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La Grèce au temps des États-cités
Cette période, du milieu du VIIIe siècle à la fin du VIe, marque-t-elle, comme on l’a dit, « le passage de la préhistoire à la protohistoire » ? Jugement exagéré (la protohistoire commence au moins dès l’époque mycénienne) ; mais il est certain que même le VIe siècle est encore, en grande partie, dans la protohistoire. Il s’agit bien cependant d’une phase nouvelle : celle où, après des « siècles obscurs » pendant lesquels l’organisation politique et sociale reste difficilement saisissable, se met en place le système de la polis grecque, des États-cités. C’est cet aspect politique, au sens premier du terme, de l’histoire qui a concentré l’intérêt des spécialistes de cette période, même si quelques voix discordantes ont tenté de relativiser son importance. Le milieu du VIIIe siècle marquerait une révolution structurelle, une révolution sociale issue d’une crise dans les rangs de l’aristocratie (les agathoi) des siècles obscurs. L’ensemble de la période correspondrait à la formation de cette cité grecque qui aboutira à l’Athènes classique.
Définir la cité grecque, ce système où l’État tend à s’identifier au corps civique, à l’ensemble des citoyens, est chose difficile, et cette difficulté à en donner une définition unique, qui soit valable pour tous les États-cités de Grèce, explique que les historiens aient des opinions divergentes sur le moment de son apparition : est-ce dès la fin du VIIIe siècle, avec les premières colonisations, le développement des grands sanctuaires, ou seulement vers la fin du VIe, quand Athènes, avec l’aide de Sparte, met fin à la tyrannie des Pisistratides ? C’est dans cette période en tout cas que surviennent quelques-uns des développements majeurs de la civilisation grecque archaïque : expansion en Méditerranée, réapparition de l’écriture, développement des sanctuaires, naissance de la « pensée grecque ».
Cette époque se caractérise aussi, et peut-être avant tout, par sa richesse artistique, qui permet le mieux d’en fixer les différentes phases chronologiques : Géométrique récent dans la seconde moitié du VIIIe siècle, période orientalisante du VIIe siècle, archaïsme proprement dit du VIe.
Sources et chronologie
Cette période est la première pour laquelle nous ayons des textes d’auteurs contemporains : Hésiode (dernier tiers du VIIIe siècle ?), les fragments de Solon (archonte en 594/3), ceux de poètes lyriques comme Archiloque de Paros (vers 680-640), Stésichore d’Himère (vers 600-550), ainsi que les premiers témoignages épigraphiques. Surtout, les textes postérieurs d’écrivains comme Hérodote ou Thucydide (Ve siècle), Aristote (IVe), de « chronographes » hellénistiques comme Ératosthène au IIIe siècle aussi bien que d’auteurs plus récents, Diodore, Strabon, Plutarque, Pausanias, peuvent aussi se rapporter à cette époque. Ces sources tardives doivent naturellement être considérées avec la plus grande prudence, qu’il s’agisse des dates établies dans le système des Olympiades (et dont la valeur est surtout une valeur sérielle), des noms et des faits qui ont pu être altérés au cours de leur transmission, ou des interprétations qui correspondent aux préoccupations de leur époque. Ces témoignages, qui seuls nous permettent d’écrire l’histoire événementielle, ne peuvent être ignorés ; ils ne peuvent constituer la source unique de notre information, et l’archéologie joue encore, comme pour les périodes précédentes, le rôle majeur.
La documentation archéologique concerne d’abord quelques grands sites – Athènes (fouilles de l’Agora et du Céramique, Acropole), Argos, Corinthe, Érétrie, Cnossos –, mais elle reste très incomplète même sur ces sites ; les grands sanctuaires : Delphes, Olympie, Héraion d’Argos, Héraion de Samos ; les grandes nécropoles : celles d’Attique essentiellement, mais aussi les tombes d’Argolide ou de Crète. Les prospections de surface ont une moindre importance pour une période où l’occupation du sol est relativement mieux connue. Mais des découvertes ponctuelles enrichissent d’un seul coup notre connaissance : la tombe à la cuirasse d’Argos des environs de 720, les sacrifices humains de la nécropole géométrique d’Éleutherne en Crète, la découverte d’un hérôon des Sept contre Thèbes du milieu du VIe siècle à Argos.
L’histoire de l’art fournit enfin, pour la période archaïque, les bases précieuses d’une chronologie relative très fine et bien assurée, notamment en ce qui concerne la céramique attique. L’archéologue anglais John Beazley et ses successeurs, à partir d’une étude stylistique détaillée des vases attiques à décor figuré, ont pu identifier les « mains » de nombreux artistes, les grouper en ateliers ou écoles, déterminer des filiations, et reconstituer ainsi une trame chronologique extrêmement serrée ; à partir du moment où des points de repère historiques ont permis de passer à un système de chronologie absolue, la céramique attique est devenue un instrument d’une précision considérable, de l’ordre d’une dizaine d’années.
L’iconographie, qui reflète la popularité plus ou moins grande de certains mythes, variable selon les époques, est aussi l’une des sources de l’histoire politique ; les représentations des vases ou de la sculpture monumentale peuvent ainsi éclairer, par exemple, certains aspects de la politique des Pisistratides à la fin du VIe siècle.
Les textes littéraires contemporains apportent naturellement des témoignages plus explicites. Hésiode, le premier poète grec dont nous connaissions le nom, compose à la fin du VIIIe siècle Les Travaux et les Jours, texte adressé à son frère Persès à l’occasion du partage du domaine paternel ; son père, d’abord commerçant de Cymé en Asie Mineure, avait émigré pour venir s’établir en Béotie ; le texte nous donne des informations précieuses sur la situation des paysans de cette époque et sur les techniques agricoles.
Les autres textes de poètes lyriques ou didactiques ne nous sont connus que par des fragments, conservés par des textes postérieurs ou des papyri de l’Égypte gréco-romaine. Archiloque, Alcée (né vers 620), Sappho (née vers 610), tous originaires de familles aristocratiques, nous livrent quelques aperçus sur la vie et la société de leur milieu et de leur époque. Les poètes didactiques sont plus proches de certains événements historiques : Callinos d’Éphèse (début VIIe) et Mimnerme de Smyrne (vers 600) encouragent leurs concitoyens dans les luttes qu’ils soutiennent contre les nomades cimmériens ou la puissance lydienne. A Sparte, Tyrtée, vers la fin du VIIe siècle, célèbre la puissance des hoplites spartiates et l’« eunomie », c’est-à-dire la justice et l’équilibre, de leur constitution ; Alcman, originaire de Sardes, compose des hymnes pour les fêtes officielles.
Des fragments des poèmes de Solon, devenu archonte d’Athènes en 594, nous sont conservés, en particulier par Aristote et Plutarque. Ils dénoncent les tensions de la société athénienne et défendent ses réformes contre leurs opposants. Théognis de Mégare (vers 540), qui se fait l’écho des destructions des villes d’Ionie, critique d’autre part le renversement des valeurs traditionnelles. Simonide de Kéos (556-468 environ), dont une centaine de vers sont conservés, fut, semble-t-il, une sorte de poète de cour du tyran Hipparque à Athènes et chanta ensuite les guerres Médiques. Pindare, fils d’un aristocrate thébain, ne compose sa première grande ode (la 10e Pythique) qu’en 498.
Les premiers textes en prose de philosophes datent seulement du début du VIe siècle. La doctrine de Thalès de Milet, qui dut une partie de sa célébrité à la prédiction d’une éclipse de Soleil (en 585 probablement), ne nous est connue que par un ouvrage de Théophraste au IVe siècle. On n’a que des fragments d’Anaximandre, premier géographe (Description de la Terre) et astronome, disciple de Thalès, qui aurait fondé une colonie sur le Pont-Euxin. Rien n’a subsisté des œuvres d’Anaximène de Milet, qui ne sont connues que par Diogène Laërce au IIe siècle de notre ère. Un autre Milésien, Hécatée, vers la fin du VIe siècle, laissa un Voyage autour du monde (Périégèse) et des Généalogies dont ne subsistent que des fragments. Le problème de tous ces textes est non seulement qu’ils sont parfois difficiles d’interprétation, mais que leur portée historique reste souvent limitée.
Les inscriptions « historiques » antérieures à la fin du VIe siècle sont rares et souvent très fragmentaires. Parmi les inscriptions plus récentes, particulièrement précieuses sont les listes d’archontes ou d’autres magistrats, gravées sur pierre au Ve siècle ou au IVe siècle, dont les fragments conservés permettent de reconstituer en partie, au moins pour la seconde moitié du VIe siècle, le fonctionnement des institutions archaïques tardives. Une liste des archontes athéniens découverte à l’Agora d’Athènes a sans doute été gravée avant l’archontat d’Euclide en 403. Des recherches, à la fin du Ve siècle, semblent avoir visé à la constitution et au développement de fastes annalistiques : Hippias d’Élis dresse alors la liste des vainqueurs d’Olympie. Au IVe siècle, on trouve dans les Didascalies d’Aristote diverses compilations chronologiques, dont une liste des vainqueurs aux concours Pythiques de Delphes.
Les textes littéraires postérieurs au VIe siècle, les plus souvent utilisés, sont ceux qui nous renseignent le mieux sur l’histoire événementielle de l’époque ou l’histoire des institutions : essentiellement ceux d’Hérodote, de Thucydide, d’Aristote, mais aussi ceux d’écrivains beaucoup plus tardifs. Pausanias a vu encore en place, au IIe siècle après J.-C., certains monuments, en particulier à Delphes, Olympie ou Athènes. Les auteurs de « chronographies », comme Eusèbe au début du IVe siècle de notre ère, nous livrent une date pour le début des concours pythiques ou isthmiques (581), des concours néméens (573).
La valeur des témoignages d’auteurs tardifs est obérée non seulement par la distance temporelle qui les sépare des événements, mais aussi parce que les faits eux-mêmes n’avaient jamais dû être l’objet de relations au moment où ils se produisaient : l’histoire attique du VIe siècle n’a très certainement jamais été écrite, et les historiens tardifs ne peuvent que répéter des souvenirs ou des croyances reposant sur une tradition orale. Tous ces textes sont ainsi naturellement sujets à caution et doivent être interprétés. L’histoire de Sparte donne de bons exemples de ces difficultés. Un véritable mythe spartiate s’est élaboré dans l’Antiquité et jusqu’à l’époque moderne, et a entraîné des distorsions considérables dans la présentation des faits. Cela touche, par exemple, la figure du législateur Lycurgue, dont tous les historiens reconnaissent aujourd’hui le caractère mythique ; on discute encore sur l’authenticité de la grande Rhétra, l’oracle-constitution de Sparte, et sur la chronologie de ses différents éléments ; la date des guerres de Messénie a pu être abaissée : la première guerre (datée traditionnellement, selon Pausanias, de 743-724) jusqu’au début du VIIe siècle (vers 690-670), tandis que la seconde se placerait entre 635-625 et 610-600.
