CHAPITRE VI

Samosah ne payait pas de mine et pourtant c’était, avec Varik, la plus importante cité du comté. Sise dans une boucle de la rivière Samo, au débouché d’un défilé qui, traversant une succession de collines escarpées, menait aux plaines centrales, elle montait la garde à la frontière — maintenant théorique — du comté de Varik et du royaume de Vonia.

Du temps où les comtes de Varik étaient indépendants, ils avaient fortifié la ville, l’entourant de deux enceintes flanquées de tours surmontées de hourds massifs. Le tout était dominé par la forteresse abritant la garnison locale. Celle-ci était réduite, l’importance stratégique de Samosah ayant diminué depuis que la maison de Varik se reconnaissait vassale du royaume.

Pourtant, lorsqu’il pénétra dans la cité à la tête de ses trente cavaliers d’élite en armure de parade, Kohr ne put s’empêcher de penser avec orgueil aux nombreux combats qui s’étaient déroulés sous ces murailles et avaient souvent vu les armées royales faire demi-tour, piteuses, sans avoir pu faire sauter l’infranchissable verrou. En fait, ses ancêtres ne s’étaient soumis aux rois de Vonia que par intérêt, pour pouvoir affronter les invasions barbares sans souci de leurs arrières. Mais ils n’avaient jamais été vaincus par les armes.

Le premier souci de Kohr fut de savoir où se trouvait exactement le cortège royal. Il avait redouté d’arriver trop tard, ce que la reine aurait pu considérer comme insultant. Il fut soulagé d’apprendre que la souveraine se trouvait encore à une journée de la frontière. Il lui dépêcha aussitôt une ambassade et prit ses dispositions pour l’accueillir, ainsi que sa suite qu’il présumait nombreuse, réquisitionnant les meilleurs logis, ordonnant que les rues soient nettoyées de leurs immondices, encourageant les habitants à pavoiser leurs façades. Boeufs et moutons furent égorgés en grand nombre, tonneaux de vin et de bière mis en perce. Enfin Kohr, qui connaissait les moeurs des rois, donna l’ordre que tous les condamnés à mort qui attendaient leur exécution dans les geôles de la forteresse fussent écartelés ou pendus, et leurs dépouilles exposées à la porte de la ville, de façon à ce que chaque citoyen de Vonia sache quelle était la bonne justice du comte Ankus Varik. Ce fut là un divertissement qui réjouit les habitants de Samosah en prélude à la fête, et le jeune homme fut longuement acclamé.

Le lendemain matin survint un héraut, en robe écarlate brodée du Taureau d’Or de Vonia, qui annonça solennellement que Sa majesté arriverait à la tombée du jour. Kohr fit installer de chaque côté de la route d’immenses flambeaux, édifier des bûchers.

Au crépuscule, lorsqu’un cavalier arriva, précédant de quelques minutes la suite royale, le futur comte fit allumer tout cela ensemble. Les ténèbres reculèrent, les murailles de la ville parurent flamboyer. Il fut satisfait de son petit effet.

Le cortège apparut, précédé d’une fanfare, et Kohr le jugea encore plus important que celui du duc de Xanta, ce qui était somme toute logique. Les chariots, escortés par une compagnie de lanciers, étaient flanqués d’officiers, l’épée nue et l’écu à l’épaule.

Kohr s’avança, retenant son cheval piaffant et caracolant. Il précédait les édiles de Samosah au grand complet, lesquels portaient, sur des coussins brodés du Lévrier Courant, les clefs de la ville, le hanap d’or empli de vin aromatisé et l’écuelle d’argent pleine de bouillie, offrandes rituelles du comté de Varik aux rois de Vonia.

Les premiers rangs des bannerets royaux s’écartèrent majestueusement. Kohr ne put retenir un petit geste d’étonnement. Il s’était attendu à ce que la reine Elka l’accueille de sa litière.

Elle se trouvait en face de lui, chevauchant en amazone un grand destrier bai. La cotte de mailles argentée qui recouvrait sa tunique de voyage étincelait dans la lueur des flambeaux. Son front était ceint d’un simple diadème de fer, réduction de sa couronne, et ses cheveux retombaient librement sur ses épaules et dans son dos. Kohr en eut le souffle coupé.

