CHAPITRE VII
Les troupes barbares qui menaient des incursions dans les divers fiefs constituant le royaume de Vonia n’avaient pas pour but d’en affronter les troupes régulières. Elles descendaient vers le sud pour piller, tuer, enlever femmes et enfants afin de les vendre comme esclaves et, disait-on, faire provision de chair humaine, cette denrée étant fort prisée aux confins orientaux de leurs contrées. Ce n’était qu’en des circonstances bien précises, s’ils étaient eux-mêmes pressés par des envahisseurs venus de plus loin encore, que ces hommes rudes apparaissaient en armées constituées et qu’ils affrontaient leurs voisins au cours de sanglantes batailles. Mais même lorsqu’ils étaient peu nombreux, ils luttaient avec acharnement, faisant preuve de courage et de férocité, les armes à la main.
Les pillards ne s’étaient pas rendu compte de l’arrivée du cortège royal. Ils étaient fort occupés à brûler les huttes du village après les avoir mises à sac, à violer femmes et fillettes, à passer au fil de l’épée et à débiter en quartiers hommes et vieillards, à mettre en perce futailles de bière et de vin, quand le commandant des lanciers royaux fit sonner la charge. Ils ne s’en laissèrent pourtant pas conter et, abandonnant leurs joyeuses occupations, supportèrent l’assaut des gens de pied. Puis, en désordre, mais avec fougue, ils contre-attaquèrent, faisant tournoyer épées, haches et massues, sans se soucier de leurs arrières.
C’était précisément ce qu’avait espéré Kohr. Il mena sa propre charge avec une brutalité dévastatrice. Les barbares ne possédaient que peu de chevaux et savaient mal lutter contre la cavalerie. Les trente chevaliers bardés d’acier les prirent à revers, les écrasant sous leurc coups et les sabot de leurs destriers. A la tête de sa troupe, Kohr s’enfonça comme un coin au beau milieu de leurs rangs, les disloquant, les repoussant contre la muraille hérissée de piques des lanciers royaux.
Le sang de Kohr bouillonnait dans ses veines. L’exaltation du combat le portait tout entier. Elle ne le rendait pourtant pas aveugle. Le jeune homme s’aperçut entre deux coups d’épée, qu’un groupe de pillards commandé par un gaillard vêtu de peaux de loups et d’ours, coiffé d’un casque à cornes et maniant une énorme hache à deux tranchants, menaçait la litière royale, imprudemment avancée.
— Par l’enfer ! jura-t-il.
Il talonna sa monture et, distribuant des coups de droite et de gauche, traversa la mêlée. Puis il poussa à nouveau son cri de guerre en se ruant sur les barbares au triple galop. Ceux-ci lui firent face. Mais, dans son élan, Kohr les repoussa des abords du chariot de la reine. Il sauta à terre, l’épée haute. Ses ennemis se jetèrent aussitôt sur lui en désordre. Ils étaient six. A la première passe, Kohr en pourfendit un et, dans le même mouvement, trancha le bras d’un second. Les autres reculèrent, lui lançant des injures. Il essuya d’un revers de main la sueur qui lui coulait sur le front.
— Approchez, maudits ! cria-t-il. Venez prendre la mesure de ma lame !
Le guerrier au casque à cornes fit un signe impératif à ses trois hommes, qui s’avancèrent ensemble. Ils attaquèrent simultanément. Kohr évita un coup de pointe en effaçant le torse, riposta en trompant la garde de son agresseur. Un flot de sang et de tripes jaillit. L’homme s’effondra en hurlant, éventré. Kohr pivota sur lui-même, tenant son épée à deux mains, la pointant devant lui. Un autre opposant s’y embrocha. Il le repoussa d’un coup de pied, pour dégager son arme.
Quelque chose lui mordit le flanc. D’un revers violent, il balaya le fer qui venait de le blesser, poursuivit son geste en un aller-et-retour. La tête du barbare vola à dix pas.
