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V

EZEKIEL WILKES FRISSONNA à l’entrée du vieux système d’évacuation des eaux usées. Il regarda dans le trou comme si celui-ci risquait de le dévorer, ou si lui-même souhaitait que ce fût le cas… car il avait soudain de sérieux doutes quant à toute cette histoire. Mais il se reprit. Il était arrivé jusque-là. Il n’avait plus que quelques mètres à faire dans un vaste tunnel pour atteindre une ville fonctionnellement morte bien avant sa naissance.

La lanterne vacilla sous l’effet d’un tremblement de froid qui agita son coude. Un plan plié et froissé dessinait un renflement dans sa poche. Il ne l’avait emporté que par acquit de conscience ; il le connaissait par cœur.

Mais il y avait une chose dont il n’était pas sûr, et cela le préoccupait.

Il ne savait pas où ses parents avaient vécu. Pas exactement, en tout cas.

Sa mère n’avait jamais mentionné d’adresse précise, mais il était sûr qu’ils avaient habité sur Denny Hill, ce qui lui donnait déjà un endroit pour commencer ses recherches. La colline en elle-même n’était pas tellement étendue et il savait en gros à quoi ressemblait la maison. Quand il était petit, au moment de se coucher, sa mère la lui décrivait comme si c’était un château. Si elle existait toujours, elle était de couleur lavande et crème, comportait deux étages et une tourelle. Il y avait un porche qui enveloppait l’avant de la maison ; y était installé un fauteuil à bascule peint de façon à donner l’illusion qu’il était en bois.

En réalité, il était en métal et muni d’un mécanisme qui le reliait au sol. Il suffisait de remonter une manivelle pour qu’il se mette à se balancer et berce ainsi la personne qui s’y trouvait assise.

Zeke était presque exaspéré d’en savoir si peu sur l’homme qui avait fabriqué ce fauteuil, mais il pensait savoir où chercher pour obtenir des réponses. Tout ce qu’il avait à faire, c’était de remonter le tunnel et trouver ensuite la colline immédiatement à sa gauche, qui devait être Denny Hill.

Il aurait aimé pouvoir demander confirmation à quelqu’un, mais il n’y avait personne.

Il n’y avait rien à l’exception d’une puanteur qui provenait des vapeurs lourdes d’un gaz mystérieux qui suintait toujours de la terre emmurée.

L’heure était venue d’enfiler son masque.

Il prit une profonde inspiration avant de placer le harnais sur son visage et de le fixer. Lorsqu’il expira, l’intérieur se couvrit de buée pendant une seconde, puis elle disparut.

Le tunnel avait l’air encore plus long et malsain lorsqu’on le regardait à travers le masque. Il apparaissait alors allongé et étrange, et l’obscurité semblait vaciller et se tordre dès qu’il tournait la tête. Les sangles du masque frottaient douloureusement aux endroits où elles passaient, au-dessus et en dessous de ses oreilles. Il inséra un doigt sous le cuir et le fit glisser d’avant en arrière.

Il vérifia sa lanterne pour la dixième fois et, en effet, elle était pleine d’huile. Il contrôla son sac et, oui, il avait bien pris tout ce qu’il avait pu chiper. Il était aussi prêt que possible, ce qui était tout juste assez.

Zeke remonta la mèche de la lanterne afin d’augmenter la luminosité au maximum.

Il franchit le seuil, quittant la nuit sombre pour plonger dans les ténèbres. Sa lanterne projeta un reflet doré dans la cavité en brique fabriquée par l’homme.

Il avait escompté partir plus tôt dans la matinée, peu après le départ de sa mère pour l’usine de traitement des eaux, mais il lui avait fallu toute la journée pour réunir ce dont il avait besoin. Par ailleurs, Rector avait fait des difficultés pour lui donner les renseignements nécessaires.

Du coup, il faisait presque sombre à l’extérieur et parfaitement noir à l’intérieur.

Il était au centre d’une bulle de lumière créée par la lanterne et qui l’entraînait en avant, vers l’inconnu. Il se fraya un chemin parmi les débris du plafond effrité qui s’empilaient et esquiva les morceaux de mousse plus épais que des algues qui pendaient du plafond. Il plongea sous les toiles d’araignées qui pendillaient et ondulaient d’une brique à l’autre.

