7.

  Tandis qu’elle traversait le hall en direction des salles de classe, Allie songeait encore aux étranges peintures de la bibliothèque. Comme les élèves profitaient du parc, les pièces désormais familières du bas étaient vides et silencieuses. Elle monta l’escalier sans se presser jusqu’au deuxième étage, exclusivement réservé aux cours avancés. Elle espérait y trouver un souffle de mystère, mais elle fut déçue en constatant qu’il ressemblait en tous points aux étages inférieurs : il s’agissait d’un grand couloir au parquet ciré, avec une rangée de salles de part et d’autre. Il n’était éclairé que par la lumière du jour qui filtrait à travers les fenêtres des classes.

Elle avançait à pas feutrés en regardant à l’intérieur des pièces désertes par l’entrebâillement des portes. Les bureaux alignés, inoccupés, offraient une vision spectrale.

Parvenue à la moitié du couloir environ, elle commença à entendre des voix – des chuchotis, si bas au début qu’ils tardèrent à retenir son attention.

Elle s’immobilisa.

Quelqu’un vociférait à présent. Il s’ensuivit un grand tumulte, puis un concert de voix inquiètes qui semblaient tenter d’apaiser la situation.

Allie s’apprêtait à faire demi-tour quand une porte s’ouvrit au bout du couloir. Une silhouette émergea de l’ombre.

Instinctivement, elle plongea derrière la porte la plus proche pour se cacher et tendit l’oreille. Pendant quelques secondes, elle n’entendit plus que le son de sa respiration, puis un bruit de pas étouffé se rapprocha d’elle. Elle compta ses battements de cœur.

— … dix, onze, douze… »

Les pas s’arrêtèrent.

Elle retint son souffle.

— Allie ? murmura Carter d’une voix rauque. Qu’est-ce que tu fous là ?

Il l’attrapa par le bras et l’attira sans ménagement vers la cage d’escalier. Trop surprise pour protester, elle le suivit en titubant. Il l’entraîna dans les marches jusqu’au palier du premier étage, où il la tourna vers lui d’un geste brutal, les doigts enfoncés dans la chair de son bras.

— Qu’est-ce que tu fabriquais au deuxième ?

— Je visitais, répliqua-t-elle en essayant de se libérer.

Elle prit un air détaché mais son intonation agressive trahissait sa nervosité.

— Tu visitais quoi ? Des salles de classe ?

Feignant la nonchalance, elle haussa les épaules.

— Ben ouais. Ce n’est quand même pas interdit, si ?

— Allie, est-ce que tu as pris la peine de lire les informations qu’on t’a données à ton arrivée ? Ou tu crois que le règlement est optionnel pour toi ?

Sa voix sarcastique mit Allie hors d’elle. Elle sentit la colère grandir dans son ventre. « Non mais qu’est-ce qu’ils ont tous dans cette école ? »

— J’en ai lu assez pour savoir que j’allais mourir d’ennui si je poussais jusqu’au bout, lâcha-t-elle d’un ton sec. Bon, tu pourrais arrêter de jouer les psychopathes maintenant et me lâcher ?

— Le deuxième étage est réservé aux élèves avancés et à ceux qui participent aux Nocturnes, expliqua Carter comme s’il parlait à un enfant. Tu pourrais avoir de sérieux ennuis si on t’attrapait là-haut. Tu ne dois jamais y monter.

Elle s’arracha à sa poigne de fer.

— C’est pas vrai ! maugréa-t-elle en se frottant le haut du bras. Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop ? On dirait que j’ai tué quelqu’un.

Carter demeura inflexible.

— Sérieusement, Sheridan. Je commence à penser que tu aimes être dans la merde.

Elle pivota sur ses talons et descendit l’escalier d’un pas lourd en criant :

— D’après ce que je sais de toi, West, c’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité !

Il ne répondit pas.


