CHAPITRE V
Argo de Komor leva sa coupe de vin en direction de Kohr, d’Ethi et d’Urig de Xanta, de leurs compagnons et des filles.
— La seule chose que j’aime de Vonia, s’écria-t-il, c’est son vin !
Ethi éclata de rire.
— Si nous faisons la guerre à la putain tehlane nous serons vaincus !
Un concert de récriminations salua cette sortie. Kohr dévisagea son futur cousin. Lui n’avait pas envie de plaisanter.
— Et pourquoi ? demanda la jolie blonde qui se pendait au bras d’Urig. Pourquoi seriez-vous vaincus, gentil seigneur ?
— Parce que nous n’aurons pas le vin de Vonia pour abreuver nos troupes !
Une nouvelle bordée de rires et d’exclamations salua cette saillie. Argo, Ethi et Urig vidèrent leurs verres. Kohr les imita avec un temps de retard. Il n’arrivait pas à se mettre à l’unisson de ses camarades. Pourtant, c’était lui, le roi de la fête ! N’était-il pas en train d’enterrer sa vie de garçon ? Ne faisait-on pas bombance, ne buvait-on pas les meilleurs vins et ne caressait-on pas de belles et joyeuses luronnes, le tout dans une de ces maisons que le jeune seigneur de Varik honorait d’ordinaire joyeusement de sa présence ?
Kohr sacrifiait à la tradition, mais il pensait à Lynn. C’était avec elle qu’il aurait aimé se trouver, discutant de leurs secrets d’amoureux dans l’intimité de son — de leur — petit jardin, et non pas allongé sur cette couche, devant cette table, avec à ses côtés une rousse au parfum musqué, à la crinière bouclée, aux seins lourds et laiteux débordant d’un corsage ouvert.
Quelque chose avait changé dans le caractère du futur comte de Varik...
Argo remplit une fois de plus sa coupe.
— Nous ne serons pas vaincus ! brailla-t-il. Au contraire... C’est nous qui prendrons Vonia ! On pendra par les pieds Aliès Mussidor et on écorchera vif son fils Thal, ses femmes et ses filles !
— Et la reine, qu’est-ce que tu en feras ? demanda Ethi.
— La reine !
Argo se leva en titubant, écarta les pans de sa tunique, baissa ses braies. Il exhiba son sexe, et les filles poussèrent des glapissements excités.
— Je lui montrerai ce qu’est un Komor ! Ensuite, je la ferai couper en morceaux que j’enverrai à son père !
Kohr reposa brutalement son verre.
— Et tu te prépareras à cent nouvelles années de lutte, dit-il sèchement.
Sa répartie jeta un froid. Chacun le considéra. Il fit effort pour contenir sa colère. Heureusement qu’il avait choisi lui-même les invités à cette petite fête. Rien de ce qui s’y disait ne sortirait de ces murs, mais tout de même... De tels débordements d’ivrognes pouvaient entraîner une guerre, rien moins.
Argo de Komor était décontenancé. Kohr ne voulut pas insister. Il n’avait nulle envie de parler politique avec Argo, Ethi ou qui que ce soit. Il fit un signe discret à la fille qui se tenait auprès de son futur beau-frère. Cette dernière comprit. Elle s’empara sans vergogne du sexe qui pendait à hauteur de ses yeux, le prit en bouche, et commença à le flatter. L’attention se porta immédiatement sur son manège.
— Tu sembles songeur, seigneur, remarqua la rousse.
Kohr la regarda. Les muses de cette soirée n’étaient pas de vulgaires prostituées mais de jeunes personnes issues de milieux fort respectables, ayant reçu de l’éducation, qui savaient qu’en charmant les hôtes de leur seigneur, elles favorisaient les ambitions de celui-ci. Elles étaient bien sûr récompensées de leur dévouement, mais Kohr savait pouvoir compter sur leur loyauté et leur patriotisme. En outre, elles lui étaient toutes plus ou moins sentimentalement attachées. Et lui aussi les aimait bien.
— Je le suis, dame Farah Jomal, répondit-il.
Dame Farah Jomal eut une petite moue.
— Comme te voilà cérémonieux ! Je ne te plais donc plus ?
Kohr sourit et posa le bout des doigts en haut du sillon qui séparait ses seins.
— Mais si... Je n’ai simplement pas tellement le coeur à m’amuser.
— Mon seigneur aime sa fiancée, se moqua gentiment Farah. Mon seigneur sera un homme heureux... Mais ce soir, il doit se montrer gaillard...