Il détecta à plusieurs reprises des signes d’un passage antérieur, sans pour autant pouvoir dire si cela le rassurait, ou non, de ne pas être le premier à passer par là. Sur les murs, il remarqua des traces noires laissées par des allumettes frottées ou des cigarettes écrasées, et il nota de minuscules restes de cire informes qui n’étaient plus assez grands pour faire office de bougies. Les initiales « WL » avaient été gravées sur un tas de briques. Des morceaux de verre brisé luisaient entre les fissures dues aux intempéries.

Il n’entendait que le claquement régulier de ses propres chaussures, ses respirations étouffées et le grincement de charnière rouillée que faisait la lanterne en se balançant.

Puis il y eut un autre son, qui lui fit penser qu’il était suivi.

Il balaya l’espace autour de lui pour l’éclairer, mais ne vit personne. Il n’y avait aucun endroit où quelqu’un aurait pu se cacher. Le sentier était dégagé, des briques où il se tenait jusqu’à la plage. Devant lui, le chemin était moins visible. Jusqu’à la limite de son champ de vision, tout au bord de la zone éclairée par la lanterne, il n’y avait rien d’autre que du vide.

Le passage suivait une pente ascendante et Zeke montait donc lentement. Les endroits ouverts au-dessus de sa tête, là où les briques étaient tombées, ne laissaient pas voir le ciel car les trous étaient recouverts de terre. Dans le tunnel, les échos des petits bruits se firent plus sourds et plus proches. Zeke s’y attendait, mais il se sentit plus mal à l’aise qu’il ne l’aurait cru. Il savait que le conduit s’éloignait de la côte et se frayait un chemin sous la ville.

Si Rector avait raison, au bout de la voie principale, le tunnel allait se diviser en quatre. Le chemin le plus à gauche conduisait au sous-sol d’une boulangerie. Le toit de ce bâtiment constituerait un endroit à peu près sûr qui lui permettrait de se faire une idée des environs.

Sous terre et dans l’obscurité, il lui sembla que le chemin décrivait une courbe à gauche, puis à droite. Zeke ne pensait pas avoir tourné en rond, mais il était désorienté. Il espérait qu’il serait toujours capable de trouver Denny Hill une fois remonté à la surface.

Après un trajet qui lui sembla représenter plusieurs kilomètres, mais qui n’en faisait certainement pas autant, la voie s’élargit et se divisa comme l’avait annoncé Rector. Zeke prit le trou à l’extrême gauche, suivit le tunnel sur quelques centaines de mètres et déboucha sur un cul-de-sac, ou ce qui lui parut comme tel jusqu’à ce qu’il fasse légèrement marche arrière et trouve un passage secondaire. Le nouveau couloir ne semblait pas avoir été façonné, mais plutôt creusé artisanalement. Il n’avait l’air ni renforcé, ni sûr.

Il semblait plutôt provisoire, spontané, et prêt à s’effondrer. Il l’emprunta malgré tout.

À la place des pierres et des briques, les parois étaient en boue et dégoulinaient d’humidité. Il en était de même pour le sol, qui était une bouillie de sciure, de terre et de racines en décomposition. Le mélange s’accrochait à ses bottes et tentait de le retenir mais, finalement, après un autre virage et au bout d’une nouvelle courbe, il aperçut une échelle.

Il prit son élan et, d’un saut, s’extirpa de la boue gluante en empoignant fermement les barreaux. Il se dégagea et se mit à grimper jusqu’à arriver dans un sous-sol tellement recouvert de poussière que même les souris et les cafards laissaient des traces sur toutes les surfaces. Il y avait également des empreintes humaines… en grand nombre.

D’un rapide coup d’œil, il compta une dizaine de semelles différentes. En son for intérieur, il tenta de se convaincre que c’était une bonne chose, qu’il était content de savoir que d’autres personnes avaient survécu au voyage sans problème. Mais en vérité, cela le mettait mal à l’aise. Il avait espéré, et partiellement escompté, trouver une ville vide, avec seulement quelques périls sans grandes conséquences. Tout le monde connaissait l’existence des Pourris. Rector l’avait prévenu qu’il existait des communautés secrètes qui se cachaient sous terre, hors de vue, mais Zeke espérait les éviter.

Or, les empreintes… Eh bien…

Elles impliquaient qu’il pouvait rencontrer des gens à tout moment.

Il scruta la pièce et décida qu’il n’y avait rien de valeur, puis résolut de se tenir sur ses gardes. Alors qu’il grimpait l’escalier dans l’angle, il se jura de rester tapi dans l’ombre, de faire profil bas et de garder son pistolet à portée de main.