Le chef à la hache se précipita alors sur lui, brandissant son arme. Le jeune homme n’eut que le temps de mettre un genou en terre. Le coup que lui porta le pillard fut si rude qu’il faillit lâcher son épée. Il recula. Jurant, l’autre releva sa hache. Par deux fois, les armes s’entrechoquèrent, si fort que des étincelles jaillirent. Brusquement, Kohr se jeta en avant. D’un coup d’épaule, il bouscula son adversaire, le faisant à son tour reculer. L’épée et la hache se heurtèrent. Mais cette fois, volontairement, Kohr ne mit que peu de force dans son coup. Emporté par son élan, son ennemi partit en avant. L’instant d’après, l’épée de Kohr lui tranchait le genou. Le guerrier tomba au sol, hurlant. Kohr leva sa lame, la lui abattit de toutes ses forces sur la tête, fendant le casque et le crâne jusqu’au menton !
Le souffle court, Kohr se retourna, prêt à faire face à d’autres attaquants. Mais les pillards se débandaient, harcelés par les cavaliers et les lanciers royaux. Il s’approcha de la litière de la reine. Le rideau s’écarta.
Elka était un peu pâle, quoique très calme. Ses yeux étincelaient. Elle ouvrit la bouche mais ne dit rien. A cet instant, un élancement traversa la hanche de Kohr qui grimaça.
— Vous êtes blessé ¡s’écria la reine.
— Ce n’est rien, répondit le jeune homme. A peine une égratignure !
Elka avait encore blêmi.
— Montez, dit-elle en tirant plus largement le rideau.
Kohr tressaillit.
— Mais, Majesté..., balbutia-t-il.
— Montez donc !
Eperdu, Kohr regarda tout autour de lui. Le combat était terminé. Les barbares survivants se rendaient, lâchant leurs armes. Il avala sa salive, et rengainant son épée souillée de sang, escalada le rebord du chariot.
— Montrez-moi cela, ordonna Elka.
Kohr ne savait plus que faire. Boueux et couvert de sang, il se sentait répugnant au milieu de ces coussins, de ces voilages délicats, de ces fourrures. Dans un coin, un poêle diffusait une douce chaleur. Il sentit ses muscles se détendre. A nouveau, il grimaça de douleur.
— Dame Musilla, de l’eau, appela Elka.
La jeune femme aux cheveux nattés, qui se tenait un peu en retrait, apporta une outre. Tout en dévorant Kohr du regard, elle aida la reine à défaire la cotte de mailles constellée de rouge.
— Majesté..., gémit Kohr.
Indifférente à ses protestations, Elka lui enleva la cotte, puis la chemise rembourrée et la tunique de corps. Elle abaissa légèrement les braies poisseuses et rouges. La blessure était en effet peu profonde, mais la peau était entaillée sur plus d’une largeur de main et le sang coulait toujours. Elka se mordit les lèvres. Elle était encore toute pâle mais ne faiblit pourtant pas. Elle saisit un linge et, avec des gestes extrêmement doux, entreprit de nettoyer la plaie.
Kohr ne se rebella plus. Il se laissa faire, l’âme emplie d’une ineffable langueur. Il désira que cet instant ne cesse jamais, que les mains de la reine apaisent son mal, étanchent son sang... et allument sa chair. Il ferma les yeux. Elka ne pouvait pas ne pas voir...
Dame Musilla tendit au jeune seigneur un gobelet de vin. Il la remercia d’un sourire et but avidement. Il mourait de soif.
— Le sang ne coule plus, dit la reine au bout de quelques instants. Dame Musilla va vous panser. Moi, je dois voir le chef de ma garde.
Kohr esquissa un geste, se demandant avec angoisse si c’était le spectacle de sa virilité, à peine cachée par le tissu de ses braies, qui avait choqué la reine. Mais déjà, Elka sautait au bas de son char. Il l’entendit appeler le commandant des lanciers.