Incapable de tenir en place, Allie attendit devant le réfectoire ce soir-là tandis qu’un flot continu d’élèves se déversait dans la pièce. Aérienne et rayonnante, Katie passa devant elle à la tête de la petite clique qui l’entourait en toutes circonstances. Elle murmura quelques mots à ses amies qui se mirent à glousser. Allie aperçut Julie au milieu de la bande – c’était la seule à ne pas sourire.

Sans réfléchir, Allie loucha en tirant la langue à l’intention du groupe de pestes, ce qui ne fit qu’augmenter leur hilarité.

— Quelle imbécile, celle-là ! s’écria Katie.

Morte de honte, Allie rougit comme une tomate.

Quelques minutes plus tard, Jo et Gabe apparurent, brillant telles étoiles éclatantes au milieu d’une constellation d’amis. Jo riait à une plaisanterie sans doute, mais elle était trop loin pour qu’Allie entende la conversation. Celle-ci, mine de rien, attendait avec impatience qu’on la remarque. Une poignée de secondes plus tard, enfin, Jo l’aperçut et lui adressa un immense sourire. Elle la rejoignit d’un pas bondissant et lui prit la main pour l’attirer vers son groupe.

— Allie ! Te voilà ! Viens avec moi – il faut que je te présente les autres.

Une fois à l’intérieur, Allie s’installa à la gauche de Jo, tandis que Gabe s’asseyait à sa droite. Dans le joyeux vacarme qui précédait toujours les dîners, Jo haussa la voix afin que la tablée l’écoute.

— Tout le monde, voici Allie. Allie, tout le monde.

— Allez, Jo, tu pourrais donner un peu plus de détails !

L’élément perturbateur avait à peu près l’âge de Gabe et se tenait assis face à Allie. Ses cheveux châtain clair brillants lui tombaient sur l’œil droit et il arborait un sourire enjôleur. En somme, il était assez charmant.

— Je ne suis pas « tout le monde », ajouta-t-il. Je m’appelle Lucas.

Les autres le huèrent et se moquèrent gentiment, mais son sourire contagieux avait déjà contaminé Allie.

Un à un, les convives se présentèrent en riant. Il y avait une fille menue au sourire timide, Lisa, qui possédait de longs cheveux blonds et lisses. Ruth était athlétique et sérieuse, avec un carré long en bataille, d’une nuance de blond plus foncée que sa voisine. Elle était assise à côté de Phil, un garçon décontracté avec des cheveux bruns très courts et des lunettes branchées. Allie eut l’impression qu’il y avait quelque chose entre ces deux derniers.

Des bribes de conversation se mirent soudain à fuser autour de la table. Dans leur excitation, ils parlaient tous en même temps dans un brouhaha infernal.

— … entendu parler de toi…

— Comment tu trouves Cimmeria ?

— Zelazny est vraiment un…

— Chut ! Fais gaffe, il est juste là !…

— Ça te plaît, ici ?

Puis, aussi soudainement, ils changèrent de sujet.

Préoccupée par les péripéties de la journée, Allie jouait distraitement avec sa nourriture. Le repas n’était pas très bon, ce soir-là. La pluie tambourinait contre les vitres. Le ciel était resté gris tout l’après-midi, et à présent il pleuvait à torrents. Elle était si absorbée dans le tourbillon de ses pensées que les paroles de ses camarades glissaient sur elle sans retenir son attention.

— Vingt pages pour mardi !

— … le plus beau sourire que j’aie jamais vu…

— C’est quoi, cette viande ?

— De la viande mystère.

Rires.

— J’ai entendu un prof dire qu’il allait pleuvoir pendant trois jours.

Concert de grognements.

Allie leva les yeux.

— On s’ennuie tellement ici dès qu’il pleut, expliqua Jo. Le foyer va être archiplein. On a intérêt à y aller tôt.

