CHAPITRE XVIII

 

Ma conduite imprudente. - Passano. - Ma détention dans la tour. - Mon départ de Barcelone. - La Castelbajac à Montpellier. - Nîmes. - Mon arrivée à Aix en Provence.

 

Quoique mon hôte me parût un Suisse honnête homme et que je crusse pouvoir compter sur sa discrétion, la recommandation de Nina me parut fort imprudente. Elle était la maîtresse du capitaine général qui pouvait bien être homme d’esprit, mais qui, en sa qualité d’Espagnol, ne pouvait pas être de composition facile en matière de galanterie. Elle me l’avait peint elle-même d’un caractère ardent, soupçonneux et jaloux. Mais enfin c’était fait.

A mon lever, mon hôte me présenta un valet de place dont il me répondit, puis il me fit servir un excellent dîner : il était environ trois heures, et j’avais dormi depuis le matin.

Après le dîner, ayant fait monter le Suisse, je lui demandai si c’était par ordre de Nina qu’il m’avait procuré un domestique. Il me dit que oui, et qu’une voiture de remise était à ma porte et à mes ordres ; qu’il l’avait louée par semaine.

« Je m’étonne que Nina se donne cette peine, car il n’y a que moi qui puisse mesurer ma dépense.

- Monsieur, tout est payé.

- Tout est payé ! je ne souffrirai pas.

- Vous vous arrangerez avec elle ; mais, en attendant, vous pouvez être certain que je ne recevrais pas le sol. »

Je prévis subitement bien des malheurs ; mais, comme je n’ai jamais aimé à me repaître d’idées désagréables, je ne m’appesantis pas assez sur celle-là.

J’avais une lettre de recommandation du marquis de las Moras pour don Miguel de Cevallos, et une du colonel Royas pour don Diego de la Secada. J’allai les porter, et le lendemain don Diego vint me voir et me mena chez le comte de Peralada. Le surlendemain, don Miguel me présenta au comte de Ricla, capitaine général commandant pour le roi dans la principauté de Catalogne et amant de Nina.

Le comte de Peralada était un jeune seigneur, fort riche, joli de figure, mal bâti, grand débauché, aimant la mauvaise compagnie, ennemi de la religion, des mœurs et de la police ; violent et fort orgueilleux de sa naissance : il descendait directement du comte de Peralada qui servit si bien Philippe II que ce roi le déclara comte par la grâce de Dieu. Ce fut la première pancarte que je lus dans son antichambre, sur un tableau couvert d’une glace. Elle était placée là à dessein pour que ses visiteurs pussent la lire dans le quart d’heure qu’il les faisait attendre.

Ce comte me reçut avec ces dehors aisés et libres qui annoncent le grand seigneur qui renonce à tous les signes de respect qu’il croit lui être dus à cause de sa haute naissance. Il remercia don Diego de m’avoir conduit chez lui et me parla beaucoup du colonel Royas. Il me demanda si j’avais connu l’Anglaise qu’il entretenait à Saragosse, et lui ayant répondu que oui, il me dit à l’oreille qu’il avait couché avec elle.

Après m’avoir conduit dans son écurie, où il avait des chevaux superbes, il m’invita à dîner pour le lendemain.

La réception que me fit le capitaine général fut toute différente : il me reçut debout, pour n’avoir pas à m’offrir un siège ; et, m’ayant ouï lui parler italien, langue que je savais lui être familière, il me répondit en espagnol, me donnant de l’Ussia (contraction de Vuestra Señoria, Votre Seigneurie, titre banal que l’on prodigue en Espagne et que les portefaix se donnent entre eux) pour l’Excellence que je lui donnais à juste titre.

Il me parla beaucoup de Madrid et se plaignit que M. de Mocenigo eût pris la route de Paris par Bayonne, au lieu de passer par Barcelone, comme il le lui avait promis.

Voulant excuser l’ambassadeur, je lui dis que par l’autre route M. de Mocenigo avait épargné une cinquantaine de lieues ; mais il me répondit que tener la palabra (tenir parole) aurait beaucoup mieux valu.

Il me demanda si je comptais faire un long séjour à Barcelone, et il parut surpris quand je lui dis qu’avec sa permission j’y resterais aussi longtemps que je m’y plairais.

« Je souhaite, me répliqua-t-il, que vous vous y plaisiez longtemps ; mais je vous préviens que les plaisirs que mon neveu Peralada pourra vous procurer ne vous donneront pas une bonne réputation à Barcelone. »

Comme le comte de Ricla m’avait tenu ce propos en public, je crus pouvoir le rendre à Peralada le jour même à table. Il en fut enchanté, et me raconta avec un ton de vanterie qu’ayant fait trois voyages à Madrid, il avait chaque fois reçu ordre de la cour de retourner en Catalogne.

Je crus devoir suivre l’avis indirect du capitaine général : je refusai toutes les parties de plaisir que Peralada me proposa avec des filles, tant à la campagne que chez lui.

Le cinquième jour, un officier vint m’inviter à dîner chez le capitaine général, invitation qui me fit beaucoup de plaisir ; car je craignais qu’instruit de mes rapports avec Nina pendant mon séjour à Valence, il n’eût quelque rancune contre moi. A table, il fut aimable, m’adressa souvent la parole, mais toujours avec gravité et ne donnant aucune prise au mot pour rire.

Il y avait huit jours que j’étais à Barcelone, sans que j’eusse, à mon grand étonnement, entendu aucune nouvelle de Nina, quand enfin elle m’adressa un billet dans lequel elle me disait de passer chez elle, à pied et sans domestique, le même soir à dix heures.

Il est certain que, n’étant pas amoureux de cette femme, je n’aurais pas dû y aller ; j’aurais agi avec prudence et sagesse, en donnant en même temps au comte de Ricla une preuve de respect : mais je n’étais ni sage ni prudent, et mon lecteur le sait. Dans ma vie si pleine, je n’avais pas encore eu assez de malheurs pour apprendre à l’être.

Ainsi, à l’heure indiquée, je me rendis chez elle, en redingote, n’ayant que mon épée. Je la trouvai avec sa sœur, personne d’environ trente-six ans et mariée à un danseur italien surnommé Schizza, parce qu’il était plus camus qu’un Kalmouk.

Nina venait de souper avec son amant, qui l’avait quittée peu de temps avant mon arrivée, selon sa coutume invariable.

Elle me dit qu’elle était enchantée que j’eusse dîné avec lui, d’autant plus que c’était elle qui lui avait parlé de moi en lui faisant mon éloge, et se louant de la bonne compagnie que je lui avais tenue pendant huit ou dix jours à Valence.

« C’est à merveille, ma chère, mais il me semble que vous ne devriez pas me faire venir chez vous à des heures indues.

- C’est pour ne pas fournir matière à la médisance des voisins.

- Ce n’est pas le moyen ; cela ne peut que leur en fournir davantage et mettre martel en tête à votre comte.

- Il ne peut pas le savoir.

- Il le saura. »

Je me retirai à minuit, après une conversation des plus décentes. Sa sœur, qui pourtant n’était pas scrupuleuse, ne nous quitta pas un instant, et Nina ne fit rien qui pût lui faire soupçonner nos rapports intimes.

Les jours suivants, je fis la même course chaque soir, parce qu’elle m’en priait, et nous ne fîmes aucune brèche aux droits du comte : je ne craignais donc rien ; cependant voici qui aurait dû me faire cesser d’y aller, si je n’avais été poussé par ma destinée et ma mauvaise tête.

Un officier des gardes wallonnes m’accosta, vers midi, hors de la ville où je me promenais seul. Il me pria poliment de l’excuser, si, n’ayant aucun titre auprès de moi, il prenait la liberté de venir me parler d’une chose qui ne le regardait aucunement, mais qui m’intéressait beaucoup.

