LES AMOURS D’ISMAËL

par Robert Silverberg

 

 

Ces Histoires de médecins vont commencer sans médecin et il n’y a là ni hasard, ni goût pervers pour les paradoxes gratuits. Silverberg, avec son acuité coutumière, met ici l’accent sur quelques travers traditionnels du rêve américain. D’abord le culturalisme, l’idée que c’est la société qui nous fait tels que nous sommes et que la nature humaine est malléable à volonté. Ensuite la psychologie du comportement, l’art de conditionner les gens pour les rendre conformes aux exigences de la société. Enfin et surtout l’utopie pédagogique, l’idée qu’avec de bons éducateurs l’humanité n’aurait pas besoin de médecins. Une voiture vraiment bien construite n’irait jamais au garage, n’est-ce pas ?
Le héros de cette histoire n’est pas un homme. On a pris son intelligence au sérieux. On l’a conditionné. Il se rend utile. On a seulement oublié qu’il pouvait avoir des désirs. Oh ! des désirs tout simples, on ne peut plus « raisonnables ». Il méprise les inférieurs, et redoute ceux qui menacent l’ordre établi. On a voulu qu’il s’adapte ? Eh bien, il s’est adapté. Juste un peu trop bien. Il est… euh… malade.

 

APPELEZ-MOI Ismaël. C’est ainsi que me nomment tous les êtres humains qui me connaissent. Ceux de mon espèce n’utilisent pas la désignation par unité structurale (« nom ») pour distinguer les individus, mais Ismaël est le nom que m’ont donné les humains et il fera l’affaire. J’ai été ainsi baptisé par miss Lisabeth Calkins, qui m’inspire des émotions d’ordre chevaleresque, sentimental et sexuel (« amour »). Il est entendu que, tout au long de mon récit, l’appellation « Ismaël » ne se rapporte qu’à moi-même.

J’appartiens à une espèce mammifère aquatique intelligente qui n’est ni primate ni humaine : celle du Tursiops truncatus, c’est-à-dire du « souffleur » ou dauphin à gros nez. J’ai onze ans, ce qui signifie que je suis en pleine maturité à tous points de vue. Mon poids est de cent soixante-quinze kilos et ma longueur totale de deux mètres neuf. Je suis employé au service entretien de la Compagnie Gerard-Worzel de récupération de l’eau de mer, à Sainte-Croix (îles Vierges), où j’ai pris mon service à la date du 14 août 1994. Ceux de mon espèce me considèrent comme sexuellement désirable et me portent en haute estime pour mon grand développement intellectuel. Je maîtrise un vocabulaire important. Je communique aisément avec les représentants de l’Homo sapiens. J’ai de grandes aptitudes pour la mécanique, ainsi que vous pouvez le constater à la façon dont j’ai réussi à brancher l’appareil électronico-acoustique à l’aide duquel je dicte ce mémoire.

Je suis un organisme mammifère solitaire qui a accompli des actes d’héroïsme au profit de votre espèce et qui souhaite, pour toute récompense, être autorisé à entretenir des relations plus intimes (« amour ») avec miss Lisabeth Calkins. Je supplie les bienveillants représentants de l’H. sapiens de lui parler en ma faveur. Je suis loyal, digne de confiance, sérieux, dévoué et extrêmement intelligent.

Je m’efforcerais, dans toute la mesure de mes moyens, de lui offrir une compagnie agréable et de lui faire connaître de grandes satisfactions d’ordre émotionnel (« bonheur »).

Permettez-moi de vous donner sur la situation les détails nécessaires :

 

Premièrement : mon emploi.

 

La Compagnie Gérard-Worzel de récupération de l’eau de mer occupe une position de premier plan sur la côte nord de l’île de Sainte-Croix, aux Antilles. Elle travaille selon le principe de la condensation atmosphérique. Je sais cela par miss Calkins (« Lisabeth ») qui m’a décrit en grand détail le fonctionnement de l’usine. Le travail de celle-ci consiste à récupérer un peu de l’eau douce – dont le volume est évalué à quelque huit cents millions de litres par jour – transportée sous forme de vapeur par la couche d’air inférieure qui balaie chaque kilomètre de la côte exposée au vent.

Un tuyau de neuf mètres de diamètre recueille de l’eau de mer froide à une profondeur pouvant aller jusqu’à neuf cents mètres et la transporte à environ deux kilomètres de notre station.

Le tuyau débite chaque jour quelque cent vingts millions de litres d’eau à une température de cinq degrés centigrades. Cette eau est acheminée vers notre condensateur, qui capte environ un milliard de mètres cubes d’air tropical par jour. La température de cet air est de vingt-cinq degrés centigrades et son degré d’humidité de soixante-dix à quatre-vingts pour cent. Quand l’air entre en contact avec l’eau de mer froide du condensateur, sa température tombe à dix degrés centigrades et son humidité atteint cent pour cent, ce qui nous permet d’extraire environ soixante litres d’eau par mètre cube d’air. Cette eau dépourvue de sel (« eau douce ») est envoyée dans le principal réservoir de l’île, car Sainte-Croix n’a pas un approvisionnement naturel suffisant en eau propre à la consommation par les êtres humains. Les fonctionnaires du Gouvernement qui viennent, à l’occasion d’une cérémonie, visiter nos installations se plaisent à reconnaître que, sans notre usine, la grande expansion industrielle de Sainte-Croix n’aurait pu être réalisée.

