LE PEUPLE DU CIEL

Par Poul Anderson

 

Recommencement ne signifie pas nécessairement répétition. Le développement de cultures différentes, après un conflit destructeur, pourra faire repartir l’homme sur le chemin des civilisations technologiques. Mais ce chemin n’est pas unique, bien que la tentation de l’isolationnisme et celle du chauvinisme risquent de se manifester à nouveau. Dans le récit qui suit, Poul Anderson parvient à montrer clairement ce que peuvent être de nouvelles traditions et de nouveaux tabous aux yeux de survivants (plus exactement, de descendants de survivants) qui ont déjà avancé sur les sentiers de la reconstruction.

 

I

 

L’ESCADRILLE des corsaires arriva juste avant le lever du soleil. Vue de sa hauteur (cinq mille pieds), la Terre était d’un bleu gris, nappée de brouillards locaux. Des canaux d’irrigation accrochaient les premières lueurs comme s’ils étaient emplis de mercure. Vers l’ouest, l’océan brillait ; il allait se perdre dans la pourpre et les étoiles.

Loklann-fils-de-Holber se pencha sur la lisse de son dirigeable-amiral, et braqua un télescope sur la cité. Un enchevêtrement de murs, de toits plats et de tours carrées surgit devant ses yeux. Les flèches de la cathédrale étaient teintées de rose par le soleil encore caché. Aucun barrage de ballons ne s’élevait. La rumeur devait être vraie, selon laquelle le Pério avait abandonné ses provinces limitrophes à leur sort. Donc toutes les richesses transportables du Meyco avaient dû se déverser dans S’Antôn, afin d’y être en lieu sûr – cela signifiait que l’endroit valait bien un raid. Loklann se mit à sourire.

Robra-fils-de-Stann, le second du Buffalo, parla.

« Nous ferions mieux de descendre à deux mille pieds, suggéra-t-il. Surtout pour que les hommes ne soient pas chassés par le vent vers l’extérieur de la ville.

— Oui. » Le commandant secoua sa tête casquée. « Deux mille pieds ; d’accord. »

Leurs voix paraissaient singulièrement fortes là-haut, où seuls le vent et le craquement des cordages brisaient le silence. Autour des corsaires, le ciel étendait son immensité crépusculaire, frangée d’or rouge à l’est. Le pont de la galerie était couvert de rosée. Mais lorsque les longues trompes de bois lancèrent leurs signaux, elles ne semblèrent pas incongrues, pas plus que les ordres criés à distance sur les autres aéronefs, le bourdonnement des pieds des équipages, le tintamarre des guindeaux et des pompes de compresseurs actionnées à la main. Pour un Homme du Ciel, ces bruits faisaient partie du décor.

Les cinq grands appareils descendirent doucement en spirale. Les premiers rais du soleil firent étinceler les figures de proue dorées, hardiment dressées à l’avant pointu des nacelles, et allèrent jouer parmi les formes extravagantes peintes sur les ballons à gaz. Voiles et gouvernails se découpaient, incroyablement blancs, sur le fond noir de l’Occident.

« Holà », fit Loklann. Il venait d’examiner le port avec son télescope. « Voici du nouveau. Qu’est-ce que ça peut bien être ? »

Il passa le tube à Robra, qui le plaça devant son œil unique. Dans le cercle de verre apparurent un dock et des hangars de pierre vieux de plusieurs siècles, de la grande époque du Pério. Moins du quart de leur capacité était utilisé à présent. L’entassement habituel de misérables petites embarcations de pêche, un seul schooner caboteur et… oui, par Oktaï le Faiseur d’Ouragans, il y avait aussi une chose monstrueuse, plus grande qu’une baleine, avec sept mâts incroyablement hauts !

« Je ne sais pas. » Le second abaissa le télescope. « Un étranger ? Mais venu d’où ? Pas de ce continent…

— Je n’ai jamais vu une voilure comme ça, dit Loklann. Des voiles carrées aux mâts de hune, et des voiles latines au-dessous… » Il caressa sa courte barbe. Elle flamboyait comme des copeaux de cuivre dans la lumière du matin ; c’était un de ces blonds aux yeux bleus, si rares même chez les Hommes du Ciel, et absolument inconnus ailleurs. « Évidemment, dit-il, nous ne sommes pas experts en navires. Nous ne les voyons qu’en passant au-dessus. » Un dédain assez amical empreignait ses paroles : au moins, les matelots faisaient de bons esclaves – mais, bien sûr, les seuls véhicules convenant à un vrai guerrier étaient : au-dehors, un corsaire, et chez lui un cheval.

« Probablement un marchand, déclara-t-il. Nous le capturerons si possible. »

Il dirigea son attention vers des problèmes plus immédiats. Il n’avait pas de carte de S’Antôn, qu’il n’avait jamais vu auparavant. C’était le point le plus austral qu’eût jamais atteint le Peuple du Ciel lors de ses expéditions de rapines, et nul n’était guère descendu plus au sud : dans les temps anciens les véhicules aériens étaient encore trop primitifs, et le Pério était alors trop puissant. Aussi Loklann était-il obligé d’examiner la ville d’en haut, à travers les vapeurs blanches, et de dresser sur place son plan d’attaque.

« Cette grande plaza devant le temple… murmura-t-il. Notre contingent débarquera là. Les hommes du Tempête s’occuperont de cette grande bâtisse à l’est… voyons… on dirait un logement de chef. Par ici, le long du mur Nord, des casernes et un terrain de manœuvres, c’est visible – le Coyote s’occupera des soldats. Les hommes de la Sorcière Céleste atterriront sur les docks, s’empareront de l’artillerie tournée vers la mer et de ce navire bizarre, puis se joindront à l’attaque de la garnison. L’équipage de l’Élan de Feu devra atterrir à l’intérieur de la Poterne Est et envoyer un détachement à la Poterne Sud, pour juguler la population civile. Moi-même j’occuperai la plaza, et j’enverrai des renforts partout où il en faudra. C’est clair ? »

Il rentra sa longue-vue d’un coup sec. Certains des hommes qui se pressaient autour de lui portaient des cottes de mailles ; quant à lui, il préférait une cuirasse de peau durcie, à la mode Mong ; c’était presque aussi résistant et bien plus léger. Il était armé d’un pistolet, mais faisait beaucoup plus confiance à sa hache d’armes. Un archer pouvait tirer presque aussi vite qu’un fusil, avec autant de précision – et les armes à feu devenaient fabuleusement coûteuses à utiliser, à mesure que se raréfiaient les sources de sulfure.

Il éprouvait la même tension que lorsqu’il était petit garçon, quand il ouvrait les cadeaux au matin du Mi-Hiver. Quels trésors d’esclaves, d’outils, de tissus et d’or, de combats, de hauts faits et de gloire éternelle allait-il trouver, Oktaï seul le savait. Il était certain qu’un jour, il mourrait au combat : il avait offert tant de sacrifices devant ses idoles, qu’elles ne lui refuseraient sûrement pas sa mort guerrière, et sa chance de renaître Homme du Ciel.

« Allons-y ! » dit-il.

Il monta sur la rambarde de la coursive et sauta. Pendant un instant le monde tournoya, la cité se trouva au-dessus, puis fut remplacée par son Buffalo. Il tira alors la poignée d’ouverture, et les sangles du harnais le stabilisèrent violemment. Il évalua le vent et empoigna les cordes pour se diriger vers le sol.

 

II

 

Don Miwel Carabân, calde de S’Antôn d’Inio, offrit un festin somptueux à ses invités Maoraïs. Pas seulement parce que c’était une occasion historique, qui marquerait peut-être même un tournant dans le long déclin. (Don Miwel étant cette rare combinaison : un homme de sens pratique et qui savait lire, n’ignorait pas que le retrait des troupes du Pério au Brésil n’était pas un « repli stratégique provisoire ». Elles ne reviendraient jamais. Les provinces extérieures étaient livrées à elles-mêmes.) Mais il fallait convaincre les étrangers qu’ils avaient trouvé une nation riche, forte et profondément civilisée ; qu’il valait la peine de visiter les côtes Meycaines pour commercer et pour conclure finalement une alliance contre, les sauvages nordiques.

Le banquet dura jusqu’aux environs de minuit. Malgré que certains des vieux canaux d’irrigation fussent bouchés et n’eussent jamais été réparés – si bien que cactus et crotales logeaient dans les pueblos abandonnés –, la Province du Meyco était fertile. Les cavaliers Mongs du Tekkas, aux yeux bridés, avaient tué d’innombrables peones lors de leur raid, cinq années plus tôt ; fourches de bois et houes d’obsidienne étaient peu efficaces contre sabre et flèche. Il faudrait encore dix ans avant que la population revînt à son chiffre normal, et que revinssent les famines. Aussi Don Miwel offrit-il de nombreux plats : bœuf, jambon aux épices, olives, fruits, vins, noix, café – le Peuple de la Mer ne connaissait pas ce dernier, et ne l’apprécia guère – et cetera. Un spectacle suivit : musique, jongleurs, un assaut d’escrime entre quelques jeunes nobles.

Ensuite le chirurgien du Dauphin, qui était passablement éméché, offrit de montrer une danse des Îles. Musclée sous ses tatouages, sa silhouette brune évolua dans une série de contorsions qui firent pincer les lèvres des Dons collet-montés. Miwel lui-même remarqua :

« Cela me rappelle assez les danses de fertilité de nos peones », avec une courtoisie forcée qui suggéra au capitaine Ruori Rangi Lohannaso que les peones avaient une culture à la fois différente et peu intéressante.

Le chirurgien rejeta sa natte de cheveux et sourit.

« Maintenant, amenons les ouahinés du bateau pour leur monter une vraie hula, dit-il en Maoraï-Ingliss.

— Non, répondit Ruori. Je crains que nous ne les ayons déjà choqués. Le proverbe dit : « Quand tu es aux Îles Solmon, noircis ta peau. »

— Je crois qu’ils ne savent pas s’amuser, se plaignit le Docteur.

— Nous ne savons pas encore quels sont leurs tabous, l’avertit Ruori. Donc, soyons aussi graves que ces gens à la barbe en pointe, ne rions pas, ne pensons pas à l’amour avant d’être de retour à bord parmi nos ouahinés.

— Mais c’est stupide ! Que Nan-aux-dents-de-requin me croque si je vais…

— Tes ancêtres ont honte », fit Ruori. C’était la réprimande la plus grave qu’il pût faire sans devoir se battre avec l’autre. Il adoucit le ton pour en ôter la dureté, mais le docteur dut se taire. Ce qu’il fit en bredouillant une excuse, et il se retira avec sa confusion dans un recoin sombre, sous des fresques pâlies.

Ruori se tourna vers son hôte.

« Je vous demande pardon, S’ñor, dit-il dans la langue locale. Mes hommes parlent le Spagnol encore plus mal que moi.

— Bien sûr. » La longue forme habillée de noir de Don Miwel fit une petite révérence raide. Ce qui fit redresser grotesquement son épée, comme une queue. Ruori entendit pouffer un de ses officiers. Et pourtant, se dit le capitaine, les pantalons longs et les chemises à jabot étaient-ils pires que les sarongs, les sandales, et les tatouages de clans ? Coutumes différentes, tout simplement. Il fallait naviguer dans toute la Fédération Maoraï, depuis Awaï jusqu’à sa N’Zélann natale, et à l’ouest jusqu’à Mlaya, pour se rendre compte de l’immensité de cette planète et de ses mystères.

« Vous parlez notre langue très excellemment, S’nor », dit Donita Tresa Carabân. Elle sourit : « Peut-être mieux que nous, puisque vous avez étudié des textes très anciens avant de vous embarquer, et que le Spagnol a grandement changé depuis. »

Ruori sourit à son tour. La fille de Don Miwel en valait la peine. Le riche vêtement noir moulait des formes au moins aussi belles que partout ailleurs au monde ; et, bien que les Gens de la Mer prêtassent moins d’attention au visage des femmes, il vit que le sien était fier et bien fait, que le bec d’aigle de son père était adouci, que ses yeux étaient lumineux et que ses cheveux avaient la couleur de l’océan à minuit. Dommage que ces Meycains – les nobles, du moins – pensaient que leurs filles devaient être réservées uniquement au mari qu’ils finissaient par leur choisir. Il aurait aimé qu’elle échangeât ses perles et son argent pour un lei(1) et partir dans une pirogue du bateau, rien qu’eux deux, pour regarder le lever du soleil et s’aimer.

Cependant…

« Dans une telle compagnie, murmura-t-il, j’ai envie d’apprendre la langue moderne le plus vite possible. »

Elle s’abstint de faire la coquette derrière son éventail, habitude locale que les Hommes de la Mer trouvaient parfois désopilante, parfois irritante. Mais ses cils battirent. Ils étaient très longs ; et il vit que ses yeux étaient d’un vert pailleté d’or.

« Vous prenez des manières de cab’llero tout aussi vite, S’nor, dit-elle.

— Ne dites pas que notre langage est moderne, je vous prie », interrompit un homme en robe longue, à l’air cultivé. Ruori reconnut l’Evèco Don Carlos Ermosillo, un grand prêtre de ce Esu Carito qui semblait analogue au Lésu Haristi des Maoraïs. « Pas moderne, mais corrompu. Moi aussi, j’ai étudié les vieux livres imprimés avant la Guerre du Jugement. Nos ancêtres parlaient le véritable Spagnol. Notre version en est aussi dénaturée que notre société actuelle. » Il soupira. « Mais que peut-on espérer quand, même parmi les bien-nés, moins d’un homme sur dix sait écrire son nom ?

Il y avait beaucoup plus de lettrés pendant les beaux jours du Pério, fit Don Miwel. Vous auriez dû nous visiter cent ans plus tôt, S’nor ; vous auriez vu de quoi notre race était capable.

— Pourtant qu’était le Pério lui-même, sinon un état successeur ? demanda l’Evèco amèrement. Il unifia un vaste territoire, maintint la loi et l’ordre pendant un moment, mais qu’a-t-il créé de nouveau ? Son histoire a suivi le même cours regrettable que celui de mille royaumes précédents, et en conséquence le même jugement a été prononcé sur lui. »

Donita Tresa se signa. Même Ruori, qui joignait à son brevet de navigateur celui d’ingénieur, fut choqué.

« Pas d’atomiques ? s’exclama-t-il.

— Quoi ? Oh… ces vieilles armes qui détruisirent l’Ancien Continent ? Non, bien sûr que non. » Don Carlos hocha la tête. « Mais, d’une manière plus limitée, nous avons été aussi stupides et criminels que les ancêtres légendaires, et les résultats ont été comparables. On peut appeler cela gloutonnerie humaine ou punition d’el Dio, comme on voudra : je pense que les deux sont très semblables. »

Ruori regarda le prêtre.

