LA SUBSTANCE
DES SONGES

par John Brunner

 

 

Encore un cobaye volontaire, comme chez Charnock. Un laissé pour compte ? Si l’on veut. Mais surtout un homme quelconque, chez qui rien n’est extrême sinon la médiocrité. Cette nouvelle est parue en 1962, deux ans après les célèbres expériences où Dement a montré que nul ne peut survivre sans rêves. Brunner imagine une expérience qui contredit celles de Dement. C’est dire que le sujet est endormi, et que tout se passe chez les médecins. Chez, c’est-à-dire entre eux ou dans leurs têtes. Plus nettement que dans toutes les nouvelles précédentes, nous percevons que les docteurs sont sujets à l’inquiétude et que peut-être ils sont malades. Dans leur tête. Qu’ils n’ont pas toute la force tranquille du héros de Sturgeon, transgressant les lois de la nature avec une belle indifférence. On vient de voir dans Masques un cobaye qui a envie de se venger. Mais il n’est pas nécessaire de sombrer dans la paranoïa pour obtenir de bons résultats dans ce domaine. Le choc en retour peut survenir par les voies les plus imprévues.

 

AVEC les fils de l’électro-encéphalographe qui lui auréolaient le crâne comme une toile tissée par une araignée soûle et les tampons adhésifs posés, tels deux gros sous, sur ses paupières fermées, Starling avait l’air d’un cadavre festonné par le temps de guirlandes moisies. Mais d’un cadavre– vampire, rose et bien nourri dans son état de léthargie. Et la pièce, où régnait un silence de mausolée, sentait la cire à parquet, non la poussière ; son cercueil était un lit d’hôpital et son linceul une couverture de coton rêche.

Hormis les petites ampoules-pilotes jaunes du matériel électronique installé à la tête du lit, visibles seulement à travers les orifices de ventilation de la paroi, la chambre était plongée dans l’obscurité. Mais quand Wills ouvrit la porte du couloir, un rayon de lumière l’éclaira et lui permit de distinguer nettement Starling.

Il aurait mieux aimé ne pas le voir, étendu ainsi de tout son long près de cette table où l’on n’avait pas disposé de cierges pour la simple raison qu’il n’était pas mort. Situation facile à corriger, d’ailleurs, avec des outils appropriés : un pieu aiguisé, une balle d’argent, une croisée de chemins pour y conduire les funérailles…

Wills se reprit, le visage piqueté de sueur. Il s’y était laissé prendre encore une fois ! Constamment, cette idée insensée s’emparait de son esprit, comme un acte réflexe, comme la dilatation des pupilles sous l’influence de la belladone. Et cela en dépit de tous les efforts qu’il faisait pour la réprimer. Si Starling gisait là, tel un cadavre, c’était parce qu’il avait pris l’habitude de ne pas écarter les fils reliés à sa tête… tout simplement ! tout simplement ! tout simplement !

Wills se servait de ces mots comme d’un gourdin pour obliger son esprit à se soumettre. Starling dormait ainsi depuis des mois. Il était étendu sur le flanc, dans l’attitude typique du dormeur, mais, à cause des fils, il remuait à peine assez, dans le courant de la nuit, pour déranger ses draps. Il respirait naturellement. Tout était normal.

À un détail près : cela durait depuis des mois, ce qui était incroyable, impossible, et rien moins que normal.

Tremblant de la tête aux pieds, Wills fit un pas en arrière, repassa le seuil. À cet instant, la chose se produisit… comme elle se produisait dix ou douze fois par nuit. Un rêve commença.

L’électro-encéphalographe enregistra une variation dans l’activité cervicale. Les tampons adhésifs posés sur les paupières de Starling perçurent des mouvements oculaires et les signalèrent. Un circuit se ferma. Un timbre faible, mais aigu retentit dans la pièce.

Starling grogna, s’agita inconsciemment avec des gestes retenus, comme pour chasser une mouche qui se fût posée sur lui. Le timbre se tut. Starling s’était réveillé ; le fil conducteur de son rêve était brisé.

Et il s’était rendormi.

Wills imagina qu’il s’éveillait tout à fait, comprenait qu’il n’était pas seul dans la pièce. À pas de loup, il se faufila dans le couloir et referma la porte ; son cœur battait comme s’il avait échappé de justesse à un désastre.

Pourquoi ? Pendant le jour, il était tout à fait capable de bavarder normalement avec Starling, de le soumettre à des tests aussi impersonnellement que n’importe qui d’autre. Mais la nuit…

Il effaça de sa mémoire les images de Starling le jour, de Starling gisant tel un cadavre dans son lit la nuit, et parcourut le long couloir en serrant les dents pour les empêcher de claquer. Il s’arrêta devant d’autres portes, les entrouvrant pour jeter un coup d’œil à l’intérieur collant son oreille au chambranle. Derrière certaines de ces portes se déroulaient des scènes monstrueuses qui ne laissaient pas d’ébranler sa santé mentale avec une violence terrifiante, comme elles le faisaient pour ses collègues. Mais rien ne l’affectait, autant que la passivité de Starling… Pas même les gémissements entrecoupés de prières de la femme de la Chambre 11, traquée par des démons imaginaires.

Conclusion : sa santé mentale avait disparu.