— Ne bougez pas, gentil seigneur, avertit dame Musilla, ou vous allez recommencer à saigner. Allongez-vous, s’il vous plaît.
Avec humeur, Kohr obéit, s’étendit sur les coussins. Musilla s’agenouilla au-dessus de lui et, lentement, lui abaissa ses braies sur les chevilles. Kohr détourna la tête. La jeune femme entreprit de panser sa plaie avec des bandes de tissu. Ses doigts étaient aussi doux, aussi légers que ceux de la reine. Kohr retint son souffle. Après celles d’Elka de Tehlan, les mains de Musilla achevaient de le porter à ébullition. Il baissa les yeux. Devant le visage de Musilla, son sexe se dressait, raide comme une colonne. La demoiselle était écarlate. Croisant brièvement son regard, elle eut un sourire empli de confusion. Malgré lui, Kohr loucha sur l’échancrure de sa robe légère, que sa posture entrebâillait largement. Il admira les lourds globes de chair laiteuse de ses seins, les pointes sombres, dardées au milieu de deux larges aréoles brunes.
Il ne pesa pas longtemps le pour et le contre. Après s’être battu, il avait toujours le sang chaud. Il se redressa sans prendre garde à sa blessure. Musilla eut un mouvement pour le retenir, mais, sans lui dire un seul mot, Kohr la saisit aux hanches, la fit pivoter sur elle-même et la troussa jusqu’au milieu du dos. Il admira ses hanches arrondies, ses fesses très blanches.
Elle se pencha en avant, cachant son visage dans un coussin, et écarta docilement les cuisses. Son sexe était luisant et nacré. Kohr, grondant d’impatience, le pénétra d’un seul coup, son appétit exacerbé par l’idée qu’Elka pourrait revenir et le surprendre en train de saillir sa suivante tel un étalon une jument !
A son grand étonnement, Musilla se transforma alors en une chatte feulante, frénétique, l’appelant de tout son corps, aussi avide que lui. Leur étreinte ne dura que quelques instants, mais Kohr eut l’impression de se déchirer, et rarement il avait joui avec une telle intensité. Musilla poussa un grand cri rauque, sa croupe s’agita de violents soubresauts. Elle l’enserra d’une façon qui le fit haleter de plaisir. Puis, lourdement, le chassant d’elle, elle s’alanguit, haletante, jambes ouvertes, sur les coussins.
Kohr regarda son derrière nu, sa robe relevée, son sexe encore dilaté... Sans dire un mot il se dressa, enfila ses vêtements à la hâte et, écartant le rideau de cuir, sortit à son tour du chariot.
Les prisonniers étaient agenouillés au bord du chemin, sous la garde d’hommes d’armes. Lanciers royaux et cavaliers au Lévrier Courant s’occupaient de leurs morts et blessés. Les barbares s’étaient battus avec leur habituel courage. Nombreux étaient les corps étendus sans vie, et les gémissements montaient vers le ciel comme une litanie, accompagnant la fumée du village incendié.
Elka avançait lentement, escortée par le commandant de sa garde. Kohr les rejoignit, le rouge aux joues, sa cotte de mailles sur les bras. La reine, en le voyant arriver, lui jeta un regard indéfinissable. Son visage était crispé, ses yeux durs.
— Ces chiens nous ont tué dix hommes et blessé quinze, dit-elle en montrant les captifs.
Kohr les considéra. Ils lui rendirent haineusement son regard. L’excitation du combat retombée et les sens apaisés par son étreinte avec dame Musilla, le jeune homme ne ressentait ni colère ni désir de vengeance. De tout temps, ces sauvages avaient razzié les bourgs des contrées du sud, dont les seigneurs avaient brûlé en représailles leurs villages frontaliers. Les ancêtres des comtes de Varik n’étaient-ils pas eux-mêmes d’origine barbare ? Kohr se souvint de ce que lui avait dit Lynn : son aïeule était une Chehrl.
