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La Grèce des origines
L’importance, dans les textes littéraires comme dans les témoignages archéologiques, de la Grèce mycénienne puis classique au sens large du terme a conduit les historiens, pendant longtemps, à n’accorder qu’un intérêt restreint aux occupations humaines les plus anciennes de la Grèce. Si la période du Bronze ancien et le Néolithique ont suscité fouilles et prospections depuis près de trois quarts de siècle, ce n’est guère que depuis une trentaine d’années que la période paléolithique a fait l’objet d’une attention comparable. La Grèce est pourtant une région importante : par sa situation, sur l’une des routes possibles de dispersion des premières populations humaines d’Afrique vers l’Europe ; par sa configuration géographique : les changements climatiques, les variations de végétation, les changements de lignes côtières qui se sont produits depuis la dernière période glaciaire, qui culmine vers 16000 avant notre ère1, permettent d’étudier les occupations humaines, en Grèce du Nord en particulier, dans des conditions originales d’environnement et d’utilisation des ressources naturelles.
Le Néolithique, mieux représenté sur l’ensemble de la Grèce, est mieux connu, même si les problèmes de son origine et de sa diffusion restent controversés ; l’étude des relations et des contacts, dans un monde égéen où la navigation devient presque une aventure ordinaire, permet de suivre les évolutions qui conduisent au Bronze ancien. Quant au IIIe millénaire, dont on connaît assez bien la phase médiane, mais beaucoup moins bien le début et la fin, il manifeste déjà, que ce soit dans les Cyclades, en Argolide ou en Crète, l’émergence de véritables civilisations.
Les sources
Les documents qui nous permettent de retracer les grandes lignes de la préhistoire de la Grèce, de l’Age de la Pierre au début de l’Age du Bronze, sont exclusivement des documents archéologiques, provenant de fouilles ou de prospections.
Cette documentation archéologique, partielle par définition – l’archéologie ne peut retrouver qu’une partie des vestiges du passé –, reste aussi insuffisante dans son champ géographique (toutes les régions de la Grèce ancienne n’ont pas été également explorées) ou chronologique. Elle est en même temps variable dans les aspects qu’elle révèle : selon les périodes et les sites, les habitats peuvent être mieux connus que les nécropoles, ou inversement ; les types d’objets retrouvés sont eux aussi diversement représentés, et la céramique, à partir de l’Age du Bronze, tient une place peut-être disproportionnée ; la connaissance de l’environnement (végétation, niveau de la mer), longtemps négligé mais que des méthodes scientifiques d’analyse (études sédimentologiques et palynologiques) permettent en partie de restituer aujourd’hui, reste encore trop souvent imprécise. Enfin, les méthodes de fouille, qui conditionnent la validité des données, ont été d’inégale valeur.
L’interprétation de ces documents ne peut être que très difficile, et l’on ne s’étonnera donc pas outre mesure, dans ces conditions, de la diversité des opinions des archéologues, quelle que puisse être la rigueur de leur méthode et de leur argumentation. Dans un domaine essentiel, celui de la chronologie absolue (c’est-à-dire des dates proposées dans notre système actuel de mesure du temps), l’imprécision des résultats obtenus par les méthodes de laboratoire (mesure du radiocarbone ou thermoluminescence, entre autres) ne permet de fixer qu’un cadre approximatif. La chronologie relative (c’est-à-dire le classement sériel du matériel trouvé sur un même site, grâce aux méthodes de fouille stratigraphique, puis sur des sites différents, par comparaisons stylistiques ou typologiques) fait elle aussi l’objet de divergences que le réexamen des découvertes anciennes et l’analyse des découvertes récentes ne réduisent que progressivement. Le petit nombre de sites connus, pour les périodes les plus anciennes tout au moins, rend d’autre part toute généralisation hasardeuse.
Les premières occupations humaines
LE PALÉOLITHIQUE
Des prospections systématiques (notamment en Épire, Thessalie, Macédoine occidentale ou en Élide) et quelques fouilles se sont efforcées, depuis les années 1960, de donner une idée des premières occupations humaines dans une Grèce radicalement différente, dans ses paysages, son climat, de ce qu’elle sera vers le VIIe millénaire lorsque s’y établiront les populations néolithiques. Durant la longue séquence du Paléolithique (Paléolithique ancien : jusque vers 200000 ; Paléolithique moyen : de 200000 à 35000 environ ; Paléolithique supérieur : 35000 à 8000), le climat de type méditerranéen ne s’instaure que difficilement, marqué d’oscillations de plus en plus rapides et accentuées des températures et de la pluviosité, lors de brefs intervalles interglaciaires séparés par de longues périodes froides. Le dernier des paroxysmes du froid se place vers 16000, pendant le Paléolithique supérieur ; la période entre 16000 et 8000 correspond à un intervalle entre les conditions inhospitalières de la période glaciaire et un réchauffement climatique qui entraîne un développement rapide de la forêt après 8000.
L’occupation humaine au Paléolithique ancien reste encore incertaine : seules quelques rares trouvailles de surface, des galets de la région de Corfou ou la découverte controversée d’un crâne dans la grotte de Pétralona en Chalcidique, près de Thessalonique, pourraient correspondre à cette période : âgé d’au moins 200 000 ans, ce crâne pourrait dater de 350 000 ans (l’occupation humaine en Europe remontant à plus de 700 000 ans) et serait ainsi le plus ancien vestige d’une présence de l’homme en Grèce. C’est au Paléolithique moyen seulement qu’une carte des sites (abris sous roche, grottes, campements de chasse temporaires), sans aucun doute encore très provisoire, commence à être dressée. Les principales régions concernées sont la Thessalie, avec la basse vallée du Pénée, l’Épire et la région de Corfou et des îles Ioniennes, mais aussi l’Eubée et le Péloponnèse ; la plupart des objets paraissent assez récents dans cette période (vers 45000-35000). Leur technique présente des faciès locaux qui s’accordent mal avec les typologies de l’Europe méditerranéenne mais s’apparentent toutefois, généralement, à l’industrie aurignacienne et moustérienne des Balkans. C’est l’Épire qui a la plus grande concentration de découvertes pour la période du Paléolithique moyen au Paléolithique supérieur, avec les sites de Kokkinopilos, Asprochaliko (45000-8000), Kastritsa (16000-8000), Klithi (14000-8000). On souligne généralement l’originalité de l’industrie lithique taillée en Grèce (technique du microburin, importance des microlithes), quelles que soient les influences variées que l’on peut discerner selon les périodes.