« Parlez, monsieur, lui dis-je, je ne puis prendre qu’en bonne part ce que vous voulez bien me dire.

- Fort bien. Vous êtes étranger, monsieur, vous ne connaissez peut-être ni le terrain sur lequel vous êtes, ni les mœurs espagnoles, et vous ignorez par conséquent que vous risquez beaucoup en allant tous les soirs, ou plutôt toutes les nuits, chez la Nina, aussitôt que le comte en sort.

- Que puis-je risquer ? Je gagerais que le comte le sait et qu’il ne le trouve pas mauvais.

- Je crois aussi qu’il le sait, et qu’il fait peut-être semblant de l’ignorer vis-à-vis d’elle, parce qu’il la craint autant qu’il l’aime ; mais si elle vous dit que le comte ne trouve pas cela mauvais, elle se trompe, ou elle vous trompe ; car il n’est pas possible qu’il l’aime sans en être jaloux, et un Espagnol jaloux !.... Suivez mon conseil, monsieur, croyez-moi et pardonnez-moi.

- Je vous remercie bien sincèrement, monsieur ; mais je ne suivrai pas votre conseil, car je manquerais de procédés envers Nina, qui aime ma société, qui me reçoit fort bien, et qui sait que j’aime à la voir. Je ne cesserai d’y aller que lorsqu’elle me le dira, ou lorsque le comte me fera savoir que mes visites à sa maîtresse lui causent de l’ombrage.

- C’est ce que le comte ne fera jamais ; il craindrait de s’humilier. »

Ce brave officier me raconta en détail toutes les injustices, toutes les violences que le comte Ricla avait faites depuis qu’il était devenu amoureux de cette femme qui lui faisait faire tout ce qu’elle voulait : des gens simplement soupçonnés de l’aimer, renvoyés de son service ; d’autres, exilés ; d’autres, emprisonnés sous des prétextes frivoles. Cet homme qui occupait un poste si éminent et qui, avant de connaître Nina, était un modèle de sagesse, de justice et de vertu, était, depuis qu’il en était amoureux, injuste, violent, aveugle et scandaleux.

Le discours de ce brave officier aurait dû me persuader, mais il n’en fut rien. Je lui dis, par politesse, en le quittant, que je me séparerais d’elle peu à peu ; mais je ne pensais point ce que je disais.

Lorsque je lui demandai comment il avait su que j’allais chez Nina, il me répondit en riant que c’était le sujet des entretiens dans tous les cafés de la ville.

Le même soir j’allai voir cette femme, sans lui rien dire de ce qui se passait. J’aurais été excusable, si je l’avais aimée ; mais, ne sentant rien pour elle…..  j’étais fou.

Le 14 novembre, j’arrivai chez elle à l’heure ordinaire. Je la trouvai avec un homme qui lui montrait des miniatures. Je le regarde et je vois l’infime scélérat Passano, ou Pogomas.

Le sang me monte à la tête, et, prenant Nina par la main, je la mène dans une chambre voisine, où je lui dis de renvoyer à l’instant le fripon qu’elle avait chez elle, ou que j’allais sortir pour ne plus revenir.

« C’est un peintre.

- Je le sais, je le connais, je vous dirai tout ; mais renvoyez-le, ou je m’en vais. »

Nina appela sa sœur, et lui dit d’ordonner au Génois de sortir à l’instant de chez elle et de ne plus y remettre les pieds.

La chose fut exécutée dans l’instant, et la sœur vint me rapporter qu’en s’en allant il avait dit : « Se ne pentirà. » (Il s’en repentira.)

Je passai une heure à leur raconter une partie des griefs que j’avais contre ce monstre.

Le lendemain 15 novembre, je me rendis chez Nina à l’heure accoutumée, et après avoir passé deux heures en joyeux propos en présence de la sœur, je sortis à minuit sonnant.

La porte de la maison était sous l’arcade qui allait jusqu’au bout de la rue.

Il faisait noir. J’avais à peine fait vingt-cinq pas sous l’arcade, quand je me vis assailli par deux hommes.

Reculant rapidement, je mets l’épée à la main en criant : « Aux assassins ! » et en enfonçant ma lame dans le corps du plus voisin. Sautant hors de l’arcade au milieu de la rue, par-dessus le petit mur qui la bordait, je me sauve en courant, ayant eu le bonheur de n’avoir pas été atteint par un coup de feu que le second assassin me tira dans ma fuite. Étant tombé dans ma course, je me relevai promptement, sans m’amuser à chercher mon chapeau que j’avais perdu dans ma chute ; et toujours courant, l’épée nue à la main, et ne sachant pas si j’étais blessé, j’arrive à mon auberge hors d’haleine, et je mis mon épée sur le comptoir, devant l’hôte. Elle était tout ensanglantée.

Je contai à ce bon vieillard ce qui venait de m’arriver, et ôtant ma redingote, je la trouvai percée de deux trous au-dessous de l’aisselle.

« Je vais me coucher, dis-je à mon Suisse, et je vous laisse mon épée et ma redingote. Demain matin je vous prierai de m’accompagner devant le magistrat pour y dénoncer cet assassinat, car s’il y a un homme de tué, on verra que je n’ai agi que pour sauver ma vie.

- Je crois que vous feriez mieux de partir de suite.

- Vous croyez donc que l’affaire n’est pas telle que je vous l’ai contée ?

- Je crois tout, mais partez, car je vois d’où le coup part, et Dieu sait ce qui vous arrivera.

- Il ne m’arrivera rien, et si je partais, on me jugerait coupable. Ayez soin de cette épée. On a voulu m’assassiner ; c’est aux assassins à trembler. »

J’allai me coucher assez agité, mais moins que je n’aurais pu l’être après un tel événement, car, si j’avais tué un homme, comme je crois encore en avoir la certitude, je ne l’avais fait qu’à mon corps défendant et dans l’intérêt de ma propre conservation : ma conscience était en repos.

A sept heures du matin, on vint frapper à ma porte. J’ouvre, et je vois mon hôte accompagné d’un officier qui m’intime l’ordre de lui remettre tous mes papiers, de m’habiller et de le suivre ; ajoutant que si je faisais résistance il ferait monter main-forte.

« Je n’ai, lui dis-je, ni envie ni besoin de résister. Par ordre de qui venez-vous me demander mes papiers ?

- Par ordre du gouverneur. Ils vous seront rendus, s’il n’y a rien de suspect.

- Et où me conduirez-vous ?

- A la citadelle, où vous serez en état d’arrestation. »

J’ouvre ma malle, j’en retire mon linge et mes habits que je consigne au Suisse, et je vois l’officier étonné de la voir à moitié remplie de cahiers.

« Voilà mes papiers, monsieur, lui dis-je, je n’en ai point d’autres. »

Je ferme la malle et je lui en remets la clef.

« Je vous conseille, monsieur, de mettre dans un porte-manteau les effets qui vous sont nécessaires pour passer la nuit. »

Se tournant vers l’hôte, il lui ordonna de m’envoyer un lit ; puis il me dit qu’il désirait savoir si j’avais des papiers dans mes poches.

« Je n’ai que mes passeports.

- Ce sont précisément, me répliqua-t-il avec un rire amer, vos passeports que je veux.

- Mes passeports sont sacrés ; je ne les remettrai qu’au gouverneur général, ou vous m’arracherez la vie. Respectez votre roi, car voilà son passeport, voici celui du comte d’Aranda et voici celui de l’ambassadeur de Venise. On vous y ordonne de me respecter. Vous ne les aurez qu’après que vous m’aurez fait lier bras et jambes.

