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VINGT-QUATRE

Le jour se levait sur les terres de la Lectica, révélant dans des nuances douces de roux, de verts et de jaunes le patchwork brumeux du bocage sans fin. Ce vaste territoire était le jardin nourricier de Géréon, la plus productive de toutes ses provinces agricoles. Au loin, comme une marque bleue sur le fond de l’horizon, se dressait la chaîne de montagnes centrale, un massif couronné de nuages. Si loin et pourtant en vue.

Le ciel de l’aube était vitreux, et lamé de nuages étirés comme des torsades de coton ; Rawne les observait, allongé sur le ventre dans l’herbe longue. On pouvait trouver à chacun d’eux une forme bien précise. Là, une femme à cheval. Là, un larisel. Celui-là était un oiseau, ou peut-être une paire d’yeux plissés. Celui-là, une main qui tenait un couteau.

Il devenait fou. Il le savait maintenant. Il se retourna sur le dos et ferma les yeux pour ne plus voir. La lumière du jour fragile tombait sur son visage sale, et paraissait déjà chaude après les jours passés dans la Niht sans soleil.

Ils étaient tous malades, tous, sans exception. Certains, comme Feygor, étaient physiquement infectés, d’autres émotionnellement perturbées, comme Curth. Les médecins et les prêtres les avaient prévenus, avant qu’ils n’eussent embarqué, mais un avertissement n’était jamais qu’un avertissement. Jamais rien n’aurait pu les préparer à cette réalité.

Rawne voyait des symboles partout où il regardait. Le fait de savoir que cela était l’effet de la contamination sur son esprit ne lui rendait pas les choses plus faciles. Il voyait des images dans les nuages, dans les feuilles, dans les ombres, dans l’herbe, dans la forme des pierres. Chacune était bien spécifique et pouvait recevoir un nom. Chacune avait un sens.

Même maintenant, les paupières fermées, il voyait des taches composer des formes sur ce fond rouge. Une anguille, un ploin. Une femme aux seins généreux. La marque de Cirk…

Il rouvrit les yeux.

Partout, il voyait le symbole obscène que Cirk portait sur la joue. Là, il était là à nouveau, dans cette touffe d’herbe. Là, dans l’argile grise séchée sur la coque de son godillot. Là, dans les lignes de sa main, dans les enroulements sur la pulpe de ses doigts.

— Rawne !

Il releva la tête.

— Quoi ?

Gaunt l’appelait. Rawne se mit debout et alla rejoindre les autres. La façon dont ils étaient groupés autour de Gaunt reproduisait la forme de cette marque. Il n’en manquait qu’une branche, et en s’approchant au milieu des autres, il allait la compléter.

Depuis le premier rai de lumière que Bonin avait trouvé, il avait fallu encore une journée complète de marche pour arriver jusqu’ici, à la frontière entre l’Inex et les terres centrales. Leur route les avait menés au travers d’une végétation misérable, dans des ravines de terre sèche où les herbes leur poussaient jusqu’à la taille. Ils avaient suivi la lumière, la promesse d’un jour véritable qui se profilait derrière les arbres plus épars.

Était alors venue l’ascension, depuis le fond de la cuvette qu’était l’Inex, sur des pentes désolées, parsemées de taillis et de pierres qui se décrochaient sous leurs pas. Les arbres y étaient nus et morts, comme des bois de cerf desséchés et pointus surgis du sol escarpé. Ils virent des grox émaciés et d’autres espèces de bétail revenues à la vie sauvage, qui de toute évidence s’étaient enfuis des terres adjacentes et paissaient désormais les bruyères de ce sol siliceux. Ils en abattirent un et firent un bon dîner, le meilleur de ceux qu’ils avaient pris jusqu’ici sur Géréon.

Derrière les étendues de bruyère, le sol se couvrit d’herbe et ils pénétrèrent dans la forêt frontalière qui bordait la limite occidentale de l’Inex. Gaunt constata à quel point Eszrah ap Niht était devenu nerveux. Il ne cessait de s’arrêter pour renifler ce nouvel air, et se laissait parfois distancer lorsqu’il levait trop longtemps la tête vers le ciel en clignant des yeux.

— Il ne l’a jamais vu, conjectura Mkoll.

— Je pense aussi, dit Gaunt.

— Et il n’arrête pas de pleurer, ajouta MkVenner.

