3.

  Le trajet en voiture fut une véritable torture. En temps normal, Allie aurait été ravie de quitter la capitale par une belle journée ensoleillée, mais quand des champs verdoyants et vallonnés, parsemés de moutons blancs engourdis par la chaleur, remplacèrent les rues bondées de Londres, une vague de solitude s’abattit sur elle. L’ambiance dans l’habitacle n’aidait pas. Ses parents faisaient comme si elle n’était pas là. Sa mère tenait une carte et n’ouvrait la bouche que pour donner des indications de temps à autre.

Recroquevillée sur la banquette arrière, Allie fixait leurs nuques d’un œil mauvais. « Ils ne pourraient pas s’acheter un GPS comme tout le monde ? » se disait-elle.

Elle leur avait posé la question des tas de fois et son père répondait toujours qu’ils revendiquaient haut et fort leur côté « traditionnel » et que « tout le monde devrait être capable de lire une carte ».

« Ben voyons. »

Privée de repères, Allie devait se contenter de deviner où elle allait. Personne ne lui avait expliqué où se trouvait sa nouvelle école et les noms des villes défilaient à toute allure (Guildford, Camberley, Farnham…). Au bout d’un moment, ils quittèrent les axes nationaux et commencèrent à gravir et dévaler des collines sur de minuscules routes de campagne sinueuses bordées de hautes haies qui bloquaient la vue. Les villages s’enchaînèrent (Crondall, Dippenhall, Frensham…). Enfin, deux heures plus tard, ils s’engagèrent sur un chemin de terre étroit. Son père ralentit et rétrograda en première. Le sentier s’enfonçait dans une forêt épaisse où l’atmosphère était soudain plus fraîche et paisible. Après une succession de cahots, de secousses et de grands coups de volant pour éviter les nids-de-poule, ils s’arrêtèrent devant une immense grille en fer forgé.

On n’entendait plus que le ronron du moteur.

Pendant une longue minute, il ne se passa rien.

— Vous ne devriez pas klaxonner, appuyer sur une sonnette ou un truc ? murmura Allie en considérant la clôture noire peu accueillante qui se prolongeait dans les arbres à perte de vue.

— Non, répondit son père, d’une voix étouffée lui aussi. Ils doivent avoir un système de vidéosurveillance. Ils savent quand quelqu’un est là. La dernière fois nous n’avons attendu que quelques…

La grille frémit et s’ouvrintement vers l’intérieur dans un grincement métallique. De l’autre côté, la forêt continuait et de minces rayons de soleil filtraient entre les branches épaisses.

Allie scruta les ombres devant elle. « Bienvenue dans ton nouveau lycée, Allie. Bienvenue dans ta nouvelle vie. »

Elle compta ses battements de cœur tandis que la grille pivotait sur ses gonds. Boum, boum, boum… Après treize pulsations, la route apparut. Son cœur faisait un tel ramdam dans sa poitrine qu’elle ne put s’empêcher de vérifier furtivement si ses parents l’avaient remarqué. Ils attendaient patiemment. Son père pianotait sur le volant.

Vingt-cinq battements de cœur et les portes s’immobilisèrent dans un frisson.

Son père réenclencha la première et ils se mirent en mouvement.

Sentant sa gorge se serrer, Allie se concentra sur sa respiration. Il était hors de question qu’elle ait une attaque de panique maintenant. Pourtant l’appréhension l’écrasait.

« Arrête d’angoisser, se dit-elle. Ce n’est qu’un lycée de plus, Allie. Reste concentrée sur ta respiration. »

Ça finit par fonctionner ; son souffle devint plus régulier.

Ils empruntèrent une allée de gravier savamment ratissée entre des arbres touffus. Après le chemin de terre plein d’ornières, cette allée était si régulière et bien entretenue que la voiture paraissait léviter.

Allie surveillait de près les battements de son cœur. Pendant cent vingt-trois pulsations, rien que des arbres et des ombres, puis un roulement de tambour retentit dans sa poitrine lorsqu’ils émergèrent à la lumière du jour et qu’elle découvrit le bâtiment face à elle.

Là, elle perdit le compte.

C’était encore pire que ce qu’elle craignait. Au pied d’une colline boisée escarpée se dressait un énorme manoir gothique de briques rouge sombre. Il paraissait incongru dans la lumière vive du soleil. Ce bâtiment à trois étages semblait avoir été arraché à une autre époque et une autre région pour être lâché à… eh bien, là, dans cette campagne dont elle ignorait le nom. Son toit anguleux était une succession de saillies pointues, de pics et de tourelles, surmontés de sortes de dagues en fer forgé qui poignardaient le ciel.

« Oh la vache. »

— Cette bâtisse est très impressionnante, dit son père.

— Affreusement impressionnante, répliqua sa mère en riant.

« Ils veulent dire terrifiante, oui ! »

La route de gravier contrastait avec cet édifice intimidant ; sous le soleil, elle ressemblait à un morceau d’ivoire incurvé, posé devant une grosse porte en acajou encastrée dans le mur de briques. Alors qu’ils pénétraient dans l’ombre projetée par la façade, son père ralentit la voiture.

À la seconde où il s’arrêta, la porte s’ouvrit. Une femme mince et souriante apparut. Elle descendit les marches d’un pas sautillant. Ses cheveux épais d’un blond foncé étaient retenus sur la nuque par une barrette et les pointes rebiquaient gaiement, comme pour souligner sa bonne humeur. Allie fut soulagée par l’apparence normale de l’inconnue : elle avait remonté ses lunettes au sommet de son crâne et elle portait un gilet en coton crème par-dessus une robe bleu pâle.

Les parents d’Allie sortirent de la voiture et marchèrent à sa rencontre. Allie, elle, traîna en tâchant de se faire oublier. Elle quitta à contrecœur la banquette de la Ford, qui lui paraissait soudain tellement confortable et familière, et, plutôt que de se joindre au groupe, elle resta appuyée contre la portière ouverte en observant la scène avec méfiance.