« J’aimerais bavarder plus longtemps avec vous, S’nor, dit-il en espérant qu’il lui donnait le titre adéquat. Les hommes qui connaissent l’histoire, plutôt que les mythes, sont rares actuellement.

— Mais bien sûr, fit Don Carlos. J’en serai honoré. »

Donita Tresa s’agita impatiemment sur ses pieds légers.

« Nous avons coutume de danser… » dit-elle.

Son père rit.

« Ah ! oui. Les jeunes personnes sont impatientes, je présume. Nous aurons le temps de reprendre les discussions officielles demain, S’nor Capitaine. Que la musique commence ! »

Il fit un geste. L’orchestre attaqua. Certains instruments étaient tout à fait semblables à ceux des Maoraïs, les autres totalement inconnus. La gamme elle-même était différente… Ils avaient quelque chose comme ça en Stralie, mais… Une main se posa sur le bras de Ruori. Baissant les yeux, il vit Tresa.

« Puisque vous ne me demandez pas de danser avec vous, dit-elle, puis-je être assez immodeste pour vous prier de m’inviter ?

— Que signifie immodeste ? » s’enquit-il.

Elle rougit et tenta de l’expliquer, sans succès. Ruori décida que c’était un autre concept local qui manquait au Peuple de la Mer. Les Meycaines et leurs cavaliers se trouvaient déjà dans la salle de bal. Il les examina un moment. « Les mouvements me sont inconnus, dit-il, mais je crois que je pourrai apprendre rapidement. »

Elle s’inséra entre ses bras. C’était un contact agréable, même si rien ne devait en résulter.

« Vous vous en tirez bien, dit-elle au bout d’une minute. Est-ce que tout votre peuple est aussi gracieux ? »

Plus tard, il réalisa que c’était un compliment dont il eût dû la remercier ; mais en bon Insulaire, il prit cela pour une simple question et répondit :

« La plupart d’entre nous passent beaucoup de temps sur l’eau. Il faut développer un certain sens de l’équilibre et du rythme, sans lequel on risque de tomber à la mer. »

Elle fronça le nez.

« Oh ! arrêtez, dit-elle en riant. Vous êtes aussi solennel que le S’Ose de la cathédrale. »

Ruori sourit à son tour. C’était un homme jeune, grand, brun comme tous ceux de sa race, mais avec les yeux gris que possédaient nombre d’entre eux en héritage d’ancêtres Ingliss. Étant N’Zélannais, il était moins tatoué que certains hommes de la Fédération. Par contre, il avait incorporé un filigrane en os de baleine dans sa natte, son sarong était fait du plus beau batik, et il avait ajouté à l’ensemble une chemisette à franges. Son couteau – sans lequel tout Maoraï se sent absolument désemparé – formait un contraste ; il était vieux, usé, tant qu’on n’avait pas vu la lame : un véritable outil.

« Il faudra que je voie ce dieu appelé S’Ose, dit-il. Voudrez-vous me le montrer ? Ou plutôt… non, car je n’aurais pas d’yeux pour une simple statue.

— Resterez-vous longtemps ? demanda-t-elle.

— Aussi longtemps que possible. Nous devons explorer toute la côte Meycaine. Jusqu’à présent, le seul contact Maoraï avec le continent Mériken avait été une expédition depuis Awaï jusqu’en Californi. On a trouvé un désert et quelques sauvages. Des marchands Okkaïdiens nous ont dit qu’il y a des forêts encore plus au nord, où des hommes jaunes se battent contre des blancs. Mais ce qu’il y avait au sud de la Calforni, nous ne le savions pas avant la présente expédition. Peut-être pouvez-vous nous dire ce qui nous attend en Su-Mérika.

— Assez peu de choses pour le moment, soupira-t-elle, même au Brésil.

— Ah ! mais d’adorables roses fleurissent, au Meyco. »

La bonne humeur de Tresa revint. « Et des paroles flatteuses en N’Zélann, minauda-t-elle.

— Loin de là. Nous sommes directs, c’est bien connu. Sauf, bien sûr, lorsque nous racontons les voyages que nous avons faits.

— Que raconterez-vous sur celui-ci ?

— Pas grand-chose, de crainte de voir tous les jeunes gens de la Fédération venir ici en foule. Mais je vous emmènerai à bord de mon navire, Donita, et je vous montrerai la boussole. Et par la suite elle se tournera toujours vers S’Antôn d’Inio. Vous serez, pour ainsi dire, ma rose des vents. »

À la grande surprise du Maoraï elle comprit, et se mit à rire. Souple entre ses mains, elle le conduisait à travers la salle de bal.

Ensuite, tandis que s’écoulait la nuit, ils dansèrent ensemble autant que le permettait la décence, ou un peu plus, et échangèrent diverses folies qui ne concernaient qu’eux. Vers l’aube, l’orchestre fut congédié et les invités, cachant des bâillements derrière leurs mains distinguées, commencèrent à prendre congé.

« Comme c’est fastidieux de rester pour recevoir les adieux, chuchota Tresa. Laissons-les croire que je suis déjà couchée. » Elle prit la main de Ruori et se glissa derrière une colonne, et de là vers un balcon. Une vieille servante, postée là pour servir de duègne aux couples qui s’aventuraient dehors, s’était enveloppée dans sa cape pour se garantir du froid… et s’était endormie. À part elle, le couple se trouvait seul au milieu des jasmins. Des brumes flottaient autour du palais, estompant la ville ; au loin résonnait le « todos buen » des hallebardiers arpentant les remparts. Vers l’ouest, le balcon faisait face à l’obscurité dans laquelle brillaient les dernières étoiles. Les sept grands mâts du Dauphin Maoraï recevaient les premiers rayons du soleil.

Tresa frissonna et se blottit contre Ruori. Ils ne dirent rien pendant un moment.

« Souvenez-vous de nous, dit-elle enfin, tout bas. Lorsque vous serez revenu parmi votre peuple plus heureux, ne nous oubliez pas ici.

— Comment le pourrais-je ? dit-il, ne plaisantant plus.

— Vous possédez tellement plus de choses que nous, dit-elle rêveusement. Vous m’avez dit que vos bateaux peuvent naviguer incroyablement vite – presque aussi vite que le vent. Que vos pêcheurs remplissent toujours leurs filets, que vos éleveurs de baleines gardent des troupeaux immenses, que vous exploitez même l’océan pour en tirer aliments, fibres, et… (elle caressa le tissu brillant de sa chemise) vous m’avez dit que ceci a été fabriqué à partir d’arêtes de poissons. Vous m’avez dit que chaque famille possède une maison spacieuse et que chacun, ou presque, possède son propre bateau… Que même les petits enfants des îles les plus reculées savent lire, et ont des livres imprimés… Que vous n’avez aucune des maladies qui nous déciment… Que nul n’a faim et que tous sont libres… Oh ! ne nous oubliez pas, vous sur qui el Dio a souri ! »

Ensuite elle se tut, embarrassée. Il put voir que sa tête était redressée et ses narines dilatées. Après tout, songea-t-il, elle descendait d’une race qui pendant des siècles avait fait, et non reçu, la charité.

Aussi choisit-il ses mots avec soin :

« Tout cela est moins dû à nos vertus qu’à notre bonne fortune, Donita. Nous avons moins souffert que la plupart de la Guerre du Jugement ; et le fait que nous étions principalement des insulaires, a empêché notre population d’épuiser les riches possibilités de la mer. Ainsi nous… non, nous n’avons pas conservé les arts ancestraux perdus : il n’y en avait pas. Mais nous avons recréé une ancienne attitude, une façon de penser, qui a provoqué la différence : c’est la science. »

Elle fit un signe de croix.

« L’atome ! dit-elle en s’écartant de lui.

— Non, non, Donita, protesta-t-il. Tant de nations que nous avons découvertes récemment croient que la science a été cause de la ruine de l’ancien monde. Ou elles pensent que c’était un fatras de formules « toutes faites » pour fabriquer de hautes maisons ou pour bavarder à distance. Mais aucune de ces croyances n’est vraie. La méthode scientifique est seulement un moyen d’apprendre. C’est un… un perpétuel recommencement. Et voilà pourquoi vous autres, gens du Meyco, pouvez nous aider autant que nous pouvons vous aider, voilà pourquoi nous vous avons cherché, et pourquoi nous viendrons encore dans l’avenir frapper à vos portes avec espoir. »

Elle fronça les sourcils, mais quelque chose commençait à se faire jour en elle.

« Je ne comprends pas », dit-elle.

Il regarda autour de lui, à la recherche d’un exemple. Finalement, il désigna une série de petits trous dans l’appui du balcon.

« Qu’y avait-il ici auparavant ? demanda-t-il.

— Mais… Je ne sais pas. J’ai toujours vu ces trous.

— Je pense pouvoir vous le dire. J’ai vu la même chose ailleurs. C’était une grille en fer forgé. Mais elle a été arrachée il y a fort longtemps, et transformée en armes et en outils. Non ?

— C’est très vraisemblable, admit-elle. Le fer et le cuivre sont devenus très rares. Nous sommes obligés d’envoyer des caravanes à travers tout le pays, malgré le péril des bandits et des barbares, aux ruines de Tàmico pour chercher notre métal. Il y eut un temps où des rails de fer se trouvaient à moins d’un kilomètre d’ici. Don Carlos me l’a dit. »

Il inclina la tête.

« Exactement. Les anciens épuisèrent le monde. Ils prirent les minerais, brûlèrent le pétrole et le charbon, érodèrent le terrain jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. J’exagère, évidemment. Il y a encore des dépôts minéraux çà et là. Mais pas suffisamment. La vieille civilisation usa tout le capital, pour ainsi dire. À présent la terre et les forêts sont revenues en quantité suffisante pour que le monde puisse tenter de reconstituer la « culture des machines » – sauf qu’il n’y a plus assez de minéraux et de combustibles. Pendant des siècles les hommes ont été obligés de détruire les vieux objets manufacturés, quand ils voulaient du métal. Les connaissances des anciens n’ont pas été perdues, loin de là ; elles sont simplement devenues inutilisables, parce que nous sommes beaucoup plus pauvres qu’eux. »

Il se pencha en avant, avec ferveur.

« Mais la connaissance et la découverte ne dépendent pas de la richesse, dit-il. Nous nous sommes tournés ailleurs, peut-être parce que nous avions aux Îles moins de métal à dévorer. La méthode scientifique est tout aussi applicable au vent, au soleil, à la matière vivante, qu’elle le fut au pétrole, au fer ou à l’uranium. Par l’étude de la génétique, nous avons appris comment créer les algues, le plancton, les poissons nécessaires à nos projets. La gestion scientifique des forêts nous donne le bois adéquat, des bases organiques de synthèses, un peu de combustible. Le soleil déverse une énergie que nous savons concentrer et employer. Le bois, la céramique, la pierre même peuvent remplacer le métal dans la plupart des utilisations. Le vent, grâce aux principes des couches d’air, ou de la loi de Venturi, ou du tube de Hilsch, fournit énergie, chaleur, réfrigération ; les marées peuvent être maîtrisées. Même à son présent stade primaire, la psychologie paramathématique permet de contrôler la population, au même titre que… Non, je parle maintenant comme un ingénieur, dans mon propre langage. Je vous demande pardon.

« Ce que je voulais dire, c’est que si seulement nous pouvions obtenir l’aide d’autre peuples, tels que le vôtre, sur une échelle mondiale, nous pourrions égaler nos ancêtres, ou les surpasser… pas dans leurs propres méthodes, qui étaient souvent ruineuses et à courte vue, mais par des réalisations uniquement nôtres… »

Sa voix s’éteignit. Elle ne l’écoutait plus. Elle regardait dans les airs, au-dessus de lui, et son visage était empreint d’horreur.

À ce moment des trompettes hurlèrent sur les remparts, et les cloches de la cathédrale se mirent en branle avec fracas.

« Par les neuf diables ! » Ruori se retourna et leva la tête. Le zénith était maintenant tout à fait bleu. Au-dessus de S’Antôn flottaient paresseusement cinq formes d’orques. Le soleil neuf éclairait les armoiries déchiquetées peintes sur leurs flancs. Il estima inconsciemment qu’elles devaient mesurer chacune trois cents pieds de long.

Des objets couleur de sang s’épanouirent au-dessous, et descendirent lentement sur la ville.

« Le Peuple du Ciel ! fit une petite voix brisée derrière lui. Sant’sima Mari, priez pour nous ! »

 

III

 

Loklann heurta des dalles, roula, et rebondit sur ses pieds. Près de lui un cavalier sculpté surmontait une fontaine. Pendant un instant il admira la pierre, presque vivante ; ils n’avaient rien de semblable au canyon, au Zona, au Corado, dans aucun des royaumes montagnards. Et le temple qui s’élançait vers le ciel au bout de la plaza était d’un blanc immaculé.

La place avait été affairée ; les artisans et les fermiers venaient d’installer leurs stalles pour le marché hebdomadaire. La plupart d’entre eux s’égaillèrent en criant de terreur. Mais un grand individu rugit, empoigna un marteau de pierre et se précipita pour affronter Loklann. Il couvrait la fuite d’une jeune femme, sans doute son épouse, qui tenait un bébé dans ses bras. Sous le vêtement informe Loklann vit qu’elle n’était pas mal faite. Elle atteindrait un bon prix lorsque le marchand d’esclaves Mong viendrait la prochaine fois au Canyon. Son mari aurait enlevé un bon prix aussi mais Loklann, encore encombré de son parachute, n’avait pas le temps… Il sortit rapidement son pistolet et fit feu. L’homme tomba sur un genou, regarda le sang qui coulait entre ses doigts crispés sur son ventre, et s’effondra. Loklann jeta rapidement ses sangles. Ses bottes claquèrent derrière la femme. Elle hurla quand ses doigts la saisirent par le bras, et essaya de se libérer, mais l’enfant la gênait. Loklann la poussa en direction du temple. Robra se tenait déjà sur les marches.

« Place des gardes ! cria le Commandant. Nous pouvons entasser tous les prisonniers ici, en attendant de piller le temple. »

Un vieillard en robe de prêtre s’avança devant le portail. Il éleva une idole Meycaine en forme de croix, comme s’il voulait barrer le passage. Robra lui fendit le crâne d’un coup de hache, écarta le corps à coups de pied, et poussa violemment la femme à l’intérieur.

Il pleuvait des hommes en armes. Loklann souffla dans sa corne de bœuf pour les rassembler. Il fallait s’attendre à une contre-attaque d’un instant à l’autre… Oui, maintenant.

