Chapitre 8
Tarod vit le petit groupe approcher de l’ouest et prit la bride du cheval de Cyllan pour l’arrêter.
La jeune femme se tourna, tentant d’apercevoir ce que Tarod lui montrait, puis étudia le visage de son compagnon. L’inquiétude était peinte sur ses traits.
— Qu’y a-t-il, Tarod ?
— Je ne sais pas.
Impossible d’expliquer l’appréhension qui l’avait saisi. Ce n’était pas, loin s’en fallait, les premiers voyageurs qu’ils croisaient sur la route, mais un sixième sens lui disait que ce n’était pas un convoi ordinaire et il préférait se méfier.
Cyllan regarda à nouveau vers l’ouest. Le soleil se cachait derrière un banc de nuages, et elle réussit à distinguer quelques silhouettes.
— Ils se déplacent lentement, dit-elle. Il y a quelque chose au milieu de la caravane, quelque chose d’assez gros…
— Un palanquin, expliqua Tarod. Et la plupart des cavaliers semblent vêtus de blanc.
Cyllan le regarda, commençant à partager son malaise.
— Sais-tu qui ils sont ?
— J’ai bien une idée, mais c’est impossible. À moins…
Tarod hésita, puis secoua la tête, comme s’il repoussait l’idée qui lui avait traversé l’esprit. Il tourna son attention vers le sud. À moins de cinq lieues, derrière la lande, les contours de Shu-Nhadek tremblaient dans le brouillard du soir. Derrière la ville, la mer étincelait comme une lame à l’horizon. Ils étaient presque arrivés à destination ; à sa vitesse actuelle, la caravane qu’ils avaient repérée les croiserait environ une lieue avant la cité.
Le cheval renâcla, rendu nerveux par la halte. Tarod se tourna vers Cyllan.
— Il va falloir que tu joues encore la noble, mon amour. Nous allons devoir faire assaut de raffinement avant d’arriver à Shu-Nhadek.
Cyllan sourit nerveusement et se mit en position d’amazone sur sa selle. Elle trouvait la posture désagréable et inconfortable, mais aucune dame de rang n’envisagerait de monter autrement – et c’était le rôle que Cyllan tenait à présent.
Puisque l’argent n’était pas un problème, Tarod avait décidé que la meilleure manière de se cacher était de s’exposer aux yeux de tous. La populace guettait deux fugitifs, et nul ne pouvait penser que ces fugitifs feraient tout pour attirer l’attention – ce n’était pas logique. Tarod avait donc fait halte dans la première grande ville rencontrée et, tandis que Cyllan attendait à l’extérieur des murs, il avait acheté de nouveaux vêtements et deux chevaux de race pour remplacer le bai : un grand hongre alezan pour lui, et une jument grise turbulente mais douce pour Cyllan. Ensuite, il avait brouillé leur apparence et ceux qu’ils rencontraient gardaient le souvenir d’avoir croisé un riche négociant en vins et sa femme. Ironique de voir la facilité avec laquelle ils traversaient les petites bourgades. Jamais les gens du peuple n’auraient osé approcher des étrangers aussi richement parés, même pour leur faire part des dernières rumeurs. Ainsi Tarod et Cyllan avaient-ils pu aller bon train vers Shu-Nhadek, mais ne savaient rien des nouvelles.
Dans chaque agglomération, ils avaient trouvé d’horribles témoignages de la terreur qui déchirait le pays. Accusations, procès, exécutions, vengeances… La marée ne montrait aucun signe de reflux, et ce qu’ils avaient vu sur la route renforçait la résolution de Tarod et sa hâte.
Il talonna les flancs de sa monture pour la faire repartir, la jument de Cyllan suivant docilement. La lumière s’estompait alors que le banc de nuages avalait le soleil ; devant eux, les premières lampes s’allumaient dans le port, faisant écho aux rares étoiles déjà présentes dans le ciel.
Ils entendirent les premiers bruits de la caravane près du carrefour entre les routes de l’ouest et du sud. Dans l’ombre, les silhouettes – presque toutes vêtues de blanc, comme l’avait dit Tarod – paraissaient fantomatiques, mais les claquements de douzaines de sabots et le cliquetis des harnais attestaient de leur matérialité. Au carrefour, Tarod et Cyllan firent halte ; la jeune fille écarquilla les yeux en reconnaissant enfin les silhouettes.
— Des Sœurs…, souffla-t-elle.
Sa jument grise fit un pas de côté, effrayée par le malaise soudain de sa cavalière.
