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Les siècles dits obscurs
On a généralement désigné sous ce terme de « siècles obscurs » (Dark Ages) la période qui sépare la chute de la civilisation mycénienne de la « Renaissance » du VIIIe siècle. Cette appellation, utilisée d’abord par les historiens anglo-saxons, a un double sens : elle désigne à la fois une époque considérée comme sombre pour les populations, un temps de déclin et de difficultés, et une période que nos connaissances ne parviennent pas à éclairer. De 1180 jusque vers 750 en effet, l’écriture disparaît : aucun témoignage écrit n’existe pendant plus de quatre siècles. D’autre part, peu de monuments sont connus dans ce même intervalle ; l’étude de la culture matérielle se réduit en grande partie à celle de la céramique.
En se fiant aux textes homériques, qui semblaient rattacher la civilisation de la Grèce archaïque à la brillante période des palais mycéniens, l’on n’a vu parfois dans ces siècles obscurs qu’une lacune regrettable, une sorte d’accident, dans la continuité de l’histoire grecque. C’est en réalité une période capitale, dans laquelle prennent place des événements mal connus mais qui vont sans doute infléchir le cours de cette histoire : les Doriens s’installent en Grèce, à un moment indéterminé ; des relations nouvelles s’ébauchent en Méditerranée et vont permettre le renouveau du VIIIe siècle. Cette période incertaine est celle où se préparent les mutations de la société et de la civilisation grecques de l’époque archaïque.
En l’absence de tout témoignage écrit, la recherche patiente des vestiges archéologiques a permis, depuis une vingtaine d’années, de faire progresser considérablement notre connaissance de cette période. Elle ne semble pas plus mal connue maintenant que bien d’autres époques de la protohistoire grecque. L’obscurité qui subsiste est donc due peut-être moins à l’absence d’informations qu’à notre difficulté à interpréter nos connaissances, notamment en ce qui concerne l’organisation sociopolitique : entre le système palatial mycénien et l’apparition de la cité grecque, les siècles obscurs se définissent mal en termes de pouvoir et de société.
L’intérêt porté à cette époque s’est souvent limité à la question suivante : comment une même population – des Grecs – a-t-elle pu passer d’une civilisation raffinée à un déclin aussi marqué puis à la brillante renaissance de l’archaïsme ? Quelle continuité peut-on imaginer ? C’est dans cette alternative de continuités et de ruptures que l’histoire des siècles obscurs a été le plus souvent abordée ; il est probable que la vérité se situe dans une gradation irrégulière, dont il est malaisé de situer les phases.
Sources et chronologie
L’histoire des siècles obscurs repose, comme pour les périodes précédentes, essentiellement sur l’archéologie, prospections ou fouilles de sites importants qui présentent une stratification continue : Lefkandi en Eubée, Kalapodi en Phocide, les nécropoles d’Athènes ou d’Argos, certains sites de Crète de l’Est comme Kavousi. Les sources littéraires font défaut : la composition de l’Iliade et de l’Odyssée ne date probablement que des environs de 750. Ce sont ces textes homériques cependant qui ont été souvent, abondamment, et sans doute abusivement, utilisés comme source privilégiée pour l’histoire de cette période.
Lectures d’Homère.
L’Iliade et l’Odyssée dressent en effet un tableau extrêmement détaillé, à partir du thème de la guerre de Troie et du retour incertain d’Ulysse dans son île d’Ithaque, d’une société située dans une période « héroïque », avec des rois dans leurs palais, des guerriers se livrant combat ; leurs chars, leurs armes, font l’objet de descriptions minutieuses, comme celle du bouclier d’Achille. Mais on a bien montré que ce tableau est plein de contradictions ; la liste des villes grecques dressée dans le Catalogue des Vaisseaux, au livre II de l’Iliade, qui mentionne les contingents envoyés à Troie par chacune d’entre elles, avec le nom de leur commandant et le nombre des navires, ne correspond pas à la géographie historique de la période censée être celle d’avant la guerre de Troie. Il s’agit d’une œuvre littéraire et non pas historique.
Les travaux de Milman Parry, sur la transmission de la poésie orale dans l’Europe contemporaine et notamment parmi les bardes serbo-croates, ont bien permis de comprendre la manière dont se sont constituées, par transmission orale au cours des siècles, ces épopées – l’Iliade et l’Odyssée ne sont pas les seules, mais d’autres, comme la Thébaïde, ne sont connues que par leur titre ou par quelques fragments. Fondées sur une stricte versification (les hexamètres dactyliques) et utilisant fréquemment dans ce cadre les expressions toutes faites d’un langage dit « formulaire », elles peuvent inclure des éléments empruntés aux diverses étapes de leur constitution. Il est vain d’y chercher le reflet précis d’une époque déterminée : elles ne dépeignent de façon exacte ni le monde mycénien, ni les siècles obscurs, ni même sans doute le moment, dans le courant du VIIIe siècle, où elles se sont figées et ont cessé d’évoluer avec l’utilisation de l’écriture, mais un monde héroïque imaginaire, dont le rapport avec la réalité de l’époque reste difficile à contrôler.
L’historien peut ainsi proposer une lecture « stratigraphique » d’Homère : déceler les éléments qui proviennent des diverses périodes traversées par cette tradition orale ; mais il n’est pas certain que l’on soit en droit de tenter de découper dans le texte homérique des strates successives homogènes. Des termes, comme ceux qui désignent les détenteurs du pouvoir (les basileis) ou des objets, comme l’épée plaquée d’argent, le bouclier d’Achille de l’Iliade, le casque à dents de sanglier de l’Odyssée, peuvent remonter à l’époque mycénienne : mais ces quelques éléments ne s’intègrent pas dans un tableau historique de la Grèce des palais. Les distorsions suggèrent que très peu du contenu poétique des textes homériques dérive directement de la période mycénienne.
Homère serait-il alors, comme on l’a dit, le poète des siècles obscurs ? Dans ce passé héroïque vers lequel l’aède entraîne ses auditeurs, l’on peut voir avant tout une image de la société du VIIIe siècle, telle qu’elle était et telle qu’elle aurait voulu être.
Les sources archéologiques.
La recherche archéologique récente a porté sur trois aspects principaux, complémentaires : l’exploration de sites stratifiés présentant une séquence ininterrompue de la fin de l’époque mycénienne jusqu’au VIIIe siècle ; la prospection des régions de Grèce les moins bien connues (celles qui déjà à l’époque des palais mycéniens restent relativement obscures) ; l’étude des céramiques, communes aussi bien que décorées, qui permettent d’assurer la chronologie de la période.
Des sites de plus en plus nombreux établissent un lien entre l’Age du Bronze et la période géométrique. En Crète, on constate cette continuité à Cnossos même ; les habitats nouveaux de la période submycénienne, comme Kavousi, dans la partie orientale de l’île, restent occupés jusqu’à la période géométrique. En Eubée, Lefkandi est sans doute l’exemple le meilleur d’un site utilisé de l’époque submycénienne jusque vers 700. En Phocide, celui de Kalapodi, sur l’emplacement du sanctuaire d’Artémis Élaphébolos d’Hyampolis, objet d’une lutte, au VIe siècle, entre Phocidiens et Thessaliens, est un de ceux qui ont fourni une séquence stratigraphique continue depuis la fin du Bronze récent jusqu’à l’époque archaïque. Dans une autre région de Grèce, le site d’Assiros Toumba, sur un tell de Macédoine centrale, présente lui aussi une séquence ininterrompue qui couvre la fin de l’Age du Bronze et le début de l’Age du Fer, de 1300 à 750 ; la comparaison avec un autre site de Macédoine, celui de Kastanas, montre toutefois les difficultés des comparaisons et des généralisations : à Kastanas, le passage de l’Age du Bronze à l’Age du Fer s’accompagne cette fois de changements notables dans le plan du site ou celui des bâtiments, qui peuvent indiquer une situation troublée.