— Les hommes du nord dont de grands guerriers, dit-il. La mort ne compte guère pour eux. Périr au combat leur ouvre la porte de leur paradis.
Elka le regarda, visiblement étonnée.
— Curieux hommage, seigneur. On dirait que vous admirez ces gens.
Kohr haussa les épaules.
— J’admire la bravoure, d’où qu’elle vienne.
Le commandant de lanciers se racla la gorge.
— Que devons-nous faire de ces misérables, Majesté ? demanda-t-il.
Elka sourit.
— Nous sommes dans le comté de Varik, messire officier. Demandons à son jeune seigneur quelle serait sa justice ?
Kohr resta de marbre. Il s’approcha d’un des pillards agenouillés.
— De quelle tribu es-tu ? lui demanda-t-il.
L’homme cracha à terre, devant ses pieds.
— Nous sommes tous des Chehrls, répondit-il. Tue-nous vite ! Nous ne méritons plus de vivre puisque tu nous as vaincus.
Kohr regarda longuement ce barbare qui était du même sang que la femme qu’il allait épouser. Il se tourna enfin vers la reine.
— Je souhaiterais leur rendre la liberté. A quoi bon les tuer ? Cela n’empêchera pas leurs frères de revenir... Et puis ils m’ont offert l’occasion de vous protéger, Majesté. Pour cela, je leur dois mille reconnaissances.
Le chef des lanciers esquissa un geste de protestation, mais Elka leva la main. Regardant Kohr droit dans les yeux, elle répondit :
— Votre prière est généreuse, seigneur, et m’indique que vous êtes aussi noble de coeur qu’habile au combat... Cependant, elle est irrecevable. Ces hommes ont brûlé un village de mon royaume, massacré des femmes et des enfants et combattu mes soldats. Ils doivent donc périr.
Elle se tourna vers le commandant et ajouta, très sèche :
— Qu’on écorche ces chiens et qu’on suspende leurs dépouilles aux arbres de la forêt. Que chacun sache que la reine de Vonia est impitoyable avec ses ennemis !
Le soldat s’inclina et s’éloigna en donnant des ordres. Elka et Kohr restèrent face à face, à se regarder, habités par des sentiments tumultueux. Kohr ne se détourna que lorsque montèrent les cris du premier prisonnier.
Elka resta jusqu’au bout pour assister au supplice des captifs. Non par goût du sang, mais parce que c’était son devoir. Au reste, la vue de la torture et de la mort ne l’émouvaient ni ne l’horrifiaient. Tout enfant, accompagnant son père dans les geôles de Tehlan, elle avait été accoutumée à ce genre de spectacle.
Quand le dernier corps dépecé eut été pendu par les pieds à la maîtresse branche d’un chêne, elle regagna sa litière.
Musilla, qui avait changé de robe, s’occupait à peigner ses longs cheveux. Elle baissa la tête, mais Elka vit sa rougeur.
— C’est fait ? demanda-t-elle froidement.
La suivante leva les yeux et lui sourit. Un sourire si large, si épanoui, qu’Elka en ressentit une morsure... La morsure de la jalousie.
— Oui, Majesté. Le... le seigneur Kohr m’a... m’a prise.
— Et ce fut bon ? interrogea Elka avec une sorte de haine.
Musilla pouffa, se cachant la bouche derrière les mains.
— Oh ! oui, Majesté... Très bon !
— Meilleur qu’avec ton noble fiancé ?
La jeune femme ne répondit pas mais hocha la tête affirmativement. Elka hésita avant de poser la question qu’elle savait pourtant ne pas devoir faire.
— Meilleur... qu’avec moi ?
Le sourire de Musilla s’effaça. La demoiselle eut l’air tout à coup si malheureuse qu’Elka regretta ses paroles.
— Allons... tout est bien, murmura-t-elle.
Elle se détourna et s’allongea, les cuisses serrées l’une contre l’autre. Son sexe la démangeait de désir. Elle crut qu’elle allait pleurer, tant elle se sentait frustrée.