Cette pensée-là aussi le poursuivait en dépit de tous les efforts qu’il faisait pour s’en débarrasser. Dans le long couloir qui emprisonnait son esprit douloureux comme un tube conducteur de micro-ondes, Wills affronta son obsession. Et ne trouva aucune raison de la chasser. Eux étaient dans les chambres, lui dans le couloir. Et alors ? Quoiqu’il fût dans une chambre, Starling n’était pas malade, mais sain, libre de partir quand il le désirait. S’il restait ici, c’était simplement par esprit de coopération.

Et lui demander de partir ne résoudrait rien du tout.

Sa ronde était terminée. Il reprit le chemin du bureau en homme qui marche résolument vers un destin inévitable. Lambert, l’infirmier de service, ronflait sur le divan du coin ; c’était contraire au règlement, mais Wills qui ne supportait plus ses histoires de beuveries et de femmes, ni ses lamentations sur le programme de télévision qu’il manquait ce soir, lui avait dit de se coucher.

Il enfonça son doigt entre les côtes de Lambert pour l’obliger à fermer la bouche et, s’asseyant devant le bureau, attira à lui le registre. Sa main rampait le long des lignes tracées sur la feuille, suivie d’une ombre boitillante qui laissait derrière elle une ribambelle de mots contournés comme la piste d’un escargot devenu fou.

5 h, Tout est calme, sauf dans la chambre 11. Malade du 11 normal.

Il se rendit compte de ce qu’il avait écrit. Avec colère, il raya le dernier mot, le raya et le raya encore jusqu’à le rendre illisible, puis lui substitua les termes « comme d’habitude ». Normal !

Je suis dans l’asile de moi-même.

Il inclina la lampe du bureau de manière à éclairer son visage et se regarda dans la glace murale installée pour les infirmières. Il était un peu hagard après toute cette nuit sans sommeil, mais ne présentait aucun autre symptôme alarmant.

Et pourtant Starling, le mort-vivant, dormait sans rêves.

Wills sursauta, imaginant qu’une sorte de filament noir venait de lui effleurer l’épaule. C’était comme si Starling étendait, de son lit, les fils tentaculaires de l’électro-encéphalographe, comme s’il était au centre d’une toile immense occupant l’hôpital entier, prêt à piéger le docteur Wills comme une mouche, au beau milieu de la nasse.

Il s’imagina vidé de sa substance, comme une mouche capturée.

Brusquement Lambert se dressa sur le divan ; ses yeux papillotaient comme les persiennes d’une maison que l’on aère de bon matin.

« Qu’est-ce qui se passe, docteur ? s’exclama-t-il. Vous êtes blanc comme un linge. »

Nul filament noir n’enserrait l’épaule de Wills. Il répondit avec effort :

« Je n’ai rien. Je crois que je suis simplement un peu fatigué. »

 

Le soleil brillait, il faisait chaud. Wills n’avait jamais beaucoup aimé dormir pendant la journée ; quand il se fut réveillé pour la quatrième ou cinquième fois, toujours aussi fatigué, il abandonna. C’était le jour de Daventry. Peut-être ferait-il mieux d’aller lui parler.

Il s’habilla et sortit, les yeux cernés de noir. Dans le jardin, plusieurs malades parmi les moins gravement atteints travaillaient mollement. Daventry et l’infirmière-chef se promenaient parmi eux, les complimentaient sur leurs fleurs, sur la netteté des plates-bandes et l’absence de mauvaises herbes. Daventry ne s’intéressait au jardinage que pour sa valeur thérapeutique. Les malades, quel que fût leur état mental, s’en rendaient bien compte, mais Daventry, apparemment, l’ignorait. Wills aurait pu en rire s’il n’avait senti le rire le déserter. Les facultés dont on ne se sert pas s’atrophient comme les membres hors d’usage.

Daventry le vit approcher. Ses petits yeux d’oiseau papillotèrent derrière ses lunettes et sa bouche aux lèvres minces articula quelques mots à l’adresse de l’infirmière-chef qui hocha la tête et s’éloigna. Le visage aux traits pointus s’éclaira d’un sourire ; les jambes alertes traversèrent en quelques pas la minuscule pelouse que les malades ne tondaient jamais, les tondeuses étant des instruments trop dangereux pour eux.

« Ah ! Harry, fit la voix optimiste de Daventry. J’ai deux mots à vous dire. Allons dans le bureau, voulez-vous ? »

D’un geste aimable, il prit le bras de Wills : celui-ci, qui jugeait cette habitude intolérable, se déroba.

« Il se trouve, déclara-t-il, que moi aussi j’ai quelque chose à vous dire. »

La nervosité de sa voix entama la sérénité de Daventry. Les yeux d’oiseau le scrutèrent attentivement, la tête s’inclina légèrement sur le côté. Les tics de Daventry étaient aussi divers que nombreux, mais Wills connaissait la raison d’être de chacun d’eux et souvent se donnait la peine d’expliquer leur apparition.

« Ah ! répliqua Daventry. Je crois que je devine ce dont il s’agit. »

Ils pénétrèrent dans le bâtiment et marchèrent côte à côte, au rythme de leurs pas qui battaient irrégulièrement le sol comme deux cœurs palpitants. Dans le couloir, Daventry rompit le silence :

« Je suppose qu’il n’y a pas eu de changement pour Starling. Sinon, vous m’auriez laissé un mot. Vous étiez de garde cette nuit, n’est-ce pas ? Malheureusement, je n’ai pas encore pu le voir aujourd’hui. J’avais une conférence et je ne suis arrivé qu’à l’heure du déjeuner. »

Wills regardait droit devant lui, les yeux fixés sur la porte du bureau de Daventry.