- Modérez-vous, monsieur. En me les donnant, c’est comme si vous les remettiez à Son Excellence. Si vous résistez, je ne vous ferai point lier bras et jambes, mais je vous ferai conduire chez le capitaine général, où vous serez forcé de les remettre en public. Remettez-les-moi de bonne grâce et je vais vous en délivrer un reçu. »

Mon bon Suisse m’ayant dit qu’il valait mieux céder, et que mes passeports ne pouvaient que m’être favorables, je me laissai persuader. L’officier m’en délivra une quittance détaillée que je mis dans mon portefeuille, qu’il me laissa par charité ; puis je sortis avec lui. Six sbires qu’il avait à ses ordres ne nous suivirent que de loin. Me rappelant ma catastrophe de Madrid, je me trouvais traité humainement.

L’officier me prévint, avant de sortir, que je pouvais commander à mon hôte ce que je voudrais pour mes repas, et je lui dis de m’envoyer à dîner et à souper selon mon habitude.

Chemin faisant, je racontai à l’officier tout ce qui m’était arrivé la nuit dernière : il m’écouta avec beaucoup d’attention mais sans prononcer le moindre mot.

Arrivé à la citadelle, mon conducteur me consigna à l’officier de garde, qui me mit dans une chambre du premier étage. Cette chambre était toute nue, mais les fenêtres n’en étaient point grillées et donnaient sur une petite place.

J’y étais à peine depuis dix minutes, quand on m’apporte mon sac de nuit et un excellent lit.

Resté seul, me voilà livré à mes réflexions. Je finissais par où j’aurais dû commencer.

Qu’est-ce qu’une pareille prison, et que peut-elle avoir de commun avec mes aventures de la nuit ?

Je n’y vois aucun rapport.

On veut examiner mes papiers ; et sans doute on me croit mêlé dans quelque intrigue de gouvernement ou de religion ; je sais que je n’ai rien à craindre, et je suis tranquille. On me loge très bien, mais en s’assurant de moi, sans doute jusqu’après l’examen de mes papiers : il n’y a rien là qui ne soit dans l’ordre.

L’affaire de mon assassin doit être à part.

Quand même le coquin serait mort, il me semble que je n’ai rien à craindre.

D’un autre côté, le conseil que me donnait hier soir mon hôte me démontre que j’ai tout à craindre, si ceux qui voulaient me tuer agissaient par ordre de celui qui n’a rien à craindre, puisqu’il agit par un pouvoir illimité.

Ricla peut se venger, il peut vouloir me perdre ; mais je ne dois pas le supposer.

Aurais-je bien fait de suivre le conseil de l’honnête Suisse et de partir à l’instant ?

Cela peut être, mais je ne le crois pas ; car, outre que cela lésait mon honneur, on aurait pu me poursuivre, m’attraper et me mettre dans quelque affreux cachot.

Ici, pour être en prison, je suis fort bien.

Il ne faut que trois ou quatre jours pour l’inspection de mes papiers, et comme il n’y a rien qui puisse blesser le gouvernement ni l’orgueil espagnol, on me les rendra avec ma liberté, qui me paraîtra d’autant plus douce que j’en aurai été privé quelques instants.

Quant à mes passeports, ils sont faits pour me faire respecter.

Il n’est pas probable que l’attentat exercé sur moi cette nuit parte d’un ordre tyrannique, du seul homme qui puisse le donner à Barcelone ; car, outre que cela le déshonorerait, il ne me traiterait pas maintenant avec tant de douceur. Si l’ordre est émané de lui, il a dû être informé sur-le-champ que les sicaires ont manqué leur coup, et je ne pense pas que la sagesse lui eût suggéré de me faire arrêter ce matin.

Nous verrons.

Ferais-je bien d’écrire à Nina ? Mais peut-on écrire ici ?

Au milieu de mille raisonnements semblables, étendu sur mon lit, car je n’avais pas d’autre siège ; et ne pouvant rien conclure, j’entends du bruit, j’ouvre ma fenêtre, et je vois avec une extrême surprise le scélérat Passano qu’un caporal et deux soldats menaient en prison, au rez-de-chaussée, à vingt-cinq pas de moi. En y entrant, le coquin leva les yeux, m’aperçut et se mit à rire.

« Ah ! me dis-je, voilà de nouveaux aliments à mes conjectures. Le scélérat a dit à la sœur de Nina que je m’en repentirais. Il aura ourdi quelque affreuse calomnie, et on s’en assure pour qu’il en réponde. »

Bon ! Je ne saurais rien désirer de mieux.

On m’apporte un dîner délicat, mais je n’ai ni table ni siège.

Le soldat chargé de me surveiller m’en procura, moyennant un duro.

Il était défendu de fournir aux prisonniers ni plumes ni encre, sous aucun prétexte, sans une permission expresse ; mais, le règlement ne parlant ni de papier ni de crayon, le même soldat m’en procura tant que je voulus, pour mon argent, ainsi que des bougies et des chandeliers, et je me mis à tuer le temps en faisant des calculs de géométrie. Je fis souper l’obligeant soldat avec moi, et il me promit de me recommander le lendemain à un de ses camarades qui me servirait fidèlement. On relevait le poste à onze heures.

Le matin du quatrième jour, l’officier de garde entra chez moi d’un air triste et me dit avec politesse qu’il était bien fâché de devoir m’annoncer une nouvelle bien désagréable.

« Je ne m’y attendais pas dans cet endroit, monsieur ; de quoi s’agit-il ?

- J’ai ordre de vous transférer au fond de la tour.

- Moi ?

- Vous-même.

- On m’a donc découvert bien criminel ! Allons ! monsieur. »

J’arrive dans une prison ronde, espèce de cave pavée en grosses dalles de pierres, avec cinq ou six fentes ou lucarnes de deux pouces de large qui donnaient accès à la lumière. L’officier me dit que je pouvais ordonner ce que je voudrais pour mes repas, une fois par jour, parce que dans la nuit il était défendu d’ouvrir la prison, qu’il décora, je crois du nom de calabozo, ce que l’on pourrait traduire en français par cul de basse-fosse.

« Qui m’apportera de la lumière ?

- Vous pouvez avoir une lampe constamment allumée, et cela doit vous suffire ; car il n’est pas permis de donner des livres. Quand on vous portera à dîner, l’officier de garde viendra ouvrir les pâtes et les volailles, afin de s’assurer qu’ils ne contiennent aucun écrit ; car ici il n’est permis ni de recevoir des lettres, ni d’en écrire.

- A-t-on donné cet ordre exprès pour moi ?

- Non, monsieur, c’est un règlement général. Vous aurez une sentinelle à vue avec laquelle il vous sera loisible de vous entretenir.

- La porte sera donc ouverte ?

- Aucunement.

- Et pour la propreté ?

- L’officier qui vous fera porter le dîner montera avec un soldat, qui, pour une bagatelle, vous servira.

- Puis-je m’amuser à faire au crayon des plans d’architecture ?

- Tant que vous voudrez.

- Veuillez donc, je vous prie, ordonner qu’on m’achète du papier.

- Avec plaisir. »

L’officier me quitta d’un air attendri, m’encourageant à la patience, comme s’il avait dépendu de moi de ne pas en avoir, et ferma à double tour une grosse porte, derrière laquelle je vis une sentinelle la baïonnette au bout du fusil. Cette porte était percée d’une petite fenêtre grillée.

L’officier, qui vint à midi, m’apporta du papier, me coupa un poulet et enfonça la fourchette dans les plats où il y avait de la sauce, pour s’assurer qu’il n’y avait point de papier au fond.