Elle attendit. Vingt-sept battements de cœur.

« Vingt-huit. Vingt-neuf. »

— Monsieur et madame Sheridan, je suis ravie de vous revoir, dit la femme d’une voix chaleureuse et chantante. J’espère que le trajet n’a pas été trop pénible. Le trafic peut être horrible entre ici et Londres. Mais au moins il fait un temps superbe aujourd’hui, n’est-ce pas ?

Tout en contemplant son sourire naturel, Allie remarqua qu’elle avait un léger accent. Elle n’aurait su dire lequel précisément. Écossais peut-être ? Il lui donnait un certain cachet, un côté raffiné, un peu à la manière d’un filigrane sur un objet précieux.

Après l’échange de politesses de rigueur, la conversation retomba et les trois adultes se tournèrent vers Allie. Les sourires cordiaux de ses parents s’effacèrent, remplacés par cette inexpressivité complète à laquelle elle s’était habituée mais qui la mettait toujours mal à l’aise. L’inconnue, en revanche, continuait d’afficher une expression bienveillante et amicale.

— Tu dois être Allie.

« Écossais, c’est clair. » Mais un accent assez inhabituel pourtant – subtil, très discret.

— Je suis Isabelle le Fanult, la directrice de Cimmeria. Tu peux m’appeler Isabelle. Bienvenue.

Allie fut un peu surprise d’entendre son surnom dans la bouche de cette femme alors que ses parents prononçaient toujours son prénom en entier, Alyson. Et puis elle trouva curieux d’être invitée par la directrice elle-même à l’appeler par son prénom.

« Bizarre, mais plutôt cool. »

Isabelle lui tendit une main blanche et fine. Ses yeux d’un brun doré avaient une beauté singulière et elle avait l’air plus jeune de près que de loin.

Bien qu’elle fût décidée à ne pas se plaire dans cet endroit, et à ne surtout pas copiner avec cette personne, Allie répondit à son geste. La poignée de main vigoureuse et fraîche d’Isabelle, énergique et délicate à la fois, l’étonna. Elle se décontracta un peu. Pendant une seconde, la directrice soutint son regard et Allie crut lire de la compassion dans ses yeux. Puis Isabelle se tourna vers ses parents avec un petit sourire et un haussement d’épaules contrit.

— Je suis désolée, mais la politique de la maison exige que les parents disent au revoir à leurs enfants ici. Quand les élèves passent cette porte, ils commencent une nouvelle vie et nous préférons qu’ils le fassent en toute indépendance.

Elle ajouta à l’intention d’Allie :

— As-tu beaucoup de sacs ? J’espère que nous pourrons les porter à nous deux. Le personnel est occupé en ce moment et j’ai peur qu’il nous faille nous débrouiller par nous-mêmes.

Allie ouvrit la bouche pour la première fois :

— Je n’ai pas grand-chose.

C’était la vérité. L’établissement fournissait presquetout le nécessaire et ne tolérait quasiment rien, si bien qu’au bout du compte, elle n’avait apporté que deux sacs de taille moyenne principalement remplis de livres et de cahiers. Son père les sortit du coffre. Isabelle souleva le plus gros avec une facilité déconcertante. Elle échangea encore quelques courtoisies avec M. et Mme Sheridan, puis elle s’écarta pour les laisser embrasser leur fille.

— Travaille dur et écris-nous un petit mot de temps en temps, dit son père.

Il conservait une attitude distante, mais sa mine était triste lorsqu’il la serra brièvement dans ses bras.

Sa mère, évitant de croiser son regard, lui lissa une mèche de cheveux sur le front.

— S’il te plaît, ne te braque pas contre cette école. Laisse-lui une chance. Et appelle si tu as besoin de nous.

Pendant une seconde, elle pressa fort Allie contre elle, puis elle relâcha son étreinte et marcha jusqu’à la voiture sans se retourner.

Allie resta immobile, les bras ballants, tandis que la voiture remontait la belle allée de gravier et tournait pour disparaître sous les arbres. Sentant ses yeux picoter, elle secoua la tête pour refouler ses larmes. Ensuite elle se pencha afin de ramasser son sac noir et fit face à Isabelle qui l’observait.

— C’est toujours difficile la première fois, affirma celle-ci d’une voix douce. Ça passe avec le temps, tu verras.

Sur ces mots, elle se dirigea d’un pas leste vers le perron.

— Prépare-toi à marcher, cria-t-elle. Tu ne vas pas tarder à t’apercevoir que les couloirs de ce bâtiment sont sans fin.

Sa voix s’assourdit quand elle franchit le seuil. Après un moment d’hésitation, Allie la suivit.

— Je te propose la visite guidée en chemin – le petit circuit, du moins…

Allie l’entendait à peine : bouche bée, elle contemplait le vaste hall d’entrée.

À l’intérieur, il faisait sombre et frais ; la vive lumière du jour était adoucie par une verrière colorée qui se déployait au-dessus de leurs têtes. Le plafond, soutenu par d’épaisses voûtes, culminait à au moins six mètres de hauteur. Le sol de pierre avait été poli par des milliers de pieds au fil des siècles. Des chandeliers hauts d’un bon mètre cinquante se dressaient comme des sentinelles dans chaque coin. Des tapisseries anciennes recouvraient certains murs, mais elle n’eut pas le temps de les regarder dans le détail : elle devait se dépêcher si elle ne voulait pas se laisser distancer par la directrice.

Depuis le hall elles empruntèrent un grand couloir revêtu d’un plancher sombre. Isabelle tourna dans la première pièce à leur droite. Là se trouvaient plus d’une douzaine de grandes tables en bois rondes, chacune entourée de huit chaises. Une énorme cheminée adossée à un mur dépassait la directrice de plusieurs dizaines de centimètres.