En réalité, il aimait cette idée. La perspective d’être seul contre tout l’univers dans une grande et dangereuse aventure lui plaisait, même si cela ne devait durer que quelques heures. Il allait être aussi discret qu’un voleur dans la nuit. Il serait aussi invisible qu’un fantôme.

Au premier étage, toutes les fenêtres étaient condamnées, renforcées et étayées d’un bout à l’autre de la pièce. Un comptoir recouvert d’une plaque de verre fissurée pourrissait le long du mur et de vieux stores rayés étaient empilés dans un coin. Des poêles rouillées débordaient d’un évier abîmé et une caisse enregistreuse était fracassée sur le sol.

Il découvrit une échelle appuyée contre un placard à provisions vide. Elle donnait sur une trappe qui n’avait pas été verrouillée. Il poussa de la main, de la tête et de l’épaule sur le battant et l’ouvrit. En un instant, il fut sur le toit.

Et là, quelque chose de froid et de dur vint se poser contre sa nuque.

Il s’immobilisa, un pied encore posé sur le dernier barreau de l’échelle.

— Salut.

Sans se retourner, Zeke répondit :

— Bonjour à vous.

Il essaya vainement de maintenir sa voix dans les graves, à la façon d’un grognement, mais il était effrayé et le ton fut plus aigu qu’il ne l’avait voulu. Devant lui, il ne distinguait rien d’autre que les angles d’un toit désert. S’il se fiait à ce qu’il voyait à travers le masque, il était seul, à l’exception de la personne qui se tenait derrière lui et le menaçait avec un pistolet au canon glacé.

Il posa la lanterne avec toute la minutie et la délicatesse dont il fut capable.

— Que fais-tu ici, fiston ?

— La même chose que vous, j’imagine.

— Et, à ton avis, qu’est-ce que je fais, exactement ? demanda son questionneur.

— Rien que vous n’aimeriez montrer au grand jour. Écoutez, laissez-moi tranquille, d’accord ? Je n’ai pas d’argent, ni quoi que ce soit.

Zeke sortit lentement du trou, cherchant précautionneusement son équilibre, sans s’aider de ses mains qui étaient encore levées. Le contact glacial de quelque chose de circulaire, dur et dangereux n’avait pas quitté la parcelle de peau exposée à la base de son crâne.

— Pas d’argent, hein ?

— Pas un centime. Est-ce que je peux me retourner ? Je me sens vraiment bête à me tenir là, comme ça. Vous pourrez me tirer dessus tout aussi facilement si je vous fais face. Je ne suis pas armé. Allez, laissez-moi partir. Je ne vous ai rien fait.

— Montre-moi ton sac.

— Non, rétorqua Zeke.

La pression s’intensifia contre son cou.

— Si.

— Ce ne sont que des papiers, des plans, rien de valeur. Mais je peux vous montrer quelque chose de génial si vous voulez.

— De génial ?

— Écoutez, reprit Zeke en essayant de s’écarter centimètre par centimètre, sans véritable succès. Écoutez, répéta-t-il pour gagner du temps. Je suis un homme de paix, déclara-t-il avec emphase, je respecte la paix de Maynard. Je le fais et je ne veux pas de problèmes.

— Tu connais bien Maynard ?

— Il vaut mieux, grommela-t-il, c’était mon grand-père.

— Sans blagues ? répondit la voix derrière lui, d’un ton qui semblait plus honnêtement impressionné que dubitatif. Non, pas possible. J’aurais entendu parler de toi si c’était le cas.

— C’est vrai, je peux le prouver. Ma mère est…

Le questionneur l’interrompit :

— La veuve Blue ? Maintenant que j’y pense, elle a effectivement eu un fils.

Il se tut.

— Oui, elle m’a eu moi.

Zeke sentit le cercle froid contre son cou qui s’éloignait, alors il saisit sa chance et fit un pas de côté, tout en gardant les mains en l’air. Il se retourna lentement, puis baissa les bras en s’écriant d’un ton exaspéré :

— Vous comptiez me tirer dessus avec ça ?

— Non, répondit l’homme en haussant les épaules. (L’arme était en fait une bouteille en verre qui portait des traces d’une étiquette noire et blanche dont des lambeaux étaient encore collés sur le côté.) Je n’ai jamais entendu dire qu’on pouvait tuer quelqu’un avec ça, je voulais juste être sûr.

— De quoi ?

— Que tu comprenais, répondit-il vaguement.

Il se laissa glisser contre le mur dans un mouvement indiquant qu’il reprenait la position dans laquelle il se trouvait lorsque Zeke l’avait surpris.

