

Seulete suy de tout dueil menaciée,

Seulete suy plus tainte que morée,

25

Seulete suy sanz ami demourée.

Note XI:—12 messiée—16 sié—19 abaissié—22 à 26 Omis dans B.

XII

Qui trop se fie es grans biens de Fortune,

En verité, il en est deceü;

Car inconstant elle est plus que la lune.

4

Maint des plus grans s'en sont aperceü,

De ceulz meismes qu'elle a hault acreü,

Trebusche tost, et ce voit on souvent

7

Que ses joyes ne sont fors que droit vent.

Qui vit, il voit que c'est chose commune

Que nul, tant soit perfait ne esleü,

N'est espargné quant Fortune repugne

11

Contre son bien, c'est son droit et deü

De retoulir le bien qu'on a eü,

Vent chierement, ce scet fol et sçavent

14

Que ses joyes ne sont fors que droit vent.

De sa guise qui n'est pas a touz une

Bien puis parler; car je l'ay bien sceü,

Las moy dolens! car la fausse et enfrune

18

M'a à ce cop trop durement neü,

Car tollu m'a ce dont Dieu pourveü

M'avoit, helas! bien vois apercevent

21

Que ses joyes ne sont fors que droit vent.

Note: Rubrique placée entre la b. XI et la b. XII, B²: Balades de personnages.

Note XII:—3 B Car variable—b que elle—8 Qui vid—12 A que on—15 B ne s. mais que—20 voy appertement—21 B ne s. mais que.

XIII

C'est fort chose qu'une nef se conduise,

Es fortunes de mer, a tout par elle,

Sanz maronnier ou patron qui la duise,

4

Et le voile soit au vent qui ventelle;

Se sauvement a bon port tourne celle,

En verité c'est chose aventureuse;

7

Car trop griefment est la mer perilleuse.

Et non obstant que parfois soleil luise,

Et que si droit s'en voit que ne chancelle,

Si qu'il semble que nul vent ne lui nuise,

11

Ne nul decours, ne la lune nouvelle,

Si est elle pourtant en grant barelle

De soubdain vent ou d'encontre encombreuse;

14

Car trop griefment est la mer perilleuse.

Si est pitié, quant fault que mort destruise

Nul bon patron, ou meneur de nacelle;

Et est bien droit que le cuer dueille et cuise.

18

Qui a tresor, marchandise ou vaisselle,

Ou seul vaissel qui par la mer brandelle:

N'est pas asseur, mais en voie doubteuse;

21

Car trop griefment est la mer perilleuse.

Note XIII:—11 Ne n. secours.

XIV

Seulete m'a laissié en grant martyre,

En ce desert monde plein de tristece,

Mon doulz ami, qui en joye sanz yre

4

Tenoit mon cuer, et en toute leesce.

Or est il mort, dont si grief dueil m'oppresse,

Et tel tristour a mon las cuer s'amord

7

Qu'a tousjours mais je pleureray sa mort.

Qu'en puis je mais, se je pleure et souspire

Mon ami mort, et quelle merveille est ce?

Car quant mon cuer parfondement remire

11

Comment souef j'ay vescu sans asprece

Trés mon enfance et premiere jeunece

Avecques lui, si grant doulour me mord

14

Qu'a tousjours mais je pleureray sa mort.

Com turtre sui sanz per qui ne desire

Nulle verdour, ains vers le sec s'adrece,

Ou com brebis que lop tache a occire,

18

Qui s'esbaïst quant son pastour la laisse;

Ainsi suis je laissiée, en grant destrece,

De mon ami, dont j'ay si grant remord

21

Qu'a tousjours mais je pleureray sa mort.

Note XIV:—5 B d. si grant deuil—6 en m. l. c.—12 B T. m'enfance et p. en j.—13 Avec—16 B mais sus le s.—17 B Et.

XV

Helas! helas! bien puis crier et braire,

Quant j'ay perdu ma mere et ma nourrice,

Qui doulcement me souloit faire taire.

4

Or n'y a mais ame qui me nourrice,

Ne qui ma faim de son doulz lait garisse.

Jamais de moy nul ne prendra la cure,

7

Puis qu'ay perdu ma doulce nourriture.

Plaindre et plourer je doy bien mon affaire;

Car je me sens povre, foiblet et nyce,

Et non sachant pour aucun proffit faire;

11

Car jeune suis de sens et de malice.

Or convendra qu'en orphanté languisse,

Et que j'aye mainte male aventure,

14

Puis qu'ay perdu ma doulce nourriture.

Le temps passé, a tous souloie plaire,

Et m'offroit on honneurs, dons et service,

Quant ma mere la doulce et debonnaire

18

Me nourrissoit; or fault que tout tarrisse,

Et qu'a meschief et a doleur perisse

Plein de malons et de pouvre enfonture,

21

Puis qu'ay perdu ma doulce nourriture.

Note XV:—5 A de s. d. l. tarice—7 A P. que ay—16 B Et maint m'offroient et honneur et s.