— C’est ce que je pensais, dit Tarod. (Il observait le groupe avec une intensité renouvelée.) Si je ne m’abuse, elles viennent du Chaun du Sud.
— Le Chaun du Sud ?
— La Maison de la Matriarche.
Tarod compta huit femmes à cheval et cinq hommes d’escorte puissamment charpentés. Un palanquin délicatement ouvragé se balançait au milieu du groupe, soutenu par quatre chevaux et recouvert de rideaux aux élégantes broderies. Son occupante était invisible.
— Tu vois cela ? demanda-t-il en indiquant la litière. C’est le palanquin de la Matriarche, Dame Ilyaya Kimi.
Il se rendit compte que Cyllan ne comprenait pas, et ajouta :
— Dame Ilyaya a plus de quatre-vingts ans, et n’est pas sortie de sa Maison depuis dix ans. Elle était trop infirme pour assister à la prise de pouvoir de Keridil – et je ne vois qu’une chose capable de la faire sortir dans ce palanquin. Keridil a dû convoquer un Conclave.
Le soldat qui conduisait l’escorte de la Matriarche donna un ordre brusque d’arrêt en voyant les deux silhouettes qui se tenaient immobiles au carrefour. Dans un raclement de métal, les trois hommes tirèrent l’épée. Les deux silhouettes ne bougeaient pas, et les hommes se détendirent en réalisant que les deux inconnus ne représentaient aucun danger – un simple marchand, et sa femme, sans doute impressionnés par leur groupe, s’étaient arrêtés pour les regarder.
Le convoi les dépassa avec lenteur et magnificence. Près de sa tête, l’une des Sœurs les plus âgées glissa un regard vers les deux cavaliers, qu’elle vit tels que Tarod le souhaita – effacés, inconséquents. Sa voix s’éleva, limpide au-dessus du chahut de leur progression :
— Qu’Aeoris vous accompagne, mes bons !
Avec un soupçon de condescendance, elle fit le Signe en leur direction.
Cyllan vit Tarod pencher la tête comme pour accepter la bénédiction, et l’imita aussitôt. Tandis que le luxueux palanquin progressait, elle tenta d’apercevoir la Matriarche, mais les rideaux restaient immobiles. La caravane prit enfin la direction de Shu-Nhadek.
Tarod regarda les cavaliers s’éloigner. Il avait d’instinct porté la main à l’anneau de son index gauche et maintenant, la pierre qui y était sertie scintillait comme un œil blanc.
Il avait pris la décision de remettre le joyau sur la bague après leur fuite de Prospect. Quand l’anneau s’était élargi pour accueillir la pierre, il avait ressenti un amer mélange de triomphe et de désespoir. Il était à nouveau entier – mais en glissant l’anneau à son doigt, en sentant la vieille familiarité de sa présence, le danger de son influence était devenu évident. Il lui faudrait une volonté d’acier, un contrôle d’airain, pour garder sa détermination contre le Chaos. Pourtant, il allait avoir besoin du pouvoir de l’anneau – le pouvoir de son âme – s’il voulait réussir son entreprise. La présence de la Matriarche à Shu-Nhadek ne rendait cette réussite que plus urgente encore.
La pensée fut comme un choc, et sans prévenir, il lança sa monture au trot. Cyllan le suivit, perturbée par la colère qu’elle avait vue dans ses yeux.
— Tarod ! Tarod, qu’y a-t-il ?
Il regarda par-dessus son épaule et dit quelque chose qu’elle ne comprit pas. Cyllan talonna sa monture ; l’animal pressa la cadence et arriva à la hauteur de Tarod.
Même dans l’ombre, Cyllan lut l’expression amère de son compagnon.
— Tarod, je ne comprends pas. Tu dis que Keridil a convoqué un Conclave. Qu’est-ce que ça signifie ?
Nul en dehors du Cercle ne pouvait comprendre la signification de l’acte du Haut Initié. Si les soupçons de Tarod étaient justifiés, Keridil avait mis en route un processus qui pourrait causer leur perte à tous.
Il se rendit soudain compte qu’il avait failli passer sa colère sur Cyllan, simplement parce qu’elle était là et que personne d’autre ne pouvait lui servir d’exutoire. Avec un certain effort, il calma la vague d’émotions qui avait déferlé en lui.
— Je ne peux pas t’expliquer pour l’instant. Mais nous n’avons pas de temps à perdre – et que les dieux nous aident si nous arrivons trop tard !