Une troupe de cavalerie Meycaine surgit dans un bruit de ferraille. C’étaient des hommes jeunes, à l’aspect fier, en pantalons larges, gorgerins de cuir, casques empanachés, avec des lances de bois durci au feu mais aussi des sabres d’acier. Tout à fait comme les nomades jaunes du Tekkas, qu’ils combattaient depuis des siècles. Mais le Peuple du Ciel avait aussi combattu les Jaunes. Loklann se mit à la tête de sa file, où son porte-enseigne avait déjà dressé le Drapeau de l’Éclair. La moitié des hommes du Buffalo installèrent des piques dont la pointe était en céramique aiguisée ; ils en affermirent la hampe dans le sol, puis attendirent. La charge déferla sur eux. Leurs piques s’abaissèrent. Quelques chevaux s’embrochèrent, les autres reculèrent en hennissant de terreur. Les piquiers transpercèrent leurs cavaliers. La seconde ligne de parachutistes s’avança avec la hache, l’épée, le couteau à dépecer. Le carnage dura quelques minutes. Les Meycains rompirent. Ils ne s’enfuirent pas, mais battirent confusément en retraite. C’est alors que les arcs du Canyon se mirent à vibrer.

Finalement il ne resta plus sur la place que les morts et les blessés. Loklann circula rapidement parmi ces derniers. Ceux qui n’étaient pas trop sérieusement blessés furent menés dans le temple. Autant collecter le plus possible d’esclaves, quitte à les trier plus tard.

Il entendit au loin un hown sourd.

« Le canon, fit Ribra en le rejoignant. Aux casernes.

— Eh bien, que l’artillerie s’amuse, en attendant que nos gars s’en occupent, dit Loklann sardonique.

— Bien sûr, bien sûr. » Robra semblait nerveux. « Je voudrais pourtant qu’ils nous donnent de leurs nouvelles. Il ne sert à rien de rester ici.

— Ça ne sera pas long », prédit Loklann.

En effet. Un messager au bras cassé arriva en titubant.

« Tempête, dit-il, haletant. Ce grand immeuble où tu nous as envoyés… plein d’hommes d’épée… ils nous ont repoussés à la porte…

— Eh ? Je croyais que c’était simplement la maison du roi », dit Loklann. Il se mit à rire. « Peut-être le roi donnait-il une réception. Je vais y aller moi-même. Robra, prend le commandement ici. » Du doigt il appela trente hommes pour l’accompagner. Ils s’avancèrent par les rues vides et silencieuses, mis à part le craquement de leurs bottes et le cliquetis des armes. Les habitants terrifiés devaient se tapir derrière ces parois muettes. Il serait d’autant plus facile de les ramasser plus tard, lorsque le combat aurait cessé et que commencerait la mise à sac.

Un vacarme se fit entendre. Courant, Loklann arriva en tête au dernier coin de rue. En face de lui il vit le palais, vieille construction au toit de tuiles rouges, aux murs jaunis percés de nombreuses fenêtres vitrées. Les hommes du Tempête se battaient devant l’entrée principale. Leurs morts et blessés du dernier assaut étaient nombreux.

Loklann comprit d’un coup d’œil la situation.

« Il ne viendrait pas à l’idée de ces têtes de lard d’envoyer un détachement par une porte latérale, non ? grogna-t-il. Jonak, prends quinze gars, et enfoncez une porte plus petite ; puis attaquez les défenseurs par-derrière. Nous, nous allons les occuper en vous attendant. »

Il leva sa hache teintée de rouge.

« À Canyon ! À Canyon ! » cria-t-il. Ses soldats beuglèrent derrière lui et tous coururent au combat.

La dernière vague, ensanglantée, venait juste de reculer, le souffle court. Une demi-douzaine de Meycains se tenait sur le large seuil. C’étaient tous des nobles : hommes farouches, porteurs de barbiches et de moustaches cirées, habillés en noir de cérémonie, une cape rouge enroulée sur le bras gauche en guise de bouclier, et une longue, fine épée dans la main droite. Derrière eux se tenaient d’autres nobles, prêts à prendre la place de ceux qui tombaient.

« À Canyon ! hurla Loklann en se ruant.

— Quel Dio wela ! » cria un Don grisonnant. Une chaîne d’office en or pendait à son cou. Sa lame s’allongea en sifflant.

Loklann leva sa hache et para. Le Don était rapide, et riposta par une botte qui atteignit la poitrine du corsaire. Mais six couches de cuir durci firent dévier la pointe. Les hommes de Loklann arrivèrent des deux côtés, sans se soucier des coups, et se mirent à frapper. Il heurta l’épée de l’ennemi : elle fut arrachée de la main de son propriétaire.

« Ah ! no Don Miwel ! » s’écria un jeune personnage proche du calde. Le vieil homme gronda, lança les mains en avant, et réussit à les serrer sur la hache de Loklann. Il l’arracha avec la force d’un géant. Loklann lut la mort dans ses yeux. Don Miwel leva la hache. Loklann dégaina son pistolet et tira à bout portant.

Pendant que Don Miwel tombait. Loklann le saisit, ôta la chaîne d’or qu’il plaça autour de son propre cou. Se redressant, il reçut un coup violent qui fut détourné par son casque. Il récupéra sa hache, écarta les pieds, et se mit à cogner.

La ligne de défense vacilla.

Une clameur s’éleva derrière Loklann. Il se détourna et vit des armes étinceler dans le dos de ses propres hommes. Avec un juron il comprit : il y avait eu dans le palais plus de gens que ceux qui tenaient le portail. Les autres avaient fait une sortie par-derrière et se trouvaient maintenant dans son dos !

Une pointe perça sa cuisse. Il ne ressentit qu’une piqûre, mais la rage se mit à luire dans ses yeux.

« Porc, puisses-tu renaître porc ! » rugit-il. Sans même s’en rendre compte, il se dégagea. Il réussit à s’ouvrir un espace, passa sur le côté et contempla la bataille.

Les nouveaux venus étaient surtout des gardes du palais, à en juger par leurs uniformes gaiement bariolés, leurs piques et leurs machettes. Mais ils avaient des alliés, une douzaine d’hommes comme Liklann n’en avait jamais vu – et n’en avait entendu parler. Ils avaient la peau brune et la chevelure noire des Injuns, mais leurs visages ressemblaient plutôt à ceux des Blancs ; des dessins bleus compliqués recouvraient leurs corps habillés d’une simple bande de tissu enroulée et de guirlandes de fleurs. Ils maniaient des couteaux et des casse-têtes avec une dextérité diabolique.

Loklann déchira la jambe de son pantalon pour examiner sa blessure. Ce n’était pas grand-chose. Plus sérieuse était la raclée que prenaient ses hommes. Il vit Mork-fils-de-Brenn se précipiter, l’épée haute, sur un des étrangers bruns, un grand homme qui avait ajouté une blouse chatoyante à sa jupe. Mork avait tué quatre hommes au pays, à coup sûr, et nul ne savait combien au cours de ses expéditions. L’homme brun attendait, un couteau entre les dents, les mains pendantes. Comme l’épée s’abattait, l’homme brun ne fut plus là, tout simplement. Souriant derrière son couteau, il frappa du tranchant de la main le poignet qui tenait l’épée. Loklann entendit distinctement les os craquer. Mork hurla. L’étranger le frappa à la pomme d’Adam. Mork tomba à genoux, cracha du sang, s’écroula, et ne bougea plus. Un autre Homme du Ciel chargea en brandissant sa hache. L’étranger – incroyablement – évita l’arme, reçut le corps en mouvement sur sa hanche, et l’accompagna dans son élan. La tête de l’Homme du Ciel heurta le pavé et il ne bougea plus.

Loklann voyait maintenant que les nouveaux venus formaient un carré autour d’autres qui ne combattaient pas. Par Oktaï et par Ulagu-le-Mangeur-d’Hommes, ces bâtards emmenaient toutes les femmes du palais ! Et toute lutte contre eux avait cessé ; les corsaires, hargneux, restaient en arrière en tenant leurs membres blessés.

Loklann accourut.

« À Canyon ! À Canyon ! vociféra-t-il.

— Ruori Rangi Lohasanno » fit poliment le grand étranger. Il aboya une série de commandements. Sa troupe commença à s’éloigner.

« Attaquez-les, racaille ! » mugit Loklann. Ses hommes se regroupèrent et les poursuivirent. Les piques de l’arrière-garde les firent reculer. Loklann menait un assaut vers l’avant du carré mouvant.

Le grand homme le vit arriver ; ses yeux gris se fixèrent sur la chaîne du calde, et devinrent de glace.

« Ainsi tu as tué Don Miwel », dit Ruori en Spagnol. Loklann le comprit ; il avait appris cette langue par ses prisonniers et ses concubines, lors de nombreux raids antérieurs, plus au nord. « Vil fils de skua ! »

Le pistolet de Loklann se leva. La main de Ruori eut un geste vif. Soudain le couteau se trouva planté dans les biceps de l’Homme du Ciel. Il lâcha son pistolet.

« Je le reprendrai ! » cria Ruori. Puis, à ses hommes Venez. Au bateau. »

Loklann regarda le sang ruisseler sur son bras. Il entendit un cliquetis d’armes lorsque les réfugiés percèrent la ligne des hommes du Canyon épuisés. Le groupe de Jonak apparut à l’entrée principale – qui était maintenant déserte, ses défenseurs survivants étant partis avec Ruori.

Un homme s’approcha de Loklann, qui contemplait toujours son bras.

« On les poursuit, Commandant ? demanda-t-il, presque timidement. Jonak peut nous conduire.

— Non, dit Loklann.

— Mais ils doivent escorter une centaine de femmes, dont un tas de jeunes. »

Loklann se secoua, comme un chien sortant d’un profond rêve glacé.

« Non. Je veux trouver le médic et faire recoudre cette blessure. Ensuite nous aurons beaucoup d’autres choses à faire. Nous pourrons régler nos comptes avec ces étrangers plus tard, si l’occasion s’en présente. Il y a une ville à piller !

 

IV

 

Il y avait des morts éparpillés sur les quais ; certains étaient brûlés. Ils paraissaient singulièrement petits près des entrepôts, comme des poupées de chiffon jetées par quelque enfant en pleurs. L’odeur de la poudre piquait les narines.

Atel Hamid Seraio, le second, qui avait été laissé à bord avec les hommes, menait un groupe à la rencontre de Ruori. Il salua à la mode des Îles, si familièrement que même en ces circonstances quelques Meycains parurent choqués.

« Nous étions sur le point d’aller à votre recherche, capitaine », dit-il.

Ruori regarda vers la forêt de gréements du Dauphin.

« Que s’est-il passé ici ? demanda-t-il.

— Une bande de ces démons a atterri là-bas, près de la batterie. Ils ont pris les canons pendant qu’on se demandait encore ce qui arrivait. Certains sont partis vers le bruit du quartier nord – où loge l’armée, je crois. Mais le reste de la bande nous a attaqués. Avec notre plat-bord à dix pieds au-dessus du quai, et notre entraînement à lutter contre les pirates, ils n’ont pas eu de veine. Je leur ai donné une dose de flammes. »

Ruori grimaça devant les corps carbonisés. Sans doute l’avaient-ils mérité, mais il n’aimait pas l’idée de projeter de l’huile de baleine enflammée sur des hommes en vie.

« Dommage qu’ils n’aient pas essayé du côté de la mer, ajouta Atel en soupirant. On a une si mignonne catapulte à harpon. J’en ai utilisé une pareille il y a quelques années près de l’Hinja, quand un boucanier Sinois s’était approché un peu trop près. Sa jonque avait fait le même bruit qu’une baleine.

— Les hommes ne sont pas des baleines ! dit sèchement Ruori.

— D’accord, capitaine, d’accord, d’accord. » Atel recula devant cette violence, un peu inquiet. « Je ne voulais rien dire de mal. »

Ruori se ressaisit et croisa ses bras.

« Je me suis emporté sans cause, dit-il gravement. Je me ris au nez.

— Ce n’est rien, capitaine. Je disais donc : nous les avons battus et finalement ils se sont retirés. J’imagine qu’ils reviendront avec des renforts. Que faisons-nous ?

— C’est ce que j’ignore », dit Ruori d’une voix morne. Il se tourna vers les Meycains, dont les visages exprimaient l’inquiétude et l’incompréhension. « Je vous demande pardon, Dons et Donitas, fit-il en Spagnol. Il me racontait seulement ce qui s’était passé.

— Ne vous excusez pas ! » dit Tresa Carabân, se mettant en avant. Quelques hommes parurent un peu choqués, mais ils étaient trop fatigués, trop hébétés pour lui reprocher son audace ; et pour Ruori, il était naturel qu’une femme agisse aussi librement qu’un homme. « Vous avez sauvé nos vies, capitaine. Plus que nos vies. »

Il se demanda ce qui était pire que la mort, puis hocha la tête. L’esclavage, bien sûr, les liens et les fouets et une vie de travaux forcés sur une terre étrangère. Ses yeux s’attardèrent sur elle, sur les longs cheveux désordonnés, sur les douces épaules, sur la robe déchirée, sur la fatigue et les traces de larmes de son visage. Il se demanda aussi si elle savait que son père était mort. Elle se tenait droite et le regardait avec un étrange air de défi.

« Nous ne sommes pas certains de ce que nous devons faire, dit-il avec gêne. Nous ne sommes que cinquante hommes. Pouvons-nous aider votre ville ? »

Un jeune noble, vacillant sur ses jambes, répondit :

« Non. La ville est perdue. Vous pouvez mener ces dames en lieu sûr, c’est tout. »

Tresa protesta :

« Vous abandonnez déjà, S’nor Dônoju ?

— Non, Donita, souffla le jeune homme. Mais j’espère pouvoir me confesser avant de retourner au combat, car je suis un homme mort.

— Venez à bord », dit brièvement Ruori.

Il s’engagea le premier sur la planche. Liliu, une des cinq ouahinés du navire, courut au-devant de lui. Elle jeta les bras à son cou en criant :

« J’ai eu peur que vous ne soyez tous tués !

— Pas encore. » Ruori se dégagea le plus doucement qu’il put. Il vit que Tresa, raide comme un piquet, les fusillait du regard. Il fut intrigué – ces curieux Meycains pensaient-ils qu’un équipage pouvait s’embarquer pour un voyage de plusieurs mois sans emmener quelques filles ? – puis il décida que le costume des ouahinés, très semblable à celui des hommes, allait à l’encontre de la mode locale. Au Nan avec leurs ridicules préjugés. Mais il était peiné que Tresa s’écartât de lui.

Les autres Meycains regardaient autour d’eux. Ils n’avaient pas tous visité le bateau à son arrivée. Ils examinaient avec étonnement les filins et les vergues, les profondeurs de l’entrepont et le lance-harpon, les cabestans et le beaupré… et les matelots. Les Maoraïs souriaient pour les encourager. Jusqu’à présent la plupart s’amusaient follement. Ces hommes qui plongeaient par jeu après les requins, ou qui voguaient, seuls, sur une pirogue à balancier pendant un millier de milles marins pour visiter un ami, ne craignaient guère une petite escarmouche.

Mais ils n’avaient pas discuté avec le grave Don Miwel, le gai Don Ouan et le doux Evèco Ermosillo, pour les voir morts ensuite sur le parquet de danse, songea Ruori avec amertume.