Sur trois points, les témoignages restent très incertains pendant toute cette période : les personnages mentionnés, les dates données aux événements, les événements eux-mêmes.
–Les personnages : le personnage de Lycurgue a pu être considéré jusqu’à une date assez récente comme un personnage historique, placé au IXe ou au VIIIe siècle. Mais les études qui portent sur la mentalité mythique des Grecs dans le domaine de leurs institutions ont pu dégager, dans les récits qui le concernent, une structure légendaire. Pheidon d’Argos relève peut-être aussi de la même analyse.
–Les événements : l’un des événements les plus récents de la période et les mieux attestés, la « première » Guerre sacrée autour du sanctuaire de Delphes au début du VIe siècle, a pu récemment être considéré aussi comme une création mythique. On connaît par des textes tardifs ses causes, ses phases, les noms de certains protagonistes, des oracles delphiques et des décrets amphictioniques, les consécrations qui suivirent. Mais ni Hérodote ni Thucydide n’en font la moindre mention, et seule une allusion indirecte y est faite avant le milieu du IVe siècle, c’est-à-dire avant la « troisième » Guerre sacrée dans laquelle Philippe de Macédoine intervient à Delphes pour punir les Phocidiens. Même si l’existence du conflit n’est pas douteuse, les textes qui le rapportent fournissent ici un bon exemple d’une réécriture tardive de l’histoire par les partisans de Philippe.
–Les dates : dans quelques cas, le recoupement des dates traditionnelles avec des découvertes archéologiques permet de les valider (dates de fondation des colonies de Grande-Grèce ; destruction d’Asiné en Argolide vers 710), mais leur chronologie reste toujours imprécise : tout le système de dates de l’archaïsme repose sur des calculs fondés sur des comptes de générations, de durée variable, qui ne donnent qu’une approximation, sans doute de plus en plus large en remontant les siècles, et qui ne visaient guère qu’à ordonner entre eux des événements dans une chronologie relative ; on a bien montré, en particulier, que les calculs des dates de fondation des colonies grecques n’avaient pas pour but de placer un repère fixe dans le temps, mais de situer les unes par rapport aux autres les fondations de ces différentes colonies. Aucune date de l’époque archaïque n’est une date absolue, c’est-à-dire une date exacte dans notre système calendaire. Une des seules dates absolues directes de l’histoire grecque est, au Ve siècle, celle du début de la guerre du Péloponnèse en 431, assurée grâce à une éclipse (du 3 août 431) notée par Thucydide ; la mise en relation de cette guerre avec les jeux Olympiques (il y en eut la 12e année de la guerre) permet de « caler » le système des Olympiades. Mais dans ce système, où les Olympiades n’ont été numérotées qu’à partir du IIIe siècle, l’exactitude des phases les plus anciennes reste incertaine, comme la date de 776 elle-même, conventionnellement adoptée pour le début des jeux Olympiques, et que l’on tend aujourd’hui à redescendre vers la fin du VIIe siècle. Un fragment d’Ératosthène montre comment se présentaient ces échafaudages chronologiques : « De la chute de Troie au retour des Héraclides, 80 ans ; de là à la migration ionienne, 60 ans ; jusqu’à la tutelle de Lycurgue, 159 ans ; de là au début des Olympiades, 108 ans ; de la 1re Olympiade à la campagne de Xerxès, 297 ans ; de là au début de la guerre du Péloponnèse, 48 ans ; à la fin de l’hégémonie athénienne, 27 ans ; jusqu’à la bataille de Leuctres, 34 ans ; de là à la mort de Philippe, 35 ans, puis à la mort d’Alexandre, 12 ans ». La mention du retour des Héraclides, celle de Lycurgue, montrent les limites de l’exactitude potentielle de ces chronographies. Ce sont les archives orientales, d’où proviennent quelques dates précises (dont Hérodote a pu avoir connaissance), comme celle de la prise de Sardes en 546, qui permettent d’avoir, à partir de l’archontat de Solon en 594/3, quelques points de repère exacts.
Ces points ne permettent naturellement pas de fixer les dates d’autres événements sans relation avec ceux mentionnés par les textes, et, là encore, le cas des guerres de Messénie (dont l’existence même a parfois été aussi mise en doute) montre comment les historiens, à partir d’une critique des sources et d’un examen de l’ensemble des données, peuvent être amenés à modifier les dates fournies par les textes littéraires. Ils ne peuvent non plus dater directement les sites et les monuments. Dans ce domaine cependant la période archaïque est privilégiée, grâce à la précision des styles céramiques ; des événements, tels que le sac de l’Acropole d’Athènes par les Perses en 480, ont permis, grâce au matériel trouvé dans la couche de destruction correspondante, de relier cette chronologie stylistique relative à un système de chronologie absolue.
Cette chronologie a cependant elle-même été contestée récemment, ce qui montre que ses points d’accrochage n’ont pas toujours une solidité totale. Acceptant les chronologies relatives, deux historiens, E.D. Francis et Michael Vickers, ont en effet remis en question la valeur des repères absolus généralement adoptés, en opposant les témoignages contradictoires des divers auteurs anciens ou en critiquant l’exactitude des observations archéologiques ; ils ont pu ainsi abaisser d’environ soixante ans une bonne partie des dates comprises entre le VIIIe siècle et la fin du VIe siècle. L’un des repères les plus anciens, par exemple, était fourni par la date de destruction, bien établie par les chronologies orientales, de la ville de Hama en Syrie (720), où ont été trouvés des tessons non stratifiés du Géométrique récent : si l’on admet que le site n’a pas été réoccupé, alors ces tessons ne peuvent être qu’antérieurs à 720 ; dans le cas contraire, ils perdent leur valeur chronologique. Pour Naucratis, où l’installation grecque est généralement placée dans la seconde moitié du VIIe siècle sous Psammétique Ier, un passage d’Hérodote mentionne que c’est le pharaon Amasis (568-526) qui autorisa les commerçants grecs à s’y établir, ce qui conduirait à abaisser leur installation après 560, alors que les découvertes archéologiques, ainsi que Strabon, imposent la date haute.
En fait, quelques repères solides confirment la validité de la chronologie traditionnelle. A Pithécusses, un scarabée portant le cartouche du roi égyptien Bocchoris a été découvert associé à des vases du Protocorinthien ancien ; Bocchoris est mort vers 712, et de bonnes raisons permettent de penser que le scarabée a été mis dans la tombe peu de temps auparavant. La date de construction du Trésor de Siphnos à Delphes, dont Hérodote dit qu’il fut bâti peu de temps avant un raid d’exilés samiens contre l’île en 524, paraît solidement établie. A Delphes encore, la date du fronton en marbre (dit des Alcméonides) du nouveau temple d’Apollon est bien fixée entre 513 et 505-500. Mais il est vrai qu’elles se placent à la fin du VIe siècle, et qu’elles sont donc d’un faible secours pour l’histoire de la période qui nous concerne ici.
La « Renaissance » grecque du VIIIe siècle
Cette courte période de la seconde moitié du VIIIe siècle, qui correspond à la dernière phase de l’époque géométrique (Géométrique récent), est marquée par toute une série d’innovations que l’on constate peu après 750 : l’apparition de l’écriture alphabétique et des textes poétiques, le développement d’un art figuratif, le début de l’architecture monumentale dans les sanctuaires, les premières colonisations et le développement des échanges à grande distance.
On utilise souvent, pour désigner cette période, le terme de « Renaissance ». Ce terme, qui fait directement allusion à la Renaissance du XVIe siècle en Europe, se réfère aussi à un certain retour vers le passé que l’on croit déceler aussi bien dans les textes homériques que dans un phénomène surprenant, celui du « culte des héros ». Les cités naissantes prennent conscience de leur passé, et la vision héroïque qu’elles en forment leur permet de se forger une identité.
HABITATS ET NÉCROPOLES
Comme aux époques précédentes, ce sont les habitats qui sont les moins bien conservés, et il est fort difficile de préciser la physionomie des futures cités. Les agglomérations les mieux connues sont hors de Grèce continentale, dans les Cyclades, comme Zagora, petit site fortifié sur l’île d’Andros, et Emporio à Chios ; fondées l’une au début, l’autre vers la fin du VIIIe siècle, témoignant d’un essor démographique qui semble caractériser tout ce siècle, elles ne deviendront jamais de véritables cités et seront abandonnées vers 700 pour Zagora, vers 600 pour Emporio. En Crète, Cnossos est mieux connue par ses nécropoles que par ses maisons. Il en est de même pour les futures grandes cités de Grèce continentale, Athènes, Corinthe, Sparte, Argos, dont on ne peut guère, avant le VIe siècle, préciser les éléments de la structure urbaine : elles apparaissent comme des groupements assez lâches de villages ou de quartiers séparés ; aucune organisation de voies ou d’enceintes, aucun monument public n’existe encore. Un site d’Argolide, détruit vers 710 selon Pausanias (date qui correspond aux observations archéologiques), Asiné, fournit quelques indications précises sur l’architecture de cette période, où coexistent encore maisons rectangulaires et absidales.
Même si la progression démographique est sans doute inférieure aux estimations que l’on avait pu faire naguère, habitats et tombes, dans les différentes régions, indiquent un accroissement marqué après la relative dépopulation des siècles obscurs. Toutefois, le développement soudain du nombre des tombes et les modifications des coutumes funéraires, en Attique, en Argolide et à Cnossos par exemple, peuvent avoir d’autres significations qu’une croissance démographique. Les études récentes extrêmement précises qui ont été menées sur les nécropoles ont bien montré que les différentes données accessibles à l’archéologue (la répartition des groupes familiaux de tombes dans une nécropole, la structure des âges représentés, la forme des sépultures, la richesse et la nature des offrandes) indiquent aussi, et peut-être surtout, des changements de société.
A Athènes, le changement principal, dans les pratiques funéraires, est le retour à l’inhumation, tandis que les incinérations sont beaucoup plus rares ; les sépultures cessent d’être signalées par de grands vases comme elles l’étaient avant 750 (ce qui a naturellement des conséquences sur la production artistique de la période). Le droit à sépulture semble beaucoup plus largement attribué pendant toute la seconde moitié du VIIIe siècle ; la réapparition de tombes d’adolescents et d’enfants montre qu’une plus grande variété de personnes est désormais admise dans les nécropoles. Ces modifications de la signification sociale des tombes tendent à suggérer une rupture de l’ordre aristocratique.