Kohr Varik et Elka de Tehlan se dévisagèrent de longs instants, chacun sur sa monture, sans dire un mot. Kohr n’avait jamais vu la reine auparavant, et n’en avait ouï que des descriptions partisanes, hostiles. Il avait imaginé quelque harpie à la mine hommasse et au geste vulgaire. Or, il avait en face de lui une personne au regard sans doute hautain, mais clair et lumineux, majestueuse, certes, mais aucunement désagréable. L’ovale de son visage, la beauté de ses yeux, l’éclat du sourire qui étira sa bouche pleine, tout cela le frappa comme un coup à l’estomac. Il en oublia son discours de bienvenue. Il en oublia même ce qu’il représentait et ce que représentait la jeune femme. Sans se soucier de la foule qui les entourait, il descendit de cheval, s’approcha d’Elka, s’agenouilla en présentant sa main droite dégantée, la paume offerte. Il baissa la tête et dit, d’une voix que l’émotion faisait trembler :

— Puissante reine et noble dame, en ma personne, c’est tout le comté de Varik qui vous rend l’hommage du vassal à sa suzeraine. Acceptez ma main comme celle de votre loyal sujet.

Il attendit. Un lourd silence planait sur l’assistance. La voix de la reine lui répondit, évoquant pour lui une source claire :

— Je l’accepte, seigneur... avec une grande joie !

Kohr leva la tête. Son regard croisa celui d’Elka. La reine lui tendait également la main, qu’elle avait aussi dégantée.

Se redressant, il la saisit. Ce simple contact le bouleversa. La fine main de la reine disparaissait dans la sienne, large et forte. Il noua ses doigts aux siens, l’espace d’un battement de cils. Puis Elka se pencha en avant. Machinalement, Kohr la saisit par la taille, pour l’aider à mettre pied à terre. Ils se retrouvèrent l’un contre l’autre, leurs souffles mêlés. Conscient de l’audace de son attitude, Kohr recula aussitôt, s’inclinant une seconde fois.

— Majesté, dit-il avec plus de solennité, le comté de Varik est honoré par votre visite. Mon père, le comte Ankus, et moi-même, vous rendons grâce de vous être déplacée à l’occasion de mon mariage avec la fille du seigneur de Komor. En gage de leur fidélité, veuillez accepter les offrandes de vos sujets.

Il fit un pas de côté et le cortège des édiles s’avança. S’agenouillant, les dignes personnages présentèrent les clefs, le vin et le gruau. Avec noblesse, Elka posa la main sur la clef, goûta une gorgée de vin et une cuiller de bouillie. Des acclamations enthousiastes s’élevèrent de la foule des habitants de Samosah massés de chaque côté de la route, mais aussi de l’escorte royale et des propres cavaliers de Kohr.

Elka leva la main, répondant, souriante, à ces ovations. Puis elle se tourna vers Kohr, qui la dévorait des yeux, et lui dit à mi-voix :

— Je suis charmée par votre accueil, seigneur. Je dois avouer que j’appréhendais quelque peu cette minute. Mais je suis tout à fait rassurée.

Kohr baissa la tête. Son coeur battait fort. Très fort.

— Majesté, répondit-il avec flamme, vous ne sauriez trouver meilleurs sujets qu’à Varik. Ici, chacun vous est dévoué ! Ma vie et mon épée vous sont offertes !

Le sourire d’Elka devint radieux.

— Je les accepte, messire, comme j’ai accepté votre main. Je serais heureuse que vous chevauchiez à mon côté pour entrer en votre bonne ville de Samosah.

Kohr sourit à son tour.

— Mille grâces, Majesté. Je suis à vos ordres.

— Alors... aidez-moi, puissant seigneur.

Elka avait le regard empli de malice et de coquetterie. Kohr hésita. Puis, presque brutalement, il la reprit par la taille et, sans effort, la jucha sur sa selle. Il entendit des murmures derrière son dos et cambra le mollet, empli d’un orgueil enfantin.

Sautant en selle, il poussa son cheval contre celui d’Elka.

Echangeant un sourire, les deux jeunes gens, reine et vassal, se dirigèrent lentement vers la porte de Samosah.

Elka de Tehlan n’avait pas été moins charmée par le futur seigneur de Varik que lui-même ne l’avait été par elle. Nul ne l’aurait deviné, mais elle avait effectivement eu très peur à l’instant de rencontrer le fils du comte Ankus...

Tant de gens lui avaient répété qu’en se rendant à Varik, elle risquait sa couronne et peut-être même sa vie, que la crainte — un sentiment qu’elle refusait ordinairement — lui avait tenaillé le coeur, y grandissant au fur et à mesure que le cortège approchait de la frontière.