« Non, dit-il, non, il n’y a pas de changement. C’est de cela justement que je voulais vous parler. À mon avis, nous devrions interrompre l’expérience.

— Ah ! » fit Daventry. C’était ce qu’il disait toujours. Mais il voulait dire tout autre chose. Par exemple : « Vous m’étonnez »… mais, dans l’exercice de sa profession, Daventry refusait de céder à l’étonnement. Le bureau les absorba et ils s’assirent, accompagnés par le bourdonnement imbécile d’une grosse mouche qui donnait de la tête contre le carreau.

« Pourquoi devrions-nous interrompre l’expérience ? » s’enquit tout à coup Daventry.

Wills n’avait pas préparé sa réponse. Il pouvait difficilement parler de Starling le mort-vivant, des tampons adhésifs posés sur ses yeux comme deux gros sous, des tentacules noirs qui s’étiraient dans la nuit de l’hôpital, de l’idée réprimée certes, mais formulée, que mieux vaudrait en finir très vite avec un pieu au bout pointu et une balle d’argent. Il fallait improviser comme on élève d’urgence une digue de terre, tout en sachant que l’inondation va la rompre en dix endroits.

« Eh bien… les autres cas nous ont tous menés à la même conclusion : en altérant le processus des rêves, on cause de graves dérangements mentaux. Le plus résistant de nos volontaires s’est effondré en moins de quinze jours. Or, depuis cinq mois, toutes les nuits, nous empêchons Starling de rêver. Même s’il ne présente encore aucun symptôme alarmant, il est probable que nous lui faisons du mal. »

Daventry avait allumé une cigarette pendant le discours de Wills. Il se mit à l’agiter devant lui comme pour opposer une barrière aux arguments de son collègue : un simple écran de fumée suffisait.

« Mon Dieu, Harry ! s’écria-t-il sans rien perdre de son affabilité. Quel mal pourrions-nous bien lui faire ? En avez-vous détecté la moindre trace lors de votre dernier entretien avec Starling ? »

« Aucune, et vous le savez – cet entretien date de la semaine dernière et le prochain doit avoir lieu demain. Ce que je veux dire, c’est que toutes nos observations concordent, qu’elles mettent l’accent sur l’importance du rêve. Sans doute n’avons-nous pas de test susceptible de nous indiquer l’effet produit sur Starling par la suppression de ses rêves, mais cet effet doit exister. »

Daventry hocha la tête sans se compromettre davantage.

« Avez-vous demandé à Starling quel est son avis là-dessus ? »

Là encore, par honnêteté, Wills dut s’incliner devant les faits.

« Je le lui ai demandé. Il m’a dit qu’il ne voyait aucun inconvénient à continuer. Il se sent en pleine forme.

— Où est-il aujourd’hui ?

— Chez sa sœur. Il lui rend visite tous les mercredis après-midi. Je peux vérifier si vous le désirez, mais… »

Daventry haussa les épaules.

« Inutile. En fait, j’ai une bonne nouvelle pour vous. Selon moi, pour établir que Starling peut se passer de ses rêves, six mois suffisent amplement. Ce qu’il faudra déterminer ensuite, c’est la nature que prendront ses rêves quand on aura cessé de les lui supprimer. Je propose donc de mettre un terme à l’expérience dans trois semaines à compter d’aujourd’hui et de nous attaquer à cet autre problème.

— Il est probable qu’il continuera de se réveiller par réflexe », avança Wills.

Daventry était résolu à tout prendre au sérieux.

« Sur quoi vous fondez-vous pour dire cela ? »

Wills avait seulement voulu faire une boutade un peu amère, mais, en y réfléchissant, il jugea que sa remarque était fondée.

« Sur le fait que lui seul a supporté le traitement. Pour tous les volontaires, la fréquences des rêves s’est élevée les premiers jours ; chez lui, elle est passée par une pointe à trente-six fois par nuit, puis elle est retombée au rythme de vingt-six, qui s’est maintenu depuis quatre mois environ. Pourquoi ? L’esprit de Starling semble adaptable et je n’arrive pas à le croire. Nous avons besoin des rêves : parvenir à s’en passer paraît aussi improbable que de vivre sans boire et sans manger.

— C’est ce que nous croyions. » répliqua Daventry avec vivacité. Wills le voyait compiler en esprit les comptes-rendus des colloques, les rapports du Journal of Psychology, les quatre pages du Scientific American avec photos à l’appui. Et ainsi de suite.

« C’est ce que nous croyions jusqu’à l’apparition de Starling sur la scène. Il a prouvé que nous avions tort.

— Je… » commença Wills.

Sans lui prêter attention, Daventry poursuivit.

« Les travaux de Dement à Mount Sinai n’étaient pas absolument définitifs, vous le savez. S’accrocher à des résultats provisoires est une stratégie erronée. Nous voilà contraints de renoncer à l’idée que les rêves sont indispensables, puisque Starling s’en passe depuis plusieurs mois et qu’à notre connaissance – j’insiste : à notre connaissance seulement, – il n’a pas souffert de cette expérience. »

Il fit tomber la cendre de sa cigarette dans un bol placé sur son bureau.