— Voici le réfectoire. Tu prendras tous tes repas ici.

Elle marqua une pause pour laisser le temps à Allie d’enregistrer cette information, puis elle retourna à grands pas dans le couloir.

Quelques mètres plus loin, du côté opposé au réfectoire, elle passa sous une autre porte cintrée, pénétrant dans une immense pièce presque vide avec un parquet ciré et un plafond presque aussi élevé que celui de l’entre. Sa cheminée gigantesque donnait à la directrice des proportions de lilliputienne par contraste, et d’énormes candélabres en métal tombaient du plafond, suspendus à des chaînes.

— Voici la grande galerie. Nous organisons des événements ici – des bals, des rassemblements, etc. –, expliqua Isabelle. Là, nous sommes dans la partie la plus ancienne du bâtiment. Elle remonte à une époque beaucoup plus lointaine que la façade. Cette pierre est encore plus vieille qu’elle n’en a l’air, figure-toi.

Elle pivota sur ses talons et sortit. Allie, légèrement essoufflée par l’effort, la suivait avec peine. Isabelle était étonnamment rapide. En tournant à gauche, elle désigna d’un geste vague une porte qui menait, dit-elle, au « foyer ». Puis elles arrivèrent au pied d’un grand escalier en bois équipé d’une rampe en acajou impressionnante. Les espadrilles de la directrice faisaient un bruit feutré tandis qu’elle montait les marches par petits bonds, en débitant à toute allure une série de détails et de chiffres sur l’histoire de l’édifice. Abasourdie, Allie tentait d’intégrer les renseignements au fur et à mesure. L’escalier datait de la Belle Époque… à moins que ce ne fût de l’ère victorienne ? Le réfectoire remontait à la Réforme… ou bien aux Tudor ? La plupart des salles de classe se situaient dans l’aile est, d’accord, mais qu’y avait-il dans l’aile ouest déjà ?

Après deux volées de marches, Isabelle tourna à gauche et emprunta un grand couloir. Tout au bout, un escalier plus étroit menait à un long corridor plongé dans l’obscurité, bordé d’une double rangée de portes en bois peintes en blanc.

— Nous sommes à l’étage des filles. Voyons, tu as la chambre 329…

Elle chercha à pas pressés le bon numéro, puis elle ouvrit la porte.

La pièce était sombre, plutôt exiguë, avec un simple lit à une place, une commode et un bureau en bois, ainsi qu’une penderie, le tout peint de la même nuance de blanc bien net. Isabelle la traversa et actionna un loquet qu’Allie n’avait pas remarqué, libérant le volet intérieur qui occultait une petite fenêtre en arc de cercle. Aussitôt la lumière dorée de l’après-midi illumina les lieux.

— Il ne reste plus qu’à l’aérer un peu, dit-elle gaiement en se dirigeant vers la porte. Tes uniformes sont dans la penderie. Tes parents nous ont communiqué ta taille mais si jamais quelque chose n’allait pas, n’hésite pas à le faire savoir. En principe, tu as tout ce qu’il te faut. Je te laisse défaire tes bagages. Le dîner est à sept heures, tu sais où se trouve le réfectoire. Ah, au fait… (Elle se retourna sur le seuil.) J’ai remarqué que tu avais eu des soucis en cours d’anglais récemment, alors je t’ai inscrite dans ma classe. C’est un séminaire en petit groupe. J’espère qu’il t’intéressera.

Noyée sous les informations, Allie acquiesça en silence. Comprenant qu’Isabelle attendait une réponse, elle finit par bredouiller :

— Ça… ça va aller.

Isabelle étudia sa nouvelle élève d’un air pensif, puis elle hocha la tête.

— Il y a une tonne de détails sur l’école et ton emploi du temps dans la pochette qui se trouve sur ton bureau.

Allie jeta un coup d’œil vers le meuble et se demanda comment elle avait pu louper jusqu’alors l’énorme enveloppe qui portait son nom.

— As-tu des questions avant que je m’enille ?

Elle s’apprêtait à répondre que non, puis elle changea d’avis. Elle regarda le bout de ses pieds et tira sur l’ourlet de son T-shirt d’un air indécis.

— Vous êtes la directrice, c’est bien ça ?

Isabelle hocha la tête, légèrement déconcertée.

— Alors pourquoi faites-vous… tout ça ? dit Allie en illustrant sa phrase d’un grand geste.

— Je ne te suis pas, avoua la directrice, déroutée. Pourquoi je fais quoi ?

Allie tenta de s’expliquer.

— Eh bien… m’accueillir en personne à la porte, me conduire jusqu’à ma chambre, me faire visiter le manoir…

Isabelle croisa les bras. Après une brève hésitation, elle répondit d’une voix douce :

— Allie, tes parents m’ont raconté beaucoup de choses à ton sujet. Je suis au courant pour ton frère et je suis sincèrement navrée. Je sais ce que c’est que de perdre un proche et je suis consciente qu’on peut facilement rester prisonnier de cette… horreur. Ça peut détruire une vie. Mais tu dois essayer de t’en sortir. Tu as beaucoup à offrir et mon travail consiste à t’aider à en prendre conscience. À t’aider à redevenir toi-même.

Elle posa la main sur la poignée de la porte. Allie compta en silence : trois inspirations, deux expirations.

— Je vais t’envoyer la déléguée pour qu’elle se présente et réponde à tes questions. Elle arrivera à six heures, donc tu devrais avoir le temps de ranger tes affaires avant le dîner. Les horaires des repas sont stricts ici – veille bien à être ponctuelle, s’il te plaît.