Les prospections archéologiques ont apporté des informations précieuses sur des régions par ailleurs mal connues. En Messénie, les découvertes de tombes et les trouvailles de surface suggèrent que la région était divisée en un petit nombre de zones d’habitat qui atteignent leur plus grande extension entre 925 et 850 ; dans le village de Nichoria, une grande maison centrale, qui contenait un petit autel et des réserves de denrées, était probablement la demeure d’un chef local. En Arcadie, une multiplicité de petits sanctuaires correspondent à des divisions territoriales qui annoncent celles des cités autonomes postérieures.
Le recours à l’ethnographie.
Dans la mesure où le manque de documentation archéologique semble correspondre à un développement, dans de nombreuses régions de Grèce, du pastoralisme, qui laisse peu de traces matérielles, on a pu faire appel à des comparaisons ethnographiques. En Épire, l’exemple des transhumances actuelles des bergers Sarakatsani a ainsi été utilisé en archéologie comme modèle à la fois pour les mouvements des chasseurs-collecteurs du Paléolithique et pour la société pastorale de la fin des siècles obscurs. On a tenté aussi, d’autre part, d’une manière plus contestable, de définir la société homérique – censée correspondre à celle des siècles obscurs – à l’aide de modèles ethnographiques ; la variété et la diversité de ses structures permettraient d’y retrouver une société de big men, de chefs locaux à pouvoir instable, analogue à celles que l’on peut connaître aujourd’hui en Mélanésie, ou l’image de communautés patriarcales voisines de celles du Nuristan actuel ; l’on essaie d’en trouver ensuite une confirmation dans les différents vestiges archéologiques de cette période.
Chronologie des siècles obscurs.
La chronologie de cette période est fluctuante selon les auteurs. Son extension maximale va de 1200 jusque vers 750 (ou même 700, mais la période 750-700 est celle du Géométrique récent mieux connu) ; cela correspond à peu près à la période d’interruption de l’écriture. Mais elle tend à se restreindre avec le progrès des connaissances. La période submycénienne forme une entité particulière ; la fin du « Submycénien », qui constitue bien une période chronologique, et non un simple aspect culturel propre à l’Argolide, est aujourd’hui abaissée, non plus jusque vers 1050 (date la plus fréquemment adoptée jusqu’ici), mais jusque vers 1015. La période protogéométrique-géométrique est elle aussi de mieux en mieux connue, et sa chronologie, fondée sur les phases de la céramique, de plus en plus précise. Le début du Protogéométrique, fixé conventionnellement à 1050, doit être abaissé, parallèlement, jusque vers 1015 : il n’y a, de toute façon, aucune lacune chronologique entre le Submycénien et le Protogéométrique. Dans ces conditions, la définition des siècles obscurs reste très variable selon les auteurs et leur conception de l’évolution de l’histoire grecque : pour Ian Morris, ils correspondent à la période de la Grèce géométrique (1050-750) ; pour Annie Schnapp, ils recouvrent essentiellement les XIe et Xe siècles, c’est-à-dire effectivement les siècles pour lesquels l’obscurité reste la plus grande. Par commodité, parce que cela correspond à un critère objectif et net (l’absence d’utilisation de l’écriture), et parce que le terme de « siècles obscurs » est de toute manière conventionnel, nous garderons ici cette appellation dans un sens large (1180-750), mais en considérant cette période comme un ensemble complexe de phases multiples plus ou moins bien connues.
Il est difficile, en particulier, de séparer la fin de la période mycénienne (1180-1015) de la période du Protogéométrique, cette distinction, valable pour l’Argolide, la Corinthie ou l’Attique, l’étant beaucoup moins pour d’autres régions de Grèce comme la Messénie, l’Achaïe, la Laconie, Ithaque et la Grèce du Nord-Ouest ; dans ces régions, les appellations « submycénien » et « protogéométrique » ont d’ailleurs été abandonnées au profit de divisions spécifiques (Dark Ages I, II, III), dans la mesure où la poterie submycénienne y est inconnue. La diversité des évolutions régionales a ainsi conduit à une double périodisation : l’une qui concerne essentiellement l’Argolide, l’Attique, où la tradition mycénienne est clairement identifiable jusqu’au moment où apparaît la céramique protogéométrique puis géométrique ; l’autre qui concerne les régions « obscures » de la Grèce (ouest du Péloponnèse, Grèce du Nord et du Nord-Ouest) où des céramiques locales, sans lien direct avec les autres régions, évoluent selon un rythme propre. Par ailleurs, les successions stratigraphiques particulières à certains sites (comme celui de Lefkandi) ont pu conduire à la définition de phases locales d’occupation qui ne correspondent pas toujours exactement aux découpages de la chronologie générale.
La fin de la civilisation mycénienne
LE MONDE MYCÉNIEN EN SURVIE (1180-1065)
La fin du système palatial a entraîné de fortes perturbations dans l’ensemble du monde mycénien, y compris dans les régions périphériques. L’impression de désagrégation donnée par la disparition des palais et de l’écriture, la diminution du nombre des sites, les diversités régionales croissantes, est toutefois contrebalancée par des efforts locaux de réorganisation qui sont notables dans certains centres principaux de la période précédente, ou par le développement de nouveaux centres, comme Lefkandi en Eubée, Pérati en Attique, ou Asiné en Argolide.
Le phénomène le plus marquant est la diminution du nombre des sites. En Messénie, la région de l’ancien royaume de Pylos, seuls quelques-uns, comme celui de Nichoria, semblent avoir survécu au désastre ; il en est de même en Laconie. Les causes peuvent en être diverses : dépopulation, dispersion des habitants dans des fermes ou hameaux isolés peu repérables par les archéologues, regroupement au contraire sur des sites plus sûrs ; il est certain en tout cas que des groupes de Mycéniens du Péloponnèse ont émigré vers des régions périphériques du monde mycénien, qu’il s’agisse de régions toutes proches comme l’Achaïe ou Corfou, la Grèce du Nord-Ouest ou du Nord, ou plus éloignées, comme les îles du Dodécanèse ou Chypre : les cartes de répartition de certains objets, comme les nouveaux types d’armes de cette période ou des objets de prestige comme les perles d’ambre, révèlent ces mouvements centrifuges.
L’apparition simultanée de sites nouveaux indique cependant que toutes les parties du monde mycénien ne sont pas également marquées par les conséquences de la fin du système palatial. A Pérati, sur la côte ouest de l’Attique, non loin des mines du Laurion, une vaste nécropole suppose un habitat florissant de la fin de l’Age du Bronze. En Argolide, Tirynthe ou Mycènes, solidement fortifiées, restent des sites importants. A Mycènes de nouveaux édifices sont construits (maison du Vase aux Guerriers, Grenier). A Tirynthe, la reconstruction de la partie inférieure de la citadelle est immédiate, et la ville basse connaît alors sa plus grande extension. La présence d’un grand tumulus avec des sépultures à incinération de l’Helladique récent III C (HR III C) découvert en 1984 au sud de Mycènes indique l’émergence de nouvelles structures sociales. Les premières phases de l’HR III C ne peuvent ainsi être considérées comme une période de repli ou de décadence généralisée, mais plutôt comme une phase de réorganisation très variable selon les régions.
Il y a tout au long de la période une continuité céramique étroite, marquée toutefois par des divergences régionales croissantes. On distingue en général trois phases, de 1180 jusque vers 1065, qui permettent de dater avec précision les différentes destructions de l’HR III C ; la deuxième est la mieux caractérisée par des styles originaux, le Style dense et le Style du Grenier à Mycènes, ou le Style du Poulpe en Crète et dans le Dodécanèse. Paradoxalement, dans les grands centres de la période précédente, c’est après la destruction des palais que les peintres de vases se montrent les plus inventifs, et notamment vers le milieu du XIIe siècle. C’est à cette date qu’il faut vraisemblablement placer le célèbre Vase aux Guerriers de Mycènes (vers 1150), qui trouve un parallèle contemporain sur une stèle funéraire peinte de Mycènes ; les guerriers, qui portent de nouveaux types de casques, des boucliers ronds échancrés et des cuirasses courtes, sont représentés en une file régulière qui évoque plus la phalange hoplitique que les duels des fresques mycéniennes précédentes ; leur tenue et leur armement dénotent de nouveaux modes de combat, que l’on a rapprochés de ceux des « Peuples de la Mer ». Le Vase aux Guerriers, comme d’autres fragments de Lefkandi, de Kalapodi et de nombreux vases de Tirynthe qui appartiennent à cette même phase, illustre la persistance d’un art figuratif.