« C’est ça la bonne nouvelle, Harry : nous terminons la série Starling au terme de ces six mois. Puis nous verrons si ses rêves reviennent normalement. Avant l’expérience, ils ne présentaient rien d’inhabituel. Ce sera extrêmement intéressant… »

Piètre consolation, mais qui pourtant eut le mérite d’assigner aux tortures de Wills une sorte de limite ; qui le délivra en partie des souffrances infligées par ce cadavre-vampire qui hantait son esprit et menaçait toute son existence à venir. Elle lui rendit plus facile à supporter le temps qui le séparait de son entretien avec Starling.

Une demi-heure avant l’instant crucial, Wills était déjà dans son bureau en train d’attendre : tout était calme et d’ailleurs Starling passait toujours un examen médical avant d’affronter les tests psychologiques. Non que les médecins eussent jamais trouvé quoi que ce soit. Mais les psychologues non plus. Rien ne se passait que dans l’esprit de Wills. Et peut-être dans celui de Starling. Mais Starling ne pouvait pas en être conscient.

Wills connaissait son dossier par cœur… Un dossier épais, écorné, abondamment annoté par lui– même et par Daventry. Pourtant il le reprit au tout début, cinq mois et huit jours avant, au temps où Starling n’était qu’un des douze volontaires (six hommes et six femmes) pour des expériences perfectionnées visant à contrôler les découvertes faites par Dement en 1960.

Il y avait des transcriptions de rêves accompagnées de commentaires freudiens, rêves extraordinairement révélateurs malgré leur brièveté, mais ne permettant nullement de percer le mystère le plus étonnant : le fait que Starling pût vivre sans eux.

Je suis dans une gare. Autour de moi, des gens vont au travail ou en reviennent. Un homme de haute taille s’approche et me demande mon billet. J’essaie de lui expliquer que je ne l’ai pas encore pris. Furieux, il appelle un agent de police, mais l’agent de police est mon grand-père. Je ne comprends pas ce qu’il me dit.

Je suis en train de bavarder avec l’un de mes anciens professeurs, Mr. Bullen. Je suis devenu très riche et je visite l’école où j’ai passé mon enfance. Je suis très content. J’invite Mr. Bullen à faire une promenade dans ma voiture neuve qui est très grande et très belle. Il veut ouvrir la portière, mais la poignée lui reste dans la main. La portière ne ferme pas. Je n’arrive pas à faire démarrer le moteur. La voiture est vieille et couverte de rouille. Mr. Bullen se met en colère mais ça m’est un peu égal.

Je suis dans un restaurant. Le menu est en français et je commande un plat sans savoir ce que c’est. Quand il arrive, je ne peux pas le manger. J’appelle le directeur pour me plaindre et il vient en uniforme de marin. Le restaurant est sur un bateau, il tangue tellement que j’ai mal au cœur. Le directeur me dit qu’il va me mettre aux fers. Les clients se moquent de moi. Je casse mon assiette mais cela ne fait pas de bruit et les gens ne me regardent pas. Alors, en définitive, je mange ce qu’on m’a servi.

La conclusion de ce dernier rêve était typique de Starling, pensa Wills. En définitive, il mangeait ce qu’on lui servait et faisait contre mauvaise fortune bon cœur.

Ces rapports dataient de la période de contrôle : la semaine durant laquelle les rêves de Starling et ceux des autres volontaires avaient été notés afin qu’on pût les comparer avec ceux qu’ils auraient plus tard, une fois l’expérience terminée. C’est– à-dire, pour les onze autres, de trois à treize jours plus tard. Mais pour Starling… !

Ces rêves décrivaient admirablement Starling. Faible, étroit d’esprit, il n’avait connu que des frustrations tout au long de son existence ; aussi ses rêves se terminaient-ils là, parfois sur l’intervention d’un quelconque symbole d’autorité issu de son enfance, comme le professeur ou ce grand-père qu’il haïssait. Apparemment, Starling ne se rebellait jamais. Il… mangeait ce qu’on lui servait.

Quoi d’étonnant à ce qu’il fût prêt à poursuivre l’expérience avec Daventry, pensa Wills, accablé. Logé, nourri, libéré de tous problèmes, il était probablement au paradis.

Ou dans une sorte d’enfer moins pénible que celui dont il avait l’habitude.

Wills étudia les rêves des autres volontaires, ceux qui avaient dû abandonner au bout de quelques nuits. Les rapports de la semaine de contrôle indiquaient sans exception aucune la présence de tensions sexuelles ou représentaient la solution dramatisée de quelque problème, une réaction positive à des difficultés personnelles. Seul Starling renonçait constamment à la lutte.

Non qu’il en fût incapable, extérieurement. Compte tenu des frustrations que lui avaient imposées d’abord ses parents, puis son tyrannique grand-père et ses professeurs, il s’était remarquablement bien adapté. Doux et timide, il vivait avec sa sœur et son beau-frère, mais il avait une assez bonne situation et un groupe d’amis dont il avait fait la connaissance par l’intermédiaire de son beau-frère ; les amis en question l’« aimaient bien » quoiqu’il ne fît pas grande impression sur eux.

Situation qui symbolisait l’existence entière de Starling. Une existence dépourvue d’absolu. Et pourtant – contrairement à ce que pouvaient faire croire ses rêves – il n’avait jamais complètement abandonné la partie. Il avait toujours fait contre mauvaise fortune bon cœur.