L’occupation au Paléolithique supérieur est attestée en Béotie (abri sous roche de Séïdi), en Thessalie, et tout particulièrement en Épire (Klithi, Kastritsa), même si de nouvelles régions sont désormais représentées sur la carte (l’Élide, le Magne, l’Argolide avec Franchthi ; l’île de Thasos et l’Eubée, qui devaient être alors rattachées au Continent, comme devait l’être aussi Corfou). Les témoignages sont moins nombreux qu’à la période précédente : au total une dizaine de sites seulement, représentant des types d’activité différents, ont livré une suite de niveaux d’occupation. Les oscillations climatiques (la glaciation du Würm a entraîné la formation de glaciers dans le Pinde, tandis que la mer a subi une très forte régression, à 100 mètres environ au-dessous de son niveau actuel) expliquent peut-être cela. Il faut noter toutefois une extension des zones occupées par l’homme ; d’autre part, la navigation, dont l’utilisation de l’obsidienne de l’île de Mélos (Milo), qui parvient alors à Franchthi, constitue le meilleur témoignage, s’étend peut-être jusque vers le Bosphore et la côte d’Ionie.
Les recherches actuelles tentent de définir les modes de vie des groupes de chasseurs-collecteurs, de les suivre dans leurs déplacements saisonniers ou temporaires entre les différents abris d’une même région et de comprendre leur système d’utilisation des ressources naturelles. Les sites moustériens d’Épire sont concentrés d’abord sur les zones côtières ; les sites de montagne n’apparaissent qu’après le paroxysme de la période glaciaire, lorsque les conditions climatiques s’améliorent rapidement. Les petits groupes de chasseurs recherchent le daim rouge ou l’ibex dans les sites de l’intérieur, tandis que le domaine principal d’exploitation économique reste centré sur les plaines basses du bord de mer. Sur les sites les plus méridionaux de Grèce, le long des côtes du Péloponnèse, les activités de subsistance (avec la pêche et la collecte des mollusques) semblent déjà proches de celles de l’Europe postglaciaire.
LE MÉSOLITHIQUE
Dans cette période courte, qui correspond approximativement aux VIIIe et VIIe millénaires, l’occupation humaine est encore moins bien attestée. Cette diminution du nombre des sites (comme Sidari à Corfou ou la grotte de Franchthi en Argolide) ne peut être imputée à l’insuffisance des recherches ; la prospection systématique de l’Argolide n’a pas permis d’en identifier en dehors de Franchthi, et l’on note par ailleurs une discontinuité frappante d’occupation : les sites du Paléolithique supérieur d’Épire n’ont pas livré de niveaux de cette période ; inversement, ceux du Néolithique de Thessalie ne sont pas précédés d’occupations mésolithiques. Franchthi est exceptionnel dans la mesure où il présente une continuité d’occupation du Paléolithique au Néolithique. La réduction du nombre de bases utilisées pour la chasse, la submersion de milieux côtiers lors de la remontée du niveau marin, peuvent être des éléments d’explication : les sites connus sont des grottes situées à proximité de la mer, où l’exploitation des ressources marines semble avoir été importante. Dans cette période où paraît se développer un mode de vie sédentaire fondé sur la pêche, plus que sur la grande chasse, le stockage de céréales sauvages et la multiplication des petits outils lithiques (lamelles, grattoirs, microlithes) conduisent à supposer l’apparition des premières pratiques agricoles.
La Grèce néolithique : les premiers fermiers d’Europe ?
LES RÉGIONS DE GRÈCE ET LA CULTURE MATÉRIELLE
Les sites principaux sont très inégalement répartis : en Argolide (Franchthi, Lerne), mais aussi en Thessalie ou Thrace (Sesklo, Sitagri, Dikili Tash, Karanovo) et, pour la première fois, en Crète à Cnossos et dans les îles de l’Égée, dont l’occupation ne commence guère que vers la fin de cette époque, dans les Sporades du Nord à Kyra Panagia (Haghios Pétros), dans les Cyclades à Saliagos entre Paros et Antiparos, à Kéos (Képhala). La plupart sont des sites nouveaux, caractérisés par une abondante industrie lithique et osseuse, l’élevage des chèvres et des moutons, la culture des céréales (blé, orge) et de certaines légumineuses, et l’apparition de tessons céramiques, y compris dans les plus anciens niveaux dits « précéramiques ». Les premiers habitats restent de dimensions modestes, installés à proximité de l’eau et de la forêt.