Le cas d’Athènes a-t-il valeur générale ? A Corinthe aussi, la réorganisation d’une nécropole, le « Cimetière Nord », semble indiquer une modification des groupes familiaux de sépultures et une organisation sociale nouvelle. A Argos, c’est, au contraire, l’époque des grandes « tombes de guerrier » qui semblent avoir disparu à Athènes. L’une de ces tombes (tombe 45) était celle d’un guerrier inhumé avec son casque et son armure de bronze ; la sépulture contenait aussi des bagues en or ainsi que douze broches en fer (obeloi) et une paire de chenets en forme de navire de guerre. Ces instruments du festin d’outre-tombe, connus dans les grandes tombes chypriotes contemporaines (à Paphos et à Salamine), se retrouvent aussi en Crète dans une tombe à tholos de Kavousi de 710 environ ; les broches, toujours par multiples de six, semblent avoir constitué une mesure de richesse, dont le souvenir (obeloi ou oboloi) sera conservé dans l’unité de monnaie postérieure en Grèce (l’obole). Ces tombes géométriques d’Argos, d’hommes en général (on n’y connaît qu’une seule riche tombe de femme), donnent l’image d’un État encore dirigé par une élite militaire.
A Éleutherne, en Crète occidentale, la fouille récente d’une nécropole, en 1990-1992, a révélé, vers 700, les vestiges d’une série de bûchers attestant l’existence de sacrifices humains qui rappellent évidemment le récit homérique des cérémonies funèbres en l’honneur de Patrocle : un squelette de jeune fille jetée contre un bûcher, celui d’un homme décapité, près du corps d’un guerrier accompagné de tout son armement. Les tombes sont ainsi révélatrices à la fois de pratiques mal connues, de changements sociaux marqués et de divergences profondes entre les sociétés des futurs grands États-cités de Grèce à la fin du VIIIe siècle.
L’ORGANISATION DE L’ESPACE CIVIQUE : LES SANCTUAIRES
Un deuxième élément, beaucoup plus général même s’il comporte aussi des variantes régionales, est la forme nouvelle des pratiques cultuelles. La fréquentation des lieux de culte qui deviendront les grands sanctuaires de l’époque suivante, comme Olympie ou Delphes, a commencé dès la période des siècles obscurs. A Olympie, des figurines de terre cuite sont présentes dès le Xe siècle ; les premières offrandes de bronze, venues essentiellement de l’ouest du Péloponnèse, Messénie et Arcadie, apparaissent avant 800. A Delphes, comme à Délos, les premiers signes d’une activité religieuse datent de la fin du IXe siècle. Mais, au total, le nombre de sites connus pour les siècles obscurs est relativement restreint.
Au contraire, pour la période du Géométrique récent, ce sont plusieurs dizaines de lieux sacrés qui ont été identifiés dans la plupart des régions de la Grèce. Ce phénomène, accompagné d’un accroissement continu des dépôts d’offrandes, ne peut s’expliquer uniquement par une religiosité nouvelle ou par l’enrichissement de la société. Il signifie un transfert de richesse vers les dieux, beaucoup d’objets (ornements personnels, chaudrons et bassins, armes) disparaissant simultanément des sépultures à la fin du VIIIe siècle. C’est vers 725, à Kalapodi, que se multiplient les offrandes métalliques produites par les ateliers du sanctuaire.
Le VIIIe siècle marque ainsi une étape déterminante dans l’organisation et le développement des sanctuaires. La délimitation de l’espace sacré, le téménos, par une enceinte entourant l’autel et le temple s’accompagne en même temps des premières constructions de bâtiments monumentaux. Bien que la chronologie des édifices soit souvent incertaine, le renouveau architectural qui se manifeste avec la construction des premiers temples grecs peut être placé vers le milieu du VIIIe siècle : c’est la date du Daphnéphorion, petit édifice absidal du sanctuaire d’Apollon à Érétrie en Eubée, c’est probablement celle du temple d’Héra Akraia de Pérachora, sur le golfe de Corinthe, où des modèles en terre cuite de bâtiments absidaux reproduisant cette forme de temple datent du troisième quart du VIIIe siècle. Le plan rectangulaire s’impose à la fin du siècle, au moment où commence, vers 700, la construction des premiers grands temples, à l’Héraion de Samos ou au sanctuaire d’Artémis Orthia à Sparte. Il a été bien montré que ces anciens temples dérivent sans aucun doute de l’architecture civile de l’époque précédente, des bâtiments royaux dont l’exemple le plus caractéristique et le plus proche est celui de Lefkandi. C’est cette filiation qui permet d’aboutir à la conclusion importante que les temples grecs apparaissent au moment même où la royauté disparaît de certaines régions de Grèce.
Deux autres faits essentiels caractérisent les pratiques religieuses du VIIIe siècle : d’une part, l’essor de sanctuaires suburbains ou extra-urbains, situés non pas dans l’agglomération, mais en marge de l’habitat, comme le sanctuaire d’Artémis Orthia à Sparte, ou proches des limites du territoire, comme l’Héraion d’Argos ; d’autre part, le « culte des héros ».
L’établissement de sanctuaires majeurs en pleine campagne ou en bordure des habitats principaux est sans doute ce qui a permis aux communautés de définir leur territoire et d’assurer la solidarité du groupe social dans les célébrations qu’ils impliquent : on peut comparer leur rôle à celui des sanctuaires de sommet de la Crète des premiers palais. Ce double pôle, habitat et sanctuaires, structure l’espace civique. A Argos, l’aménagement de l’Héraion à la limite du territoire, sur un site dominant la plaine et plus proche de Mycènes, Berbati et Midéa que d’Argos même, marque probablement la progression territoriale d’Argos entre Mycènes et Tirynthe et la revendication du contrôle de la plaine. Ces sanctuaires non urbains sont souvent ceux qui reçoivent, à cette période, les dépôts votifs les plus riches.
LA RECHERCHE D’UN PASSÉ : LE « CULTE DES HÉROS »
Les années 750-700 sont marquées par un phénomène déjà attesté pendant les siècles obscurs mais qui prend alors une ampleur singulière : de multiples tombes mycéniennes, peut-être encore visibles, ou redécouvertes par hasard, ou peut-être cherchées systématiquement, reçoivent des offrandes, vases et figurines de terre cuite, et deviennent lieux de sacrifices. Cette pratique est, au même titre que le développement des sanctuaires, une des marques de la transformation de la cité grecque dans la seconde moitié du VIIIe siècle.
On a mis en relation ce culte des tombes, souvent appelé de manière extensive « culte des héros », avec la diffusion, précisément dans cette même période, du texte des épopées homériques, diffusion qui sera bientôt attestée par les représentations figurées de la peinture sur vases. Il s’agit d’une même vénération pour le passé, qui conduit à vouloir célébrer et imiter la conduite des héros : les offrandes dans les tombes mycéniennes seraient un moyen de se réapproprier l’Age héroïque. Mais, s’il s’agit bien là de phénomènes proches dans des sociétés qui cherchent à se recréer une histoire, il est douteux qu’il faille voir dans l’épopée la source d’une pratique religieuse aussi largement répandue. Les « héros » adorés sont toujours anonymes : une seule inscription sur un tesson archaïque à Mycènes se réfère «au héros », alors que les personnages de l’épopée sont toujours clairement nommés ; d’autre part, les funérailles des héros dans l’épopée ne se placent pas dans des tombes de type mycénien. Enfin, si ce type de culte est assez répandu, de l’Argolide à l’Attique et jusque dans les Cyclades, les exemples ne sont pas également répartis dans toute la Grèce : ils restent inconnus en Crète ou Thessalie, zones pourtant fameuses dans les textes épiques. On a cru trouver dans cette répartition géographique du culte des tombes une clé possible pour l’interprétation de ce phénomène ; les régions où naît cette pratique cultuelle sont celles de la Grèce des États-cités : il s’agirait, comme dans le cas des sanctuaires extra-urbains, d’une appropriation du territoire en même temps que d’une recherche des origines de la cité.
On ne peut assimiler ce culte de héros anonymes à celui des héros véritables de l’épopée, comme Ménélas honoré au Ménélaion de Sparte, ni à l’héroïsation de personnages contemporains, fondateurs des cités, en Grèce continentale ou dans les colonies, mais cette pratique relève sans doute d’attitudes similaires, visant à donner une identité à la communauté civique. A Érétrie, en Eubée, une tombe particulièrement importante (tombe 6 de la porte Ouest) datant de 720 environ, celle d’un riche et puissant guerrier – l’une des dernières tombes où le défunt est accompagné de ses armes –, est associée à un culte qui va se poursuivre jusqu’au début du Ve siècle. Qui était ce guerrier ? On a pu le rapprocher d’un autre personnage de la ville voisine et rivale de Chalcis, Amphidamas, dont nous savons qu’il eut droit à des jeux funèbres auxquels participa Hésiode, vainqueur du concours poétique. Faut-il voir dans ce « héros » d’Érétrie l’un des derniers détenteurs de l’autorité locale, un héritier des basileis de l’époque précédente, grâce auxquels la cité a pu constituer son pouvoir territorial ? Cette idée du héros, « premier et dernier champion », selon François de Polignac, d’une cité qui désormais tend précisément à rejeter le pouvoir personnel peut s’appliquer aussi bien aux fondateurs (les « oikistes ») des cités coloniales et a le mérite de bien expliquer, au moins, l’intensification de ces pratiques dont la répartition correspond à la carte des cités naissantes.
L’ÉLARGISSEMENT DU MONDE GREC : COLONISATION ET ÉCHANGES
On a coutume de définir une première phase de la colonisation grecque qui s’étend jusque vers 675. Il est peut-être préférable, pour mieux cerner ce phénomène capital pour la compréhension de l’histoire grecque archaïque, d’observer d’abord les toutes premières fondations.