Shu-Nhadek était en pleine effervescence. La nouvelle du Conclave s’était répandue dans la ville avant même l’arrivée des trois dirigeants, et depuis déferlait un flot constant de gens dévots ou effrayés, désireux de se rapprocher du site de la sainte alliance des pouvoirs pour y chercher sanctuaire ou bénédiction. Quand Cyllan et Tarod entrèrent à leur tour dans la cité, la suite de la Matriarche avait disparu, partie s’installer à la résidence du Margrave pour y attendre l’arrivée de Keridil Toln et de Fenar Alacar… et, comme s’y attendait Tarod, toutes les auberges et les tavernes de la ville étaient pleines à craquer.
Ils finirent par atteindre la place du marché et s’arrêtèrent pour reposer leurs chevaux fatigués. L’endroit était anormalement actif. Des torches brûlaient sur les portiques de tous les grands bâtiments, jetant une lumière dansante sur les pavés. Les gens s’étaient rassemblés simplement pour attendre ; du côté du port, un groupe de ménestrels chantait des mélodies pieuses dans l’espoir de gagner une pièce ou deux.
Cyllan regarda les rues qui s’ouvraient entre les immeubles, bouches noires et sans fond et eut l’impression d’apercevoir la mer qui scintillait, au bout d’une ruelle baignée d’ombre. Un souvenir désagréable la fit frissonner et elle se rapprocha de Tarod.
— Cette atmosphère me met mal à l’aise, chuchota-t-elle à Tarod.
— Je sais, répondit-il en flattant l’encolure de son cheval. C’est comme si la ville avait la fièvre. Mais au moins il n’est pas trop tard. La ville attend encore Keridil – nous sommes en avance sur lui, et cela nous donne un peu de temps. Nous devons trouver un endroit où passer la nuit, puis décider quoi faire dans la matinée.
— Il n’y a pas une auberge qui n’ait fermé sa porte, rappela la jeune femme.
— Peut-être, sourit Tarod d’un air dangereux. Nous verrons.
En moins d’une demi-heure, il leur avait trouvé une chambre, dans une taverne respectable à quelques pas de la place du marché. Cyllan avait tout d’abord douté, craignant de s’attirer des ennuis en restant si près du centre, mais Tarod avait apaisé ses craintes. Ils ne couraient aucun danger, du moins pas avant l’arrivée des émissaires du Cercle. L’argent, un peu d’intimidation et une utilisation légère de son pouvoir leur avaient permis d’obtenir une bonne chambre, où un repas leur fut servi. Cyllan n’avait pas faim – ses nerfs, comme les cordes trop tendues d’un instrument, semblaient sur le point de casser – mais la confiance sereine de Tarod calma en partie ses angoisses.
Pendant le repas, Tarod expliqua la nature du Conclave, et décrivit ce que son issue pourrait signifier pour eux.
— Si Keridil parvient à faire venir Aeoris sur l’Île Blanche, les pouvoirs de l’Ordre n’auront qu’un but – éradiquer toute trace de Chaos dans le monde.
Cyllan le regarda au travers de ses sourcils, consciente que son cœur battait plus vite qu’il ne l’aurait fallu.
— Mais n’est-ce pas ce que tu désires ?
— Si, répondit-il, et malgré son assurance, Cyllan crut le sentir hésiter. Mais je crains que les Seigneurs Blancs se livrent à cette tâche sans penser aux conséquences qu’elle pourrait avoir pour les mortels. Comment comprendre, et encore plus expliquer, les raisonnements d’un dieu ? Pourtant, je sens… je sens que je connais, bien mieux que Keridil, la véritable nature du pouvoir qu’il est sur le point de libérer.
Il referma sa main droite sur l’anneau restauré et vit que Cyllan le regardait avec attention.
— Bien qu’Il soit le protecteur de l’humanité, Aeoris transcende les limites humaines. La vie et la mort des humains – d’une importance cruciale pour les humains concernés – Lui sont totalement indifférentes. Encore plus s’il les met en balance contre la menace de Yandros. (Tarod marqua une pause et ses lèvres se tordirent en un sourire sans joie.) Imagine-toi dans un pré, face à un ennemi venu te tuer. En affrontant ton adversaire, te soucies-tu des insectes que tu pourrais écraser ?
— Je te comprends, opina Cyllan.
— Alors tu comprends le danger de la décision de Keridil. Si Aeoris voit en Yandros un ennemi difficile à vaincre, il sèmera la destruction pour l’atteindre. Nous ne devons pas en arriver là, Cyllan.
Elle tourna la tête vers la fenêtre. Au-dessus des toits, la lumière du port de Shu-Nhadek se reflétait sur la mer comme sur les fragments d’un miroir brisé. La brume s’installait pour la nuit, et la paix qui émanait de la scène marquait un étrange contraste avec les pensées de la jeune femme.