Mais cette inquiétude s’était effacée. Bien qu’Elka ne fût pas assez candide pour avaler toutes les amabilités que ses courtisans lui faisaient mille fois par jour, elle voulait croire à la sincérité de Kohr Varik. Peut-être parce que ce jeune homme était très beau, très fort, qu’il avait la prestance virile et noble, et qu’au fond, il correspondait exactement au type d’époux dont elle avait rêvé en ses romanesques années de jeune fille, avant que son père ne lui apprenne à quel destin elle était vouée.

Non... Kohr ne pouvait avoir d’arrière-pensées. Il lui avait si spontanément rendu hommage, sa main prenant la sienne... enserrant sa taille, lui souriant, la regardant avec des yeux qui ne se dérobaient pas... Tout cela ne pouvait être mensonge.

Après son long voyage depuis Vonia, Elka se sentait lasse. Elle apprécia l’appartement que les édiles de Samosah mirent à sa disposition, bien qu’il ne fût guère confortable et plutôt glacial — on était très au nord. Elle se tint un long moment devant l’âtre, songeuse, se demandant à nouveau si elle n’avait pas fait fausse route en s’attachant le clan Mussidor et ses amis. Peut-être aurait-elle dû jouer l’autre carte, celle du duc Perth de Xanta, du comte de Komor et du père de Kohr Varik... Elle soupira. Cela n’aurait rien changé. Elle se serait de toute manière aliénée une partie de son ombrageuse noblesse. Tous ces hauts personnages se jalousaient et se haïssaient tellement... Pourtant... Elka se prenait à rêver d’une réconciliation générale. Ses vassaux unis, le royaume de Vonia n’aurait jamais été aussi puissant. Assez pour porter la guerre au-delà des marches du nord, en pays barbare, et étendre ses conquêtes. Combien Elka n’aurait-elle pas donné pour pouvoir offrir à son fils, le jour de sa majorité, un vaste et invincible empire...

On toussa discrètement et elle se retourna. C’était Musilla. La jeune femme semblait également lasse mais se tenait prête à aider sa souveraine pour la coucher. Elka sourit. Musilla avait voyagé dans sa litière, ce qui avait contribué à rendre le temps moins long. Sans nul doute, la suivante espérait poursuivre, ce soir, les jeux amoureux dont elle était friands, mais Elka n’avait pas le coeur à cela. Elle se voyait plutôt... entre les bras de Kohr Varik.

Elle sentit son visage la brûler. Nerveuse, elle se détourna.

— Approche, Musilla, ordonna-t-elle.

Son amante obéit. Elle se pencha pour délacer la tunique d’Elka, qui soupira d’aise. Elle s’assit sur sa couche basse. Musilla s’agenouilla et lui retira ses bottes. Puis elle la regarda, interrogatrice. Elka lui caressa les cheveux.

— As-tu bien vu le seigneur Kohr Varik ? demanda-t-elle.

— Oh, oui, Majesté !

— Comment le trouves-tu ?

Musilla s’empourpra.

— C’est un noble et beau guerrier. Dame Lynn de Komor est bien chanceuse de devenir son épouse !

Les yeux d’Elka se firent perçants.

— As-tu goût aux hommes comme tu l’as à moi ?

La confusion de Musilla s’accrut, mais la jeune fille répondit sans détour :

— Majesté, j’ai goût aux femmes plus qu’aux hommes, mais le sexe mâle m’a donné de grandes jouissances... Moins que vos bras, cependant !

Elka continuait de caresser les cheveux de son amie.

— Eh bien, sache que tu es également chanceuse, Musilla. Car c’est le seigneur Kohr Varik qui doit devenir ton amant.

Musilla poussa un cri :

— Majesté !

Elka la dévisagea avec une subite froideur.

— Tu m’as parfaitement comprise. L’héritier de Varik peut devenir un allié précieux... ou un redoutable ennemi. Rien de ce qu’il décidera, de ce qu’il fera..., rien même de ce qu’il pensera ne devra m’être caché. Tu seras mes yeux et mes oreilles auprès de lui... Tu sais que si je suis satisfaite de toi, je ne me montrerai pas ingrate.

Musilla semblait complètement désemparée.

— Mais, Majesté, balbutia-t-elle, comment pourrai-je devenir la maîtresse du seigneur de Varik ?

Elka eut un sourire un peu cruel.

— Tu es belle et tu m’as montré toute l’étendue de ton savoir amoureux... Un homme peut désirer te mettre en sa couche, et t’y garder si tu sais t’y comporter à ton avantage.

Musilla se tordit les mains.

— Mais le seigneur de Varik m’y gardera-t-il ?

— A toi de te rendre indispensable. Va, maintenant. L’occasion se présentera certainement pour le seigneur Kohr d’ouvrir les yeux sur toi...