L’activité eubéenne, déjà constatée à la période précédente en Orient, à Chypre ou à Al Mina, et en Occident par des contacts sporadiques en Italie du Sud et en Sicile, se poursuit, mais prend des formes nouvelles qui vont ouvrir la voie à la colonisation grecque. Un premier comptoir est installé dès avant 750 sur l’île d’Ischia (site de Pithécusses). Rapidement, dans le dernier tiers du VIIIe siècle, selon les dates traditionnelles (approximatives), toute une série de colonies chalcidiennes, dont les motivations peuvent être variées, s’établissent, d’abord à Cumes sur la côte en face d’Ischia, en Sicile à Naxos, Léontinoi, Zancle et, sur la rive continentale du détroit de Messine, à Rhégion, pendant que des colonies secondaires (des colonies de colonies) apparaissent, comme Mylai fondée par Zancle. On a cherché les raisons qui ont pu pousser des groupes de gens de Chalcis et d’Érétrie à émigrer et à se fixer en terre étrangère. Beaucoup de causes possibles, parfois mentionnées dans les textes anciens, ont été évoquées : le manque de terres cultivables, des troubles sociaux, des calamités naturelles ; en réalité, il y eut certainement, dans chaque cas, des raisons locales variables. Mais les premières colonisations paraissent bien se situer avant tout dans le prolongement des navigations exploratoires de la période précédente. On connaît les traditions du travail du métal en Eubée ; la recherche de minerais pourrait être un des éléments déterminants à l’origine de l’installation à Pithécusses, dont les fouilles ont permis de connaître à la fois l’acropole, la nécropole, et un quartier métallurgique. Le site pourrait avoir été au centre d’un réseau commercial eubéen lié à ce type d’activité.
La situation de ces établissements eubéens n’est certainement pas indifférente ; il faut remarquer que Pithécusses et Cumes sont les points les plus avancés vers le nord de la présence grecque en Italie ; les autres colonies permettent de contrôler le passage du détroit de Messine entre Zancle et Rhégion. Les objets trouvés dans ces colonies, et en particulier à Pithécusses, montrent bien que ces fondations prennent place dans des réseaux d’échanges méditerranéens. Un des objets les plus significatifs de la période eubéenne de Pithécusses est la Coupe de Nestor, un vase rhodien, trouvé dans la tombe à incinération d’un enfant et portant l’une des plus anciennes inscriptions en vers en alphabet chalcidien. Les premières fondations eubéennes ont ouvert une voie qui détermine désormais l’organisation commerciale des villes grecques. Les premières amphores d’huile attiques qui arrivent en Occident dès la fin du VIIIe siècle sont vraisemblablement transportées par les navires eubéens et corinthiens. Au-delà de l’Italie, les premiers objets grecs parviennent dans la seconde moitié du VIIIe siècle jusque dans les établissements phéniciens de l’Andalousie côtière ; un cratère attique du Géométrique récent I (760-730) a été découvert à Huelva en Andalousie de même qu’un skyphos eubéen géométrique. Bien que très rares, ces pièces montrent là encore une insertion des produits grecs dans des courants commerciaux existants. Le cratère géométrique de Huelva est une pièce de prestige exceptionnelle, qui entre dans le cadre d’un commerce « aristocratique » d’objets de prix : des pièces comparables ont été trouvées en Italie (Syracuse, Locres, Ischia, Véies), mais aussi en Orient (Salamine de Chypre, Amathonte, Samarie, Tyr, Hama) dans des villes considérées comme des « capitales » du monde méditerranéen. Tous ces voyages et échanges semblent s’effectuer selon des axes ouverts par les Phéniciens. L’activité des Eubéens apparaît indissociable de celle de ces derniers : à partir de 775, on trouve à Carthage des vases eubéens, ou de style eubéen fabriqués dans des ateliers phéniciens de Sardaigne ou d’Italie du Sud.
Les navires eubéens en route vers l’Italie transitaient probablement par le golfe de Corinthe, en évitant de contourner le Péloponnèse par la route dangereuse du cap Malée. Ceci peut expliquer les relations étroites entre les Eubéens et les Corinthiens au début de leurs entreprises. L’activité corinthienne s’était limitée, au début du VIIIe siècle, à des contacts avec la Grèce du Nord-Ouest le long du golfe de Corinthe ; la répartition des vases corinthiens importés permet de suivre ces contacts : à Médéon, dans l’île d’Ithaque (sur le site d’Aetos et dans la grotte cultuelle de Polis), en Épire, où la poterie corinthienne apparaît essentiellement à Arta (Ambracie) et à Vitsa. Dans la seconde moitié du VIIIe siècle, la poterie corinthienne se répand tout autour de Delphes, en Phocide et à Ithaque, qui sont les points de contact privilégiés de Corinthe ; la répartition et la fréquence des trouvailles suggèrent que Corinthe a cherché l’accès à des réseaux d’échanges vers le nord : vers la Thessalie par la région de Delphes, vers l’Épire et l’Illyrie par Vitsa. Le but pouvait être là aussi l’obtention du métal, le cuivre plus probablement que le fer, et peut-être l’étain. Les nouvelles conditions sociales (offrandes de métal dans les sanctuaires, demande d’objets de prestige) expliquent cette recherche accrue vers le milieu du VIIIe siècle. C’est l’époque où se développe, à proximité immédiate de Corinthe, le sanctuaire de Pérachora, l’un des plus riches de Grèce par ses offrandes, et où les bronzes corinthiens apparaissent dans les sanctuaires de Delphes, de Phères en Thessalie, ou de Dodone.
La coïncidence entre le déclin des importations corinthiennes à Vitsa en Épire et le début de la colonisation corinthienne en Italie n’est sans doute pas fortuite : on a pu penser que l’établissement de routes régulières vers l’Italie a conduit Corinthe à se détourner de circuits commerciaux moins stables. La première colonie corinthienne est Syracuse, vers 734 ; elle avait vraisemblablement été déjà précédée de navigations corinthiennes. Seule Mégare, une autre ville contrôlant le passage de l’isthme de Corinthe, participe à ce premier mouvement de colonisation, en fondant Mégara Hyblaea, sans doute vers 728. La fondation de Corcyre (Corfou) vers la fin du VIIIe siècle par Corinthe marque peut-être un retour de cette cité à sa zone d’influence première.
L’étude de ces expériences coloniales de la fin du VIIIe siècle ne doit pas détourner, en Grèce même, de l’étude, plus difficile, des transformations régionales dans l’organisation du territoire. Y a-t-il eu établissement de colonies en Grèce même ? La quantité de poterie eubéenne que l’on trouve sur le site de Zagora à Andros, très supérieure à ce que l’on rencontre habituellement dans les îles de l’Égée, a pu conduire à l’idée d’une colonie eubéenne sur ce site des Cyclades. Une tradition rapporte que les habitants d’Asiné, après la destruction de leur ville par Argos vers 710, auraient été fonder une autre ville en Messénie. D’autre part, l’étude des sites d’Argolide a pu suggérer que des modifications significatives ont eu lieu dans l’occupation du territoire et que Lerne, Berbati et Midéa pourraient être en quelque sorte des colonies argiennes ; mais ceci entre dans le cadre des tentatives d’hégémonie régionale qui vont conduire, à la fin du siècle, à des conflits entre cités dont nous parlerons plus loin.
En dehors de l’aspect proprement économique des fondations coloniales, un point particulièrement intéressant est celui de leur relation avec la formation des États-cités en Grèce, et de leurs rapports avec les métropoles : les colons partent de sociétés où la formation de la cité n’est pas encore achevée ; ils ne disposent pas de modèles préexistants, et les colonies vont donc être elles-mêmes, comme on l’a dit, une sorte de laboratoire pour la création des États-cités. Les circonstances des fondations nous sont bien connues par des sources littéraires abondantes, qui mentionnent notamment les « oikistes », chefs d’expédition honorés ensuite comme héros fondateurs, et le processus de décision dans lequel l’oracle d’Apollon à Delphes intervient régulièrement, peut-être dès la fin du VIIIe siècle. Ces fondations de cités se trouvent immédiatement confrontées aux problèmes de définition du territoire (la chôra) et de répartition des terres qui se posent au même moment aux cités de Grèce propre ; de la même manière, l’établissement des cultes dans ces fondations coloniales, où apparaissent aussi sanctuaires urbains et périurbains, y marque la prise de possession du territoire.
LA RÉAPPARITION DE L’ÉCRITURE
C’est dans le contexte des activités eubéennes et des relations avec les Phéniciens et l’Orient que les premiers textes inscrits en grec alphabétique apparaissent peu après le milieu du VIIIe siècle, d’abord, sinon exclusivement, dans le domaine eubéen : à Lefkandi, dont proviennent trois graffiti de noms fragmentaires, ainsi qu’à Pithécusses, qui a fourni, pour la période qui va jusqu’en 675, environ trente-cinq inscriptions ; à Al Mina même (l’un des sites où aurait pu être créé l’alphabet), sur un tesson d’un vase du Géométrique récent attique. Ces inscriptions sont le plus souvent de simples noms ou des formules de propriété ; appartenant pour la plupart à cette même période, elles proviennent de presque toutes les régions du monde grec, de Smyrne à Syracuse. Des chaudrons de bronze béotiens (dont cinq proviennent de l’Acropole d’Athènes) portent des dédicaces en écriture chalcidienne. Des inscriptions composées d’hexamètres fragmentaires ont été trouvées à Ithaque et à Athènes : la plus ancienne inscription grecque sur pierre, attribuée à la fin du VIIIe siècle, provient de l’Acropole.
L’expansion rapide de cette écriture est bien indiquée par toute une série d’abécédaires du début du VIIe siècle qui ont été retrouvés sur des fragments céramiques, à Athènes, à Kalymnos, et jusqu’en Étrurie, où l’un d’eux (de Marsigliana d’Albegna, de la première moitié du VIIe siècle) reproduit l’alphabet chalcidien que les Étrusques ont pu recevoir des Eubéens de Cumes et de Pithécusses. Deux abécédaires viennent de Cumes même ; en Grèce d’Ionie, le plus ancien provient de l’Héraion de Samos, vers la fin de la première moitié du VIIe siècle.
En dehors des courts fragments inscrits, de signification souvent incertaine, de rares documents présentent des textes plus longs. Il s’agit tout d’abord de l’hexamètre complet figurant sur une œnochoé découverte à Athènes dans la zone du Dipylon en 1871, attribuée au peintre géométrique baptisé le Maître du Dipylon et datée d’environ 740-730. Mais l’inscription la plus longue, l’une des plus anciennes (vers 725), est l’inscription dite de la Coupe de Nestor à Pithécusses, sur une coupe à boire rhodienne du Géométrique récent ; elle porte un texte de trois lignes en alphabet chalcidien, comportant deux hexamètres dactyliques (« Je suis la délicieuse coupe de Nestor ; celui qui boit cette coupe sera saisi du désir d’Aphrodite à la belle couronne ») qui font directement allusion à la description par Homère, dans l’Iliade, de la Coupe de Nestor.
