CHAPITRE XV

 

Campomanès. - Olavidès. - Sierra-Morena. - Aranjuez. - Mengs. - Le marquis Grimaldi. - Tolède. - Mme Pelliccia. - Retour à Madrid chez le père de doña Ignazia.

 

Dans les principales vicissitudes de ma vie, des circonstances particulières se sont toujours combinées pour rendre mon pauvre esprit un peu superstitieux ; je m’humilie quand, descendant en moi-même, je me vois forcé de reconnaître cette vérité. Mais comment m’en défendre ? il est dans la nature que la fortune fasse d’un homme qui se livre à ses caprices ce qu’un enfant, sur un billard, fait d’un globe d’ivoire qu’il pousse à l’aventure pour se procurer le plaisir de rire quand, par hasard, il tombe dans la blouse ; mais il n’est pas naturel, ce me semble, que la fortune fasse de cet homme ce que fait de la bille un joueur expert qui calcule la force de vitesse, celle de la réaction, la distance, le rendement des angles, et une foule de choses que ne voient point sur un billard la foule des joueurs médiocres : il n’est pas naturel, selon moi, que je fasse à la fortune l’honneur de la croire géomètre savante, ni que je suppose à cet être de raison la sujétion aux lois physiques auxquelles je vois que toute la nature est assujettie. Cependant, malgré ce raisonnement, ce que j’observe m’étonne.

Cette fortune que je dois mépriser en sa qualité de synonyme de hasard, prend l’air respectable d’une divinité dans tous les événements importants de ma vie. Elle a toujours semblé prendre un malin plaisir à me prouver qu’elle n’est pas aveugle, quoi qu’on en dise ; elle ne m’a jamais abaissé que pour m’élever en proportion de ma chute, et elle semble ne m’avoir jamais fait monter bien haut que pour me précipiter dans l’abîme. Il semble qu’elle n’ait voulu exercer sur moi un pouvoir absolu que pour me convaincre qu’elle raisonne et qu’elle est maîtresse de tout. Pour atteindre ce but, elle a toujours employé des moyens capables de me faire agir, bon gré, mal gré, et pour me faire sentir que ma volonté, loin d’être libre, n’était qu’un instrument dont elle se servait pour faire de moi tout ce qu’elle voulait.

Je ne pouvais me flatter de parvenir à rien en Espagne sans l’aide du représentant de ma patrie, et celui-ci n’aurait osé rien faire pour moi sans la lettre que je lui fis remettre. Or il est probable que cette lettre serait à peu près restée sans effet, si elle n’était arrivée précisément au moment de mon arrestation qui était devenue la nouvelle à la mode, à cause de la réparation que le comte d’Aranda m’avait fait donner.

Cette lettre fit repentir l’ambassadeur de n’avoir pas interposé son autorité et de n’avoir encore rien fait en ma faveur ; cependant il ne désespéra point de faire croire au public que le comte d’Aranda n’avait agi ainsi à mon égard que parce qu’il l’avait exigé. Son favori, le comte Manucci, était venu m’engager à dîner de sa part, et par bonheur je me trouvais engagé avec Mengs, ce qui fit que Manucci eût l’idée d’aller inviter ce grand peintre, invitation qui flatta singulièrement la vanité d’un homme chez lequel je m’étais réfugié, quoique en vain. Cette invitation eut à ses yeux toute l’apparence d’un acte de reconnaissance, ce qui le dédommageait de la mortification qu’il avait dû éprouver de me voir enlever de chez lui. Il m’écrivit de suite qu’il viendrait me prendre avec sa voiture.

J’allai chez le comte d’Aranda, qui, après m’avoir fait attendre un quart d’heure, sortit, tenant des papiers à la main, et me dit d’un air riant :

« L’affaire est faite. Tenez, voici quatre lettres que je vous rends pour que vous les relisiez.

- Pourquoi, monseigneur, faut-il que je les relise ? Celle-ci est la soumission que j’ai faite à l’alcade.

- Je le sais. Lisez tout cela, et vous verrez que, malgré toute la raison que vous aviez, il n’est pas permis d’écrire ainsi.

- Je vous demande pardon, monseigneur, un homme déterminé à se tuer, comme je l’étais, doit écrire ainsi. Je croyais que tout était fait par ordre de Votre Excellence.

- Vous ne me connaissiez pas bien. Vous irez cependant remercier don Emmanuel de Roda, qui veut absolument vous connaître, et vous me ferez plaisir d’aller une fois quand vous n’aurez rien de mieux à faire, chez l’alcade, non pas pour lui faire des excuses, vous ne lui en devez pas, mais pour lui faire une politesse qui lui fasse oublier toutes les injures que vous lui avez dites dans votre écrit. Si vous communiquez cette affaire à la princesse Lubomirska, dites-lui que j’y ai remédié dès que je l’ai sue. »

En quittant le comte d’Aranda, j’allai faire une visite au colonel Roya, qui me dit que j’avais très mal fait de dire au premier ministre que j’étais satisfait.

« Que pouvais-je prétendre ?

- Tout. Destitution de l’alcade et cinquante mille duros comme dédommagement des peines qu’on vous a fait souffrir dans ce lieu affreux. Vous êtes dans un pays où l’on peut parler haut, excepté à l’Inquisition. »

Ce colonel, qui est aujourd’hui général, est un des plus aimables Espagnols que j’aie connus.

Rentré chez moi, Mengs ne tarda pas à venir me prendre. L’ambassadeur me fit l’accueil le plus distingué et le plus cordial ; il combla Mengs d’éloges de m’avoir accueilli chez lui et d’avoir tâché de me mettre à l’abri d’un malheur fait pour désespérer un homme de cœur. A table, je contai en détail tout ce que j’avais souffert à Buen-Retiro et la conversation que je venais d’avoir avec le comte d’Aranda, qui m’avait rendu mes lettres. On voulut les lire, et chacun dit son avis. Les convives étaient l’abbé Bigliardi consul de France, don Rodrigue de Campomanès et le célèbre don Pablo d’Olavidès. Chacun dit son sentiment sur mes lettres, et l’ambassadeur les condamna en les qualifiant de féroces. Campomanès, au contraire, les loua et dit que, ne contenant aucune injure, elles étaient ce qu’il fallait qu’elles fussent pour forcer le lecteur à me rendre prompte justice, fût-ce même le roi. Olavidès et Bigliardi firent chorus. Mengs appuya l’ambassadeur, et m’engagea à m’établir chez lui, pour ne plus être sujet aux calomnies des espions, dont Madrid était plein. Je n’acceptai son invitation qu’après m’être fait beaucoup prier, et avoir noté les paroles de l’ambassadeur, qui dit que je devais cette satisfaction au chevalier pour l’affront indirect qu’il avait reçu.

Je fus ravi de faire la connaissance de Campomanès et d’Olavidès, hommes d’esprit d’une espèce fort rare en Espagne. Sans être ce que l’on peut appeler des savants, ils étaient au-dessus des préjugés religieux, car non seulement ils ne craignaient pas de s’en moquer en public, mais encore ils travaillaient ouvertement à les détruire. C’était Campomanès qui avait fourni à d’Aranda toute la matière contre les jésuites. On remarquait avec une sorte d’intérêt bouffon que Campomanès, le comte d’Aranda et le général des jésuites étaient louches. Ayant demandé à Campomanès pourquoi il haïssait les jésuites, il me répondit qu’il les haïssait comme il haïssait tous les ordres religieux, race parasite et nuisible, et que, s’il ne tenait qu’à lui, il les ferait tous disparaître de la presqu’île et du monde entier.

