INTRODUCTION

 

DE LINTÉRÊT À SURVIVRE

 

UNE race intelligente s’éteint. Une civilisation est détruite, ou se détruit. Un monde subit sa sentence de mort. Au terme de la narration, le mot « fin » prend sa signification la plus tragique, la plus totale. Une catastrophe de cette sorte, absolue, définitive, ne peut être racontée que par un observateur lointain, non concerné – distant, dans les deux sens du terme – qui n’en est pas affecté ; ou bien par un narrateur omniscient, objectif, impassible, voire divin. Une communauté, un monde, finit, disparaît, et il n’en reste par définition rien ; rien, du moins, qui ne lui soit pas étranger.

Lorsqu’une telle catastrophe finale forme le sujet d’une œuvre romanesque, le lecteur ne peut qu’en être ému, impressionné : davantage, de prime abord, qu’il ne le serait (à talent d’auteur égal) par un cataclysme moins définitif dont quelques personnages auraient réchappé. Un cyclone qui, selon l’expression consacrée, « balaie tout sur son passage », agit plus fortement sur la sensibilité qu’un autre, qui ne provoque que des dommages limités.

D’autre part, la présence d’un certain nombre de survivants au terme d’une catastrophe offre au romancier deux avantages précis, l’un d’ordre didactique, et l’autre d’ordre artistique. Le double motif catastrophe/survivant(s) permet par exemple à l’auteur d’unir le message d’avertissement et la note d’espoir, ou (avec des survivants au destin particulièrement pitoyable) de souligner la gravité de l’avertissement. Drame et optimisme, fin et recommencement ; ou bien faux espoir et drame recommencé, renouvelé, probablement irrévocable cette fois. Sur le plan artistique, la présence de survivants permet bien évidemment de suggérer l’existence d’un lien menant de ces survivants au narrateur (voire à l’auteur, alors moins omniscient que dans le cas précédemment évoqué) ou au lecteur. L’identification avec tel ou tel personnage s’en trouve facilitée, puisqu’il n’y a pas de solution manifeste de continuité entre ce qui est vécu d’une part et ce qui est raconté de l’autre : aucun monde n’a été totalement détruit sur le chemin spatiotemporel qui conduit de l’un à l’autre, et l’activité du narrateur ne s’entoure d’aucun halo miraculeux, difficilement explicable.

Il va sans dire que le point de vue « omniscient » n’est pas automatiquement incompatible avec une fin de monde romanesque de qualité. Il a notamment été adopté par J.H. Rosny aîné dans La Mort de la Terre (1912) et par James Blish dans The triumph of Time (ou A Clash of Cymbals, Un coup de cymbales, 1958), pour ne s’en tenir qu’à deux exemples classiques. Une fois ces romans achevés, leur lecteur s’interroge : qui raconte la mort du dernier homme, dans l’œuvre de Rosny ? et qui a écrit la chronique des Cités de l’espace, que rapporte Blish ? Il y a bien, dans le cycle de ce dernier, une référence à la Voie lactée, dans les citations liminaires qui accompagnent le récit proprement dit, mais de quelle Voie lactée peut-il s’agir, puisque l’Univers tel que nous le connaissons cesse d’exister au terme du dernier roman ? Des interrogations de ce genre ne constituent pas des manifestations de nostalgie envers les échafaudages fabulatifs, ces introductions dans lesquelles le signataire du roman expliquait au lecteur comment il avait eu connaissance du récit proprement dit (Edgar Rice Burroughs en a usé plus d’une fois, en particulier dans ses récits interplanétaires). Lorsqu’il est question de la fin du monde, le lecteur a le droit de se demander par quel moyen cette fin d’un monde, cette annihilation présentée comme totale, a bien pu être consignée par écrit. La question se pose évidemment au deuxième degré, et comme un test de l’habileté de l’auteur : par quel artifice celui-ci assure-t-il le contexte de vraisemblance de son roman ? L’artifice en question est évidemment constitué dans la plupart des cas par la présence – ou la suggestion – de survivants.

La mise en scène de ces derniers ne suffit naturellement pas, d’autre part, à garantir la cohérence du récit, ou même sa simple qualité. À condition d’être suffisamment mauvais, tout auteur de science-fiction a imaginé, et dans les pires des cas même écrit, un récit de catastrophe cosmique où un couple de survivants finit par atteindre une planète sauvage inconnue et où il est révélé, autant que possible dans le paragraphe final, que ces deux personnages se nomment Adam et Ève (pour être juste, il faut reconnaître que ce motif a occasionnellement inspiré des récits qui n’étaient pas entièrement dépourvus d’intérêt, comme The cunning of the beast ou Another world begins – 1942 – de Nelson S. Bond).

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Mais point n’est besoin de postuler une lointaine catastrophe cosmique pour pouvoir mettre des survivants en scène. Dans quelle sorte de scène, au fait ? Considérés en tant que personnages de science-fiction, les survivants se prêtent à des classifications diverses.