Ces premiers textes ne concernent ni la vie économique ni la vie de la cité. Ils sont en cela entièrement différents de l’écriture minoenne ou mycénienne, inventée pour répondre aux besoins administratifs de gestion de l’économie : il n’y a en Grèce aucune attestation de l’usage d’un système numérique avant 600 environ. Cela semble d’autant plus surprenant que l’alphabet a selon toute vraisemblance été emprunté aux Phéniciens, dont l’activité commerciale en Méditerranée a dû reprendre depuis le Xe siècle. Mais l’usage presque uniquement poétique qui en est fait laisse supposer que l’écriture était aux mains de personnes qui vivaient dans le monde aristocratique des banquets, des concours, proche de celui décrit par Homère, et on en est arrivé à la conclusion que l’alphabet grec a pu être inventé d’abord pour transcrire la poésie épique des aèdes. L’amélioration décisive apportée par les Grecs, l’adjonction des voyelles à un système qui n’utilisait que des consonnes, s’expliquerait parfaitement dans le contexte de cette poésie dont le rythme repose en partie sur la longueur des voyelles.
LES ARTS AU GÉOMÉTRIQUE RÉCENT
Cette période de la « renaissance grecque » est bien datée par la dernière phase de la céramique géométrique, le Géométrique récent. A Athènes, ce style, qui prolonge celui du Maître du Dipylon, développe des compositions denses de motifs linéaires et répète tout autour du vase les mêmes éléments cloisonnés dans un cadre de métopes. La complexité croissante du décor permet en cette période de mieux distinguer les variantes introduites par les ateliers locaux ; imagerie et motifs figurés s’enrichissent. Les ateliers des Cyclades, de Crète ou de Grèce de l’Est introduisent des files d’animaux dans leur décor linéaire ; des motifs plus précis de l’iconographie orientale, comme les animaux en position héraldique entourant l’arbre de vie, apparaissent sur des vases eubéens.
L’art du Géométrique récent est en fait marqué, déjà, par le début du phénomène dit orientalisant qui caractérisera tout le VIIe siècle : la céramique orientalisante de Corinthe, le « Protocorinthien », naît d’ailleurs dès 720. Le dessin commence à perdre sa rigidité, et les motifs linéaires sont progressivement remplacés par des motifs végétaux orientaux. Ivoires, bronzes, objets en métal à décor en relief véhiculent ce nouveau style à partir des écoles de Syrie du Nord et de Phénicie. Aux ivoires sont empruntés la palmette, le lotus, les motifs de câble ; des bols phéniciens en bronze, à décor au repoussé ou incisé, donnent naissance à partir de 735 environ à une catégorie de skyphoi attiques à thèmes figurés encore géométrisés ; le centre de ces bols est souvent orné de languettes ou d’arêtes rayonnantes qui passeront dans l’art protocorinthien. Le style de Syrie du Nord (de Hama notamment), avec ses personnages caractéristiques, aux yeux grands ouverts, a inspiré un ivoire géométrique trouvé à Athènes. Mais l’influence est venue surtout des chaudrons de bronze à protomés rivetées (sirènes, taureaux, lions). Ces chaudrons à cuve détachable diffèrent des trépieds géométriques antérieurs dits à cuve clouée. Connus en Orient dans de riches tombes, comme celles de Gordion ou de Salamine de Chypre, ils ont été trouvés en Grèce dans des sanctuaires et en Italie dans des tombes (à Préneste). La forme deviendra celle d’un grand bassin, le dinos, de la céramique orientalisante ; les potiers athéniens en tireront une forme hybride combinant le nouveau support et la cuve à anneaux. Les protomés de griffon qui en ornent le bord, peut-être une invention grecque, deviendront prépondérantes au VIIe siècle.
Le milieu du VIIIe siècle montre, dans les techniques métallurgiques, le retour notable du bronze à l’étain, qu’il s’agisse des imitations d’objets orientaux (qui, eux, possèdent de forts pourcentages d’étain) ou des nouvelles variantes du type traditionnel des trépieds à cuve clouée (trépieds martelés d’Athènes, dont les pieds et les anses sont faits de tôle et décorés au poinçon, ou trépieds fondus de Corinthe). En Grèce, le décor au repoussé est lié d’abord aux objets orientaux ou orientalisants et n’apparaît, à l’époque géométrique, que sur les boucliers votifs consacrés en Crète dans la grotte de l’Ida. Ces changements dans les procédés de travail du bronze en Grèce, les apprentissages qu’ils nécessitent, exigent des contacts directs avec l’Orient et permettent de supposer l’installation en Grèce de bronziers orientaux, qui ont pu continuer à se procurer l’étain dans leur patrie d’origine.
La Crète, qui avait gardé plus que d’autres régions de Grèce des liens avec l’Orient, acquiert un nouveau rôle pendant cette période et constitue sans doute une station intermédiaire importante entre l’Orient et l’Étrurie. Il suffira ici de rappeler la grotte de l’Ida consacrée à Zeus, dont les découvertes essentielles datent du VIIIe et du VIIe siècle, et où les importations orientales sont nombreuses : ivoires, sceaux, bols de bronze, pendentif en bronze du Luristan. Le travail des bronzes crétois en relief est sans parallèle en Grèce ; des pièces sont exportées jusqu’à Ithaque, Delphes, Dodone et Milet.
Le second trait caractéristique de cette période de l’art géométrique est le développement d’un style figuratif. Cela se marque d’abord par l’introduction sur les vases des premières scènes à tendance narrative : scènes de chasse, de batailles, certaines représentations de naufrages non clairement identifiées mais que l’on peut être tenté de mettre en rapport avec les aventures d’Ulysse ; des centaures apparaissent dans le répertoire. Ces représentations figurées décorent aussi des séries d’objets qui avaient disparu depuis la fin de la civilisation mycénienne : statuettes en ivoire, sceaux en ivoire ou en pierre, dont une soixantaine viennent de l’Héraion d’Argos. C’est Argos qui semble avoir été le centre de ce renouveau de la glyptique dans le Péloponnèse ; les sceaux, dont les seules empreintes connues proviennent de Pithécusses, présentent, à côté de décors géométriques, des motifs nouveaux (poissons, oiseaux, chevaux, bateaux).
Toutes ces œuvres sont destinées essentiellement aux sanctuaires, plus qu’aux nécropoles ; on a déjà noté, pour les offrandes de métal, le transfert qui commence à se produire, à cette période, des tombes aux sanctuaires : manifestation sans doute d’un intérêt de la cité naissante pour les lieux principaux du rassemblement communautaire. La variété des origines de ces objets traduit bien le développement des échanges pendant toute cette période ; elle permet de discerner, en même temps que l’importance des différents sanctuaires, les liens qui peuvent exister entre les régions du monde grec. A Delphes, un dépôt sous la Voie Sacrée associe à des fragments de boucliers crétois des pièces venues d’Argos, Sparte, Athènes. Les sanctuaires d’Olympie et de Delphes reçoivent des importations italiques (casques, fibules) qu’il faut sans doute mettre en rapport avec le commerce corinthien vers la côte ouest de l’Adriatique.
Les études stylistiques permettent, généralement, d’identifier les ateliers de provenance, tout au moins pour les offrandes de bronze, épingles, statuettes, trépieds votifs. Le travail du bronze possède une longue tradition à Argos, mais n’apparaît que peu avant 750 à Corinthe d’abord, puis à Athènes. Cette apparition d’écoles locales bien individualisées, qui établissent un lien entre un style et une cité, reflète le souci des nouveaux États-cités de se forger une identité culturelle ; comme on l’a fait observer, ces styles naissent dans les poleis, non dans les régions organisées selon le système de l’ethnos.
Le développement économique et artistique, les changements nets qui se manifestent dans les sanctuaires, dans les nécropoles, sont sans aucun doute des indicateurs de transformations sociales dans le monde grec. L’image que l’on retire de cette période de la « Renaissance » grecque est celle de l’émergence de sociétés nouvelles.
On hésitera sans doute à suivre les analyses minutieuses d’études issues du structuralisme qui ont tenté, tout récemment, d’établir des correspondances étroites entre l’organisation du décor sur les vases géométriques des différents ateliers d’Argolide et les relations sociales qui régissaient les communautés correspondantes, jusqu’à en déduire le conflit qui aboutit à la destruction d’Asiné vers 710. De même, la répétition cumulative des motifs du style géométrique attique ne peut-elle apparaître comme l’illustration symbolique de l’addition de nouveaux membres à un corps social dont les nécropoles d’Athènes semblent en effet indiquer l’élargissement. Mais il est certain que les nouveautés artistiques, et en particulier la tendance vers un style figuratif, reflètent un changement de société et peuvent au moins aider à donner à ces transformations un cadre chronologique précis.
Ces cités en formation sont loin d’être uniformes. Vers 750, Athènes donne encore l’image d’une cité commerciale et maritime ; à partir de 730, c’est la campagne d’Attique qui semble être mieux occupée et exploitée, et les différences que l’on note entre les diverses nécropoles pourraient suggérer une période de compétition ou de réaction contre une centralisation accrue, impliquant la rivalité de grandes familles. A Argos, la richesse des tombes permet de suivre une différenciation sociale progressive depuis l’homogénéité relative de l’époque protogéométrique jusqu’à la fin du VIIIe siècle ; la présence d’armures dans des tombes privées, de même que le développement de figurines en argile de guerriers et le décor figuré des vases indiquent l’importance de l’aspect militaire.
Cet essor vers l’État-cité ne concerne, comme le système palatial mycénien à la fin de l’Age du Bronze, qu’une partie restreinte de la Grèce propre. De nombreuses régions continuent d’évoluer selon un autre type d’organisation politique et territoriale, l’ethnos, qui persiste notamment en Grèce du Nord (Thessalie) et qui prolonge sans doute un système hérité des siècles obscurs.
La Grèce du VIIe siècle : crises et expansion
La Grèce du VIIe siècle présente un tableau contrasté. Entre la « Renaissance » du VIIIe siècle et l’archaïsme triomphant du VIe siècle, ce devrait être un siècle de progrès ; or les témoignages sont discordants : d’un côté, un monde grec en expansion, la construction des sanctuaires, le brillant accomplissement artistique de l’art orientalisant ; de l’autre, des cités à l’histoire imprécise, comme Athènes, en particulier, qui semble tentée de revenir au type d’organisation antérieur à 750. Les cités naissantes paraissent hésiter entre des voies divergentes, rivalisent et s’opposent ; les premières images de législateurs et tyrans, mythiques ou réels, apparaissent sur fond de crises.
La difficulté à étudier le VIIe siècle vient d’abord de ce que ce siècle ne relève pas encore de l’histoire, mais de récits et de traditions où des souvenirs déformés se mêlent aux reconstitutions mythiques. Comme nous l’avons vu plus haut, peu de dates, d’événements ou de personnages de cette période peuvent prétendre à l’historicité. Et, de toute manière, ce siècle reste peu connu à travers les sources littéraires tardives, qui ne mentionnent guère que des luttes incertaines entre cités (entre Athènes et Égine, ou entre Argos et Nauplie), les premières tentatives de la tyrannie, et, bien sûr, la poursuite de la fondation de colonies. Si ces colonies ont fait l’objet de nombreuses recherches et sont de mieux en mieux connues, l’histoire de la Grèce propre, de la Crète ou des Cyclades, laisse subsister de nombreuses énigmes.