— Alors nous devons atteindre l’Île Blanche avant que le Conclave ait lieu, dit-elle enfin. (Elle regarda Tarod, les yeux pleins d’émotion.) Et tu dois faire ce que tu as prévu.
— Pourquoi cette pensée te rend-elle si triste ?
— Je… ne sais pas. Ma conscience me dit que c’est ainsi qu’il faut agir, mais… (Elle ferma son esprit au souvenir de Yandros, et à celui du marché qu’ils avaient conclu.) Je ne sais pas, Tarod. J’ai peur des conséquences… bien plus que de ce qui arriverait si Yandros et Aeoris devaient s’affronter. Ce que tu m’as expliqué, ce que tu décris… c’est trop lointain pour m’affecter. Ici, dans cette chambre de Shu-Nhadek, avec toi, la destruction causée par un dieu n’a pas de sens pour moi. Par contre abandonner la pierre d’âme décidera de notre avenir, je le sens. J’ai tellement peur de te perdre à jamais.
Elle se tordit les doigts, dévorée d’angoisse. Ses phalanges crispées étaient blanches.
Quand elle prononça le nom du Seigneur Blanc, Tarod constata qu’elle ne faisait pas le Signe. Pour quelqu’un qui avait reçu son éducation, c’était une omission incroyable, preuve des nouvelles forces qui œuvraient en elle. Yandros lui avait laissé bien plus qu’une cicatrice physique, et contre sa volonté, il ressentit une grande fierté.
Mon frère, elle est digne de toi.
La voix avait retenti sous son crâne, le ramenant à la réalité. Tarod frissonna. Oui… il serait si facile pour eux de se laisser séduire par cet ancien pouvoir – un pouvoir vers lequel lui, plus encore que Cyllan, avait de bonnes raisons de se sentir attiré. Mais c’était impossible. Il devait s’en tenir à sa décision. Et si elle le menait au sacrifice ultime… qu’il en soit ainsi.
— Cyllan, commença-t-il en tendant la main vers la jeune femme, repoussant sur la table les vestiges de leur repas. Cyllan, je ne me laisserai pas écarter du chemin que j’ai choisi. Je suis venu ici accomplir un serment, quelles qu’en soient les conséquences. Tant que la pierre du Chaos existe, Yandros peut défier le règne de l’Ordre – mais c’est sa seule prise sur le monde. Quand la pierre sera entre les mains d’Aeoris, le Conclave sera annulé, et cette folie connaîtra enfin son terme.
Cyllan le regarda, sans laisser paraître ses sentiments.
— Et tu es certain, en ton âme et conscience, qu’il n’y a pas d’autre voie ?
Il y en avait une autre – mais il n’osait pas s’y attarder, de peur qu’elle ne lui plaise trop…
— J’en suis certain.
— Très bien, accepta Cyllan. S’il le faut, alors il le faut.
De sa main libre, elle se frotta les yeux, et Tarod ne put voir si elle pleurait. Si c’était le cas, connaissant Cyllan, ses larmes seraient des larmes de rage et non de désespoir. Elle finit par cligner des yeux, renifla, avant de se retourner, mue par une détermination nouvelle.
— J’ai été élevée dans la conviction qu’Aeoris était juste et bon. Je ne peux que prier que l’aveuglement de son Haut Initié ne fasse pas obstacle à sa justice.
Tarod sourit. Serrant la main de la jeune fille, il la leva à ses lèvres pour l’embrasser.
— Tu te souviens de mon analogie des insectes dans le pré ? Si Aeoris est tel que nous Le croyons être, les arguments de Keridil n’auront pas plus de poids qu’eux.
Malgré leurs braves paroles, Tarod et Cyllan furent agités de rêves monstrueux. Cyllan était hantée par de terribles images d’un avenir où elle voyait Tarod sacrifié sur un autel dégouttant de sang noir, tandis qu’elle, engoncée dans la robe blanche d’une Sœur d’Aeoris, ne pouvait que contempler ce spectacle en hurlant son nom, impuissante à empêcher sa destruction. Elle remua dans son sommeil, griffant l’air et repoussant d’invisibles assaillants. Enfin, rassurée par la présence de Tarod à ses côtés, elle finit par se calmer et tomba enfin dans un sommeil profond.
Tarod ne bougeait pas, inconscient des peurs de sa bien-aimée. Mais son sommeil n’était pas naturel – pas plus que ses rêves, devait-il comprendre par la suite. On aurait dit que son esprit, troublé par les pensées qui l’affaiblissaient, avait ouvert les dimensions pour y trouver un lieu familier, peuplé de souvenirs anciens. Là, quelque chose l’attendait.