Mon dîner était si copieux, qu’il aurait suffi pour six. Je lui dis qu’il me ferait honneur s’il voulait dîner avec moi, mais il me répondit que c’était sévèrement défendu. Il me fit la même réponse lorsque je lui demandai s’il me serait permis de lire les gazettes.

Mes sentinelles étaient aux noces, car je leur donnais à manger et je les régalais d’excellent vin. Aussi ces pauvres diables avaient-ils pour moi tous les égards qu’il leur était possible de me témoigner.

J’étais fort curieux de savoir si je faisais si bonne chère à mes frais, mais il m’était impossible de satisfaire ma curiosité ; car le garçon de l’auberge ne pouvait point parvenir jusqu’à moi.

Ce fut dans ce trou, où je passai quarante-deux jours, que j’écrivis au crayon, et sans autre secours que ma mémoire, toute la réfutation de l’Histoire du gouvernement de Venise, écrite par Amelot de la Houssaye ; me réservant le soin de citer les lieux lorsque j’aurais recouvré ma liberté et que je pourrais avoir l’ouvrage sous mes yeux.

Le hasard me préparait à rire un moment dans ma prison, et rire est une prérogative de l’être raisonnable qui l’est souvent si peu. Voici l’histoire.

Un Italien, nomme Tadini, vint à Varsovie pendant que j’étais dans cette capitale. Il était recommandé à Tomatis, qui me l’avait aussi recommandé. Ce Tadini se disait oculiste. Tomatis lui donnait quelquefois à dîner, et moi, n’étant pas riche alors, je ne pouvais lui donner que de bonnes paroles, et une tasse de café quand il venait à l’heure de mon déjeuner.

Tadini parlait à tout le monde de ses opérations, et condamnait un oculiste établi à Varsovie depuis vingt ans, parce que, disait-il, il ignorait le moyen d’extraire la cataracte ; tandis que l’autre le diffamait du nom de charlatan qui ne savait pas même comment l’œil était fait.

Tadini me pria de parler en sa faveur à une dame à laquelle la cataracte que l’autre lui avait laissée était remontée.

Cette dame était borgne de l’œil opéré, mais elle y voyait de l’autre, et, la chose étant délicate, je dis à Tadini que je ne voulais point m’en mêler.

« J’ai parlé à cette dame, me dit l’Italien, et je lui ai parlé de vous comme de quelqu’un qui peut répondre de moi.

- Vous avez fort mal fait, car, en pareille matière, je ne répondrais pas pour le plus savant des hommes, et je ne connais pas du tout votre savoir.

- Mais vous savez que je suis oculiste.

- Je sais qu’on vous a annoncé comme tel, mais voilà tout. Dans votre profession vous devez n’avoir besoin de la recommandation de personne, vous devez crier tout haut : Operibus credite. Ce doit être votre devise.»

Piqué de mon raisonnement, Tadini me montra une foule de certificats que j’aurais peut-être lus, si le premier qu’il mit sous mes yeux n’avait été d’une personne qui protestait urbi et orbi que M. Tadini l’avait guéri de la goutte sereine. Je lui ris au nez en le priant de me laisser tranquille.

Quelques jours après je me trouvai à dîner avec lui chez la dame à la cataracte. Je lui fis bonne mine, et le laissai parler, mais avec l’intention d’avertir la dame assez à temps de ne point se fier à lui. Je la voyais presque décidée à se soumettre à l’opération ; mais, comme le drôle m’avait cité, elle voulait auparavant que je me trouvasse présent à une dissertation entre lui et l’oculiste, qui arriva au dessert.

Je me disposai avec le plus grand plaisir à prêter l’oreille aux raisonnements des deux professeurs antagonistes. Le vieux était Allemand, mais il parlait bien français ; cependant il attaqua Tadini en latin. Celui-ci l’arrêta en lui disant qu’il fallait que la dame pût comprendre ce qu’ils diraient, et je fus de son sentiment. Il était évident que Tadini ne comprenait pas un mot de latin.

L’oculiste allemand commença par parler raison, disant qu’il était vrai que l’extraction de la cataracte assurait l’opérant et l’opéré qu’elle ne remonterait plus, mais que l’opération était moins sûre, et en outre fort sujette à laisser la personne aveugle, à cause de la perte irréparable de l’humeur cristalline.

Tadini, au lieu de nier cela, car l’Allemand avait tort, eut l’ineptie de tirer de sa poche une petite boite dans laquelle il avait des petites boules qui ressemblaient à des lentilles très polies et d’un cristal très beau.

« Qu’est-ce que cela ? dit le vieux professeur.

- C’est ce que je suis le maître de placer dans la cornée à la place du cristallin. »

L’Allemand partit d’un éclat de rire si fort et si soutenu, que la dame ne put s’empêcher de rire de même.

Pour moi, je les aurais volontiers imités ; mais, honteux de passer là comme le protecteur de ce sot ignorant, je gardais un morne silence.

Tadini, qui sans doute prit ce silence pour une improbation du rire de l’Allemand, crut conjurer l’orage en m’interpellant.

« Puisque vous désirez connaître mon avis, lui dis je, le voici : La différence qu’il y a entre une dent et le cristallin étant fort grande, vous avez tort de croire qu’on puisse remettre le cristallin dans l’œil entre la rétine et l’humeur vitrée, comme vous avez mis peut-être dans une gencive une dent postiche à la place d’une dent creuse qu’on aura arrachée.

- Monsieur, je n’ai jamais mis de dent à personne.

- Cela se peut, ni de cristallin non plus. »

En disant ces mots, le brutal ignorant se lève et part.

Il fit bien, car comment sortir de là ?

Nous rimes encore longtemps et la dame se promit bien de ne plus recevoir un impudent qui pouvait être fort dangereux. Le professeur ne crut pas devoir le mépriser en silence. Il le fit citer devant le collège de la Faculté pour y subir un examen sur la connaissance qu’il pouvait avoir de la construction de l’œil, et fit insérer dans la gazette un article comique sur l’introduction du cristallin dans l’œil entre la rétine et la cornée, en citant l’artiste prodigieux qui était à Varsovie, et qui faisait cette opération avec la même facilité qu’un dentiste remettait une fausse dent.

Tadini, furieux et désespéré, attendit le vieux professeur dans une rue, et, l’épée à la main, le força à chercher son salut dans une maison.

Après ce bel exploit, il quitta sans doute la ville à pied, car on ne le revit plus.

Que l’on se figure donc ma surprise et mon envie de rire quand un jour, me mettant à la petite fenêtre de mon calabozo, où je desséchais d’ennui, je vis l’oculiste Tadini, vêtu de blanc et faisant sentinelle la baïonnette au bout du fusil ! Je ne déciderai pas qui de nous deux fut le plus étonné. Le fait est que le pauvre diable tomba des nues quand, malgré l’obscurité, il parvint à me reconnaître. Mais il ne lui prit pas envie de rire, tandis que je ne pouvais m’empêcher de rire aux éclats durant les deux heures que dura sa faction.

Après l’avoir bien repu et lui avoir fait boire quelques rasades de mon excellent vin, je lui donnai un écu, lui promettant de le traiter de même chaque fois qu’il se retrouverait au même poste. Mais il n’y revint que quatre fois, car les soldats briguaient ma garde pendant le jour.