Plus sérieusement, elle ajouta :
— Sinon, ses invités pourraient se sentir vexés.
Kohr en avait conscience. En faisant la fête, cette nuit-là, il accomplissait une tâche, exactement comme il aurait à en accomplir beaucoup quand il serait le maître de Varik. Allons... Il y en aurait d’infiniment plus pénibles !
Se penchant, il baisa les lèvres de Farah. Des éclats de rire leur firent lever la tête. Argo, qui s’était dévêtu, retirait ses voiles à la blonde.
Etouffant un soupir, Kohr entreprit de déshabiller Farah. Après tout, c’était une belle soirée saine et paillarde, entre jeunes gens qui faisaient honneur à la bouteille et à l’amour. Demain, tout serait oublié. Demain, les soucis reviendraient. Demain...
Kohr se sentait ivre. De fait, il l’était. Moins que ses camarades, certes, mais son esprit légèrement obscurci avait néanmoins vu s’évanouir ses scrupules. La vie était belle et les femmes ardentes. La nuit était déjà bien avancée, et la fête avait dégénéré en une féroce bacchanale où chacun se laissait aller à ses instincts.
Kohr avait fait l’amour avec Farah. Ensuite avec Modia, puis avec Ruligue, puis... Il ne se souvenait plus. Son corps s’alanguissait. Même un géant tel que lui pouvait épuiser ses forces.
Avec un grognement, il repoussa la belle Radina qui rampait vers les lui, les yeux brillants de convoitise.
— La paix, femme ! gronda-t-il. Va te chercher un autre amant !
Radina lui fit une grimace et se dirigea, toujours à quatre pattes sur les tapis, vers Ethi. Kohr se leva, vacillant. Il avait envie de respirer un peu d’air frais. Il saisit son épée au fourreau. Il était tout nu, ce qui ne le gênait guère, mais ne voulait pas se séparer de son arme.
Il quitta discrètement la salle où l’orgie battait son plein, sortit dans le parc de la maison de plaisir. Il faisait froid, mais il aima la morsure de la bise sur sa peau moite de sueur. Il fit quelques pas entre les massifs taillés. L’herbe était humide sous ses pieds nus.
Il entendit du bruit et son poing se serra sur la poignée de sa lame. Mais ce n’était qu’Argo, en compagnie... de Tetion, un jeune officier que Kohr avait invité. Ils se caressaient les mains et leurs visages se frôlaient. Kohr sourcilla. L’homosexualité ne le gênait pas, il était tolérant. Mais il ignorait que son futur beau-frère pratiquait également les deux sexes !
Il voulut se retirer discrètement, mais Argo l’aperçut.
— Holà ! Kohr ! l’appela-t-il, de la voix laborieuse d’un homme pris de boisson. Approche, mon ami ! Je dois te dire quelque chose !
Kohr s’avança. Tetion fuyait son regard. Argo souriait jusqu’aux oreilles.
— Tu sais recevoir comme un grand seigneur ! Quelle fête ! Quels vins ! Quelles filles... et quels garçons !
Il pressa l’épaule de Tetion. Kohr ne répliqua pas, son ivresse subitement dissipée.
— Est-il vrai que tu aimes ma soeur ? reprit Argo.
— Oui, répondit Kohr sèchement.
— Tu es fou !
Argo eut un rire d’ivrogne.
— Elle est laide et sans grâce ! C’est une idiote qui n’aime que ses poèmes et ses chants ! Ce n’est pas elle qui saurait faire jouir un homme comme ces putains que nous venons d’honorer.
Kohr n’avait pas la moindre envie d’entamer une discussion désagréable au sujet de sa fiancée.
— Est-ce tout ce que tu voulais me dire ?
— Non, non...
Argo clignait des yeux. Il mastiqua à vide.
— Ton père offre une chasse, le lendemain de tes noces, pas vrai ?
— Oui... dans le domaine d’Asconia, en montagne. Nous traquerons l’aurochs.
— Ta délicieuse épouse en sera ?
— Bien évidemment. Et toutes les dames invitées à mon mariage. Y compris la reine Elka.
Le visage d’Argo se contracta brusquement.
— Je voudrais qu’un ours lui arrache la tête, à celle-là ! gronda-t-il.
Kohr s’impatientait.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Au moment de la chasse, je voudrais... que tu me rendes un service. Ne me le refuse pas ! Promets !