Sur ces mots, Isabelle sortit comme un courant d’air, avec sa vivacité habituelle, ce qui ne l’empêcha pas de fermer la porte délicatement derrière elle. Le loquet s’enclencha dans un discret clic.

Allie soupira.

Seule dans sa nouvelle chambre, elle avait enfin l’occasion de souffler un instant et de réfléchir. Pourquoi ses parents avaient-ils parlé de Christopher à Isabelle ? Ils avaient toujours considéré la disparition de leur fils comme une affaire de famille privée. Et ce lycée était vraiment étrange. Elle n’avait pas croisé un seul élève dans les couloirs sur tout le trajet. Le manoir paraissait désert. Pourquoi ?

« Bizarre… »

Elle souleva un sac et le posa sur le lit. Elle tira sur la fermeture Éclair, sortit ses affaires une à une et choisit des emplacements pour les ranger. Les livres allèrent sur la petite étagère à côté du bureau. Elle pensait mettre les vêtements dans la commode, mais en ouvrant les tiroirs elle s’aperçut que la plupart étaient déjà pleins de T-shirts, de shorts et de pulls blancs ou bleu marine avec l’écusson de Cimmeria imprimé sur le cœur.

Intriguée, elle ouvrit la penderie et y trouva des jupes, des chemises et des blazers dans le même style. En farfouillant dans le fond de l’armoire, ses doigts tombèrent sur une matière légère et vaporeuse. Elle dégagea les cintres et découvrit des robes délicates dans différentes teintes. Isabelle avait parlé de bals, mais elle avait omis de préciser que l’établissement fournissait les tenues de soirée. Allie examina à bout de bras une robe de velours bleu foncé, sans doute vintage, avec une jupe ample coupée au-dessous du genou et un décolleté en V sophistiqué brodé de perles.

Elle la fixa, stupéfaite. Que faisait ce type de vêtements dans sa penderie ?

Allie n’avait jamais participé à une vraie soirée dansante – ce n’était pas trop le genre de ses anciens lycées. L’idée de porter une robe hors de prix dans le cadre d’un bal solennel lui arracha un frisson de nervosité. Comment s’en sortirait-elle ? Elle ne savait pas du tout danser.

Elle caressa le tissu soyeux en tentant de s’imaginer en train de grignoter des petits-fours et de faire la conversation. Cette image la fit rire jaune.

« Non, ce n’est pas mon monde. »

Elle rentra les habits dans la penderie, referma la porte et s’installa à son petit bureau, face à la fenêtre. De là, elle avait une vue étendue sur le ciel bleu et les cimes vertes des arbres. La température fraîchissait ; l’air sentait bon l’été et la résine de pin. Elle ouvrit l’enveloppe et en extirpa une liasse de papiers. Isabelle ne plaisantait pas en parlant d’une « tonne de détails ».

Un plan du bâtiment situait les chambres par rapport aux salles de classe, au réfectoire et aux quartiers des professeurs. La deuxième feuille contenait son emploi du temps : anglais, histoire, biologie, maths, français – bref, la liste des suspects habituels.

Venait ensuite un mince classeur noir sur lequel était marqué : « Règlement intérieur ». Dedans, des pages et des pages noircies d’une écriture manuscrite au charme désuet. Avant qu’Allie ait pu commencer la lecture, quelqu’un frappa à la porte.

Une jolie fille dans un uniforme Cimmeria – chemise blanche à manches courtes et jupe plissée bleu marine au genou – apparut dans l’embrasure. Allie lui trouva l’air très sérieux. Ses cheveux lisses d’un blond filasse étaient coupés au carré à hauteur d’épaule, et elle portait des sandales roses Birkenstock. En notant que le vernis à ongles de ses orteils était assorti à ses chaussures, Allie fut vaguement gênée. Elle avait l’impression d’être un vrai garçon manqué à côté.

« À quand remonte la dernière fois où je me suis mis du vernis ? » s’interrogea-t-elle.

Elle eut le sentiment que la fille s’appliquait à ne pas la dévisager.

— Allie ? fit-elle d’une voix rauque qui tranchait avec son look.

Allie hocha la tête et se leva de son bureau.

— Je m’appelle Julie, je suis ta déléguée. Isabelle m’a demandé de venir te voir.

— Euh, merci.

Allie tirait nerveusement sur le bas de son T-shirt. Peut-être aurait-elle mieux fait de se changer ?

Il y eut un silence embarrassé. Julie haussa un sourcil d’un air interrogateur et tendit une nouvelle perche.

— Isabelle pensait que tu aurais peut-être des questions ?

Allie se creusa la cervelle en quête de questions intéressantes. En vain.

— Alors… on est obligés de mettre l’uniforme tous les jours ? Tout le temps ?

Julie acquiesça.

— Aussi bien à l’intérieur du manoir que dehors, dans le parc. Il y a un chapitre à ce sujet dans les papiers qu’Isabelle t’a donnés.

— Justement… je… je venais de commencer à y jeter un œil. (Allie se maudissait de trébucher sur les mots devant Julie, qui paraissait si pleine d’assurance.) Mais il y a tellement de trucs à lire.

— Oui, ça fait beaucoup à assimiler pour un premier jour, concéda la déléguée. Moi, j’ai eu de la chance. Mon frère était déjà ici quand je suis arrivée et il m’a aidée. Sinon, je crois que ç’aurait été horrible. De nombreux élèves ont un parent, un frère ou une sœur qui a été inscrit ici. Et toi ?

Allie secoua la tête de gauche à droite.

— Je n’avais jamais entendu parler de ce lycée avant le week-end dernier.

Julie eut du mal à cacher sa surprise.

— Bien, dit-elle après un temps d’arrêt, je te propose de visiter l’étage – même s’il n’y a pas grand-chose à voir, pour être honnête.

Alors qu’Allie s’avançait vers la porte, Julie la toisa des pieds à la tête.