— C’est seulement à cause de la lumière, diagnostiqua Curth. Il n’y est pas habitué. Elle lui irrite les yeux.

Varl fouilla dans son sac à dos et en sortit ses chères lunettes de soleil, qu’il aimait porter en permission pour se donner un genre. Le Trône seul savait pour quelle raison il les avait emmenées.

Il les offrit à Eszrah.

— Tiens, lui dit-il. Prends-les. Elles sont à toi, mon pote.

Le partisan fut déconcerté et essaya plusieurs fois de les rendre à Varl, jusqu’à ce que MkVenner lui expliquât comment les mettre. Un sourire étrange passa sur le visage d’Ezra la Nuit. Plus que jamais, avec ses yeux masqués par les deux verres noirs, il ressemblait à un insecte.

— Ven, dites-lui qu’il peut repartir maintenant. Il peut repartir et rejoindre les siens. Prenez soin de bien le remercier de ma part. Il en a fait plus pour nous que je n’aurais pu lui en demander.

MkVenner revint quelques minutes plus tard.

— Il ne veut pas partir, commissaire.

— Et pourquoi ça ? demanda Gaunt. MkVenner se racla la gorge.

— Parce qu’il est à vous, commissaire.

— Quoi ?

— Il vous appartient.

Gaunt alla parler à Eszrah lui-même. MkVenner dut se joindre à eux pour l’aider, mais le Somnambule se montra catégorique. En échange des efforts de Gaunt et de son équipe pour défendre le camp des partisans, Cynhed ap Niht leur avait offert un de ses fils. Les partisans semblaient être du genre à tout prendre très au pied de la lettre : quand Gaunt leur avait demandé un guide pour les mener au travers de l’Inex, Cynhed avait compris qu’il réclamait la propriété permanente d’un Somnambule. Rien d’étonnant à ce qu’il eut d’abord refusé.

Mais le père d’Eszrah s’était senti tenu de payer sa dette après la bataille contre Uexkull et son escouade d’assassins. Il leur avait donné le guide qu’ils réclamaient, littéralement donné un de ses fils. Pour toujours. En geste de remerciement.

— Tu peux repartir, dit Gaunt à Eszrah. Tu as fait tout ce que je te demandais. Retourne auprès de ton père.

MkVenner traduisit. Eszrah fronça les sourcils et questionna encore MkVenner.

— Pars, s’il te plaît, dit Gaunt.

Eszrah fit mine de vouloir rendre les lunettes.

— Il peut les garder, dit Varl.

Ils laissèrent Eszrah ap Niht à la lisière de la forêt, les regarder partir sans lui.

Mais il les suivit, à distance.

— Il ne veut pas partir, dit Mkoll.

— Ven, retournez lui parler, dit Gaunt. Faites-lui comprendre.

Quand MkVenner revint, Ezra la Nuit était avec lui et arborait ses lunettes de soleil comme un trophée.

— Il veut rien savoir, commissaire. Ça doit être la règle dans leur culture. C’est une question d’honneur, son père lui a dit d’aller avec vous et de vous guider, et c’est ce qu’il va faire. Si possible pour le restant de sa vie. Ne lui demandez plus de partir, il est jamais venu aussi loin et il est pas entièrement sûr de la route du retour. En plus, lui demander de partir, ce serait comme lui demander de désobéir aux ordres de son père. Il aime son père, commissaire, et il lui a fait une promesse. Vous ne devriez pas lui demander de briser sa parole.

Gaunt hocha la tête. Il se tourna vers Eszrah et lui tendit la main. Eszrah ap Niht la lui prit doucement.

— Tu es des nôtres maintenant, dit Gaunt. Eszrah sembla comprendre. Il sourit.

Ce fut un étrange moment de fraternité, dont Gaunt se souviendrait pour le restant de sa vie.

Ainsi, à l’aube, près de l’orée de la forêt, Gaunt rassembla son équipe fourbue autour de lui. Au loin, le bocage tranquille les appelait. Il savait que cette tranquillité n’était qu’illusoire ; les briefings affirmaient que la région centrale était le territoire ennemi le mieux tenu de Géréon.

Et l’endroit où ils localiseraient leur cible.

— Nous avons besoin d’une bonne nuit de repos, de nourriture et de provisions, amorça Gaunt.

— Il y a un village à environ trois kilomètres au nord-ouest, dit Mkoll. Il a l’air d’être désert.