Kohr fronça les sourcils. Quel était cet étrange caprice ?
— C’est pour faire une bonne farce à quelqu’un ! Mais chut...
Il oscillait, et Tetion devait le soutenir. Mettant un doigt devant ses lèvres, il répéta :
— Chut !
Kohr haussa les épaules. Cette nuit, son futur beau-frère lui apparaissait comme un grand sot. Et dire qu’il serait un jour à la tète de la maison de Komor !
— C’est entendu, répliqua-t-il. Si ça peut t’amuser... Mais puis-je savoir la personne...
— N... non ! C’est un secret !
Kohr haussa à nouveau les épaules.
— En attendant, amuse-toi, conclut-il. Tu as toute la nuit pour ça !
— Et comment ! J’en profite !
Plantant là Kohr, Argo se raccrocha à Tetion. Les deux jeunes gens se hâtèrent vers un bosquet.
Kohr n’avait plus la moindre envie de batifoler avec ses invités. La vue d’Argo ivre, les échos des rires des participants à l’orgie, le mal de tête sourd qui le taraudait...
Il retourna dans la maison où, sans un regard pour la bande des joyeux fêtards, il s’habilla. Puis, avisant un serviteur, il ordonna :
— Mon cheval !
Quelques instants plus tard, il galopait dans la campagne. L’air frais sur ses joues chassa les dernières brumes de son malaise.
Kohr chevaucha une bonne heure durant avant de reprendre le chemin du château de son père. Il en franchit le pont-levis, salué par les hommes de garde, et mit pied à terre dans la cour intérieure. Il n’avait pas sommeil, malgré l’heure tardive. La lune était pâle dans le ciel sombre. Un vent froid annonçait de la pluie. Il hésita. Presque malgré lui, ses pas l’emmenèrent jusqu’en son jardin. Il y faisait très sombre, au pied des murailles. Une sensation de paix envahit le jeune seigneur. Il s’avança sur l’herbe gorgée d’humidité.
Il entrevit une forme assise sur le banc de pierre et, comme un peu plus tôt en face d’Argo de Komor, porta la main à son épée.
— Qui est là ? demanda-t-il d’une voix rude, prêt à tirer la lame.
Mais à l’instant même où il prononçait ces paroles, il reconnut Lynn. Son poing s’ouvrit. La jeune fille se dressait, reculait.
— Lynn ¡C’est moi, Kohr !
Il se rapprocha. Lynn était drapée dans une immense fourrure. Ses cheveux dénoués ruisselaient dans son dos. Son visage était livide sous la faible clarté de la lune.
— Lynn...
Il fut tout près d’elle.
— Mais que faites-vous là, à cette heure ? Et seule...
Elle ne répondit pas. Il la prit par les épaules, le coeur battant, ressentant le bonheur qu’il avait en vain cherché tout au long de la nuit, entre les bras de ses maîtresses. Il effleura du bout des doigts le visage de la jeune fille.
— Mais... vous pleurez ! s’étonna-t-il. Pourquoi ?
Elle souffla doucement :
— Je pensais à vous, seigneur... Je ne pouvais pas dormir. Alors je suis venue dans votre jardin.
Il fronça les sourcils.
— Pourquoi pleurais-tu ? demanda-t-il à nouveau.
Elle eut un soupir.
— Ces femmes... elles sont si belles, seigneur. Et moi, je le suis si peu...
Il sourit, plein de tendresse. Forçant Lynn à se rasseoir, il s’installa auprès d’elle.
— Il est des traditions auxquelles un homme ne peut se soustraire, dit-il. Cette nuit...
Il hésita, secoua la tête.
— Lynn... J’ai pensé à toi durant toutes ces heures. J’aurais voulu être avec toi. J’ai bu, j’ai fait la fête... Mais c’était une fête incomplète. Lynn...
Il lui baisa les joues, le front.
— Je n’ai plus le goût pour ces amusements. Je ne désire que tes bras... Jamais je n’ai aimé de femme... Tu es la première...
Le vin lui déliait la langue. Il se rendit compte qu’il parlait comme il n’avait jamais parlé. Il ne voulait rien cacher. Il voulait se laisser aller. Il posa sa tête hirsute sur l’épaule ronde de la jeune fille.
— Je suis bien, soupira-t-il. Je veux dormir auprès de toi... Vivre auprès de toi. En face de toi, je me sens comme un petit enfant.
Elle lui caressait le front. Elle eut un petit rire.