Ce sont les œuvres d’art et d’une manière générale les documents matériels, le plus souvent la céramique, qui permettent d’aboutir aux dates les plus sûres, quelles que soient leur imprécision ou les divergences à leur sujet. La céramique corinthienne, presque toujours présente dans les couches anciennes des fondations coloniales, permet une comparaison avec les dates fournies par la tradition. Les chronologies orientales et égyptiennes, d’autre part, fournissent ici quelques points de repère indispensables : c’est pendant le règne de Psammétique Ier (664-610), premier roi de la XXVIe Dynastie en Égypte, que les Grecs s’établissent à Naucratis.
L’EXPANSION GRECQUE AU VIIE SIÈCLE
L’expansion grecque est d’abord caractérisée par la poursuite du mouvement de colonisation, qui concerne désormais des cités de plus en plus nombreuses. Après les premières colonies établies par les Eubéens, Corinthe et Mégare, d’autres colons partis du Péloponnèse viennent à leur tour dans le sud de l’Italie et en Sicile vers la fin du VIIIe siècle : Tarente, fondée selon la tradition vers 706 par des colons venus de Sparte, Sybaris par des Achéens et des habitants de Trézène, Crotone par d’autres Achéens ; Géla est fondée vers 689 par des Rhodiens et des Crétois. Des colons venus de Locride fondent Locres Épizéphyrienne vers 680. Très vite, les colonies existantes essaiment à leur tour, et on assiste au phénomène amplifié des colonies secondaires : les Chalcidiens de Naxos, avec l’aide de nouveaux colons de la métropole, fondent à leur tour Catane et Léontinoi ; Sybaris fonde Métaponte. L’Italie du Sud et la Sicile sont désormais la Grande-Grèce.
La fondation de colonies devient un phénomène panhellénique, et les régions du nord de l’Égée (rives septentrionales, Propontide, Pont-Euxin), de même que la Cyrénaïque, sont à leur tour colonisées, à la suite peut-être d’explorations eubéennes de la période précédente. Les Milésiens (associés à des Pariens) fondent Parion sur l’Hellespont, puis vers 676 Cyzique et enfin Abydos ; Phocée fonde Lampsaque et Samos Périnthe dans la seconde moitié du VIIe siècle. Thasos est fondée vers le milieu du siècle par des Pariens, Cyrène vers 630 par des colons de Théra qui avaient dû quitter l’île, selon Hérodote, à la suite d’une terrible sécheresse. L’essor est donné à un mouvement général d’expansion en Méditerranée, que les Phocéens poursuivront au VIe siècle.
Les causes de cette colonisation, qui s’inspire des exemples eubéens et corinthiens, sont certainement multiples, variables selon les cités fondatrices. On a récemment repris l’idée, déjà rencontrée dans les chapitres précédents à propos d’autres mouvements de population, de calamités naturelles, entraînant des disettes dans une période où les surplus auraient été insuffisants pour faire face à des baisses temporaires de la production. Mais la sécheresse mentionnée par Hérodote à propos de la fondation de Cyrène, à supposer qu’il s’agisse bien de la cause réelle, ne saurait devenir une explication générale. Les raisons de partir pour aller mieux vivre ailleurs, une fois connues les possibilités de telles expéditions, ont pu être nombreuses.
A cette colonisation s’ajoute le cas particulier des établissements d’Orient et d’Égypte, Al Mina et Naucratis. Sur le site d’Al Mina, fréquenté par les Eubéens dès l’époque géométrique, une nouvelle période commence après l’abandon du niveau VII vers 696 (date de la destruction de Tarse, en Anatolie orientale, par les Assyriens). La nouvelle ville des niveaux VI et V, qui va durer jusqu’à la fin de la domination assyrienne, laisse entrevoir une croissance des importations de céramique grecque ; mais l’origine de ces céramiques indique un certain rééquilibrage dans l’activité des cités grecques. Les importations eubéennes ou cycladiques deviennent plus rares, et ce sont les vases de Grèce de l’Est qui dominent, avec ceux de Corinthe ; associés à de la poterie attique ou argienne, ils ont été interprétés le plus souvent comme le témoignage de la puissance commerciale grandissante d’Égine, dont les relations sont étroites avec Athènes, Argos, et Corinthe. Ces importations cessent à la fin du VIIe siècle, au moment de la chute de l’empire assyrien devant la puissance babylonienne. D’autres villes, comme Tarse notamment, présentent une histoire analogue.
A Naucratis, sur une des branches du delta du Nil, c’est dans la seconde moitié du VIIe siècle que les Grecs sont autorisés à s’installer sur un site égyptien, siège administratif et base militaire pour la défense de Saïs, où ils obtiennent le droit d’élever des sanctuaires à leurs dieux. Les offrandes à ces sanctuaires consistent en particulier en vases de luxe, dont la provenance fournit, pour la fin du siècle, un aperçu des réseaux de circulation d’objets en Méditerranée : là encore, la présence de vases corinthiens et attiques, en même temps que de Grèce de l’Est, indique la présence des Éginètes parmi les marchands de Naucratis.
Le rôle commercial d’Égine est fréquemment mis en valeur dans les témoignages anciens. A Égine même arrivent des objets d’Égypte, de Grèce de l’Est, de Chypre et du Levant. L’île était certainement le point d’aboutissement d’un réseau commercial allant d’Orient jusqu’en Étrurie. Cette importance d’Égine semble correspondre à la fin, vers 700, du quasi-monopole eubéen dans ce domaine.
Moins visibles dans les témoignages archéologiques, les explorations lointaines vers la Méditerranée occidentale se poursuivent sans aucun doute. Le récit d’Hérodote, qui raconte le voyage d’un Samien, Côlaios, poussé hors de sa route et allant jusqu’en Andalousie, vers 630, correspond sans doute à une réalité de navigations épisodiques qui gardent un aspect presque individuel.
LE PHÉNOMÈNE ORIENTALISANT
Cet élargissement du monde grec et de l’hellénisme n’a pas eu, en Grèce même, que des conséquences d’ordre commercial et matériel : enrichissement des cités et des personnes. La prospérité nouvelle des cités commerçantes, les demandes de clientèles nouvelles, vont conduire à l’assimilation par les artistes grecs d’un certain nombre de motifs décoratifs orientaux qui permettent de caractériser cette période comme la période orientalisante.
Ce sont les arts dits mineurs, ivoires ou objets travaillés en métal, qui illustrent le mieux ce que l’on a pu appeler la « révolution orientalisante », contemporaine de l’expansion assyrienne en Syrie et en Cilicie et de l’installation par Gygès, roi de Lydie, de son royaume à Sardes vers 665, puis du développement rapide des cités ioniennes. Ils sont les plus proches des pièces importées d’Orient, qui arrivent en Grèce pendant tout le VIIe siècle, notamment dans les lieux de culte, de l’Héraion de Samos jusqu’à la grotte de l’Ida en Crète : coupes, armes, bassins portés par un trépied, bronzes et bijoux, statuettes. A leur contact, les centres artistiques grecs vont créer à leur tour leurs propres styles : les bassins à têtes de griffons seront diffusés à travers tout le monde méditerranéen, jusqu’en Italie et en Gaule ; les ivoires du sanctuaire d’Artémis Orthia, à Sparte, montrent, en plein centre du Péloponnèse, l’influence des modèles étrangers, transmise sans doute par Samos. Dans la céramique, c’est Corinthe qui a développé la première un style orientalisant, l’art protocorinthien, qui fait une large place aux ornements orientaux et aux animaux, griffons, sphinx, cerfs paissants. Les petits vases à parfum (aryballes et alabastres) protocorinthiens, puis corinthiens à partir de 625, destinés à une très large clientèle en grande partie non grecque, reprennent tous les motifs exotiques, les frises animales, les monstres. Si un style subgéométrique se poursuit encore dans de nombreuses régions, comme en Argolide, durant tout le début du VIIe siècle, les éléments du style nouveau y pénètrent cependant. A Athènes, le fondateur du style dit protoattique (terme calqué sur protocorinthien pour désigner le style attique orientalisant) est connu sous le nom de « peintre d’Analatos » ; encore proche du style géométrique malgré l’introduction d’éléments végétaux et animaux, il apporte cependant des expérimentations nouvelles.
De multiples nouveautés apparaissent dans cette époque féconde en créations artistiques : plaques de bronze découpées et gravées, jarres crétoises à décor figuré en relief, figurines moulées, bassins laconiens en pierre (les périrrhantéria) portés par trois ou quatre caryatides accompagnées de lions. Les premières statues de ce que l’on a appelé le « dédalisme », du nom d’un sculpteur mythique, Dédale, sont créées vers le milieu du VIIe siècle ; ce phénomène, que la Crète et Sparte illustrent le mieux, en bronze ou en pierre, marque l’apparition, en sculpture, d’un style orientalisant, caractérisé par des œuvres frontales aux volumes soigneusement étudiés (comme la Dame d’Auxerre). En même temps se développe vraisemblablement la grande peinture corinthienne, dont les métopes du temple d’Apollon à Thermos, en Étolie, nous conservent vers 620 les plus anciens témoignages.
L’intérêt de ces œuvres d’art, en dehors de leur valeur esthétique, est de nous donner une idée de la capacité créatrice de cités dont nous ne connaissons malheureusement, pour cette période, que peu de choses. On a pu parler autrefois d’un panhellénisme dédalique, mais c’est aussi un moment de création des styles locaux. Il est important de pouvoir les identifier : ils permettent de déceler les courants d’influences et d’apprécier la compétition à laquelle se livrent les cités.
CITÉS, NÉCROPOLES ET SANCTUAIRES
Peu de choses sont encore sûres au sujet des villes de cette période. De Sparte, on ne connaît ni maisons, ni édifices civils, ni nécropoles. La ville la plus puissante, Corinthe, reste aussi mal connue, de même qu’Argos. Athènes n’est sans doute à cette époque qu’une agglomération modeste parmi d’autres en Attique. C’est encore à l’extérieur de la Grèce propre, en Grande-Grèce ou en Ionie, que des exemples d’urbanisme peuvent être cités, comme à Smyrne, remodelée au début du VIIe siècle sur un plan régulier à l’intérieur de son enceinte.