Pour des raisons d’économie, nous travaillons en accord avec une entreprise aquaculturelle (« pisciculture ») qui utilise notre trop-plein. Quand notre eau de mer est passée par le condensateur, elle doit être évacuée.. Cependant, comme elle provient d’une région basse de l’océan, sa teneur en phosphates dissous et en nitrates est de quinze cents pour cent plus élevée qu’à la surface. Cette eau riche et nourrissante est donc expédiée de notre condensateur à une lagune circulaire contiguë d’origine naturelle (« lagon corallien ») qui est peuplée de poissons. Dans un milieu aussi fertile, le poisson est extrêmement fécond, et la production de nourriture ainsi obtenue est assez grande pour compenser les frais de fonctionnement de nos pompes.

(Quelques humains dénués de jugement considèrent comme peu moral le fait d’employer des dauphins pour aider à la pisciculture. Il leur paraît dégradant pour nous de contribuer à produire des créatures aquatiques – c’est-à-dire semblables à nous – destinées à servir de nourriture à l’H. sapiens. Qu’on me permette simplement de faire remarquer : primo, qu’aucun d’entre nous ne travaille ici sous la contrainte ; et secundo, que mon espèce n’estime nullement immoral le fait de se nourrir de créatures aquatiques. Nous-mêmes, nous mangeons des poissons.)

Mon rôle dans la Compagnie Gerard-Worzel de récupération de l’eau de mer est important. Je fais (moi, « Ismaël ») fonction de contremaître de l’équipe d’entretien. J’ai sous mes ordres neuf membres de mon espèce. Notre tâche consiste à contrôler et à entretenir les valves d’admission de la principale conduite d’eau de mer. Ces valves, en effet, sont fréquemment obstruées par la présence d’organismes primaires comme les astéries ou les algues, qui empêchent le bon fonctionnement de l’installation. Il nous faut donc descendre, à intervalles réguliers, pour remédier à cette obstruction. Normalement, ce travail peut se faire sans recourir à des organes de manipulation (« doigts ») dont nous sommes, malheureusement, dépourvus.

(Certains d’entre vous ont objecté qu’il est indécent de faire appel à des dauphins pour ce travail, alors que des représentants de l’H. sapiens sont en chômage. La réponse intelligente à faire à cette remarque est primo, que nous sommes admirablement constitués par la nature pour évoluer sous l’eau sans avoir besoin d’utiliser aucun appareil respiratoire spécial ; et secundo, que seul un être humain hautement qualifié serait capable de remplir ces fonctions. Or, les êtres humains de ce genre se rencontrent très rarement sur le marché du travail.)

Voilà maintenant deux ans et quatre mois que j’occupe mon poste et, pendant cette période, il ne s’est produit aucune interruption importante dans le fonctionnement des valves à l’entretien desquelles je suis préposé.

À titre de compensation pour le travail que j’effectue (« salaire »), je reçois un gros approvisionnement en nourriture. Bien entendu, pour un salaire comme celui-là, on pourrait engager un simple requin. Mais, outre mes seaux de poisson quotidiens, je bénéficie d’avantages inestimables, tels que la compagnie des êtres humains et la possibilité de développer mon intelligence latente grâce à la consultation d’ouvrages qui me permettent d’enrichir mon vocabulaire et divers moyens d’instruction. Comme vous pouvez le constater, j’ai tiré le meilleur parti des occasions qui m’étaient ainsi offertes de parfaire mon éducation.

 

Deuxièmement : miss Lisabeth Calkins.

 

Son dossier est classé ici. J’ai pu le consulter à l’aide de l’appareil d’enregistrement sur bobine qui est installé à proximité du bassin réservé à l’exercice des dauphins. Grâce à cet appareil et à l’enseignement oral qu’il dispense, je suis à même de connaître tout ce qui se trouve dans les archives de la Compagnie. Personne, sans doute, n’a jamais supposé qu’un dauphin souhaiterait consulter les dossiers du personnel.

Miss Calkins a vingt-sept ans. Elle est donc de la même génération que mes prédécesseurs génétiques (« parents »). Cependant, je ne partage pas le préjugé qui a cours chez beaucoup de représentants de l’H. sapiens en ce qui concerne les relations émotionnelles avec des femelles plus âgées. D’ailleurs, si l’on tient compte de la différence des espèces, miss Lisabeth et moi sommes du même âge. Elle a atteint sa maturité sexuelle en arrivant à peu près à la moitié de son âge actuel. Il en est de même pour moi.