*

**

Le duc Perth de Xanta bouillonnait de colère quand on l’introduisit auprès du comte Ankus Varik. Il avait tant de mal à se contenir que ce fut à peine s’il salua son hôte. Avant même qu’Ankus n’ait ouvert la bouche, il s’écria, accusateur :

— Qu’est-ce à dire ? Votre fils s’apprête-t-il à nous trahir qu’il rende hommage lige à cette maudite femme ?

Ankus Varik savait devoir ménager les susceptibilités du puissant duc à la Soie Rouge. Mais il n’avait pas le caractère patient et, de plus, il se trouvait en son palais. Il se raidit, rendit au duc son regard courroucé et répliqua :

— Appelez-vous trahison le comportement que tout vassal se doit d’adopter en face de son légitime suzerain ? Ce serait faire peu de cas des règles de la chevalerie... et même de la simple bienséance.

Perth de Xanta devint tout rouge.

— Au diable la bienséance ! Il s’agit de savoir si je peux compter sur mes amis ou si ce ne sont que des menteurs et des félons !

Ankus Varik blêmit et porta la main à sa dague. Les rapports qu’il avait eus sur la conduite de son fils le gênaient beaucoup et le plaçaient dans une position difficile en face du bouillant duc, mais il n’allait pas se laisser insulter.

— Le Lévrier Courant s’est toujours montré aussi noble et loyal que tous les Soie Rouge de la création ! rétorqua-t-il sèchement. Nul n’a jamais eu à supporter de félonie de la part de ma maison. Qui en douterait devrait m’en rendre compte !

Le duc Perth comprit qu’il était allé un peu loin. Avec un grognement, il leva les mains en un geste d’apaisement.

— Je vous connais, dit-il. Je ne veux pas vous désobliger... Mais comment expliquez-vous les agissements de votre fils ? Par tous les génies, il a même pris la reine dans ses bras !

Ankus réprima un sourire.

— Il l’a simplement aidée à descendre de cheval... Kohr est jeune, ardent, et il aime les femmes. Vous savez combien la reine Elka est belle. J’imagine qu’il s’est laissé emporter par sa fougue. C’est bien excusable, au fond. A sa place... je me serais peut-être montré également... accueillant !

Perth de Xanta ne semblait qu’à moitié convaincu. Ankus s’approcha de lui.

— Calmez-vous, messire duc. Il n’est pas besoin que vous me rappeliez la nature de votre querelle avec la reine.

— Une querelle infiniment plus sérieuse que vous ne semblez le croire ! La reine est une Tehlane. Elle est restée la fille du roi Gaur. Son époux est fou... C’est elle qui règne, et elle s’appuie sur une clique dont le seul patriotisme est celui de l’or. Qui vous dit qu’elle n’applique pas une politique secrète, celle de son père, et que son but n’est pas d’affaiblir Vonia pour l’offrir à l’avidité de son ennemi héréditaire ?

Ankus soupira.

— Je sais tout cela, seigneur duc. Tout comme je sais que c’est à nous, les plus anciennes familles de ce royaume, de veiller sur la couronne de fer... Mais pour en revenir à Kohr, vous concluez un peu vite en imaginant que sa fougue signifie la fin de notre alliance.

Perth de Xanta ne répliqua pas. Ankus Varik le considéra un instant. Il ne se faisait pas la moindre illusion sur le prétendu désintéressement du duc. Le prétexte de la sauvegarde du royaume ne pouvait cacher une soif d’honneurs et de pouvoir qui ne le cédait en rien à celle du clan Mussidor et des autres nobles. Mais Ankus avait lui-même des ambitions pour son comté, et il comprenait les motivations de son invité.

— Je vous promets que j’aurai une explication avec mon fils aussitôt qu’il sera rentré, concéda-t-il. S’il a pu se laisser séduire par Elka de Tehlan, je saurai le remettre dans le droit chemin. Kohr a toujours été obéissant et dévoué. De toute manière, n’oubliez pas que son mariage avec Lynn de Komor renforce notre alliance.

II posa une main apaisante sur l’épaule du duc.

— Allons, mon ami, quittez cette mine soucieuse. Il sera bien temps de nous faire du mauvais sang quand la reine sera ici et que nous aurons à déjouer ses manoeuvres. En attendant, jouissez de mon hospitalité et prenez-y autant de plaisir que vous le pourrez... Le temps doit vous sembler long, puisque vous n’avez pas emmené dame Aleka avec vous...

Perth de Xanta ne releva pas l’ironie d’Ankus Varik. Il y avait longtemps qu’il ne savait plus se détendre réellement, que ce fût avec son épouse ou ses maîtresses. Depuis la prophétie de sa fille Zorah... Et surtout, depuis qu’il avait été évincé du Grand Conseil.