— Mon seigneur a trop bu, murmura-t-elle. Mon seigneur a besoin de repos.
— Avec toi.
— Mais...
— Je ne veux pas te quitter. Plus jamais...
Il l’enserrait de toutes ses forces. Elle poussa un petit cri d’effroi.
— Mais, Kohr, nous allons être mariés dans quelques jours !
— Ça m’est égal ! Je veux que tu restes avec moi cette nuit !
— Kohr...
— Viens !
Il se leva, la tête lourde, et la prit par la main. Elle se dressa. Il rit, la saisit sous les genoux et les épaules. Elle était légère comme une plume. Elle s’accrocha à son cou.
— Tu es fou, Kohr, murmura-t-elle. Tu es fou et je t’aime...
Il l’emporta dans la tour, gravit les escaliers en se repaissant de sa chaleur, de son parfum. Ils effaçaient ceux de Farah Jomal, ceux de toutes les autres femmes. Il sentait Lynn palpitante, devinait sa peur et son excitation.
Les longs couloirs du château étaient déserts, mal éclairés. Elle se serra plus étroitement contre lui, nicha son visage contre son cou, comme si elle renonçait à lutter contre sa volonté.
Il ouvrit d’un coup de pied la porte de sa chambre, sans la lâcher. Au contraire, il la serra encore plus fort.
— Quand nous serons mariés, dit-il, nous devrons sacrifier au cérémonial. Tu le sais ?
Elle acquiesça.
— Oui. Je devrai devenir tienne au vu des seigneurs.
Sa voix avait tremblé. Il alla la déposer sur son lit.
— C’est vrai, admit-il en se redressant et en la regardant bien en face. Et chacun devra juger de ta pureté... Aussi te respecterai-je, cette nuit. Mais nul ne m’empêchera de savourer le bonheur de te donner ma tendresse. Tu dormiras ici. Auprès de moi !
Les yeux de Lynn s’agrandirent de stupeur. Kohr retira son ceinturon, sa pelisse.
— Je te respecterai, répéta-t-il. J’en souffrirai, mais je t’offre cette souffrance... afin que tu me pardonnes mes fredaines de ce soir !
Lynn ne répondit pas. Il acheva de se dévêtir. Avec orgueil, il s’exhiba devant celle qui serait sienne bientôt mais qui restait sacrée, de par sa volonté. Lynn ne détourna pas les yeux.
Il s’agenouilla auprès d’elle, sur la couche. D’un geste décidé, il ouvrit son vêtement de fourrure. Il avala sa salive. Dessous, elle était nue.
Ils se regardèrent longuement, sans que leurs mains s’effleurent. Des larmes brillaient dans les yeux de Lynn. Il s’allongea enfin à son côté, la tête tournée vers elle. Il effleura sa joue du dos de la main.
— Tu es belle, dit-il avec force. Tu as la beauté fragile d’un étang qui frissonne au vent d’automne, d’un nuage qui traverse le ciel au crépuscule. Tu es comme les landes de mon pays de Kalahar... Tu es comme je veux que tu sois !
— Kohr...
Elle semblait stupéfaite — et ravie — par son accès de lyrisme. Elle se rapprocha de lui.
— Non...
Il la repoussa doucement.
— Ce sera trop difficile si tu me touches.
Se soulevant sur un coude, il la baisa aux lèvres — sans venir contre elle.
— Bonne nuit, noble dame de Komor, murmura-t-il.
— Bonne nuit, Kohr, répondit-elle. (Puis elle ajouta, plus bas :) C’est la plus belle nuit que j’aie jamais connue, mon aimé !
Quand le jour se leva, Kohr quitta son lit et raccompagna Lynn en ses appartements, par des couloirs dérobés. La jeune fille semblait ivre de bonheur. Pourtant, à aucun moment les deux fiancés n’avaient échangé la moindre caresse. Seuls leurs regards s’étaient unis. Mais ils se savaient plus intimement liés que s’ils étaient devenus amants.
Une fois Lynn chez elle, Kohr gagna les cuisines, où il engloutit un solide déjeuner arrosé d’eau claire. Puis il se rendit dans la cour où les hommes faisaient l’exercice. Il revêtit un plastron rembourré, empoigna son épée et se mêla aux soldats qui s’entraînaient.
Kohr Varik était un rude combattant, chacun le savait, et nul ne le ménageait. Il se trouva donc confronté à des gaillards maniant l’épée, la hache, la masse d’armes ou la hallebarde. Il tira ainsi de longs moments, sans le moindre répit, jusqu’à ce que ses muscles lui fassent mal et que sa peau ruisselle de sueur.