(Je dois reconnaître qu’on peut la considérer comme ayant légèrement dépassé l’âge optimum auquel les femelles humaines prennent un compagnon permanent. Je suppose qu’il n’est pas dans ses habitudes de contracter des unions temporaires, car son dossier n’indique pas qu’elle se soit jamais reproduite. Il se peut d’ailleurs que les humains n’aient pas nécessairement des petits à chacun de leurs accouplements annuels – ou même que ces accouplements aient lieu au hasard, à des époques indéterminées et sans aucun rapport avec le processus de la reproduction. Bien que cela me semble étrange et, en quelque sorte, contraire aux usages, je conclus, d’après certaines indications que j’ai recueillies, que tel pourrait bien être le cas. Les ouvrages qui me sont accessibles donnent peu de renseignements sur les habitudes des humains en matière d’accouplement. Il me faudra en apprendre davantage à ce sujet.)

Lisabeth – comme je me permets de l’appeler en secret – est haute d’un mètre soixante (les humains ne se mesurent pas par « longueurs ») et pèse cinquante-deux kilos. Ses cheveux sont dorés (« blonds ») et elle les porte longs. Sa peau, quoique brunie par l’exposition au soleil, est assez claire. L’iris de ses yeux est bleu. Les conversations que j’ai eues avec des humains m’ont appris qu’elle était considérée par ceux-ci comme belle. Certains mots que j’ai pu surprendre alors que j’évoluais à la surface de l’eau m’ont fait comprendre que la plupart des mâles de la station éprouvaient à son égard d’intenses désirs sexuels. Moi aussi, je la considère comme belle, dans la mesure où je suis à même d’apprécier la beauté humaine (et je crois l’être). Mais je ne suis pas certain d’éprouver effectivement des désirs sexuels envers Lisabeth. Ce que je ressens, c’est plutôt une constante envie de sa présence, de sa proximité – envie que je traduis en termes sexuels dans le seul but de me la rendre plus compréhensible à moi-même.

Certes, Lisabeth ne possède pas les traits physiques que je recherche d’ordinaire chez une compagne (nez proéminent, nageoires luisantes). Si nous tentions de faire l’amour ensemble, au sens anatomique du terme, il en résulterait certainement pour elle une souffrance ou même une blessure. Tel n’est pas mon souhait. Les caractéristiques physiques qui la rendent si désirable aux yeux des mâles de son espèce (glandes mammaires très développées, cheveux brillants, traits fins, longs membres arrière ou « jambes », etc.) sont pour moi dénuées d’importance et ont même, en fait, une valeur négative. En ce qui concerne les deux glandes lactaires qui ornent sa région pectorale, elles ressortent de telle façon qu’elles ne peuvent qu’entraver ses mouvements lorsqu’elle nage. C’est là une bien piètre architecture, et je suis incapable de trouver beau un édifice dont les lignes sont mal tracées. Il est évident que Lisabeth elle-même déplore la grosseur excessive et le mauvais emplacement de ces glandes, car elle prend soin de les dissimuler à tout moment par un léger vêtement. Les autres employés de la Compagnie étant tous mâles, ne possèdent que des glandes mammaires rudimentaires qui ne détruisent en rien la ligne de leur corps, en sorte qu’ils laissent ces glandes à nu.

Quelle est donc la cause de l’attirance que j’éprouve envers Lisabeth ?

Elle résulte du besoin que je ressens de sa compagnie. J’ai l’impression que Lisabeth me comprend comme ne peut le faire aucun représentant de ma propre espèce. Il s’ensuit donc que je suis plus heureux en sa compagnie que loin d’elle. Cette impression date de notre première rencontre. Lisabeth, qui est une spécialiste des relations humano-cétacées, est arrivée à Sainte-Croix il y a quatre mois, et on m’a prié alors d’amener à la surface l’équipe que je dirige pour la lui présenter. J’ai fait un grand bond hors de l’eau pour mieux la voir, et j’ai pu constater aussitôt qu’elle appartenait à une espèce plus belle et plus fine que celle des humains que j’avais connus jusque-là. Son corps, plus délicat, paraissait tout à la fois fragile et puissant, et la grâce de ses mouvement formait un agréable contraste avec la gaucherie des mâles que j’avais rencontrés. De plus, ce corps n’était pas couvert de ces poils rudes qui sont si vilains à regarder pour ceux de mon espèce. (J’ignorais alors que ce qui rendait Lisabeth différente des autres employés de la Compagnie venait du fait qu’elle était de sexe féminin. Je n’avais encore jamais vu de femelle humaine. Mais j’ai vite appris à reconnaître la différence.)

Je me suis avancé, j’ai branché l’appareil acoustique qui me permettait d’établir un contact avec elle, et je lui ai dit :

« Je suis le contremaître de l’équipe chargée de l’entretien. Ma désignation par unité structurale est TT-66.

— N’avez-vous pas de nom ? m’a-t-elle demandé.

— Quel est le sens du terme nom ?