Il était auteur de tout ce qu’on avait publié contre les mainmortes, et comme il était très lié avec l’ambassadeur de Venise, M. de Mocenigo lui avait communiqué tout ce que le sénat avait fait contre les moines. Il aurait pu s’en passer s’il avait lu tout ce que notre Fra Paolo Sarpi a écrit sur cette matière. Clairvoyant, actif, courageux, fiscal du conseil suprême de Castille, dont Aranda était président, Campomanès était reconnu pour homme intègre qui n’agissait jamais que dans l’intérêt de l’État. Aussi était-il aimé et estimé des hommes d’État ; mais les moines et les bigots le haïssaient, et l’Inquisition devait avoir juré sa perte. On disait hautement dans le monde que si, dans deux ou trois ans, Carnpomanès ne devenait pas évêque, il périrait dans les cachots de la Sainte-Hermandad. Cette prédiction ne fut réalisée qu’en partie. Il fut effectivement enfermé, quatre ans après, dans le carcere de l’Inquisition ; mais il en sortit au bout de trois ans en faisant amende honorable. La lèpre qui ronge l’Espagne est encore vivace. Olavidès, son ami, fut traité plus durement, et d’Aranda même n’aurait pu échapper au monstre sanguinaire, si, en homme de bon sens et d’un esprit aussi pénétrant que profond, il n’eut demandé l’ambassade de France, que le roi lui accorda de grand cœur, satisfait de se voir par là délivré de l’obligation de le livrer à la rage des moines.

Charles III, mort fou comme tous les rois honnêtes hommes doivent mourir, avait fait des choses incroyables pour ceux qui le connaissaient ; car il était têtu comme un mulet, faible comme une femme, matériel comme un Hollandais, bigot et très décidé à mourir plutôt que de souiller son âme par le plus petit de tous les péchés mortels.

Il est aisé à chacun de juger qu’un tel homme devait être l’esclave de son confesseur.

Dans le temps dont je parle, le cabinet de Madrid s’occupait d’une belle opération. On avait attiré des divers cantons catholiques de la Suisse mille familles pour en former une colonie dans la belle contrée déserte de la Sierra-Morena, nom célèbre en Europe par les aventures de Don Quichotte, chef-d’œuvre de Cervantes. La nature semblait s’être plu à prodiguer à ce canton tous les avantages : climat délicieux, sol fertile, eaux pures et abondantes, enfin la position la plus avantageuse entre l’Andalousie et la Grenade ; et malgré cela ce beau pays, cette contrée vaste et délicieuse était déserte.

Désirant changer cet état de choses anormal et presque inexplicable, Sa Majesté Catholique avait décidé de faire présent, pendant un certain nombre d’années, de tous les produits des terres à des colons industrieux et laborieux. Il avait en conséquence appelé des Suisses, en leur payant le voyage. Ces Suisses arrivèrent, et le gouvernement espagnol se mit en frais pour les loger et pour les soumettre à une bonne police temporelle et spirituelle. Olavidès, homme d’esprit et de quelque littérature, appuyait cette entreprise. Il conférait avec les ministres pour mettre en bon ordre cette nouvelle population, la pourvoir de magistrats pour rendre bonne et prompte justice ; de prêtres, d’un gouverneur, des métiers nécessaires, pour y faire bâtir des maisons, des églises, et surtout un cirque pour la course aux taureaux, chose parfaitement superflue pour de bons et simples Suisses, mais dont les Espagnols ne conçoivent pas qu’on puisse se passer.

Dans les mémoires que don Pablo Olavidès avait présentés pour la grande prospérité de la colonie, il avait dit très sensément qu’il fallait éviter toute espèce d’établissement de moines, et il en donnait les meilleures raisons ; mais lors même qu’il en aurait démontré la plausibilité le compas à la main, il n’en aurait pas fallu davantage pour s’attirer la haine de tous les moines et moinillons d’Espagne, voire même du sot évêque dans le diocèse duquel la colonie se trouvait enclavée. Les prêtres séculiers disaient qu’Olavidès avait raison, mais les moines criaient à l’impie, et, l’Inquisition étant moine par excellence, les persécutions commençaient déjà, et la conversation tomba là-dessus pendant le dîner.

Après avoir écouté en silence les raisons et les déraisons, je dis, le plus modestement que je pus, qu’en peu d’années la colonie, fondée avec tant de frais, s’évanouirait comme une fumée légère, par la force de plusieurs raisons physiques et morales. La principale que j’alléguai fut que le Suisse diffère de toutes les nations.

« C’est, dis-je, un végétal qui, transplanté sur un terrain où il n’est pas né, s’étiole, dégénère et meurt. Les Suisses sont le peuple le plus généralement sujet à la nostalgie. Lorsque cette maladie commence à se faire sentir chez un individu, le seul remède est le retour vers le pays, vers le chalet, le bourg, le lac qui l’a vu naître ; sans quoi il languit, dépérit et meurt. Il serait bon, je crois, ajoutai-je, de combiner la colonie Suisse avec une colonie d’Espagnols, afin de tâcher de les mêler par des mariages ; il faudrait, au moins dans les premiers temps, ne leur donner que des prêtres et des magistrats Suisses, et surtout les déclarer tout à fait hors des atteintes de l’Inquisition par rapport à leur conscience ; car le Suisse des campagnes a des lois, des usages, sur la manière de faire l’amour, inséparables de leur nature, et que le cérémonial ecclésiastique en Espagne n’approuverait jamais, et la moindre gêne à cet égard amènerait rapidement une nostalgie générale. »

Mon discours, qui d’abord n’avait semblé qu’un badinage à Olavidès, commença à lui faire comprendre que je pourrais bien avoir raison. Il me pria d’écrire mes réflexions, et de ne communiquer qu’à lui les lumières que j’avais sur cette matière. Je le lui promis, et Mengs fixa le jour où il pourrait venir dîner chez lui avec moi.

Le jour après ce dîner, je fis porter chez Mengs mon petit équipage, et dès que je fus établi chez ce peintre célèbre, je me mis à travailler sur le sujet des colonies, traitant la matière en physicien et en philosophe.

Je me présentai chez don Emmanuel de Roda, qui, chose fort rare en Espagne, était homme de lettres. Il aimait la poésie latine, avait du goût pour l’italienne, mais il donnait la préférence à l’espagnole, chose que l’on trouva fort naturelle dans un enfant de la Castille. Il me fit excellent accueil, me pria d’aller le voir, et m’exprima toute la peine que lui avait causée mon injuste détention.

Le duc de Lossada me félicita de ce que l’ambassadeur de Venise faisait mon éloge à tout le monde, et m’encouragea à penser au moyen de tirer parti de mes talents, en me proposant pour quelque emploi où je pusse être utile au gouvernement, me promettant tout son appui.

Le prince della Catolica me donna à dîner avec l’ambassadeur de Venise. Enfin dans l’espace de trois semaines, logeant chez Mengs et dînant chez M. de Mocenigo, je fis une foule de belles connaissances. Je pensais sérieusement à m’employer en Espagne, car, ne recevant point de lettre de Lisbonne, je n’osais pas y aller au hasard. Pauline ne m’écrivait plus, je n’avais aucun moyen de savoir ce qu’elle était devenue.