On peut ainsi les rapporter à la catastrophe ou l’accident dont ils ont réchappé. Ces catastrophes et ces accidents ont parfois une origine surnaturelle, ou inexpliquée scientifiquement. Il suffit de penser à Noé, épargné par Dieu lorsque celui-ci décide d’exterminer l’ensemble de l’humanité pécheresse, à Odysseus, contre qui Poséidon s’acharne vainement, mais aussi à Ravage (1943) où René Barjavel n’explique jamais les causes de la disparition de l’électricité qui est à l’origine des événements racontés. À l’autre extrémité de l’éventail des causes, on aperçoit ceux qui ont survécu à des naufrages, comme Robinson Crusoé, ou à des voyages particulièrement longs et périlleux, comme Cyrus Smith et ses compagnons. Si le personnage de Daniel Defoe (1719) ne se rattache pas à la science-fiction, il n’en va pas tout à fait de même des protagonistes de L’île mystérieuse (1875) qui, sous la plume de Jules Verne, déploient une ingéniosité scientifique qui finit par transformer le petit bout de terre où le hasard les a jetés.

Entre ces deux extrêmes, on peut distinguer une multitude de causes diverses aux catastrophes évoquées par des auteurs de science-fiction. Un astre errant frôle la Terre, dans The star (1897) de H.G. Wells. Un gaz d’origine cosmique trouble l’atmosphère, dans The poison belt (Le Ciel empoisonné, 1913) d’Arthur Conan Doyle, roman dans lequel est illustré, accessoirement, un extrême des attitudes que des survivants potentiels peuvent adopter. Il s’agit d’un échange de répliques entre le professeur Challenger, qui a distingué l’imminence du danger, et son valet Austin (anglais tous deux) :

— J’attends la fin du monde pour aujourd’hui, Austin.

— Oui, monsieur. À quelle heure, monsieur ?

Dans The Hopkins manuscript (1939), R.C. Sherriff a imaginé la chute de la Lune dans l’Atlantique, tandis que Larry Niven décrit, dans Inconstant Moon (1971), ce qui pourrait se passer si le soleil devenait brusquement une nova. Les désastres astronomiques offrent une grande diversité de possibilités pour leur traitement fabulatif, tant par leurs causes que par la gravité de leurs effets et l’attitude de ceux qui survivent.

Si l’on considère ensuite des phénomènes strictement terrestres, n’affectant guère le voisinage cosmique de notre planète, on constate que J.G. Ballard en est devenu une sorte de spécialiste, décrivant un vent d’une puissance inouïe (The wind from nowhere, 1962), une inondation à l’échelle planétaire (The drowned world – Le Monde englouti – 1962), une extrême sécheresse (The burning world, 1964), et une transformation d’état physique (The crystal world – La Forêt de cristal – 1966). Sous la plume de Ballard, ceux qui survivent à ces catastrophes les considèrent en général d’un œil impassible, dans lequel le flegme britannique se reflète cependant moins clairement qu’un étrange fatalisme hébété. On peut rapprocher de ces récits de Ballard le seul roman de science-fiction signé par un autre auteur anglais, John Bowen : After the rain (1958) est une histoire de nouveau déluge, où l’intransigeance et le fanatisme de l’un des personnages deviennent des facteurs de survie dont tout un groupe finit par profiter.

Une autre catastrophe terrestre fréquemment évoquée dans l’univers de la science-fiction est celle au cours de laquelle l’Atlantide fut engloutie. Survivants par excellence, les descendants de ceux qui avaient habité l’île mythique de Platon sont apparus dans divers récits, comme The Sunken World (1928) de Stanton A. Coblentz et The Maracot Deep (1929) d’Arthur Conan Doyle. On peut en rapprocher la variante thématique proposée par Ross Rocklynne dans The Immortal (1941), où c’est une ancienne habitante du continent de Mu qu’un astronaute contemporain découvre à bord d’un vaisseau spatial lancé il y a fort longtemps.

Dans The purple cloud (1901) de M. P. Shiel, ce sont les émanations d’un gaz venu des profondeurs de la croûte terrestre qui déciment l’humanité – aidées par le sadisme destructeur du protagoniste – survivant.

Anglais comme Shiel, mais moins grandiloquent que lui, John Christopher a écrit The Death of Grass (1956), où un virus détruit l’herbe et la totalité des végétaux comestibles. Le roman est notable par l’attention que l’auteur porte aux personnages et à leur évolution, dans le sens d’une régression des scrupules et d’une affirmation de la brutalité, au fur et à mesure que s’aggrave leur situation. En cela, ces protagonistes sont moins typiquement britanniques que ceux présentés quelques années plus tôt par John Wyndham dans The Day of the Triffids (les Triffides – 1951) et The Kraken wakes (ou Out of the Deep – Le Péril vient de la Mer, 1953). Le premier de ces récits évoque un péril vert, celui de végétaux mobiles qui frappent l’humanité à un moment où elle est temporairement aveuglée par un accident astronautique, tandis que le second développe le thème des envahisseurs extraterrestres, lesquels se cachent ici dans les profondeurs marines. La gravité du danger que court l’humanité est sensiblement la même dans ces trois romans, mais la différence de ton est notable, celui de Wyndham restant constamment retenu, avec une suggestion d’humour léger. Ses survivants semblent de ce fait avoir la tâche beaucoup plus facile que ceux de Christopher, et évidemment que ceux de H.G. Wells, dont The War of the Worlds (La Guerre des Mondes, 1898) imposa le thème des invasions d’extraterrestres destructeurs.