Tadini me divertit en me racontant tous les malheurs qui lui étaient arrivés depuis qu’il avait quitté Varsovie. Après avoir beaucoup voyagé, sans faire fortune, il était venu à Barcelone, où les lois catalanes n’avaient eu aucun égard à sa qualité d’oculiste. N’ayant aucune recommandation, n’étant muni du diplôme d’aucune université qui constatât sa doctrine sur l’œil, et ayant refusé de se soumettre à un examen qu’on voulait lui faire subir en latin, parce que, disait-il, la langue latine n’avait rien de commun avec les maladies oculaires, on ne se contenta pas, comme ailleurs, de lui intimer l’ordre de quitter le pays, ce dont il se serait accommodé, d’autant mieux que chez lui c’était chose habituelle : on l’avait transformé en soldat. Il me confia, sous la promesse du secret, qu’il déserterait à la première occasion, mais qu’il voulait éviter les galères.

« Et vos lentilles cristallines, qu’en avez-vous fait ?

- J’y ai renoncé depuis Varsovie, quoique je sois certain qu’elles doivent réussir. »

Il n’en avait jamais fait l’expérience.

Je n’ai plus entendu parler de lui.

Le 28 décembre, six semaines après le jour de mon arrestation, l’officier de garde vint me dire de m’habiller et de le suivre.

« Où allons-nous ?

- Je vais vous consigner à un officier du capitaine général qui vous attend. »

Je m’habille à la hâte, et, ayant mis dans un porte-manteau tout ce que j’avais là, je le suis. Arrivé au corps de garde, il me remet au même officier civil qui m’avait arrêté, lequel me conduit au palais, où un commis du gouvernement me montre ma malle en me disant que tous mes papiers y étaient ; puis il me remet mes trois passeports en me disant qu’ils étaient légitimes.

« C’est ce que je sais et que je savais.

- Je n’en doute pas, mais on a eu de fortes raisons pour croire le contraire.

- Ce sont des raisons que je ne saurais deviner, car, comme vous le voyez, ces raisons n’étaient pas raisonnables.

- Vous sentirez, señor, que je ne saurais répondre à cette objection.

- Je ne l’exige pas.

- Votre Seigneurie est pleinement justifiée ; cependant je vous signifie l’ordre de quitter Barcelone dans trois jours et la Catalogne dans huit.

- J’obéirai sans aucun doute ; mais j’espère que tous les honnêtes gens du monde, et vous le premier, vous conviendrez que cet ordre n’est guère propre à réparer l’injustice dont je suis victime.

- Vous êtes le maître d’aller à Madrid et de vous plaindre à la cour, si vous pensez avoir raison de vous plaindre.

- J’ai grande raison de me plaindre, monsieur ; mais c’est en France que j’irai et non pas à Madrid : j’ai assez de l’Espagne. Voudriez-vous bien me donner par écrit l’ordre que vous venez de me signifier ?

- Cela n’est pas nécessaire. Vous l’aurez pour entendu. Je m’appelle Emmanuel Badillo, secrétaire du gouvernement. Monsieur que voici va vous conduire à Santa-Maria, dans la même chambre où il vous a arrêté. Vous y trouverez tout ce que vous y avez laissé. Vous êtes libre. Demain je vous enverrai le passeport signé par Son Excellence le capitaine général et par moi. Adieu, monsieur. »

Accompagné de l’officier civil et d’un domestique qui portait ma malle, je me mis en chemin pour mon auberge. Chemin faisant je lus l’affiche du théâtre pour le même soir, et je dis :

« Bon, je verrai l’opéra. »

Mon bon Suisse, tout joyeux de me revoir, se hâta de me faire allumer un bon feu, car il faisait un vent du nord extrêmement froid. Il m’assura que personne que lui n’était entré dans ma chambre, et en présence de l’officier, il me rendit mon épée, ma redingote, et, de plus, ce qui m’étonna beaucoup, mon chapeau que j’avais perdu en tombant lorsque je fuyais mes assassins.

L’officier, ayant également fait apporter dans ma chambre tout ce que j’avais laissé à la tour, me demanda si j’avais quelque réclamation à lui faire.

« Aucune, monsieur.

- Je serais heureux si vous reconnaissiez que je n’ai fait que mon devoir, et que vous n’avez pas à vous plaindre de moi. »

Je lui tendis la main, et je l’assurai de mon estime.

« Adieu, monsieur, et je vous souhaite un heureux voyage. »

Ce récit est vrai de tout point, et pourrait être attesté, s’il en valait la peine, par plusieurs personnes qui vivent encore ; mais voici le reste.

Je dis à mon bon hôte suisse que je dînerais à midi et qu’il devait penser à me faire célébrer ma mise en liberté ; puis, accompagné du domestique, j’allai voir si j’avais des lettres à la poste. J’en trouvai cinq ou six, intactes, ce qui fut un nouveau sujet d’étonnement pour moi. En effet, comment concevoir un gouvernement qui prive un individu de sa liberté sur des soupçons quelconques et qui s’empare, comme de raison de tous ses papiers, respectant en même temps le secret des lettres qui lui sont adressées ? L’Espagne, je crois l’avoir déjà dit, est un pays qui n’a point de type.

Ces lettres étaient de Paris, de Venise, de Varsovie et de Madrid, et je n’ai eu aucun sujet de soupçonner que le gouvernement en eût détourné aucune autre.

Étant rentré à l’auberge pour y lire ma correspondance à mon aise, je fis venir mon hôte et lui demandai mon compte.

« Monsieur, vous ne me devez rien. Voici le compte de votre dépense avant votre détention, et il est soldé, comme vous pouvez le voir. En outre, j’ai eu ordre, par la même voie, de vous fournir en prison et aussi longtemps que vous resterez à Barcelone tout ce que vous pourrez désirer.

- Avez-vous su combien de temps je devais rester en prison ?

- Non, monsieur, et on m’a payé à la fin de chaque semaine.

- De la part de qui ?

- Vous le savez bien.

- Avez-vous reçu quelque billet pour moi ?

- Rien.

- Et le domestique de place, qu’est-il devenu pendant ma détention ?

- Je le payai après votre arrestation et je le congédiai ; maintenant je n’ai point d’ordre à son égard.

- Je veux que cet homme m’accompagne jusqu’à Perpignan.

- Vous avez raison, et je crois que vous ferez bien de quitter l’Espagne, car vous n’y trouverez point justice.

- Qu’a-t-on dit de l’assassinat ?

- Oh ! c’est bien drôle. On a dit que c’est vous qui avez tiré le coup de fusil qu’on a entendu et que vous avez ensanglanté votre épée ; car on n’a, dit-on, trouvé personne de mort ni de blessé.

- C’est plaisant. Et mon chapeau ?

- On me l’a apporté trois jours après.

- Quel chaos ! Mais savait-on que j’étais à la tour ?

- Toute la ville le savait, et on alléguait deux bonnes raisons, l’une en public, l’autre en confidence.

- Et quelles sont ces raisons ?

- La raison publique, c’est que vos passeports étaient faux ; la raison qu’on se débitait à l’oreille, c’est que vous alliez passer toutes les nuits avec Nina.

- Vous auriez pu certifier que je n’ai jamais découché.

- C’est ce que j’ai dit hautement à tout le monde : mais c’est égal, vous y alliez, et pour un certain seigneur, c’est un crime. Je crois pourtant à cette heure que vous avez bien fait de ne pas vous enfuir comme je vous le conseillais : car vous voilà justifié à tous les yeux.

- Je veux aller à l’Opéra ce soir, mais non pas au parterre. Je vous prie de me faire louer une loge pour moi seul.

- Vous serez servi. Mais, mon bon monsieur, vous n’irez pas chez Nina, n’est-ce pas ?

- Non, brave homme, je suis décidé à ne point y aller. »

Au moment où j’allais dîner, un commis de banquier me porta une lettre qui me causa une agréable surprise, car elle contenait les lettres de change que j’avais faites à Gênes en faveur de M. Augustin Grimaldi della Pietra, avec ces mots :

« Passano me sollicite en vain d’envoyer à Barcelone ces lettres de change pour vous faire arrêter. Je les envoie, mais pour vous en faire présent, et vous convaincre par là que je ne suis pas fait pour augmenter les peines des gens persécutés par la fortune.