Les volontaires étaient d’origines extrêmement diverses : sept étudiants, un professeur en vacances, un acteur sans contrat, un écrivain à la bourse vide, un blouson noir qui se fichait de tout, et Starling. On leur avait appliqué le mécanisme inventé par Dement à l’Hôpital Mount Sinai de New York, perfectionné et automatisé par Daventry : ce timbre qui éveillait le dormeur à l’instant même où le rêve commençait. Dans onze cas sur douze, les résultats s’étaient révélés conformes aux conclusions de Dement : le sujet qu’on empêchait de rêver devenait nerveux et irritable et finissait par sombrer dans la dépression nerveuse. Le plus coriace avait cédé au bout de treize jours.

Cette observation, cela va sans dire, ne s’appliquait pas à Starling.

Ce qui les troublait, ce n’était pas qu’on les dérangeât dans leur sommeil (il suffisait pour le prouver de les réveiller entre les rêves et non pendant), mais qu’on les empêchât de rêver.

En général, les cobayes rêvaient à peu près une heure par nuit, en quatre ou cinq « épisodes ». D’où l’on pouvait conclure que les rêves étaient utiles. Mais à quoi ? Servaient-ils à dissiper les tensions antisociales ? À purger l’ego en satisfaisant des désirs réprimés ? Réponses un peu trop faciles ! Et pourtant, sans le pied de nez de Starling, les experts se seraient contentés de ce type de généralités et en seraient restés là attendant l’avenir lointain où la science de l’esprit serait mieux équipée pour peser et mesurer la substance impalpable des songes.

Mais Starling s’était manifesté. Au début, il avait réagi selon les prévisions. La fréquence de ses rêves était passée de cinq fois par nuit à vingt, puis à trente, et plus encore, et chaque fois le timbre faisait avorter l’embryon de songe, projetant dans le néant l’abominable grand-père, les professeurs tyranniques…

Y avait-il là un indice ? Wills s’était déjà posé la question. Se pouvait-il qu’à la différence des gens normaux, des gens qui avaient besoin de rêver, Starling, lui, en eût horreur ? Détestait-il ses rêves au point que leur élimination était une vraie libération pour lui ?

L’idée était séduisante, parce que simple, mais elle ne tenait pas. À la lueur des expériences précédentes, cela revenait à dire que pour libérer un homme du besoin d’excréter il suffisait de le priver de nourriture et de boisson.

Mais l’expérience n’avait produit sur Starling aucun effet visible ! Il n’avait pas maigri, il n’était pas devenu plus irritable ; il s’exprimait avec lucidité, il répondait tout à fait normalement aux tests de QI, aux tests de Rorschach, à tous les tests que Wills connaissait.

C’était extraordinaire.

Wills fit un effort pour se contrôler. Considérant sa propre réaction, il la reconnut pour ce qu’elle était : une crainte instinctive mais irrationnelle semblable au désarroi de l’étranger qui, passée la rivière, rencontre un code des bonnes manières et un accent différents du sien. Starling était un homme. Donc, ses réactions étaient naturelles. Donc, ou bien le résultat commun de toutes les autres expériences était un simple hasard et les rêves n’étaient pas indispensables, ou bien les réactions de Starling étaient secrètement semblables à celles des autres mais ne se manifesteraient qu’au moment où la pression deviendrait trop forte. Alors, la chaudière exploserait.

Évidemment, il ne restait plus que trois semaines.

Comme d’habitude, on frappa timidement à la porte. Wills répondit par un grognement et, regardant Starling qui venait d’entrer, se demanda comment la vue de cet homme tranquillement étendu sur son lit pouvait lui inspirer des visions de chapelets d’ails, de pieux au bout pointu, de funérailles aux croisées des chemins.

La faute devait en incomber à lui-même et non à Starling.

Les tests n’apportèrent rien de nouveau. Un coup dur pour l’hypothèse de Wills. Si Starling avait accueilli avec plaisir la disparition de ses rêves, s’il l’avait considérée comme une libération, Wills aurait dû détecter en lui un renforcement de la personnalité. Or, s’il existait effectivement une tendance imperceptible, elle était sans doute due au fait que depuis plusieurs mois Starling se trouvait dans un milieu reposant et qui n’exigeait aucun effort de sa part.

Rien de très encourageant là-dedans. Wills repoussa les feuilles sur lesquelles il avait consigné les résultats des tests.

« Mr. Starling, demanda-t-il, pourquoi vous êtes-vous porté volontaire il y a six mois quand nous avons demandé des cobayes pour nos expériences ? J’ai déjà dû vous poser cette question, mais je ne me souviens plus de votre réponse. »

Tout était noté. Il voulait simplement vérifier. « Ma foi, docteur, je ne sais pas très bien quoi vous répondre, fit la voix douce de Starling tandis que son regard bovin se posait sur le visage de Wills. Il me semble que ma sœur connaissait un volontaire, et puis mon beau-frère est donneur de sang, il trouve que tout le monde doit faire quelque chose pour la société. Je n’aime pas les prises de sang, les injections et tout ça, mais j’ai pensé qu’il avait raison et j’ai dit que je le ferais. Alors, bien sûr, quand le docteur Daventry m’a appris que je ne réagissais pas comme les autres et m’a demandé si je voulais continuer, j’ai dit que je ne voyais pas pourquoi je ne le ferais pas, puisque c’est dans l’intérêt de la science… »

La voix poursuivait, monotone, n’ajoutant rien de nouveau. Starling s’intéressait peu aux nouveautés. Il n’avait jamais demandé à Wills le pourquoi des tests auxquels on le soumettait ; pas plus sans doute qu’il ne demandait à son médecin ce que celui-ci inscrivait sur l’ordonnance, considérant seulement les abréviations médicales comme une sorte de talisman. Peut-être avait-il tellement l’habitude d’être rabroué quand il manifestait trop d’intérêt pour quelque chose qu’il ne pouvait pas comprendre le système dont faisaient partie Wills et l’hôpital.