XVI

Qui vivement veult bien considerer

Ce monde cy ou il n'a joye entiere,

Et les meschiefs qu'il fault y endurer,

4

Et comment mort vient qui tout met en biere,

Qui bien penser veult sus ceste matiere,

Il trouvera, s'il a quelque grevance,

Que sur toute reconfortant maniere,

8

C'est souvrain bien que prendre en pascience

Puis qu'ainsi est qu'on n'y puet demorer,

Pourquoy a l'en ceste vie si chiere?

Et une autre convient assavourer,

12

Qui aux pecheurs ne sera pas legiere.

Si vault trop mieulx confession plainiere

Faire en ce monde, et vraye penitence;

Et qui ara la penance trop fiere,

16

C'est souvrain bien que prendre en pascience.

Chascun vray cuer se doit enamourer

De la vraye celestiel lumiere,

Et du seul Dieu que l'en doit aourer.

20

C'est nostre fin et joye derreniere:

Qui sages est, autre solas ne quiere,

Tout autre bien si n'est fors que nuisance,

Et se le monde empesche ou trouble arriere,

24

C'est souvrain bien que prendre en pascience.

Note XVI:—3 q. y f. e.—9 P. que a.—13 B c. entiere—15 B Et q. a. penitence—20 derrenier.

XVII

Se de douloureux sentement

Sont tous mes dis, n'est pas merveille;

Car ne peut avoir pensement

4

Joyeux, cuer qui en dueil traveille.

Car, se je dors ou se je veille,

Si suis je en tristour a toute heure,

Si est fort que joye recueille

8

Cuer qui en tel tristour demeure.

N'oublier ne puis nullement

La trés grant douleur non pareille

Qui mon cuer livre a tel tourment,

12

Que souvent me met a l'oreille

Grief desespoir, qui me conseille

Que tost je m'occie et accueure;

Si est fort que joye recueille

16

Cuer qui en tel tristour demeure.

Si ne pourroye doulcement

Faire dis; car, vueille ou ne vueille,

M'estuet complaindre trop griefment

20

Le mal, dont fault que je me dueille;

Dont souvent tremble comme fueille,

Par la douleur qui me cueurt seure.

Si est fort que joye recueille

24

Cuer qui en tel tristour demeure.

Note XVII:—12 B m. en l'—17 Dont ne p.—21 Et s.

XVIII

Aucunes gens ne me finent de dire

Pour quoy je suis si malencolieuse,

Et plus chanter ne me voyent ne rire,

4

Mais plus simple qu'une religieuse,

Qui estre sueil si gaye et si joyeuse.

Mais a bon droit se je ne chante mais;

7

Car trop grief dueil est en mon cuer remais.

Et tant a fait Fortune, Dieu lui mire!

Qu'elle a changié en vie doloreuse

Mes jeux, mes ris, et ce m'a fait eslire

11

Dueil pour soulas, et vie trop greveuse.

Si ay raison d'estre morne et songeuse,

Ne n'ay espoir que j'aye mieulx jamais;

14

Car trop grief dueil est en mon cuer remais.

Merveilles n'est se ma leesce empire;

Car en moy n'a pensée gracieuse,

N'autre plaisir qui a joye me tire.

18

Pour ce me tient rude et maugracieuse

Le desplaisir de ma vie anuieuse,

Et se je suis triste, je n'en puis mais;

21

Car trop grief dueil est en mon cuer remais.

Note XVIII:—1 B A. g. si ne me font que d.—7 B C. t. grant d.—8 B Car—11 B et paine t. g.—12 m. et soigneuse—17 B N'aucun.

XIX

Long temps a que je perdi

Tout mon soulas et ma joye,

Par la mort que je maudi

4

Souvent; car mis m'a en voye

De jamais nul bien avoir;

Si m'en doy par droit blasmer;

N'oncques puis je n'oz vouloir

8

De faire ami, ne d'amer.8

Ne sçay qu'en deux ne fendi

Mon cuer, du dueil que j'avoye

Trop plus grant que je ne di,

12

Ne que dire ne sçaroye,

Encor mettre en nonchaloir

Ne puis mon corroux amer;

N'oncques puis je n'oz vouloir

16

De faire ami, ne d'amer.

Depuis lors je n'entendi

A mener soulas ne joye;

Si en est tout arudi

20

Le sentement que j'avoye.

Car je perdi tout l'espoir

Ou me souloie affermer.

N'oncques puis je n'oz vouloir

24

De faire ami, ne d'amer.

Note XIX:—13 B N'encor.

XX

Comment feroye mes dis

Beaulx, ne bons, ne gracieux,

Quant des ans a près de dix

4

Que mon cuer ne fu joyeux,

N'il n'a femme soubz les cieulx

Qui plus ait eu de meschief?

7

Encor n'en suis pas a chief.

J'os des biens assez jadis;

Mais en yver temps pluieux

Si pesent, si enlaidis,

11

N'est, ne si trés anuieux,

Comme adès en trestous lieux

M'est le temps; mais, par mon chief,

14

Encor n'en suis pas a chief.

Si ay bien droit se je dis

Mes plains malencolieux;

Car en tristour est tousdis

18

Mon dolent cuer, ce scet Dieux,

Ne jamais je n'aray mieulx,

Se ma pesance n'achief;

21

Encor n'en suis pas a chief.