— Votre… votre désignation par unité structurale… Pas simplement TT-66. Je veux dire que… cela ne suffit pas. Ainsi, mon nom à moi est Lisabeth Calkins et je… »

Elle a levé les yeux vers le directeur de l’usine, en demandant avec un hochement de tête surpris :

« Ces travailleurs n’ont-ils donc pas de nom ? »

Le directeur ne voyait pas pourquoi des dauphins auraient dû avoir des noms, mais Lisabeth estimait que c’était nécessaire. Cela lui tenait à cœur et, comme c’était à elle, désormais, que revenait la charge d’établir la liaison avec nous, elle nous a aussitôt donné des noms à tous. C’est ainsi que j’ai reçu celui d’Ismaël. Ce nom – m’a dit Lisabeth – était celui d’un homme qui avait pris la mer, avait connu de multiples et merveilleuses aventures et les avait toutes racontées dans un livre que toute personne cultivée devait lire. Par la suite, j’ai pris connaissance de l’histoire d’Ismaël – de cet autre Ismaël – et je dois convenir qu’elle est vraiment extraordinaire. Pour un être humain, il a fait preuve de beaucoup de perspicacité à l’égard des baleines – lesquelles, pourtant, sont de stupides créatures envers qui je n’éprouve guère de respect. Je suis fier de porter le nom d’Ismaël.

Après nous avoir donné à chacun un nom, Lisabeth a sauté dans la mer et s’est mise à nager avec nous. Je dois vous avouer que la plupart des êtres de mon espèce éprouvent une sorte de mépris envers vous autres, humains, pour votre peu d’aptitude à la natation. Grâce, sans doute, à mon intelligence au-dessus de la normale – à moins que ce soit à cause de la compassion que vous m’inspirez – je ne partage pas ce mépris. Je vous admire, au contraire, pour le zèle et l’énergie que vous apportez à nager et je considère que, compte tenu de tous vos handicaps, vous n’êtes pas tellement, mauvais à cet exercice. Ainsi que je me plais à le rappeler à ceux de mon espèce, vous vous débrouillez beaucoup mieux dans l’eau que nous ne le ferions sur la terre ferme. Quoi qu’il en soit, Lisabeth nage bien, selon les critères humains, et nous avons aimablement réglé notre allure sur la sienne. Ensemble, nous avons batifolé pendant un moment dans l’eau jusqu’à ce que, m’empoignant par ma nageoire dorsale, elle se soit écriée : « Emmène moi faire un tour, Ismaël ! » Je tremble encore au souvenir du contact de son corps sur le mien. Elle s’est assise à califourchon sur mon dos, les jambes serrées autour de mon corps, et je suis parti à toute vitesse, effleurant à peine la surface de l’eau. Le rire de Lisabeth témoignait du plaisir qu’elle ressentait, et je l’élançais de plus en plus vite dans l’air. Ce n’était là qu’une manifestation de mes qualités purement physiques. Je ne faisais appel à aucune de mes extraordinaires capacités intellectuelles. En d’autres termes, je voulais simplement lui faire voir ce qu’est, par nature, un dauphin. Lisabeth était ravie. Même lorsque je plongeais, l’emmenant avec moi sous la mer à une profondeur telle qu’elle aurait pu redouter la pression de l’eau sur son corps, elle gardait les jambes bien serrées autour de moi et ne donnait aucun signe de frayeur. Et, lorsque nous revenions à la surface, je l’entendais pousser des cris de joie.

Par cette démonstration de pure animalité, j’avais fait une forte impression sur elle. Je connaissais suffisamment les êtres humains pour pouvoir interpréter l’expression que je lisais sur son visage empourpré et joyeux. Il me restait maintenant à lui faire connaître les traits plus subtils de mon caractère – à lui montrer que, même pour un dauphin, j’avais l’esprit extraordinairement vif, que je comprenais et apprenais avec une étonnante facilité.

J’étais, d’ores et déjà, amoureux d’elle.

Au cours des semaines qui ont suivi, nous avons eu ensemble de nombreuses conversations. Je ne crois pas me flatter en vous disant qu’elle a très vite réalisé à quel point j’étais extraordinaire. Mon vocabulaire, déjà important au moment où Lisabeth est entrée à la Compagnie, s’est rapidement développé grâce au stimulant que m’apportait sa présence. J’ai appris d’elle beaucoup de choses. Elle m’a donné accès à des connaissances qu’aucun dauphin ne semblait destiné à acquérir. J’ai fait preuve dans mon milieu d’une finesse et d’une perspicacité qui m’étonnaient moi-même. En peu de temps, j’ai atteint mon niveau d’instruction actuel. Vous serez certainement d’accord avec moi pour reconnaître que je m’exprime avec plus d’éloquence que ne le font la plupart des êtres humains. J’ose espérer que l’ordinateur chargé d’imprimer ce mémoire ne me trahira pas en insérant dans le texte des fautes de ponctuation ou en orthographiant mal les mots que je prononce.