Jolam Persawa, le maître d’armes, s’avança alors vers lui. Jusqu’alors, il n’avait pas fait plus attention à sa présence qu’à celle de n’importe quel autre combattant. Il pointa un doigt dans sa direction et, comme il l’aurait fait à la dernière des recrues, lui ordonna, le ton rude :
— Toi ! Avance !
Kohr fit un pas. Son torse massif se soulevait au rythme de sa respiration accélérée. Il regarda celui qui l’avait apostrophé avec respect. C’était un homme de petite taille, sec, âgé, vêtu d’une simple cotte de mailles laissant les jambes et les bras nus. Son crâne était rasé, son visage traversé d’une longue cicatrice.
— A quoi penses-tu ? interrogea brutalement le vieux soldat. Aux putains que tu as baisées cette nuit ? Aux vins que tu as bus ?
Kohr ne répliqua pas. Autour d’eux, chacun faisait silence. Le maître d’armes cracha sur le sol, méprisant.
— Un enfant manie son hochet mieux que toi ton épée ! J’ai honte d’avoir pour élève un maladroit incapable d’ingurgiter un verre sans avoir l’esprit brouillé !
Kohr réprima un sourire. Un verre... Il y en avait eu un peu plus et...
Il ne vit pas arriver le coup. Son vis-à-vis s’était tourné vers un autre homme, comme s’il se désintéressait de lui. Mais son pied était parti, en arrière, avec la rapidité de la foudre. Il cueillit Kohr juste au creux de l’estomac. Le jeune seigneur se casse en deux, le souffle coupé, les yeux pleins de larmes. L’instant d’après, le bretteur lui fauchait les jambes d’un crochet et il se retrouvait sur le dos. La pointe de l’épée de son agresseur traça un sillon rouge sur sa joue.
— Si ç’avait été un vrai combat, vous seriez mort, seigneur, dit le maître d’armes d’une voix glacée. Vous devez vous souvenir que le cul de la plus belle des femmes ou une coupe du meilleur des vins ne vaudront jamais le plus mauvais des boucliers. Relevez-vous !
Kohr obéit, la joue cuisante. Son adversaire recula. Il leva son épée, grimaça un sourire.
— En garde, jeune homme, que nous jugions de vos capacités à récupérer après vos folles nuits !
Kohr se jeta sur lui, la lame haute. Tout cela était une forme de jeu, il le savait. Mais un jeu vital pour son avenir de guerrier, de seigneur... et peut-être sa simple survie. En fait Jolam Persawa était son maître d’armes depuis qu’il était en âge de tenir une épée, et le vieux soldat l’aimait comme un fils. Une affection qu’il lui rendait de tout son coeur. Cela n’empêchait pas que, lorsqu’ils croisaient l’épée l’un contre l’autre, ils y mettaient autant d’ardeur que si chacun s’était mesuré à son pire ennemi. Et plus d’une fois, Kohr avait abandonné l’arène un bras sanglant, une épaule démise ou un oeil poché. Plus rarement, ç’avait été le cas de maître Jolam. Ce dernier était un combattant diabolique.
Cette fois encore, il sembla devoir se jouer des attaques de Kohr. Bien qu’infiniment moins athlétique... et moins jeune que son adversaire, maniant une très lourde épée, il évita ses assauts avec une facilité déconcertante et lui assena plusieurs solides coups du plat de la lame sur les reins ; ils claquèrent dans toute la cour.
— Tu es lent ! cria Jolam. Reprends-toi ! Ne pense à rien ! Laisse agir ton bras et ne le commande pas ! Essaie de ne pas me regarder mais simplement de me sentir ! Pénètre-toi de l’âme de ton arme.
Kohr soufflait comme une forge. Jamais encore Jolam Persawa ne l’avait ainsi rudoyé. Il avait l’impression de ne plus rien connaître à l’art de l’escrime, d’être ignare dans la science du combat. Mais une colère sourde montait en lui, qu’il s’efforçait de canaliser. Un nouveau coup claqua sur son dos et il glapit de douleur.