Sitôt le repas terminé, Jo et Allie se dépêchèrent de sortir et de traverser le hall. Jo s’adjugea un canapé au milieu du foyer ; elle fit voler ses chaussures d’un coup de talon et ramena ses pieds sous elle. Allie s’enfonça dans un gros fauteuil juste en face. Elles avaient à peine fini de s’installer quand Gabe arriva.

Comme Allie, il avait paru absent toute la soirée.

— Je ne peux pas rester, dit-il en regardant Jo, l’air désolé. C’est à cause de ce foutu projet.

Il l’embrassa, murmura quelques mots à son oreille qui lui arrachèrent un sourire, et repartit en hâte.

Pour la première fois depuis le couvre-feu de la veille, Allie et Jo étaient enfin seules.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Jo. Tu veux jouer au Trivial Pursuit ?

— Pas maintenant.

Allie avança les fesses au ras de son fauteuil et se pencha vers son amie.

— Jo, c’était quoi hier soir ? chuchota-t-elle. Gabe, qu’est-ce qu’il en pense ?

— Ben… sûrement une sorte de renard fou… je ne sais pas. Tout s’est passé si vite.

Déçue, elle se rassit au fond de son siège.

— C’est ce que prétend aussi Sylvain, mais pour moi les renards ne font pas ce bruit-là.

— Ah bon ? Tu aurais dit quoi, toi ?

Elle secoua la tête.

— Je n’en sais rien. Une bête avec des crocs.

— Un ours ? suggéra Jo, malicieuse. Un dragon ?

— Jo, sois sérieuse ! rétorqua Allie, frustrée. Ce qui s’est passé la nuit dernière n’était pas une hallucination. Gabe et Sylvain ne rigolaient pas du tout sur le moment. Ils n’avaient pas l’air de nous prendre pour des hystériques non plus. Ils semblaient… bon, peut-être pas terrifiés, mais disons… très nerveux. Et maintenant j’ai l’impression qu’on voudrait nous faire croire à une grosse blague. Moi, je dis qu’il y avait bien quelque chose dehors.

Jo fit un geste d’apaisement avec les mains.

— Écoute, Allie, il s’est clairement passé un truc. Mais il faisait noir et personne ne sait si le danger était réel en fin de compte. On s’est peut-être fait une grosse frayeur pour rien. D’après Gabe, plusieurs personnes sont sorties cette nuit pour chercher des indices, mais elles n’ont rien trouvé. (Elle sourit.) Je peux t’assurer que ça ne se produit pas souvent, en tout cas. On se fait assez rarement agresser dans le parc par des créatures sauvages qui nous grognent dessus. Ne t’affole pas trop.

Allie était loin d’être satisfaite par cette réponse mais, ne voulant pas paraître têtue, elle opina de mauvaise grâce.

— Tu as raison. Tu as forcément raison.

— Bon. Revenons à nos moutons. Si le Trivial Pursuit ne te tente pas… une belote alors ? Autre chose ? Un Monopoly ? Un morpion ?

Elle s’efforça de s’intéresser aux jeux de société pour faire plaisir à Jo, mais ce n’était vraiment pas sa tasse de thé.

—  as déjà joué aux échecs ?

Son expression dut la trahir. Jo pinça les lèvres d’un air déterminé.

— Sérieux ? C’est un scandale. Nous allons y remédier tout de suite.

Elle sauta du canapé et s’agenouilla à côté de la table de jeu dressée entre elles. De dessous elle tira une boîte en bois de la taille d’un carton à chaussures. Elle commença à en sortir des pièces lustrées, posa les noires de son côté et tendit à Allie un cavalier blanc.

Celle-ci le fit galoper dans les airs en poussant un hennissement. Jo lui jeta un regard méprisant.

— Petit poney, murmura Allie.

— Un peu de sérieux, voyons. Tu détestes les jeux de société. D’accord. Mais les échecs ne sont pas un jeu de société. Les échecs, au fond, c’est l’art de la guerre.