Sous l’uniformité générale de cette culture néolithique, des aspects provinciaux apparaissent nettement. C’est la Thessalie qui semble la zone la plus peuplée et la plus riche du continent grec au Néolithique ancien et moyen ; on constate une forte densité de peuplement, avec des villages, distants de quelques kilomètres seulement, dont l’occupation se poursuit sur plusieurs générations. Les villages du nord de la Grèce, Néa Nikomédia en Macédoine, Argissa Maghoula en Thessalie, avec leurs maisons en torchis sur ossature de bois, diffèrent sensiblement des petites agglomérations du Péloponnèse ou de Crète, avec leurs maisons en brique crue, à toits plats. L’occupation accrue des grottes, dans le sud de la Grèce, peut indiquer un développement du pastoralisme dans ces régions. Ces différences régionales posent le problème de la manière dont s’est faite en Grèce la néolithisation. Ce phénomène résulte certainement moins d’une « révolution », comme on avait pu le croire naguère, que d’une lente et progressive évolution, qui s’étend, au Proche-Orient où elle a pris naissance, du Xe au VIe millénaire ; mais on n’observe pas cette évolution en Grèce : les premières populations néolithiques maîtrisent déjà les nouvelles techniques. C’est ce qui a permis de penser que la culture néolithique s’était diffusée en Grèce à partir du Proche-Orient. Il est certain que les céréales, qui sont à la base de l’agriculture européenne, ont été importées : cela est assuré pour le froment et l’épeautre, dont il n’existe pas de variété sauvage en Europe, vraisemblable pour l’orge et l’engrain, qui ont pu exister à l’état sauvage en Europe (on a retrouvé des traces d’orge sauvage dans les niveaux du Paléolithique supérieur de la grotte de Franchthi), mais dont rien ne prouve qu’ils y ont été domestiqués. Il en va de même pour les moutons et les chèvres, qui sont les principaux animaux d’élevage au Néolithique, et qui proviennent d’Asie : seuls pouvaient déjà être présents sur place, à l’état sauvage, les bovins et les porcs. La technique de construction des habitats en brique crue, que l’on trouve par exemple à Cnossos, semble elle aussi une importation d’Asie.
On a donc supposé, dans ces conditions, une émigration paysanne, probablement originaire d’Anatolie, qui aurait traversé la mer Égée dans de petites embarcations, pour gagner les terres fertiles des plaines de Thessalie, de Grèce centrale, du Péloponnèse ; l’absence d’établissements agricoles au Néolithique ancien à l’est de la Macédoine actuelle et en Thrace s’oppose à l’hypothèse de migrations terrestres le long de la côte nord de l’Égée. Les nouvelles techniques agricoles ont pu être assimilées d’abord par les populations primitives de chasseurs-collecteurs de Grèce, qui seraient ainsi les plus anciens fermiers d’Europe. Mais la question est sans doute plus complexe et ne peut être séparée des discussions récentes sur le problème des Indo-Européens. L’on ne croit plus guère à une « invasion » de populations néolithiques (assimilées à une population dite indo-européenne), et il faut envisager l’idée d’une mise en place en Grèce du Néolithique selon des processus variables selon les régions. Le Néolithique de Thessalie, dans sa phase la plus ancienne, ne se rattache à aucune tradition régionale : sa base économique repose sur l’exploitation d’espèces animales et végétales importées ; il s’agit donc d’un Néolithique d’origine extérieure. Mais il n’est pas sûr qu’il faille en chercher l’origine au Proche-Orient : les industries lithiques contemporaines du Proche-Orient et d’Asie Mineure n’offrent guère de rapports avec celles de Thessalie, et l’on ne peut écarter l’idée d’un développement local à partir d’une culture mésolithique. Dans un site tel que Franchthi au contraire, dans le Péloponnèse, on constate la permanence d’une tradition locale, sur laquelle se greffent différents emprunts (introduction du mouton domestique, de certaines techniques) dont l’origine directe ou indirecte pourrait être la Thessalie. Les sites néolithiques grecs illustrent bien ainsi la complexité des processus locaux qui conduisent à l’apparition d’une économie de production.
Comment évolue, de 6500 à 3300 environ, le Néolithique ? Les grandes phases identifiées par les styles céramiques et applicables à l’ensemble de la Grèce sont bien déterminées : Néolithique ancien, dont les dates, établies par le radiocarbone, se placeraient entre 6600 et 5800 environ ; Néolithique moyen, entre 5800 et 4800 ; Néolithique récent (correspondant au Chalcolithique du Proche-Orient) entre 4800 et 3800. Une phase finale du Néolithique récent, le Néolithique final, est parfois distinguée mais réunit des séries céramiques dont la place est mal assurée. La fin de la période est marquée en général par une nette rupture : hameaux et villages sont abandonnés, les nouvelles agglomérations du Bronze ancien vont s’établir dans des sites différents. Il y a toutefois des exceptions notables. Le site de Cnossos, d’une durée exceptionnelle (son occupation se prolongera jusqu’en 827 de notre ère, au moment de la conquête de la Crète par les Arabes), est occupé dès le début du Néolithique, dans sa phase dite précéramique. Les premiers occupants se sont installés sur un plateau à la jonction de deux vallées (là où s’établira le palais minoen), à proximité de la côte. Cette installation permet de mesurer, sur une longue période (près de trois millénaires), l’évolution d’une communauté néolithique, lente malgré les contacts avec l’extérieur (obsidienne, changements dans les styles céramiques), mais qui s’accélère au Néolithique moyen avec le développement du filage et du tissage, l’apparition de maisons plus complexes, le développement de l’élevage des bœufs et la diminution du porc liés à un début de déforestation.
Les progrès des techniques ne sont pas toujours faciles à suivre pendant cette longue période. Le débitage des outils de pierre taillée fait preuve dès l’origine d’un savoir-faire technique élaboré. Pour la céramique, il faut attendre le Néolithique moyen pour constater une maîtrise véritable des techniques de cuisson et la réalisation de formes complexes ; au Néolithique récent, l’utilisation de couleurs à base de manganèse permet des effets nouveaux de bichromie ou polychromie. Des variantes stylistiques apparaissent, montrant une régionalisation accrue de la production. Les nouveaux habitats de la fin du Néolithique semblent indiquer une capacité des groupes de population à exploiter des environnements plus pauvres, ce qui aurait favorisé les régions du sud de la Grèce aux dépens des riches plaines de Thessalie. Enfin, c’est seulement à partir du Néolithique récent que l’emploi des métaux commence à se répandre dans les régions égéennes, tout au moins en Grèce du Nord et dans les îles.