J’allais souvent passer mes soirées chez une dame espagnole nommée Sabatini, qui tenait une tertulia ou tertulla, assemblée composée en grande partie de gens de lettres pitoyables ; j’allais aussi chez le duc de Medina-Sidonia, grand écuyer du roi, homme de lettres, sage et solide, auquel j’avais été présenté par don Domingo Varnier, valet de chambre du roi, que Mengs m’avait fait connaître. J’allais aussi très souvent chez doña Ignazia ; mais, ne pouvant pas me trouver seul avec elle, je m’ennuyais. Quand je trouvai le moment de lui dire qu’elle devait imaginer quelque partie de plaisir avec ses cousines, elle me répondait qu’elle le désirait autant que moi, mais que pendant le carême elle devait rejeter loin d’elle toute idée de cette espèce, car la semaine sainte approchait et que, Dieu étant mort pour nous, il fallait penser à la pénitence et non aux plaisirs. Après Pâques, nous pourrons y penser. C’est le caractère des jeunes dévotes en Espagne.

Quinze jours avant Pâques, le roi quitta Madrid pour aller à Aranjuez avec toute sa cour. M. de Mocenigo m’invita à y aller, demeurant chez lui, et me disant que là il aurait l’occasion de me présenter facilement. Comme on peut le croire, j’avais accepté ; mais la veille du départ, étant dans la voiture avec Mengs, et en chemin pour aller faire une visite, la fièvre me prit subitement, et avec des frissons si violents, que je donnai de la tête contre une des glaces de la voiture que je brisai en éclats. Mengs, effrayé, fit rebrousser chemin, on me mit au lit, et quatre heures après, une sueur abondante qui dura dix ou douze heures me fit exhaler une immense quantité de liquide ; car, après avoir transpercé deux matelas et la paillasse, elle inonda tout le parquet autour de mon lit.

Quarante-huit heures après, la fièvre cessa, mais une extrême faiblesse me tint au lit huit jours entiers, et je ne pus me rendre à Aranjuez que le samedi saint. J’y fus bien accueilli et très bien logé chez l’ambassadeur, mais dès la nuit même, un bouton dont j’avais ressenti les atteintes pendant la journée devint de la grosseur d’un œuf, et il me fut impossible de me lever pour aller à la messe. Dans cinq jours, ce bubon devint de la grosseur d’un melon ordinaire. Non seulement l’ambassadeur et Manucci en furent épouvantés, mais encore un Français, chirurgien du roi, qui déclara n’avoir jamais vu une monstruosité pareille. Quant à moi, j’étais fort calme ; car, n’ayant aucune douleur, et toute cette masse étant molle, je devinais que ce n’était qu’un amas de lymphe qui s’était engorgée dans cette partie et qui n’était que le complément des humeurs que j’avais exhalées par mon excessive transpiration. Ayant fait au chirurgien l’histoire de ma dernière fièvre, je le priai d’ouvrir mon abcès, ce qui fut fait. Cette ouverture fut un émonctoire qui, durant quatre jours, dégorgea une masse incroyable de matières. Le cinquième jour, la cicatrice fut presque fermée, mais la faiblesse ne me permettait pas de quitter le lit.

J’étais dans cette situation, lorsque je reçus de Mengs un exprès qui me remit la lettre que j’ai en ce moment sous les yeux, et que je copie textuellement :

« Hier le curé de ma paroisse fit afficher à la porte de l’église paroissiale le nom des personnes qui demeurent dans son district, et qui, ne croyant pas en Dieu, n’ont point fait leurs pâques. Parmi ces noms, le vôtre figure en toutes lettres, et j’ai dû souffrir un mauvais compliment dudit curé, qui m’a reproché avec amertume d’accorder asile à des hétérodoxes. Je n’ai su que lui répondre, car il est sûr que vous pouviez rester à Madrid un jour de plus et faire le devoir d’un chrétien, quand ce n’aurait été que par les égards que vous me devez. Ce que je dois au roi mon maître, le soin que je dois avoir de ma réputation et ma tranquillité pour l’avenir m’obligent, en attendant, à vous prévenir que ma maison n’est plus la vôtre. A votre retour à Madrid, vous irez loger où vous voudrez, et mes domestiques remettront vos effets à ceux qui seront par vous autorisés à les recevoir.

« Je suis, etc.,

« ANTONIO RAFAËL MENGS. »

Cette lettre brutale, insolente et peu méritée, car ma conduite chez Mengs avait été des plus régulières, cette lettre, dis-je, me fit une telle impression que Mengs ne me l’aurait pas écrite impunément, si je n’avais été à sept grandes lieues de lui et dans un état de faiblesse extrême. Je dis à l’exprès de s’en aller. Il me répliqua qu’il avait ordre d’attendre ma réponse. Prenant la lettre dans mes mains, j’en fis un tampon que je lui lançai à la figure, en lui disant :

« Va rapporter à l’indigne mandataire qui t’a envoyé ce que je viens de faire, et dis-lui de ma part que c’est là la réponse qu’une pareille lettre mérite. »

L’innocent messager, tout ébahi, partit sans mot dire.

Sans perdre de temps, la colère me donnant des forces, je m’habillai, et ayant fait venir une chaise à porteurs, je me rendis à l’église d’Aranjuez, où un cordelier me confessa, et le lendemain à six heures du matin je reçus l’eucharistie.

Mon confesseur eut la complaisance de m’écrire un certificat qui constatait que j’avais été forcé de garder le lit depuis l’instant de mon arrivée al sitio, et que malgré mon extrême faiblesse, je m’étais fais porter à l’église où, m’étant confessé à lui-même, il venait de me donner la sainte communion, par quoi j’avais fait mes pâques en bon chrétien. Il me dit ensuite le nom du curé qui m’avait affiché à la porte de son église.

De retour chez l’ambassadeur, j’écrivis à l’intolérant curé que la lecture du certificat que je lui envoyais lui ferait comprendre les raisons qui m’avaient empêché de faire mes pâques, et que j’espérais qu’après s’être convaincu de mon orthodoxie, il s’empresserait d’effacer mon nom de la liste où il s’était plu à me déshonorer. Je finissais en le priant de porter l’incluse au chevalier Mengs.

J’écrivais à ce peintre que je reconnaissais mériter l’affront qu’il venait de me faire en me chassant de chez lui, puisque j’avais commis l’énorme faute de céder à ses instances en lui faisant l’honneur d’y aller loger ; que cependant, en qualité de chrétien qui venait de faire ses pâques, je lui pardonnais sa conduite brutale, en l’engageant à étudier un vers connu de tous les honnêtes gens, et qu’il ignorait sans doute :

Turpius ejicitur quam non admittitur hospes.

(Il est plus honteux de rejeter un hôte que de ne pas l’admettre.)

Quand j’eus expédié ma lettre, je contai l’aventure à l’ambassadeur, qui me répondit :

« Cela ne m’étonne point. Mengs n’est considéré que pour son talent, et tout Madrid le connaît pour un extravagant d’un esprit fort ordinaire. »

En effet, cet homme ambitieux ne m’avait sollicité d’aller loger chez lui que par vanité. Il voulait que toute la ville le sût dans un moment où tout le monde parlait de l’éclatante satisfaction que j’avais obtenue par ordre du comte d’Aranda, et que l’on crût qu’elle ne m’avait été accordée, au moins en partie, que par égard pour lui. Il avait dit effectivement, dans un instant de morgue, que j’aurais dû exiger que l’alcade Messa me reconduisît, non chez moi, mais chez lui, puisque c’était chez lui qu’il m’avait fait intimer l’ordre de mon arrestation.

Mengs était ambitieux de gloire, de renommée, grand travailleur, jaloux et ennemi de tous les peintres contemporains de quelque mérite. Il avait tort, car quoique grand peintre pour le coloris et le dessin, il manquait d’invention, partie essentielle du peintre comme du poète.