Note XX:—7 B E. n'en suis je p. a c.—8 A Je os.

XXI

Tant me prie trés doulcement

Cellui qui moult bien le scet faire,

Tant a plaisant contenement,

4

Tant a beau corps et doulz viaire,

Tant est courtois et debonaire,

Tant de grans biens oy de lui dire

7

Qu'a peine le puis escondire.

Il me dit si courtoisement,

En grant doubtance de meffaire,

Comment il m'aime loyaument,

11

Et de dire ne se peut taire,

Que neant seroit du retraire;

Et puis si doulcement souspire

14

Qu'a peine le puis escondire.

Si suis en moult grant pensement

Que je feray de cest affaire;

Car son plaisant gouvernement,

18

Vueille ou non, Amours me fait plaire,

Et si ne le vueil mie attraire;

Mais mon cuer vers lui si fort tire

21

Qu'a peine le puis escondire.

Note XXI:—6 B T. oy de l. de g. b. d.—15 B Si s. en trop g.

XXII

Tant avez fait par vostre grant doulceur,

Trés doulz ami, que vous m'avez conquise.

Plus n'y convient complainte ne clamour,

4

Ja n'y ara par moy deffense mise.

Amours le veult par sa doulce maistrise,

Et moy aussi le vueil, car, se m'ait Dieux,

Au fort c'estoit folour quant je m'avise

8

De reffuser ami si gracieux.

Et j'ay espoir qu'il a tant de valour

En vous, que bien sera m'amour assise,

Quant de beaulté, de grace et tout honnour

12

Il y a tant que c'est drois qu'il souffise;

Si est bien drois que sur tous vous eslise;

Car vous estes digne d'avoir trop mieulx,

Et j'ay eu tort, quant tant m'avez requise,

16

De reffuser ami si gracieux.

Si vous retien et vous donne m'amour,

Mon fin cuer doulz, et vous pri que faintise

Ne soit en vous, ne nul autre faulx tour;

20

Car toute m'a entierement acquise

Vo doulz maintien, vo maniere rassise,

Et vos trés doulz amoureux et beaulz yeux.

Si aroye grant tort en toute guise

24

De reffuser ami si gracieux.

Mon doulz ami, que j'aim sur tous et prise,

J'oy tant de bien de vous dire en tous lieux

Que par raison devroye estre reprise

28

De reffuser ami si gracieux.

Note XXII:—9 Et j. espour—14 B C. v. e. bien d. d. m.—15 A Et je ay; B Si ay—19 B Ne treuve—21 Vou d. m. vou m.

XXIII

Bien doy louer Amours de ses biens fais,

Qui m'a donné ami si trés parfait,

Qu'en trestous lieux chascun loue ses fais

4

Et sa beaulté, sa grace et tout son fait,

Qu'il n'a en lui ne blasme ne meffait;

Dieu l'a parfait en valeur et en grace,

N'on ne pourroit mieulx vouloir par souhait;

8

Certes c'est cil qui tous les autres passe.

Et avec ce qu'il est sur tous parfais,

Et que son bien est en mains lieux retrait,

Pour moy servir porte tous pesans fais,

12

Et m'aime et craint plus que riens sanz retrait;

Ne paour n'ay d'y trouver ja faulz trait.

Car il est tel que trestous maulx efface

De son bon cuer, ou il n'a nul forfait.

16

Certes c'est cil qui tous les autres passe.

Si a mon cuer du tout a lui attrais

Qui est tout sien, c'est bien raison qu'il l'ait;

Car tout acquis l'a par ses trés doulx trais;

20

Et vrayement si en mon cuer portrait

Est son gent corps, qu'il n'en sera fors trait

Jamais nul jour, se ma vie ne passe;

Car sanz mentir dire puis tout a fait:

24

Certes c'est cil qui tous les autres passe.

Note XXIII:—5 B Il—7 Ne on.

XXIV

Ma doulce amour, ma plaisance cherie,

Mon doulz ami, quanque je puis amer,

Vostre doulceur m'a de tous maulz garie,

4

Et vrayement je vous puis bien clamer

Fontaine dont tout bien vient,

Et qui en paix et joye me soustient,

Et dont plaisirs me vienent a largece;

8

Car vous tout seul me tenez en leece.

Et la doulour qui en mon cuer norrie

S'est longuement, qui tant m'a fait d'amer,

Le bien de vous a de tous poins tarie;

12

Or ne me puis complaindre ne blasmer

De Fortune qui devient

Bonne pour moy, se en ce point se tient.

Mis m'en avez en la voye et adrece;

16

Car vous tout seul me tenez en leece.

Si lo Amours qui, par sa seigneurie,

A tel plaisir m'a voulu reclamer;

Car dire puis de vray sanz flaterie,

20

Qu'il n'a meilleur de la ne de ça mer

De vous, m'amour, ainsi le tient

Mon cuer pour vray, qui tout a vous se tient,

N'a aultre rien sa pensée ne drece;

24

Car vous tout seul me tenez en leece.