« Gênes, le 30 novembre 1768. »

Voilà le quatrième Génois qui s’est comporté à mon égard en véritable héros. Fallait-il, en faveur de ces quatre braves, que je pardonnasse à leur monstrueux compatriote Passano ?

Je ne me sentais pas capable de cet effort de vertu. Je pensais qu’il valait mieux que je les délivrasse de l’opprobre que ce brigand déversait sur les Génois ; mais j’ai vainement désiré d’en trouver l’occasion. J’ai su quelques années plus tard que ce misérable est mort parmi ses concitoyens dans la plus absolue pauvreté.

L’action généreuse de M. Grimaldi me rendit curieux de savoir ce que ce Passano était devenu. Je savais qu’il était resté prisonnier à la caserne quand on me mena à la tour, et il m’importait de savoir où il était, soit pour tâcher de l’anéantir, s’il était en état de me nuire, soit pour me tenir sur mes gardes contre un pareil assassin.

Je confiai ma curiosité à mon hôte, qui chargea le valet de louage de s’en informer.

Voici la seule chose qu’il me fut possible de découvrir.

Ascanio Pogomas, dit Passano, avait été retiré de prison vers la fin de novembre et on l’avait embarqué sur une felouque qui faisait voile pour Toulon.

J’écrivis, le même jour, une longue lettre à M. Grimaldi pour lui exprimer ma vive reconnaissance. Il s’agissait de lui payer en sentiment mille sequins dont j’étais débiteur, et de le remercier de son action vraiment magnanime ; car, s’il avait écouté les conseils de mon infâme ennemi, il aurait pu me rendre extrêmement malheureux.

Mon hôte ayant fait louer une loge en mon nom, deux heures après, au grand étonnement de toute la ville, on fit couvrir les affiches par un placard qui annonçait que, deux acteurs s’étant subitement trouvés indisposés, l’opéra annoncé n’aurait pas lieu, et que le théâtre serait en relâche jusqu’au second jour du nouvel an.

Cet ordre ne pouvait venir que du comte Ricla, et tout le monde en devina la cause.

Très fâché de priver, fort innocemment, cette capitale du seul plaisir un peu passable qu’elle eût, je pris la résolution de ne point sortir de chez moi. Ce moyen me semblait propre à faire rougir le jaloux de sa tyrannie et de lui reprocher son égarement.

Pétrarque dit :

Amor che fa gentile un cor villano.

S’il avait connu l’amant de la corrompue Nina, il aurait pu dire le contraire :

Amor che fa villan un cor gentile.

Dans quatre mois, je pourrai dire quelque chose de plus sur cette ténébreuse affaire.

Sans un peu de superstition de ma part, je serais parti le même jour ; mais je voulus partir le dernier jour de la malheureuse année que j’avais passée en Espagne. Je passai donc mes trois jours à écrire une foule de lettres à toutes mes connaissances.

Don Miguel de Cevallos, don Diego de la Secada et le comte de Peralada vinrent me voir, sans cependant se rencontrer. Ce M. de la Secada était l’oncle de la comtesse A. B. que j’avais connue à Milan. Ces trois messieurs me dirent une circonstance fort remarquable et tout aussi singulière que toutes celles dont se compose mon histoire de Barcelone.

Le 26 du même mois, c’est-à-dire l’avant-veille de ma mise en liberté, l’abbé Marquisio, envoyé du duc de Modène, demanda au comte Ricla, en présence de beaucoup de monde, s’il pouvait me faire une visite, pour me remettre une lettre qu’il ne pouvait déposer qu’entre mes mains, et qu’il serait obligé, à son grand regret, d’emporter à Madrid, pour où il devait partir le lendemain.

Le comte ne répondit rien, ce qui étonna tout le monde, et l’abbé partit effectivement le lendemain, c’est-à-dire la veille de ma délivrance.

J’écrivis à cet abbé, que je ne connaissais pas, et je n’ai jamais pu savoir ce que c’était que cette lettre, si recommandée, et qui m’intriguait beaucoup.

Il est clair comme le jour que je n’avais été arrêté qu’en vertu du despotisme du pauvre comte Ricla, amoureux jaloux dont Nina se jouait, et auquel la belle scélérate s’était amusée à faire croire que j’étais un amant qu’elle rendait heureux. Mes passeports ne pouvaient être qu’un prétexte, car en huit ou dix jours, on aurait pu les envoyer à Madrid et les recevoir de nouveau à Barcelone, en supposant qu’on eût eu le moindre soupçon de fausseté. Il aurait été possible que Passano, s’il avait su que j’avais un passeport du roi, eût fait remarquer qu’il devait être faux, puisque pour obtenir cet honneur il aurait fallu que j’en produisisse un de l’ambassadeur de Venise, ce qui ne devait pas être possible, puisque j’étais dans la disgrâce des inquisiteurs d’État. Il se serait trompé, il est vrai, mais il aurait été excusable en cela, et il aurait réussi à me faire de la peine.

Or, m’étant déterminé, à la fin du mois d’août, à me séparer de ma charmante doña Ignazia et de quitter Madrid pour toujours, je demandai un passeport au comte d’Aranda. Il me répondit que, devant se conformer aux règles d’usage, il ne pouvait me le donner qu’autant que je présenterais celui de l’ambassadeur de Venise, ce que, ajouta le comte, il ne pouvait point me refuser.

Satisfait de cette décision, je me rendis à l’hôtel de l’ambassadeur. M. Querini étant alors à Saint-Ildefonse, je dis au portier que j’avais besoin de parler au secrétaire d’ambassade.

La domestique m’annonce, et le fat se donne les airs de ne pas me recevoir. Indigné, je lui écrivis que je n’avais pas été au palais de Son Excellence l’ambassadeur de Venise pour faire ma cour à son secrétaire, mais pour demander un passeport qu’il ne pouvait pas me refuser. Ajoutant mon nom et ma qualité de docteur en droit, je lui dis que je le priais de le laisser au portier chez lequel j’irais le prendre le lendemain.

Le lendemain je me présentai, et le portier me dit qu’il était chargé de me faire savoir que l’ambassadeur avait laissé l’ordre de vive voix de ne point me donner de passeport.

Furieux, j’écrivis de suite au marquis de Grimaldi et au duc de Lossada, en les priant de dire à l’ambassadeur de Venise de m’envoyer un passeport en règle ; à défaut de quoi j’allais publier les honteuses raisons dont son oncle Mocenigo s’était prévalu pour me disgracier.

J’ignore si ces messieurs montrèrent mes lettres à l’ambassadeur Querini, mais je sais que le secrétaire Olivieri m’envoya le passeport.

Le comte d’Aranda, muni dudit passeport, m’en délivra un autre signé du roi.

Le dernier jour de l’année, je quittai Barcelone avec mon domestique, qui était assis derrière ma calèche, et je fis l’accord avec le voiturier pour arriver à petites journées à Perpignan, le 3 janvier 1769.

Mon voiturier était un Piémontais brave homme. Le lendemain, étant à dîner dans une auberge sur la route, il entra dans ma chambre avec mon domestique, et me demanda si je pouvais avoir quelque soupçon d’être suivi.

« Cela se pourrait, lui dis-je ; pourquoi me demandez-vous cela ?

- Il y a trois hommes à pied, armés et de mauvaise mine, que j’ai observés hier à votre départ de Barcelone. La nuit dernière, ils ont couché dans l’écurie avec mes mules. Aujourd’hui, ils ont dîné ici, et il y a trois quarts d’heure qu’ils ont pris les devants. Ces gens-là ne parlent à personne ; ils me donnent de l’ombrage.