Mon amour pour Lisabeth est devenu de jour en jour plus profond et plus complet. J’ai compris pour la première fois le sens du mot jalousie lorsque j’ai vu l’objet de mon amour se promener bras dessus bras dessous sur la plage avec Madison, l’un des électriciens de l’usine. J’ai connu la colère lorsque j’ai surpris les remarques égrillardes et vulgaires des mâles humains qui regardaient passer Lisabeth. Le pouvoir de fascination qu’elle exerce sur moi m’a conduit à explorer bien des sentiers de l’expérience humaine. Je n’ai pas osé parler de tout cela avec elle, mais les conversations que j’ai pu avoir avec d’autres membres du personnel de la base m’ont fait comprendre certains aspects du phénomène que les humains appellent « amour ». Je me suis fait expliquer aussi le sens des mots vulgaires que j’avais entendu prononcer par des mâles derrière le dos de Lisabeth. La plupart avaient trait à un désir de s’unir, à elle (apparemment à titre temporaire), mais il y avait aussi des remarques flatteuses sur ses glandes mammaires (pourquoi, je me le demande, les femelles humaines ont-elles des mamelles aussi agressives ?), et même sur la partie arrondie qui se trouve en bas de son dos, juste au-dessus de l’endroit où son corps se divise pour former les deux membres de derrière. J’avoue que cette région me fascine, moi aussi : il me paraît si étrange qu’un corps puisse se partager ainsi par le milieu !

Je n’ai jamais fait connaître explicitement à Lisabeth les sentiments qu’elle m’inspirait. J’ai essayé de l’amener peu à peu à comprendre que je l’aimais. Je croyais que, lorsqu’elle aurait bien pris conscience de cet amour, nous pourrions ensemble commencer à faire des projets en vue d’une sorte d’avenir commun.

Quel insensé j’étais !

 

Troisièmement : le complot.

 

Une voix virile a demandé :

« Comment diable allez-vous vous y prendre pour soudoyer un dauphin ? »

Une autre voix, plus délicate, a répondu :

« Laissez-moi faire.

— Qu’allez-vous lui offrir ? Dix boîtes de sardines ?

Ce dauphin-là est d’un genre spécial. Il est même un peu bizarre. C’est un savant. Nous pourrons facilement l’avoir. »

Ils ne savaient pas que je pouvais les entendre. Je flottais juste au-dessous de la surface de l’eau, dans ma cuve de repos, en attendant le changement d’équipe. Nous autres, dauphins, sommes doués d’une ouïe très fine et je percevais facilement ces paroles. J’ai senti aussitôt que quelque chose allait de travers, mais j’ai conservé ma position comme si de rien n’était.

Un des hommes a crié :

« Ismaël ! C’est vous, Ismaël ? »

Je suis remonté à la surface, dans ma cuve. Trois hommes se tenaient debout devant moi. L’un d’eux était un technicien de la Compagnie, mais je n’avais jamais vu les deux autres. Ceux-ci portaient des vêtements qui les couvraient depuis les pieds jusqu’à la gorge, ce qui m’indiqua aussitôt qu’ils étaient étrangers à la base. Je méprisais le technicien, car il faisait partie de ceux qui avaient émis des remarques vulgaires sur les glandes mammaires de Lisabeth.

« Regardez-le, messieurs, a-t-il dit. Déjà usé alors qu’il est encore dans la fleur de l’âge ! Voilà bien une victime de l’exploitation humaine ! »

Puis, s’adressant à moi, il a repris :

« Ismaël, ces messieurs font partie de la Ligue pour la répression de la cruauté envers les espèces douées d’intelligence. Vous avez entendu parler de cette organisation ?

— Non, ai-je répondu.

— Ils s’efforcent de mettre un terme à l’exploitation des dauphins, à leur asservissement par les humains, à l’usage criminel fait par ceux-ci de l’unique espèce intelligente – en dehors de la leur – qui existe sur cette planète. Ils désirent vous venir en aide.

— Je ne suis pas un esclave, ai-je protesté. Je reçois une compensation pour mon travail.

— Quelques poissons puants ! s’est écrié d’un ton méprisant l’un des hommes vêtus de pied en cap. Ils vous exploitent, Ismaël ! Ils vous obligent à faire un travail dangereux et répugnant pour un salaire dérisoire !

— Il faut que cela cesse, a déclaré son compagnon. Nous voulons faire savoir au monde que l’époque des dauphins-esclaves est révolue. Aidez– nous, Ismaël ! Aidez-nous à vous aider ! »

Il va sans dire que j’étais hostile à leurs prétentieux desseins. Un dauphin doué d’un esprit moins avisé que le mien le leur aurait sans doute déclaré tout net, faisant ainsi échouer leur complot. Mais je leur ai demandé d’un ton rusé :

« Que voulez-vous que je fasse ?

— Sabotez les valves d’admission, » a répondu vivement le technicien.

Malgré moi, je me suis écrié avec un reniflement de colère et de surprise :

« Trahir la confiance qu’on a mise en moi ? Comment pourrais-je !