Note XXIV:—10 Est—20 B de ça ne de la m.; Q. n'i a m.—21 Sic dans tous les mss.; corr. ainsi en si?—22 B q. a v. t. se t.—23 B Si ne desir nulle plus grant richesce.

XXV

Dites moy, mon doulz ami,

S'il est voir ce que j'oy dire,

Que dedens la Saint Remi

4

Devez aler en l'Empire,

En Alemaigne, bien loings,

Demourer, si com j'entens,

Quatre moys ou trois du moins?

8

Helas! que j'aray mautemps!

Ne me puet jour ne demi

Sanz vous veoir riens souffire,

Et quant vous serez de mi

12

Loins, quel sera mon martire!

De mourir me fust besoings

Mieulx que le mal que j'atens;

Rungier me fauldra mes froins.

16

Helas! que j'aray mautemps! 16

Mon cuer partira par mi,

Au dire a Dieu j'en souspire

Souvent et de dueil fremi.

20

Car je fondray com la cire

Des soussis et des grans soings

Que pour vous aray par temps;

Se je vous pers de tous poins,

24

Helas! que j'aray mautemps!

Note XXV:—2 A ce q. j'oz d.

XXVI

Mon doulz ami, n'aiez malencolie

Se j'ay en moy si joyeuse maniere;

Et se je fais en tous lieux chiere lie,

4

Et de parler a maint suis coustumiere,

Ne croiez pas pour ce, que plus legiere

Soye envers vous, car c'est pour decepvoir

7

Les mesdisans qui tout veulent savoir.

Car se je suis gaye, cointe et jolie,

C'est tout pour vous que j'aim d'amour entiere.

Si ne prenez nul soing qui contralie

11

Vostre bon cuer, car pour nulle priere

Je n'ameray autre qui m'en requiere;

Mais on doit moult doubter, a dire voir,

14

Les mesdisans qui tout veulent savoir.

Sachiez de voir qu'amours si fort me lie

En vostre amour que n'ay chose tant chiere.

Mais ce seroit a moy trop grant folie

18

De ne faire, fors a vous, bonne chiere.

Ce n'est pas drois, ne chose qui affiere

Devant les gens, pour faire apercevoir

24

Les mesdisans qui tout veulent savoir.

Note XXVI:—3 Car se—8 B C. se je s. ne g. ne j.—12 Je n'aimeray.

XXVII

Ne cuidiez pas que je soye

Si fole, ne si legiere,

Sire, qu'accorder je doye

4

M'amour a toute priere;

Trop seroye vilotiere,

Ce que oncques mais ne fus;

7

J'en ay fait a maint reffus.

Ja pour ce ne vous anoye,

Ne me faittes pire chiere,

Car amer je ne saroye,

11

Ne je n'en suis coustumiere,

Pour homme qui m'en requiere;

Aprendre n'en vueil les us;

14

J'en ay fait a maint reffus.

Ne faire je n'en vouldroie

En fais, en dis, en maniere,

Chose que faire ne doye

18

Femme qui honneur a chiere.

Trop mieulx vouldroie estre en biere.

Pour ce, soyent beaulx ou drus,

21

J'en ay fait a maint reffus.

Note XXVII:—9 B Ne m'en f.—13 A li us—15 B Car f. je ne v.—16 e. d. (blanc) m.—17 B q. f. n'en d.—20 B P. ce et a b. et a d.

XXVIII

Mon doulz ami, vueilliez moy pardonner,

Se je ne puis, si tost com je vouldroye,

Parler a vous, car ainçois ordener

4

Me fault comment sera, ne par quel voye.

Car mesdisans me vont gaitant

Qui du meschief et du mal me font tant,

Que je ne puis joye ne bien avoir,

8

Pour le desir que j'ay de vous veoir.

Si pry a Dieu qu'il leur vueille donner

La mort briefment; car leur vie m'anoye,

Pour ce qu'en dueil me font mes jours finer

12

Sanz vous veoir, ou est toute ma joye:

Car ilz se vont entremettant

De moy gaitier nuit et jour, mais pourtant

Ne vous oubli, ce pouez vous savoir,

16

Pour le desir que j'ay de vous veoir.

Mais ne sçaront ja eulx si fort pener,

Que, maugré tous, bien briefment ne vous voie.

Car tant feray, se g'y puis assener,

20

Que vous verray, quoy qu'avenir m'en doye,

Et vous feray savoir quant.

Mon doulz ami, deportez vous atant.

Car g'y mettray peine, sachiez de voir,

24

Pour le desir que j'ay de vous veoir.

Note XXVIII:—9-16 Manquent dans A².—11 B Car en grief d. me f. m. j. mener—12 B S. veoir v.—21 Sic A B; corr. assavoir.

XXIX

Le gracieux souvenir,

Qui de vous me vient,

Me fait gaiement tenir.

4

Et il appertient,

Car tout adès me souvient

Comment vostre bonté passe

Tous autres, chascun le tient,

8

Par Dieu, c'est grant grace.

Joye doy bien maintenir,

Quant si bien m'avient,

Qu'amours mon cuer retenir,

12

Dont plus lié devient,

Vous a fait a qui avient

Bien et bel en toute place

Faire quanque honneur contient,

16

Par Dieu, c'est grant grace.