- Que pouvons-nous faire pour éviter d’être assassinés ou pour nous délivrer d’un soupçon qui m’incommode

- Partir tard et nous arrêter à une auberge que je connais à une lieue en deçà de la station ordinaire où ces gens-là seront allés pour nous attendre. Si je les vois revenir sur leurs pas et se loger à la même auberge où nous serons, il n’y aura plus de doute. »

Ce raisonnement me paraissant juste, nous partîmes plus tard. J’allai presque toujours à pied, et à cinq heures nous nous arrêtâmes dans un mauvais gîte, mais où nous ne vîmes pas les trois figures sinistres.

A huit heures, je soupais, quand mon domestique entra en me disant que les trois individus étaient revenus et qu’ils étaient dans l’écurie où ils buvaient avec le voiturier.

Mes cheveux se dressent sur ma tête. Il n’y avait plus de doute.

Je n’avais rien à craindre à l’auberge, mais tout sur les confins où nous devions arriver à la brune.

Recommandant à mon domestique de ne faire semblant de rien, je lui dis de prévenir le voiturier de venir me parler dès que les trois assassins dormiraient.

Ce brave homme vint à dix heures, et me dit sans détour que ces trois hommes nous assassineraient dès que nous serions arrivés sur les confins de France.

« Vous avez bu avec eux ?

- Oui. Après avoir bu une bouteille que j’ai payée, l’un d’eux m’a demandé pourquoi je ne suis pas allé à l’autre station, où vous vous seriez trouvé mieux logé. Je lui ai répondu que vous aviez froid et qu’il était tard. J’aurais pu leur demander pourquoi ils n’y sont pas demeurés eux-mêmes et où ils vont ; mais je m’en suis bien gardé. Je leur ai seulement demandé si le chemin jusqu’à Perpignan est bon, et ils m’ont répondu qu’il est excellent.

- Que font-ils ?

- Ils dorment, enveloppés dans leurs manteaux tout près de mes mules.

- Que ferons-nous ?

- Nous partirons avant le jour, mais après eux, cela s’entend, et nous dînerons à la station ordinaire ; mais après dîner, fiez-vous à moi, nous partirons après eux, et allant bon trot, je prendrai un autre chemin, et à minuit, nous serons en France sains et saufs. Vous pouvez compter sur ce que je vous dis. »

Si j’avais pu prendre une escorte de quatre hommes armés, je n’aurais pas suivi le conseil du Piémontais ; mais dans la situation où je me trouvais, je ne pouvais mieux faire que de le suivre.

Nous trouvâmes les trois coquins au lieu où le voiturier m’avait dit. Je les fixai avec assurance et d’un œil scrutateur. Ils me parurent de vrais sicaires, hommes faits pour tuer le premier venu pour quelques pièces de monnaie.

Ils partirent un quart d’heure après, et une demi-heure plus tard, mon honnête voiturier rebroussa chemin, et à un quart de lieue, prenant un paysan pour guide, lequel monta derrière la chaise pour l’avertir s’il se trompait de chemin, mon domestique s’étant placé dans la voiture à côté de moi, il enfila un chemin de traverse. Il mena ses mules toujours au grand trot, de façon que nous fîmes onze lieues en sept heures. A dix heures nous arrivâmes à une bonne auberge dans un gros village de la bonne France, où nous n’avions plus rien à craindre. Je donnai un doublon au guide que cette bonne rencontre rendit fort content, et je dormis d’un sommeil paisible dans un excellent lit français ; car vive la France pour ses bons lits comme pour ses délicieux vins.

Le lendemain, j’arrivai pour dîner à l’auberge de la Poste à Perpignan, certain d’avoir sauvé ma vie et de la devoir à mon honnête voiturier.

Je me cassais la tête pour tâcher de deviner par qui les brigands avaient été soldés ; mais on verra par quel moyen j’en fus informé vingt jours plus tard.

A Perpignan, je congédiai mon domestique, que je récompensai, ainsi que mon honnête voiturier, le mieux que je pus d’après mes moyens d’alors, et puis j’écrivis à mon frère, à Paris, en lui disant le bonheur que j’avais eu d’échapper au piège de trois assassins. Je le priai de me répondre à Aix en Provence, où j’allais passer une quinzaine, dans l’espoir d’y trouver le marquis d’Argens.

Je quittai Perpignan le lendemain de mon arrivée, et j’allai coucher à Narbonne, et le jour après à Béziers.

De Narbonne à Béziers, il n’y a que cinq lieues, et mon intention n’était pas de borner là ma course de la journée ; mais mon lecteur le sait, la bonne chère a toujours eu des charmes séduisants pour moi, et cette passion-là, Dieu merci, ne s’affaiblit point avec l’âge, comme l’autre passion si douce, qui se change en tourment ou en regret quand la vieillesse énerve nos forces physiques ; la bonne chère donc, l’excellente chère que la plus aimable des hôtesses me fit faire à dîner, m’engagea à rester pour souper avec elle et toute sa famille.

Béziers est une ville dont, malgré la saison, on voit avec plaisir la situation délicieuse. C’est la ville la plus faite pour servir de retraite à un philosophe qui aurait renoncé à toutes les vanités de la terre, et à l’Épicurien voluptueux qui voudrait jouir de tous les plaisirs des sens, sans avoir besoin d’être riche.

D’abord l’esprit naturel est une production endémique de ce beau pays ; tout le monde en a : le sexe y est beau, et on y fait excellente chère à un prix fort modéré. On sait que les vins y sont exquis et à bon marché. Que peut-on désirer de plus ? Puisse ce pays ne pas se corrompre par la trop grande affluence, et peut-être un jour... Mais ne nous perdons pas en de vains projets.

Arrivé à Montpellier, après avoir couché à Pézenas, je me logeai au Cheval-Blanc, avec l’intention d’y passer huit jours, et le soir je soupai à table d’hôte : la société était nombreuse, et je m’amusai à remarquer que la table fut couverte d’autant de plats qu’il y avait de mangeurs.

Nulle part en France, et pas même à Béziers, on ne fait meilleure chère qu’à Montpellier. C’est un véritable pays de Cocagne.

Le lendemain, étant allé déjeuner au café, institution divine qu’on ne trouve bien qu’en France, pays où l’on connait l’art de bien vivre et la science de la vie, mieux qu’on ne les présume ailleurs, je liai conversation avec le premier venu qui, dès qu’il eut entendu que j’étais étranger et que je désirais connaître des professeurs, m’offrit de me conduire lui-même chez l’un de ceux qui jouissaient de la plus grande réputation.

C’est encore là un des côtés sublimes du caractère du Français, nation supérieure à tant de titres, malgré ses nombreux défauts que, peut-être, on a trop exagérés. Pour un Français, l’étranger dans son pays est un être sacré : l’hospitalité la mieux entendue l’accueille partout ; non cette hospitalité qui consiste à laver les pieds de son hôte, à lui donner place à table et au foyer, mais cette cordialité, cet accueil de bon ton qui le met à son aise et qui lui rend facile la connaissance de tout ce qui peut l’intéresser.

Ma nouvelle connaissance me présenta au professeur, qui me reçut avec l’urbanité que l’homme de lettres en France croit, à juste titre, être le plus beau fleuron de la couronne d’Apollon. Le véritable homme de lettres doit être l’ami de tous ceux qui les aiment, et il l’est en France plus encore qu’en Italie. En Allemagne, le savant est mystérieux et réservé. Il se croit trop obligé de paraitre n’avoir aucune prétention, tandis qu’à l’œil observateur elle perce de toutes parts ; et ce préjugé l’empêche de se concilier l’amitié des étrangers qui vont le voir pour l’admirer de près et tâcher de sucer de son lait.