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Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l’agent littéraire de destruction le plus fréquemment employé a sans doute été la bombe atomique, sous des formes diverses. L’engin avait d’ailleurs fait son apparition dans plusieurs romans plus anciens, dont The World set free (1914) de H.G. Wells et La Fin d’Atlantis (1926) de Jean Carrère. Dans ce dernier roman, l’île est détruite par la chute d’un engin qui, en beaucoup plus puissant, fait penser à ceux de Hiroshima et de Nagasaki, et les survivants de l’Atlantide s’en vont vers des colonies lointaines et arriérées – l’Égypte et la Grèce – où leur souvenir donnera naissance ultérieurement aux légendes de dieux et de héros.

La description d’une Terre ravagée par un conflit atomique et l’évocation du sort que connaissent ceux qui ont survécu ont donné lieu à des traitements qui ont souvent été de nature réaliste. Shadow on the Hearth (1950) de Judith Merril, Lot (1953) de Ward Moore et A Canticle for Leibowitz (Un Cantique pour Leibowitz, 1960) de Walter M. Miller constituent, dans ce groupe, trois récits notables, différents par leurs dimensions comme par leur construction. Tout au contraire, à partir d’un thème de base similaire, Fred Saberhagen a bâti un cycle (The Broken Lands, 1968-1973) qui se rapproche de l’heroic fantasy. En fait, le sujet d’un recommencement, après une destruction – atomique, cosmique ou autre – presque totale de l’humanité, est dans la grande majorité des cas beaucoup plus important que celui de la destruction elle-même.

Ce recommencement peut ramener les survivants ou leurs descendants à suivre, à peu de chose près, le même chemin de civilisation et de culture que leurs ancêtres. C’est une des idées que Walter M. Miller développe dans A canticle for Leibowitz – à la suite, notamment, de Jules Verne dans L’Éternel Adam (posthume, 1910). C’est aussi le postulat qui se distingue dans le fond des Viagens interplanetarias, cycle auquel se rattachent plusieurs récits publiés par L. Sprague de Camp à partir de The Animal Cracker Plot (1949).

Le recommencement peut également être à l’origine de modifications profondes dans la nature de l’homme, chez lequel des pouvoirs parapsychiques se développent alors dans un milieu où la science n’exerce plus, ou presque plus, son influence. The age of prophecy (1951), de Margaret St. Clair, apparaît comme un bon exemple de ce groupe de récits.

Ou bien ce peuvent être les traditions, les cultures et leurs équilibres respectifs qui sont profondément transformés au cours de la renaissance venant après la destruction : les survivants vivent alors dans une sorte d’univers parallèle au nôtre, où certains repères restent reconnaissables pour faire ressortir l’étrangeté de l’ensemble. L’histoire, en ce cas, n’est pas un perpétuel recommencement, et un seul échantillon – Eastward ho ! (1958), de William Tenn – peut résumer l’optique de nombreuses nouvelles de ce type.

Ici aussi, on est tenté de délimiter un éventail de registres en plaçant, à une extrémité, les cas où les tentatives de renaissance échouent et où la barbarie semble devoir se maintenir et, à l’autre extrémité, les cas où la catastrophe est prévue par l’homme, lequel agit en conséquence pour en limiter les effets. D’un côté, les dix ans de sauvagerie que connaissent les personnages de The long loud silence (1952) de Wilson Tucker ; de l’autre, One in three hundred (1954) de J.T. Mclntosh, où une partie de l’humanité parvient à émigrer de la Terre sur Mars avant qu’une modification des conditions physiques du soleil ne rende notre globe inhabitable.

Le sort des survivants, dans l’univers de la science-fiction, peut ainsi varier considérablement d’un récit à un autre. Il constitue toujours un des thèmes d’un contrepoint plus ou moins complexe, plus ou moins riche, qui peut être sombre ou clair, pessimiste ou optimiste, en fonction de l’optique de l’auteur et selon ce qu’il peut vouloir transmettre de ses propres préoccupations aux personnages qu’il place sur un fond de catastrophe : signal de mise en garde ou affirmation de confiance, il peut aussi constituer une transposition d’interrogations personnelles, intérieures. Si on accepte cette dernière interprétation, on entrevoit les préoccupations pessimistes d’un J.G. Ballard lorsqu’il rédigeait ses romans de catastrophes, ou quelque désinvolture ironique d’un Robert Silverberg qui fait de ses personnages les spectateurs amusés de toute une série de cataclysmes « à la carte » dans When we went to see the End of the World (1972).

Une fin du monde est exorcisée quand on la raconte en sachant que l’on existe ; et c’est ce qui confère aux survivants leur intérêt et leur importance.

 

DEMÈTRE IOAKIMIDIS