Comme elle faisait la grimace, Jo ajouta fermement :

— C’est fascinant, tu vas voir. Et, pour ton information, ajouta-t-elle en désignant la figurine en forme de cheval, ceci n’est pas un poney mais un redoutable cavalier.

Montrant un carré sur l’échiquier, elle ordonna :

— Mets-le ici.

Allie prit un air sage et plaça son cavalier comme demandé, pour aussitôt lancer un coup d’œil rebelle à son amie en marmonnant :

— Oh ! le joli dada…

Jo l’ignora et prit un pion.

— Voici tes fantassins. Ils ont une marge de manœuvre très limitée et peu de pouvoir mais, parce qu’ils acceptent de se sacrifier pour leurs supérieurs, tu ne peux pas gagner sans eux.

Elle reposa la petite pièce à tête ronde et en tira une autre qui ressemblait à une tourelle.

— Ça, c’est ta tour, la forteresse du roi – la seule qui soit autorisée à prendre sa place sur l’échiquier à n’importe quel moment. Son rôle est de perturber l’ennemi. Elle va ici.

Elle s’en débarrassa et plongea les deux mains dans la boîte. La droite tomba sur un élément qui évoquait vaguement un minaret.

— Le fou. Fourbe et dangereux, il a beaucoup de pouvoir. Je le considère un peu comme le favori de la reine.

Dans la gauche, elle agitait à présent une pièce longue et élégante.

— Le roi. Il est souvent plus faible que ce à quoi on s’attendrait – toutes les pièces le protègent et lui, il n’aide presque jamais personne. Sinon, il risquerait de mourir.

Allie appuya son menton dans le creux de sa main.

— Ça me rappelle du Shakespeare… en plus naze.

Jo choisit une figure blanche, couronnée et assez fine, qu’elle lui tendit.

— Ta reine. C’est une vraie garce. Mais si tu veux gagner, tu es obligée de collaborer avec elle.

— Génial. Et après, comment ça se passe ? Quand est-ce que je te mets la pâtée ?

Jo lui donna le reste des pièces blanches.

— À condition de t’entraîner très dur, tu peux peut-être espérer me battre pour ton vingt-septièmeanniversaire. Je joue aux échecs depuis l’âge de cinq ans. Arrange tes pièces comme moi et, ensuite, je t’infligerai ta première correction.

Allie regarda le modèle et disposa son jeu de manière à dessiner une image inversée.

— Parle-moi un peu de tes amis, dit-elle en soulevant sa reine. Lisa et Lucas ont l’air sympas. Ruth et Phil, je ne sais pas trop encore…

Jo hocha la tête.

— Je crois que tu t’entendras très bien avec Lisa. C’est la première amie que je me suis faite à Cimmeria. Ruth est cool, mis à part son côté… un peu… intense. Il faut être d’humeur à le supporter. Phil est chouette – il sort des vannes nulles quand il se lâche. Mais il est un peu timide avec les nouvelles têtes.

À cet instant, Ruth entra en courant dans la pièce. Les vêtements trempés, les cheveux dégoulinants, elle se planta devant elles.

— Jo !

Elle se tenait la taille, hors d’haleine. Une petite flaque d’eau se forma à ses pieds.

Allie se figea, la reine à la main, tandis que Jo gardait le silence. Ruth n’attendit pas qu’on l’interroge.

— C’est Gabe, dit-elle.

Night School
titlepage.xhtml
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_000.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_001.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_002.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_003.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_004.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_005.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_006.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_007.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_008.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_009.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_010.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_011.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_012.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_013.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_014.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_015.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_016.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_017.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_018.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_019.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_020.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_021.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_022.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_023.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_024.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_025.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_026.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_027.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_028.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_029.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_030.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_031.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_032.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_033.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_034.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_035.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_036.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_037.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_038.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_039.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_040.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_041.html
CR!2HEC07QBA90NF2EFWF2BBYSXG1WZ_split_042.html