Lui ayant dit un jour : « De même que tout grand poète doit être peintre, tout grand peintre doit être poète, » il se fâcha, parce qu’il crut, à tort, que je voulais lui reprocher son défaut, qu’il sentait, mais qu’il ne s’avouait pas.

Il était très ignorant et il avait la faiblesse de vouloir passer pour érudit ; il sacrifiait à Bacchus et Comus, et voulait passer pour sobre ; enfin, lascif, colère, jaloux et avare, il prétendait à la réputation d’homme vertueux. Comme il était grand travailleur, il ne dînait point d’ordinaire, parce que, buvant jusqu’à perdre la raison, il ne pouvait rien faire après avoir pris ses repas. Quand il dînait dehors, il ne buvait que de l’eau, afin de ne point se compromettre. Il parlait quatre langues, mais mal, et ne savait pas même bien écrire la sienne. Pourtant en ceci, comme en tout le reste, il se prétendait parfait. M’intéressant sincèrement à lui en ma qualité de commensal, il commença à me prendre en grippe quelques jours avant mon départ pour Aranjuez, parce que le hasard me mit à même de connaître ses faiblesses et qu’il dut se soumettre à mes corrections. Le rustre était indigné de m’avoir des obligations essentielles. Je l’avais empêché un jour d’envoyer à la cour un mémoire qui devait le couvrir de ridicule. Ce mémoire devait passer sous les yeux du roi, et Mengs avait signé el mas inclito, voulant se dire le plus humble. Je lui fis observer que el mas inclito signifiait le plus illustre, le plus noble, le plus élevé, et non le plus humble, que l’on rendait en espagnol par el mas humilde. L’orgueilleux ignorant se mit en colère, me dit que j’avais tort de croire que je savais l’espagnol mieux que lui, et fut au désespoir quand un dictionnaire lui eut donné tort.

Une autre fois, je crus devoir l’empêcher de faire une lourde école en envoyant une critique laborieusement écrite contre quelqu’un qui avait dit que nous n’avions au monde aucun monument antédiluvien. Mengs croyait confondre l’auteur en avançant qu’on voyait les débris de la tour de Babylone ; double sottise, puisqu’on ne voit point les prétendus débris et que, lors même qu’on les verrait, cette singulière tour est un événement postdiluvien.

Il avait aussi la manie d’agiter des questions de haute métaphysique, et il n’y entendait rien ; sa marotte était de raisonner sur la beauté et de la définir, et les sottises qu’il débitait à ce sujet faisaient hausser les épaules.

Atrabilaire à l’excès, Mengs, dans ses moments de colère, battait ses enfants jusqu’à risquer de les estropier. J’ai plus d’une fois arraché de ses mains son pauvre fils, que le bourreau avait l’air de vouloir déchirer à belles dents. Il se vantait d’avoir été élevé par son père, Bohème et mauvais peintre, le bâton à la main. Il disait que par là, il était devenu grand peintre, et il avait résolu d’employer le même système pour forcer ses enfants à devenir quelque chose.

Il était vivement offensé quand il recevait une lettre et que l’adresse ne portait ni son titre de chevalier ni son nom de Rafaël. Un jour je me permis de lui dire que ces choses-là étaient considérées pour bagatelles et que je n’étais nullement offensé que les lettres qu’il m’avait écrites à Florence et à Madrid ne portassent point mon titre de chevalier, quoique j’eusse l’honneur d’être décoré du même ordre que lui. Il ne répondit rien, et fit bien ; mais pour l’omission de ses noms de baptême, je connaissais la folie qui la lui faisait considérer comme outrageuse. Il avait la simplicité de dire que, s’appelant Antoine comme le Correggio, et Rafaël, ou Raphaël, comme Raphaël d’Urbino, ceux qui négligeaient de faire précéder son nom de Mengs de ces deux prénoms ne pouvaient le faire qu’avec l’intention de lui nier les deux parties de la peinture qui brillaient séparément dans ces deux grands peintres, et qu’il réunissait en lui.

J’osai lui dire un jour que la main d’une figure que je regardais dans un de ses tableaux était manquée, parce que le quatrième doigt était moins long que l’index. Il me répliqua avec aigreur que cela devait être, et pour preuve, il me montra sa main. Je me mis à rire, en lui montrant la mienne et lui disant que j’étais sûr d’avoir la main conformée comme tous les descendants d’Adam.

« De qui prétendez-vous donc que je descende ?

- Je n’en sais rien, mais il est certain que vous n’êtes pas de mon espèce.

- C’est vous qui n’êtes pas de la mienne, non plus que de celle des autres hommes ; car toutes les mains bien faites des hommes et des femmes sont comme la mienne, et non comme la vôtre.

- Je parie cent doublons que vous avez tort. »

Il se lève, jetant à terre sa palette et ses pinceaux, sonne ses domestiques, et me dit :

« Nous allons voir ! »

Ses gens étant venus, il regarde leurs mains, les examine et trouve l’index plus court que l’annulaire.

Pour la première fois, je le vis rire et terminer la dispute par un bon mot :

« Je suis charmé, dit-il, de pouvoir me vanter d’être unique en quelque chose ! »

Je rapporterai ici avec plaisir une chose fort sensée que Mengs me dit un jour.

Il avait peint une Madeleine qui, à la vérité, était d’une beauté surprenante. Depuis une dizaine de jours, il me disait tous les matins : « Ce soir, ce tableau sera achevé. » Je lui dis un jour qu’il s’était trompé la veille, en me disant que le tableau serait fini le soir.

« Non, me dit-il, car il pourrait paraître fini aux yeux des quatre-vingt-dix-neuf centièmes des connaisseurs ; mais je suis jaloux du jugement du centième, et je le regarde avec ses yeux. Sachez qu’il n’y a au monde de tableau fini que relativement, et cette Madeleine ne le sera que lorsque je cesserai d’y travailler, et encore ne le sera-t-elle que relativement, car il est certain que si j’y travaillais un jour de plus, elle serait plus finie. Sachez que dans votre Pétrarque il n’y a pas un sonnet qui soit réellement fini. Rien au monde, de ce qui sort de la main ou de l’esprit de l’homme, n’est parfait, si ce n’est un calcul mathématique. »

Quand il eut cessé de parler, je l’embrassai d’avoir si bien parlé. Il n’en fut pas de même un jour qu’il me dit qu’il désirerait avoir été Raphaël d’Urbino.

« C’était un grand peintre !

- Assurément, lui dis-je ; mais comment pouvez-vous dire que vous désireriez avoir été ? Ce désir est contre nature, car si vous aviez été Raphaël, vous ne seriez plus. Vous ne pouvez parler sérieusement qu’en vous figurant que vous jouiriez de la gloire du paradis ; et dans ce cas, je me tais.

- Point du tout ; je voudrais avoir été Raphaël sans me soucier d’exister aujourd’hui, ni en corps, ni en âme.

- C’est absurde. Pensez-y. Vous ne pouvez pas avoir ce désir et être pourvu de raison. »

Il se mit en colère et me dit une foule d’injures qui me firent rire.

Une autre fois, il mit en comparaison le travail du poète qui composait une tragédie et celui d’un peintre qui composait un tableau, où toute la tragédie était représentée dans une seule scène.