Les nécropoles fournissent toujours, pour le VIIe siècle, la documentation archéologique la plus importante. Elles permettent de constater à la fois une diminution sensible du nombre des tombes et une rupture dans les pratiques funéraires. A partir de 700, les nécropoles prennent régulièrement place dans des zones exclusivement réservées à cet usage, hors les murs. En Attique, l’inhumation, pour les adultes, devient beaucoup moins fréquente ; la pratique de la crémation directe dans la tombe apparaît, avec des offrandes disposées dans un dépôt séparé ; on voit pour la première fois de grandes nécropoles de jeunes enfants, inhumés dans des vases. Une étude de la répartition chronologique des tombes montre que la plupart datent de la fin du siècle, ce qui rend la rupture avec le VIIIe siècle encore plus nette ; la réduction du nombre des tombes et des sites semble générale ; les nécropoles de Vitsa, en Épire, riches au VIIIe siècle, sont presque abandonnées.
Une explication d’ensemble est difficile. On a voulu y voir une chute démographique, qui pourrait être liée à des désastres naturels (sécheresse) et à une famine vers la fin du VIIIe siècle, mais rien ne permet de confirmer de telles hypothèses à une large échelle. Une autre explication, toute différente, est la plus probable : comme nous l’avons vu, les tombes à offrandes, celles que repèrent les archéologues, sont la marque d’un statut social. Dans la seconde moitié du VIIIe siècle, la formation de la cité s’accompagne d’un accroissement du nombre de personnes ayant droit à de telles sépultures. Au VIIe siècle à Athènes, le retour à une domination de l’aristocratie, impliquant une restriction de ce droit, suffirait à rendre compte du déclin du nombre de tombes identifiables. Toutefois, les changements dans les modes de sépultures ne peuvent sans doute s’expliquer uniquement par la simple hypothèse d’un conflit de classes entre l’aristocratie (les agathoi) et d’autres couches de la population. Là encore, les situations locales sont très variées dans le cadre de ce phénomène général. A Argos, à partir de 700, l’augmentation relative des tombes d’adultes dans des jarres, avec peu ou pas d’offrandes, et leur regroupement en deux zones hors de la cité sont accompagnés de la disparition presque totale des tombes riches comportant des objets en métal ; mais la poursuite des offrandes dans les sanctuaires montre que cela ne signifie pas l’apparition d’une structure égalitaire parmi les citoyens.
Les lieux de culte et les grands sanctuaires sont, en de nombreuses régions de Grèce, les seuls vestiges archéologiques visibles de cette période. En Attique, les prospections semblent indiquer un regain d’activité religieuse dans des lieux de culte isolés, et souvent nouveaux : sur certains sites, comme celui de Tourkovouni, l’activité ne commence que vers la fin du VIIIe siècle et culmine vers le milieu du VIIe siècle. En Phocide, le sanctuaire de Kalapodi est réorganisé. Surtout, le VIIe siècle voit un développement notable de l’architecture monumentale et les premières créations de l’architecture de pierre dans les différentes régions du monde grec. La construction du temple primitif qui précède le temple d’Apollon à Corinthe, dans la première moitié du VIIe siècle, marque sans doute la première réalisation monumentale dans la ville ; après la destruction du premier temple d’Héra Akraia à Pérachora, Corinthe en reconstruit un deuxième, celui d’Héra Liménia. D’autres temples sont édifiés à Isthmia et à Thermos. Les grandes orientations du style ionique apparaissent en Crète ainsi qu’à Samos, où l’Hécatompédon est construit vers 660-650 ; la pierre a remplacé la brique, et l’on y trouve tous les développements d’une architecture monumentale. Le temple crétois de Prinias, de 625-600 environ, présente des frises de pierre sculptées. Pour l’ordre dorique, le temple C de Thermos présente déjà des éléments de pierre.
D’une manière générale, le nombre des offrandes dans les grands sanctuaires croît nettement vers la fin du VIIIe siècle et au VIIe siècle : les tableaux statistiques montrent cette augmentation, que l’on a comparée à la baisse du nombre des offrandes dans les nécropoles de certaines régions. Seule Athènes et l’Attique semblent ici suivre une orientation différente ; mais les sanctuaires d’Artémis Orthia à Sparte, de l’Héraion d’Argos, de Pérachora près de Corinthe, de l’Héraion de Samos, le temple d’Apollon à Érétrie, constituent certainement des vitrines de la richesse des cités concernées. Le sanctuaire d’Artémis Orthia a fourni, dans le dépôt allant de la fin du VIIIe siècle au début du VIe siècle, un nombre considérable de figurines de plomb, des statuettes de bronze, des figurines et masques de terre cuite et l’une des plus belles collections d’ivoires orientalisants.
RIVALITÉS ET CONFLITS : LE PROBLÈME DE LA « RÉFORME HOPLITIQUE »
Aussi bien les structures de l’organisation sociale que les relations extérieures des cités restent extrêmement floues pendant toute cette période ; mais l’on discerne, dans ces cités qui font étalage de leur puissance, des situations de crise qui conduisent à des tensions internes ou à des conflits externes.
Le VIIe siècle apparaît comme une période de rivalité entre les cités naissantes. Ces compétitions peuvent être pacifiques, comme celles qui opposent les champions des cités dans les concours des jeux Olympiques ; les compilations tardives, qui ont tenté de reconstituer les listes de vainqueurs, ont essentiellement pour nous l’intérêt d’indiquer la cité d’origine de ceux-ci : Athènes aurait ainsi eu deux champions, vers le début du siècle Pantaclès en 696 et 692, et Stomas en 644. Si la date traditionnelle de la fondation de ces concours est 776, il est possible qu’ils n’aient existé en réalité, comme nous l’avons vu, qu’à partir de la fin du VIIIe siècle (on a proposé la date de 704), au moment où diverses traditions font état de remaniements de leurs épreuves.
Mais ces rivalités aboutissent le plus souvent à des conflits armés entre cités. On a pu dire que le VIIe siècle ne connaissait aucune grande guerre. En fait, tout dépend des dates adoptées et des événements retenus (c’est là une des difficultés les plus graves de l’histoire de cette période). Les premières guerres attestées par la tradition semblent se placer à la fin du VIIIe siècle et au début du VIIe siècle. En Argolide, la destruction d’Asiné par Argos se situerait vers 710 et n’est pas contestée, dans la mesure où cette date paraît confirmée par les recherches archéologiques sur le site. En Eubée, les sources anciennes mentionnent une guerre entre Chalcis et Érétrie, qui aurait réuni bon nombre d’alliés de part et d’autre, et que les historiens ont généralement placée à la fin du VIIIe siècle ; il s’agit de la guerre Lélantine, du nom de la plaine qui séparait les deux villes, et dans laquelle se trouvait précisément l’habitat de Lefkandi, Xéropolis. Ce site a été détruit et abandonné vers 700 ; à Érétrie, près de la porte Ouest, les plus anciennes tombes de guerrier ont été interprétées comme celles de héros tombés à la guerre à cette époque ; ces événements expliqueraient l’effacement, après 700, de la présence eubéenne en Orient comme en Occident.
Les circonstances d’une guerre entre Athènes et Égine, mentionnée seulement par Hérodote (pour expliquer les raisons d’une guerre postérieure, en 506, entre Thèbes et Athènes), sont encore plus incertaines. Le récit de ce conflit dans le golfe Saronique, impliquant Argos comme allié d’Athènes, ne fixe aucune date et repose sur un mélange de sources variées et d’explications diverses. Placer ce conflit vers le début du VIIe siècle ne peut être qu’une hypothèse, qui a toutefois le mérite de rendre compte d’un certain nombre d’observations : le développement du rôle commercial d’Égine, l’apparition dans l’île d’ateliers de poterie et le relatif déclin d’Athènes font qu’un conflit de voisinage entre les deux cités est certainement possible. De la même façon, l’interruption des importations de céramique corinthienne à Épidaure entre 700 et 630 environ et la constatation d’un développement de l’influence argienne laissent supposer une mainmise d’Argos sur Épidaure pendant cette période ; les allusions à une amphictionie de Calaurie (île du golfe Saronique) qui regrouperait vers le second quart du VIIe siècle des villes menacées par Argos (Nauplie, Égine, Épidaure, soutenues par Orchomène et Athènes) correspondraient à ces événements. Rappelons, d’autre part, le conflit entre Corinthe et sa colonie Corcyre vers 664.
Le cas de Sparte est différent. Il fait peu de doute, quelles que soient les incertitudes sur l’histoire de cette cité, que Sparte est alors engagée dans la conquête de la Messénie. Si l’on adopte les dates basses récemment proposées plutôt que les dates hautes de la tradition, les guerres de Messénie encadrent très exactement le VIIe siècle : vers 690-670 pour la première (conquête de la Messénie), 625-600 pour la seconde (après la révolte de la Messénie) ; mais le détail du déroulement de ces guerres comme l’historicité de certaines batailles (celle d’Hysiai entre Argos et Sparte en 669 ?) doivent être considérés avec la plus grande méfiance. Tout cela atteste sans aucun doute cependant l’expansionnisme de Sparte au VIIe siècle ; c’est une des très rares guerres de conquête de l’histoire grecque archaïque et l’un des éléments fondamentaux de l’histoire de la puissance spartiate.
Les principales cités grecques sont ainsi engagées dans une compétition qui prend des formes variables. On ne peut malheureusement préciser quels ont pu être les buts et les effets des autres conflits connus. Il est douteux que le conflit entre Égine et Athènes mentionné plus haut ait ruiné, par exemple, les capacités productives d’Athènes.
On doit noter vers cette période une importance nouvelle de l’armement et sans doute de la classe militaire. Le développement des offrandes de casques, vers la fin du VIIIe siècle, puis de boucliers, vers le milieu du VIIe, dans les grands sanctuaires comme Olympie, est un fait caractéristique. C’est dans ce contexte que l’on a souvent placé l’adoption d’un changement susceptible d’avoir eu des conséquences pour la formation de l’État-cité, celui de la « phalange hoplitique ».
