XIV
HORMIS LE FAIT qu’il n’avait pas de fenêtres, l’établissement ressemblait en tout point à des milliers d’autres. Un grand bar en bois et en laiton longeait le mur en face de Briar, et un miroir fissuré avait été installé derrière lui. Il reflétait et éclairait la pièce chaleureuse, doublant les bougies qui illuminaient chaque table basse carrée, faisant l’effet d’un lustre fracturé.
Au piano, un homme aux cheveux gris, vêtu d’un long manteau vert, était assis sur un tabouret et tapait sur les touches. Chacune d’elles arborait une teinte aussi jaune que de vieilles dents. À côté de lui, une femme d’allure solide, mais qui n’avait qu’un seul bras, tapait du pied en rythme en suivant la musique qu’il s’efforçait de produire. Au bar, un homme élancé servait une substance jaune fade qui devait être la peu ragoûtante bière.
Trois hommes étaient installés au bar et six ou sept autres étaient dispersés dans la taverne, assis ici ou là, à l’exception notable d’un client qui était affalé à même le sol, à côté du piano. La chope qu’il tenait et la bave qui coulait sur son menton suggéraient qu’il s’était évanoui là, simplement victime de l’ivresse.
Quand ils virent Swakhammer, plusieurs clients levèrent leur chope dans un salut muet, mais lorsque Briar fit son apparition, le silence tomba sur la salle, à l’exception de la musique simple et déterminée.
Mais même celle-ci cessa lorsque la manchote remarqua les nouveaux arrivants.
— Jeremiah, dit-elle d’une voix rendue rauque par la cigarette. Qui ramènes-tu là ?
Devant l’air expectatif des clients de Chez Maynard, Briar devina certaines choses. Elle essaya de trouver un moyen de les détromper, mais Swakhammer s’en chargea lui-même.
— Lucy, répondit-il à la tenancière du bar (et, en s’adressant à elle, il s’adressait à toute la salle), madame n’est pas ce type de visiteuse.
— Tu es sûr ? demanda l’un des hommes au bar. Elle est plus jolie que celles habituelles.
— J’ai bien peur que oui.
Il se retourna vers Briar et lui dit, avec une pointe d’excuse dans la voix :
— De temps en temps, des travailleuses trouvent leur chemin jusqu’ici. Elles peuvent se faire une fortune en une semaine, mais vous savez comment c’est. Il faut qu’elles soient assez désespérées pour passer de l’autre côté du mur.
— Oh, dit simplement Briar.
Swakhammer s’avança :
— Bien, laissez-moi faire quelques présentations. Voici Lucy O’Gunning, là-bas au bar. Elle est responsable du lieu. Faisons le tour de la salle : Varney est au piano, Hank au sol à côté, Frank, Ed et Willard au bar, Allen et David à la table là-bas. Puis il y a Squiddy et Joe qui jouent aux cartes et, là devant, vous avez Mackie et Tim. Je crois qu’on a tout le monde.
Puis il ajouta :
— Vous tous, voici mademoiselle Briar Wilkes.
La pièce se remplit subitement de murmures fébriles, mais Swakhammer continua :
— Elle a bénéficié de l’aide de notre ami à tous, le capitaine Cly, et s’est dit qu’elle allait visiter notre jolie destination de villégiature, ici, à l’intérieur des murs. Je n’ai pas trouvé de meilleur endroit pour commencer que le lieu auquel nous avons donné le nom de son père. Elle a quelques questions à poser, et j’espère que vous allez tous être gentils avec elle.
Comme personne ne se levait et ne faisait d’objection ou d’accusation, Briar passa directement à ce qui l’amenait en ces lieux.
— Je cherche mon fils, annonça-t-elle. Est-ce que quelqu’un l’a vu ? Il s’appelle Ezekiel et on le surnomme Zeke, Zeke Wilkes. Il n’a que quinze ans et c’est un gamin intelligent, en dehors de cette idée stupide qu’il a eue de venir ici. J’espérais que quelqu’un l’aurait vu. Il…
Personne ne l’interrompit pour fournir des informations. Elle continua de parler et devina à chaque mot, avec davantage de certitude, quel allait être le résultat de sa démarche, mais cela n’eut d’autre effet que de prolonger son discours.
— Il est à peu près aussi grand que moi, et très mince. Il a emporté quelques affaires de son grand-père. J’imagine qu’il veut les troquer ou les utiliser pour prouver qui il est. Il a dû arriver ici hier. Je ne sais pas exactement quand il est parti, mais il a emprunté le système d’évacuation des eaux avant que celui-ci ne s’effondre à cause du tremblement de terre de la nuit dernière. Est-ce que quelqu’un… (Elle croisa quelques regards, mais aucun ne semblait affirmatif. Il lui fallait poser la question de toute façon, alors c’est ce qu’elle fit.) Est-ce que quelqu’un l’aurait vu ?
Personne ne cilla ni ne prit la parole.
— J’ai pensé, ou plutôt, ce que M. Swakhammer a dit, c’est que quelqu’un l’aurait peut-être ramené ici, étant donné que Zeke est qui il est. Je pensais…
Ils n’avaient pas besoin de répondre. Elle savait déjà ce qu’il en était, mais elle aurait souhaité que quelqu’un réagisse. Elle n’aimait pas être la seule à parler, mais elle était prête à continuer jusqu’à ce que quelqu’un l’arrête.