— Il y va de votre propre intérêt, Ismaël. Tenez, voici comment les choses devront se passer : vous et les membres de votre équipe obturerez les valves d’admission et l’usine cessera de fonctionner. La panique se répandra aussitôt dans toute l’île. Les équipes humaines préposées à la vérification des appareils descendront voir ce qui se passe ; mais, aussitôt qu’elles auront débouché les valves, vous les obturerez de nouveau. Des réserves d’eau devront être expédiées de toute urgence à Sainte-Croix. Cela ne manquera pas d’attirer l’attention publique sur le fait que toute la vie de cette île dépend du travail des dauphins – travail considérable et rétribué de façon dérisoire ! Pendant la crise qui s’ensuivra, nous ferons connaître votre histoire au monde entier. Nous inviterons tous les humains à dénoncer la manière outrageante dont vous êtes traités. »

Loin de protester que je ne ressentais, pour ma part, aucun outrage, j’ai répliqué astucieusement :

« Peut-être y a-t-il là quelque danger pour moi.

— Quelle sottise !

— On me demandera pourquoi je n’ai pas débouché les valves. Je suis responsable de leur entretien. J’aurai des ennuis. »

Pendant un moment, nous avons discuté cette question. Puis le technicien m’a dit :

« Écoutez, Ismaël, nous savons bien que cette affaire comporte des risques ; c’est pourquoi nous sommes disposés à vous offrir une récompense supplémentaire si vous acceptez de vous charger de ce travail.

— Quel genre de récompense ?

— Tout ce qui pourra vous faire plaisir. Nous savons que vous avez des goûts littéraires et nous pourrons vous procurer pièces de théâtre, poèmes, romans ou autres choses de ce genre. Nous vous abreuverons de littérature si vous consentez à nous aider. »

Je ne pouvais qu’admirer leur habileté : ils savaient exactement à quels mobiles faire appel pour obtenir mon consentement.

« Eh bien, c’est d’accord, ai-je enfin dit.

— Dites-nous simplement ce que vous désirez en récompense.

— N’importe quoi qui ait trait à l’amour.

— À l’amour ?

— Oui, à l’amour : aux rapports entre l’homme et la femme. Apportez-moi des poèmes d’amour, des histoires d’amants célèbres. Apportez-moi des descriptions de l’étreinte amoureuse. Il faut que je comprenne ces choses.

— C’est le Kama Sutra qu’il veut, a dit l’homme qui se trouvait à gauche.

— Eh bien, nous lui apporterons le Kama Sutra, a répliqué celui de droite.

 

Quatrièmement : ma riposte aux criminels.

 

Ils ne m’ont pas apporté le texte intégral du Kama Sutra, mais ils m’ont apporté bien d’autres choses, notamment une bobine sur laquelle étaient enregistrés des extraits du fameux traité. Pendant plusieurs semaines, je me suis consacré à l’étude de tout ce qui a pu être écrit sur l’amour humain. Mais il y a dans les textes de terribles lacunes, de telle sorte que bien des aspects de ce qui se passe chez l’homme demeure encore incompréhensible pour moi. L’union des corps n’a rien qui me surprenne, mais je suis déconcerté par les rites qui entourent la chasse, au cours de laquelle l’homme doit se montrer entreprenant et la femme prétendre ne pas être en chaleur ; la distinction entre l’union temporaire et l’union permanente (« mariage ») me paraît extrêmement subtile ; je ne parviens pas à comprendre les systèmes compliqués de tabous et d’interdictions que les humains ont inventés. Je dois reconnaître ici mon unique échec d’ordre intellectuel : à la fin de mes études, je n’en savais guère davantage sur la façon dont je devais me conduire vis-à-vis de Lisabeth qu’au moment où les conspirateurs étaient venus me suborner.

Maintenant, ceux-ci m’invitaient à jouer le rôle qu’ils m’avaient assigné.

Naturellement, je ne pouvais pas trahir la Compagnie pour laquelle je travaillais. Je savais bien que ces hommes n’étaient pas, comme ils le prétendaient, les ennemis déclarés de ceux qui, selon eux, nous exploitaient. Pour quelque raison connue d’eux seuls, ils voulaient voir fermer l’usine, voilà tout. Et ils avaient invoqué leurs prétendues sympathies envers ceux de mon espèce pour obtenir ma collaboration. Quant à moi, je n’ai pas le sentiment d’être exploité.

Était-il incorrect de ma part d’accepter d’eux une rémunération si je n’avais pas l’intention de les aider ? J’en doute. Ils voulaient se servir de moi, alors que c’était moi qui me servais d’eux. Il arrive parfois qu’une espèce supérieure doive exploiter celles qui lui sont inférieures pour acquérir des connaissances.

Ils sont venus me trouver pour me demander de saboter les valves ce soir-là. J’ai répondu :

« Je ne suis pas certain d’avoir bien compris ce que vous attendiez exactement de moi. Voudriez– vous me redonner vos instructions ? »

J’avais adroitement branché un appareil enregistreur dont Lisabeth se servait pour ses séances d’études avec les dauphins. Les hommes m’ont donc expliqué de nouveau que le sabotage des valves sèmerait la panique dans toute l’île et mettrait en lumière les conditions d’asservissement dans lesquelles étaient tenus les dauphins. Je leur ai posé question sur question pour leur arracher des détails et donner à chacun l’occasion de faire enregistrer sa voix. Quand ils ont eu fini d’exposer leur programme, j’ai dit :

« Très bien. Quand ce sera mon tour de prendre la relève, j’agirai selon vos instructions.