CONTACTS ET ÉCHANGES AU NÉOLITHIQUE
Le Néolithique de la Grèce se caractérise, en particulier, par ce que l’on a appelé la colonisation des îles de l’Égée. La navigation, à l’intérieur du bassin égéen, existe depuis la fin du Paléolithique ; mais ce n’est qu’au Néolithique que des établissements permanents apparaissent dans ces îles.
C’est en Crète que se situe la première installation, de deux à quatre millénaires avant les autres, bien que certaines îles, dans les Cyclades ou proches du Péloponnèse, aient été situées plus près des sites continentaux et aient constitué ainsi des points intermédiaires potentiels de migration entre l’Anatolie et la Crète. La colonisation de la Crète doit donc être considérée comme une tentative volontaire et organisée d’installation dans une île à l’environnement particulièrement favorable, et non plus comme une expansion graduelle à partir des îles du Nord et de l’Est.
Ce n’est guère qu’au Néolithique récent que des traces d’occupation apparaissent dans les Cyclades (Kéos, Naxos, Théra, Amorgos, Paros, Saliagos et Siphnos), dans la plupart des îles du Dodécanèse, au nord-est à Samos, Chios, Psara, Lesbos, Lemnos, Samothrace, Thasos, et dans les Sporades du Nord (Kyra Panagia et Youra). Les données de la géographie insulaire peuvent permettre d’expliquer en partie les étapes de cette colonisation (distance de la côte, taille des îles, possibilité d’escales intermédiaires, etc.). Le plus ancien de ces établissements semble être celui d’Haghios Pétros à Kyra Panagia, à l’extrémité d’une chaîne d’îles reliées à la Thessalie, la partie du Continent sans doute la plus peuplée au début et au milieu du Néolithique. Dans les Cyclades, le premier horizon de colonisation est représenté au Ve millénaire par Saliagos, sur la ligne de terre qui joignait Paros à Antiparos ; un second horizon, au IVe, par la nécropole de Képhala à Kéos ; c’est Naxos qui offre le meilleur exemple d’une continuité d’occupation pendant tout le Néolithique récent. Différentes hypothèses ont été formulées concernant cette colonisation des Cyclades. Il semble vraisemblable que les colons de Saliagos étaient originaires du sud-est de l’Égée ; par la suite, les nouveaux arrivants sont probablement venus aussi bien d’Attique et d’Eubée : le développement des sites du sud de l’Eubée à cette époque semble faire partie d’un mouvement général des populations vers les zones périphériques qui se poursuivra jusqu’au Bronze ancien.
On peut être surpris par l’intervalle qui sépare la colonisation néolithique de la Crète de celle des autres îles. La Crète offrait sans doute un cadre de développement beaucoup plus propice à l’agriculture et à l’élevage que ces dernières, et se rapprochait à cet égard des plaines côtières du Continent ; c’est le développement de la Crète (comme celui de l’Eubée) qui a pu favoriser l’implantation d’établissements permanents dans les îles, grâce à un système d’échanges. Ces échanges n’ont certainement pas été le facteur déterminant de la colonisation des Cyclades au Néolithique récent, à une époque où la métallurgie ne joue encore qu’un rôle infime ; mais ils ont été le cadre nécessaire qui a permis à des groupes de se maintenir sur des îlots disposant de ressources limitées. Des études récentes ont bien montré l’existence, dès le Néolithique, de réseaux qui permettent en particulier à l’obsidienne de Mélos ou de Giali de circuler dans une très grande partie du monde égéen.
Ce qui caractérise en effet le début du Néolithique, c’est le fait que les nouvelles populations de fermiers-éleveurs installées dans les plaines et bassins alluviaux fertiles, non seulement ont apporté avec eux espèces animales et végétales domestiquées, mais ont utilisé aussi principalement, pour leur outillage lithique ou les objets de parure, des ressources extérieures souvent très éloignées et d’accès apparemment difficile : alors que leurs prédécesseurs s’étaient contentés des ressources locales et s’y étaient adaptés, les groupes néolithiques ont créé un nouvel environnement ; il y a une réorganisation socio-économique de l’espace égéen. L’obsidienne de Mélos, la plus exploitée, parvient jusqu’en Thessalie, le silex d’Épire ou d’Albanie jusqu’en Argolide, l’andésite d’Égine (pour les meules à moudre) dans toute l’Attique et l’Argolide.
Ce sont les divers modes de production et de distribution de ces matériaux qui forment un objet essentiel de l’étude archéologique. Certaines lames de silex sont régulièrement produites dans des centres proches des sources, et exportées ; pour l’obsidienne, les noyaux préparés sont exportés et les lames sont produites localement. La carte de répartition de l’obsidienne, dont le commerce s’étend désormais jusqu’en Macédoine occidentale, et les modalités de son exploitation à partir de Mélos ou de Giali fournissent des indications précieuses sur le développement des échanges au Néolithique récent.
Ce développement, comme celui des techniques, semble s’accompagner d’un degré croissant d’inégalité sociale. Les habitats du type « mégaron » de Dimini ou Sesklo, en Thessalie, suggèrent l’émergence, sur les différents sites, d’élites qui auraient pu tirer leur richesse du stockage et de l’échange de surplus agricoles, soit à l’intérieur de leur communauté, soit en jouant un rôle d’intermédiaires pour des relations à plus longue distance ; quelques objets de luxe (haches de pierre polie, pointes de flèche en silex, céramiques fines) confirment l’idée d’une société déjà hiérarchisée. De la même manière, l’étude des transformations socio-économiques met en valeur la différence marquée, à la fin de la période, entre les régions du nord de la Grèce et celles du sud ; une explication en a été cherchée dans la nature des échanges : la Thessalie ne produit guère, en dehors de biens périssables, que des céramiques fines dont la diffusion est restreinte à l’échelle régionale ; c’est la Grèce du Sud qui fournit les produits utilitaires comme l’obsidienne ou les matériaux destinés aux objets de prestige tels que le marbre ou l’argent.