Il y avait alors à Montpellier une excellente troupe de comédiens. J’allai la voir le soir même, et mon âme se dilatait du bonheur de se retrouver dans l’atmosphère bienfaisante de la France après avoir éprouvé tant de tourments en Espagne. Il me semblait que je venais de renaitre et, de fait, je me sentais rajeuni, mais changé ; car j’avais vu sur la scène plusieurs actrices charmantes de grâces, de jeunesse et de beauté, et pourtant elles ne m’avaient inspiré aucun désir, et cela m’était agréable.

Je désirais vivement retrouver la Castelbajac, beaucoup plus pour me réjouir de son état prospère ou pour partager avec elle le peu que je possédais, que dans l’espoir de renouveler nos anciennes liaisons ; mais je ne savais comment faire pour la découvrir.

Je lui avais écrit sous le nom de Mme Blasin ; mais elle n’avait point reçu ma lettre, parce que c’était un nom en l’air qu’elle s’était donné, et qu’elle ne m’avait point confié son nom véritable. Je craignais d’ailleurs de lui faire du tort en prenant des informations.

Sachant que son mari devait être pharmacien, je pris le parti de faire connaissance avec tous.

Sous prétexte d’avoir besoin de quelques drogues peu communes pour des expériences chimiques, j’entrais en conversation sur la différence de l’exercice pharmaceutique entre la France et les pays étrangers que j’avais visités. Si je parlais au maître, j’espérais que, si c’était celui que je cherchais, il ne manquerait pas de parler à sa femme de l’étranger qui avait visité les pays où elle avait été, et que cela la rendrait curieuse de me connaître. Si au contraire je parlais à un commis, je savais bientôt tout ce qui regardait la famille de son maître, et quand cela ne cadrait pas avec mes recherches, je m’en allais.

Enfin mon stratagème me réussit le troisième jour. Je reçus de mon ancienne amie un billet qui me disait qu’elle m’avait vu parler à son mari dans son officine, et elle me priait d’y revenir à telle heure et de me régler dans les réponses que je ferais à son mari, en ne lui disant autre chose, sinon que je l’avais connue sous le nom de Mlle Blasin en Angleterre, à Spa, à Leipsick et à Vienne, en qualité de marchande de dentelles, et de m’être intéressée pour elle à Vienne pour lui procurer la protection de l’ambassadeur. Elle terminait son billet par ces mots :

« Je ne doute pas que mon bon mari ne triomphe en finissant par me présenter à vous comme sa chère femme. »

Je suivis la leçon. Le bonhomme me fit accueil et me demanda si j’avais connu quelque part une jeune marchande de dentelles nommée Mlle Blasin, de Montpellier

« Oui, je me rappelle bien cette jeune demoiselle, fort aimable et fort honnête, mais je ne sais pas si elle était de Montpellier. Jolie, sage, je crois qu’elle faisait bien ses affaires. Je l’ai vue plusieurs fois par l’Europe, et la dernière fois à Vienne où j’ai eu le bonheur de lui être utile. Sa conduite lui captivait l’estime de toutes les dames qu’elle approchait. C’est même chez une duchesse que je l’ai connue en Angleterre.

- La reconnaîtriez-vous, si vous la voyiez ?

- Parbleu ! une aussi jolie femme ! est-elle à Montpellier ? Si elle y est, parlez-lui du chevalier de Seingalt.

- Monsieur, vous lui parlerez vous-même, si vous voulez me faire l’honneur de me suivre. »

Le cœur me bondissait, mais je savais me dominer.

L’honnête pharmacien passa devant, enfila un escalier, et au premier, ouvrant une porte, il me dit :

« La voilà.

- Comment, mademoiselle ! vous ici ? Je suis ravi de vous voir.

- Monsieur, ce n’est pas une demoiselle, c’est ma chère femme, s’il vous plaît, et, je vous en prie, que cela ne vous empêche point de l’embrasser.

- C’est un honneur que je n’ai jamais eu ; mais avec bien du plaisir. Vous êtes donc venue vous marier à Montpellier ? Je vous félicite tous les deux et je rends grâce à l’heureux hasard. Dites-moi si vous avez fait bon voyage de Vienne jusqu’à Lyon ? »

Mme Blasin - car il faut bien que je continue à la désigner sous ce nom - se mit alors à me raconter tout ce qu’elle voulut et me trouva aussi bon comédien qu’elle.

Notre plaisir de nous revoir était grand, mais celui qu’éprouvait le bon apothicaire en voyant le respect avec lequel je traitais sa chaste moitié n’était pas douteux, car il se trahissait par tous les signes d’une véritable joie.

Nous soutînmes pendant une heure une conversation toute puisée dans l’imagination et avec l’air naturel de la plus simple vérité.

Elle me demanda si je me proposais de passer le carnaval à Montpellier et se montra très mortifiée quand je lui dis que je comptais partir le lendemain.

Son mari se hâta de dire que cela ne se pouvait pas.

« Oh ! cela ne sera pas, je l’espère, ajouta-t-elle, car vous devez absolument faire l’honneur à mon mari de lui donner deux jours pour dîner en famille après-demain. »

Après m’être bien fait prier par le mari, je cédai et j’acceptai leur dîner en famille pour le surlendemain.

Au lieu de deux jours, je leur en donnai quatre. La mère du mari me parut une femme aussi respectable par son esprit que par son âge déjà assez avancé. Elle avait, comme son fils, oublié tout ce qui aurait pu l’empêcher d’avoir pour sa bru une affection de mère.

Mme Blasin, dans les moments d’entretien que nous eûmes tête à tête, m’assura du ton le plus simple qu’elle était heureuse, et j’eus tout lieu de le croire. Elle s’était fait une loi de remplir strictement tous ses devoirs d’honnête femme et de bonne épouse et ne sortait que très rarement sans sa belle-mère ou son mari.

Je passai ces quatre jours dans la satisfaction la plus douce d’une amitié sincère et pure, sans que le souvenir de nos anciens plaisirs fît naître en nous le moindre désir de les renouveler. Nous n’eûmes pas besoin pour cela de nous communiquer nos pensées pour les connaître.

Le troisième jour, la veille de mon départ, ayant dîné avec elle et son mari, elle me dit au dessert, dans un moment où nous étions seuls, que si j’avais besoin de cinquante louis, elle savait où les prendre. Je lui dis de me les conserver pour une autre fois, si j’avais le bonheur de la revoir et le malheur d’être dans le besoin.

Je partis de Montpellier certain que ma visite avait augmenté l’estime que son mari et sa belle-mère avaient pour elle, et je me félicitais en voyant que je pouvais me sentir véritablement heureux sans commettre des crimes.

Le lendemain de mes adieux à cette femme qui me devait son bonheur, je couchai à Nîmes, où je passai trois jours avec un très savant naturaliste. C’était M. de Séguier, ami intime du marquis de Maffei, de Vérone. Il me fit voir dans les merveilles de son cabinet l’immensité de la nature et la puissance incompréhensible de celui qui l’a faite.

Nîmes est une ville qui mérite de fixer l’attention d’un étranger instruit ou qui veut s’instruire. On y trouve pour l’esprit une nourriture abondante dans ses grands monuments, et le beau sexe, véritablement beau, lui en offre une abondante pour le cœur.

Je fus invité à un bal, où ma qualité d’étranger me valut le premier rang, privilège dont l’étranger ne jouit bien qu’en France, tandis qu’en Angleterre et surtout en Espagne le titre d’étranger est une offense.

 

 

FIN DU TOME SEPTIÈME