Il portait un masque, par nécessité. Il était vêtu au moins d’un pull à grosses mailles et de deux manteaux, celui du dessus étant bleu très foncé ou noir. Une rangée de boutons brillait sur le devant, et un pantalon sombre, trop grand pour lui, était caché sous le pull. Ses bottes étaient dépareillées : l’une était haute et marron tandis que l’autre était basse et noire. À ses pieds était posée une canne de forme bizarre. Il s’en empara et la fit tournoyer, puis la posa sur ses genoux.

— C’est quoi, votre problème ? demanda Zeke. Pourquoi vous m’avez fait peur comme ça ?

— Parce que tu étais là, répondit-il, sans pour autant accompagner ses mots d’un sourire narquois ou suffisant. Et, puisqu’on en parle, pourquoi tu y étais ?

— Pourquoi j’y étais quoi ?

— Pourquoi tu es là ? Je veux dire, qu’est-ce que tu fais ici ? Ce n’est pas un endroit pour un jeune garçon, même si tu es le petit-fils de Maynard. Et merde, c’est peut-être même le pire endroit pour toi si tu te promènes en balançant des choses pareilles, qu’elles soient vraies ou pas. Tu as de la chance, j’imagine.

— De la chance, comment ça ?

— Tu as de la chance que ce soit moi qui t’aie trouvé en premier plutôt que quelqu’un d’autre.

— Et en quoi je suis chanceux ? demanda Zeke.

L’homme agita la bouteille qu’il tenait toujours.

— Je ne t’ai pas menacé avec quelque chose qui aurait pu te faire mal.

Zeke ne voyait rien sur l’homme qui aurait effectivement pu le blesser, mais il se garda de le mentionner. Il ramassa sa lanterne, ajusta son sac et gronda :

— C’est une bonne chose pour vous que je n’ai pas eu mon pistolet.

— Tu en as un ?

— Oui, répondit-il en se redressant.

— Où est-il ?

Zeke tapota son sac.

— Tu es idiot, asséna l’homme assis aux vêtements amples qui tenait toujours la bouteille.

Puis il approcha de sa bouche le goulot qui se heurta à son masque à gaz en faisant un bruit sourd.

Il jeta un regard triste à l’objet et fit tournoyer les quelques dernières gouttes au fond.

— Je suis idiot ? Ma mère a une expression qui parle d’hôpital et de charité, espèce d’imbécile.

L’homme faillit répondre quelque chose de grossier sur la mère de Zeke, mais il se retint et lança :

— Je n’ai pas retenu ton nom, fiston.

— Je ne l’ai pas dit.

— Alors dis-le maintenant, répondit-il.

Il y avait dans ses paroles une pointe de menace. Zeke n’aimait pas ça.

— Non, dites-moi d’abord le vôtre, et ensuite je verrai si je vous dis le mien. Je ne vous connais pas, je ne sais pas ce que vous faites ici, et je…

Il farfouilla dans son sac jusqu’à en extraire le revolver de son grand-père. Il lui fallut pour cela une bonne vingtaine de secondes durant lesquelles l’homme sur le toit ne daigna pas bouger.

— J’ai une arme.

— Sans blague ? répondit l’homme, mais cette fois, il n’eut pas l’air impressionné. Et maintenant au moins, tu l’as dans les mains. Tu n’as pas une ceinture, un étui ?

— Je n’en ai pas besoin.

— D’accord. Comment tu t’appelles ?

— Zeke, Zeke Wilkes. Et vous ?

Sous son masque, l’homme fit un large sourire, certainement parce qu’il avait réussi à obtenir le nom du garçon avant de lui donner le sien. Zeke ne le devina qu’en voyant ses yeux se plisser derrière la visière.

— Zeke. Wilkes, en plus. Ce n’est pas moi qui vais te reprocher d’avoir abandonné le nom de ton père.

Et, avant que l’adolescent ne puisse réagir, il ajouta :

— Je m’appelle Alistair Grabuge Osterude, mais tu peux faire comme tout le monde et m’appeler Rudy si tu veux.

— Votre deuxième prénom est Grabuge ?

— Si je l’ai dit, c’est que c’est ça. Et si tu permets, Zeke Wilkes, j’aimerais bien savoir ce que tu viens faire ici. Est-ce que tu ne devrais pas être à l’école, ou au travail, ou quelque part ? Et, mieux encore, est-ce que ta mère sait que tu es là ? J’ai cru comprendre qu’elle avait un très fort caractère. Je parie qu’elle n’aimerait pas apprendre que tu t’es fait la malle.