Ne mal ne me peut venir;

Car mon cuer maintient

Qu'a joye puis avenir,

20

Par vous qui retient

Pense, dit, fait et detient

Tout bien, et tout mal efface

La bonté qui vous soustient,

24

Par Dieu, c'est grant grace.

Note XXIX:—3 Me f. joyeusement t.—11 A Que mon cuer veult r.; B Qu'amours m'a fait r.—12 manque dans B.—19 A puet—21 manque dans B.

XXX

Faulx mesdisans aront ilz le pouoir

De moy faire mon ami eslongnier?

Nanil, par Dieu! combien que leur savoir

4

Mettent a moy grever sanz espargnier,

Mais ja pourtant ne feront recreant

Mon cuer d'amer; a cellui le creant

Qui l'a du tout, car n'ont pas la poissance

8

Qu'a vraye amour puissent faire grevance.

Grever peut bien mon corps ou mon avoir

Leur faulx agait, que ne puis engigner,

Ou mon honneur, et si puis recepvoir

12

Par eulx maint mal; si le doy ressoigner;

Mais se mon fait devoyent en riant

Partout compter en la ville criant,

Si n'ay je pas ne doubte n'esperance

16

Qu'a vraye amour puissent faire grevance.

Par leurs lengues ou il n'a mot de voir

(Je pri a Dieu que l'en leur puist roignier,)

Me destournent mon ami a veoir;

20

De ce les voy assez embesoignier,

Et ja par eulx vont maintes gens creant

Pis qu'il n'y a, et ainsi vont grevant

Maint vray amant; mais n'ay point de doubtance

24

Qu'a vraye amour puissent faire grevance.

Note XXX:—14 B c. par la v.—23 B car n'ay p. de d.

XXXI

Mon ami, ne plourez plus;

Car tant me faittes pitié

Que mon cuer se rent conclus

4

A vostre doulce amistié.

Reprenez autre maniere;

Pour Dieu, plus ne vous doulez,

Et me faittes bonne chiere:

8

Je vueil quanque vous voulez.

Ne plus ne soiez reclus,

Ne pensif, ne dehaitié;

Mais de joye aprenez l'us.

12

Car bien avez exploitié

Vers Amours qui n'est pas fiere

Encontre vous; or alez,

J'acorde vostre priere:

16

Je vueil quanque vous voulez.

Trop mieulx m'atachent qu'a glus,

Et d'amours font le traittié,

De voz larmes les grans flus

20

Qui m'occient a moitié,

Ne plus je n'y met enchiere;

Doulz ami, or m'acolez,

Je suis vostre amie chiere;

24

Je vueil quanque vous voulez.

Note XXXI:—19 le grant flus.

XXXII

Helas! m'amour, vous convient il partir

Et eslongnier de moy qui tant vous aim?

Ce poise moy, s'ainsi est, car sentir

4

Me convendra, de ce soyez certain,

Trop de griefté jusqu'au retour.

En dueil vivray, en peine et en tristour,

Et me mourray de dueil certainement,

8

Se demourez loing de moy longuement.

Car vostre est tout mon cuer, sanz repentir,

Ne n'a nul bien sanz vous, ne soir, ne main,

Ne il n'est rien qui le feist alentir

12

De vous amer, tant fust malade ou sain;

Et, comme en une forte tour,

Est enfermé en lui vo gent atour

Qui m'ocira, n'en doubtez nullement,

16

Se demourez loing de moy longuement.

Or me ditez, doulz ami, sanz mentir,

Quant revendrez. Pour le dieu souverain

Ne demourez! car ce feroit martir

20

Mon povre cuer, qui n'a autre reclaim;

Et ne m'oubliez par nul tour,

Loyal soyez, et loing et cy entour;

Car tant vous aim qu'il m'yra durement

24

Se demourez loing de moy longuement.

Note XXXII:—12 B De v. veoir.

XXXIII

En plourant a grosses goutes,

Trés triste et pleine de dueil,

Ma vraye amour dessus toutes,

4

Cil que j'aim, n'autre ne vueil,

Vous di a Dieu a grant peine.

Car trop grant doulour soustient

Mon cuer, qui grief dueil demaine,

8

Puis que partir vous convient.

Or sont mes joyes desrouptes;

Plus ne chant, si com je sueil;

Des tristes suivray les routes,

12

J'en ay ja passé le sueil,

Puis que je seray longtaine

De vous, et il apertient.

Je demeure de dueil pleine,

16

Puis que partir vous convient.

Je mourray, n'en faites doubtes,

Sans veoir vo doulz accueil.

Ha! Fortune, tu me boutes

20

En dur point, puis que my oeil,

Fors par pensée prochaine,

Ne verront cil qui retient

Mon cuer: c'est chose certaine,

24

Puis que partir vous convient.

Note XXXIII:—17 mouray—18 vou d. a.—22 q. te tient.

XXXIV

Or est venu le trés gracieux moys

De May le gay, ou tant a de doulçours,

Que ces vergiers, ces buissons et ces bois,

4

Sont tout chargiez de verdure et de flours,

Et toute riens se resjoye.