Après avoir fait l’analyse d’une quantité de différences, je conclus en lui disant que le poète tragique était forcé de mettre en jeu toutes les forces de son génie pour rendre et faire concorder jusqu’aux moindres détails, tandis que le peintre, n’ayant à soigner qu’une surface, pouvait employer les couleurs sur la superficie des objets, tout en raisonnant avec des amis qui se tiennent à quelque distance. « Cela prouve qu’un tableau est le produit manuel de l’artiste autant que le produit de son intelligence, tandis que, dans une tragédie bien faite, tout est l’œuvre du génie. Cela démontre péremptoirement l’infériorité du peintre envers les poètes. Trouvez-moi un poète qui puisse ordonner à son cuisinier ce qu’il veut pour son souper quand il est occupé de la confection d’une tragédie ou de la texture de vers épiques ! »

Lorsque Mengs se sentait vaincu, convaincu, loin de céder, loin de consentir qu’il avait tort, il devenait brutal et se disait insulté. Cet homme cependant, quoique mort à l’âge de cinquante ans, passera à la postérité comme philosophe, grand stoïcien, savant et orné de toutes les vertus ; et cela en vertu de la biographie qu’un des adorateurs de son talent a fait imprimer grand in-4°, en très beaux caractères, et dédiée au roi d’Espagne. Cette biographie, vrai panégyrique de cour, n’est qu’un tissu de mensonges. Mengs ne fut qu’un grand peintre, et à ce titre, n’eût-il produit que le magnifique tableau qui orne le maître-autel de la chapelle royale de Dresde, il mériterait de passer à la postérité, quoique l’idée de ce chef-d’œuvre soit née de l’admirable création du prince des peintres, l’immortel Raphaël, la Transfiguration.

Je parlerai encore de Mengs dans deux ou trois ans, époque où je le trouvai à Rome.

Je gardais encore la chambre à cause de ma faiblesse, quand Manucci vint me proposer de l’accompagner à Tolède. « L’ambassadeur, me dit-il, doit donner un grand repas au corps diplomatique, et je ne puis pas y assister n’étant pas présenté ; mais cette exclusion ne sera point remarquée lorsqu’on saura que je suis en voyage. Nous serons de retour en cinq ou six jours. »

Charmé de voir Tolède, et devant voyager dans un équipage commode, j’acceptai : nous partîmes le lendemain matin, et le soir nous arrivâmes dans cette ville célèbre. A la porte de cette capitale de la Nouvelle-Castille, située sur une éminence, se trouvent les ruines d’une naumachie. Le Tage qui, assure-t-on, charrie de l’or, l’environne de deux côtés. Nous nous logeâmes assez bien pour l’Espagne et, le matin, nous sortîmes avec un cicerone qui nous conduisit à l’Alcazar : c’est le Louvre de Tolède, grand palais où habitaient les rois maures. Après cela, nous allâmes à la cathédrale, monument digne d’être vu à cause des richesses qu’elle contient. Je vis le tabernacle où, le jour de la Fête-Dieu, on porte le saint sacrement. Il est en argent et si pesant, qu’il faut trente hommes vigoureux pour le porter. L’archevêque de cette ville a trois cent mille duros de revenu, et son clergé quatre cent mille, c’est-à-dire, plus de deux millions de francs de France. Un chanoine, en me montrant les vases qui contiennent les reliques, me dit que dans l’un il y avait les trente pièces de monnaies que Judas avait reçues pour la vente de Notre-Seigneur. L’ayant prié de me les montrer, il me dit, en me lançant des regards féroces, que le roi lui-même n’oserait point exprimer cette curiosité.

Comme on peut le penser, je me hâtai de lui faire de vives excuses, le priant de ne point s’offenser de la curiosité ignorante d’un étranger. Cela parut le calmer.

Les prêtres en Espagne sont des fourbes qu’il faut respecter plus qu’ailleurs.

Le lendemain, on nous fit voir les cabinets de physique et d’histoire naturelle. Ce n’était pas merveilleux, mais au moins on pouvait y rire sans craindre la colère d’un moine et les griffes de l’Inquisition. Celui qui nous montrait les choses remarquables nous fit voir un dragon empaillé, en nous disant : « Cela prouve, messieurs, que ce n’est point un animal fabuleux ; » mais il ne nous dit pas s’il était sorti des mains de la nature, ou si l’art avait passé par là. Il nous montra ensuite le basilic, digne pendant du dragon et des trente monnaies invisibles de Judas ; mais les yeux de ce soi-disant basilic, loin de nous tuer, nous firent rire. Enfin, ce grave señor, pour nous donner sans doute une preuve de sa vaste érudition, nous montra.... quoi ? - un tablier de franc-maçon du grade de maître, en nous assurant que celui qui en avait fait présent au cabinet avait été, en personne, dans la loge ; « ce qui fait voir, ajouta-t-il avec un air d’importance, que ceux qui disent que cette secte n’existe pas se trompent grandement. »

Le voyage fortifia ma santé, de sorte qu’à mort retour à Aranjuez, je me mis à faire ma cour à tous les ministres. L’ambassadeur de Venise me présenta au marquis Grimaldi, avec lequel j’eus des conférences au sujet de la colonie de Sierra-Morena qui allait mal. Je lui remis un projet dans lequel je prouvais que cette colonie devait se composer d’Espagnols.

« Oui, me dit-il, mais l’Espagne est partout mal peuplée et, d’après votre plan, il faudrait appauvrir un endroit pour enrichir un autre.

- Point du tout, car dix habitants qui meurent de misère dans les Asturies ne mourraient dans la colonie qu’après y avoir produit cinquante enfants. Ces cinquante en produiraient deux cents, et ainsi de suite. »

Mon projet fut remis à une commission, et le marquis Grimaldi m’assura que, s’il était admis, je serais nommé gouverneur de la colonie.

Un opéra buffa italien faisait alors les délices de la cour, le roi excepté, car il n’avait aucun goût pour la musique. Ce roi avait la physionomie et l’expression d’un mouton, et il semblait avoir quelque conformité d’organes avec cet animal, qui est dépourvu de toute sensation d’harmonie orale. Écoutez un troupeau de cent moutons, et vous entendrez cent semi-tons différents. Charles III n’aimait que la chasse ; et on verra pourquoi.

Un maître de musique italien, que M. de Mocenigo protégeait, avait envie de faire la musique d’un drame nouveau ; il se flattait de mériter les applaudissements universels et de faire fortune. Le temps étant trop court pour écrire en Italie, je m’offris de faire un drame sur-le-champ ; on me prit au mot, et le lendemain je lui remis le premier acte. Le musicien ou maître de chapelle le mit en musique en quatre jours, et l’ambassadeur invita tous les ministres à la répétition de cet acte dans la grande salle de son palais. Les deux autres actes étaient écrits ; la musique fut trouvée délicieuse, et en quinze jours l’opéra fut joué. Le maître de chapelle reçut de beaux présents ; mais moi, on me crut au-dessus d’un poète qui travaille pour de l’argent, et je fus payé en applaudissements, vraie monnaie de cour. Au reste, dans la position où je me trouvais, j’étais assez récompensé de voir l’ambassadeur enchanté de m’avoir dans sa clientèle, et d’être fêté par les ministres comme un homme capable de contribuer aux plaisirs de la cour.

La composition de cet opéra m’avait obligé de lier connaissance avec les actrices. La première était une Romaine nommée Pelliccia, ni belle ni laide, louchant un peu et d’un talent médiocre. Elle avait une sœur plus jeune et réellement jolie, pour ne pas dire belle. Malgré cette différence, la jeune n’intéressait personne et l’ainée était chérie de tous ceux qui lui parlaient. Sa figure avait le prestige des yeux louches, un regard touchant et doux, un rire fin et modeste, un air aisé et noble sans prétention ; tout le monde l’aimait. Son mari était un mauvais peintre, bonhomme assez laid, et qui avait plus l’air de son domestique que de son époux. Il lui était fort soumis, et elle le payait par beaucoup d’égards. Cette femme ne m’inspira pas de l’amour, mais une sincère amitié. J’allais la voir chaque jour, et je lui faisais des vers sur des airs romains qu’elle chantait avec beaucoup de grâce. Elle était pour moi ce que j’étais pour elle, une amie dévouée.