— Nous allons commencer par là. Plus important encore, nous devons déterminer où nous sommes exactement. Cirk ?

Elle haussa les épaules.

— Lectica, la partie est. À part ça, aucune idée.

— Monsieur Landerson ? sollicita Gaunt.

— Cette ville au loin, ça pourrait être Hedgerton. Mais ça pourrait aussi être une demi-douzaine d’autres villes. Désolé.

— Allons voir le village, décida Gaunt.

Ce village n’était guère plus qu’un groupement de fermes abandonnées, autour de l’atelier d’un maréchal-ferrant, d’un silo à grain et d’un petit templum. Toute la bourgade était envahie par la végétation, les fenêtres étaient brisées, et les mauvaises herbes pullulaient autour des pas-de-porte.

Ils approchèrent avec précaution dans le jour tiède où bourdonnaient quelques insectes. Les éclaireurs se séparèrent pour cerner l’endroit. Aucun signe de vie. Le hameau avait été évacué des mois plus tôt, probablement à l’époque de l’invasion, et personne ne l’avait visité depuis.

Ils se dispersèrent pour fouiller quelques-unes des habitations, récupérèrent quelques denrées sèches, de la viande salée et des bocaux de légume en conserve laissés dans les placards. Beltayn tomba sur un vieux fusil à cartouches et des lampes à kérosène. Dans une chambre, à l’étage d’une des fermes, Curth découvrit une poupée dans un petit lit vide. Cela la fit pleurer une nouvelle fois. Elle jura et enragea contre cette faiblesse que la contagion du Chaos avait fait naître en elle. Criid la trouva et essaya de la calmer. Puis elle vit le petit lit vide, et ce fut à son tour de pleurer. Ce fut une bénédiction pour Curth, qui se força à maîtriser ses émotions pour pouvoir la réconforter.

Feygor et Varl fouillèrent une autre maison. Dès qu’ils y entrèrent, Feygor repéra un vieux lit au matelas fourré de paille et s’y allongea.

Quand Varl revint à sa recherche, Feygor dormait à poings fermés. Varl s’assit à l’autre bout du lit et veilla sur lui.

Rawne poussa jusqu’à la ferme suivante et trouva une table où le couvert était mis. Six places, des assiettes, de l’argenterie. Une masse charbonneuse collait au fond de la marmite sur le fourneau froid. Le repas avait été abandonné à la hâte.

Rawne s’assit à la tête de la table. La disposition des places lui rappelait celle dans un bateau à rames. Il voyait aussi la forme d’un soleil levant. Il tendit le bras et poussa plusieurs assiettes, puis il réarrangea certains couverts.

C’était mieux. Maintenant, ils reproduisaient la marque sur la joue de Cirk.

Dans l’atelier du maréchal-ferrant, Larkin et Bonin trouvèrent un réservoir de prométhéum à moitié vide, qui avait servi à alimenter la forge.

— Va chercher Brostin, dit Bonin.

Celui-ci apparut quelques instants plus tard, et avec un ricanement de satisfaction, il commença à remplir son réservoir.

Son oreillette émit un bip.

— Ici un, répondit Gaunt.

— Mkoll. Venez voir au templum, commissaire. Amenez Landerson avec vous.

Gaunt et Landerson pénétrèrent dans la pénombre du templum. Comme toutes les constructions de cette petite communauté fermière isolée, ce n’était guère qu’une bâtisse en bois. Le soleil filtrait entre les planches des murs et éclairait les volutes de poussière que les visiteurs soulevaient. Les chaises de bois étaient alignées en rangs et tournées d’un côté de la petite nef, vers l’aquila de bronze suspendu au-dessus de l’autel. Gaunt s’avança et fléchit un genou devant lui. Il fit le signe de l’aigle et commença à murmurer la Renonciation à la Ruine.

Il y avait de bonnes chances pour que ce fût là le dernier temple impérial de la planète qui n’avait pas été désacralisé.

Gaunt ferma les yeux. Ces quelques dernières nuits, il s’était remis à rêver, pour la première fois depuis son arrivée sur Géréon. Ces rêves récents avaient été très imagés. Ils lui revenaient à l’esprit ; Sabbatine l’invitait toujours à le suivre, bien que parfois, elle ressemblât à Cirk. Cela lui était égal. Tant que la beati était avec lui, peu importait l’aspect dont elle se parait.