Le début de l’Age du Bronze : le IIIe millénaire
Les coupures établies par les historiens entre les grandes périodes de l’histoire sont généralement plus tranchées qu’elles n’ont été dans la réalité, et les successions se font par des transitions plus que par des ruptures brutales. L’Age de la Pierre n’ignore pas totalement l’usage des métaux : il est connu dès le début du Néolithique au Proche-Orient et en Anatolie, puis dans les Balkans ; en Grèce, c’est à partir du Néolithique récent qu’apparaît la métallurgie proprement dite, c’est-à-dire l’utilisation des minerais, et non plus seulement des métaux natifs. L’activité métallurgique va s’étendre très progressivement en Grèce au Bronze ancien, d’abord dans le Nord-Est égéen, en Macédoine et en Thrace, puis en Grèce centrale et en Crète.
La première phase du Bronze ancien (BA) reste la moins bien connue, mais les fouilles récentes ont permis de la définir en Argolide (avec la céramique dite de Talioti, près d’Asiné), dans les sites du Nord-Est (Poliochni, Sitagri, Dikili Tash) ou en Crète. C’est la deuxième phase (BA II) qui, dans l’ensemble de la Grèce, est de loin la mieux représentée, tandis que le BA III apparaît comme une simple transition vers le Bronze moyen. La chronologie absolue du BA reste incertaine, tout au moins pour le début, tributaire des dates hautes du Néolithique ; le BA I se placerait vers 3500-2900 environ, le BA II de 2900 à 2300, le BA III de 2300 jusque vers 2050, avec de légères différences entre le Continent, les Cyclades et la Crète.
Pendant toute cette période, les changements progressifs de l’époque néolithique semblent s’accélérer dans la partie sud de l’Égée (Cyclades, Crète, côtes du Péloponnèse). Les archéologues cherchent à définir les domaines et les causes possibles de ces changements : développement des habitats, agriculture, métallurgie, échanges, hiérarchisation sociale.
LES RÉGIONS DE GRÈCE ET LA CULTURE MATÉRIELLE
Le passage du Néolithique au Bronze ancien se matérialise différemment selon les régions : en Thessalie, les emplacements occupés au Néolithique continuent à l’être le plus souvent au début de l’Age du Bronze. Dans la Grèce du Sud, des villages nouveaux apparaissent, souvent sur des buttes en bordure de mer ou sur des collines basses contrôlant des plaines.
Le Bronze ancien est actuellement connu par des fouilles nombreuses, parmi lesquelles celles de Lerne en Argolide ou d’Eutrésis en Béotie ; des fouilles plus récentes à Lefkandi en Eubée, à Thèbes, Tirynthe, Kolonna sur l’île d’Égine, en Thessalie (Argissa, Pefkakia Maghoula) ou en Macédoine (Dikili Tash, Sitagri, Ézéro), ont permis de compléter les séquences stratigraphiques et d’avoir une meilleure idée des variantes régionales. En Crète, Cnossos et Myrtos ont fourni les informations les plus complètes. Dans les Cyclades, les fouilles de Phylakopi, mais aussi de Kéos, Ios, Amorgos, ont enrichi notre connaissance, de même que celles de Poliochni à Lemnos, Thermi à Lesbos, Troie enfin pour le Nord-Est égéen. De nombreux projets de prospection se sont efforcés récemment de dresser un tableau du Bronze ancien dans des régions jusqu’ici moins connues, comme la Laconie, la Messénie, l’Élide, ou les régions situées au nord du golfe de Corinthe (Locride, Phocide et Étolie).
Dès le début du BA, on semble constater, d’après les prospections de surface, une nette poursuite de l’accroissement numérique des habitats (fermes ou villages isolés), qui dénote, sinon une augmentation correspondante de la population, tout au moins une modification dans l’occupation du sol, en vue d’une meilleure exploitation des terres cultivables ; ce phénomène a été étudié notamment en Argolide, où le nombre des sites connus semble avoir doublé, ainsi qu’en Béotie. L’évolution de ces habitats, tout au long du IIIe millénaire, n’est pas toujours facile à suivre période par période : de nombreuses transformations peuvent échapper à l’archéologue. Mais il semble que les sites s’organisent désormais selon une certaine hiérarchie, avec des villages plus importants qui peuvent s’être développés aux dépens de sites mineurs par des phénomènes de synœcisme et qui manifestent une tendance à une concentration de la population.
Le mode de subsistance est toujours fondé sur les mêmes bases qu’au Néolithique, pastoralisme et culture des céréales, mais élargies ; la vigne est cultivée en Crète, en Argolide et en Macédoine ; l’olivier est attesté pour la première fois de façon sûre. Les techniques agricoles évoluent ; le passage de la houe à l’araire se produit vraisemblablement au cours de la période : des figurines de Tsoungiza, près de Némée, montrent, au BA I/BA II, des bœufs équipés d’un joug. Cette technique, qui suppose la possession d’une paire de bœufs, peut avoir contribué à l’émergence d’une élite paysanne ; elle a permis en tout cas l’exploitation de terres plus profondes. Certains changements dans les formes céramiques peuvent laisser penser à un développement des produits laitiers dans l’alimentation. L’apparition dans le matériel archéologique de « pesons » et de fusaïoles implique le développement du filage et du tissage, et sans doute celui des troupeaux de moutons. Des espèces animales nouvelles sont introduites : l’âne ou une espèce voisine, ainsi que le poulet (dans le Dodécanèse). D’autres progrès techniques se manifestent : le four de potier commence à être utilisé, en Macédoine ou en Crète. Quant à la métallurgie proprement dite, qui semblerait devoir être l’élément principal de ce passage à l’Age du Bronze, elle ne joue encore qu’un rôle secondaire et n’est guère attestée, au BA I, qu’à Poliochni et Sitagri ; c’est au BA II que se diffusent les techniques de fonderie, concentrées d’abord dans le Nord-Est égéen.