Il était malléable. C’était la voix exaspérante de son beau-frère, le tançant pour son inutilité, qui l’avait poussé à s’engager dans cette affaire. Wills, en le regardant, se dit qu’il avait sans doute pris là la décision la plus grave de sa vie, comme un homme qui se marie ou qui entre au couvent. Et pourtant c’était faux aussi. Starling ne prenait pas de décisions à ce niveau-là. Les choses lui arrivaient, voilà tout.

Impulsivement, Wills demanda : « Et quand l’expérience sera terminée, Mr. Starling ? Je suppose que cela ne durera pas toujours. »

Placide, la voix articula les mots inévitables :

« Vous savez, docteur, je n’y ai pas encore réfléchi. »

Non, être débarrassé de ses rêves n’était pas une libération pour lui. Cela ne signifiait rien. Rien n’avait d’importance. Starling était un mort vivant. Dans l’échelle des valeurs humaines, il était neutre. Il était la chose malléable qui remplit le trou à elle assigné, la chose dépourvue de volonté individuelle qui tire le meilleur parti possible de ce qui lui est imparti mais ne va jamais plus loin.

Wills aurait voulu détenir le pouvoir de punir l’esprit qui enfantait de telles pensées, et il congédia celui qui leur avait donné le branle. Mais si le corps de Starling s’éloigna, son image demeura, s’embrasa, tantôt impassible et menaçante, tantôt facétieuse et gambadant avec force pirouettes dans les recoins les plus cachés du cerveau chaotique de Wills.

Ces trois dernières semaines furent les pires de toutes. La balle d’argent et l’épieu au bout pointu, la croisée des chemins pour les funérailles… Wills enchaîna ces images au fond de son esprit mais il s’épuisait à peser sur les chaînes. Horreur, horreur, horreur, scandait quelque part en lui, dans un recoin obscur et profond de sa personne, une voix effrayante. Ce n’est pas naturel, renchérissait une autre sur le ton docte du professionnel. Il combattait les voix et pensait à autre chose.

Daventry déclara – et bien entendu il avait raison sous l’angle de l’expérience – que pour obtenir un élément de contrôle incontestable, il fallait simplement, le moment venu, débrancher le timbre relié à l’électro-encéphalographe sans rien en dire à Starling, puis voir ce qui se passerait. De nouveau, Starling serait libre de terminer ses rêves. Peut-être les ferait-il plus colorés et se les rappellerait-il plus clairement après une si longue interruption. Peut-être…

Mais Wills n’écoutait que d’une oreille. On n’avait pas prévu la réaction de Starling quand on l’avait privé de ses rêves ; comment préjuger de celle qu’il aurait quand on les lui rendrait ? Un pressentiment le hantait, lui glaçait l’échiné, mais il ne le mentionna pas à Daventry. Ce pressentiment pouvait se résumer ainsi : quelle que fût la réaction de Starling, ce serait sûrement celle qu’on attendait le moins.

Il dit à Daventry qu’il avait déjà à moitié révélé à Starling la fin prochaine de l’expérience. Son chef fronça les sourcils.

« C’est dommage, Harry. Même Starling risque de sauter aux conclusions tout seul quand il constatera que six mois se sont écoulés. Enfin, tant pis. Nous n’avons qu’à faire durer l’expérience quelques jours de plus. Il croira s’être trompé. »

Il consulta le calendrier.

« Donnons-lui trois jours de plus et débranchons le timbre le quatrième. D’accord ? »

Coïncidence ou non, Wills était de service cette nuit-là. Son tour venait tous les huit jours, et ses dernières nuits de garde avaient été absolument insupportables. Il se demanda si Daventry avait choisi la date délibérément. Peut-être. Quelle différence cela faisait-il ?

Il demanda :

« Serez-vous là pour voir ce qui arrive ? »

Le visage de Daventry se figea en un masque de regret.

« Malheureusement non… cette semaine-là, je dois assister à un congrès en Italie. Mais j’ai en vous une confiance absolue, Harry, vous le savez bien. À propos, je fais un papier sur Starling pour le Journal of Psychology et je vous mentionnerai comme co-auteur.

Après ce don propitiatoire à Cerbère, Daventry s’en alla.

 

Cette-nuit-là, l’infirmier de garde était Green, un petit homme adroit qui connaissait le judo. En un sens, c’était un soulagement ; d’habitude, Wills appréciait assez la compagnie de Green, qui lui avait enseigné quelques prises commodes pour réduire les malades violents à l’impuissance sans leur faire de mal. Cette nuit, pourtant…

Pendant la première demi-heure, ils bavardèrent à bâtons rompus, mais Wills ne tarda pas à perdre le fil de la conversation, car son esprit était absorbé par la vision de cette pièce au bout du couloir où Starling, embaumé, tenait sa cour parmi les ombres et les lampes-pilotes. Plus personne à présent ne venait le troubler quand il se couchait : tout seul il reliait les fils, se posait les tampons adhésifs sur les yeux, branchait le matériel. On courait le risque qu’il s’aperçût du changement, mais le timbre avait toujours été branché de manière à ne retentir qu’après une demi-heure ou plus de sommeil normal.