Mais quelques absences notables étaient à déplorer dans ces rêves revenus. Certains amis perdus ne venaient plus le visiter dans son sommeil. Slaydo était toujours là, bien que sous une forme estompée et transparente. Gaunt avait aussi vu Zweil, et le vieux prêtre riait. Mais il n’y avait eu aucun signe de Bragg, ni de Vamberfeld. Et Gaunt ne se rappelait plus à quand remontait la dernière fois qu’il avait vu le visage de Corbec.

Pire que tout, Milo ne lui était toujours pas apparu. Gaunt ne l’avait toujours pas vu dans ses rêves depuis qu’ils avaient quitté Herodor. Mais il y avait toujours ce hurlement, et cela le mettait mal à l’aise. Celui de l’homme qui hurlait dans le vide. Qui était-ce ? Il était presque certain de connaître cette voix…

Ibram Gaunt prenait ses rêves très au sérieux. Il les considérait comme le seul canal par lequel l’Empereur-Dieu pouvait faire comprendre aux hommes quels étaient Ses desseins. Gaunt n’avait pas toujours pensé de la sorte, mais les visions qui les avaient amenés sur Herodor, lui et ses Fantômes, avaient été si justes qu’il considérait désormais chaque songe comme un message.

Et il se réjouissait que ses rêves fussent enfin revenus, aussi troublants fussent-ils.

— Commissaire ?

Mkoll voulait lui montrer le livre massif qu’il feuilletait.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Les archives de la paroisse, commissaire. Regardez. Il ouvrit le livre à l’une des pages poussiéreuses et parcourut de son doigt sale les inscriptions calligraphiées. Naissances et décès, mariages.

— C’est cela que vous vouliez me montrer ?

Mkoll referma la lourde couverture aux coins protégés par des équerres de cuivre, et rouvrit le volume à la page de titre.

— Vous voyez ?

— « Registre paroissial du village de Thawly », lut Gaunt. Landerson ?

Landerson accourut vers eux.

— Thawly. Vous connaissez ?

Landerson remua la tête.

— Non, désolé, commissaire. Je peux demander à Cirk…

— Laissez tomber ça, dit Mkoll, il y a autre chose.

Il déplia la page et l’étala. Il y avait un tracé des frontières de la paroisse. On distinguait Thawly, et les autres communes proches.

— Loué soit le grand Trône, dit Gaunt. Nous avons une carte.

Ils se rassemblèrent sous le porche du templum, et Gaunt leur montra la vieille carte.

— Monsieur Landerson avait raison. La ville qui se trouve ici est Hedgerton, et celle-ci est Leafering. Regardez. Nous avons réussi à nous localiser.

— Et donc, où est la cible ? demanda Rawne.

— Dans cette direction, juste en dehors de la carte, derrière Furgesh. Ici. Vous voyez ?

Rawne ne voyait que trop bien. Il voyait la façon dont leurs ombres dessinaient la forme d’une mante sur le seuil du porche.

Et il voyait la marque sur la joue de Gaunt, celle que le gantelet d’Uexkull avait creusée et que Gaunt avait refusé de se faire soigner. Une croûte s’était formée en surface désormais, mais sa forme ne laissait aucun doute. Le symbole distinctif du Chaos. Un stigmate comme celui que cette pin-up démoniaque de Cirk arborait si fièrement.

Gaunt avait été marqué.

— Il ne serait pas temps que vous nous mettiez au parfum sur votre mission, commissaire ? demandait Cirk.

— Bientôt, major. Très bientôt, répondit Gaunt. Regardez la carte, dites-moi ce que vous savez.

Landerson se pencha en avant.

— Hedgerton est trop petit. Tout ce que nous risquons d’y trouver, ce sont des glyfs et des excubiteurs. Leafering est une localité plus importante, et aux dernières nouvelles, je crois qu’il y avait toujours une cellule active là-bas. Major ?

— Landerson a raison, dit Cirk. Nous avons de bonnes chances de réussir à établir un contact à Leafering. Mais il y a une garnison là-bas. Des baraquements bien servis, avec un centre de transmission et beaucoup de troupes d’occupation. Sans parler des lycanthroïdes.

— Je peux m’occuper des lycanthroïdes, rétorqua Curth, ils ne me font pas peur.

Gaunt décida de ne pas mentionner le fait que Curth ne disposait plus du produit inhibiteur qui lui avait permis d’en tuer un.

— Un centre de transmission ? Vous êtes sûre ?