— Pourquoi n’enfiles-tu pas ton uniforme d’abord, hein ? suggéra-t-elle.

Allie rougit en croisant les bras sur sa poitrine mais Julie l’ignora.

— Je t’attends dehors, dit-elle.

Puis elle sortit sans lui laisser la possibilité de répondre.

Sitôt la porte refermée, Allie se précipita sur la penderie, l’ouvrit brusquement et y piocha une chemisette blanche et une jupe bleue impeccable, les mêmes que celles de Julie, qu’elle jeta sur son lit.

Est-ce que, par hasard, la déléguée ne se serait pas moquée de sa tenue, l’air de rien ? Elle qui était si… parfaite.

« Bien sûr qu’elle se foutait de moi, pensa Allie, amère. Ce serait bien le genre, avec son vernis impeccable. » D’un geste rageur elle délaça ses bottines, qu’elle balança sous le lit d’un coup de pied. « Et pas un cheveu qui dépasse… »

Elle retourna vers la penderie à la recherche d’une paire de chaussures convenable, mais elle ne dénicha que des oxfords noires fonctionnelles et des chaussettes blanches de petite fille modèle. Elle les passa en grimaçant.

« Je hais les filles parfaites. »

Elle étudia son reflet dans le miroir accroché à la porte. Son maquillage épais jurait maintenant – Julie ne s’était mis qu’une touche de gloss sur les lèvres, elle. Tant pis. Elle n’avait pas le temps d’y remédier pour l’instant.

Elle lissa ses cheveux avec les mains et rejoignit Julie dans le couloir. Celle-ci l’attendait, appuyée contre le mur.

— Voilà ! Maintenant tu ressembles à l’une des nôtres, dit-elle d’un ton approbateur.

Allie se demanda ce qu’elle entendait par là exactement.

Tandis qu’elles remontaient côte à côte le couloir étroit, Allie bouillait intérieurement.

— Cette partie correspond aux anciens quartiers des domestiques, expliqua Julie, indifférente au ressentiment de sa camarade. Le bâtiment a été agrandi au fil des siècles, il est donc beaucoup plus grand aujourd’hui qu’à l’époque. La salle de bains est là…, ajouta-t-elle en désignant vaguement la seule porte qui n’était pas numérotée. Tou le monde se la partage, alors je te conseille d’y aller soit très tôt, soit très tard, sinon attends-toi à faire la queue.

Elles prirent la direction de l’escalier. L’ambiance avait changé. Il y avait une certaine effervescence à présent ; des élèves en uniforme discutaient et plaisantaient un peu partout.

— J’imagine qu’Isabelle t’a déjà montré le réfectoire ? demanda Julie. Et elle t’a emmenée au foyer ?

Allie fit signe que non. La déléguée la précéda dans les marches.

— C’est la pièce la plus importante du bâtiment, déclara-t-elle. Nous y allons presque tous après les cours, sauf quand on fait nos devoirs.

— Vos devoirs ?

Julie regarda Allie, bouche bée. Il lui fallut quelques secondes pour se ressaisir.

— Ben oui, nos devoirs.

Elle ouvrit une porte au pied de l’escalier et elles pénétrèrent dans un espace confortable pourvu de canapés en cuir, avec des tapis d’Orient éparpillés au sol, un piano dans un coin ainsi que des étagères bourrées de livres et de jeux qui montaient du sol jusqu’au plafond. On y trouvait aussi des tables de jeu avec des échiquiers peints sur le dessus. L’endroit était désert, à l’exception d’un garçon assis au bout de la pièce. Il était en train de les observer par-dessus un livre usé et jauni. Il avait des cheveux sombres, lisses, une expression déterminée sur les lèvres et d’immenses yeux noirs frangés de longs cils fournis. Il était enfoncé dans un fauteuil profond, les pieds négligemment posés sur un échiquier. Lorsque leurs yeux se croisèrent, Allie eut l’impression étrange qu’il savait déjà qui elle était. Il ne sourit pas, ne prononça pas un traître mot, se contentant seulement de la dévisager. Après un moment qui lui parut interminable, Allie finit par reporter son attention sur Julie. Cette dernière la regardait avec l’air d’attendre quelque chose.

« Dis un truc ! »

— Il n’y a… euh… pas de télé ? Ni de… chaîne ?

Allie crut entendre un ricanement étouffé en provenance du fauteuil, mais elle refusa de se laisser distraire de nouveau par le garçon.

Une fois encore, la consternation se peignit sur le visage de Julie ; on aurait dit qu’elle lui avait demandé comment s’appelait le globe doré et brillant dans le ciel.

— Non, répliqua-t-elle d’un ton sévère. Pas de télé, pas d’Internet, pas d’iPod, pas d’ordinateurs ni de téléphones portables… Aucun appareil du XXIe siècle. Tes parents t’avaient prévenue à ce sujet, non ?

À mesure que Julie détaillait la liste des objets non autorisés, le cœur d’Allie se serrait. En réponse à sa question, elle secoua la tête en silence. Étonnée, la déléguée poursuivit ses explications.

— Ici, on attend des élèves qu’ils apprennent à se divertir grâce à des activités plus traditionnelles. La conversation et la lecture, par exemple. Fais-moi confiance, tu seras tellement noyée sous les devoirs que tu n’auras même pas le temps de regretter la télé de toute façon. Toutes les informations sont dans la pochette, conclut-elle en pivotant sur ses talons pour sortir.

« Cette saleté de pochette. Ça va me prendre la nuit entière pour la lire, tout ça pouonnaître encore plus de détails déprimants sur cette foutue école. »

Sans un regard en arrière pour le mystérieux lecteur, elle suivit la déléguée dans le couloir. Julie effleura une porte du bout des doigts sur leur passage.

— Là, c’est la bibliothèque – tu en connaîtras les moindres recoins par cœur d’ici peu.