Lucy prit finalement la parole :
— Mademoiselle Wilkes, je suis vraiment désolée, je n’ai absolument pas entendu parler de lui. Mais cela ne signifie pas qu’il lui est arrivé quelque chose. Il y a plusieurs endroits sûrs dans ces murs, où il a pu se réfugier et se reposer.
Briar devait avoir l’air plus proche de fondre en larmes qu’elle ne l’aurait voulu, car la patronne s’approcha, ajustant son châle.
— Ma petite, vous avez eu une dure journée, ça se voit. Laissez-moi vous offrir un verre. Asseyez-vous et vous pourrez alors nous raconter toute l’histoire.
Elle acquiesça et ravala le sanglot qui montait dans sa gorge.
— Je ne devrais pas. Je dois continuer à le chercher.
— Bien sûr, mais laissez-nous une ou deux minutes pour vous redonner des forces et vous trouver des filtres propres. Vous pouvez tout nous raconter, et peut-être que nous pourrons vous aider. Nous allons voir. Jeremiah vous a proposé de la bière ?
— Oui, mais non. Non merci. Et j’ai déjà quelques filtres de rechange. C’est seulement que je n’ai pas eu l’occasion de les remplacer.
Lucy l’entraîna jusqu’au tabouret le plus proche et l’y installa.
Frank, Ed et Willard se rapprochèrent jusqu’à se retrouver coude à coude avec Briar et, derrière elle, elle entendit le raclement de chaises qui étaient repoussées et abandonnées. Tous les autres occupants du bar se rapprochèrent également.
Lucy se servit de son unique bras pour les tenir à l’écart, ou du moins les faire un peu reculer, puis elle passa derrière le comptoir et servit de la bière malgré le refus de la jeune femme.
— Prenez, lui dit-elle en posant une chope devant elle. Ça sent la pisse de cheval avec un brin de menthe, mais nécessité fait loi. Buvez, ma chère. Ça vous réchauffera et vous réveillera.
Varney, l’homme qui était au piano, se pencha et murmura :
— En général, elle nous dit que ça va nous faire pousser des poils sur la poitrine.
— Retourne à tes touches, vieil imbécile. Tu n’es d’aucun secours.
Lucy attrapa un torchon et essuya de la bière qui s’était renversée sur le comptoir.
Briar était intriguée par le gant que Lucy portait sur son unique main. Il était en cuir brun et remontait jusqu’au coude, où il était maintenu par une série de minuscules boucles et de sangles. Les doigts de Lucy semblaient un peu raides et avaient laissé échapper un léger cliquetis lorsqu’elle s’était emparée du torchon et l’avait secoué pour le déplier.
— Allez-y, insista-t-elle. Essayez. Ça ne vous tuera pas, c’est promis. Même si ça peut vous faire éternuer pendant une minute. Beaucoup de gens réagissent ainsi, alors ne vous étonnez pas si c’est le cas.
Ces paroles n’encouragèrent pas vraiment Briar, mais elle ne souhaitait pas se montrer impolie envers la femme au visage rond et aux boucles grisonnantes. Elle renifla la bière avant de la goûter. Il lui apparut clairement, simplement à l’odeur, qu’une malheureuse petite gorgée allait lui donner la nausée. Alors elle saisit l’anse et porta la chope à ses lèvres, se forçant à en boire autant que possible en une seule fois. Elle essaya de ne pas penser à ce que la boisson pouvait faire à son estomac.
La femme derrière le bar approuva d’un sourire et lui tapota l’épaule.
— Vous voyez ? C’est bien. Aussi horrible que ça puisse être, ça va vous aider à vous sentir mieux. Et maintenant, mon chou, racontez à la vieille Lucy ce qu’elle peut faire pour vous aider.
À nouveau, et sans le vouloir, à travers les larmes qui lui étaient montées aux yeux à cause de l’alcool, Briar regarda la main de la femme. Là où aurait dû se trouver son autre bras, la manche de sa robe avait été cousue et accrochée sur le côté.
Lucy surprit son regard et lui dit :
— Vous pouvez regarder autant que vous voulez. Tout le monde le fait. Je vous raconterai mon histoire plus tard, si vous voulez l’entendre. Mais à présent, je veux savoir ce que vous, vous faites ici.
Briar se sentait presque trop mal pour parler, et la bière lui avait noué la gorge au point qu’elle pouvait à peine émettre un son.
— Tout est ma faute, et si quelque chose d’affreux lui arrivait, ce serait aussi à cause de moi. J’ai eu tellement tort, et je ne sais pas comment faire pour corriger cela, et… et… Mais vous saignez ?
Elle releva la tête et plissa le front en considérant une goutte de liquide d’un rouge-brun huileux qui venait de s’écraser sur le bar.
— Saigner ? Oh non, mon chou. Ce n’est que de l’huile. (Elle plia les doigts et les articulations laissèrent échapper un petit claquement.) Tout ça, c’est mécanique. De temps en temps, il y a une petite fuite. Je ne voulais pas vous interrompre. Continuez. Tout est de votre faute, j’ai bien entendu… et je m’apprêtais à en débattre avec vous, mais je me suis dit que j’allais vous laisser finir.
— Mécanique ?
— Jusqu’ici, dit-elle, en indiquant un point situé quelques centimètres sous son coude. L’ensemble est fixé sur mes os. Mais vous disiez ?
— C’est stupéfiant.
— Ce n’est pas ce que vous disiez.