Une nouveauté dans la céramique, qui a suscité des discussions abondantes dans la mesure où l’on a cru y déceler, encore une fois, l’intrusion d’éléments nouveaux de population, est constituée par la céramique dite « barbare ». Cette céramique, de couleur sombre, façonnée à la main et polie, avec parfois un décor plastique, est maintenant connue sur un nombre élevé de sites (Mycènes, Asiné, Tirynthe, Sparte, Korakou, Aigeira, Athènes, Pérati, Lefkandi, ainsi qu’en Crète) ; elle apparaît dès la fin de l’HR III B (à Aigeira, à Tirynthe) et est généralement associée à des niveaux du début de l’HR III C. En raison de ses différences avec la céramique mycénienne habituelle et de ressemblances avec la céramique de régions voisines (Troie, Balkans, Italie), on a voulu y voir la marque d’un groupe qui pourrait être à l’origine de la destruction des palais : aucun élément ne vient toutefois à l’appui d’une telle hypothèse. Même si son origine la plus vraisemblable est la Grèce du Nord-Ouest, rien, dans sa diffusion, n’implique l’invasion d’un groupe ethnique déterminé.
Dans la culture matérielle, les principaux changements apparaissent dans le domaine du mobilier métallique. Le fer n’est pas encore utilisé. Mais une grande partie de l’outillage de bronze (haches, faucilles, houes) semble avoir disparu avec la chute des économies palatiales. De longues épingles et des fibules en archet révèlent des modifications dans les usages vestimentaires. Dans l’armement surtout, aux types d’épée du XIIIe siècle, à lame courte et solide, s’ajoute au XIIe siècle dans tout le monde égéen un type conçu pour frapper d’estoc et de taille, à lame plus longue, dont l’usage se maintiendra pendant l’Age du Fer. Certaines de ces épées, à poignée parfois décorée d’or et d’ivoire, apparaissent dans de riches « tombes de guerrier » qui caractérisent encore cette période.
Il y a peu de véritables innovations dans les nécropoles : l’incinération, qui tend à se généraliser, existe déjà avant la fin de l’HR III B ; la préférence donnée sur certains sites, comme Salamine dans le golfe Saronique ou Lefkandi en Eubée, aux sépultures individuelles dans des cistes ou des puits, correspond aux résurgences de pratiques anciennes. La tombe à chambre reste la forme principale, et des formes dégénérées de tholoi se prolongent en Crète comme dans le Péloponnèse.
Les sanctuaires de cette période ne sont pas très nombreux ; c’est la Crète qui offre les meilleurs exemples, avec les sanctuaires de Karphi ou de Kavousi et leurs figurines aux bras levés, qui sont en usage jusqu’à la période protogéométrique. A Phylakopi, le sanctuaire établi vers 1380 continue son existence jusque vers 1120. A Tirynthe, de petits sanctuaires, avec des figurines humaines et animales, sont construits après les destructions de 1200 et se prolongent jusqu’au début du XIe siècle. A Kéos, le « Temple aux statues » reste en usage lui aussi jusque vers la fin du XIIe siècle. La présence de figurines féminines, auxquelles s’ajoutent quelques rares exemples de représentations masculines inspirées de types orientaux, comme celle du « dieu frappeur » (smiting god) de Phylakopi, caractérise tous ces sanctuaires.
Les événements des environs de 1200, en Grèce comme en Orient, et en particulier la chute des sites hittites (la capitale, Bogazköy, est détruite vers 1191), ont certainement contribué à modifier les réseaux de relations en Méditerranée. Les troubles se poursuivent pendant l’HR III C, notamment dans les Cyclades, qui n’avaient pas connu, vers 1200, une situation comparable à celle du Continent ; la destruction de la citadelle de Paros, vers la fin de la première phase de l’HR III C, n’est suivie que d’une très faible réoccupation. A Mycènes, le bâtiment baptisé le Grenier est ravagé à la fin de la seconde phase. De nouvelles et graves destructions interviennent à la fin de l’HR III C : citadelles de Mycènes et d’Araxos en Achaïe, édifices de Lefkandi ; Tirynthe est abandonnée.
Malgré cela, les relations à l’intérieur du monde méditerranéen ne sont pas totalement interrompues. Des objets importés de Chypre ou d’Orient sont présents dans les tombes de Pérati ou à Tirynthe. La céramique dite du Grenier parvient jusqu’à Troie. Mais c’est surtout entre la Crète, le Dodécanèse et Chypre que des relations de type commercial semblent se maintenir. Des contacts sont attestés avec Rhodes (Ialysos), qui se développe, ou Cos, ainsi qu’avec la Cilicie. A Chypre, le style mycénien de l’HR III C1 prédomine, avec des vases importés de Grèce ou fabriqués localement ; les vases de ce style trouvés au Levant pourraient avoir été soit produits sur place par des potiers d’origine égéenne, soit (plutôt) importés de Chypre. La céramique dite philistine semble inspirée de types mycéniens de cette époque.
TRANSITION : LA PÉRIODE SUBMYCÉNIENNE (1065-1015)
Comme nous l’avons dit plus haut, l’on s’accorde aujourd’hui à voir dans la période dite « submycénienne » une véritable phase chronologique (et non pas seulement stylistique) ne se prolongeant guère d’ailleurs sur plus d’un demi-siècle, de 1065 à 1015. Elle correspond à une phase céramique distincte d’Attique, d’Eubée et d’Argolide, qui fait suite à la dernière céramique de l’HR III C et qui se rattache à la culture mycénienne dans la mesure où la totalité des formes décorées dérive de celles de la période précédente. Le Submycénien apparaît ainsi comme la culture mycénienne finissante, qui conserve des éléments typiques, comme la jarre à étrier ; la céramique de cette période en Grèce de l’Ouest comporte aussi des variétés de coupes et de bols issues de l’époque mycénienne.
Cette courte période est en fait l’une des plus difficiles à comprendre. Comme l’a montré le réexamen attentif de la céramique de quelques sites (nécropole du Pompéion au Céramique d’Athènes ou Cimetière de l’Arsenal de Salamine), les principales transformations de la culture matérielle appartiennent déjà au courant de l’HR III C et ne sont pas générales. Il n’est guère possible de raisonner que sur les nécropoles. Elles présentent des caractéristiques qui ont pu faire penser, encore, à l’arrivée de nouvelles populations : l’usage de tombes individuelles en cistes ou en fosses se généralise. Les habitants de communautés comme celle de Lefkandi sont-ils ou non des descendants des populations mycéniennes ? On croit deviner, en tout cas, mais sans preuves véritables, qu’il s’agit d’une période de changements rapides et d’idéologies instables, où l’ancien pouvoir mycénien a disparu au profit d’autres formes de pouvoir difficilement saisissables, et où le basileus des tablettes en linéaire B devient le basileus des textes postérieurs.
Le trait le plus marquant est sans doute la nouvelle utilisation du fer. En Crète, en particulier, cette période se caractérise par l’apparition de couteaux en fer à rivets de bronze : ce sont les premiers changements nets dans la culture matérielle. Il est possible que les communautés de cette période soient encore en relation avec Chypre, où elles ont pu acquérir la maîtrise de la technologie du fer (le minerai lui-même existe en Grèce, notamment en Eubée) ; mais ce n’est guère que la Crète qui maintient ces liens, dans une Méditerranée où le trafic vers l’Occident semble désormais interrompu. Cette rupture des relations, qui signifie sans doute l’arrêt d’un approvisionnement régulier en cuivre et en étain, semble le phénomène le plus caractéristique de la fin de l’Age du Bronze.