Les Meycaines, dames et servantes, se serraient en pleurant les unes contre les autres. Les gens du palais formaient un rang solide autour d’elles. Les nobles, ainsi que Tresa, montèrent avec Ruori sur le pont arrière.

« Maintenant, dit-il, parlons. Qui sont ces bandits ?

— Le Peuple du Ciel, chuchota Tresa.

— Ça, je l’ai vu. » Ruori jeta un coup d’œil sur les aéronefs qui patrouillaient en haut. Ils avaient la sinistre beauté de certains barracudas. Çà et là des colonnes de fumée montaient vers eux. « Mais qui sont-ils ? D’où viennent-ils ?

— Ce sont des Nor-Mérikains, répondit-elle d’une petite voix sèche. Ils viennent des plateaux sauvages autour du Grand Canyon creusé par le fleuve Corado ; ce sont des montagnards. On dit qu’ils ont été chassés des plaines de l’est par les envahisseurs Mongs, il y a fort longtemps ; mais ils ont refait leurs forces dans les collines et les déserts, ont vaincu quelques tribus Mongs et ont noué des relations amicales avec les autres. Pendant cent ans ils ont harcelé nos frontières du nord. Mais c’est la première fois qu’ils s’aventurent si loin au sud. Nous ne les attendions absolument pas – je suppose que leurs espions ont appris que la plupart de nos soldats sont vers le Rio Gran, en train de pourchasser des rebelles… » Elle frissonna.

Le jeune Dônoju cracha :

« Ce sont des chiens de païens ! Ils ne savent que voler et brûler et tuer ! » il s’affaissa. « Qu’avons-nous fait pour qu’ils se déchaînent sur nous ? »

Ruori se frotta pensivement le menton.

« Ils ne peuvent pas être sauvages à ce point, murmura-t-il. Ces ballons sont meilleurs que tout ce qu’a tenté de faire ma Fédération. Le tissu… un procédé synthétique ? Sans doute, sinon il ne conserverait pas longtemps l’hydrogène. Ils n’emploient sûrement pas l’hélium ! Mais pour produire de l’hydrogène à cette échelle, il faut une industrie. Une bonne chimie empirique, au moins. Ils l’électrolysent même peut-être… Doux Lésu ! »

Il réalisa qu’il venait de parler dans son langage natal.

« Je vous demande pardon, fit-il. Je me demandais ce que nous pourrions faire. Mon bateau ne transporte pas d’appareils volants. »

De nouveau il leva la tête. Atel lui passa ses jumelles. Il les braqua sur le dirigeable le plus rapproché. L’énorme poche à gaz et la nacelle – aussi grande que nombre de bateaux Maoraïs – formaient un ensemble parfaitement aérodynamique. La nacelle, faite de rotin tressé sur un bâti en bois, semblait légère, mais résistante. Aux trois-quarts de sa hauteur, une galerie courait tout autour, sur laquelle l’équipage pouvait circuler et travailler. À certains intervalles, le long du garde-fou, se trouvaient des machines actionnées à la main. Certaines devaient servir de palans, mais les autres évoquaient des catapultes. Donc les dirigeables des divers chefs devaient se battre entre eux occasionnellement, dans les royaumes du nord. C’était peut-être utile à savoir. Les psychologues politiques de la Fédération étaient experts au jeu du « diviser pour régner ».

Le mode de propulsion était extrêmement intéressant. Près des proues de nacelles, deux espars latéraux avançaient d’environ cinquante pieds, l’un au-dessus de l’autre. Ils supportaient de chaque côté deux cadres montés sur pivots, auxquels étaient fixées des voiles carrées. Une paire d’espars identiques perçait l’arrière : en tout, huit voiles. Des surfaces de gouverne, en ailerons de requin, étaient arrimées au ballon proprement dit. Voiles et gouvernails étaient orientés par des câbles filant à travers poulies et renvois jusqu’aux guindeaux de la galerie. En altérant leur disposition, il devait être possible de se diriger au moins vers plusieurs points dans le vent. Eh oui… le vent se déplace dans différentes directions, à des niveaux différents. Un dirigeable pouvait descendre en vidant plusieurs compartiments du ballon de gaz, et en comprimant l’hydrogène dans des réservoirs spéciaux ; il pouvait monter en regonflant ou en lâchant du ballast. (Mais ce dernier procédé devait être employé uniquement lors des voyages de retour, quand la réserve de gaz diminuait à cause des fuites.) Avec ses voiles, ses gouvernails, et sa capacité de trouver un vent raisonnablement favorable, un tel dirigeable pouvait traverser plusieurs milliers de milles pour faire ses ravages, avec une cargaison très importante. Oh ! un magnifique appareil !

Ruori abaissa ses jumelles.

« Le Pério n’a construit aucun aéronef pour se défendre ? demanda-t-il.

— Non, murmura l’un des Meycains. Nous n’avons jamais eu que des ballons. Nous ignorons comment fabriquer un tissu qui retiendra longtemps le gaz élévateur, ou comment diriger le vol, donc… » Sa voix s’éteignit.

« Et, étant une culture non-scientifique, vous n’avez jamais songé à faire des recherches systématiques pour apprendre ces procédés », fit Ruori.

Tresa, qui était en train de contempler sa cité, fit volte-face.

« C’est facile à dire ! s’écria-t-elle. Vous n’avez pas eu à repousser les Mongs au nord et les Raucaniens au sud, siècle après siècle. Vous n’avez pas été obligés de sacrifier vingt années et dix mille vies humaines à construire canaux et aqueducs pour que moins de gens meurent de faim… Vous n’avez pas à supporter le poids d’une majorité de peones qui ne savent que travailler, qui sont incapables de protéger leurs intérêts parce qu’on ne le leur a jamais appris étant donné que leur existence est une charge trop lourde pour notre patrie… Il vous est facile de vous promener sur l’eau avec vos ribaudes sans chemise et de vous moquer de nous ! Qu’auriez-vous fait, tout-puissant S’nor Capitaine ?

— Du calme, intervint le jeune Dénoju. Il nous a sauvé la vie.

— Et alors ? » dit-elle à travers ses dents et ses larmes. Son minuscule soulier de danse frappa le pont.

Pendant un instant, Ruori se demanda ce qu’était une ribaude. Cela avait un son peu flatteur. Parlait-elle des ouahinés ? Mais pour une femme, n’était-ce pas la façon la plus honorable de se constituer une belle dot, en hasardant sa vie au côté des hommes de son peuple, dans une mission de découverte et de civilisation ? Que pourrait raconter Tresa à ses petits-enfants par les soirées pluvieuses ?

Il se demanda aussi pourquoi elle le troublait tant. Il avait déjà remarqué auparavant, chez quelques Meycains, une intensité presque terrifiante entre mari et femme. Comme si une épouse était plus qu’une amie respectée et une associée. Mais quelle autre relation était possible ? Un expert en psychologie l’aurait su peut-être ; Ruori était décontenancé.

Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées, et dit tout haut :

« Ce n’est pas l’heure de se faire des impolitesses. »

Il dut employer un terme Spagnol qui n’avait pas tout à fait la même portée.

« Nous devons nous décider. Êtes-vous certains qu’il n’y a aucun espoir de repousser les pirates ?

— Non, à moins que S’Anton en personne fasse un miracle », fit Dônoju d’une voix éteinte.

Puis, se redressant :

« Il n’y a qu’une chose que vous puissiez faire pour nous, S’nor. Si vous partiez maintenant avec les femmes. Il y a parmi elles des dames de haute naissance, qui ne doivent pas être vendues pour la captivité et le déshonneur. Emmenez-les au sud, à Port Wanawato, dont le calde s’occupera de leur sort.

— Il ne me plaît guère de fuir, dit Ruori en regardant les hommes tombés sur l’appontement.

— S’nor ce sont des dames ! Au nom d’el Dio, ayez pitié d’elles ! »

Ruori étudia les visages barbus et crispés. Il avait envers eux une grosse dette d’hospitalité, et il ne voyait pas d’autre moyen de la payer.

« Si vous le désirez, dit-il lentement. Mais… et vous-mêmes ? »

Le jeune noble s’inclina comme devant un roi.

« Notre gratitude et nos prières vous accompagneront, seigneur capitaine. Quant à nous, bien sûr, nous retournons nous battre. » Il se raidit et cria : « Attention ! Formez les rangs ! »

Quelques baisers rapides s’échangèrent sur le pont, puis les hommes du Meyco Franchirent la planche et regagnèrent la ville.

Ruori frappa du poing la lisse de poupe.

« S’il y avait seulement un moyen ! grommela-t-il. Si je pouvais faire quelque chose ! » Puis, presque avec espoir : « Pensez-vous que les bandits pourraient nous attaquer ?

— Uniquement si vous restez ici », dit Tresa. Ses yeux étaient des morceaux de glace. « Plût à Mari que vous ne vous fussiez jamais voué à la mer !

— S’ils viennent sur nous en pleine mer…

— Je ne crois pas. Vous transportez une centaine de femmes, et peu de marchandises. Le Peuple du Ciel peut avoir dix mille femmes, autant d’hommes, et tous les trésors de notre ville. Pourquoi prendrait-il la peine de vous pourchasser ?

— Oui… oui…

— Partez donc, dit-elle froidement. Vous n’osez pas attendre. »

Il lui fit face. C’était un véritable soufflet. « Que voulez-vous dire ? demanda-t-il. Croyez-vous que les Maoraïs soient des lâches ? » Elle hésita. Puis, avec honnêteté : « Non.

— Alors pourquoi me bafouez-vous ?

— Oh ! laissez-moi ! » N’en pouvant plus elle s’agenouilla contre le bastingage et enfouit sa tête dans ses bras.

Ruori la quitta et donna des ordres. Des hommes grimpèrent dans la mâture. La toile ferlée fut libérée et claqua dans la brise. Au-delà de la jetée l’océan jetait des éclats bleus frangés de blanc ; des mouettes planaient dans le ciel. Ruori ne voyait rien ; il se rappelait ce qu’il avait aperçu en menant la retraite du palais.

Un homme désarmé, gisant le crâne ouvert. Une fille de douze ans à peine, hurlante, que deux corsaires entraînaient vers une ruelle. Un vieillard terrifié qui s’enfuyait en faisant des crochets, pendant que quatre arbalétriers tiraient sur lui au jugé, et éclataient de rire lorsqu’il tombait transpercé et se traînait sur les mains. Une femme assise hébétée sur la chaussée, son vêtement en lambeaux, près d’un bébé dont la tête avait été fracassée. Une petite statue dans sa niche – une image pieuse – avec un bouquet de violettes fanées à ses pieds, décapitée par une masse d’armes. Une maison en train de brûler, et des hurlements provenant de l’intérieur.

Subitement les aéronefs ne lui semblèrent plus magnifiques.

Oh ! pouvoir les atteindre, les arracher du ciel !

Ruori s’arrêta net. Près de lui, l’équipage choquait le cabestan. Il n’entendit que vaguement la mélopée des haleurs aux jeunes voix profondes, pleins de la joie d’avoir toujours été libres et bien nourris.

« Larguez les amarres ! modula le second.

— Pas encore ! Pas encore ! Attendez ! »

Ruori courut vers la poupe, gravit l’échelle, passa près du timonier, et retrouva Donita Tresa. Elle s’était relevée, mais gardait la tête basse ; ses cheveux cachaient sa figure.

« Tresa », haleta Ruori, « Tresa, j’ai une idée. Je crois… Il y a peut-être une chance… Peut-être pouvons-nous les combattre, malgré tout ! »

Elle leva la tête. Ses ongles pincèrent l’avant-bras de Ruori jusqu’au sang. Il balbutia rapidement :

« Il faut pour cela… les attirer… jusqu’à nous. Au moins deux de leurs appareils… doivent nous poursuivre… en haute mer. Je pense qu’alors – je ne suis pas certain des détails, mais il est possible… que nous puissions les affronter… même les mettre en fuite… »

Elle le regardait toujours fixement. Il hésita.

« Évidemment, dit-il, nous pouvons perdre la bataille. Et nous avons ces femmes à bord.

— Si vous perdez, demanda-t-elle – si bas qu’il put à peine l’entendre – serons-nous tués ou serons-nous capturés ?

— Je crois que nous mourrons.

— C’est bien. » Elle approuva de la tête en frissonnant. « Oui. Dans ce cas, battez-vous.

— Il y a une chose dont je ne suis pas sûr. Comment les inciter à nous pourchasser. » Il fit une pause. « Si quelqu’un se laissait volontairement… capturer par eux – et leur disait que nous emportons un gros trésor – le croiraient-ils ?

— Vraisemblablement. » La vie, et même l’ardeur, renaissaient dans sa voix. « Disons… le trésor du calde. Il n’en a jamais eu, mais ces bandits croient sûrement que les caves de mon père regorgeaient d’or.

— Alors quelqu’un doit aller à eux », fit Ruori. Il lui tourna le dos, joignit les doigts, et poursuivit péniblement – vers une conclusion qu’il ne voulait pas formuler lui-même. « Mais ça ne peut pas être n’importe qui. Un homme… ils le jetteraient avec les autres esclaves, n’est-ce pas ? Ils ne l’écouteraient même pas ?

— Probablement. Très peu d’entre eux entendent le Spagnol. Au moment où l’homme qui parlerait de trésor finirait par se faire comprendre, ils seraient sans doute à mi-chemin de leur pays. » Tresa gémit. « Qu’allons-nous faire ? »

Ruori voyait la solution, mais il ne pouvait se résoudre à l’exposer.

« Je regrette, murmura-t-il. Tout compte fait, mon idée n’était pas fameuse. Partons d’ici. »

Pour lui faire face, la jeune fille dut passer entre la rambarde et Ruori, le frôlant comme s’ils dansaient de nouveau. Sa voix était ferme.

« Vous connaissez un moyen.

— Non !

— En une nuit, j’ai appris à vous connaître. Vous faîtes un piètre menteur. Parlez. »

Il détourna les yeux. Il réussit à prononcer :

« Une femme – pas une femme quelconque, mais une très belle femme – ne serait-elle pas rapidement amenée devant leur chef ? »

Tresa fit un pas de côté. La couleur se retira de ses joues.

« Si, dit-elle. Je pense que si.

— Mais aussi, fit Ruori malheureux, elle pourrait être tuée. Ces hommes tuent par plaisir. Je ne peux faire risquer la mort à une personne confiée à ma protection.

— Sot de païen, dit-elle entre ses dents, croyez-vous que c’est le risque d’être tuée qui m’inquiète ?

— Que pourrait-il arriver d’autre ? » demanda-t-il, surpris. Puis : « Oh ! oui, évidemment… la femme deviendrait une esclave si nous perdions la bataille. Quoique je suppose, si elle est belle, qu’elle serait bien traitée.