Briar répondit :
— Non, en effet, mais votre bras est incroyable. Et… (Elle soupira, puis avala une nouvelle gorgée de l’horrible bière. Elle frissonna de la tête aux pieds alors que le breuvage descendait dans son estomac.) Et… répéta-t-elle, j’ai dit tout ce que j’avais à dire. Vous avez déjà entendu le reste. Je veux retrouver Zeke et je ne sais même pas s’il est vivant. Et s’il ne l’est plus…
— Alors, tout est de votre faute, oui. Vous l’avez dit. Vous êtes très dure envers vous-même. Les garçons désobéissent tellement souvent à leurs parents que cela ne mérite même pas un commentaire. Et si le vôtre est talentueux au point de se rebeller avec autant de classe, alors il faut en être fière, car ce n’est pas à la portée de n’importe qui. (Elle se pencha en avant en prenant appui sur son coude, et laissa reposer le bras mécanique sur le bar.) Et maintenant, dites-moi, vous ne pensez pas vraiment, n’est-ce pas, que vous auriez pu faire quelque chose pour l’empêcher de venir ici ?
— Je ne sais pas… Probablement pas.
Quelqu’un derrière Briar lui tapota le dos. Cela la fit sursauter mais, comme il n’y avait rien de déplacé dans le geste, elle ne tenta pas de se dégager. De plus, c’était le contact humain le plus amical qu’elle ait reçu depuis des années, et cela apaisa son chagrin et sa culpabilité.
— Laissez-moi vous poser une question, alors, tenta Lucy. Que ce serait-il passé si vous aviez apporté des réponses à toutes les questions qu’il aurait pu poser ? Est-ce qu’elles lui auraient convenu ?
— Non, sans doute pas, reconnut-elle.
— Est-ce qu’il les aurait acceptées ?
— J’en doute.
La femme laissa échapper un sourire de sympathie et dit :
— Nous y voilà, non ? Un jour ou l’autre, ça aurait fini par le démanger et il serait venu de toute façon farfouiller par ici. Les garçons sont comme ça, vous savez. Ils sont aussi inefficaces et têtus que possible et, lorsqu’ils grandissent, c’est encore pire.
Briar répondit :
— Mais ce garçon-là, c’est le mien. Je l’aime, et je lui dois des explications. Mais je n’arrive même pas à le retrouver.
— Le retrouver ? Mais mon chou, vous avez à peine commencé à chercher ! Swakhammer, pendant combien de temps avez-vous traîné cette pauvre femme dans les souterrains ? demanda-t-elle en tournant la tête vers lui.
— Je l’ai conduite directement ici, mademoiselle Lucy, jura-t-il. Je l’ai prise en charge assez rapidement, et…
— Il valait mieux que vous la récupériez rapidement. Et si vous aviez conduit la fille de Maynard ailleurs, ou à qui que ce soit d’autre, déclara-t-elle en insistant d’une telle manière que Briar se sentit extraordinairement mal à l’aise, je vous aurais tellement tanné le cuir qu’il aurait brillé dans le noir. Et ne venez pas me dire qu’il vous a fallu du temps pour la reconnaître. J’ai compris qui elle était au premier coup d’œil, et vous aussi. Je me souviens de ce visage. Je me souviens de cette fille. Ça fait… ma parole, ça fait… Eh bien, ça fait longtemps, très longtemps, c’est sûr.
L’assemblée réunie derrière elle approuva en chœur. Même Swakhammer marmonna un :
— Oui, madame.
— À présent, terminez votre bière, que nous passions aux choses sérieuses.
Il était encore plus compliqué d’avaler la redoutable boisson en essayant de refouler ses larmes, aussi les nouvelles gorgées ne passèrent pas aussi facilement que la première.
— Vous êtes vraiment très gentille, dit Briar.
Entre la bière et l’énorme sanglot qui lui étreignait la gorge, ses mots se perdirent dans un gargouillement confus. Elle ajouta :
— Je suis désolée, pardonnez-moi. En général, je ne suis pas si… Je suis plus… Je n’ai pas l’habitude de cela. Comme vous l’avez dit, la journée a été dure.
— Je vous ressers ?
À la surprise de Briar, sa chope était vide. C’était assez déconcertant, et elle n’aurait certainement pas dû répondre ce qu’elle répondit.
— D’accord. Mais seulement un peu. Il faut que je garde les idées claires.
— Cela vous aidera à les garder ainsi, ou du moins ça ne vous assommera pas trop, et pas trop vite. Ce qu’il vous faut, maintenant, c’est prendre un moment pour vous asseoir, parler et réfléchir. Regroupons-nous, les gars. (Elle fit signe aux occupants du bar de s’approcher et de prendre des sièges.) Je sais qu’actuellement vous pensez que vous devez sortir d’ici et vous mettre à chercher, et je ne vous blâme pas. Mais écoutez-moi, mon chou, vous avez le temps. Non, ne me regardez pas comme ça. D’une façon ou d’une autre, vous avez le temps. Laissez-moi vous demander quelque chose : est-ce qu’il a emporté un masque ?
Briar avala avec peine une nouvelle gorgée et constata que la deuxième chope de bière passait mieux. Elle laissait toujours un arrière-goût d’eau de vaisselle sur la langue, mais avec un peu d’entraînement, cela devenait plus facile à boire.
— Oui, il s’est préparé.
— D’accord. Ça veut dire qu’il peut tenir une demi-journée. Comme ça fait plus longtemps, cela signifie qu’il a trouvé un endroit pour se cacher.
— Ou alors il est déjà mort.
— Ou il est déjà mort, d’accord, concéda Lucy en grimaçant. Oui, c’est une possibilité. Quoi qu’il en soit, vous ne pouvez rien pour lui pour le moment, excepté retrouver votre calme et monter une stratégie.