Un jour qu’on devait répéter un acte de l’opéra dont j’avais fait les paroles, je lui parlais des grands personnages qui étaient présents et qui n’étaient venus que pour entendre la nouvelle musique. L’entrepreneur de l’opéra, qui s’appelait Marescalchi, s’était engagé avec le gouverneur de Valence à aller passer dans cette ville le mois de septembre avec sa troupe pour y faire jouer des opéras-comiques sur un petit théâtre construit exprès. On n’avait jamais vu à Valence un opéra italien, et Marescalchi espérait y faire fortune. La Pelliccia, désirant obtenir de quelque grand seigneur de la cour une lettre de recommandation pour ce pays-là, et n’en connaissant aucun, me demanda si elle pourrait prier l’ambassadeur de Venise de s’intéresser pour elle et de demander une lettre à quelqu’un.

« Je vous conseille, lui dis-je, de la demander vous-même au duc d’Arcos.

- Qui est ce seigneur ?

- Celui qui vous regarde à vingt pas de nous.

- Mais comment oser ?

- C’est un grand seigneur qui, je le parie, meurt d’envie de vous obliger. Allez lui demander cette grâce dans l’instant, je suis bien sûr qu’il sera heureux de vous l’accorder.

- Je n’ai pas ce courage. Présentez-moi.

- Non, je gâterais tout, et il ne doit pas même soupçonner que je vous ai donné ce conseil. Je vais vous quitter, et, une minute après, approchez-vous de lui et faites-lui votre requête. »

M’étant dirigé vers l’orchestre, je tournai la tête un instant après, et je vis le duc se dirigeant vers l’actrice.

« L’affaire est faite, » me dis-je.

Après l’opéra, la Pelliccia me dit qu’elle aurait la lettre le premier jour d’opéra.

Le duc lui tint parole ; il lui remit une lettre cachetée pour un négociant, don Diego Valencia.

Comme elle ne devait se rendre à Valence qu’au mois de septembre, il y avait du temps, car nous étions au mois de mai ; ainsi nous saurons plus tard ce que contenait la lettre.

Je voyais souvent à Aranjuez don Domingo Varnier, valet de chambre du roi, un autre valet de chambre du prince des Asturies qui règne actuellement, et une femme de chambre de la princesse, aujourd’hui reine. Cette princesse adorée avait eu la puissance de supprimer une foule d’étiquettes aussi absurdes que gênantes, et de changer le ton grave et sérieux de la cour en une douce affabilité. J’étais charmé de voir Sa Majesté Catholique dîner tous les jours à onze heures comme faisaient les cordonniers de Paris au dix-septième siècle, manger toujours la même chose, aller à la chasse à la même heure chaque jour, et revenir le soir, avec son frère, exténué de fatigue.

Ce roi était fort laid, mais tout est relatif ; car il était beau auprès de son frère qui était laid à faire peur.

Ce frère ne voyageait jamais sans une image de la Vierge que Mengs lui avait faite. C’était un tableau de deux pieds de haut sur trois et demi de large. La Vierge était assise sur l’herbe, les pieds nus et les jambes croisées à la moresque et découvertes jusqu’au mollet. C’était un tableau voluptueux qui enflammait l’âme par le canal des sens.

L’infant en était amoureux et prenait pour de la dévotion le plus criminel des sentiments voluptueux ; car il était impossible qu’en contemplant cette image il ne brûlât du désir charnel d’avoir la réalité vivante dans ses bras. Pourtant l’infant ne s’en doutait pas, et il était ravi de se sentir amoureux de la mère du Sauveur. Tels sont au reste les Espagnols en général. Les images, pour les intéresser, doivent être frappantes, et ils n’interprètent jamais rien que du côté favorable à la passion qui les domine.

J’ai vu à Madrid, avant d’aller à Aranjuez, l’image d’une Madona tenant son fils à la mamelle. C’était le tableau du maître-autel d’une chapelle dans la rue de San Jeronimo. La chapelle était durant toute la journée remplie de dévots qui allaient y adorer la mère du Fils de Dieu, dont la figure n’était intéressante qu’à cause de la gorge magnifique où pendait l’enfant. Les aumônes qu’on faisait à ce sanctuaire étaient si abondantes que depuis un siècle et demi que ce tableau y attirait la foule, on avait fait emplette d’une quantité de lampes et de flambeaux d’argent et d’autres vases de vermeil et même d’or. A la porte de la chapelle, on trouvait toujours plusieurs équipages et une sentinelle pour maintenir le bon ordre, empêcher les disputes entre les cochers qui se heurtaient, se croisaient ; car il n’y avait pas de seigneur roulant en carrosse qui, passant devant ce saint lieu, ne fît arrêter pour aller, ne fût-ce qu’en passant, rendre hommage à la Vierge, et contempler beata ubera, quæ lactaverunt æterni Patris Filium (les bienheureuses mamelles qui ont allaité le Fils du Père éternel).

Quand on connaît l’homme, cette dévotion n’étonne pas. Mais voici ce qui arriva.

De retour à Madrid et devant aller faire une visite à l’abbé Pico, j’ordonnai à mon cocher d’éviter la rue de la Chapelle à cause des voitures qui pourraient retarder ma course.

« Oh ! señor, me dit-il, depuis quelque temps il n’y en a plus que bien rarement, et je pourrai passer sans gêne. »

Il continue son chemin et passe devant la chapelle jadis si fréquentée ; il n’y avait personne. En descendant de voiture chez l’abbé que je voulais voir, je demandai au cocher la raison de ce changement.

« Oh ! señor, les hommes deviennent chaque jour plus méchants. »

Cette raison me paraissant puérile, quand j’eus pris mon chocolat avec l’abbé, homme d’esprit et vieillard vénérable, je lui demandai pourquoi la chapelle en question perdait de son crédit.

Il partit d’un éclat de rire et me dit :

« Pardonnez-moi, mon cher, si je n’ose vous le dire. Allez-y vous-même et votre curiosité sera satisfaite. »

Ma curiosité était vivement excitée et, en sortant, je m’y rendis.

A l’aspect de la sainte image, je sus tout : la gorge de la Vierge avait disparu sous un mouchoir qu’un pinceau profane avait pu consentir à lui substituer. Ce superbe tableau était gâté ; la magie fascinatrice avait disparu. On ne voyait pas même le mamelon : l’enfant tendait le cou sans rien trouver, et la position de la tête de la Vierge n’était plus naturelle, puisqu’elle n’avait plus pour but de suivre les mouvements des lèvres de son nourrisson.

Ce malheur était arrivé à la fin du carnaval de 1768. Le vieux chapelain étant mort, le vandale qui lui succéda s’avisa de trouver scandaleuse la magnifique gorge, et tout l’attrait du tableau disparut.

Ce prêtre avait peut-être raison, en qualité de sot, mais il eut tort en qualité de chrétien et d’Espagnol. Au reste, il est probable que la diminution considérable des aumônes ne tarda pas à lui faire regretter son vandalisme.

Mes réflexions sur ce fait et mon insatiable curiosité d’étudier les hommes en les faisant parler m’excitèrent à faire une visite à ce destructeur de seins, qui, selon moi, devait être vieux et bête.