Parmi ces champs tout flourist et verdoye,

Ne il n'est riens qui n'entroublie esmay,

8

Pour la doulçour du jolis moys de May.

Ces oisillons vont chantant par degois,

Tout s'esjouïst partout de commun cours,

Fors moy, helas! qui sueffre trop d'anois,

12

Pour ce que loings je suis de mes amours;

Ne je ne pourroye avoir joye,

Et plus est gay le temps et plus m'anoye.

Mais mieulx cognois adès s'oncques amay,

16

Pour la doulçour du jolis moys de May.

Dont regreter en plourant maintes fois

Me fault cellui, dont je n'ay nul secours;

Et les griefs maulx d'amours plus fort cognois,

20

Les pointures, les assaulx et les tours,

En ce doulz temps, que je n'avoye

Oncques mais fait; car toute me desvoye

Le grant desir qu'adès trop plus ferme ay,

24

Pour la doulçour du jolis moys de May.

Note XXXIV:—3 B prés et b.—4 A Reverdissent partout de commun cours—5 Et t. r. si s'esjoye, corr. si se resjoye—13 B Et—17 A D. regraittant—18 Me fait.

XXXV

Je suis loings de mes amours,

Dont je pleure mainte lerme;

Mais en espoir prens secours

4

Que tost revendra le terme

Qu'il m'a mis de retourner.

Ja sont passées trois sepmaines,

Six en devoit sejourner,

8

Tant ont a durer mes peines.

Tant le desire tousjours

Qu'en suis malade et enferme.

Or venez doncques le cours,

12

Amis que j'aim d'amour ferme,

Et vous ferez destourner

Mes angoisses trés grevaines;

Car jusques au retourner

16

Tant ont a durer mes peines.

Pour mener mon dueil en plours,

Souvent a par moy m'enferme;

Mais ce garist mes doulours

20

Qu'a bon espoir je m'afferme

Que Dieu vous vueille amener,

Ou tost nouvelles certaines;

Jusques la me fault pener,

24

Tant ont a durer mes peines.

Note XXXV:—9 B a t.—14 B trop g.—20 B Qu'au doulz souvenir m'a.

XXXVI

Se vraye amour est en un cuer fichée

Sanz varier et sanz nulle faintise,

Certes c'est fort que de legier dechée;

4

Ainçois adès de plus en plus l'atise

Ardent desir et l'amour qui s'est mise

Dedens le cuer, qui si le fait lier

Qu'il n'en pourroit partir en nulle guise,

8

Et qui pourroit telle amour oublier?

Pour moy le sçay, qui suis toute sechée

Par trop amer; car, sans recreandise,

Ay si m'amour fermement atachée

12

A cil amer, ou je l'ay toute assise,

Qu'en ce monde nul autre avoir ne prise,

Ne je ne fais fors melencolier.

Quant loings en suis, riens n'est qui me souffise,

16

Et qui pourroit telle amour oublier?

Si ne pourroit jamais estre arrachée

Si faitte amour, car, pour droit que g'y vise,

Je n'ay pouoir qu'en moy de riens dechée,

20

Et si suis je d'autres assez requise;

Mais riens n'y vault: un seul m'a tout acquise;

Tant pourchaça, par soy humilier,

Que je me mis du tout a sa franchise,

Et qui pourroit telle amour oublier?

Note XXXVI:—8, 16, 24 B celle a.—17 B Ne ne—19 A q. r. de m. d.—21 un m'a t. a.—B un m'a du t. a.—22 B pour s. h.—24 tel a.

XXXVII

Pour vous, m'amour desirée,

Ay joye si adirée,

Sanz mentir,

4

Qu'adès vouldroye sentir

La mort, pour estre tirée

Du mal qui m'a empirée,

7

Et si ne m'en puis partir.

Ne, pour tost estre curée

La peine qu'ay endurée,

Consentir

11

Ne me puis ne assentir

A autre amour procurée;

J'en seroye perjurée,

14

Et si ne m'en puis partir.

C'est pour vostre demourée,

Ma doulce amour savourée,

Qui partir

18

Fera mon cuer com martir,

J'en suis taintte com morée,

Et toute descoulourée,

21

Et si ne m'en puis partir.

Note XXXVII:—8 B Ne p. e. t.

XXXVIII

Helas! doulz loyaulx amis,

En grant desir attendoie

Le terme que m'aviez mis

4

De retourner, mais ma joye

Tourne en dueil: tout est cassé

Le bon espoir que j'avoye,

7

Puis que le terme est passé.

Vous m'aviez dit et promis,

Et aussi je l'esperoie,

Que deux moys ou trois demis,

11

Demourriez en ceste voye,

Dont je me doubt que lassé

Vous soyez que plus vous voye,

14

Puis que le terme est passé.

Or est de tous poins desmis

Le soulas qu'avoir soloie,

En pensant que ja remis,

18

Du retour fussiez en voye

De venir; mais effacé

Est mon bien; car trop m'anoie,

21

Puis que le terme est passé.

Note XXXVIII:—9 B ainsi—13 B omet le second vous.