— Mais s’il est bloqué quelque part, s’il a besoin d’aide ? Et s’il est face à des Pourris et qu’il manque d’air ? Si…
— Voyons, ne vous laissez pas aller comme ça. Ce n’est bon ni pour lui, ni pour vous. Si vous voulez penser de cette façon, alors oui, nous le pouvons. Que faire s’il est piégé quelque part et a besoin d’aide ? Comment comptez-vous le trouver ? Que se passera-t-il si vous partez bille en tête au mauvais endroit, et que vous le laissez en rade ?
Briar grimaça en baissant la tête vers sa chope, et regretta que la femme ait autant de bon sens.
— D’accord. Alors, je commence par où ?
Si Lucy avait eu deux mains, elle aurait applaudi. Mais elle se contenta de faire claquer son poing mécanique sur le comptoir et s’écria :
— Excellente question ! Nous commençons avec vous, bien sûr. Vous avez dit qu’il est entré par les tunnels d’évacuation des eaux usées. Où allait-il ?
Elle leur parla de la maison et du désir qu’avait Zeke de prouver l’innocence de son père en trouvant une preuve de l’intervention de l’ambassadeur russe. Elle leur confia également qu’elle ne savait pas si le garçon avait une idée de l’emplacement exact de la demeure.
Même si Swakhammer avait déjà entendu cette histoire, il resta tranquillement au fond et écouta avec attention, comme s’il pouvait apprendre quelque chose en écoutant une seconde fois. Il se dressait derrière le bar, devant le miroir brisé. Il semblait d’autant plus impressionnant, alors qu’elle pouvait l’observer sous tous les angles.
Lorsque Briar eut terminé de leur raconter tout ce qu’elle savait, un silence fébrile retomba dans la salle de Chez Maynard.
Varney le brisa en déclarant :
— La maison dans laquelle vous viviez avec Blue est au sommet de la colline, n’est-ce pas ? En haut de Denny Street ?
— Oui. Si elle y est toujours.
— C’est laquelle ? demanda quelqu’un.
Briar pensa que ce devait être le dénommé Frank.
— Celle qui est couleur lavande avec des bordures crème, répondit-elle.
Celui que Swakhammer avait appelé Squiddy demanda :
— Où était son laboratoire ? À la cave ?
— Oui. Et il était immense, se rappela-t-elle. Il était presque aussi grand que la surface de la maison. Mais…
— Mais quoi ? demanda Lucy.
— Mais il a été gravement endommagé. (En dépit de la tiède torpeur dans laquelle la plongeait l’alcool, son anxiété la reprit.) Ce n’est pas un endroit sûr. Une partie des murs s’est effondrée et il y a du verre partout. On aurait dit qu’il y avait eu une explosion dans une fabrique de verres à pied, précisa-t-elle plus calmement.
Les souvenirs la submergèrent. La machine. Les ravages en bas lorsqu’elle s’y était précipitée, terrifiée, à la recherche de son mari. L’odeur de la terre mouillée et de la moisissure, le sifflement rageur de la vapeur qui s’échappait des fissures dans la carapace du Boneshaker, la puanteur de l’huile brûlante et les émanations âcres des engrenages en métal tournant à vide dans la fumée.
— Le tunnel, dit-elle à voix haute.
— Pardon ? demanda Swakhammer.
Elle répéta :
— Le tunnel. Heu… Varney, c’est bien ça ? Comment saviez-vous quelle était notre maison ?
Il expédia une boulette de tabac dans le crachoir au bout du comptoir et répondit :
— Je vivais là-bas, moi aussi. Avec mon fils, quelques rues plus loin. On blaguait sur le fait qu’elle aurait dû être peinte en bleu au lieu de ce violet.
— Est-ce que quelqu’un d’autre ici connaît la maison ? Notre adresse n’était pas un secret, mais elle n’était pas non plus connue de tous.
Comme personne ne répondait, elle conclut :
— D’accord. En gros, personne ne sait. Mais les bâtiments financiers ?
Lucy leva un sourcil.
— Les bâtiments financiers ?
— Les bâtiments financiers, les banques, oui. Tout le monde sait où ils sont, ceux-là, non ?
Swakhammer répondit :
— Bien sûr, impossible de les manquer. C’est la partie qui est sur la Troisième, là où il n’y a plus rien, juste un gros trou dans le sol. Pourquoi ? À quoi pensez-vous, mademoiselle Wilkes ?
— Je pense que c’est là que le pire a eu lieu parce que… Oh, nous savons tous pourquoi. C’était à cause du Boneshaker, même Levi l’a admis. Mais après y avoir conduit la machine, une fois que le tout s’est effondré, il est revenu à la maison. Autant que je sache, le Boneshaker y est toujours, garé dans ce qu’il reste du laboratoire. (Elle repoussa la chope presque vide et tapota du bout des doigts sur le comptoir.) Imaginons que Zeke n’arrive pas à trouver la maison parce que personne ne sait où elle est. Il sait ce qui s’est passé avec le Boneshaker. Il n’aura donc aucun mal à trouver les bâtiments financiers parce que, comme vous l’avez dit, tout le monde sait où ils sont. Et, s’il peut pénétrer dans le trou avec une lanterne… rien ne l’empêcherait de remonter jusqu’à la maison.
Lucy leva l’autre sourcil, puis les baissa tous les deux, l’air inquiet.