J’y allai un matin ; mais, au lieu de me trouver en face d’un vieillard, je vis un bel homme d’une trentaine d’années, vif, prévenant, qui, de la meilleure grâce et sans me connaître, m’offrit une tasse de chocolat. Je refusai, comme tout étranger doit faire, car, outre qu’en général il est mauvais, on l’offre partout et à toutes les heures avec tant d’empressement, que l’on étoufferait, si on acceptait.

Sans perdre mon temps à faire un long exorde, je lui dis qu’étant grand amateur de peinture, j’éprouvais une vive douleur de ce qu’il avait fait gâter un tableau superbe.

« Cela peut être, me répondit-il, mais c’était précisément sa beauté artificielle qui le rendait à mes yeux indigne de représenter une femme dont l’aspect doit exciter la dévotion, élever et purifier l’âme, et non exciter les sens aux sensualités charnelles. Périssent tous les tableaux, si tous ensemble peuvent être la cause innocente du moindre péché mortel !

- Qui vous a permis cette mutilation ? Les inquisiteurs d’État à Venise, M. Barbarigo même, quoique théologien et très dévot, vous auraient fait mettre sous les Plombs ; car l’amour de la gloire du paradis ne doit point préjudicier aux beaux-arts, et je suis sûr que saint Luc l’Évangéliste, qui, comme vous devez le savoir, était peintre et qui a fait le portrait de la mère de notre Sauveur avec trois couleurs seulement, parle maintenant contre vous à la Sainte Vierge dont vous avez mutilé la plus belle image.

- Monsieur, je n’ai eu besoin de la permission de personne. Je dois dire la messe tous les jours à cet autel, et je n’aurai pas honte de vous dire que je ne pouvais pas consacrer. Vous êtes homme et chrétien ; vous excuserez ma faiblesse. Cette apparition voluptueuse troublait mon imagination.

- Qui vous obligeait à la regarder ?

- Je ne la regardais pas, mais l’ennemi de Dieu me la montrait à mon insu.

- Que ne vous êtes-vous mutité comme fit Origène ? Vos parties sexuelles, trop faibles, parce qu’apparemment elles sont trop fortes, ne valent pas, croyez-moi, le tableau que vous avez détruit.

- Monsieur, vous m’insultez.

- Cela n’est pas possible, car telle n’est pas mon intention. »

Ce jeune prêtre me conduisit à la porte si brusquement, que je sortis avec la persuasion qu’il ourdirait quelque vengeance espagnole par le canal de l’Inquisition. Sachant qu’il lui serait facile de se procurer mon nom et craignant les avanies, je pris la résolution de le prévenir.

Cette crainte et cette résolution me furent inspirées par ce que je vais raconter épisodiquement.

J’avais connu quelques jours auparavant un Français nommé Ségur qui venait de sortir des prisons de l’Inquisition, où il avait été enfermé trois ans, et voici quel était son crime. Il avait dans sa salle une fontaine composée d’un bassin en marbre dans lequel un enfant nu versait de l’eau, à la façon de celui de Bruxelles, c’est-à-dire par son petit membre viril ; or M. Ségur avait l’habitude de se laver à cette fontaine. Cet enfant pouvait être à volonté un Amour ou un petit Jésus ; mais le sculpteur avait eu la fantaisie d’orner sa tête d’une espèce d’auréole ; or dès lors le fanatisme en fit l’enfant-Dieu. Le pauvre Ségur fut accusé d’impiété, et l’Inquisition trouva mauvais qu’il employât à se laver une eau qui pouvait être considérée comme l’urine du Christ.

Me sentant pour le moins aussi coupable que Ségur et ne voulant pas courir le danger d’une pénitence pareille, je me présentai à l’évêque grand inquisiteur, et je lui rendis mot pour mot la conversation que je venais d’avoir avec le chapelain gâte-images. Je finis par lui demander pardon, dans le cas où ce prêtre aurait pu se croire offensé, assurant Sa Grandeur que j’étais bon chrétien et tout à fait orthodoxe.

Je ne me serais jamais attendu de trouver à Madrid un grand inquisiteur homme d’esprit et homme aimable, quoique fort laid de figure ; mais je me serais trompé ; car ce digne prélat ne fit que rire du commencement à la fin de ma narration, car il ne voulut point m’entendre à titre de confesseur.

« Le chapelain, me dit-il, est coupable lui-même et incapable d’exercer l’état qu’il professe, puisqu’en jugeant les autres aussi faibles que lui il a fait un véritable tort à la religion ; malgré cela, mon cher fils, vous avez mal fait d’aller l’irriter. »

Comme j’avais dû lui dire mon nom, il finit par me lire, toujours avec un visage riant, une accusation faite contre moi par quelqu’un qui avait été témoin du fait. Il me reprocha avec douceur d’avoir traité d’ignorant le cordelier confesseur du duc de Medina-Sidonia, qui n’avait pas voulu convenir qu’un prêtre devait dire la messe une seconde fois, lors même qu’il aurait dîné, un jour de fête où son roi ne l’aurait pas entendue, s’il lui ordonnait de le faire.

« Vous aviez raison, me dit l’aimable évêque ; malgré cela, toute vérité n’étant pas bonne à dire, vous ne deviez pas l’appeler ignorant en sa présence. A l’avenir, ajouta le prélat, évitez toute discussion oiseuse en matière de religion, tant pour le dogme que pour la discipline. Je vous dirai, monsieur, pour qu’en sortant d’Espagne vous emportiez avec vous une juste idée de l’Inquisition, que le curé qui vous a affiché sur la liste des excommuniés a été vivement admonesté, parce qu’il devait vous avertir paternellement auparavant, et surtout s’informer si vous étiez malade, or nous savons que vous l’étiez réellement. »

A ces mots, je lui baisai la main, en mettant un genou en terre, et je m’en allai fort content.

Retournons à Aranjuez. Dès que je sus que l’ambassadeur ne pouvait pas me loger à Madrid, où j’espérais séjourner, en attendant les résultats de mes travaux sur la colonie, j’écrivis à mon bon ami le savetier don Diego que j’avais besoin d’une chambre bien meublée, d’un bon lit, d’un cabinet et d’un domestique honnête homme qui montât derrière ma voiture. Lui ayant dit ce que je voulais dépenser par mois, je l’informai que je quitterais Aranjuez aussitôt qu’il me ferait savoir que tout ce que je désirais serait prêt.

La poblacion (population ou proprement l’action de peupler, de coloniser) de la Sierra-Morena m’occupait beaucoup, parce que j’écrivais sur la police, article principal pour faire fleurir la colonie. Mes écrits, qui n’étaient que des raisonnements démonstratifs, plaisaient au ministre Grimaldi et flattaient Mocenigo ; car ce dernier espérait que, si je réussissais à me faire nommer gouverneur de la colonie, la gloire de son ambassade serait rehaussée et qu’alors son influence diplomatique acquerrait de la solidité.

Mes travaux cependant ne m’empêchaient pas de me divertir, et surtout de fréquenter les hommes de la cour qui pouvaient le mieux me mettre au fait des caractères particuliers des membres de la famille royale. Don Varnier, homme d’esprit, franc et véridique, était une mine abondante que j’exploitais avantageusement sous ce rapport.

Je lui demandai un jour s’il était vrai que le roi affectionnât Grégoire Squillace par la seule raison qu’il aurait autrefois aimé sa femme.