Elles traversèrent le hall principal et Julie poussa une lourde porte qui donnait sur l’aile est de la bâtisse.

— Voici les classes. C’est plus facile de s’y retrouver avec les numéros au début. Sur ton emploi du temps, tu verras que toutes les heures correspondent à un numéro de salle. Avec l’habitude, on finit par les associer aux profs qui donnent cours dedans, mais puisqu’ils ne mettent pas leur nom sur la porte, ça ne te sera pas d’une grande utilité. Les numéros 1 à 20 se trouvent au rez-de-chaussée, les 100 à 120 au premier étage, et tout ce qui est au-dessus est interdit d’accès pour toi.

Allie prit un air étonné, mais Julie ne lui laissa pas le temps de poser des questions.

— Bon, il te reste une vingtaine de minutes avant de descendre dîner. Je te conseille de lire les documents qui sont dans la grande enveloppe au plus vite. C’est vraiment important. Sinon tu risques d’être complètement paumée demain. À propos, tes profs te donneront tes livres en cours, donc inutile d’apporter autre chose que du papier et des stylos. Normalement il y en a plein dans ton bureau.

Elles étaient déjà de retour au pied de l’escalier, et ne tardèrent pas à atteindre le palier de l’étage des filles.

— Je suis dans la chambre 335 si tu as besoin de moi, mais n’importe qui t’aidera si tu te perds, d’accord ?

Julie agita la main en guise d’au revoir et s’éloigna dans le couloir tandis qu’Allie rentrait dans sa chambre.

Elle se rassit à son bureau et commença par mettre le drôle de règlement intérieur de côté pour plus tard. Elle parcourut la pile de papiers sur son bureau et essaya de se concentrer sur un livret d’instructions consacré aux cours. (On y lisait des choses comme : « Les élèves doivent être assis à leur place avant que le professeur ne commence la classe. ») Mais ses pensées vagabondaient du côté du foyer où elle avait aperçu ce garçon installé dans un fauteuil club. Elle fouilla dans ses souvenirs à la recherche d’une rencontre passée mais non, ce visage n’était archivé nulle part dans sa mémoire. Pourtant, lui paraissait clairement la reconnaître ou, au minimum, savoir qui elle était. Elle fit tourner son stylo entre ses doigts en se remémorant son regard sombre et insistant.

Alors qu’elle entamait la lecture d’une nouvelle page, elle consulta sa montre. « Merde ! Sept heures moins une. » Les vingt minutes s’étaient déjà écoulées. Le dîner allait commencer.

Elle se rua dans le couloir et faillit percuter une blonde aux cheveux courts qui courait tête baissée.

— Fais gaffe ! hurla celle-ci sans ralentir l’allure.

Allie lui emboîta le pas.

— Désolée ! Je ne t’avais pas vue.

La fille ne lui accorda pas un regard et elles dévalèrent l’escalier l’une derrière l’autre pour s’arrêter net à l’entrée du réfectoire au même instant. Sans échanger un mot, elles franchirent la porte en feignant la dUontraction, comme si elles avaient discuté tranquillement ensemble sur le trajet. La blonde tourna la tête et lui adressa un petit clin d’œil complice avant de s’asseoir à sa table habituelle, sans doute, à en juger par la façon dont elle y fut accueillie.

La pièce semblait très différente maintenant du moment où Allie était passée en coup de vent avec Isabelle. Des bougies brillaient sur les tables couvertes de nappes blanches ; des assiettes aux couleurs de l’école et des verres en cristal scintillaient devant chaque chaise. Repérant une place libre, Allie s’y glissa et, comme si quelqu’un avait subitement coupé le son, la conversation à la table mourut aussitôt. Sept paires d’yeux se braquèrent sur elle avec curiosité.

— Ça ne vous dérange pas si je… euh… m’assieds ici ?

Elle regarda nerveusement autour d’elle. Personne ne lui avait encore répondu quand la porte de la cuisine s’ouvrit en grand pour laisser passer du personnel de service, tout de noir vêtu et chargé de plateaux. Un pichet d’eau en verre transparent atterrit à côté du coude d’Allie. Tout à coup, elle se sentit assoiffée. Elle avait envie de se jeter sur la carafe pour remplir son verre, mais elle n’osa pas. Elle épia les gestes des autres en guettant le signal, mais personne ne bougeait.

— On t’en prie.

En suivant le son de la voix masculine, marquée par un fort accent français, elle découvrit à sa gauche un garçon qui l’observait. Il avait la peau mate, des cheveux bruns épais et des yeux bleus divins.

— Pardon ?

— Tu peux t’asseoir là, on t’en prie.

Elle lui adressa un sourire reconnaissant.

— Merci.

Lorsqu’il lui retourna son sourire, elle crut qu’elle allait se liquéfier sur le parquet. Il était magnifique.

— De rien. Aurais-tu la gentillesse de me passer l’eau ?

Elle lui tendit le pichet et constata avec un immense soulagement qu’il remplissait son verre à elle avant de se tourner vers le sien. Elle en but la moitié à toute vitesse puis, comme il lui présentait le plat – du bœuf aux pommes de terre –, elle se servit. Le silence s’installa de nouveau tandis qu’elle guignait son voisin de table.

Elle s’éclaircit la voix et se lança.

— Je m’appelle Allie.

Elle eut la curieuse impression qu’il était déjà au courant.

— Moi, c’est Sylvain. Bienvenue à Cimmeria.

— Merci, répondit-elle, soudain contente d’être là.

Le repas était succulent. Elle n’avait rien mangé depuis le petit déjeuner sinistre pris en famille, et à présent, elle dévorait avec voracité. Au moment où elle enfournait un dernier morceau de pomme de terre, cependant, elle leva les yeux et s’aperçut que tout le monde la dévisageait. Le bout de patate se coinça dans sa bouche et elle le mâcha avec effort avant de tendre la main vers son verre d’eau pour le faire couler – malheureusement, il était vide.