XXXIX

Qui a mal, souvent se plaint;

Car maladie le doit,

Et pour ce sont mi complaint

4

Doulereux, car chascun voit

Comment tourmentée suis

Pour amer, et ma doulour

Nullement celer ne puis;

8

Il en pert a ma coulour.

On cognoist bien qui se faint;

Car qui grant griefté reçoipt,

Le visage en a destaint.

12

Se le cuer est fort destroit,

Et pour ce mes griefs anuis

Amenrissent ma vigour,

Car repos n'ay jour ne nuys;

16

Il en pert a ma coulour.

Mais cil, par qui j'ay mal maint,

Ne scet, ne cognoist, ne voit

Comment mon cuer est attaint;

20

Helas! comment le sçaroit,

Car je ne le vis depuis

Demi an, mais son sejour

De la mort m'ovrira l'uis;

24

Il en pert a ma coulour.

Note XXXIX:—4 Douloureux—8 B Il appert a—14 B Amenuissent.

XL

Amours, amours, certes tu fis pechié

De moy lier en tes perilleux las,

Ou mon cuer est si durement fichié,

4

Que moult souvent me convient dire helas!

Et voirement dit l'en voir

Que tu ne scés nullui si chier avoir,

Qu'il n'ait, souvent avient, de ses amours

8

Pour un seul bien plus de cinq cens doulours.

Au commencier m'as le cuer aluchié,

Par moy donner assés de tes soulas;

Mais quant tu l'as fermement atachié,

12

Adonc de ses plaisirs despouillié l'as;

Car, sans lui faire assavoir,

Trestout le bien qu'il souloit recevoir

Lui as osté, et lui rens tous les jours

16

Pour un seul bien plus de cinq cens doulours.

Et se cellui, par qui en dur point chié,

Ne vient briefment, mal oncques m'affulas

De tes dangiers par qui du tout dechié

20

De joye avoir, et s'il est d'amer las

Trop me convendra douloir;

Car plus que riens le desir a veoir,

Et, s'il ne vient, j'aray pour mes labours

24

Pour un seul bien plus de cinq cens doulours.

Note XL:—6 si chierement a.—7 A pour ses labours—9 B Au premier m'as le c. si a.— alechié—10 B Pour m.—18 mar o. m.—19 donjers—23 B par m. l.

XLI

Helas! au moins se aucune nouvelle

Peusse ouïr, par quoy sçeusse comment

Le fait cellui qui mes maulx renovele,

4

Et qui tenu l'a ja si longuement

De moy loingtain, ce feist aucunement

Moy resjouïr, mais nul n'en fait raport,

7

Ne plus, ne mains ne que s'il estoit mort.

Ne sçay s'en nef, en barge, ou en nacelle,

Passa la mer ou s'il va autrement;

S'en Aragon, en Espaigne, en Castelle,

11

Ou autre part soit alé, ou briefment

Ne puist venir, ou si prochainement;

Car je ne sçay ou il est, n'a quel port,

14

Ne plus, ne mains ne que s'il estoit mort.

Ou peut estre qu'il aime autre plus belle

Que je ne suis, si ne lui chaut granment

De revenir; mais il n'est damoiselle

18

Ne nulle autre, ce sçay certainement,

Qui jamais jour l'aime plus loiaument;

Mais que me vault? quant je n'en ay confort,

21

Ne plus, ne mains ne que s'il estoit mort.

Note XLI:—1 B H. amours—2 B P. avoir—5 A ce fait a—10 en E. ou en C.— ou C.—18 B ne s. c.

XLII

Ovide dit qu'il est un messagier,

Qui en dormant les nouvelles aporte,

Les gens endort, et puis les fait songier

4

De joye ou dueil, songes de mainte sorte.

Morpheüs cil messager on appelle;

Au dieu qui dort est filz, ce dit la fable,

Qui en pluseurs formes se renouvelle,

8

Cil nonce aux gens mainte chose notable,

Et cellui dieu de someil alegier,

Soye mercy, veult le mal que je porte.

Car nouvelles m'envoye sanz dongier

12

De mon ami, autre ne me conforte.

Mais quant chose me dit qui ne m'est belle,

Mon cuer tremble plus que feuille d'arable;

Car en nul cas de riens le voir ne celle,

16

Cil nonce aux gens mainte chose notable.

Et ma doulour fait moult assouagier

Le dieu qui dort, certes je fusse morte

Se il ne fust; mais plorer de legier

20

Me fait souvent, car trop me desconforte

Quant il me dit qu'une autre damoiselle

Tient mon ami, et qu'il soit veritable

J'ay grant paour; car, de toute querelle,

24

Cil nonce aux gens mainte chose notable.

Note XLII:—5 Orpheüs—10 Sienne m.—B le dueil q. je p.

XLIII

Hé Dieux! que le temps m'anuie,

Un jour m'est une sepmaine;

Plus qu'en yver longue pluie,

4

M'est ceste saison grevaine.

Helas! car j'ay la quartaine,

Qui me rent toute estourdie

Souvent et de tristour pleine:

8

Ce me fait la maladie.

J'ay goust plus amer que suye,

Et coulour pasle et mausaine;

Pour la toux fault que m'appuye

12

Souvent, et me fault l'alaine.