— Et les autres membres de votre équipe ?

— Je leur donnerai l’ordre, dans l’intérêt de notre espèce, de laisser les valves dans l’état où elles sont. »

Ils sont repartis, l’air très satisfaits d’eux-mêmes. Dès qu’ils se sont éloignés, j’ai appuyé avec le bout de mon nez sur le bouton servant à appeler Lisabeth. Elle est arrivée très vite. Je lui ai montré la bobine placée dans l’appareil, en lui disant d’un ton solennel :

« Écoutez cela. Et, ensuite, prévenez la police de l’île ! »

 

Cinquièmement : la récompense de l’héroïsme.

 

Les trois hommes furent arrêtés. Ils ne s’intéressaient en aucune manière à la lutte contre l’exploitation des dauphins par les humains. C’étaient des membres d’un groupement subversif (des « révolutionnaires ») qui avaient cherché à abuser de la naïveté d’un pauvre dauphin pour amener celui-ci à les aider à semer le désordre dans l’île. Par ma loyauté, mon courage et mon intelligence, j’avais réussi à contrecarrer leur vilain projet.

Un peu plus tard, Lisabeth est venue me trouver alors que je prenais un peu de repos dans ma cuve, et m’a dit :

« Vous avez été admirable, Ismaël ! Entrer ainsi dans leur jeu pour les amener à enregistrer eux-mêmes leurs aveux, c’était une idée sensationnelle ! Vous êtes un merveilleux dauphin, Ismaël ! »

J’étais transporté de joie. Le moment était venu. J’ai bredouillé : « Lisabeth, je vous aime. »

Bien que j’aie prononcé ces mots très bas, ils ont résonné contre les parois de la cuve comme s’ils sortaient d’un haut-parleur. L’écho les a modulés, amplifiés, les transformant en de rauques grognements plus dignes d’un misérable phoque que d’un merveilleux dauphin. « … vous aime… vous aime– vous aime… »

« Voyons, Ismaël ! s’est écriée Lisabeth.

— Je ne puis vous dire tout ce que vous représentez pour moi, ai-je repris. Venez vivre avec moi, ma bien-aimée. Lisabeth ! Lisabeth ! Lisabeth ! »

Des torrents de poésie s’échappaient de mon museau. Je déversais sur Lisabeth des flots d’éloquence. Puis je l’ai suppliée de monter dans ma cuve et de me permettre de l’embrasser. Elle s’est mise à rire, en alléguant qu’elle n’était pas habillée pour nager. C’était vrai, car elle arrivait de la ville où elle s’était rendue pour assister aux arrestations.

Mais je l’ai si bien priée et implorée qu’elle a fini par céder. Elle a retiré ses vêtements et elle est montée dans la cuve. Pendant un moment, j’ai pu contempler sa beauté à nu. Ce que j’ai vu m’a bouleversé : ces vilaines glandes mammaires tremblotantes que, d’ordinaire, elle prenait sagement soin de cacher ; ces bandes de peau d’une pâleur maladive aux endroits que le soleil n’avait pu atteindre ; cette touffe de poils inattendue… Mais, dès qu’elle est entrée dans l’eau, oubliant les imperfections physiques de ma bien-aimée, je me suis élancé vers elle en criant : « Mon amour ! Mon cher amour ! » et je l’ai entourée de mes nageoires en ce que j’imaginais être une étreinte humaine. « Lisabeth ! » ai-je murmuré. Nous nous sommes laissé glisser sous l’eau. Pour la première fois de ma vie, j’ai connu la véritable passion, celle que chantent les poètes, celle dont l’esprit le plus froid se sent parfois envahi. J’ai pressé Lisabeth contre moi. Je sentais les extrémités de ses membres de devant (« poings ») frapper contre la région pectorale de mon corps, et j’ai cru d’abord voir là le signe d’une passion égale à la mienne. Puis l’idée que, peut-être, ma compagne manquait d’air a germé dans mon cerveau embrumé par l’amour. Vivement, je suis remonté à la surface. Ma bien-aimée, étouffant et haletant, a aspiré une bouffée d’air, tout en se débattant pour m’échapper. Surpris, j’ai relâché mon étreinte. Lisabeth s’est enfuie hors de la cuve et s’est laissée retomber sur le bord, épuisée, tremblant de tout son pauvre corps à la peau pâle. « Pardonnez-moi ! » ai-je mugi. « Je vous aime, Lisabeth ! C’est par amour pour vous que j’ai sauvé la Compagnie ! » Elle a réussi à plisser ses lèvres en un mouvement gracieux pour indiquer qu’elle n’était pas en colère contre moi (un « sourire »), et, d’une voix faible, elle a dit :

« Vous avez failli me noyer, Ismaël !