A partir d’une interprétation d’un passage de La Politique d’Aristote mentionnant le remplacement des combats de cavaliers par le combat d’hoplites, beaucoup d’historiens ont suggéré qu’un changement de tactique militaire avait eu lieu à une date qui se situerait dans la première moitié du VIIe siècle. Cette chronologie est liée en partie au fait qu’Homère ignorerait les combats par masses d’infanterie ; mais les textes homériques, sauf à vouloir considérer tous les passages litigieux comme interpolés, connaissent le terme de « phalange » et font référence à des formations massives d’infanterie. Certes, des changements dans l’armement (cuirasse, invention de la seconde poignée du bouclier permettant une meilleure prise) sont placés aux environs de 7 ;0; mais ces perfectionnements, qui apparaissent dès le VIIIe siècle (tombe à la Cuirasse d’Argos vers 720) ne sont pas nécessairement liés à un changement de la tactique militaire. On s’est référé, dans le même esprit, aux représentations des vases géométriques, qui montrent seulement des duels de combattants, pour placer ce changement après 700. Mais l’art géométrique use de conventions particulières, qui visent à rendre l’idée d’une bataille de masses par la seule représentation de quelques guerriers. Déjà, le Vase aux Guerriers de Mycènes, vers 1150, montre des files d’hoplites, vêtus d’une cuirasse de cuir et métal et portant des boucliers ronds échancrés, qui marquent une rupture nette avec les peintures des fresques mycéniennes : s’il y a eu changement dans le domaine militaire, c’est au début du XIIe siècle qu’il conviendrait plutôt de le placer.
Le débat sur la « réforme hoplitique » touche moins, en réalité, aux problèmes de tactique qu’à ceux de l’organisation sociale de la Grèce du VIIe siècle. En suivant le texte cité d’Aristote, on a voulu faire d’un élargissement du corps des combattants la cause d’une transformation du corps social : les non-aristocrates intégrés parmi les hoplites auraient demandé une égalité de droits et auraient mis en péril le pouvoir des nobles ; c’est sur eux, sur le dèmos, que se seraient appuyés les candidats à la tyrannie. Or, comme nous l’avons vu, rien, dans les nécropoles de cette époque, ne permet de penser qu’il y ait eu une extension de la base sociopolitique de la communauté au bénéfice des couches moyennes de la paysannerie. Il n’est sans doute pas nécessaire de faire appel à une « réforme hoplitique » que rien n’atteste véritablement pour expliquer les crises sociales et les disparités du VIIe siècle, qui semblent s’être exacerbées, ou l’importance prise par le dèmos. La formation de la cité comportait en elle-même suffisamment de causes de tensions internes.
A l’extérieur de la Grèce en tout cas, la présence de mercenaires grecs, originaires d’Ionie le plus souvent, est bien attestée en Égypte dès le règne de Psammétique Ier. A Abou- Simbel, à la frontière du Soudan, des graffiti, dus probablement à des Doriens de Rhodes, datent de la campagne de Psammétique II en Nubie en 591.
LES CRISES SOCIALES
On a souvent souligné qu’il n’y a pas de modèle normal de la polis grecque : les États-cités se développent selon des formes distinctes, et il convient de ne pas oublier que, de même que le système palatial mycénien ne couvrait qu’une faible partie de la Grèce, le système de la polis ne concerne pas toutes les régions. Parmi les États-cités eux-mêmes, on a pu tracer une distinction entre les États modernes et les États « archaïques » du VIIe siècle, le clivage s’opérant en particulier à partir des définitions du citoyen, de l’homme libre et de l’esclave. Les Spartiates ont créé une nouvelle classe de serfs (les hilotes) lorsqu’ils se sont emparés de la Messénie. La Thessalie, la Crète, avaient apparemment des systèmes faisant appel à une large population servile. D’une manière générale, les oppositions persistantes entre les aristocraties, qui joueront un rôle important encore pendant tout le VIe siècle, et les autres éléments de la population, les modifications des structures économiques et sociales, entraînent sans aucun doute des tensions que les cités résoudront de différentes manières. D’Hésiode à Solon, les textes évoquent les difficultés de la condition d’une partie de la paysannerie, endettement et dépendance, précarité des situations, servitude. Des récriminations et des revendications égalitaires s’expriment aussi à Sparte dans l’œuvre de Tyrtée.
Ce sont ces situations de crise sociale accrue dans les cités naissantes que traduisent sans doute les sources anciennes lorsqu’elles placent vers le VIIe siècle un certain nombre de figures, imprécises et en grande partie mythiques, de personnages qui interviennent dans l’organisation sociale de la cité, rois, législateurs ou tyrans. Les législateurs apparaissent notamment à Sparte (Lycurgue) et Athènes (Dracon). Plutarque lui-même, dans sa Vie de Lycurgue, souligne le caractère incertain de tous les récits relatifs à celui-ci, qui dérivent du « mirage spartiate » élaboré à partir de l’époque classique, faisant de Sparte un modèle de vertu, de discipline et de rigueur. Au VIIe siècle (au VIe, Sparte commencera à prendre une physionomie originale), Sparte n’est vraisemblablement pas très différente des autres cités grecques aristocratiques. A Athènes, c’est vers la fin du siècle (621) qu’est traditionnellement placé le législateur Dracon ; son code de lois avait sans doute pour but de créer un droit commun pour tous ; mais la constitution de Dracon telle qu’elle est rapportée par Aristote n’est qu’une élaboration de la fin du Ve siècle. On a signalé à juste titre que l’oracle de Delphes, qui joue un rôle important dans l’organisation du monde grec (consultation pour l’établissement des colonies, pour certaines orientations de la politique des cités), a tenu en quelque sorte le rôle d’un législateur de la Grèce ; les oracles sont un des éléments majeurs dans la prise de décision des cités, conduisent éventuellement à un réexamen de leur politique, interviennent dans leurs relations.
Les témoignages anciens sur Pheidon, roi ou tyran d’Argos, sont contradictoires, et le témoignage d’Hérodote, le plus ancien, repose sur une tradition qui ne permettait déjà plus de situer ce personnage dans le temps ; il était, comme Cypsélos, crédité de l’invention de la monnaie et aurait été le premier à avoir fait adopter la formation de la phalange hoplitique. Si cette figure n’est pas totalement imaginaire, les mentions qui en sont faites n’ont sans doute plus guère de rapport avec une réalité historique. Les débuts de la tyrannie au VIIe siècle restent donc incertains. La dynastie des Cypsélides de Corinthe est la mieux connue, grâce encore aux témoignages d’Hérodote ; mais le personnage de Cypsélos (vers 630-600 ?), le premier tyran, qui, enfant, avait échappé grâce à une ruse de sa mère à la mort préparée par le clan oligarchique des Bacchiades et qui s’empara du pouvoir ensuite avec l’accord de l’oracle de Delphes, appartient aussi en grande partie au mythe.
Le cas d’Athènes, généralement la cité la mieux connue dans l’histoire grecque, illustre bien la faiblesse de la documentation concernant le VIIe siècle. Sans colonies pendant cette période, sans tyran (le coup de force de Cylon, avec l’appui de Mégare, pourrait n’avoir eu lieu qu’au début du VIe siècle), avec un seul législateur célèbre mais mal connu, Dracon, Athènes est peu présente dans les sources anciennes qui ne mentionnent guère par ailleurs qu’un conflit imprécis avec Égine et des démêlés avec Mégare à la fin du siècle. Les premières magistratures annuelles apparaîtraient vers 680. Mais la documentation archéologique n’est pas beaucoup plus riche dans le domaine artistique ; l’art attique, qu’il s’agisse de l’architecture monumentale ou de la sculpture, ne semble pas au même niveau que celui des autres cités rivales, Corinthe ou Sparte : on en a rapidement conclu à l’existence d’une crise athénienne au VIIe siècle.
L’analyse de la céramique orientalisante d’Athènes apporte des éléments qui vont dans le même sens. L’art était particulièrement brillant à Athènes au VIIIe siècle : la céramique attique géométrique était une céramique de qualité, où s’est développé le mieux le nouveau décor figuré ; les tombes féminines des IXe et VIIIe siècles montrent les débuts de la bijouterie, de la sculpture et du travail du métal. Le nouvel alphabet trouve une de ses plus anciennes utilisations sur une cruche du Dipylon. Or il apparaît une sorte de vide entre le VIIIe siècle et le VIe siècle, notamment dans la peinture de vases, entre le Maître du Dipylon et les premiers grands peintres attiques, le Peintre de Nettos (dans le dernier quart du VIIe siècle) ou le peintre du Vase François (vers 570-560). Déjà le style géométrique récent, décoré de scènes funéraires et de batailles, était en fait isolé, peu exporté, dans la seconde moitié du VIIIe siècle. Dans la première moitié du VIIe siècle aussi, la diffusion du style attique est restreinte au voisinage immédiat.
C’est vers 675 qu’apparaît un nouveau style original, dans la tradition des premiers vases protoattiques, le style dit « Noir et Blanc », qui doit son nom à l’utilisation systématique, à côté de la peinture en « silhouette » de la période géométrique, du simple trait de contour pour le dessin des personnages, avec des zones peintes en blanc. Cet atelier, dont l’activité couvre à peu près une génération (670-640 environ) et dont l’artiste le plus prolifique est le Peintre de Polyphème, se consacre à des motifs narratifs comme l’aveuglement de Polyphème, la fuite d’Ulysse hors de la caverne du Cyclope, le combat d’Héraclès et de Nessos ; les héros populaires (Héraclès, Persée, Bellérophon) sont présents sur ces vases, tandis que des combats d’hoplites reflètent sans doute les conflits de l’époque. C’est la première fois que des scènes mythologiques détaillées, et d’interprétation incontestable, sont représentées ; Corinthe a dû jouer un rôle important dans leur introduction, et les affinités sont nombreuses avec la céramique protocorinthienne ; mais ces vases annoncent aussi la tradition attique de l’art narratif. Or la plupart des exemplaires proviennent d’Égine, et non d’Athènes ; seuls quelques vases isolés viennent d’Éleusis (une amphore célèbre représentant Persée et les Gorgones) ou d’Argos.
On a proposé, avec de bonnes raisons, d’attribuer ce groupe de vases à un atelier d’Égine ; seuls, pendant ce temps, des peintres plus modestes poursuivent à Athènes leurs expérimentations. Il est tentant d’expliquer ce déclin relatif d’Athènes par les possibles conséquences du conflit avec Égine. De toute façon, Athènes n’était pas dans une situation économique critique : ses amphores d’huile (du type dit « SOS » en raison de la forme des motifs peints sur leur col) sont diffusées largement pendant tout le VIIe siècle vers la Méditerranée occidentale. Mais la crise est peut-être plutôt d’ordre social. Comme nous l’avons vu, l’étude des tombes d’Athènes, comme celle des stèles funéraires de la période 700-650, semble indiquer le retour au pouvoir des agathoi et suggère ainsi une division de la société en deux groupes, qui pourraient correspondre aux Eupatrides et aux paysans dépendants (les « hectémores ») mentionnés par les textes. C’est ce retour en arrière qui va conduire en tout cas, à la fin du VIIe siècle, à une amorce de révolution sociale pour laquelle les Eupatrides devront faire appel comme médiateur à Solon en 594.