Les réseaux de relations qui existent au Néolithique se maintiennent, et sans doute sous une forme plus complexe. Les représentations cycladiques de bateaux à haute proue illustrent sans doute un développement accru de la navigation en Égée, notamment à partir des Cyclades. Les modes d’échanges, qui n’ont certainement que peu à voir avec la notion moderne de commerce, sont difficiles à préciser. Mais les cartes de répartition des objets mettent en évidence toute une série de contacts dans le bassin égéen entre les Cyclades et la Crète, entre les Cyclades et le Continent ; Kéos est en étroite relation avec l’Attique, les Cyclades avec l’Eubée, l’Argolide ou la Crète ; quelques similitudes locales dans la culture matérielle ont pu faire penser à l’installation de « colonies » cycladiques en Crète à Archanès ou Haghia Photia, ou à Manika en Eubée. Les métaux commencent à jouer pour la première fois un rôle dans ces échanges : les îles de Siphnos et de Kythnos sont les sources majeures pour le plomb, l’argent et le cuivre. Certains types de récipients, comme les grandes « saucières » à bec oblique (sans doute des coupes à vin), en céramique et parfois en or, sont fréquents dans les Cyclades mais aussi présents en Grèce continentale et en Troade ; ils sont le « fossile directeur » le plus caractéristique du début du BA II.
La première phase du Bronze ancien (BA I) laisse apparaître des cultures régionales spécifiques. Mais ces différences régionales sont beaucoup plus marquées dès le début du BA II – la période en fait de loin la mieux identifiable dans la documentation archéologique –, où la grande nouveauté, par rapport à la période précédente, est l’« émergence » des îles de l’Égée.
Le rapide épanouissement de la civilisation des Cyclades, après l’établissement des premiers sites au Néolithique récent dans la plupart des îles, est le phénomène le plus caractéristique de l’histoire de la Grèce au début de l’Age du Bronze. Les célèbres figurines cycladiques en marbre, de fonction encore indéterminée, sont l’aspect le plus marquant, sinon le plus significatif, de ce développement ; nées d’une tradition néolithique commune au monde égéen, elles aboutiront à des types variés qui disparaîtront au moment de la transition vers le BA III. Quelques sites importants sont désormais connus dans les Cyclades : Phylakopi de Mélos, le plus anciennement et le plus complètement fouillé, Haghia Irini à Kéos. Ce sont souvent des sites fortifiés, comme le site de Markiani à Amorgos, pourvu d’une enceinte dès le début de l’Age du Bronze ; plusieurs, à Siphnos, Lemnos (Poliochni), Lesbos (Thermi), Kythnos, montrent une activité métallurgique. Tous seront abandonnés vers la fin du BA II. Les nécropoles, de petite taille, sont généralement mieux connues que les habitats ; celle de Chalandriani à Syros, qui comporte plusieurs centaines de tombes individuelles réparties en groupes organisés, semble correspondre à un site d’une dimension exceptionnelle et peut être comparée aux cimetières de Manika en Eubée ou d’Haghia Photia sur la côte nord de la Crète, où l’on retrouve des influences cycladiques.
Les régions côtières de l’Égée montrent aussi, à la même époque, un développement notable. Le principal ensemble de régions – celui que l’on a considéré comme le « berceau » de la civilisation helladique – comprend l’Argolide côtière, Égine dans le golfe Saronique, l’Eubée et la Béotie (Eutrésis, Litharès). En Eubée, le site de Manika, près de Chalcis, occupe une superficie considérable, sans commune mesure avec les autres sites de Grèce ; c’est le seul qui puisse rivaliser, par la taille, avec les sites d’Anatolie ou du Proche-Orient. Celui de Litharès, en Béotie, a fourni, avec Myrtos en Crète, le seul plan complet d’un village de cette période ; il indique déjà une certaine organisation des habitations le long d’une rue. Les villages les plus importants, comme Lerne en Argolide, semblent au centre d’une hiérarchie de villages mineurs et de hameaux. Les tombes sont rares, concentrées sur la période du BA II ; les formes sont très variées ; elles comprennent désormais des formes de tombes à chambre taillées dans le rocher, comme à Manika. Les tumuli n’apparaissent qu’à la fin du BA II ; la nécropole tumulaire de Leucade, qui a fourni un abondant mobilier métallique, est le meilleur exemple des riches tombes de cette période.
La Crète, comme l’Eubée, doit en réalité, par sa superficie, être assimilée à l’une de ces régions côtières de la Grèce. Si le BA I reste, comme ailleurs, relativement mal connu, le BA II voit une floraison de villages de petite taille (Vassiliki, Myrtos), habités par quelques familles seulement, qui seront détruits à la fin de la période ; ils présentent une amorce d’organisation, et sans doute des bâtiments à fonction spécifique comme le sanctuaire identifié à Myrtos. Ils s’intègrent, là aussi, dans une hiérarchie naissante de sites, dont les plus importants (Cnossos, Phaistos, Malia) aboutiront aux agglomérations palatiales du Bronze moyen ; il est difficile, toutefois, d’identifier des maisons de chefs qui seraient les ancêtres des palais. La nouveauté majeure est sans doute l’apparition, parallèlement aux ossuaires rectangulaires de l’est de la Crète, de grandes tombes circulaires construites (les « tombes à voûte de la Messara »), qui sont connues dès le début du Bronze ancien et seront utilisées tout au long du Bronze moyen, essentiellement dans la région de la Messara près de Phaistos. Situées à proximité des villages, ces tombes collectives ont contenu jusqu’à plusieurs centaines d’inhumations ; les morts y étaient enterrés avec leurs vêtements, leurs armes et leurs objets de parure.