Bien qu’il ne fit jamais rien pour se fatiguer, Starling s’endormait toujours très vite. Autre preuve de sa malléabilité, pensa Wills amèrement. La position couchée incitait au sommeil, donc il dormait.

En général, il fallait attendre trois quarts d’heure pour que le premier embryon de rêve bourgeonnât dans son crâne rond. Pendant six mois et quelques jours, le timbre avait anéanti ce premier songe et ceux qui le suivaient ; alors, le dormeur changeait de position, dérangeant à peine les draps, puis…

Mais pas ce soir.

Au bout de quarante minutes, Wills se leva, les lèvres sèches.

« Si vous avez besoin de moi, dit-il, je serai dans la chambre de Starling. Nous avons débranché le timbre et en théorie il devrait recommencer à rêver… normalement. » Ce dernier mot ne rendit pas un son très convaincant.

Green hocha la tête, prit une revue sur la table.

« C’est une expérience importante, docteur, n’est– ce pas ?

— Dieu seul le sait », répliqua Wills, et il quitta la pièce.

Son cœur battait si fort qu’il craignit de réveiller les gens qui dormaient autour de lui ; ses pas retentissaient comme d’énormes marteaux pilons et son sang rugissait dans ses oreilles. Il dut combattre une sensation de vertige, de chute, qui lui faisait voir les lignes immuables du corridor – deux lignes plancher-mur, deux lignes mur-plafond – tordues comme une vrille ou comme un sucre d’orge mystérieusement retourné sens dessus dessous. Du pas chancelant d’un homme ivre, il marcha jusqu’à la porte de Starling et vit sa main se poser sur la poignée.

Je refuse la responsabilité. Je n’accepterai pas de signer l’article sur lui. C’est la faute de Daventry.

Néanmoins, il accepta d’ouvrir la porte comme il avait tout accepté depuis le début de l’expérience.

Bien qu’intellectuellement conscient d’être entré sans faire de bruit, il se sentait aussi lourdaud qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine. Tout était comme d’habitude, sauf le timbre évidemment.

Il attira vers lui une chaise aux pieds tapissés de caoutchouc et s’installa de manière à pouvoir surveiller les rubans de papier qui sortaient de l’électro-encéphalographe. Jusqu’ici seuls les rythmes typiques du premier sommeil s’y étaient inscrits… Starling n’avait pas encore commencé son premier rêve de la nuit. Si Wills attendait ce premier rêve et constatait que tout se passait bien, peut-être les fantasmes de son esprit se dissiperaient-ils.

Il enfonça sa main dans la poche de son veston et la referma autour d’une gousse d’ail.

Surpris, il sortit la gousse de sa poche et la regarda. Il ne se souvenait absolument pas de l’y avoir placée. Mais lors de sa dernière garde, hanté par l’aspect de mort-vivant de Starling endormi, il avait passé une bonne partie de la nuit à dessiner des vampires ailés dont il perçait le cœur du bout de son crayon, à esquisser autour d’eux des croisés de chemins, jetant ensuite le papier avec le trou percé au centre.

Oh ! bon Dieu ! Quel soulagement quand il serait libéré de son obsession !

En tout cas, se procurer une gousse d’ail était un symptôme inoffensif. Il la replaça dans sa poche. Aussitôt après, il remarqua l’altération dans la ligne dessinée par l’électro-encéphalographe, altération qui dénotait le commencement d’un rêve. Au même instant, il s’aperçut qu’avec la gousse d’ail il avait dans la poche un crayon très pointu…

Non, pas un crayon. C’était, il s’en rendit compte, un morceau de bois grossièrement taillé, long de trente centimètres environ, épointé à une extrémité. Voilà tout ce dont il avait besoin. De cela et de quelque chose pour l’enfoncer. Il fouilla dans ses poches. Il transportait toujours avec lui un marteau de caoutchouc pour contrôler les réflexes. Cela ne suffirait probablement pas, mais…

Par chance, la veste de pyjama de Starling était entrouverte. Il plaça soigneusement la pointe du pieu à la place du cœur et balança le marteau.

La pointe s’enfonça comme dans un fromage. Du sang suinta tout autour tel un ruisseau dans la boue, ruissela sur la poitrine de Starling, commença de tacher le lit. Starling ne se réveilla pas, il s’amollit encore davantage… naturellement, puisqu’il était mort-vivant et qu’il ne dormait pas. Trempé de sueur, Wills laissa retomber le morceau de caoutchouc et regarda ce qu’il avait fait. Le soulagement l’inonda comme le flot incessant de liquide rouge inondait le lit.

La porte derrière lui était entrouverte. Il entendit Green qui approchait à pas feutrés et sa voix inquiète :

« Docteur, c’est le 11. Je crois que… »

Et puis Green vit ce qui avait été fait à Starling.

Les yeux écarquillés de stupéfaction, il se retourna vers Wills qu’il se mit à contempler fixement. Sa bouche remua mais pendant un bon moment, ce fut son expression qui parla pour lui. Il ne parvenait pas à articuler.

« Docteur ! » s’écria-t-il enfin, et ce fut tout.