— Mais ma chère, ce tunnel n’a pas tenu, pas depuis tout ce temps. Il n’y a que de la poussière et des débris. Aujourd’hui, tout s’est complètement effondré. Si vous remontez la colline, vous pourrez voir des endroits où le tunnel a cédé, avalant des arbres et des murs, et parfois des pans entiers de bâtiments. Et puis, il y a eu le tremblement de terre de la nuit dernière. Non, il est impossible qu’il soit allé très loin, pas par ce passage.
— Je ne dis pas le contraire, répondit rapidement Briar. Mais je ne suis pas sûre que Zeke y réfléchisse. Je vous parie qu’il essaiera et qu’il se sentira génial d’y avoir pensé. Mmmh.
— Mmmh ? répéta Varney.
— Il a des cartes de la ville, je crois, lui dit-elle.
Puis elle s’adressa à Lucy et, par conséquent, au reste de la salle.
— J’ai trouvé des papiers dans sa chambre, et je crois qu’il a un ou deux plans. Je ne sais pas à quel point ils lui seront utiles, et je ne sais pas s’ils indiquaient les banques, le quartier financier, ou quelque chose comme ça. Est-ce que vous pouvez me dire s’il y a quelqu’un là-bas, dans cette partie de la ville, auprès de qui Zeke a pu aller demander de l’aide ? Vous avez dit que Chez Maynard n’était pas le seul endroit protégé à l’intérieur des murs, n’est-ce pas ? C’est vous qui avez créé ces endroits ici bas. (Elle parcourut du regard le bar souterrain et poursuivit.) Ce que je veux dire c’est… regardez ce lieu. Vous avez fait quelque chose d’incroyable ici. C’est aussi beau que ce qui existe dans les Faubourgs. Lorsque j’ai appris que des gens vivaient ici, je n’ai pas compris pourquoi. Mais maintenant si. Vous avez transformé un lieu de tous les dangers en un havre de paix…
À ce moment-là, une alarme stridente résonna et toutes les personnes présentes dans le bar changèrent d’attitude dans un élan parfaitement synchronisé.
Swakhammer sortit deux énormes revolvers de leur étui et fit tourner les barillets pour vérifier qu’ils étaient chargés. Lucy passa la main sous le bar et en retira une étrange arbalète. Elle fit tourner un loquet et l’engin s’ouvrit, elle le posa à l’envers sur le comptoir et claqua son bras mécanique dessus. L’arme se fixa d’elle-même à son poignet en produisant un déclic. Même le vieux Varney avec ses membres fragiles se préparait pour la bataille. Il souleva le couvercle du piano et récupéra deux fusils à pompe qui étaient prêts à être utilisés, et les cala sous ses bras.
— Est-ce que cette chose est chargée ? demanda Lucy en désignant le Spencer.
Il était toujours dans le dos de Briar, qui l’attrapa et l’arma.
— Oui, répondit-elle, même si elle ne se souvenait plus exactement s’il restait des munitions. Combien de fois avait-elle tiré à la fenêtre ? Est-ce qu’elle l’avait rechargé ensuite ? Il devait bien encore y avoir quelques cartouches.
Briar demanda à Swakhammer, qui se tenait près d’elle :
— Que se passe-t-il ? Que signifie ce bruit ?
— Cela signifie qu’on a un problème. Je ne sais pas exactement quoi. Peut-être que c’est grave, peut-être qu’il n’y a rien du tout.
Squiddy tenait une sorte d’engin métallique qui ressemblait à un canon portatif et dit :
— Mais il vaut mieux s’attendre au pire.
Lucy ajouta :
— L’alarme est accrochée à un câble qui va jusqu’à l’entrée ouest, c’est-à-dire la porte principale. C’est la voie que vous avez prise pour venir. Jeremiah vous a guidée pour l’éviter ; vous ne l’avez probablement même pas remarquée.
Et, soudain, la sonnerie fut rejointe par un grondement grave que tout le monde reconnut parfaitement, et qui provenait de la pièce au-dessus de la zone protégée du bar.
— Où est votre masque, mon chou ? demanda Lucy sans quitter la porte d’entrée des yeux.
— Dans mon sac. Pourquoi ?
— Au cas où nous devrions sortir de force et que le seul endroit où nous puissions aller soit au-dessus.
Elle aurait peut-être continué son explication, mais une forte collision fit trembler la porte, la brisant presque. Un grondement plus fort se fit entendre de l’autre côté, enflant d’impatience et d’excitation. Briar enfila son masque.
Lucy demanda à Swakhammer :
— Comment se présente le tunnel est ?
Il y était déjà, examinant le passage à travers les planchettes d’une porte oblongue derrière le piano.
— Douteux, déclara-t-il.
— Et le bâtiment en haut ? demanda Allen. Est-ce qu’il est sûr ?
Au-dessus d’eux, ils entendirent un fracas assourdissant, puis des pas hésitants sur le plancher. Plus personne ne demanda si le lieu était sûr.
Varney indiqua la porte avec ses armes et dit :
— Nous devons descendre.
— Attendez, souffla Lucy.
Swakhammer revint de la porte près du piano jusqu’à l’entrée ouest du tunnel, tirant une traverse de chemin de fer derrière lui et enfilant son masque de l’autre main. Squiddy courut le rejoindre et attrapa l’autre extrémité de la barre. À eux deux, ils la soulevèrent et la poussèrent contre la porte, dans des fentes qui permettaient de la tenir en place. Presque aussitôt, un craquement assourdissant résonna dans le bar, accompagné du grincement du bois qui menaçait de céder. La nouvelle protection était mise à rude épreuve : les fixations en laiton et en acier qui la soutenaient sortaient de leurs logements.