LES CHANGEMENTS DU BRONZE ANCIEN
Quelques grands changements se manifestent au cours du Bronze ancien, principalement pendant le BA II. Le plus significatif, sur le Continent, est la construction, vers la fin du BA II, de « maisons à corridor », dont le meilleur exemple est la maison des Tuiles de Lerne. Ces édifices, de dimensions imposantes (25 x 12 m pour la maison des Tuiles), présentent un plan particulier : rectangulaires, ils sont constitués d’une série de pièces quadrangulaires flanquées sur les côtés de corridors, qui supportent des escaliers conduisant à l’étage ; ils possèdent des toits de tuiles et des foyers d’argile cuite. Cette architecture monumentale, développement de formes locales, se retrouve sur plusieurs sites, de Thèbes en Béotie jusqu’à la Messénie, et correspond vraisemblablement aux résidences des élites locales.
Apparaissent en même temps les premières notations symboliques : marques de potiers, sceaux et scellés. Les marques de potiers (signes isolés gravés sur des vases avant cuisson), que l’on retrouvera jusqu’au Bronze moyen, ne constituent pas un système d’écriture ; leur signification reste encore obscure : peut-être étaient-elles destinées dans certains cas à fournir une information sur le fabricant. Le rôle des sceaux, portant des décors de type géométrique le plus souvent, est plus clair, au moins dans leur fonction première, qui est une fonction de contrôle économique : ils étaient apposés sur des boules d’argile servant de scellés pour des couvercles de jarres, des fermetures de coffres ou de magasins ; ces scellés d’argile, brisés lors de l’ouverture des portes ou des couvercles, étaient recueillis et permettaient ainsi d’enregistrer les mouvements de denrées. Le site de Lerne a donné au Bronze ancien le meilleur exemple d’une utilisation de ce système : une salle de la maison des Tuiles a fourni un lot de 143 scellés, correspondant à 70 sceaux différents. De tels scellés ont été retrouvés aussi sur d’autres sites : à Corinthe, Asiné, Akovitika en Messénie, ainsi qu’à Myrtos en Crète. Il est difficile d’apprécier la portée, strictement locale ou étendue à des échanges régionaux, de cette utilisation de sceaux et scellés, mais il semble bien s’agir en tout cas d’un système de « redistribution » de ressources à partir d’un centre de type administratif.
Dans le domaine artistique, le développement au BA d’un art figuratif (figurines et maquettes, vases de pierre ou de métal, bijouterie, armes, sceaux), souvent présent dans des tombes mais dont la fonction n’était sans doute pas uniquement funéraire, doit être noté. La présence de nombreuses figurines de quadrupèdes, moutons et bovidés, illustre l’importance de l’élevage, mais le rapport de l’ensemble des figurines avec la religion reste problématique ; seuls quelques vases anthropomorphes crétois, en forme de femmes tenant des vases ou des animaux, ont pu être considérés avec vraisemblance comme la représentation de déesses à fonctions variées, déesses du foyer ou de la vie sauvage, illustrant peut-être une certaine forme de polythéisme.
Les interprétations sociopolitiques de ces changements restent naturellement imprécises. Elles reposent avant tout sur l’étude de l’organisation spatiale des habitats, la présence de « maisons à corridor », l’organisation et les offrandes des nécropoles. La construction d’édifices importants indique une hiérarchie sociale et un certain degré de spécialisation artisanale ; l’apparition du système des scellés, répandu en Orient et en Égypte sur une vaste aire géographique, montre clairement à la fois des progrès de l’économie et le développement de pouvoirs administratifs locaux. Très variables à travers la Grèce, les sociétés du début de l’Age du Bronze semblent avoir connu une organisation sociale proche de ce que les anthropologues appellent des chefferies, sociétés organisées essentiellement autour de liens de parenté et qui peuvent aller d’un système égalitaire à une hiérarchie marquée.
L’ARRIVÉE DES GRECS : PROBLÈME OU FAUX PROBLÈME ?
La question de l’arrivée des Grecs a constitué longtemps un chapitre obligé de toute histoire de la Grèce : les Grecs sont-ils arrivés vers la fin du IIIe millénaire, vers le XVIe siècle, ou à une autre date ? Le problème est, d’abord et essentiellement, un problème linguistique : à partir de quand a-t-on parlé, en Grèce, une forme de grec ou de proto-grec, langue indo-européenne ? Il est devenu un problème historique dans la mesure où l’on ne concevait pas l’apparition d’une forme de langue dans un espace géographique donné sans l’apparition d’une nouvelle population, « porteuse » de la langue, cette même population étant aussi supposée porteuse d’une culture, c’est-à-dire d’un certain nombre de traits de la civilisation matérielle, céramique, techniques, etc. On s’est donc adressé à l’archéologie pour tenter de déterminer à quel moment de nouvelles populations, susceptibles d’avoir été les Proto-Grecs, se seraient introduites en Grèce. Or l’archéologue ne dispose que de moyens limités. Il peut constater des ruptures stratigraphiques : des sites abandonnés, détruits, de nouveaux sites, qui peuvent impliquer une guerre, une invasion ; l’apparition de nouvelles techniques, ou objets, démontrant l’introduction d’un savoir-faire nouveau (mais rien ne permet d’éliminer, dans ce cas, l’idée de simples contacts culturels) ; des changements dans les coutumes funéraires, dans les usages culturels (nouvelles formes de vases, d’ornements, etc.). Interpréter ces changements en termes de mouvements de population n’est qu’une possibilité, parmi d’autres souvent plus plausibles ; supposer, en plus, que ces populations parlent telle ou telle langue, relève, en l’absence de documents écrits, de la pure hypothèse.
Comme dans le cas similaire, que nous aurons à examiner plus loin, de « l’arrivée des Doriens », la question se rattache à un fait linguistique précis. Le déchiffrement, en 1952 par Michael Ventris et John Chadwick, des tablettes inscrites en linéaire B, trouvées dans les palais mycéniens, a montré que l’administration mycénienne utilisait le grec. Les témoignages archéologiques les plus anciens (certaines des tablettes de Cnossos) datent, semble-t-il, des environs de 1400 ; dans ces conditions, l’utilisation du grec remonte au moins au XVe siècle, et probablement plus anciennement : à partir de là, toutes les possibilités sont ouvertes. Le grec des tablettes mycéniennes résulte-t-il d’une longue évolution, ou a-t-il été introduit en Grèce par des groupes de populations extérieures, indo-européennes, à une date récente ? On a proposé, sans succès semble-t-il, les environs de 1600, et, le plus souvent, la fin du IIIe millénaire, en particulier la transition entre le BA II et le BA III vers 2300. Ce qui est sûr, c’est que le grec, qui conserve des traces d’un substrat « préhellénique », n’est pas une langue autochtone.