— Et c’est là tout ce que vous… » Tresa s’interrompit. Il n’eût jamais cru qu’un sourire pouvait ainsi montrer la pure souffrance. « Bien sûr… j’aurais dû réaliser. Votre peuple a d’autres façons de voir.

— Que voulez-vous dire ? » bredouilla-t-il.

Un instant encore, elle serra les poings. Puis, à moitié pour elle-même :

« Ils ont tué mon père, oui, je l’ai vu mort sous le porche. Ils feraient de ma cité une ruine peuplée de cadavres. »

Elle leva la tête. « J’irai, dit-elle.

— Vous ? » Il la saisit par les épaules. « Mon, sûrement pas vous ! une des autres…

— Pourrais-je en envoyer une autre ? Je suis la fille du calde ! »

Se dégageant, elle traversa le pont arrière, descendit l’échelle vers la coupée. Elle regardait au loin. Quelques paroles vinrent jusqu’à lui :

« Après, s’il y a un après, il y a toujours le couvent. »

Il ne comprit pas. Il resta sur place ; tout en la regardant, il se maudit jusqu’à ce qu’elle eût disparu. Alors il dit :

« Larguez ! » et le navire prit la mer.

 

V

 

Les Meycains se battirent avec acharnement, rue par rue et maison par maison, mais au bout de quelques heures leurs soldats survivants avaient été refoulés dans le quartier nord-est de S’Antôn. Ils ne s’en rendaient pas compte, mais un Chef du Ciel les voyait d’en haut ; un dirigeable corsaire était maintenant amarré à la cathédrale, avec une échelle de corde permettant aux hommes de descendre et monter – et l’autre aéronef, mené par un équipage réduit, lui apportait les nouvelles.

« C’est bon, dit Loklann. Nous les tiendrons en haleine avec le quart de nos forces. Je ne crois pas qu’ils passeront. Pendant ce temps le reste de notre troupe pourra tout organiser ; ne laissons pas à ces créatures le temps de se cacher avec leur argenterie. Dans l’après-midi, quand nous serons reposés, nous lâcherons des parachutistes derrière les troupes ennemies ; ils les pousseront dans nos lignes, et nous les détruirons ! »

Il ordonna que le Buffalo soit mis au sol, afin de pouvoir charger immédiatement le butin le plus précieux. Les hommes étaient beaucoup trop brutaux : de bons gars, mais aptes à endommager dans leur hâte une tunique, une coupe, ou une croix ciselée ; et quelquefois ces objets Meycains étaient trop beaux pour être donnés, encore moins vendus.

L’aéronef-amiral descendit le plus possible. Il resta cependant à mille pieds, car les pompes à main et les réservoirs en alliage d’aluminium ne permettaient pas une grande compression de l’hydrogène. Dans un air plus froid, plus dense, il aurait flotté encore plus haut. Mais des cordes en descendirent, vers une équipe rapidement assemblée au sol. Au pays, il y avait un cabestan à cliquet devant chaque loge, si bien que quatre femmes suffisaient à amener au sol un dirigeable. On détestait le système, employé en cas désespéré, de lâcher du gaz : car les Gardiens pouvaient à peine suffire à la demande – en dépit d’un nouveau générateur solaire ajouté à leur station hydroélectrique – et devaient se faire payer en conséquence. (C’est du moins ce que prétendaient les Gardiens, mais peut-être se servaient-ils de leur immunité, supérieure à celle des rois, pour hausser leurs prix. Certains chefs, y compris Loklann, s’étaient mis à expérimenter pour eux-mêmes la production de l’hydrogène, mais il fallait longtemps pour reconstituer un art que même les Gardiens ne comprenaient qu’à moitié.)

Ici, des hommes forts, en nombre suffisant, remplacèrent la machinerie. Le Buffalo fut bientôt amarré sur la plaza de la cathédrale, qu’il remplissait presque. Loklann inspecta lui-même chaque cordage. Sa jambe blessée lui faisait mal, sans pour cela l’empêcher de marcher. Plus grave était l’état de son bras droit, dont les agrafes le faisaient plus souffrir que la coupure initiale. Le média l’avait averti de ne pas trop s’en servir. Ce qui l’obligerait à se battre de la main gauche, car jamais on ne pourrait dire que Loklann-fils-de-Holber se serait tenu à l’écart du combat. Mais il n’était que la moitié de lui-même.

Il toucha le couteau qui l’avait frappé. Du moins avait-il gagné une bonne lame pour ses peines. Et… le propriétaire n’avait-il pas dit qu’ils se retrouveraient, pour décider de celui qui garderait le poignard ? Il y avait un présage dans ces paroles. Et… quel plaisir de faire réincarner ce Ruori !

« Mon commandant, mon commandant ! »

Loklann tourna la tête. Yuw-Hache-Rouge et Aalan-fils-de-Rickar, des hommes de sa propre loge, l’avaient hélé. Ils serraient les bras d’une jeune femme habillée de velours noir et parée d’argent. La multitude en armes commença à s’assembler autour d’elle ; des acclamations sauvages s’élevèrent au-dessus du bruit des voix.

« Qu’y a-t-il ? » demanda Loklann avec brusquerie. Il avait beaucoup à faire.

« Cette bergère, chef. Pas mal, n’est-ce pas ? On l’a ramassée près des quais.

— Eh bien, flanquez-la dans le temple avec les autres en attendant que… Oh ! »

Les yeux ébahis de Loklann rencontrèrent un ferme regard vert. Elle n’était vraiment pas mal.

« Elle n’arrêtait pas de crier les mêmes mots. Shef, rey, ombro gran… Finalement, je me suis demandé si elle ne voulait pas dire chef, dit Yuw, et puis, quand elle a crié khan, j’ai été tout à fait sûr qu’elle voulait te voir. Alors on ne s’en est pas servi nous-mêmes, termina-t-il vertueusement.

— Abla tu Spanol ? » demanda la fille. Loklann sourit.

« Oui, répliqua-t-il dans le même langage ; ses mots étaient lourdement accentués, mais suffisants.

— Bien assez pour savoir que tu me dis tu. » La jolie bouche de la fille se pinça. « Cela signifie que tu me considères comme ton inférieur – ou ton dieu, ou ton amoureux. »

Elle rougit, secoua la tête (le soleil joua sur sa chevelure aile-de-corbeau), et répondit :

« Tu peux dire à ces imbéciles de me lâcher. »

Loklann donna l’ordre en Angliz. Yuw et Aalan obéirent. Les marques de leurs doigts restèrent sur les bras de Tresa. Loklann lissa sa barbe.

« Tu voulais me voir ? fit-il.

— Si tu es le chef, oui, dit-elle. Je suis Donita Tresa Carabân, la fille du calde. » Sa voix se brisa un instant. « Tu as au cou la chaîne d’office de mon père. Je suis venue de la part de mon peuple, pour transiger.

— Quoi ? » Loklann écarquilla les yeux. Quelqu’un éclata de rire dans la foule de guerriers.

Elle ne devait pas avoir l’habitude d’implorer la pitié, se dit-il ; son ton se fit cassant :

« Considérant vos pertes certaines si vous combattez jusqu’au bout, et le risque de provoquer une contre-attaque sur votre territoire, n’accepterez-vous pas une rançon d’argent et un sauf-conduit, en échange de la libération des captifs et de la cessation de vos ravages ?

— Par Oktaï, murmura Loklann. Seule une femme peut s’imaginer que nous… » Il s’arrêta. « Tu disais que tu étais revenue ? »

Elle fit « oui » de la tête.

« De la part du peuple. Je sais que je n’ai pas l’autorité légale pour ce faire, mais en pratique…

— Je ne parle pas de ça ! cria-t-il. D’où revenais-tu ? »

Elle se troubla.

« Cela n’a rien à voir avec… »

Il y avait trop d’yeux autour d’eux. Loklann hurla des ordres pour que commençât la mise à sac systématique. Puis il se tourna vers la fille.

« Viens à bord de l’aéronef avec moi, dit-il. Je veux discuter plus longuement. »

Elle ferma les yeux un court moment, et ses lèvres remuèrent. Puis elle le regarda, (il songea à un couguar qu’il avait pris au piège autrefois), et dit d’une voix neutre :

« Oui. J’ai d’autres arguments.

— Toutes les femmes en ont, dit-il en riant, mais toi, tu en as plus que la plupart !

— Pas de ça ! fulmina-t-elle. Je veux dire… Non. Mari, priez pour moi. » Elle le suivit tandis qu’il se frayait un passage au milieu de ses hommes.

Ils marchèrent le long des voiles ferlées, jusqu’à une échelle lancée de la coursive. Une écoutille était ouverte au bas de la coque, montrant les soutes et les frettes de cuir destinées aux esclaves. Quelques gardes étaient postés dans la galerie. Transpirant sous le casque, ils s’appuyaient sur leurs armes en bavardant ; lorsque Loklann passa avec la fille ils lancèrent des plaisanteries envieuses.

Il ouvrit une porte.

« As-tu déjà visité un de nos vaisseaux ? » demanda-t-il. Le niveau supérieur de la nacelle renfermait une longue salle, nue à l’exception de châlits sur lesquels se trouvaient des sacs de couchage. Puis une série de cloisons délimitant des alcôves, un genre de cambuse et enfin, à l’extrémité, une pièce avec cartes, tables, instruments de navigation, tubes acoustiques. Les parois s’évasaient tellement vers l’extérieur que les vitrages devaient montrer un spacieux panorama quand le dirigeable était en l’air. Sous un râtelier d’armes, une petite idole munie de défenses et de quatre bras était campée sur une console. Un grabat était roulé par terre.

« Le pont, dit Loklann. C’est aussi la cabine du commandant. » Il montra un des quatre fauteuils d’osier fixés au plancher. « Assieds-toi, Donita. Veux-tu boire quelque chose ? »

Elle s’assit mais ne répondit pas. Ses poings étaient serrés dans son giron. Loklann se versa un verre de whisky et en avala la moitié d’un seul coup. « Ahhh ! Plus tard nous te trouverons du vin de ton pays. Dommage que vous ne connaissiez pas l’art de distiller, ici. »

Elle leva des yeux désespérés sur lui ; il était penché au-dessus d’elle.

« S’nor, dit-elle, je te supplie, au nom du Carito – eh bien, au nom de ta mère, si tu veux – d’épargner mon peuple.

— Ma mère serait malade de rire si elle t’entendait », dit-il. Puis, se penchant : « Écoute bien. Ne gaspillons pas nos paroles. Tu t’étais échappée, mais tu es revenue. Où étais-tu ?

— Je… Est-ce important ? »

Bon, se dit-il, elle commence à faiblir. Il martela :

« C’est important. Je sais que tu étais au palais à l’aube. Je sais que tu as fui avec les étrangers à peau sombre. Je sais que leur navire a appareillé il y a une heure. Tu devais être dessus, mais tu en es repartie. Non ?

— Si. » Elle se mit à trembler.

Il sirota une gorgée et demanda calmement : « À présent dis-moi, Donita, ce que tu as à offrir ? Tu n’espérais sûrement pas que nous abandonnerions la meilleure part de notre butin et une grande quantité de précieux esclaves, contre un vulgaire sauf-conduit. Tous les Royaumes du Ciel nous renieraient. Allons, tu dois avoir plus à offrir, si tu espères acheter notre départ.

— Non… pas réellement… »

Une gifle magistrale rejeta sa tête en arrière. Elle s’enfonça dans le fauteuil en frottant la marque rouge. Il gronda :

« Je n’ai pas le temps de jouer. Parle ! Dis-moi immédiatement ce qui t’a fait quitter ton refuge et venir ici, ou sinon tu descends à fond de cale. Tu atteindras un bon prix quand les marchands viendront au Canyon. Il y a de nombreuses maisons qui t’attendent : un chalet de forestier en Oregon, une yourte de khan Mong au Tekkas, un bordel à Chaï Ka-Go. Maintenant dis-moi, vraiment, ce que tu sais – et ce sort te sera épargné. »

Elle baissa la tête et dit péniblement :

« Le bateau étranger emporte l’or du calde. Mon père voulait depuis longtemps transférer son or personnel dans un lieu plus sûr, mais n’osait pas risquer un convoi de chariots à travers le pays. Il y a encore beaucoup de hors-la-loi entre Fortlez d’S’Ernân et ici ; et tant de richesses tenteraient l’escorte militaire elle-même. Le capitaine Loha-sanno a accepté d’emmener l’or par mer, jusqu’à Port Wanawoto, près de Fortlez. On pouvait lui faire confiance, parce que son gouvernement est très désireux de commercer avec nous : il est venu officiellement. Bien sûr, quand vous êtes arrivés, le bateau a aussi pris les femmes du palais. Mais ne peux-tu les épargner ? Il y a plus de butin dans le navire étranger que ta flotte n’en peut soulever.

— Par Oktaï ! » murmura Loklann.

Il s’écarta, fit quelques pas, finit par s’arrêter et regarda par la fenêtre. Il pouvait presque entendre les rouages cliqueter sous son crâne. L’histoire était vraisemblable ! Le palais avait été une déception… oh ! oui, beaucoup de damas et d’argenterie et de colifichets, mais rien de comparable à la cathédrale. Ou bien le calde était moins riche que puissant, ou bien il cachait son trésor. Loklann avait eu l’intention de torturer quelques serviteurs pour savoir à quoi s’en tenir. Il réalisait à présent qu’il y avait une troisième possibilité.

Pourtant il valait mieux interroger quelques prisonniers malgré tout, pour être sûr… Non, il n’avait pas le temps. Avec un vent favorable, ce rafiot pouvait aller plus vite qu’un dirigeable, et sans se forcer. Il était peut-être déjà trop tard pour le rattraper. Mais si ce n’était pas le cas… Hmm. L’assaut ne serait pas facile. Cette coque effilée et mouvante était une bien petite cible pour les parachutistes, et avec tous ces cordages au-dessus… Non, des hommes hardis pouvaient se frayer un chemin là-dedans. Et s’il lançait des grappins dans les superstructures ? Si la traction arrachait le gréement, tant mieux ; une corde lestée permettrait alors de descendre en glissant jusqu’au pont. Et si les crocs résistaient, un commando pourrait malgré tout descendre le long des filins, jusqu’aux mâts de hunes. Sans doute, les matelots étaient agiles aussi, mais avaient-ils ferlé une voile de corsaire pendant un ouragan Mérikain, à un mille au-dessus du sol ?

Il pourrait improviser à mesure que la bataille se déroulerait. Au pire, il serait amusant d’essayer ! Et au mieux, pour un si bel exploit, il renaîtrait peut-être Conquérant du Monde.

Il se mit à rire joyeusement.

« Nous irons ! »

Tresa se leva.

« Tu épargneras la ville ? murmura-t-elle d’une voix rauque.