— Qu’est-ce que je peux faire pour aider ? demanda Briar.
— Vous avez un fusil, répondit Lucy.
— Et elle sait tirer, témoigna Swakhammer.
Il fila de l’autre côté de la pièce pour y récupérer un pied-de-biche, et s’en servit afin de soulever une trappe dans le plancher. Varney attrapa le battant et le maintint ouvert avec sa hanche. Swakhammer retourna se placer dos-à-dos avec Lucy, ses pistolets en direction de la porte du tunnel ouest.
— Bien, vous pouvez adopter une position défensive et tirer sur la tête de tout ce qui passera par cette entrée. Rien d’autre ne les ralentira.
— Le tunnel est n’est plus praticable, annonça Frank en fermant la porte et en faisant tomber une barre métallique pour la verrouiller.
Le bruit que fit celle-ci résonna en même temps qu’une nouvelle collision de l’autre côté de l’entrée principale.
— Le passage au sous-sol est intact ! déclara Swakhammer. On tient ou on bat en retraite ? C’est vous qui décidez, mademoiselle Lucy.
— Et pourquoi c’est toujours moi qui décide ? grogna-t-elle.
— C’est votre foutu bar.
Pendant qu’elle hésitait, la porte de devant céda lentement, ouvrant peu à peu un passage.
— Frank, vous avez dit…
— La voie à l’est est bloquée, madame.
— Et par là ? (Elle eut un mouvement de recul lorsqu’une planche entière de la porte craqua et laissa apparaître un œil suppurant.) Inutile d’y penser, n’est-ce pas ?
Briar épaula son fusil, visa et fit feu. L’œil disparut mais, aussitôt après, un autre prit sa place.
— Joli coup, apprécia Lucy. Mais Dieu sait combien il y en a derrière lui. Nous devons battre en retraite. Bon sang. Je déteste nettoyer après ces choses. D’accord. Oui. Tout le monde sort. Varney, tenez la porte. Swakhammer, vous partez devant. Tous les autres, par la trappe derrière le bar. Vous aussi, mademoiselle Wilkes.
— Non, je reste avec vous.
— Personne ne reste. Nous allons tous prendre la poudre d’escampette. Vous autres, dit Lucy sans même regarder autour d’elle, vous avez intérêt à avoir un pied dans le tunnel et l’autre sur une peau de banane. Quand je me retournerai, je ne veux voir personne d’autre que Varney, qui assure nos arrières.
Briar jeta un œil derrière elle et aperçut une bruyante bousculade. Frank, Ed, Allen et Willard étaient partis et Varney poussait Hank, toujours à moitié sonné, dans le trou, lui donnant des coups de pied pour le faire avancer.
— C’est dégagé, annonça Varney dès que Hank disparut dans la trappe en poussant un glapissement.
— Bien, répondit Lucy. (À ce moment-là, un gros morceau de bois fut arraché de la porte et s’écrasa sur le bar ; puis trois mains agiles, puantes et avides apparurent, agrippant et arrachant les autres planches qui se dressaient entre eux et la pièce qui se vidait de ses occupants.) Après vous, mademoiselle Wilkes !
Swakhammer jura et se retourna vers la porte derrière le piano.
— Derrière vous ! cria-t-il.
— Monsieur Swakhammer, répondit Briar. Il y en a déjà plein devant moi !
Puis elle se remit à tirer.
Swakhammer courut à la porte du tunnel est et la retint, appuyant fermement son dos et ancrant ses pieds dans le plancher en bois. Celle-ci était en train de céder tout aussi vite que celle de l’ouest.
— On ne peut pas rester comme ça ! dit-il en s’écartant, alors que les premiers doigts grouillants essayaient de percer son armure.
Il se retourna brusquement, arma ses pistolets et tira sur la porte avec moins de précision que Briar n’en avait fait preuve. Les balles touchèrent autant le bois que les Pourris, affaiblissant la barrière. Un pied passa par le bas et remua comme s’il cherchait quelque chose.
— Allez-y ! hurla Briar en réarmant son fusil et tirant sur tout ce qui s’agitait derrière les trous dans les portes.
— Vous d’abord ! ordonna Lucy.
— Vous êtes plus près !
— C’est vrai ! reconnut-elle.
Lucy passa rapidement de l’autre côté du bar et plongea dans le trou.
Lorsque Briar entendit un bruit qui confirmait que la femme avait atterri dans un coin tout en bas, elle se retourna, juste à temps pour voir, à quelques pas d’elle, le visage masqué de Swakhammer, qui accourait.
Il lui saisit le bras si vite et si fort qu’elle faillit lui tirer dessus par accident, mais elle récupéra le fusil de sa main libre et le tint derrière elle comme un cerf-volant, tandis que l’homme la poussait dans la trappe.
Les portes cédèrent l’une après l’autre, l’entrée principale à l’ouest et le passage à l’est s’ouvrirent et un flot de corps brisés et puants se répandit à l’intérieur.
Briar les entrevit rapidement. Elle ne ralentit pas et n’hésita pas, mais elle pouvait regarder, non ? Ils arrivaient à une vitesse dont elle n’aurait jamais cru des cadavres capables. L’un portait des lambeaux de chemise. Un autre n’avait que des bottes, et les parties de son corps qui auraient dû être couvertes étaient tombées, révélant des os gris-noir.
— En bas, insista Swakhammer.