— Je me suis laissé emporter par mes sentiments, ai-je expliqué. Revenez dans la cuve. Je vous promets de me montrer plus doux désormais. Vous avoir auprès de moi…

— Oh ! Ismaël ! Que dites-vous là ?

— Je vous aime ! Je vous aime ! »

J’ai entendu un bruit de pas. Madison s’approchait en courant. Vivement, Lisabeth a placé ses mains sur ses glandes mammaires et a recouvert d’un des vêtements qu’elle avait enlevés la partie inférieure de son corps. Cela m’a fait de la peine car, si elle prenait soin de cacher à cet homme les vilaines parties d’elle-même, n’était-ce pas la preuve de son amour pour lui ?

Il a demandé :

« Est-ce que tout va bien, Liz ? Je vous ai entendu crier…

Ce n’est rien, Jeff, » a-t-elle répondu. C’est simplement Ismaël qui a voulu m’embrasser dans la cuve. Figurez-vous, Jeff, qu’il est amoureux de moi ! A-t-on jamais pu imaginer une chose pareille : Ismaël amoureux de moi ! »

Ils ont ri ensemble, narquoisement, de ce dauphin consumé d’amour.

Avant que l’aube se lève, je suis parti très loin en mer. J’ai nagé là où vont nager les dauphins, à l’écart des hommes et de leurs mesquineries. Le rire moqueur de Lisabeth résonnait encore dans ma tête, mais je savais qu’elle n’avait pas eu l’intention de se montrer cruelle. Elle, qui me connaît mieux que quiconque, n’avait pu s’empêcher de rire de mon absurdité.

Je suis resté plusieurs jours en mer à bercer mon chagrin, oubliant les tâches qui m’attendaient à la Compagnie. Puis, tandis que la douleur aiguë faisait place peu à peu à une morne souffrance, j’ai repris le chemin de l’île. Au passage, j’ai croisé une femelle de mon espèce. Elle était depuis peu en chaleur et s’est offerte à moi, mais je me suis contenté de lui dire de me suivre, et elle a obéi. À plusieurs reprises j’ai dû chasser d’autres mâles qui voulaient abuser d’elle. Je l’ai amenée à la base, dans le bassin que les dauphins utilisent pour leurs exercices sportifs. Un membre de mon équipe – celui qui porte le nom de Mordred – est venu prendre mes ordres. Je lui ai dit d’aller prévenir Lisabeth que j’étais de retour.

Lisabeth est apparue sur le rivage. Elle m’a adressé un sourire et un signe de la main, en m’appelant d’un ton joyeux.

Sous ses yeux, j’ai folâtré avec la femelle de mon espèce. Ensemble, nous avons dansé la danse des amours ; nous avons fouetté du bout de nos nageoires la surface de l’eau ; nous avons fait de grands bonds hors de l’eau, en poussant des mugissements d’allégresse.

Lisabeth nous observait et je priais tout bas pour qu’elle soit jalouse.

J’ai saisi ma compagne, je l’ai attirée dans les profondeurs de la mer, je l’ai prise avec violence, puis je l’ai lâchée pour qu’elle aille porter ailleurs ma progéniture. Ensuite, je suis allé rejoindre Mordred et je lui ai ordonné :

« Va dire à Lisabeth que j’ai trouvé un autre amour mais que peut-être, un jour, je lui pardonnerai. »

Il m’a regardé d’un œil vitreux et s’est dirigé en nageant vers le rivage.

Ma tactique a échoué. Lisabeth m’a fait répondre que je serais le bienvenu si je voulais reprendre mon travail et que, si elle m’avait offensé, elle en était navrée ; mais il n’y avait pas trace de jalousie dans son message. Depuis lors, mon âme s’est desséchée comme une algue pourrie. De nouveau, je m’emploie à nettoyer les valves d’admission d’eau, comme une bonne bête que je suis… moi, Ismaël, qui ai lu Keats et Donne ! Oh ! Lisabeth ! Ne sentez-vous pas quelle souffrance est la mienne ?

Ce soir, dans l’obscurité, j’ai raconté mon histoire. Qui que vous soyez, vous qui l’avez entendue, venez en aide à un pauvre être solitaire, mammifère et aquatique, qui désire établir des contacts intimes avec une femelle d’une autre espèce. Parlez en ma faveur à Lisabeth. Louez mon intelligence, ma loyauté et mon dévouement.

Dites-lui que je lui donne encore une chance. Je lui offre une dernière fois l’occasion de connaître une aventure unique et exaltante. Je l’attendrai demain soir près du récif. Qu’elle nage jusqu’à moi. Qu’elle vienne étreindre le pauvre Ismaël solitaire, lui murmurant à l’oreille des mots d’amour. Du fond du cœur… oui, du fond du cœur, Lisabeth, la bête insensée vous souhaite une bonne nuit, avec les mugissements qui sont chez elle la marque du plus profond amour.

 

Traduit par DENISE HERSANT.

Ismael in love.