Le début de la période géométrique
Cette période voit l’apparition, en Attique puis très rapidement en Eubée et en Argolide, d’une céramique différente : innovation dans les formes, avec utilisation d’un tour plus rapide, dans le décor avec des motifs de demi-cercles ou de cercles concentriques peints au compas. C’est une céramique de bonne qualité, dont le répertoire limité s’inspire de motifs mycéniens simplifiés. Mais les vases des autres régions de Grèce, dans l’ouest du Péloponnèse, en Grèce du Nord-Ouest ou en Thessalie, n’ont aucun point commun et ont leur propre séquence, souvent encore mal établie. Ce n’est qu’après 750 que l’on retrouvera en Grèce, comme à l’époque mycénienne, un style en grande partie unifié.
La précision des études céramologiques a permis d’établir assez aisément des phases chronologiques successives ; mais le problème principal est de voir quels changements, politiques, sociaux, accompagnent ces phases. La documentation repose pendant toute cette période essentiellement sur le matériel livré par un certain nombre de tombes ; le tableau général qui en résulte est celui de replis ou de progrès apparents, variables selon les régions.
LA GRÈCE DU XE SIÈCLE
A partir de 1015 environ commence le « Protogéométrique ». Le terme a été utilisé pour la première fois en 1910 dans la publication de tombes de la nécropole de Salamine, qui révélèrent un nouveau style de décor céramique, moins avancé que le style géométrique, déjà connu. Ce terme ne désigne donc pas une période particulière de l’histoire de la Grèce, mais un style (qui peut se prolonger bien au-delà de 900). Dans la mesure où des productions céramiques très variées y coexistent, il est sans doute préférable de parler ici de la Grèce du Xe siècle plutôt que d’une Grèce protogéométrique.
En Attique, comme en Eubée, la céramique protogéométrique couvre, en gros, la période 1015-900. On a, comme pour d’autres périodes, divisé par commodité ce Protogéométrique en trois phases, ancien, moyen et récent ; mais les deux premières phases, que l’abaissement récent de la chronologie rend encore plus courtes (entre 1015 et 950), peuvent difficilement être distinguées. L’intérêt principal de ces subdivisions est de permettre de dresser, à une même époque, un état comparatif des différentes régions de Grèce. L’Attique, bien que créatrice du style, ne paraît cependant pas exercer une domination culturelle sur les provinces voisines. La similitude des décors en Eubée, Béotie, Thessalie et Skyros a permis de supposer une certaine unité dans cet ensemble de régions ; cette koinè semble avoir inclus une grande partie de la Grèce centrale, et des vases eubéens du Protogéométrique moyen ont même été retrouvés jusqu’à Naxos dans les Cyclades ; des importations indiquent des contacts avec les régions côtières de Macédoine centrale et de Chalcidique.
Les changements qui se produisent dans la céramique, les plus facilement observables et définissables, ne doivent pas faire oublier que le passage à la culture protogéométrique est aussi le passage de l’Age du Bronze à l’Age du Fer. Les choses sont relativement complexes à cet égard. Les premiers objets en fer – essentiellement des couteaux – apparaissent comme nous l’avons vu dès la période submycénienne ; inversement, des ateliers de bronziers s’installent de nouveau à Lefkandi, en Eubée, dès la seconde moitié du Xe siècle. Mais il est certain que l’utilisation de ce métal, au Xe siècle, devient un trait beaucoup plus général ; des épées et des poignards sont désormais fabriqués, en plus des fibules, des épingles ou des bagues, indiquant l’apparition d’un véritable artisanat local et la maîtrise d’une technologie nouvelle.
L’on a cherché à interpréter ces changements et l’on a, encore une fois, tenté de les attribuer à l’installation de nouveaux éléments de population, en particulier à la transition entre le Submycénien et le Protogéométrique (Dark Ages I et Dark Ages II). Force est de reconnaître que si des mouvements de groupes restreints sont probables pendant cette période, les éléments matériels qui permettraient de les identifier n’existent pas, et que les nouveautés céramiques peuvent résulter tout simplement de nouvelles expérimentations des potiers. L’importance, en termes de société, de ce passage à l’Age du Fer, vers 1000, reste donc discutée. C’est dans le domaine des coutumes funéraires, de l’organisation socio-économique, moins directement saisie, et dans celui des échanges avec les autres régions du monde méditerranéen que les transformations les plus nettes apparaissent.
Le site de Lefkandi, près d’Érétrie en Eubée, est sans aucun doute, en l’état actuel des recherches archéologiques, le site le plus important qui permette d’apprécier l’originalité des changements du début de l’Age du Fer. Tout proche de la plaine Lélantine qui sera, selon la tradition, le lieu d’un conflit entre Chalcis et Érétrie vers la fin du VIIIe siècle, il présente une occupation depuis l’Age du Bronze ancien. Les tombes des siècles obscurs y commencent dès l’époque submycénienne, vers 1100, et se poursuivent jusqu’à l’époque géométrique vers 825, date à laquelle toutes les nécropoles cessent d’être utilisées ; l’habitat, sur la colline de Xéropolis, ne sera quant à lui abandonné que vers 700. Sur la colline occupée par la nécropole de Toumba, la plus riche, un bâtiment d’un intérêt particulier a été fouillé entre 1981 et 1984 ; constitué d’un porche d’entrée, de deux salles et d’une abside, il est bien daté de la première moitié du Xe siècle. Ce bâtiment à abside, de 50 mètres de long sur 14 mètres de large, est entouré d’une rangée de poteaux de bois formant véranda : c’est la plus ancienne apparition du système périptère qui sera plus tard associé au plan du temple grec et n’apparaîtra dans l’architecture religieuse qu’aux environs de 700. L’exemple de Lefkandi montre que cette caractéristique est sans doute associée, à l’origine, aux demeures « princières ». La possibilité qu’il se soit agi d’un temple est exclue dans le cas de ce bâtiment par la présence de deux fosses funéraires creusées dans le sol de la salle principale. Même si la fonction exacte de cet édifice reste débattue, l’alternative est entre une résidence princière dans laquelle le prince aurait été enterré à sa mort, ou un édifice funéraire construit en imitation d’une résidence princière. Plusieurs études récentes semblent préférer la première hypothèse, celle d’un bâtiment transformé ensuite en une sorte de mausolée du prince de Lefkandi. Le bâtiment ne semble avoir été en fonction que pendant un temps très court, puis abandonné après un tremblement de terre ; il fut ensuite entièrement enseveli sous un gigantesque tumulus.
Les deux fosses funéraires et leur matériel présentent un intérêt particulier. L’une contenait les squelettes de quatre chevaux, l’autre celui d’une jeune femme et une urne en bronze contenant les cendres d’un homme de trente à quarante-cinq ans. Le vase funéraire, une magnifique amphore de bronze avec, sur le col et les anses, un décor au repoussé de combats animaux et de scènes de chasse avec archers, fait partie d’une série de vases chypriotes trouvés habituellement dans des contextes du XIe siècle et appartenant à une tradition de bronzes à décor figuré des environs du XIIe. Ce monument funéraire évoque ainsi, comme les tombes plus tardives de Salamine de Chypre (vers 700), les honneurs rendus dans l’épopée homérique aux héros de la guerre de Troie.
Cette découverte est exceptionnelle dans une période – la première moitié du Xe siècle – qui reste extrêmement obscure. Dans le domaine funéraire, les changements les plus marquants interviennent sans doute moins dans le domaine des pratiques funéraires que dans celui des conditions sociales de la sépulture, comme nous le verrons plus loin. Dans les nécropoles d’Attique, beaucoup mieux connues que les habitats, la crémation tend à remplacer l’inhumation ; mais celle-ci reste en usage en Argolide. La crémation, qui se développe donc inégalement selon les régions, ne fait pas soudainement son apparition au début de l’Age du Fer ; sans remonter au Néolithique, on peut noter qu’elle existe en Orient depuis 1600 environ dans les cimetières hittites et que son usage a pu s’étendre progressivement dans le monde égéen à partir de la fin de l’époque mycénienne.
