LA VIE AU BOUT

par Sonya Dorman

 

 

Après une histoire où les malades se rendaient maîtres de l’hôpital, il nous reste à affronter un cas extrême : celui où les malades choisissent leurs « maladies » – si l’on peut ainsi appeler le processus habituellement normal où se trouve engagée l’héroïne de cette nouvelle. Sonya Dorman, déjà rencontrée dans ce recueil avec une histoire atroce, nous revient avec un texte pétillant d’humour, où les patients, les hôpitaux, la société et même la science sont emportés dans une folie collective hénaurme. La maladie sombre dans le jeu, la réalité dans la vidéo ; les corps ne sont que des assemblages d’organes qu’on débite au gré des besoins ; les vivants ne dépassent pas le hall d’entrée des hôpitaux ; et la pulsion génitale se réduit à une parodie infantile. La vie au bout, c’est sans doute la mort vivante. Dépêchons-nous d’en rire…

 

CE n’était pas facile, avec mon ventre si gros et si lourd, de monter la longue volée de marches qui conduisait au Centre hospitalier. Mais en allant très lentement, je finis par y parvenir. Je franchis le tourniquet de l’entrée, suivis un large couloir vers le fond et pénétrai dans le Service des Contrôles et Bilans.

Je passai plusieurs minutes à chercher le Bureau des Admissions. D’un geste, la dame assise au bureau m’invita à m’asseoir. Je m’assis donc et attendis. Les activités quotidiennes de l’hôpital continuèrent autour de moi comme si je n’étais pas là. On apporta une jambe. Elle portait une étiquette jaune avec le nom du donateur et un numéro de code. Le bébé, comme s’il voulait lui donner la réplique, me donna un coup de pied et mes genoux se contorsionnèrent en signe de sympathie.

Une demi-heure passa ; malgré les objets exposés, je m’ennuyais. Le principal était naturellement le cœur dans sa boîte métallique. On le voyait battre, toc, toc, traversé par des fluides qui sortaient de tuyaux dans le mur. Une carte imprimée expliquait que c’était le seul cœur qui ait jamais été rejeté par trente-sept récipiendaires à la file. Au beau milieu de la masse sombre et palpitante, le mot « Maman » était tatoué en demi-cercle.

« Mademoiselle ! » fis-je en m’adressant à la dame au bureau. Mais elle secoua la tête dans ma direction avec brusquerie. Cela signifiait que je devais attendre encore, ce qui ne me paraissait pas bien. Les hologrammes eux-mêmes avaient cessé de m’intéresser. J’avais déjà tout regardé dans la pièce et suivi des yeux toute la séquence : la tumeur de la moelle qui met ses spores en place, envoie ses petites racines sonder l’os poreux, s’étend, se nourrit et révèle son rebord blême émergeant d’un tibia.

Le dernier hologramme de la série montrait un homme vivant et bien portant, avec différentes bosses au front, au coude et au genou, mais maintenu en bonne forme grâce à des piqûres journalières.

La dame au bureau finit d’inscrire le numéro de la jambe, continuant à m’ignorer bien qu’elle sût que j’étais en train d’accoucher ; puis un assistant entra et emporta la jambe avec célérité et délicatesse. Ensuite, on apporta une paire de doigts croisés, étiquetés. Ils furent inscrits, classés, catalogués, et finalement emportés.

« Je m’occupe de vous dans un instant », dit la dame, en me jetant un coup d’œil. Ses verres de contact devaient être usés, car elle avait les paupières rouges et les yeux injectés de sang. Ne pensez– vous pas qu’elle pourrait s’occuper un peu plus d’elle-même ? Avec de pareilles possibilités pour se soigner !

« Nom ? Adresse ? » me demanda-t-elle, glissant une nouvelle carte dans la machine, qui la plaça sur un rouleau et y imprima les coordonnées. Nous passâmes en revue mes références et mon numéro de code. Le bébé eut un dernier soubresaut avant qu’une autre contraction ne l’obligeât à une soumission temporaire.

Un instant plus tard, j’écartai un peu les genoux et on entendit le cri d’un enfant sur le point de naître.

« Oh ! faites-le taire ! » dit la dame en tirant sur des leviers et en appuyant sur des touches. « Comment peut-on s’attendre à ce que je travaille avec un bruit pareil ? Je ne sais vraiment pas ce qu’ils veulent ! Ils pourraient au moins me donner une employée pour m’aider au bureau ! »

Pendant qu’elle continuait à récriminer, et moi à me dilater de plus en plus, et le bébé à piailler et gargouiller pour se servir d’oxygène sans façon, deux hommes entrèrent, portant une tête. Celle-ci ne portait pas d’étiquette, mais le nom du donateur imprimé à l’encre rouge en travers du front. Les paupières étaient closes, mais les lèvres remuaient et, par moments, on eût dit qu’il en sortait une sorte de croassement. La première fois, la dame me regarda avec suspicion.