Avec calme et aisance, Sylvain prit son verre et le lui remplit. Une expression compatissante se lisait sur ses traits et ses beaux yeux clairs brillaient à la lueur des bougies. Pendant qu’Allie cherchait quelque chose d’intéressant à dire, une vox abrupte interrompit le fil de ses pensées.

— Tu es de Londres.

Elle émanait d’une fille rousse assise de l’autre côté de la table.

— Oui. Comment le… ?

— On nous a prévenus qu’une nouvelle allait arriver. Tu es Allie Sheridan, ajouta-t-elle d’un ton détaché, comme si elle débitait le bulletin météo de la journée.

— Ouais, il paraît, répondit Allie, sur la défensive. Et toi, qui es-tu ?

— Katie.

Personne d’autre ne profita de l’occasion pour se présenter.

Allie ne savait pas où se fourrer. Mal à l’aise sous les feux croisés de leurs regards, elle éprouva le besoin de combler les blancs de la discussion. Mais faire la conversation n’avait jamais été son fort.

— Cette école est… immense, hésita-t-elle. Le bâtiment est un peu effrayant.

— Ah bon ? s’étonna Katie. Moi, je le trouve beau. Toute ma famille a fait ses études ici. Tes parents sont des anciens élèves ?

Surprise de voir Allie secouer la tête, Katie haussa un sourcil parfaitement dessiné. De chaque côté d’elle, des filles se mirent à faire des messes basses.

— C’est bizarre.

— Pourquoi ? demanda Allie.

— La plupart des élèves inscrits ici ont hérité la place de leurs parents, en quelque sorte. C’est mon cas et celui de Sylvain. De Jo aussi.

Allie nageait dans la confusion.

— Qui est Jo ?

— Eh bien… la fille avec qui tu es arrivée, répondit Katie, légèrement déconcertée.

— Mademoiselle Sheridan ! tonna une voix de stentor.

Katie se tut et Allie se retourna sur sa chaise pour voir qui l’interpellait ainsi. Un homme atteint de calvitie, qui devait avoir à peu près l’âge de son père, se tenait juste derrière elle, avec le port de tête rigide et fier du militaire malgré son costume défraîchi. Il était très grand – il mesurait largement plus d’un mètre quatre-vingts. Allie redressa le buste. Dans la salle, on entendait les mouches voler.

— Quelqu’un vous a-t-il expliqué le règlement de Cimmeria à l’égard des repas ? demanda-t-il en la toisant avec mépris.

— Oui, répondit-elle de cette petite voix tremblotante qui avait toujours le don de l’énerver.

— Les élèves doivent se trouver dans cette pièce avant le début de chaque repas. Vous étiez un peu juste ce soir. Tout comme vous, mademoiselle Arringford. (Il pivota sur ses talons et pointa un index accusateur sur Jo, qui lui retourna son regard sans ciller.) Que cela ne se reproduise plus. Nouvelle ou pas, mademoiselle Sheridan, au prochain retard, vous écoperez d’une retenue.

Là-dessus, il s’éloigna à grands pas en faisant claquer ses talons. Allie fixait son assiette vide. Elle sentait des dizaines de paires d’yeux rivées sur elle. La colère enflamma brusquement ses joues. Elle n’avait que deux secondes de retard. Était-ce une raison pour l’humilier devant tout le lycée ?

Elle n’en revenait pas. Elle venait à peine d’iver et déjà elle s’attirait des ennuis.

En jetant un coup d’œil en coin à la table voisine, elle croisa le regard de Jo. Un sourire insolent sur les lèvres, celle-ci lui fit un autre clin d’œil avant de reprendre ses bavardages et ses plaisanteries comme si de rien n’était. Allie vit un garçon lui caresser le bras ; Jo posa la tête sur son épaule un bref instant en souriant à ses cajoleries.

Allie se sentait à la fois mieux et terriblement mal.

À sa table, les autres discutaient entre eux avec animation en l’ignorant superbement. À l’exception de Sylvain qui avait l’air préoccupé.

— Qui était-ce ? lui demanda-t-elle en tortillant sa serviette de table en lin, l’air faussement désinvolte.

— M. Zelazny, répondit-il. Le prof d’histoire. Il se prend très au sérieux, comme tu as pu le constater. Il considère qu’il est de son devoir de faire régner l’ordre à l’école. J’aimerais te rassurer et te dire que tu n’as pas de souci à te faire mais, en réalité, il vaut mieux être dans ses petits papiers. Il peut te rendre la vie… compliquée. Si j’étais toi, j’arriverais en avance à tous les repas, au moins pour quelques jours. Il va te surveiller de près.

— Génial, soupira Allie d’un ton résigné.

« C’est bien ma veine », pensa-t-elle.

Tout autour d’eux, des élèves commençaient à se lever pour quitter le réfectoire en petits groupes. Allie remarqua qu’ils laissaient leurs assiettes et leurs verres sur les tables.

— Ils partent sans débarrasser ? s’exclama-t-elle, surprise.

Katie et sa bande gloussèrent.

— Évidemment, lâcha Katie. Il y a du personnel pour ça.

Allie chercha du soutien auprès de Sylvain, mais lorsqu’elle tourna la tête, elle constata que son siège était vide. Il était déjà parti. Lassée des ricanements et des chuchotis qui fusaient autour d’elle, elle décida qu’elle avait eu sa dose d’humiliations pour la journée. Alors elle écarta sa chaise sans un mot et prit la file en direction de la porte.