— Elle est au travail. Elle ne rentrera pas avant plusieurs heures, et d’ici là je serai de retour à la maison. Elle ne le saura pas, donc elle ne s’inquiétera pas, répondit-il. Je perds mon temps à discuter avec vous, alors, si vous voulez bien m’excuser, j’ai des choses à faire.

Il remit l’arme dans son sac et tourna le dos à Rudy. Il respira lentement et régulièrement à travers les filtres de son masque et essaya de visualiser l’endroit où il se trouvait et celui vers lequel il voulait aller.

Toujours appuyé contre le mur, Rudy demanda :

— Où vas-tu ?

— Ce ne sont pas vos affaires.

— C’est juste, tu as tout à fait raison. Mais si tu me dis ce que tu cherches, je pourrais peut-être t’indiquer comment le trouver.

Zeke marcha jusqu’au bord du toit et regarda en bas, mais il ne put rien distinguer à travers l’air épais et collant. La lanterne ne révéla rien d’autre que de la brume teintée, dans toutes les directions où il regardait. Alors il répondit :

— Vous pourriez m’indiquer comment aller à Denny Hill ?

Rudy acquiesça, puis demanda :

— Mais où, sur Denny Hill ? La colline s’étend sur toute cette zone. Oh ! J’ai compris. Tu essaies de rentrer à la maison.

Sans même songer à hausser le ton ou se montrer évasif, Zeke répondit :

— Ce n’est pas ma maison, ça ne l’a jamais été, je ne l’ai jamais vue.

— Moi oui, indiqua Rudy. C’était une chouette maison.

— C’était ? Elle n’y est plus ?

Il secoua la tête.

— Je pense que si. Pour ce que j’en sais, elle existe toujours. Je voulais simplement dire qu’elle n’est plus belle. Ici, rien ne l’est. Le Fléau ronge la peinture et les fixations et donne une couleur brun jaune à tout.

— Mais vous savez où elle est ?

— À peu près.

Rudy déplia ses jambes et se leva en titubant en prenant appui sur sa canne.

— Je pourrais t’y emmener facilement si c’est là que tu veux aller.

— C’est bien là que je vais, acquiesça Zeke, mais que voulez-vous en échange de votre aide ?

Rudy réfléchit à la question, ou peut-être attendit-il simplement d’avoir les idées claires, puis il répondit :

— Je voudrais passer la maison en revue. Ton père était un homme riche et je ne sais pas si tout a été nettoyé de fond en comble ou s’il reste quelque chose.

— Qu’est-ce que je suis censé comprendre ?

— Exactement ce que je viens de dire, répondit sèchement Rudy. Ces maisons et ces bureaux… ils ne sont plus à quiconque, ou du moins il n’y a personne qui revient ici pour faire valoir ses droits. La moitié des gens qui vivaient ici sont morts, de toute façon. Alors ceux d’entre nous qui sommes restés là, nous… (Il chercha un mot pour adoucir la vérité.) Nous récupérons. Ou sauvons, comme tu préfères. Nous n’avons pas vraiment le choix.

Il y avait quelque chose qui n’allait pas dans cette logique, mais Zeke n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Rudy cherchait à négocier, mais l’adolescent n’avait rien d’autre à proposer en échange. Cela pouvait donc être l’opportunité parfaite, à condition de la jouer finement. Il lança :

— Ça me semble juste. Si vous me conduisez jusqu’à la maison, vous pourrez prendre certaines choses qui y sont encore.

Rudy renifla.

— Ravi d’avoir votre autorisation, jeune monsieur Wilkes. C’est très généreux de votre part.

Zeke savait quand on se moquait de lui et il n’aimait pas ça.

— Bon, d’accord. Si vous réagissez comme ça, peut-être que je n’ai pas besoin de guide du tout. Peut-être bien que je peux trouver mon chemin tout seul. Je vous l’ai dit, j’ai des plans.

— Et un pistolet, oui, je crois que tu l’as mentionné. Ça fait de toi un homme fort, prêt à faire face au Fléau, aux Pourris et à tous les autres hors-la-loi de mon genre. À mon humble avis, tu es parfaitement prêt pour l’aventure.

Il se rassit sur le rebord du toit, comme s’il avait changé d’avis.

— Je peux la trouver seul, insista Zeke, un peu trop fort.

Rudy lui fit signe de se taire et dit :

— Calme-toi, fiston. Je te le dis pour ton bien, et pour le mien. Baisse la voix. Il y a ici des choses pires que moi, et de loin ! Et je te garantis que tu ne veux pas les rencontrer.