Il posa sa main sur le haut de la tête de Briar pour l’obliger à se baisser, et elle obéit à son geste.
Elle tomba presque, dans un mouvement qui rappelait la chute désordonnée de Hank, mais, au dernier moment, sa main attrapa un barreau et elle s’arrêta, se cognant les genoux contre les murs et les bords de l’échelle. Elle atterrit au fond et glissa par terre. Sa main nue toucha le sol et elle pria pour que ses gants soient dans les poches de son manteau. Sinon, elle ne savait pas où elle avait pu les laisser.
Elle fut soutenue par le coude et, dans l’obscurité, elle vit le visage inquiet de Frank qui se penchait vers elle.
— Madame, dit-il, vous allez bien ?
— Oui, oui, répondit-elle en se relevant, et en s’écartant juste à temps pour éviter de se faire écraser par Swakhammer, qui atterrit dans la pièce obscure avec un bruit sourd.
Il se redressa et saisit à pleines mains les poignées qui se trouvaient sous la trappe.
— Lucy, se contenta-t-il de dire.
Elle était déjà là. Sa main mécanique attrapa trois barres en acier, qui auraient pu être n’importe quoi avant d’être utilisées comme entraves. Elle les passa une par une à Swakhammer, qui assura fermement sa prise d’une main, tout en glissant les barres dans les poignées avec l’autre.
Au-dessus d’eux, des doigts décharnés griffaient la trappe, mais il n’y avait pas de prise à l’extérieur et Swakhammer avait emporté le pied-de-biche avec lui. Dans un dernier geste de défi, il coinça ce dernier dans une poignée, créant du même coup une entrave supplémentaire.
Alors que les mains et les pieds des choses mortes s’agitaient au-dessus d’elle, Briar essaya de scruter le tunnel et de se faire une idée de l’endroit où elle pouvait se trouver. Nul doute qu’elle n’avait jamais été aussi profondément sous terre auparavant, au-dessous d’un sous-sol, dans les entrailles de quelque chose d’autre, de plus bas et de plus humide. Cet endroit n’était pas comme les tunnels ouvragés, recouverts de briques, par lesquels Swakhammer l’avait conduite pour arriver Chez Maynard. Cette fois-ci, il s’agissait d’un simple trou creusé sous les fondations, et ce lieu la déconcerta. Il lui rappelait un autre tunnel, sous un autre bâtiment. Il lui faisait penser à un endroit sous son ancienne maison, où une machine catastrophique avait creusé sa route dans la ville avant de revenir à son point de départ.
Il y avait la même odeur de boue humide et de mousse, de sciure en décomposition. L’endroit puait comme quelque chose d’inachevé, qui n’était même pas vraiment né.
Elle frissonna et s’agrippa à son Spencer, mais la chaleur de l’arme récemment utilisée ne pénétra pas vraiment son manteau. Tout autour d’elle, les autres se blottissaient les uns contre les autres. Leur malaise alimenta le sien, jusqu’à ce qu’elle devienne tellement nerveuse qu’elle se mit à claquer des dents.
Finalement, la trappe fut totalement sécurisée et l’ombre massive de Swakhammer se dessina sous le plafond bruyant. L’homme demanda :
— Lucy, où sont les lanternes ? Il nous en reste encore ici ?
— On en a une, répondit-elle.
Le ton de sa voix, lorsqu’elle prononça le dernier mot, déplut à Briar, qui crut déceler un problème.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle.
— Il n’y a pas beaucoup d’huile, répondit Lucy. Je ne sais pas pendant combien de temps nous allons pouvoir l’utiliser. Mais la voilà, prenez-la, Jeremiah. Vous avez votre allume-feu, n’est-ce pas ?
— Oui, madame.
L’objet qui se trouvait dans sa main avait la taille d’une pomme et lui posa quelques difficultés : dans ses gants, ses doigts étaient trop malhabiles pour le manipuler.
— Donnez ! dit Briar. (Elle retira son masque et le rangea dans sa sacoche, puis tendit la main vers l’objet.) Dites-moi ce que je dois faire de ça.
Il lui passa l’objet et dit :
— Ne retirez pas encore ce masque, mademoiselle, nous allons remonter avant de redescendre. (Puis il indiqua un bouton dont la forme épousait celle d’un pouce.) Appuyez là-dessus. Non, plus vite. Plus fort. Poussez avec vos doigts.
Elle fit de son mieux pour suivre ses instructions et, après quatre ou cinq tentatives, une volée d’étincelles se prit dans une mèche épaisse et une flamme éclaira le petit groupe.
— Et maintenant ?
— Maintenant vous me donnez ça et vous remettez votre masque, comme je vous l’ai dit. Lucy, vous avez besoin d’aide pour le vôtre ?
— Ne soyez pas idiot, mon grand. Je maîtrise, répondit la tenancière du bar. (À l’aide de son unique bras, elle retira un masque replié de sous sa jupe et l’ouvrit d’un coup. Puis elle répondit à l’air interrogateur de Briar.) C’est une des inventions de Minnericht. Il est plus léger que celui que vous avez et il fonctionne bien, mais il ne dure pas très longtemps. Je ne dispose même pas d’une heure avec ces filtres-là. En général, je le range dans ma jarretière pour les cas d’urgence.
— Est-ce qu’une heure suffira ? demanda Briar.
Lucy haussa les épaules et plaça la protection sur ses yeux et son menton avec un mouvement qui n’aurait pas été plus fluide si elle avait eu deux bras.