Alors, quelque chose se produisit en lui. Il ne fut plus le futur seigneur de Varik s’entraînant au milieu d’une cour sous les yeux des soldats qui faisaient cercle, des invités à son mariage massés sur les remparts, des dames attirées par l’écho des lames s’entrechoquant. Il se sentit détaché de tout cela. Il se sentit même détaché des cris de Jolam Persawa. Il songea au vol d’un oiseau et sa lame ne pesa plus rien entre ses mains. Elle tournoya avec une aisance déconcertante, recherchant la lame du maître comme pour s’unir à elle.
Kohr poussa un brusque cri, et toute sa force, toute sa volonté passèrent dans ce cri venu du fond de ses entrailles. Un tintement retentit et l’épée de Jolam Persawa s’envola, décrivit une courbe étincelante puis retomba dans le sable de l’arène.
Kohr resta immobile, l’arme pointée vers le cou du vieux maître. Le jeune homme avait l’esprit vide. Il ne comprenait pas. Il eut du mal à revenir dans ce château, à songer qu’il était un seigneur, un être humain. Il avait été son épée et rien que son épée. Il ressentit comme un déchirement.
— C’est bien, seigneur, dit Jolam Persawa. C’est très bien !
Des applaudissements retentirent. Kohr leva la tête. C’était le duc Perth de Xanta qui claquait lentement des mains. Il se trouvait en haut des escaliers de pierre qui donnaient dans la cour, en compagnie du comte de Komor et d’Ankus.
Leur suite se tenait un peu en retrait. Kohr chercha le visage de Lynn mais ne l’aperçut pas. Il en ressentit de la déception. Il aurait aimé que sa fiancée le vît...
Jolam Persawa alla rechercher son épée, revint auprès de Kohr.
— C’est très bien, seigneur, répéta-t-il. Mais cela ne doit pas vous aveugler. Oubliez votre orgueil et soyez plein d’humilité devant cette lame qui vous a transcendé. C’est elle qui fait tout... Vous, être de chair, n’êtes rien !
Il s’inclina brièvement devant le jeune noble, lui tourna le dos et, se retournant vers les hommes d’armes, les rameutant à grands coups de gueule, les fit se placer sur deux rangs pour continuer l’entraînement.
Kohr se dirigea lentement vers les degrés d’où chacun, à présent, l’acclamait. Il gravit les marches, s’arrêta devant son père, baissa la tête.
— Je suis fier de toi, mon fils, dit le comte Ankus avec une évidente satisfaction. Il est bon que le futur seigneur de Varik sache retrouver le chemin de l’arène après une nuit de fête et ne ménage pas ses forces pour se montrer le meilleur des guerriers !
Kohr remercia d’un nouveau hochement de tête. Ni Argo, ni Ethi, ni Urig ne se trouvaient là, et son père n’était pas fâché de constater le fait... en présence du duc de Xanta et du comte de Komor. Mais ces derniers furent beaux joueurs.
— C’était un très beau combat, assura le duc Perth. Je vous félicite, Kohr Varik. Vous succéderez dignement à messire votre père et saurez tenir votre domaine à l’abri de toutes les convoitises.
Kohr devina parfaitement à quoi voulait faire allusion le duc. Il s’épongea le front en répondant :
— Seigneur, je ne suis pas encore à la veille de ce jour. Je prie les dieux que le comté de Varik m’échût le plus tardivement possible, car cela signifiera qu’ils me conservent un père que j’affectionne.
Ankus Varik eut un large sourire. Le comte de Komor saisit le bras de son futur gendre.
— Quoi qu’il en soit, s’exclama-t-il, voilà de solides muscles auxquels je me réjouis de confier ma fille ! Puisse-t-elle me rendre très vite grand-père d’un solide garçon aussi fort que vous, jeune seigneur !
Tous ces compliments mettaient Kohr mal à l’aise. De même que les regards concupiscents que certaines dames dardaient sur lui.
— Je vous remercie, messires, dit-il. Mais si vous le permettez, je vais maintenant me rendre aux étuves.
— Bien entendu, mon fils, approuva Ankus. Mais auparavant, apprends que la reine Elka arrivera à nos frontières dans moins de dix jours.
Kohr tressaillit et dévisagea son père.
— C’est toi qui iras accueillir Sa Majesté en notre ville de Samosah. Tu lui feras escorte jusqu’en nos murs. Hâte-toi de te mettre en route avec ta garde. Tu n’as que peu de temps pour te préparer.
Kohr hocha la tête. Il aurait voulu revoir Lynn. Il avait encore tant de choses à lui dire.
— Je vous obéirai, mon père, conclut-il cependant. Dans une heure, je serai parti !