Fatiguée, démoralisée, elle aurait donné n’importe quoi à ce moment-là pour rentrer chez elle. Elle se serait enfermée dans sa chambre et aurait écouté son lecteur MP3 tout en envoyant des textos à Mark et à Harry pour leur décrire les énergumènes qu’elle venait de rencontrer. Comme sa maison lui semblait loin maintenant de l’univers archaïque et décalé de Cimmeria, où la technologie n’existait pas et où les jeunes pensionnaires étaient trop délicats pour ramasser leurs assiettes et les porter eux-mêmes à la cuisine.

Dans le couloir, le flot des élèves se divisait en plusieurs directions différentes. Certains allaient dehors, d’autres au foyer, d’autres encore à la bibliothèque. Ils déambulaient entre amis, en papotant et en riant.

Seule Allie prit le chemin de l’escalier.

Elle monta vingt-quatre marches pour atteindre le premier palier, puis vingt de plus pour rejoindre l’étage des filles, et en dix-sept enjambées elle fut de retour dans sa chambre.

Quelqu’un était passé pendant le dîner. La fenêtre avait été refermée, quoique le volet fût resté ouvert, le lit couvert de draps blancs impeccables et d’une couette moelleuse de la même couleur. Une couvertubleu foncé soigneusement pliée apparaissait au pied du lit. Les vêtements qu’elle avait jetés par terre avaient disparu, remplacés par une paire de chaussons blancs douillets. Deux serviettes, blanches elles aussi, étaient posées sur la chaise avec un pain de savon dessus. Sur son bureau, les papiers avaient été réunis et formaient un rectangle parfait.

« Il y a un obsédé du rangement dans le coin », se dit-elle.

Elle se débarrassa de ses chaussures d’un coup de pied, prit les documents et se jeta en travers du lit. Elle n’en avait lu que la moitié quand la lumière du soir commença à décliner dans le ciel.

Elle consulta son emploi du temps en bâillant. Puis elle jeta l’éponge.

Les pieds enfoncés dans les chaussons tout doux, elle attrapa sa brosse à dents et se dirigea vers la salle de bains. Elle ne put s’empêcher d’éprouver une légère appréhension en ouvrant la porte, mais la pièce était vide. Pendant qu’elle se brossait les dents, elle étudia son reflet dans le miroir. Elle avait l’impression d’avoir pris un sacré coup de vieux en l’espace d’une semaine. D’ailleurs, elle se sentait plus vieille.

De retour dans sa chambre, elle ferma le volet et se glissa dans son lit. Quand elle éteignit la lumière, la pièce fut brutalement plongée dans l’obscurité totale. Il faisait beaucoup trop noir à son goût. Elle chercha à tâtons sa lampe de bureau et se dépêcha ensuite de trouver l’interrupteur, renversant son réveil dans l’opération. Ensuite elle sauta de son lit et rouvrit fébrilement le volet.

Les derniers rayons du jour emplirent la chambre d’une douce lueur.

C’était mieux.

Elle éteignit de nouveau et s’allongea. Immobile, elle contempla les derniers feux du soleil et les étoiles qui clignotaient. Cent quarante-sept inspirations plus tard, elle dormait.

 Allie, cours !
Le cri avait jailli de l’obscurité, loin devant elle. Allie se demanda pourquoi on lui hurlait une chose pareille alors qu’elle courait déjà ventre à terre. Ses cheveux flottaient au vent. Elle ne discernait que vaguement les contours des arbres, mais elle sentait leurs branches s’accrocher à ses vêtements et lui griffer la peau. La forêt était truffée d’obstacles et elle savait que tôt ou tard elle tomberait. On ne peut pas courir bien longtemps à travers bois dans le noir. C’est impossible.
Des bruits de pas s’élevèrent soudain juste derrière elle. Elle perçut du mouvement et sentit un léger courant d’air, comme si…
Elle poussa un cri. Des doigts durs s’enfonçaient dans son épaule gauche. Elle tenta tant bien que mal de repousser l’inconnu en agitant les bras et en donnant de grands coups au hasard.
Un rire méprisant éclata. Allie sentit ses pieds quitter le sol et elle se mit à hurler. Elle était emportée par des mains invisibles.

Elle ouvrit les yeux et se redressa brusquement. Ne reconnaissant pas la chambre tout de suite, elle se demanda où elle était. Apeurée, elle se blottit dans un coin dt, dos au mur, ses bras enserrant ses genoux dans un geste protecteur.

Puis elle se souvint. « Ah oui. Cimmeria. »

Encore ce rêve. Allie faisait régulièrement le même cauchemar depuis plusieurs semaines. Chaque fois elle se réveillait en sueur.

La pièce était toujours plongée dans la pénombre – le réveil indiquait minuit et demi passé. À présent, elle se sentait parfaitement réveillée et angoissée, quoiqu’un peu groggy, comme si rien de ce qu’elle voyait n’existait pour de bon.

Elle s’extirpa de son lit avec difficulté et s’appuya sur le bureau pour regarder dehors. La lune jetait une lueur bleutée irréelle sur le monde. Elle grimpa sur le bureau et ouvrit la fenêtre. Rafraîchie par une douce brise, elle contempla l’obscurité, le menton posé sur les avant-bras. Elle écouta les oiseaux nocturnes en respirant le bon air à pleins poumons. Elle adorait cette odeur, un mélange d’aiguilles de pin et de terreau – elle la trouvait si réconfortante.

Soudain Allie entendit des bruits de pas. Ils semblaient provenir… du toit ? Comment était-ce possible ?

Elle se pencha pour regarder par la fenêtre. Oui, elle aurait juré voir une ombre bouger furtivement là-haut. Elle resta immobile un instant, à l’affût – étaient-ce des murmures qu’elle percevait, tout bas ?

Elle referma la vitre, testa la poignée pour s’assurer que personne ne pourrait s’introduire dans sa chambre à son insu, puis elle se glissa de nouveau dans son lit.

Quelques minutes plus tard, elle dormait à poings fermés.

Night School
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