*

**

Le cortège, ayant quitté Samosah depuis deux jours, traversait une des régions les plus sauvages du comté quand un des cavaliers que Kohr avait envoyés en éclaireurs revint au triple galop, jetant quelque émoi au sein de la troupe. Il s’arrêta devant son seigneur, qui chevauchait tout près de la litière royale et annonça :

— Des barbares se sont emparés d’un village, à une lieue d’ici. Ils ont mis le feu aux maisons et nous barrent la route.

Les yeux noirs de Kohr étincelèrent. Cela faisait des mois que les envahisseurs nordiques ne s’étaient aventurés aussi profondément dans le comté. Et il avait fallu qu’ils choisissent précisément le jour où il escortait la reine de Vonia !

Il hésita. Sa première impulsion aurait été d’attaquer l’ennemi et de le tailler en pièces, mais il avait la lourde responsabilité de la sécurité d’Elka de Tehlan. Qui lui disait qu’un autre groupe ennemi n’attendait pas qu’il s’éloigne des chariots pour se livrer à un massacre ?

— Sont-ils nombreux ?

— Il semble, seigneur. Au moins deux cents guerriers.

Kohr regarda tout autour de lui. Le terrain était difficile.

Les collines se succédaient, coupées de ravines broussailleuses, plantées de bosquets denses. Contourner le bourg au main des barbares prendrait des heures. La seule bonne route était celle qui le traversait.

— Que se passe-t-il, seigneur ? demanda la voix de la reine.

Kohr fit volter son cheval, se pencha sur sa selle et écarta le rideau de cuir qui fermait la litière royale. Il ressentit un choc : Elka, vêtue d’une simple tunique qui cachait à peine son corps, était allongée sur un amoncellement de coussins et de fourrures. Ses cuisses étaient nues, ses pieds chaussés de sandales. Elle n’était pas seule. Une jeune femme aux cheveux nattés, qui fixa sur Kohr un regard timide, se trouvait avec elle. Mais Kohr n’eut d’yeux que pour Elka.

— Une troupe de barbares s’est emparée d’un village, expliqua-t-il.

Elka ne sembla pas très impressionnée. Sa compagne, par contre, étouffa un petit cri d’angoisse.

— Et que comptez-vous faire, seigneur ?

Le regard qu’Elka posait sur lui ôta à Kohr toute hésitation.

— Vos chariots vont nous suivre au plus près. Une fois aux abords du bourg, j’attaquerai et ferai regretter à ces misérables de n’être pas restés chez eux !

Il eut une petite hésitation.

— Si vous vouliez me confier le commandement de vos lanciers...

— Vous l’avez, seigneur.

II eut un large sourire. Dégainant son épée, il rabattit le rideau et se tourna vers le commandant des lanciers royaux, qui n’avait rien perdu du bref échange.

— Messire, lui dit-il, vous allez avancer jusqu’à l’entrée du village. Vous mènerez la charge de front, à pied, mais sans trop vous éloigner du convoi.

— Et vous, seigneur ?

Kohr fit signe à ses cavaliers d’approcher.

— Moi, je vais tourner l’ennemi par les collines. Je connais le terrain, je pourrai le surprendre.

Il regarda le soleil pâle dans le ciel froid.

— J’attaquerai dans une heure exactement. Il faudra que vous soyez au contact à ce moment-là. Pris entre nous deux, les barbares lâcheront prise. Ils sont trop peu nombreux pour livrer une bataille rangée.

L’officier eut une moue dubitative.

— Vous n’êtes que trente, messire. Ne croyez-vous pas qu’une partie de mes hommes...

— Non. Ils nous retarderaient. Et puis vous devez avant tout assurer la protection de la reine. Ne vous préoccupez pas de moi !

Le commandant acquiesça. Kohr leva son épée et, faisant cabrer son cheval, poussa le long cri de guerre de la maison de Varik. Ses cavaliers lui répondirent avec enthousiasme, agitant leurs armes. Piquant des deux, Kohr se lança au galop à travers bois.

Elka laissa retomber le rideau. Son coeur battait à se rompre. Elle regarda Musilla. La jeune femme était toute pâle.

— Quel noble guerrier ! s’exclama la reine d’une voix vibrante. As-tu vu comme ses yeux brillaient ? Par tous les dieux, si mes hommes avaient son ardeur et sa prestance...

Musilla ne répondit pas. Elle observait le visage de la reine. Elle ne l’avait jamais vue aussi enthousiaste.