Les changements les plus nets se placent en fait vers 950, au début du Protogéométrique récent. Ils se marquent à Lefkandi par des contacts nouveaux avec les régions proches, Attique (vases importés ou imités) ou Thessalie, des changements dans les coutumes funéraires, et des créations locales, comme une coupe à boire, le « skyphos à demi-cercles pendants », qui deviendra le témoignage archéologique principal de la présence eubéenne en Méditerranée pendant près de deux siècles. L’or réapparaît après une longue absence ; la fabrication de trépieds en bronze et la création d’un nouveau type de fibule eubéen montrent le développement de l’art du métal. L’explication proposée est un changement d’ordre social ou démographique dans une communauté essentiellement agricole : terres devenues insuffisantes, ou émergence d’une aristocratie terrienne, qui conduisent au développement du commerce. Des vases eubéens sont alors exportés à Vergina, en Macédoine du Sud, ainsi que dans les Cyclades, à Andros ou à Ténos, et même à Chypre. Cette période marque le début des entreprises maritimes eubéennes.
LA PÉRIODE DU GÉOMÉTRIQUE ANCIEN ET MOYEN (900-750 ENVIRON)
Le style céramique dit géométrique naît à Athènes vers 900. On le trouve d’abord dans les grands cimetières d’Athènes (Céramique, pente nord de l’Aréopage), pendant que des versions attardées du style protogéométrique persistent en d’autres régions, comme en Eubée, jusque dans la seconde moitié du IXe siècle. Ce style géométrique, d’une excellente qualité technique et artistique, au décor sophistiqué qui abandonne les ornements circulaires au profit du méandre, permet d’étudier avec précision l’évolution du style et fournit à l’historien le meilleur cadre pour l’étude de cette période. Le changement aura gagné la presque totalité des centres égéens vers la fin du IXe siècle ; deux zones principales émergent : celle constituée par l’Argolide, la Corinthie, la Béotie, qui s’inspirent rapidement de la céramique attique ; la zone qui va de la Thessalie aux Cyclades du Nord, centrée autour de l’Eubée, où subsiste plus longtemps un style protogéométrique. Le Dodécanèse et la Crète restent à part, ainsi que la Grèce de l’Ouest. Dans le Dodécanèse, des liens existent dans la période précédente avec l’Attique ou l’Argolide ; au IXe siècle, la tradition protogéométrique reste forte. En Crète, un style protogéométrique local, ajoutant cercles concentriques et pieds coniques au répertoire subminoen, se continue jusqu’aux environs de 800 ; la jarre à étrier de tradition mycénienne y connaît alors ses derniers avatars. On ne sait pratiquement rien du Péloponnèse du Sud et de l’Ouest, des îles Ioniennes, de la Grèce du Nord-Ouest, qui semblent rester relativement isolés encore à cette époque.
Au Géométrique ancien (900-850), la diversité persistante des styles régionaux comme celle des coutumes funéraires ont fait interpréter cette période comme un moment de relatif isolement des différentes provinces et peut-être de déclin : les communications internes semblent s’être détériorées, et les relations avec l’extérieur sont rares. La richesse des tombes de Lefkandi, qui ont livré or et bijoux, reste l’exception ; ailleurs, les offrandes funéraires sont souvent plus pauvres qu’au Xe siècle. En Attique, la céramique de cette période n’est guère diffusée à l’extérieur ; la présence de « tombes de guerrier », caractérisées par la présence d’armes en fer (épées, pointes de lance), a pu être interprétée comme un symptôme de possible insécurité.
C’est le début du Géométrique moyen (850-750) qui semble marquer un tournant. Le style géométrique parvient alors à sa maturité, avec de nouveaux motifs et, vers 800, l’apparition du décor figuré (chevaux, oiseaux, guerriers). Surtout se manifeste un triple progrès, dans les communications entre les régions égéennes, dans les échanges avec le Proche-Orient, dans l’enrichissement des cités participant à ces échanges. Cette transformation est visible dans une série d’une douzaine de tombes de la période 850-830 à Athènes et à Lefkandi, qui montrent une richesse que l’on n’avait pas vue depuis les palais mycéniens. A Athènes, la plus remarquable est une tombe de femme de l’Aréopage, qui contenait 34 vases, dont un coffret (analogue à celui d’une tombe de Lefkandi juste avant 900) au couvercle orné de cinq greniers miniatures, symbole sans doute de la prospérité d’une classe sociale qui pourrait annoncer celle des « pentacosiomédimnes » de l’époque solonienne ; la femme était accompagnée de ses bijoux, bagues en or, boucles d’oreille avec granulation et filigrane. Au Céramique, quatre autres tombes masculines, groupées à l’extrémité est de la nécropole, montrent une richesse comparable. A Lefkandi, on trouve de nouveau des tombes très riches (diadèmes et bijoux en or), et les importations de vases attiques indiquent que les communications avec Athènes ont été renouées. Aucune autre cité grecque ne montre de tels signes de puissance : on peut supposer d’après les importations et l’imitation de techniques orientales que cela est dû au commerce avec l’Orient. Pour l’Attique, on a pu songer à l’argent des mines du Laurion qui aurait enrichi l’aristocratie athénienne ; mais cela supposerait que l’unification politique de l’Attique (le « synœcisme » attribué à Thésée) ait déjà existé. Il est certain que les découvertes du Géométrique moyen en Attique révèlent un changement dans l’occupation du sol ; quelques tombes importantes proviennent de nécropoles près de la côte, à Éleusis, Anavyssos (peu après 800), ou Marathon ; cette dispersion des nécropoles traduit la première réoccupation des zones côtières de l’Attique depuis la fin de l’époque mycénienne.
Le rétablissement des communications en Grèce se traduit en particulier par une large diffusion des vases attiques du Géométrique moyen. La poterie corinthienne, dont les exportations avaient été limitées au voisinage immédiat au IXe siècle, parvient quant à elle de manière sporadique à Andros, Cnossos, Smyrne, à Ithaque et à Vitsa en Épire. Le développement des futures grandes cités grecques est illustré en même temps par la fondation vers 750 d’Érétrie, dont on ne sait exactement si elle prend en Eubée la place de Lefkandi, et par l’importance accrue d’Argos, célèbre dès cette époque par ses bronziers. En Crète, à Cnossos, l’abandon vers 850 d’anciennes nécropoles utilisées depuis l’époque minoenne est un signe de l’extension géographique de la cité ; de même à Athènes de nouvelles zones sont réservées aux morts, comme celle du Dipylon, célèbre par ses grands vases funéraires, située au nord-ouest de la ville au-delà de la « double porte » dont elle tire son nom. Le style du Dipylon, qui marque la transition du Géométrique moyen au Géométrique récent, se caractérise, sur de grands cratères et amphores, par des scènes figurées représentant l’exposition du mort ou son transport vers la tombe, des défilés de chars ou des scènes de bataille évoquant le rang social du défunt.
L’un des faits les plus marquants de la fin du IXe siècle est le renouveau d’une activité commerciale en Méditerranée, dont le signe le plus clair est la présence de céramique grecque, à partir de 825 environ, sur le site araméen d’Al Mina, en Syrie du Nord, à l’embouchure de l’Oronte.
La Grèce et l’Orient pendant les siècles obscurs
Le rétablissement progressif des relations avec l’Orient, après leur déclin à la fin de l’Age du Bronze, est sans doute l’un des éléments essentiels dans l’évolution de la Grèce au cours des siècles obscurs.
La perturbation des échanges maritimes entre l’Orient et l’Occident semble avoir été sévère après 1200 ; la reprise du trafic phénicien reste mal attestée avant la fin du IXe siècle. C’est cependant l’influence du Géométrique chypriote qui semble être à l’origine du Protogéométrique attique, et l’établissement de contacts à longue distance se manifeste très rapidement en Eubée, région qui a sans doute été l’une des bases du commerce égéen pendant les siècles obscurs. Des importations phéniciennes atteignent l’Eubée dans la seconde moitié du Xe siècle. Une collection impressionnante d’or, de faïence, de pâtes de verre, un vase en bronze égyptien et tout un répertoire d’objets égyptianisants en faïence ont été trouvés dans plusieurs tombes protogéométriques ; une cruche et un collier de perles de faïence d’origine syro-palestinienne sont parmi les plus anciens objets importés, peut-être par l’intermédiaire de Chypre. Les Eubéens ont été les premiers à bénéficier de cette reprise du commerce en Méditerranée orientale après les grands bouleversements du début du XIIe siècle ; Tyr reçoit dès le milieu du Xe siècle des vases protogéométriques eubéens.