Je n’ai rien promis de la sorte, fit Loklann. Bien sûr, la cargaison du navire prendra la place d’une partie des objets et des gens que nous aurions pu prendre. À moins… hmm… à moins que nous ne décidions de faire naviguer le bateau jusqu’en Calforni, chargé, et de le retrouver là-bas avec des dirigeables supplémentaires. Oui, pourquoi pas ?

— Parjure ! lança-t-elle avec mépris.

— J’ai seulement promis de ne pas te vendre », dit Loklann. Il la contempla de haut en bas. « Et je ne le ferai pas. »

Il fit un grand pas en avant et l’attira contre lui. Elle se débattit furieusement ; elle réussit même à arracher de sa ceinture le couteau de Ruori, mais la cuirasse arrêta la lame.

Finalement il se releva. Elle pleurait à ses pieds, la poitrine marquée de rouge par la chaîne de son père. Il dit plus calmement :

« Non, je ne te vendrai pas, Tresa. Je te garde. »

 

VI

 

« Ba – al – lon ! »

Le cri de la vigie flotta un instant entre ciel et mer. Au pied du grand mât, les hommes d’équipage se mirent à courir à leurs postes.

Ruori examina l’ouest. La terre était une étroite bande sous d’énormes cumulus aux ombres bleues. Dans ce vaste ciel, il lui fallut un moment pour repérer les ennemis. Finalement le soleil les toucha : il éleva ses jumelles. Deux tueurs peinturlurés se propulsaient vers lui, descendant doucement d’une altitude de cinq mille pieds.

Il soupira.

« Seulement deux, dit-il.

— Ce sera peut-être plus que suffisant », fit Atel Hamid. La sueur perlait sur son front.

Ruori regarda vivement son second.

« Tu n’as pas peur d’eux, non ? Tu sais que la superstition a été un de leurs principaux facteurs de réussite.

— Oh ! non, capitaine. Je connais les principes de l’aérostation aussi bien que toi. Mais ces types sont coriaces. Et cette fois ils n’essaient pas de nous aborder à partir d’un wharf ; ils sont dans leur élément.

— Nous aussi. » Ruori frappa l’autre dans le dos.

« Prends le commandement. Seul Tanaroa sait ce qui va se passer, mais sers-toi de ton bon sens si je suis tué.

— Je voudrais que tu me laisses y aller, protesta Atel. Il ne me plaît pas d’être en sécurité ici. C’est ce qui peut se produire là-haut qui m’inquiète.

— Tu ne seras pas trop en sécurité, crois-moi. » Ruori se força à sourire. « Et il faut bien que quelqu’un ramène la barcasse au pays pour remettre tous ces mignons rapports à l’Institut de Recherches Géoethniques. »

Il dévala l’échelle vers le pont principal et se hâta en direction des haubans des grands mâts. Son équipage hurlait autour de lui ; les armes étincelaient. Les deux immenses cerfs-volants en forme de boîtes, dont la toile frémissait, étaient amarrés à une bitte de plat-bord, en attendant d’être utilisés. Ruori regretta de n’avoir pas eu le temps d’en faire construire d’autres.

Car il avait traîné plus longtemps qu’il ne semblait sage, d’abord en se dirigeant vers la haute mer, puis en mettant à la cape afin de se laisser rechercher par l’ennemi tandis qu’il faisait des préparatifs. (Ou des plans, à vrai dire. Quand il avait laissé partir Tresa, ses propres idées n’étaient guère plus qu’une conviction de pouvoir soutenir la lutte.) À supposer qu’ils étaient effectivement lancés à sa poursuite, il avait risqué qu’ils perdent patience et retournent à terre. Cela faisait une heure qu’il musardait avec le grand hunier, la génoise, et deux clinfocs, en espérant que les Gens du Ciel étaient assez incompétents pour ne pas trouver suspect qu’il eût si peu de toile par un temps aussi beau.

Mais ils étaient là, et c’en était fini de ses soucis et de ses remords au sujet de certaine jeune fille. De telles émotions étaient rares chez un Insulaire ; mais s’apercevoir qu’il les éprouvait pour une seule personne – alors qu’Elles étaient des millions sur terre – cela avait été terrible. Ruori grimpa aux enfléchures, comme s’il fuyait quelque chose.

Les dirigeables passaient au-dessus ; ils étaient encore dans un courant aérien très élevé. En bas, le vent soufflait presque plein sud. Les aéronefs, incapables de gouverner vraiment au plus près, descendraient quand ils seraient dans son vent. Même alors, estima Ruori, le Dauphin pourrait éviter leur ruée maladroite.

Mais le Dauphin n’allait pas l’éviter.

Le gréement était maintenant constellé de matelots en armes. Ruori se hissa sur la barre de hune du grand mât et s’assit, balançant négligemment les jambes. Le navire s’inclina sous une risée de vent, et Ruori se trouva au-dessus de l’immensité bleu-vert diaprée de blanc. Y prenant à peine garde, il interrogea Hiti :

« Tu es paré ?

— Oui. » Le grand harponneur, dont le corps était un entrelacs de tatouages et de muscles, hocha sa tête rasée. Amarrée à la plate-forme où il était accroupi, se trouvait la catapulte du bateau, armée et chargée d’un de ces énormes harpons qui pouvaient tuer un cachalot du premier coup. Deux autres fers gisaient à côté dans le râtelier. Les deux aides de Hiti et quatre hommes de pont se tenaient derrière lui, tenant les harpons plus réduits – de simples dards de six pieds – qu’on lançait à la main. Les câbles de tous ces projectiles descendaient le long du mât jusqu’aux bossoirs.

« Oui, ils n’ont qu’à s’amener. » Hiti sourit de tout son visage rond. « Que Nan dévore le monde, si ça ne vaudra pas une danse quand on rentrera chez nous !

— Si on rentre », fit Ruori. Il toucha la hachette passée dans son pagne. Comme un rideau, le jour aveuglant parut dévoiler un diorama de leur pays, où les vagues se brisaient, blanches sous la lune, où des brasiers brillaient sur les plages, où les danseurs étaient enjoués et où les palmiers jetaient leur ombre sur les couples qui s’éloignaient. Il se demanda comment s’y plairait la fille d’un calde Meycain… si elle n’avait pas la gorge tranchée.

« Il y a une tristesse sur toi, capitaine, dit Hiti.

— Des hommes vont mourir, répondit Ruori.

— Et alors ? » Les petits yeux amicaux l’examinaient. « S’il le faut, ils sont prêts à mourir, en l’honneur du chant qui sera fait plus tard. Tu as une autre préoccupation que la mort.

— Tais-toi ! »

Le harponneur parut blessé, mais se réfugia dans le silence. Le vent sifflait et la mer étincelait.

Les aéronefs approchaient. Il en viendrait un de chaque bord. Ruori décrocha le mégaphone de son épaule. Atel Hamid maintenait le Dauphin droit sur une large bordée.

Ruori pouvait voit à présent un dieu ricanant sur la proue de l’aéronef à tribord. Il passerait juste au-dessus des mâts de hune, un peu au vent de la lisse… Des flèches jaillirent impulsivement des bouts de vergues, sans effet, mais personne ne fut assez excité pour gaspiller une cartouche de fusil. Hiti fit pivoter sa catapulte.

« Attends, dit Ruori. Il vaut mieux voir ce qu’ils vont faire. »

Des têtes casquées apparaissaient à la rambarde du dirigeable. Un homme avança le bras, puis un autre homme, et encore un autre, à intervalles réguliers ; ils firent tournoyer des grappins de fer à triples crocs, et les lancèrent. Ruori vit un des grappins frapper le mât de misaine, rebondir, heurter un grand foc… le filin se tendit jusqu’au dirigeable, et vibra – mais ne se rompit pas, il était fait de cuir… le foc se déchira ; la toile, avec un bruit de tonnerre, alla cingler un matelot en plein corps et le fit tomber de sa vergue… l’homme reprit ses sens à temps pour exécuter un beau plongeon, Lésu le garde en vie… le grappin poursuivit sa course, accrocha la pointe du grand hunier de misaine, le bois gémit… le navire trembla sous les câbles qui se tendaient l’un après l’autre.

Sous la traction, il s’inclina fortement. Ses voiles claquèrent. Aucun danger de chavirer – pour le moment – mais un mât pouvait être arraché. Puis, franchissant la rambarde et serrant les filins entre mains et genoux, les pirates descendirent. Poussant des cris d’écoliers, ils se laissèrent glisser jusqu’aux grappins et empoignèrent les premiers cordages qui se présentèrent.

L’un d’eux bondit comme un singe sur la plateforme du grand-mât, juste sous la barre de hune. Un des aides du harponneur jura, lança son arme, et cloua l’envahisseur.

« Pas de ça ! rugit Hiti. Nous avons besoin de ces harpons ! »

Ruori fit rapidement le point de la situation. Le dirigeable sous le vent manœuvrait toujours autour de son collègue, qui se trouvait poussé vers bâbord. Ruori porta le mégaphone à sa bouche et un amplificateur à batteries solaires cria pour lui :

« Écoutez tous ! Écoutez tous ! Brûlez ce deuxième ennemi immédiatement, avant qu’il nous accroche ! Coupez les filins du premier, et repoussez les abordeurs !

— Je tire ? appela Hiti. Je n’aurai jamais de plus belle cible.

— Oui. »

Le harponneur pressa la détente. Le harpon fila en ronflant. L’acier barbelé toucha la nacelle ennemie à la base, traversa la paroi, et termina sa course dans le plancher interne.

« Ramenez ! » beugla Hiti. Ses mains de gorille étaient déjà sur un maneton du treuil. Deux autres hommes réussirent à trouver assez d’espace pour l’aider.

Ruori glissa le long des gambes de hune et sauta sur la corne. Un autre pirate s’y trouvait et un troisième arrivait. L’homme juché sur le bout de vergue, les pieds nus, conservait son équilibre aussi bien qu’un marin ; il leva un sabre. Ruori se laissa tomber alors que la lame sifflait, saisit d’une main une manœuvre de la grand’voile et, suspendu, se mit à entailler le câble du grappin avec sa hachette. Le pirate s’accroupit et lui lança un coup de pointe. Ruori pensa à Tresa, flanqua sa hachette dans la figure de l’homme, et l’envoya choir sur le pont. Il se remit à trancher. Le cuir était résistant, mais son fer était aiguisé. Le câble se rompit dans un sifflement. La vergue libérée se balança, manquant de faire lâcher prise à Ruori. Le second Homme du Ciel tomba à la renverse, et alla s’écraser sur un rouf. Les hommes qui glissaient le long du câble descendirent jusqu’au bout tranché. L’un d’eux ne put s’arrêter, la mer l’avala. L’autre fut écrasé contre le haut de mât par le mouvement pendulaire.

Ruori se hissa à califourchon sur la vergue et y demeura un instant, aspirant l’air dans ses poumons en feu. Le combat faisait rage autour de lui, sur les haubans, sur les vergues, et jusque sur le pont. L’autre dirigeable se rapprochait.

À l’arrière, mû par la vitesse du navire qui allait dans le vent, s’éleva un cerf-volant cubique. Atel lança un commandement et le timonier renversa la barre. Même avec cette entrave, le Dauphin répondit magnifiquement ; une science profonde de la mécanique hydraulique avait présidé à sa construction. Imprégné d’huile de baleine, le cerf-volant resta en l’air un moment – le temps que des « messagers » de papier en flammes montent en tournoyant le long de sa corde. Le cerf-volant s’embrasa tout d’un coup.

Le dirigeable s’éloigna, le cerf-volant le manqua, sa petite charge de poudre explosa sans résultat.

Atel jura et donna d’autres ordres. Le Dauphin vira de bord. Le second cerf-volant, déjà en l’air et en feu, toucha la cible. Il détonna.

L’hydrogène s’échappa. Il n’y eut pas d’explosion, mais des flammes enveloppèrent subitement le dirigeable. Elles étaient pâles sous l’éclat du soleil. Le plastique des compartiments à gaz se désintégrant, des spires de fumée se mirent à monter. L’aéronef descendit comme un lent météorite vers l’eau.

Son compagnon n’eut d’autre choix que de lâcher tous ses grappins, abandonnant l’équipe d’abordage qui était encore en nombre inférieur. Le commandant ne pouvait savoir que le Dauphin n’avait possédé que deux cerfs-volants. Il cracha quelques volées vengeresses de ses catapultes. Puis il se dirigea rapidement vers l’arrière. Le bateau Maoraï se balança, recouvrant son assiette.

L’ennemi pouvait battre en retraite ou bien imaginer une nouvelle attaque. Ruori ne voulait ni l’un ni l’autre. Il lança dans son porte-voix :

« Pare à virer ! Face à ce bâtard ! » Et, avec ses matelots, il se précipita par les haubans jusqu’au pont où le combat se poursuivait.

Car l’équipe de Hiti avait placé trois gros harpons et une demi-douzaine de plus petits dans la nacelle.

Leurs câbles commençaient à se tendre entre le dirigeable et le cabestan du château avant. Dorénavant, plus de crainte d’une tension anormale : le Dauphin, comme tout navire Maoraï était taillé pour ce genre d’épreuves. Il avait remorqué plus d’une baleine franche le long de son bordé : un dirigeable n’était rien en comparaison. Ce qui comptait était la rapidité de manœuvre, avant que les pirates réalisent ce qui leur arrivait et trouvent un moyen de se dégager.

« Tohiha, hioha, itoki ! » Le vieux chant de pirogue monta pendant que les hommes viraient au cabestan. Ruori toucha le pont, vit un homme du Canyon qui affrontait un matelot, épée contre gourdin, et il décervela le type par-derrière, comme une vulgaire vermine. (Puis, vaguement choqué, il se demanda ce qui lui faisait qualifier ainsi cet homme.) Le combat fut rapidement mené à sa fin, les Hommes du Ciel n’ayant aucun espoir, mais une demi-douzaine de gens de la Fédération étaient grièvement blessés. Ruori fit jeter les quelques pirates survivants dans le lazaret ; ses propres blessés furent descendus dans l’entrepont pour y recevoir anesthésie, antibiotiques, sous les roucoulements des Donitas. Puis hâtivement, il prépara son équipage pour la phase suivante.

Le dirigeable avait presque été halé jusqu’au beaupré. Il était tellement incliné que ses catapultes étaient inutilisables. Les pirates étaient tous dans la galerie de la nacelle ; ils hurlaient en agitant leurs armes. Ils étaient trois ou quatre fois plus nombreux que les hommes du Dauphin. Ruori reconnut l’un d’entre eux ; le grand aux cheveux jaunes qui l’avait assailli devant le palais ; il éprouva une sensation étrange.

« On le brûle ? » demanda Atel.

Ruori fit la grimace.