« Non ! protestai-je. Ce n’est pas moi qui ai fait ce bruit. »

La tête fut inscrite dans le catalogue et emportée.

« Écoutez ! dis-je à la dame, je crois vraiment que je vais avoir mon bébé tout de suite et ici même !

— Mais bien sûr que oui ! Sinon, pourquoi seriez-vous venue ? » me répondit-elle d’un ton courroucé, en inscrivant pour la troisième fois mon numéro de code, sans parler de ma numération sanguine, bien qu’on ne m’ait pas fait de prise de sang.

« Mais ça ne se passe pas dans une autre pièce ? » demandai-je. Je commençais à m’énerver, à la fin. C’était mon premier enfant et après toutes les histoires que j’avais entendues, je ne savais pas exactement à quoi je devais m’attendre. On m’avait simplement prévenue de me méfier des internes.

Elle se leva de sa chaise et se dirigea vers une boîte suspendue au mur juste en face de moi, avec un écran vide. Elle appuya sur un bouton et l’écran s’anima d’une image mouvante. Je vis une table. Une grande lumière centrale, comme un soleil. Autour de la table, tout un assortiment de personnages mâles et femelles, vêtus de vert pâle, et masqués. J’étais couchée sur la table, les jambes en l’air.

« Tenez ! Vous voilà ! dit la dame ; et elle ajouta sans la moindre amabilité : Maintenant qu’on a réglé ça, voulez-vous une tasse de thé ? »

Bien que ma bouche fût sèche, je ne me sentais pas capable d’avaler quoi que ce soit.

« Non, répondis-je, mais merci tout de même ! »

Je regardai l’écran, glissant un peu dans ma chaise pour être plus à l’aise, les genoux écartés. Le bébé poussa un cri strident, les silhouettes sur l’écran plongèrent entre mes jambes et en retirèrent un enfant mâle et ruisselant.

Je fis « OUF ! » et appuyai les mains contre mon ventre. Je fis plusieurs inspirations profondes pendant qu’une silhouette féminine attachait le cordon ombilical, nettoyait l’enfant et l’enveloppait dans un cocon de nylon. La dame était retournée à sa machine, un œil sur l’écran, et remuant les lèvres. Je l’entendis murmurer :

« Un garçon, normal, expédié en huit minutes. » Pendant ce temps, la machine imprimait l’information, tic tic tic sur les cartes.

Je commençai à me redresser lentement sur ma chaise, jusqu’à ce que je sois assise toute droite. J’étais à bout de souffle, mais soulagée, après avoir porté ce poids toute la semaine. Au bout d’un moment, je demandai à la dame : « C’est tout pour l’instant ?

Oui, dit-elle, ça y est. Excepté pour notre recommandation habituelle : ne revenez pas avant la fin du mois prochain. Il ne faut pas utiliser tous vos privilèges d’un seul coup ; peu importe le nombre de pilules de maternité que vous seriez tentée d’avaler. Après tout, vous avez cinq années de grossesse devant vous. Si c’est cela que vous souhaitez ? ajouta-t-elle avec une sorte de ricanement, dont je savais qu’elle l’avait déjà rodé sur d’autres femmes.

Elle se leva pour classer les cartes. Je me levai également en tirant ma jupe sur mon ventre plat.

« Dites donc ! m’écriai-je, furieuse de son attitude, aux termes de la loi, je pourrais venir ici et avoir un bébé chaque semaine, pendant un an. Alors, pas de menaces ! »

Elle ne daigna pas me répondre. Je me dirigeais vers la porte quand une autre jeune femme entra en courant et se précipita vers elle :

« Je suis en train d’accoucher, lui dit-elle.

— Asseyez-vous, fit l’autre. Il faudra que vous attendiez qu’ils aient changé les bobines… »

Je tournai la tête pendant que la jeune femme s’asseyait en balançant son ventre sur ses genoux et elle rencontra mon regard.

« Vous en avez déjà eu un ? me demanda-t-elle.

— Oui. Un joli petit garçon. Bonne chance pour le vôtre !

— Merci ! dit-elle. J’en aurai besoin. Je vais encore avoir des jumeaux…

— Oh ! dit la dame avec désapprobation pendant que je sortais, la gourmande, la gourmande ! »

 

Traduit par DOROTHÉE TIOCCA.

The living end.