Le site d’Al Mina a particulièrement retenu l’attention dans la mesure où l’on avait pu à l’origine le considérer comme la plus ancienne colonie grecque installée en Orient. On ne peut plus retenir aujourd’hui l’idée d’une colonie eubéenne à cette époque : la présence de poterie grecque n’implique pas celle de colons grecs. Mais le réexamen du matériel d’Al Mina, sa comparaison avec celui des autres sites orientaux, a permis d’apprécier plus exactement son importance ; vers 800, un trafic plus ou moins régulier s’est établi entre l’Eubée et la Syrie du Nord.
En Crète, la région de Cnossos retrouve au cours du Xe siècle sa position de centre international. Le Cimetière Nord de Cnossos produit à la fois de grandes quantités de poterie protogéométrique d’Athènes, d’Eubée et des Cyclades, et un nombre important de vases chypro-phéniciens. L’influence de Chypre se manifeste notamment, comme en Eubée, par des trépieds en bronze qui parviennent à Cnossos (dans la nécropole de Fortetsa) ainsi qu’à Vrokastro sur le golfe de Mirabello en Crète de l’Est. Une inscription phénicienne sur un bol de bronze de la nécropole cnossienne de Teké (tombe J) est la plus ancienne trouvée jusqu’ici en Égée, dans un contexte de la fin du IXe siècle. L’inscription (« Coupe de Shema, fils de L...») est une formule de propriété privée : c’est une formule du même genre que présente l’un des plus anciens graffiti grecs sur un skyphos de Rhodes de la seconde moitié du VIIIe siècle. Ce bol de bronze pourrait avoir appartenu à un Phénicien résidant à Cnossos ; une seconde sépulture de la même tombe, datée de 1050 environ, qui a produit des bijoux ainsi que de l’or et de l’argent non travaillés, serait celle d’un orfèvre venu d’Orient, auquel le bol lui-même, que des considérations paléographiques tendent à placer vers le XIe siècle, aurait appartenu.
Les fouilles de Kommos, sur la côte sud de la Crète près de Phaistos, ont fourni en 1982-1983 de nouvelles informations sur une présence phénicienne antérieure à 900. Deux temples successifs, du Protogéométrique à la période archaïque (925-600), ont été découverts sur le site. Le premier temple (A) présentait vraisemblablement le même plan que le second (B) des IXe et VIIIe siècles : l’un et l’autre comprenaient une petite pièce à banquettes ouvrant à l’est sur une vaste cour. Certains traits particuliers (trois piliers dressés sur une base en pierre) correspondent à une tradition de l’Égypte et du Proche-Orient. Le temple B offre des ressemblances avec le temple de Tanit à Sarepta, et ces installations à trois piliers sont bien connues ensuite à l’époque archaïque en Sicile, Sardaigne, à Malte et Carthage. Ce serait le seul cas de culte phénicien ailleurs que dans les colonies de l’Ouest ; mais l’on peut établir une analogie avec un sanctuaire du XIIIe siècle de Phylakopi de Mélos (Sanctuaire Est), adossé au temple principal et attribué à des commerçants orientaux de cette époque.
La première phase du temple A de Kommos débute au Xe siècle et correspond sans doute à la reprise de l’activité phénicienne en Méditerranée. Sa période principale se place au IXe siècle. Il est difficile de tracer exactement les voies maritimes de l’époque, et il convient même d’être prudent en parlant de routes commerciales. Mais l’on a pu suggérer, parmi les différentes hypothèses possibles, l’existence d’un trajet qui de Chypre passerait par Rhodes puis par la Crète ; ce seraient les principales places de contact où pourraient s’être établis les liens entre Grecs et Phéniciens.
Continuités et ruptures
Dans cette longue période de l’histoire grecque qui voit s’effacer d’abord progressivement la culture de tradition mycénienne puis se constituer, avec de multiples variantes locales, la culture de la Grèce géométrique, le déclin de la civilisation grecque n’est donc que très relatif. Plusieurs régions de Grèce, l’Eubée, l’Attique ou la Crète, continuent à entretenir des liens entre elles, et avec l’Orient. La Grèce géométrique naît-elle d’une rupture avec la Grèce mycénienne, ou ne s’explique-t-elle que par la tradition antérieure ? On ne peut poser la question en termes de continuités ou de ruptures : la transition, terme commode, entre la Grèce des palais et celle des États-cités est faite à la fois de continuités et de ruptures. Le problème est de voir où celles-ci se situent, et quelle est leur importance.
LA TRADITION ORALE : DU LINÉAIRE B AUX TEXTES HOMÉRIQUES
Comme nous l’avons dit, une des ruptures les plus nettes se place dans le domaine de l’écriture : il n’existe plus de document écrit en Grèce propre entre le début du XIIe et le milieu du VIIIe siècle. La date des tablettes en linéaire B conservées sur les différents sites a pu être discutée ; mais celles du palais de Pylos doivent bien être placées, conformément à la vue traditionnelle, vers 1200-1180. La date des documents de Thèbes, longtemps imprécise, est désormais fixée à la fin de l’HR III B grâce aux découvertes nouvelles (1993-1995) de la rue Pélopidou. A Mycènes, les tablettes de la Citadelle peuvent être placées à la fin du XIIIe siècle ; et les dernières tablettes inscrites en linéaire B de la ville basse de Tirynthe, qui montrent encore l’activité d’une administration dont les intérêts (listes de personnel, inventaires de roues, de produits divers : figues, peaux) étaient comparables à ceux des autres centres palatiaux de la phase précédente, sont de contexte HR III B 2 assuré (soit 1180 au plus tard). L’écriture syllabique n’est plus attestée ensuite en Grèce et n’est vraisemblablement plus utilisée : liée à l’administration et à l’économie palatiale, elle disparaît en même temps que les palais eux-mêmes. Elle ne survit ensuite, sous la forme de l’écriture dite chypro-minoenne (non déchiffrée), que dans le domaine chypriote jusque vers 1050. Les plus anciennes inscriptions grecques en écriture syllabique chypriote classique ne datent que du VIIIe siècle, même si l’une d’elles, provenant de Paphos, a pu être attribuée à une date antérieure.
C’est une autre écriture, alphabétique, sans aucun doute empruntée aux Phéniciens, qui fait son apparition dans la seconde moitié du VIIIe siècle sur quelques inscriptions : deux des plus anciennes figurent sur des vases (une œnochoé du Dipylon à Athènes et une coupe de Pithécusses, mentionnées au chapitre suivant) et sont constituées de vers. On a pu suggérer que la création de l’alphabet pourrait naturellement être plus ancienne que les premières inscriptions dues au hasard des découvertes : les contacts entre Grecs et Phéniciens remontent au moins au début du Ier millénaire, et la versification présente sur les premières inscriptions résulte déjà d’un usage avancé de l’écriture ; les nombreuses différences entre les alphabets locaux archaïques s’expliqueraient « par une évolution divergente de plusieurs siècles ». Mais, même dans une telle hypothèse, une longue interruption subsisterait dans l’usage de l’écriture en Grèce, et l’opinion la plus fréquente, aujourd’hui, attribue la création de l’alphabet grec, à partir de l’écriture phénicienne, à une date qui n’est pas antérieure à 800.