Le problème a eu le mérite de conduire à un examen extrêmement soigneux de toute la documentation archéologique concernant ces différentes périodes, et notamment la transition du BA II au BA III qui, dans les Cyclades et en Crète aussi bien qu’en Argolide, est marquée par des destructions quasi systématiques. Le problème d’éventuels mouvements de populations, accompagnés de troubles, a été posé en particulier à propos de la destruction de la maison des Tuiles de Lerne en Argolide, incendiée à la fin du BA II après une période d’occupation relativement courte d’un ou deux siècles. Cette destruction, rapprochée d’autres destructions de sites du Péloponnèse, et le changement de culture au BA III ont pu ainsi être expliqués comme le résultat d’une invasion par de nouveaux arrivants ; d’autres destructions semblant être un peu plus tardives, on avait supposé aussi une seconde vague d’envahisseurs vers la fin du BA III. En fait, les fouilles menées sur d’autres sites et le réexamen précis des stratigraphies et de la céramique des couches de destruction ont clairement montré qu’il n’y a pas eu un horizon unique de destructions, mais des événements particuliers répartis sur un assez grand laps de temps. La transition a été suffisamment longue pour permettre d’une part à la céramique BA II d’Argolide, d’autre part à une céramique d’influence anatolienne (dite de Lefkandi I) de fusionner pour donner naissance à la céramique BA III à la fois du Péloponnèse et de Grèce centrale.
On pourrait naturellement supposer que l’arrivée des Grecs n’a pas été un phénomène violent et ponctuel, et qu’elle s’est produite progressivement tout au long de la période allant de la fin du BA II au BA III, se traduisant par l’introduction de traits nouveaux dans la culture matérielle plus que par des destructions relevant d’explications diverses, allant de rivalités régionales à de simples causes accidentelles. Le fouilleur de Lerne, John Caskey, avait attribué au BA III du Péloponnèse toute une série de nouveautés : bâtiments à abside, « ancres » en terre cuite, haches-marteaux, tumuli, apparition du cheval attesté à Thèbes et à Tirynthe, formes céramiques différentes. En fait, on a pu maintenant établir que ces nouveaux traits apparaissent dans plusieurs régions, de manière épisodique, dès le courant du BA II : les types de vases de la céramique de Lefkandi I, sans doute originaires d’Anatolie, ont dû atteindre d’abord l’Eubée, puis de là la Béotie, l’Attique et Égine. Les plans des bâtiments absidaux ont pu parvenir au BA III en Grèce centrale et dans le Péloponnèse depuis le nord par la Thessalie et la Macédoine ; les « ancres » peuvent être originaires de Béotie, les haches-marteaux du Nord-Est égéen et de la Grèce du Nord. Tous ces traits nouveaux sont le signe de contacts constants à partir du BA II avec la Thessalie et la Macédoine au nord, l’Albanie et la Dalmatie, les Cyclades et l’Anatolie.
En évitant toute vision trop généralisante, on peut donc seulement retenir la possibilité de mouvements limités, d’origines diverses, dont l’échelle, en nombre et en distance, reste impossible à préciser ; on a suggéré l’arrivée en Eubée, à Lefkandi, d’un petit groupe, responsable de l’établissement dit Lefkandi I ; on a proposé, pour l’introduction à partir de la fin du BA II des tumuli helladiques, une infiltration de groupes humains restreints en provenance des Balkans, des régions pontiques ou du nord-est de l’Égée, qui pourraient avoir accompagné la diffusion croissante de la métallurgie. Les Proto-Grecs ont-ils pu alors faire partie de ces mouvements, qui ont lieu avant les destructions de la fin du Bronze ancien ? On peut garder cette idée comme hypothèse de travail, plutôt que de faire remonter leur arrivée jusqu’aux groupes d’agriculteurs établis dans les plaines de Thessalie au début du Néolithique, théorie qui se heurte, sur le plan linguistique, à d’autres objections. Mais il faut prendre conscience qu’il n’y a pas de preuves archéologiques concernant la date de l’arrivée des Grecs.
Les grandes destructions de la fin du Bronze ancien, en Crète, dans les Cyclades ou en Grèce continentale, restent ainsi le plus souvent inexpliquées. Leurs effets ont été variables. Elles marquent une rupture nette dans la culture des Cyclades ; en Crète, ce sont des événements ponctuels qui ne modifient pas le cours de l’évolution générale. Dans le Péloponnèse, il semble y avoir un déclin du nombre des sites à partir de la fin du BA II, constatable en particulier dans toute l’Argolide, pendant qu’en Laconie, comme en Messénie, aucun site du BA III n’a encore été repéré, sans que l’on sache si cela correspond à une absence réelle d’occupation, ou à la permanence d’une culture prolongeant celle du BA II. Il existe probablement un déclin du peuplement ; mais rien n’indique par ailleurs l’existence d’une menace. Faut-il faire intervenir des causes climatiques, entraînant en particulier une érosion des sols en Argolide ? Y a-t-il un nomadisme croissant au BA III dans le Péloponnèse ? Les changements ne semblent pas aussi nets en Béotie, Phocide et Eubée. La fin du Bronze ancien, transition vers le Bronze moyen, correspond en tout cas à une modification dans l’évolution respective des différentes parties du monde grec.
Toutes les dates données dans cet ouvrage sont des dates avant notre ère, sauf précision contraire.