« Je suppose qu’il le faut, dit-il. Essaie de ne pas enflammer l’appareil lui-même. Tu sais que je veux le récupérer. »

Un tube mobile fut promené le long de la galerie par quelques Insulaires herculéens. L’embout de céramique cracha des flammes. La fumée, la puanteur et les hurlements qui s’ensuivirent, et le spectacle qui s’offrit lorsque Ruori ordonna de cesser le feu, donnèrent la nausée aux vétérans les plus endurcis. Les Maoraïs n’étaient guère sentimentaux mais ils n’aimaient pas infliger la souffrance.

« Éteignez, fit Ruori d’une voix rauque.

Des tourbillons d’eau se déversèrent. L’osier qui avait commencé à brûler se transforma en masse charbonneuse.

Le navire lança ses propres grappins. Quelques mousses se précipitèrent pour aborder avant les adultes. Ils ne rencontrèrent aucune résistance dans la galerie. La plupart des pirates, indemnes, étaient hagards, leurs armes jetées à leurs pieds, toute velléité de résistance disparue. Des échelles de Jacob suivirent les mousses ; l’équipage du Dauphin grouilla sur le dirigeable et se mit à rassembler les prisonniers.

L’arme au poing, quelques Hommes du Ciel surgirent par une porte. Ruori vit parmi eux le grand blond. De la main gauche, l’homme brandit le poignard de Ruori et se rua sur lui. Son bras droit semblait inutilisable.

« À Canyon ! À Canyon ! » cria-t-il – ce n’était plus que l’ombre d’un cri de guerre.

Ruori fit un pas de côté, évita la charge, et avança le pied. L’homme blond trébucha. Pendant qu’il tombait, le talon de la hache de Ruori s’abattit sur son cou. Il s’effondra bruyamment, tenta de se relever, frémit, et resta au sol en tressautant.

« Je veux mon couteau. » Ruori s’accroupit, défit la ceinture du pirate, et se mit à le ligoter.

Les yeux troubles le regardèrent avec une sorte de supplication.

« Tu ne vas pas me tuer ? murmura l’autre en Spagnol.

— Haristi, non, fit Ruori stupéfait. Pourquoi te tuerais-je ? »

Il se releva. Toute résistance avait cessé, le dirigeable était à lui. Il ouvrit la porte de l’avant, pensant trouver en deçà l’équivalent de la timonerie d’un navire.

Puis pendant un moment il ne bougea plus, et n’entendit plus que le vent et son propre sang.

Ce fut Tresa qui finalement vint à lui. Elle portait les mains devant elle, comme une aveugle, et ses yeux le traversaient.

« Vous êtes là, dit-elle d’une voix creuse.

— Donita », balbutia Ruori. Il lui saisit les mains. « Donita, si j’avais su que vous étiez à bord, jamais je… je n’aurais risqué…

Pourquoi ne nous avez-vous pas abattus et brûlés, comme l’autre ? demanda-t-elle âprement. Pourquoi celui-ci doit-il revenir en ville ? »

Elle dégagea ses mains et s’avança en titubant sur le pont. Ce dernier avait un fort gîte, et remuait sous elle. Elle tomba, se releva, marcha prudemment jusqu’au garde-fou, et regarda fixement l’océan. Sa chevelure et sa robe lacérée flottaient au vent.

 

VII

 

Piloter un aéronef exigeait une technique éprouvée. Ruori sentait que les trente hommes qu’il avait placés à bord manœuvraient très maladroitement. Un Homme du Ciel expérimenté aurait su quelles températures et quels courants escompter, d’un simple regard sur l’air ou l’eau ; il pouvait estimer le niveau auquel soufflait la brise désirée, et s’élever ou s’abaisser lentement ; il pouvait même aller contre le vent, quoique ce fût un procédé extrêmement lent, à cause des courants latéraux.

Néanmoins, une heure d’étude montra à Ruori les principes de base. Il revint à la timonerie et donna ses ordres dans le tube acoustique. La terre se rapprochait. Un regard en bas lui montra le Dauphin, avec sa cargaison de captifs, qui suivait sous une voilure réduite. Lui et ses compagnons aéronautes devraient subir plus tard un tas de railleries sur leur progression d’escargot céleste. Ruori ne sourit pas à cette idée, ni ne prépara ses réponses, comme il l’eût fait en toute autre circonstance. Tresa était assise, immobile, derrière son dos.

« Connaissez-vous le nom de cet aéronef, Donita ? demanda-t-il, pour rompre le silence.

— Il l’appelait Buffalo, dit-elle, absente.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une espèce de bœuf sauvage.

— Si je comprends bien, il vous a parlé pendant qu’il volait à ma recherche. A-t-il dit quelque chose d’intéressant ?

— Il m’a parlé de son peuple. Il s’est vanté de toutes les choses qu’ils possèdent et que nous n’avons pas… moteurs, énergie, alliages… comme s’ils n’en étaient pas moins une bande d’ignobles sauvages. »

Enfin elle montrait un peu d’animation. Il avait eu peur qu’elle ne se mît à souhaiter l’arrêt de son cœur ; mais il se souvint qu’il n’avait vu chez les Meycains aucune évidence de cette pratique si courante chez les Maoraïs.

« Il vous a donc tellement maltraitée ? demanda-t-il, sans la regarder.

— Vous, vous ne considéreriez pas cela comme un mauvais traitement, répliqua-t-elle violemment. Maintenant laissez-moi seule, je vous prie ! » Il l’entendit s’éloigner, et passer la porte vers les sections de l’arrière.

Évidemment, se dit-il, son père avait été tué. Ce qui affligerait n’importe qui, n’importe où – mais elle peut-être plus que lui. Car les enfants Meycains étaient élevés uniquement par leurs parents ; ils ne passaient pas la moitié de leur temps à manger, à dormir ou à jouer avec des amis de rencontre, comme tous les jeunes Insulaires. Donc la parenté immédiate devait avoir beaucoup plus de signification ici. C’est du moins le seul argument que Ruori put trouver pour expliquer l’assombrissement de Tresa.

La ville fut en vue. Il aperçut le reste des appareils ennemis qui brillaient au-dessus. Trois contre un… Oui, s’il réussissait, il entrerait dans la légende du Peuple de la Mer. Ruori savait qu’il aurait dû éprouver le même plaisir insouciant que l’homme qui franchit la barre à la nage, ou qui pêche le requin, ou qui navigue dans un typhon, ou qui pratique tout autre sport dangereux dont le succès signifie gloire et femmes. Il pouvait entendre ses hommes chanter au-dehors, battant des rythmes guerriers avec les mains et les talons. Mais son cœur était pareil à l’Antarctique…

L’aéronef ennemi le plus proche se dirigea vers lui. Ruori essaya de le recevoir d’une manière professionnelle. Il avait costumé son équipage avec des attirails d’Hommes du Ciel prisonniers. Un coup d’œil superficiel les prendrait pour de véritables Canyonites, grandement diminués en nombre après un dur combat, mais remorquant le navire Maoraï capturé.

Comme les hommes du nord s’approchaient tranquillement, Ruori saisit son tube acoustique.

« Gouvernez tout droit. Tirez quand on passera par le travers.

— Entendu », dit Hiti.

Quelques instants plus tard le capitaine entendit vibrer le lance-harpon. Dans un hublot, il vit le projectile frapper l’autre nacelle par le milieu.

« Filez du câble, dit-il. Il faut le retenir pendant qu’on largue le cerf-volant, mais je ne tiens pas à être brûlé aussi.

— Ça va. Ce n’est pas la première fois que je chasse l’espadon », fit Hiti d’un ton rieur.

L’ennemi fit une embardée frénétique. Quelques carreaux jaillirent de ses catapultes ; l’un d’eux toucha le but, mais une simple cellule à gaz perforée n’avait guère d’importance.

« Vire de bord ! » cria Ruori. Inutile de présenter le flanc à une bordée. Les deux appareils se mirent à dériver au vent, toutes voiles battantes. « La barre toute dessous ! » Le Buffalo devint une ancre flottante, obligeant sa victime à flotter dans le ciel. Alors survint le cerf-volant préparé pendant le retour. Cette fois il comportait des hameçons. Il toucha et accrocha fermement le ballon Canyonite. « Envoyez ! » hurla Ruori. Des flammes grimpèrent au filin du cerf-volant. En quelques instants elles eurent enveloppé l’ennemi. Quelques parachutes tombèrent vers la mer.

« Encore deux », dit Ruori, sans se joindre aux cris de joie de ses hommes.

Les envahisseurs n’étaient pas sots. Leurs autres dirigeables revinrent au-dessus de la ville, ne souhaitant guère s’exposer aux flammes venues de la mer. L’un descendit, lança des haussières, et fut rapidement halé sur la plaza. À l’aide de ses jumelles, Ruori vit des hommes en armes fourmiller à l’entour. L’autre aéronef, sans doute porteur d’un équipage réduit, manœuvra en direction du Buffalo qui arrivait.

« Je crois que celui-ci veut engager le combat, le prévint Hiti. Pendant ce temps le Numéro Deux, là-bas, embarquera quelques centaines de soldats, puis viendra à côté de nous et nous abordera.

— Je sais, dit Ruori. Soyons complaisants. »

Il gouverna comme s’il voulait aborder le patrouilleur démuni d’hommes. Ce dernier ne l’évita pas, contrairement à ce que craignait Ruori ; mais il est vrai qu’il y avait une bravoure instinctive dans le caractère du Peuple du Ciel. L’ennemi manœuvra pour lancer ses grappins le plus rapidement possible. Ce qui donnerait à son compagnon une chance de charger ces guerriers et de s’élever… il vint au plus près.

Ruori décida que c’était le moment de les effrayer.

« Envoyez les flèches », dit-il. Dehors, dans la galerie, on enfonça des pistons de bois dur dans de petits cylindres, et on alluma de l’amadou au fond ; les flèches imprégnées d’huile s’enflammèrent. Quand l’ennemi arriva à bonne portée, les archers du Buffalo se mirent à lancer leurs comètes rouges.

Si son plan n’avait pas réussi, Ruori aurait viré. Il ne voulait pas sacrifier d’autres hommes en corps à corps ; simplement, il aurait tenté de brûler de loin l’autre aéronef, quoiqu’il eût besoin de cet appareil pour sa tactique. Mais l’effet moral du désastre précédent était toujours présent dans les esprits. Comme les flèches enflammées s’enfonçaient dans leur nacelle – technique de combat tellement périlleuse pour les deux adversaires à la fois que les hommes du nord n’y étaient nullement préparés – les Canyonites pris de panique sautèrent par-dessus bord. Peut-être certains remarquèrent-ils, en tombant avec leurs parachutes, qu’aucune flèche n’avait été lancée dans leur ballon de gaz.

« Crochez-le solidement ! cria Ruori. Éteignez les feux ! »

Les grappins se plantèrent avec un bruit sourd. Se balançant, les deux aéronefs s’arrêtèrent presque. Les hommes sautèrent dans l’autre galerie ; ils lancèrent des seaux d’eau à la volée.

« Soyez prêts, dit Ruori. La moitié des hommes sur la prise. Déroulez les filins de sauvetage et attachez-les. »

Il reposa le tube. Une porte grinça derrière lui. Il se tourna : Tresa entra de nouveau dans la timonerie. Elle était encore pâle, mais elle avait arrangé ses cheveux et redressait la tête.

« Un autre ! dit-elle sur un ton proche de la joie. Il n’en reste plus qu’un !

— Mais il sera bourré d’hommes, grogna Ruori. Je n’aurais pas dû écouter votre refus de descendre à bord du Dauphin. Je n’avais pas réfléchi. C’est trop dangereux.

— Pensez-vous que cela m’inquiète ? dit-elle. Je suis une Carabân.

— Moi, cela m’inquiète », dit-il.

Son arrogance la quitta ; elle lui toucha la main fugitivement, et la couleur monta à ses joues.

« Pardonnez-moi. Vous avez tant fait pour nous. Et nous n’avons aucun moyen de vous remercier.

— Si, il y en a un, dit Ruori.

— Nommez-le.

— N’arrêtez pas votre cœur, uniquement parce qu’il a été blessé. »

Elle le regarda avec une aurore dans les yeux.

Le maître d’équipage apparut à la porte extérieure.

« Tout est paré, capitaine. Nous sommes à deux mille pieds ; j’ai posté un homme à chacune des valves des deux aéronefs.

— Tu as assigné une écoute de descente à chacun ?

— Oui. » Le maître s’en alla.

« Il vous en faudra une aussi. Suivez-moi. » Ruori prit Tresa par la main et l’amena dans la coursive. Le ciel les environnait, la brise caressait leurs visages et le pont remuait sous eux comme un être vivant. Il lui indiqua une des nombreuses cordes venues de la réserve du Dauphin, boulinées à la barre d’appui. « Je ne vais pas prendre le risque de parachuter des hommes non entraînés, dit-il. Mais vous n’avez jamais descendu le long d’une corde. Je vais vous faire un harnais de sécurité. Déhalez-vous lentement, une main après l’autre. Quand vous atteindrez le sol, coupez tout. » Son poignard trancha quelques bouts de filin et il les noua avec l’habileté du marin. Quand il lui enfila le harnais, elle se raidit sous ses mains.

« Mais… je suis votre ami », murmura-t-il.

Elle se détendit. Elle sourit même, faiblement. Il lui donna son couteau et revint dans la cabine.

*
*     *

Et le dernier aéronef pirate quitta le sol ; il s’avança assez près. Les deux appareils de Ruori ne tentèrent nullement de fuir. Il vit le soleil briller sur les armes blanches. Il savait qu’ils avaient assisté à la fin de leurs camarades, et ne se laisseraient pas prendre à la même tactique ; ils viendraient plutôt bord à bord, même si leur aéronef brûlait autour d’eux – à tout le moins, ils l’incendieraient à son tour, puis sauteraient en parachute vers le salut. Il n’envoya pas de flèches.

Quand il ne fut plus qu’à quelques brasses de l’ennemi, il cria :

« Ouvrez les valves ! »

Le gaz s’échappa des deux ballons en rugissant. Les dirigeables attachés ensemble se mirent à tomber.

« Feu ! » hurla Ruori.

Hiti pointa sa catapulte et envoya un harpon, muni d’un câble d’ancre, dans la soute de l’assaillant.

« Mettez le feu, et quittez le bord ! »

Dans les coursives, des hommes enflammèrent l’huile que d’autres répandaient. Les flammes s’élevèrent.

Entraîné par le poids des deux appareils presque dégonflés, le dirigeable du Canyon commença à descendre. À cinq cents pieds les câbles de sauvetage se mirent à traîner sur les toits plats et dans les rues. Ruori passa par-dessus bord. Il s’écorcha les mains en glissant.

Juste à temps : le commandant du dirigeable harponné fit libérer son hydrogène comprimé ; l’aéronef s’éleva à mille pieds avec son fardeau. Personne n’avait dû s’apercevoir que ledit fardeau était en feu. En tout cas il serait difficile de se débarrasser des harpons de Hiti.