— D’une façon ou d’une autre. Nous trouverons des bougies cachées quelque part avant que cela soit terminé.
Comme, tout autour d’elle, les autres occupants du tunnel sortaient leur masque et l’endossaient, Briar suivit le mouvement et remit le sien.
— Je déteste ce truc, se plaignit-elle.
— Personne ne les aime, lui assura Varney.
— À l’exception de Swakhammer, dit Hank. (Il avait toujours l’air un peu éméché, mais il était à présent réveillé et debout, preuve que son état s’était nettement amélioré.) Il adore le sien.
L’homme en armure inclina la tête à gauche et dit :
— Bien entendu. Mais soyons honnêtes : le mien est magnifique.
Lucy lança, à travers ses filtres de coton et de charbon compressés :
— Qui a dit que les hommes n’étaient pas futiles ?
— Je n’ai jamais dit ça.
— Bien. Comme ça, je n’ai pas à vous traiter de menteur. Ah, les hommes et leurs jouets !
— S’il vous plaît, interrompit Briar. (La proximité des Pourris la rendait nerveuse et le froid s’infiltrait dans ses vêtements.) Que faisons-nous, à présent ? Monsieur Swakhammer, vous avez dit que nous allions monter puis sortir.
— C’est exact. Nous reviendrons Chez Maynard pour nettoyer plus tard.
Elle fronça les sourcils à l’intérieur de son masque.
— Alors, nous allons dans un autre lieu sûr ? Un lieu plus sûr, je veux dire. Peut-être que je devrais m’en aller maintenant et voir si je peux trouver Zeke.
— Oh non, pas avec ces choses qui sont en pleine effervescence, et pas avec de vieux filtres. Vous n’y arriveriez jamais, aussi bonne tireuse que vous soyez. Nous allons nous rendre aux anciens coffres et nous regrouper. Ensuite, nous ferons en sorte de dégager le passage et d’aller jusqu’aux bâtiments financiers.
— Vous êtes un rien autoritaire, non ? souffla-t-elle.
— Oui, mais raisonnablement, ajouta-t-il, sans avoir l’air vexé.
Willard leva la lanterne et Swakhammer ajusta le verre. Rapidement, le tunnel entier fut éclairé par un faible reflet orange.
L’humidité scintillait sur les murs bruts et Briar ne fut que légèrement rassurée de voir des piliers de soutien sortant de la terre et disparaissant dans le plafond qui, de l’autre côté, servait de plancher au bar. Des excavateurs étaient alignés le long des murs et étaient presque engloutis par ces derniers ; des godets s’enfonçaient dans la surface boueuse et ressortaient au-dessus de plusieurs chariots. Briar balaya du regard le décor qui l’entourait, des chariots aux rails qui se trouvaient en dessous, et elle comprit alors que cet endroit avait été réfléchi. Ce n’était pas une simple cave froide.
— Où est-ce qu’on est, ici ? demanda-t-elle. Vous avez dégagé cet endroit, n’est-ce pas ?
— Toujours plus profond, ma chère, répondit Lucy. Toujours plus profond. Pour les cas comme celui-ci, vous voyez ? On ne peut pas vraiment monter. On n’a ni le matériel, ni les moyens nécessaires pour le faire en sécurité. Ces murs nous enferment dans la ville aussi sûrement qu’ils tiennent le monde en respect. Alors, si nous voulons nous étendre, si nous voulons installer d’autres zones sécurisées ou créer d’autres passages, nous devons creuser.
Briar se redressa pour prendre une profonde inspiration à l’intérieur de son masque, et grimaça en aspirant la bouffée d’air qui sentait le moisi.
— Mais vous n’avez pas peur ? De fragiliser le terrain et de risquer que tout s’effondre ?
De l’arrière du groupe, Frank lâcha :
— Minnericht.
Comme si ce nom expliquait tout.
Swakhammer clarifia :
— C’est un fichu monstre, mais il est brillant. Ce sont ses plans. C’est lui qui a tout calculé et qui nous a montré comment sortir la terre sans affaiblir le bâtiment. Mais nous nous sommes arrêtés il y a six mois environ.
— Pourquoi ? voulut-elle savoir.
— C’est une longue histoire, répondit-il, avec un ton qui laissait supposer qu’il ne voulait pas poursuivre sur ce sujet. Allons-y.
— Où ? demanda Briar, tout en marchant dans ses traces.
— Aux anciens coffres, comme je l’ai dit. Ça va vous plaire. C’est plus près des bâtiments financiers. Nous allons sortir et jeter un œil. Peut-être qu’on pourra voir si votre fils est passé par là.
— Plus près ?
— Juste à côté. Nous allons vers le vieux bâtiment de la Swedish Trust, le seul qui ne se soit pas effondré. En fait, les fondations ont été sapées par le Boneshaker et le gros coffre en métal est devenu trop lourd pour le plancher. Alors, il s’est enfoncé. Et nous l’utilisons comme porte d’entrée. (Il leva la lanterne le plus haut possible et regarda par-dessus son épaule.) Tout le monde est là ?
— Oui, confirma Lucy. Avancez, mon grand, on vous suit.
À certains endroits, la voie s’élargissait tellement que la lumière de la flamme dansante ne pouvait pas atteindre les bords, et à d’autres, elle était tellement étroite que Swakhammer devait se mettre de côté pour pouvoir passer.
Briar avançait péniblement derrière lui, au milieu du groupe, suivant cette faible lueur jaune et pourchassant les ombres de l’intérieur de son misérable masque.