Le problème est plus complexe si l’on considère non plus l’écriture, mais la langue. Le dialecte spécifique (« proto-achéen ») des textes mycéniens survit en Arcadie et à Chypre (« arcado-chypriote »). C’est toutefois le dialecte dorien que l’on trouve en Argolide et en Messénie, sur les anciens territoires des palais mycéniens, de même qu’en Crète : il témoigne de mouvements de groupes de population qui se sont produits, probablement de manière limitée et sans doute à des dates différentes, au cours des siècles obscurs. D’autres mouvements, qui font partie de ce que l’on a appelé la « migration ionienne », ont conduit à l’installation d’autres groupes en Ionie et dans les îles voisines (Chios et Samos), tandis que les parlers éoliens (Béotie, Thessalie) apparaissent à Lesbos et en Asie Mineure.
La rupture chronologique dans l’usage de l’écriture comme la fragmentation géographique des dialectes sont en quelque sorte compensées par la continuité de la tradition orale qui se manifeste dans l’épopée. Née dans les centres mycéniens, la tradition épique a été apportée en Asie Mineure, vers le début du Ier millénaire, par des populations parlant un dialecte éolien (Béotiens ou Thessaliens), où elle aurait été empruntée par les Ioniens ; ce langage artificiel, qui utilise le dialecte des Ioniens d’Asie Mineure mais comporte aussi de nombreux éléments du dialecte éolien, conserve encore certains traits spécifiques du mycénien qui ne subsistent que dans l’arcado-chypriote. Les études linguistiques permettent ainsi de penser que la tradition épique est bien née dans les centres palatiaux mycéniens, ce qui ne signifie nullement, comme nous l’avons vu, que les textes homériques dressent un tableau historique de la société mycénienne. Mais la constitution des cycles épiques est sans doute l’un des faits importants de la période des siècles obscurs.
LA TRADITION ARTISTIQUE : DU SUBMYCÉNIEN AU GÉOMÉTRIQUE
La renaissance artistique du VIIIe siècle est-elle due à l’influence orientale, à un développement nouveau sans lien avec le passé, ou repose-t-elle en partie sur la survivance d’une tradition dont les jalons ont disparu pendant les siècles obscurs ?
Certaines continuités sont dépourvues de signification véritable. Celle qui existe dans le décor céramique, depuis les motifs de l’HR III C (poulpes, spirales, cercles concentriques) jusqu’à certains éléments de la céramique protogéométrique et géométrique (les demi-cercles suspendus à la lèvre des « skyphoi » eubéens), atteste seulement une permanence de la production céramique que les continuités d’habitat sur certains sites suffisent à indiquer. La réapparition dans l’art, au VIIIe siècle, de la gravure de sceaux, art qui avait disparu en Égée dès le XIVe siècle, tient sans doute à la découverte fortuite de cachets minoens dont les artistes archaïques vont s’inspirer, plus qu’à une tradition dont les chaînons intermédiaires nous feraient défaut. Mais la question d’une véritable continuité, analogue à celle de la tradition épique, peut se poser dans le cas de la réapparition ponctuelle de thèmes insolites, pour lesquels on peut hésiter à imaginer une re-création totalement indépendante.
Le thème figuré du cheval, et du meneur de chevaux, dans les petits bronzes ou la céramique, est l’un de ceux qui ont laissé supposer une telle tradition invisible pendant les siècles obscurs. Des fragments de Mycènes illustrant ce thème sont connus encore vers le milieu de l’HR III C ; le thème de l’homme flanqué de deux chevaux réapparaît dans la peinture de vase argienne et attique du VIIIe siècle. On pourrait toutefois penser que c’est là une création nouvelle d’une époque où le cheval est le symbole d’un statut aristocratique et devient un sujet fréquent dans l’art. Mais on a noté aussi la présence dans les sanctuaires d’Arcadie au VIIIe siècle de figurines féminines assises en amazone sur un cheval, qui pourraient refléter le souvenir d’un type iconographique bien connu à l’Age du Bronze en Crète comme à Mycènes. Ces petits bronzes proviennent de quelques sanctuaires du Péloponnèse (à Tégée notamment), mais se retrouvent jusqu’à Olympie et Samos ; des exemplaires en argile plus nombreux existent à l’époque archaïque dans des sanctuaires de divinités féminines. Le type, représentant une déesse, existe à l’Age du Bronze : y a-t-il continuité, ou s’agit-il d’une réapparition indépendante ? Une réintroduction à partir de Chypre a été envisagée ; mais on a suggéré qu’en Arcadie un souvenir de ce thème aurait pu se poursuivre pendant les siècles obscurs. D’autres continuités se manifestent aussi dans le domaine de la peinture ; parmi les sarcophages des environs de 1300 trouvés près de Tanagra en Béotie, où survivent encore des thèmes d’origine minoenne, un sarcophage d’enfant présente une scène de mise au tombeau qui annonce le thème de la prothesis (l’exposition du mort) des vases géométriques ; cet art populaire établit un lien iconographique avec les grandes amphores funéraires du Dipylon.
LA TRADITION RELIGIEUSE : CONTINUITÉS ET RUPTURES
Qu’il y ait une continuité dans le domaine des croyances religieuses n’est guère contestable : les tablettes en linéaire B fournissent les noms de divinités du panthéon grec ; même si l’on peut dans certains cas hésiter à dire si tel nom est celui d’un dieu ou un simple anthroponyme, les contextes dans lesquels ils apparaissent sur les tablettes permettent d’affirmer que Dionysos, ou Héphaïstos, faisaient déjà partie du panthéon mycénien. Ce qui est en cause dans le débat, c’est de savoir si des formes institutionnalisées du culte se sont maintenues dans les mêmes lieux en Grèce de l’époque mycénienne à l’époque géométrique.
Les recherches récentes ont bien montré que d’une manière générale les sanctuaires de l’époque archaïque n’ont pas succédé à des sanctuaires mycéniens. Le sanctuaire de Phylakopi, dont l’existence se poursuit jusque vers 1120, ou celui de Tirynthe (jusque vers 1090) cessent alors définitivement. Ni à Delphes ni à Olympie n’ont pu être mis en évidence d’ancêtres mycéniens aux grands sanctuaires ; on a démontré que le Télestérion d’Éleusis consacré à Déméter n’avait pas remplacé un temple mycénien, mais vraisemblablement un édifice civil. A Kalapodi, en Phocide, l’activité religieuse ne se manifeste qu’à partir de l’HR III C ; l’ensemble cultuel primitif (bâtiment à fosse sacrificielle et autel extérieur) sera réorganisé dans la seconde moitié du IXe siècle. L’un des rares exemples de lieu sacré où le culte continue sans interruption du Bronze moyen jusqu’au début de notre ère est le sanctuaire de nature de Katô Symi, sur la côte sud de la Crète. Utilisé depuis 1800 environ, consacré à l’époque archaïque à Hermès et Aphrodite, c’est un simple lieu de culte en aire ouverte, où s’introduisent, à une date indéterminée, de nouvelles divinités. Ailleurs, comme l’écrit Claude Rolley, « les exigences nouvelles de la religion de l’époque géométrique ont conduit à choisir des emplacements nouveaux ».
Dans le domaine des formes architecturales, il apparaît clairement que les premiers temples grecs à plan absidal, comme le Daphnéphorion d’Érétrie, ne reproduisent pas le plan de temples antérieurs : il n’y a pas de continuité formelle entre les édifices cultuels mycéniens et le temple grec archaïque. Les bâtiments à abside existent dès l’Helladique moyen et se sont maintenus durant toute l’époque mycénienne dans les régions périphériques du monde mycénien, supplantés sur les sites palatiaux par une architecture plus régulière ; cette forme resurgit aussitôt après l’écroulement de la civilisation mycénienne et disparaît après les siècles obscurs, dans le courant du VIIe siècle. Le bâtiment à plan absidal et péristyle de Lefkandi, adaptation à usage funéraire d’une résidence princière, daté de la première moitié du Xe siècle, présente ici un intérêt considérable. Son péristyle de poteaux en bois est le seul connu en Grèce avant le début du VIIe siècle ; seule une maison un peu plus tardive de Nichoria de Messénie (seconde moitié du IXe siècle) comporte un système de poteaux adossés à l’intérieur et à l’extérieur des murs. Le type périptère, qui deviendra caractéristique des temples grecs à plan quadrangulaire, apparaît d’abord dans les maisons « princières » des siècles obscurs ; il sera adapté aux édifices cultuels quand ces résidences disparaîtront avec le changement des structures sociales.