Et quant l'excès me demaine,

Adonc ne suis tant hardie

Que je boive que tysaine:

16

Ce me fait la maladie.

Je n'ay garde que m'enfuye;

Car, quant je vois, c'est a peine

Non pas l'erre d'une luie,

20

Mais par une chambre plaine

Encor convient qu'on me maine,

Et souvent fault que je die:

«Soustenez moy, je suis vaine.»

24

Ce me fait la maladie.

Medecins, de mal suis plaine,

Garissez moy, je mendie

De santté qui m'est longtaine;

28

Ce me fait la maladie.

Note XLIII:—21 que on.

XLIV

Amours, il est fol qui te croit,

Ne qui a toy servir s'amuse;

Car qui mieulx te sert plus reçoit

4

De grans anuis, et sa vie use

A grant meschief qui s'i esluse;

Grant faissel lui fault soutenir,

7

Je m'en sçay bien a quoy tenir.

Ton bel accueil chascun deçoit,

Chascun attrait, nul ne reffuse,

Assez promet et moult accroit;

11

Mais au payer trestous cabuse,

Et pis y a, car on accuse

Qui ta vie veult maintenir,

14

Je m'en sçay bien a quoy tenir.

A la perfin chascun le voit,

Ton fait n'est fors que droitte ruse,

Et s'au commencier on savoit

18

Comment la fin en est confuse,

Tel s'en retrairoit qui y muse;

Mais on ne s'i scet contenir,

21

Je m'en sçay bien a quoy tenir.

Note XLIV:—14 et 21 Je me s.

XLV

Le messagier de Renommée,

Qui Pegasus est appellé,

Par qui grant parole est semée,

4

Car ce qu'il scet n'est pas cellé,

Cil vole plus tost qu'une aronde,

Et telles nouvelles raporte,

Souvent qu'il semble que tout fonde;

8

Et a la fois grant joye aporte.

Les nouvelles de mainte armée,

Ou s'un païs s'est rebellé,

Ou s'aucune chose est blasmée,

12

A tantost dit et revellé;

Mais souvent ment, car il abonde

En grant parole droitte et torte;

Par lui sont dolent maint au monde;

16

Et a la fois grant joye aporte.

Cellui m'a la guerre nommée,

Ou mon ami s'en est alé,

Et m'a dit qu'une aultre enamée

20

A, dont j'ay le cuer adoulé,

N'est ne premiere, ne seconde

Fois, qu'il ainsi me desconforte;

Dont plourer me fait a grant onde;

24

Et a la fois grant joye aporte.

Ainsi, en pensée parfonde

Songe m'euvre de deuil la porte,

Si qu'il m'est vis qu'en plours ja fonde;

28

Et a la fois grant joye apporte.

Note XLV:—2 appellez—5 Sil—6 B apporte—10 B p. est r.—14 p. et d. et t.—17 B la g. donné—19 B que a e.—20 adoulée—25 à 28 omis dans A¹ et B.

XLVI

Mesprendroye vers amours

De faire nouvel ami,

Quant j'ay, sens avoir secours,

4

Attendu an et demi

Cellui que je tant amoye?

Bien voy qu'il ne lui souvient

De moy, quant ne vient, n'envoye,

8

Ne nouvelles ne m'en vient.

Pour lui ay eu mains maulx jours,

Et se tel mal eust pour mi,

Plus tost venist que le cours;

12

Car oncques puis ne dormi

Bien, qu'il parti, ne n'oz joye;

Ne sçay quel cause le tient,

Mais n'en oz ne vent ne voye,

16

Ne nouvelles ne m'en vient.

Se ne vueil plus en telz plours

Vivre, j'ay assez gemi;

Estre y pourroye tousjours,

20

Qu'il n'en donroit un fremi.

Ce n'est pas drois que je doie

Lui amer, quant ne lui tient;

Ne ne chault que je le voie,

24

Ne nouvelles ne m'en vient.

Note XLVI:—1 B M. je v. a.—3 A Q. je s.—8 ne me v.—9 Par l.—15 B M. n. oy.

XLVII

Jamais a moi plus ne s'attende,

Cellui a qui plus ne m'attens,

Puis que vers moy ne vient ne mende.

4

Attendu l'ay deux ans par temps,

Plus ne m'en quier donner mau temps;

Folie m'en feroit douloir,

7

Puis qu'il m'a mis en nonchaloir,

Au vray corps Dieu le recomende,

Qui le gard de mauvais contens,

Et de tout peril le deffende,

11

Combien que plus je ne l'attens,

Et a m'en retraire je tens;

Et de ce fais je mon devoir,

14

Puis qu'il m'a mis en nonchaloir.

Mespris a vers moy, mais l'amende

N'affiert pas de deniers contens,

Mais du devoir qu'Amours comende

18

A ceulz qui sont entremettans

D'amours servir; mais mal contens

S'en tient mon cuer, a dire voir,

21

Puis qu'il m'a mis en nonchaloir.

Note XLVII:—1 J. p. a m.—11 je ne l'entens—12 jettens—B Et a moy r. j'entens.