Cirk haussa les épaules.

— Sauf s’ils l’ont détruit eux-mêmes.

Gaunt sourit. Cela tordit la marque sur sa joue et la rendit encore plus obscène aux yeux de Rawne.

— Pas d’hésitation, ce sera Leafering, annonça Gaunt. Il marqua une pause. Varl, où est Feygor ?

— Je l’ai laissé dormir, commissaire, dit Varl.

— Très bien, dit Gaunt. Nous allons prendre exemple sur lui, passer une nuit décente et nous repartirons demain matin.

La nuit tomba sur le hameau, fraîche et noire. Les Fantômes s’étaient trouvé des lits dans les diverses demeures et dormaient plus profondément qu’ils ne l’avaient fait depuis leur descente sur la planète. Aucun ne trouvait à redire à l’odeur de moisi qui imprégnait les draps humides. En comparaison de la boue grise de l’Inex, ils se reposaient dans le luxe et l’opulence.

Eszrah ap Niht ne dormait pas. Il avait retiré ses lunettes de soleil et les avait soigneusement accrochées à sa ceinture. La nuit était un décor qu’il comprenait.

Il vit du mouvement dans la rue centrale du hameau. C’était l’homme qu’on appelait Rawne, qui se glissait entre les maisons, son couteau argenté à la main.

Eszrah glissa un carreau dans le canon de son arbalète.

Gaunt s’était choisi un lit à l’étage supérieur d’une petite masure. Les draps tachés de moisissure sentaient fort, il s’allongea donc par-dessus et dormit dans ses vêtements.

Il eut vaguement conscience que la porte de sa chambre s’était ouverte. Il releva la tête dans le noir, et vit une silhouette de femme encadrée par la lumière des étoiles qui tombait de la fenêtre.

— Ana ?

Elle ôta sa veste et la laissa tomber par terre. Puis elle s’assit à l’extrémité du lit et se déchaussa. Le reste de ses vêtements eut tôt fait de suivre.

— Ibram, murmura-t-elle. Il la prit dans ses bras et ils s’embrassèrent. Ils rirent tous en luttant pour le déshabiller.

— Ana…

— Chhhut… dit-elle.

Son crève-cœur à la main, Rawne monta dans le noir l’escalier de la petite masure. De l’étage lui parvenaient des bruits étouffés ; il grimpa les quelques marches suivantes. Il entendait à présent des cris orgasmiques traverser les fines cloisons de bois poli.

Le silence revint.

Rawne monta les dernières marches, aussi silencieux qu’une ombre, et ouvrit précautionneusement la porte de la chambre.

Il regarda à l’intérieur.

Gaunt et Cirk dormaient nus, lovés dans les bras de l’autre, leurs jambes entrelacées. Comme les deux silhouettes que Rawne avait vues dans les brumes de l’Inex.

Il ferma la porte et redescendit l’escalier. Son visage se retrouva soudain du mauvais côté de l’arbalète magnétique d’Eszrah ap Niht.

Rawne rangea sa dague.

— Va dormir, dit-il au partisan. Reste pas là.

Gaunt se réveilla en sursaut. Il était tôt et le ciel était encore noir. Il avait rêvé qu’il partageait son lit. Des souvenirs confus lui revinrent. Il tendit la main : les draps moisis étaient encore tièdes au toucher.

Quelqu’un avait dormi là avec lui. Lui revenait maintenant la sensation très nette de la caresse d’une peau. D’un désir pressant. De chaleur.

— Ana ? appela-t-il. Ana ?

Ils quittèrent Thawly alors que le soleil estompé et rouge se levait sur les champs. Un repos décent, et l’opportunité de rincer les treillis et les équipements à la pompe du village avaient allégé leur humeur. Même Feygor semblait aller un peu mieux ; quelques couleurs étaient revenues sur son visage.

Mkoll imposa une cadence de marche rapide. Ils suivirent la rue du village, jusqu’à rejoindre un chemin entre les parcelles, qui à son tour rejoignit une route de campagne. Ils ne virent personne pendant les deux premières heures du jour, mais alors que le soleil s’élevait, quelques transports se mirent à emprunter la route dans les deux sens ; ils la quittèrent donc et coupèrent à travers champs en se dirigeant droit vers Leafering.