Wills ne lui prêta aucune attention. Les yeux fixés sur le mort-vivant, il voyait le sang comme si, dans la pièce à demi obscure, c’eut été un flot de peinture lumineuse… un flot qui ruisselait sur ses mains, sur son veston, sur le plancher, sur le lit, comme un fleuve issu des pointes qui traçaient sur les bandes de papier les empreintes d’un rêve, mouillant ses chaussures d’un liquide gluant où ses pieds s’enfonçaient avec un bruit de succion.

« Vous avez gâché notre expérience, dit froidement Daventry qui venait d’entrer. Et cela malgré la générosité dont j’ai fait preuve en vous offrant de signer avec moi l’article du Journal of Psychology. Comment avez-vous pu ? »

Rouge de honte, les joues brûlantes, Wills se dit que jamais plus il ne pourrait regarder Daventry en face.

« Il faut avertir la police, reprit Daventry avec autorité. Heureusement, Starling m’a toujours dit qu’il jugeait de son devoir de s’inscrire parmi les donneurs de sang. »

Il prit sur le plancher une seringue gigantesque, une seringue de titan, et, trempant l’aiguille dans le fleuve de sang, aspira. Le verre se teinta d’écarlate.

Et clic.

Une brèche s’ouvrit dans l’esprit délirant de Wills, brèche qui permit à un fait de s’y introduire. Daventry était en Italie. Donc il ne pouvait pas être ici. Donc il n’y était pas. Donc…

 

Il sentit ses yeux s’ouvrir avec des craquements pénibles comme une vieille porte qui tourne difficilement sur des gonds rouillés, et se rendit compte que son regard était fixé sur Starling étendu dans son lit. Les stylets qui décrivaient son activité cervicale étaient revenus au rythme normal du sommeil. Il n’y avait ni pieu ni sang.

Faible et soulagé, Wills frissonna rétrospectivement. Il s’appuya au dossier de sa chaise, s’efforçant de comprendre.

Il s’était dit que la réaction de Starling à l’instant où on lui rendrait ses rêves serait certainement celle qu’on attendait le moins. Eh bien, son hypothèse se vérifiait. Il n’avait pu prédire cette réaction mais du moins pouvait-il à présent l’expliquer… plus ou moins. Pour en démonter exactement le mécanisme, il faudrait attendre un peu.

Pour qui connaissait bien Starling, on pouvait supposer que toute une vie de frustrations et d’arrangements à l’amiable avait sapé sa capacité d’agir au point qu’il n’avait même pas l’idée de surmonter les obstacles. S’il en trouvait un sur sa route, il tentait de le contourner. S’il n’y parvenait pas, eh bien, il s’inclinait.

L’interruption forcée de ses rêves était un obstacle. Les onze autres volontaires, plus agressifs, avaient manifesté des symptômes qui exprimaient leur ressentiment de façons diverses : par l’irritabilité, la rage, les insultes. Mais pas Starling. Pour lui, il n’était pas pensable d’exprimer son ressentiment.

Patiemment, accoutumé aux déceptions parce que c’était le trait caractéristique de sa vie, il avait cherché le moyen de contourner l’obstacle. Et il l’avait trouvé. Il avait appris à rêver avec l’esprit d’un autre.

Certes, jusqu’à ce soir, le timbre avait, chaque fois, mis brutalement un terme à toutes ses tentatives. Il avait supporté cela comme le reste. Mais ce soir, le timbre ne fonctionnant plus, il avait rêvé en Wills et avec Wills. Le pieu, le sang, l’intrusion de Green, l’apparition de Daventry, tout cela faisait partie d’un rêve auquel Wills avait apporté quelques images et Starling tout le reste : par exemple l’agent de police qui n’arrivait pas et la seringue géante (il redoutait les injections).

Wills se décida. Daventry ne le croirait pas – pas avant d’avoir expérimenté le phénomène en personne, – mais ce problème-là pouvait attendre à demain. Pour l’instant, Wills en avait assez, et plus qu’assez. Il allait rebrancher le timbre et quitter la chambre en quatrième vitesse.

Il voulut lever le bras vers les boîtes de matériel posées sur la table de chevet et s’étonna de constater que son bras, devenu pesant, ne lui obéissait plus. Des poids invisibles semblaient attachés à son poignet. Lorsque, trempé de sueur, il réussit enfin à rapprocher sa main du timbre, ses doigts balourds ne purent saisir le fil délicat qu’il devait brancher.

Une éternité s’était passée quand, pleurant de frustration, il finit par comprendre.

Les rêves de Starling avaient l’échec pour thème principal ; il s’attendait à ce que ses efforts les plus grands fussent toujours déçus. Voilà pourquoi Wills, dont l’esprit était lié à celui de Starling et dont la conscience semblait un rêve à Starling, n’arriverait jamais à rebrancher le timbre.

Wills laissa retomber le long de son corps ses mains devenues molles. Il regarda Starling, la gorge nouée de panique. Combien de rêves pourrait mener à bien en une seule nuit un homme qui en avait été privé pendant six longs mois ?

Il avait dans sa poche un pieu au bout pointu et un marteau. Qu’une fois pour toutes il puisse mettre fin aux rêves de Starling !

Mais il était toujours sur sa chaise, pleurant sans larmes, lié par des chaînes invisibles, quand Starling, au matin, s’éveilla, étonné, et le trouva.

 

Traduit par ELISABETH GILLE.

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