« C’est une calomnie, me répondit-il, et elle est née dans l’imagination inquiète de ceux qui prennent pour vrai ce qui n’est qu’à peine vraisemblable. Si le surnom de chaste, ajouta-t-il, doit être imposé à un roi par la bouche de la vérité et non par celle de l’adulation, Charles III le mérite plus que, peut-être, aucun roi ne l’a mérité. Jamais il n’a, de sa vie, approché de femme autre que la défunte reine, et cela, non pas tant par devoir de fidélité conjugale que par devoir de chrétien. Il évite le péché dans la crainte de souiller son âme, et pour éviter la honte de devoir confier sa faiblesse à son confesseur. Fort, robuste même et jouissant d’une santé de fer, n’ayant jamais eu aucune maladie, pas la plus petite fièvre, et doué d’un tempérament très espagnol, il n’a point passé un seul jour de son mariage sans rendre à la reine ses devoirs d’époux, si ce n’est quand la santé de cette princesse la forçait à lui demander trêve. Alors, pour éteindre son ardeur, le chaste époux s’exténuait à la chasse et se macérait par l’abstinence des aliments irritants ou trop nutritifs. Figurez-vous le désespoir de cet homme quand il se trouva veuf, et décidé à mourir plutôt mille fois que de se voir réduit à l’humiliation de prendre une maîtresse. Sa ressource fut la chasse et une méthode telle d’employer chaque heure du jour, qu’il ne lui restât point de temps pour penser aux femmes. La chose était des plus difficiles, car il n’aime ni à lire, ni à écrire ; la musique n’est qu’un bruit assourdissant pour son oreille, et toute conversation un peu gaie lui inspire du dégoût.

« Voici ce qu’il fit et ce qu’il fera jusqu’à la mort. Il s’habille à sept heures, puis il passe dans un cabinet où on le coiffe. A huit heures, il fait sa prière, puis il entend la messe, et quand l’office est fini, il prend son chocolat et une énorme prise de tabac qu’il fourre et tourne dans son grand nez pendant quelques minutes ; c’est la seule qu’il prenne de toute la journée. A neuf heures il travaille avec ses ministres jusqu’à onze. Vient alors le dîner, qui dure trois quarts d’heure, dînant toujours seul ; puis il va faire une courte visite à la princesse des Asturies, et à midi précis il monte en voiture et part pour la chasse. A sept heures, il mange un morceau à l’endroit où il se trouve, et à huit il rentre si fatigué, qu’il s’endort souvent avant de se mettre au lit.

« C’est ainsi qu’il abat ses besoins amoureux.

« C’est un pauvre homme martyr volontaire de lui-même.

« Il a pensé à se remarier, mais Adélaïde de France, en voyant son portrait, en a eu peur et l’a refusé. Il en a été mortifié et a renoncé au mariage. Malheur à celui qui lui proposerait une maîtresse. »

En parlant de son caractère, don Domingo me dit que les ministres avaient raison de le rendre inaccessible, car lorsque, par surprise, quelqu’un pouvait l’approcher et lui demander quelque grâce, il se faisait un point d’honneur de ne jamais refuser, parce qu’il lui semblait qu’alors seulement il était roi.

« Il n’est donc pas dur, comme il en a la réputation ?

- Non. Les rois ont rarement la réputation qu’ils méritent. Ceux qui sont les plus accessibles sont nécessairement les moins généreux ; car, accablés d’importunités, dès qu’un nouveau visage se montre, leur première pensée est de refuser ce qu’on va leur demander.

- Mais si Charles III est inaccessible, il ne doit avoir ni à refuser ni à concéder des grâces ?

- On le trouve seul à la chasse, et il y est d’ordinaire de bonne humeur. Sa fermeté est son défaut capital, car ce qu’il veut, il le veut avec obstination, et les impossibilités ne le découragent pas. Il a pour l’infant, son frère, les plus grands égards, il ne sait rien lui refuser, quoiqu’il veuille toujours être maître. On croit qu’il lui accordera la permission de faire un mariage de conscience ; car il a peur qu’il se damne, et quoiqu’il n’aime pas les enfants illégitimes, l’infant en a déjà trois. »

Il y avait à Aranjuez un nombre prodigieux de personnes qui persécutaient les ministres pour en obtenir des emplois. « Tous ces gens-là, me disait don Domingo, retournent chez eux à la fin du voyage du roi, et aucun n’a rien obtenu.

- Ils demandent donc des choses impossibles ?

- Ils ne demandent rien. Que voulez-vous ? leur dit un ministre.

- Ce que Votre Excellence croira pouvoir me convenir.

- Mais à quoi êtes-vous bon ?

- Je ne saurais : Votre Excellence peut examiner mon talent, et me donner l’emploi que je pourrai le mieux remplir.

- Allez, je n’ai pas le temps.

- Mais c’est ainsi partout. Charles III est mort fou ; la reine de Portugal est folle ; le roi d’Angleterre l’a été, et il y a des gens qui prétendent qu’il n’est pas guéri. On dirait une épidémie royale, et rien d’étonnant à cela, car les rois qui veulent faire leur devoir ont trop à faire. »

Je pris congé de M. de Mocenigo trois jours avant son propre départ, et j’embrassai tendrement Manucci, qui ne cessa point de me donner des marques de son amitié pendant tout mon séjour. Je fais cet aveu à ma honte et comme pour atténuer les torts que j’eus envers lui.

Mon savetier don Diego m’avait écrit que pour la somme que je voulais dépenser, j’aurais aussi une servante biscayenne qui, lorsque j’en aurais envie, me préparerait de bons repas. Il m’avait aussi envoyé l’adresse de mon logement, rue d’Alcala, où j’arrivai dans l’après-midi, étant parti d’Aranjuez le matin.

Je trouvai ma Biscayenne qui parlait français, un très joli appartement avec un beau cabinet, et une seconde chambre très propre où je pouvais donner asile à un ami, car elle était fournie d’un bon lit. Ayant fait monter mon équipage, je vois mon laquais dont la physionomie me plut.

Curieux de connaître l’habileté de ma cuisinière, je lui ordonnai de me faire un bon souper pour moi seul, et je lui présentai de l’argent.

« J’en ai, monsieur, me dit-elle, et je vous donnerai ma note demain. »

Ayant fait prendre ce que j’avais chez Mengs, je me dirigeai vers la demeure de doña Ignazia, voulant témoigner au père toute ma satisfaction. J’arrive et je trouve maison vide. Étonné qu’il ne m’eût point prévenu de son déménagement, je rentrai chez moi, et après avoir mis mes affaires en ordre, je demandai à Philippe, mon nouveau domestique, où était allé se loger don Diego.

« C’est loin, monsieur ; je vous y mènerai demain.

- Où loge mon hôte ?

- Au-dessus de vous, monsieur, mais vous pouvez être sûr qu’on ne fera jamais le moindre bruit.

- Je veux le voir.

- Il est sorti, monsieur, et il ne rentrera qu’à dix heures. »

Ayant renvoyé Philippe jusqu’à l’heure du souper, il vint me prévenir à neuf heures que j’étais servi dans la chambre à côté. Je me levai affamé, et je fus très surpris de voir une petite table couverte avec une propreté et une recherche peu communes en Espagne. J’étais fâché de n’avoir pas don Diego auprès de moi pour lui exprimer combien j’étais satisfait, et je me mis à souper. Ce fut alors que mon digne savetier me parut un héros, car ma Biscayenne pouvait rivaliser avec le premier cordon bleu de France. Cinq plats et las criadillas que j’aimais à la fureur, le tout exquis, parfait. Quoique je payasse assez cher mon appartement, il me paraissait impossible d’avoir, par-dessus le marché, une cuisinière de cette force.

Vers la fin du souper, Philippe me dit que mon nouvel hôte était rentré et que, si je le permettais, il viendrait me souhaiter le bonsoir.

« Qu’il entre ; il me fera plaisir. »

Je vois don Diego et sa charmante fille. Il avait loué cette maison tout exprès pour pouvoir me loger.