Les champs de la région centrale se trouvaient être dans un bien meilleur état que l’avaient été ceux des fermes autour d’Ineuron. Les envahisseurs avaient maintenu l’activité horticole, certains indices suggéraient même des programmes de plantation intensifs et l’usage de pesticides. Le bocage était une ressource que l’ennemi comptait bien employer pour nourrir ses forces d’occupation, peut-être même pour générer des ressources alimentaires qui seraient expédiées outremonde pour aider à ravitailler ses armées au front.

Alors qu’ils approchaient de Leafering, ils virent les signes d’un usage plus troublant de la terre. D’immenses zones, certaines créées par l’abattage systématique des haies végétales afin de réunir les lopins trop petits, avaient été transformées en parcelles surexploitées. L’air empestait les fertilisants et les champs étaient recouverts d’une épaisse croûte rosâtre de nitrates. De ce substrat étaient sorties des rangées entières de tiges noires et charnues, sur lesquelles se développaient des millions de fruits bulbeux et mauves.

— Ce ne sont pas des mesures de production locales, dit Cirk.

— Je parie que l’espèce n’est pas locale non plus, renchérit Gaunt. Au fil des années, il avait lu de nombreux rapports d’après lesquels l’ennemi importait des souches végétales xenos sur les agri-mondes capturés. Hautement résistantes aux maladies et au climat, sans doute hybridées pour accélérer leur croissance, ces espèces triplaient ou quadruplaient rapidement la production de la planète, mais en entraînant un coût énorme pour l’écosphère. Après quelques décennies de xenoculture, la planète serait rendue stérile, toutes les substances organiques de sa couche arable ayant été aspirées. Il se demanda si Cirk avait la moindre idée de ce que ces plantations signifiaient pour l’avenir de son monde.

— Si vous en avez l’occasion, dit-il, conseillez à la résistance de prendre ces exploitations pour cibles. Leur présence est encore pire que celle de l’ennemi.

Elle le regarda avec une expression étrange. À bien y repenser, Cirk avait eu un air curieux toute la matinée. Gaunt était sur le point de la questionner à ce sujet quand Bonin donna l’alerte, et ils se mirent tous à couvert dans les haies épaisses qui couraient sur le tour de la plantation. Un appareil agricole arrivait dans le champ. Les huit membres arachnoïdes qui portaient sa section centrale le faisaient ressembler à un tank marcheur. Mais ces membres faisaient plus de vingt mètres, et la machine culminait au-dessus du sol comme sur des échasses. Elle se mit à remonter un rang à califourchon, le corps suspendu au-dessus de la récolte. Tandis qu’elle marchait, des nuages nocifs de pesticides s’exhalèrent des trous de son ventre.

Les Fantômes se glissèrent au travers de la haie, s’éloignèrent le long de la route calme et empruntèrent le champ voisin.

Ils continuèrent de progresser au travers de plantations similaires sur au moins dix kilomètres. Gaunt se demanda combien de milliers de kilomètres carrés de la région centrale étaient infestés par cette culture xenos. L’équipe évitait les autres marcheurs d’épandage, et ce qui semblait être des moissonneuses mécaniques à l’œuvre un peu plus au loin.

Leafering était maintenant à moins d’une demi-heure. La commune semblait grande, avec des bâtiments de pierre ancienne. Une fois qu’ils en seraient assez prêts, les éclaireurs iraient accomplir une rapide observation et ils décideraient comment y entrer.

Le trafic, composé essentiellement de camions de transport et de véhicules chenillés, avait désormais pris de l’ampleur. Ils s’en tenaient donc aux chemins bordant les haies, en ne traversant à découvert les routes d’asphalte que s’ils y étaient contraints. Durant une pause sous un bosquet de talix, alors que le soleil était au plus haut, Gaunt vint s’asseoir à côté de Curth.

— Comment ça va ?

— Aujourd’hui ? Mieux. Je n’ai plus l’impression d’être aussi tendue.

— Moi non plus, j’imagine, dit Gaunt. Il but à sa gourde. Vous êtes partie.

— Comment ça ?

— Vous êtes partie ce matin.

— De quoi est-ce que vous parlez ? demanda-t-elle. Vous n’auriez pas marché au soleil sans votre képi un peu trop longtemps ?

— Laissez tomber, dit Gaunt. Il décida qu’il ne servait à rien d’insister alors que Curth était encore si vulnérable et prédisposée aux changements d’humeur. Il se releva.

— Allons-y, décréta-t-il. Il est temps de passer aux choses sérieuses.