A tous égards, le bâtiment de Lefkandi et les offrandes funéraires qu’il contenait sont sans doute la meilleure illustration de ce double aspect, continuité et rupture, des siècles obscurs : survivance d’objets qui se rattachent à une tradition submycénienne, annonce de formes architecturales nouvelles qui témoigneront de la rupture radicale de société qui se produit dans le courant de la période géométrique.
La société grecque pendant les siècles obscurs
C’est la difficulté à dresser une image tant soit peu précise de la société des siècles obscurs qui justifie le mieux le nom de cette période. Il est malaisé de faire la liaison entre, d’une part, le pouvoir palatial et la société hiérarchisée de la période mycénienne et, d’autre part, les structures nouvelles des États-cités archaïques.
Moses Finley avait été l’un des premiers à soutenir que les textes homériques décrivaient en fait la société des siècles obscurs des Xe et IXe siècles, et non le monde mycénien. Mais une comparaison directe entre le monde homérique et celui des siècles obscurs est extrêmement difficile, faute de documents sur les institutions ; et les témoignages archéologiques conduisent à nuancer cette conclusion. Les palais homériques, organisés autour d’un mégaron avec porche auquel donne accès une cour fermée, ne correspondent pas plus aux grands bâtiments de Lefkandi ou de Nichoria qu’aux palais mycéniens. Même si l’on admet que le genre de l’épopée suppose une certaine distance temporelle entre les exploits racontés et le monde contemporain, toute une série de faits suggèrent que les textes homériques s’inspirent d’abord, essentiellement, des traits principaux de la société de leur époque : si le poète se contente aussi souvent d’allusions, c’est parce que le cadre général est familier au public. On a souligné à juste titre que la royauté homérique (titres, privilèges royaux, conseils aristocratiques, conflits pour le pouvoir) paraît correspondre à la royauté du VIIIe siècle, c’est-à-dire à celle de la transition des siècles obscurs à l’archaïsme ; la royauté existe encore en Grèce dans une grande partie des régions à la fin du VIIIe siècle. Il apparaît aujourd’hui que l’Iliade et l’Odyssée reflètent avant tout la société du VIIIe siècle.
Les éléments qui permettent de reconstituer une certaine image de la société des siècles obscurs des Xe et IXe siècles sont donc uniquement fondés sur les découvertes archéologiques : analyse de rares édifices, des pratiques funéraires, des productions artistiques (venant essentiellement des tombes). Dans la première moitié du Xe siècle, le grand bâtiment de Toumba à Lefkandi apporte la première indication claire, même si elle est indirecte et exceptionnelle, sur l’existence d’édifices « princiers », lointains successeurs des palais mycéniens. La fouille de Nichoria, en Messénie, a donné quant à elle l’occasion de reconstituer la vie pastorale et agricole d’un modeste village des siècles obscurs ; la population, qui ne dépassait guère une centaine de personnes vivant dans des huttes absidales, y était regroupée autour d’une « maison de chef » (la maison IV). Ce n’est qu’au VIIIe siècle que des entités politiques plus larges semblent se former, avec une intensification des rivalités régionales.
Pendant toute la période coexistent des zones stables (les grands sites comme Athènes, Argos, Cnossos) et des zones instables, où les habitats se déplacent fréquemment : les différentes communautés ont construit leur propre système de fonctionnement, sans que l’on sache exactement dans quelle mesure et comment les successeurs des administrateurs mycéniens (les basileis) ont pu s’établir à leur tête. A travers ces variantes locales, même si les rythmes d’évolution ou les détails changent, l’image générale est sensiblement la même : à partir de sociétés de type égalitaire, l’archéologie laisse deviner le passage progressif à une société dominée par une nouvelle aristocratie hiérarchisée. La diversité des usages funéraires révèle sans doute le mieux la variété des formes locales d’organisation ; les tombes d’Athènes ont récemment fait l’objet d’études approfondies, par Ian Morris et James Whitley notamment, qui prennent en compte les structures d’âge et de sexe, l’organisation topographique des nécropoles, la représentation des divers groupes de la population. L’opposition entre une élite (les agathoi) et une classe inférieure (les kakoi) daterait déjà du Protogéométrique. Mais des différences sensibles apparaissent d’une période à l’autre dans la société athénienne. A la période submycénienne, les tombes laissent entrevoir une société où n’existe plus de hiérarchie de classes, même si les disparités de richesse entre les tombes individuelles peuvent être très importantes. Au Protogéométrique, ce sont les distinctions d’âge (adultes et enfants) ou de sexe qui importent plus dans l’organisation des cimetières que les différences de richesse ; les tombes reflètent peu les structures familiales et ne suggèrent pas l’idée de sociétés fondées sur des liens familiaux (clan ou génos). Le changement structurel le plus important se placerait vers 900, au moment de la naissance du style géométrique, qui concerne précisément d’abord des vases funéraires. Les sépultures d’enfants disparaissent, les tombes sont moins nombreuses, et cette restriction du droit à sépulture s’accompagne de la présence de monuments, grands cratères du Céramique ou stèles, de plus en plus riches et imposants ; cette volonté de signaler et de différencier les tombes implique la compétition de groupes, au statut comparable, qui cherchent à rivaliser en utilisant l’art comme moyen d’identification sociale ; on peut souligner à cette époque la richesse de quelques tombes, principalement féminines : c’est l’époque de la riche tombe de l’Aréopage que nous avons mentionnée plus haut. Les nécropoles révèlent ainsi l’émergence de familles dominantes, qui annoncent les grandes familles de l’aristocratie archaïque : la hiérarchie sociale n’est plus celle des sociétés palatiales à pouvoir centralisé.
La réapparition de l’inhumation, à côté de l’incinération, dans la première moitié du VIIIe siècle, n’est que l’un des signes d’une diversification accrue des pratiques funéraires entre ces différents groupes familiaux. Des tombes féminines avec bijoux et diadèmes en or existent encore, en particulier à Éleusis, et les vases funéraires, avec de nouvelles formes et de nouveaux décors, sont encore plus monumentaux : c’est l’époque où s’introduisent les scènes figurées dans un cadre qui reste très géométrique. Mais d’autres tombes abandonnent ces signes extérieurs au profit d’offrandes multiples qui rappellent celles de l’époque submycénienne. Tandis qu’une des tombes athéniennes de la Pnyx comporte encore un trépied chypriote en bronze de la fin de l’Age du Bronze, témoin de la même continuité qu’à Lefkandi, et que certains groupes aristocratiques manifestent leur prééminence par le luxe de leurs tombes, des usages nouveaux apparaissent et suggèrent une contestation de l’ordre établi.
Ce tableau de la société athénienne ne saurait avoir valeur générale pour l’ensemble de la Grèce. Seuls les sites d’Argos et de Cnossos ont fourni un assez grand nombre de tombes pour que quelques comparaisons puissent être faites. Argos présente une séquence continue de tombes jusqu’au VIIe siècle. La richesse des « tombes de guerrier » jusque dans la seconde moitié du VIIIe siècle tend à indiquer la prédominance, à cette époque, d’une élite de type militaire qui semble ne plus exister à Athènes à la fin du IXe siècle. A Cnossos, où les principales nécropoles sont utilisées de l’époque subminoenne à la fin du VIIe siècle, la diversité est de règle pendant toute la période des siècles obscurs et reflète peut-être l’image d’une ville à vocation commerciale.
La conclusion la plus importante est sans doute la constatation, dans les régions de Grèce où des témoignages archéologiques suffisants existent, de transformations sociales dans le courant du IXe siècle. Cette redéfinition des aristocraties nouvelles prend des aspects variés, mais la hiérarchisation accrue qu’elle manifeste, loin de conduire vers un nouveau système palatial, ouvre une voie différente, celle de la Grèce des États-cités.