Ruori leva la tête. Entretenues par le vent, les flammes ne dégageaient pas de fumée : un petit soleil ardent. Il n’avait pas compté que son feu prendrait totalement l’ennemi par surprise. Il avait pensé qu’ils se parachuteraient à terre, où les Meycains pourraient les attaquer. Il eut presque envie de les prévenir.

Puis le feu atteignit l’hydrogène restant dans les ballons affaissés. Il y eut une sorte de hoquet géant. L’aéronef le plus élevé se transforma en brasier volant. Quelques silhouettes minuscules réussirent à sauter. Un des parachutes brûlait.

« Sant’sima Mari », chuchota une voix, et Tresa vint cacher son visage dans les bras de Ruori.

 

VIII

 

Après la tombée de la nuit, des chandelles furent allumées dans tout le palais. Elles ne purent celer la laideur des murs dépouillés et des plafonds noircis. Les Gardes alignés dans la salle du trône étaient las et déguenillés. Et la ville de S’Antôn ne se réjouissait pas. Il y avait beaucoup trop de morts.

Ruori était sur le trône du calde, avec Tresa à sa droite et Pâwolo Dônoju à sa gauche. Ces derniers devraient prendre le pouvoir tant que de nouvelles autorités ne seraient pas élues. Le Don se raidissait sur son siège, pour empêcher sa tête bandée de tomber, mais de temps en temps ses paupières trop lourdes se fermaient. Tresa ouvrait des yeux immenses sous la capuche du manteau qui l’enveloppait. Ruori se prélassait ; il se sentait plus à l’aise, à présent que la bataille avait pris fin.

L’affaire avait été chaude, même après que les troupes citadines, reprenant courage, eurent fait une sortie et poussé les ennemis survivants devant elles. Trop d’Hommes du Ciel s’étaient battus jusqu’à la mort. Les centaines de prisonniers, capturés surtout lors du premier succès Maoraï, seraient une prise dangereuse ; personne ne savait que faire d’eux.

« Mais en tout cas leur armée est défaite », fit Dônoju.

Ruori secoua la tête.

« Non, S’nor. Je le regrette, mais la fin n’est pas en vue. Il y a dans le nord des milliers d’aéronefs identiques, et un peuple puissant et avide. Ils reviendront.

— Nous les recevrons, capitaine. La prochaine fois nous serons prêts. Une garnison plus importante, des barrages de ballons, des cerfs-volants à feu, des canons qui tirent en l’air, même une flotte aérienne… nous saurons apprendre ce qu’il faut faire. »

Tresa s’agita. Il y avait une nouvelle vie dans ses paroles, mais une vie qui haïssait :

« Nous irons porter la guerre chez eux. Il ne restera plus personne dans les hautes terres du Corado !

— Non, dit Ruori. Il ne faut pas. »

Elle détourna vivement la tête et le regarda sous l’ombre du capuchon.

Finalement elle dit :

« C’est vrai, on nous dit d’aimer nos ennemis, mais il ne peut s’agir des Gens du Ciel. Ce ne sont pas des humains ! »

Ruori dit à un huissier :

« Envoyez chercher le chef prisonnier.

— Pour entendre notre jugement à son égard ? voulut savoir Dônoju. Mais il faut que cela soit fait dans les règles… en public.

— Seulement pour discuter avec nous, dit Ruori.

— Je ne vous comprends pas, dit Tresa. Après tout ce que vous avez fait, il n’y a subitement plus aucune virilité en vous. »

Il se demanda pourquoi ses paroles le blessaient. Eût-elle été une autre, il n’y aurait prêté aucune attention.

Loklann entra entre deux Gardes. Ses mains étaient liées dans son dos et il y avait du sang séché sur sa figure, mais il marchait comme un conquérant sous une haie d’armes. Quand il arriva à l’estrade il s’arrêta, se campa sur ses jambes, et adressa un large sourire à Tresa.

« Ainsi, dit-il, tu trouves ces autres moins satisfaisants, et tu veux encore de moi. »

Elle bondit sur ses pieds et hurla :

« Tuez-le !

— Non ! » cria Ruori.

Les Gardes, machette à moitié dégainé, hésitèrent. Ruori se leva saisit les poignets de la femme. Elle se débattit en crachant comme un chat.

« Ne le tuez donc pas », accepta-t-elle enfin ; sa voix était si rauque qu’il fut difficile de la comprendre. « Pas tout de suite. Que ce soit lent… Étranglez-le, brûlez-le vif, jetez-le sur vos piques… »

Ruori la maintint fermement jusqu’à ce qu’elle se tût.

Quand il la relâcha, elle s’assit en pleurant.

Pâwolo Dônoju dit d’une voix coupante :

« Je crois que je comprends. Il faut trouver la punition qu’il mérite. »

Loklann cracha à terre.

« Bien sûr, fit-il. Quand on tient un homme ligoté, on peut jouer à un tas de sales petits jeux avec lui.

— Tais-toi, dit Ruori. Tu n’aides pas ta propre cause. Ni la mienne. »

Il se rassit, croisa les jambes, joignit les mains sur un genou et contempla le fond du hall obscur.

« Je sais que vous avez tous souffert à cause de cet homme, dit-il lentement et prudemment. Attendez-vous à souffrir encore dans l’avenir à cause de ses semblables. Ils forment une race jeune, étourdie comme un enfant, de même que vos ancêtres et les miens furent jeunes eux aussi. Croyez-vous que le Pério ait été établi sans pleurs et sans dommage ? Ou, si je me souviens de votre histoire, que les Spagnols aient été bien accueillis ici par les Inios ? Que les Ingliss ne soient pas venus en N’Zélann avec le meurtre, et que les Maoraïs ne furent pas autrefois des cannibales ? Dans un âge de héros, le héros doit trouver de l’opposition.

« Votre arme véritable contre les Gens du Ciel n’est pas une armée que vous enverriez se perdre dans des montagnes inconnues… Vos prêtres, vos marchands, vos artistes, vos maîtres-artisans – vos us, vos coutumes, votre éducation… voilà les moyens, si vous savez les utiliser, de les faire venir à genoux vers vous. »

Loklann sursauta.

« Démon, fit-il à voix basse. Tu penses réellement que nous nous convertirions à… à des croyances de bonne-femme, à des villes-prisons ? » Il secoua sa crinière fauve et rugit : « Non ! » Les murs en vibrèrent.

« Cela prendra un siècle ou deux », dit Ruori.

Don Pâwolo sourit dans sa jeune barbe rare.

« Vengeance raffinée, S’nor capitaine, admit-il.

— Trop raffinée ! » Tresa leva la tête, prit une profonde inspiration, leva des mains crispées comme des serres, et les abattit comme si elle voulait atteindre les yeux de Loklann.

« Même si cela pouvait se faire, gronda-t-elle, même si ces gens avaient une âme, qu’avons-nous besoin d’eux, ou de leurs enfants, ou de leurs petits-enfants… eux qui ont assassiné nos bébés aujourd’hui ? Devant el Dio tout-puissant – je suis la dernière des Carabân et ma descendance parlera pour moi dans le gouvernement de Meyco – pour le Peuple du Ciel, il n’y aura jamais autre chose que l’extermination ! Nous saurons le faire, je le jure. Il y aura des Tekkans pour nous aider, à cause du butin. Et je verrai brûler ta maison, vil porc, et je verrai tes fils pourchassés par nos chiens ! »

Elle se retourna vers Ruori et poursuivit frénétiquement :

« Sinon, comment notre terre serait-elle en sécurité ? Nous sommes environnés d’ennemis. Nous n’avons pas le choix : ou nous les détruisons, ou ils nous détruisent. Et nous sommes la dernière civilisation Mérikaine ! »

Elle s’assit, frémissante. Ruori allongea le bras pour prendre sa main, qui était glacée. Pendant un bref instant elle répondit inconsciemment à sa pression, puis arracha sa main.

Il soupira de lassitude.

« Je ne suis pas d’accord, dit-il. J’en suis navré. Je comprends ce que vous ressentez.

— Vous ne comprenez pas, dit-elle, serrant les dents. Vous ne pouvez pas.

— Mais après tout, continua-t-il en se forçant à parler sèchement, je ne suis pas seulement un homme avec ses aspirations humaines. Je représente mon gouvernement. Je dois rentrer leur dire ce qu’il y a ici, et je peux déjà prédire leur réponse.

« Ils vous aideront à repousser les attaques. Ce n’est pas une aide que vous puissiez refuser, n’est-ce pas ? Les responsables du Meyco ne pourront pas décliner notre offre d’alliance, pour conserver simplement une précaire autonomie d’action, quoi que puissent dire quelques extrémistes. Et nos conditions seront extrêmement raisonnables. Nous ne vous demanderons guère plus qu’une politique tendant à la réconciliation et à l’établissement de relations étroites avec le Peuple du Ciel, dès qu’il sera las de se briser contre nos défenses communes.

— Quoi ? » fit Loklann. Tous les autres étaient silencieux. Les blancs des yeux brillaient sous les casques, en direction de Ruori.

« Nous commencerons par toi, dit le Maoraï. Le moment venu, tu seras ramené chez toi avec tes camarades, sous escorte. Votre rançon sera la suivante : que ton pays favorise l’entrée d’une mission diplomatique et commerciale.

— Non, fit Tresa d’une voix brisée. Pas lui. Renvoyez les autres s’il le faut, mais pas lui – pour se vanter de ce qu’il a fait aujourd’hui. »

Loklann sourit de nouveau en la regardant droit dans les yeux.

« Ça oui, je m’en vanterai », dit-il.

La colère empoigna Ruori, mais il resta coi.

« Je ne comprends pas, dit Don Pâwolo en hésitant. Pourquoi favorisez-vous ces brutes ?

— Parce qu’ils sont plus civilisés que vous, dit Ruori.

— Quoi ? » Le noble bondit, cherchant son épée. Puis, raidement, il se rassit. Sa voix se glaça. « Expliquez-vous, S’nor. »

Ruori ne pouvait voir le visage de Tresa dans l’obscurité de son capuchon, mais il sentit qu’elle s’éloignait de plus en plus de lui. « Ils ont créé l’aérostation », dit-il en se renfonçant dans son fauteuil, épuisé et sans éprouver le moindre sentiment de victoire. O grand Tanaroa créateur, accorde-moi le sommeil cette nuit !

« Mais…

— Ils l’ont fait à partir de rien, expliqua Ruori, et non pas en copiant simplement les ancienne techniques. Tout d’abord pauvres réfugiés, les Gens du Ciel ont créé, à partir d’un désert, une agriculture qui peut se permettre d’envoyer des guerriers par milliers – et qui pourtant n’a pas besoin de hordes de peones. En les interrogeant j’ai appris qu’ils utilisent l’énergie solaire, l’énergie hydroélectrique, un rudiment de chimie synthétique, une navigation très développée avec les mathématiques que cela implique, la poudre à canon, la métallurgie, l’aérodynamisme… Oh ! j’admets que c’est une culture bâtarde, une mince pellicule de savoir sur une masse grandement illettrée. Mais même cette masse doit respecter la technologie, sinon elle n’en serait jamais arrivée aussi loin.

« En un mot, soupira-t-il, se demandant s’il pourrait se faire comprendre d’elle, le Peuple du Ciel est une race scientifique… la seule – à part nous-mêmes – que les Maoraïs aient découverte jusqu’à présent. Ce qui la rend trop précieuse pour être éliminée.

« Vous autres, vous avez de meilleures manières, des lois plus humaines, un art plus élevé, une vision plus large, toutes les vertus traditionnelles. Mais vous n’êtes pas des scientifiques. Vous utilisez les connaissances routinières transmises par les anciens. Parce qu’il n’y a plus de combustible fossile, vous dépendez de l’énergie musculaire ; donc, inévitablement, il y a une classe de peones, et il y en aura toujours. Parce que les mines de fer et de cuivre sont épuisées, vous démantelez les vieilles ruines. Dans votre pays je n’ai vu aucune recherche sur la force du vent, l’énergie solaire, les réserves énergétiques de la cellule vivante – je ne mentionne pas la possibilité théorique de la fusion de l’hydrogène sans avoir recours au bombardement de l’uranium. Vous irriguez le désert en fournissant mille fois l’effort qu’il vous faudrait pour exploiter la mer, et cependant vous n’avez même pas tenté d’améliorer vos techniques de pêche. Vous n’avez pas exploité l’aluminium qui se trouve toujours en abondance dans les argiles ordinaires, pas cherché à en faire des alliages résistants ; non… vos paysans se servent d’outils de bois et de verre volcanique !

« Oh ! vous n’êtes ni ignorants ni superstitieux. Ce qui vous manque, c’est principalement les moyens d’acquérir de nouvelles connaissances. Vous êtes de braves gens, vous apportez la douceur au monde, et je vous aime autant que j’exècre ce démon qui est devant nous. Mais finalement, mes amis, si vous êtes laissés à vous-mêmes, vous retournerez gracieusement à l’Âge de Pierre. »

Un peu de force lui revint. Sa voix emplit la salle :

« La voie des Gens du Ciel est une voie rude vers l’extérieur, vers les étoiles. Sous ce rapport – qui prime tous les autres – ils sont plus proches de nous, Maoraïs, que vous-mêmes. Nous ne pouvons laisser périr nos semblables. »

Puis il s’assit, au milieu du silence général, sous le rictus de Loklann et le regard de Dônoju. Un Garde s’agita ; son harnachement de cuir crissa légèrement.

Tresa dit enfin, d’une voix très basse, perdue dans son obscurité :

« Ce sont vos derniers mots, S’nor ?

— Oui », dit-il. Il se tourna vers elle. Elle se pencha en avant ; son capuchon recula un peu, la lumière des bougies vint la caresser. Et la vue des yeux verts et de la bouche entrouverte rendit à Ruori son sentiment de victoire.

Il sourit.

« Je ne m’attends pas à ce que vous compreniez tout de suite. Pourrai-je en reparler souvent avec vous ? Lorsque vous aurez vu les Îles, comme je l’espère…

— Sale étranger ! » glapit-elle.

La main de Tresa claqua sur sa joue. Elle se leva, descendit les marches en courant, et sortit de la salle.

Ruori ne porta pas la main à son visage. Il suivit des yeux le départ de Tresa. Ensuite, avec un effort, il se tourna vers Dônoju et déclara :

« Je suis désolé si je vous ai offensés… Nombre de choses, murmura-t-il, et Dônoju, avec une courtoisie instinctive, se pencha pour l’entendre mieux, sont beaucoup plus importantes que… les sentiments. »

Il se leva.

« Vous voudrez bien m’excuser. Nous sommes tous extrêmement fatigués, je crois, et j’aimerais dormir à mon bord cette nuit. »

 

Traduit par P.J. IZABELLE.

The sky people.

© Mercury Press, 1959.

© Éditions Opta pour la traduction.