La familiarité de ce visage fier et cruel, et pourtant beau, qui souriait pour l’accueillir, tortura Tarod jusqu’aux tréfonds de son âme. Yandros émergea d’une colonne de lumière ; tandis qu’il bougeait, l’atmosphère autour de lui se modifia subtilement, tandis qu’il passait d’une dimension à l’autre, changeant de couleur et de forme en un motif en permanent mouvement. Autour de lui, quelque chose battait – un vaste cœur, martelant une note trop basse pour être autre chose qu’une vibration lente et colossale ; elle non plus n’avait pas de règle, changeant de rythme chaque fois que les sens de Tarod tentaient de s’y accorder. Et il sentit, plus qu’il ne vit, d’autres présences… des ombres, des ombres prenant forme dans cet endroit informe ; des entités qu’il avait autrefois connues et avec qui il avait partagé de terribles affinités.
La voix flûtée de Yandros avait une qualité plate, c’était un son que l’on se rappelait plutôt qu’on ne l’entendait, et qui semblait n’avoir aucune existence au-delà de la mémoire et de l’imagination. La lumière s’abattait sur le cœur du Seigneur du Chaos, formant l’image d’une étoile à sept branches.
— Tu essaies toujours d’oublier, Tarod.
Nul reproche dans sa voix, seulement un intérêt détaché qui prouva à Tarod toute la faiblesse de Yandros. Ce lieu, comprit Tarod soudain, n’était pas une émanation du royaume du Chaos. Il conservait ses liens avec le monde mortel, et dans ce monde, c’était lui le plus fort des deux.
Tarod sourit, et vit le vert de ses yeux se refléter dans le regard du Seigneur du Chaos.
— Je n’oublie pas, dit-il calmement. Mais j’ai fait mon choix.
Yandros réfléchit, puis pencha la tête comme s’il admettait un point de vue qui, bien qu’opposé au sien, sembler l’intéresser.
— Tu as choisi un chemin bien étrange, Tarod. Tu as vu l’injustice, la bigoterie, la persécution, le meurtre, les crimes perpétrés au nom de l’Ordre. Et pourtant, malgré les grands principes dont tu te targues, tu lui conserves ta loyauté. (Les yeux de Yandros – qui passaient progressivement du bleu à l’écarlate – scintillèrent, amusés.) Ta logique m’intrigue.
— La logique n’a jamais été ton arme préférée, à ce qu’il me semble, Yandros.
L’entité rit.
— Oh, je choisis l’arme qui convient le mieux à mes plans – comme tu le sais si bien !
Des images… loyautés, plaisirs, triomphes, renaissant du passé… Tarod les repoussa.
— Alors peut-être devrais-tu les choisir avec plus de prudence. Ce que j’ai vu n’est pas le reflet de l’Ordre. Ce n’est que la réaction effrayée des ignorants… Et si j’étais l’un d’eux, je penserais même que tu as joué ta part dans cette panique.
— Tu me flattes, répondit Yandros avec un sourire malveillant.
— Pas vraiment. Car en ce monde, j’ai l’avantage sur toi – l’avantage de l’humanité. Et c’est moi qui suis le plus puissant. Je t’ai banni, Yandros, et tant que je vivrai, ton pouvoir n’entrera pas dans ce monde.
Yandros ne répondit rien, mais parut réfléchir aux paroles de Tarod. Au loin, une voix commença à hurler, une voix qui n’avait jamais été mortelle. Yandros jeta un œil dans sa direction, et le son cessa abruptement.
Enfin, le Seigneur du Chaos hocha la tête. Ses yeux étaient étrangement calmes et contemplatifs, et il dit :
— Oui, tu m’as banni. Et pour te remercier de ta fidélité envers les Seigneurs de l’Ordre, ses serviteurs t’ont maudit. Pourtant, tu te cramponnes à cette fidélité, et tu crois que ce que les pantins condamnent, les marionnettistes le loueront. (Ses yeux se mirent à brûler d’un feu blanchâtre.) C’est un sentiment très humain. Je m’attendais à mieux de ta part.
— Mieux ? railla Tarod. Selon quelles échelles de valeur, Yandros ?
Le Seigneur du Chaos rit à nouveau, mais cette fois y perçait une grande ironie, comme s’il était la victime de quelque plaisanterie céleste. Tarod, le connaissant depuis longtemps, ne s’en émut pas. Le rire finit par s’estomper, ne laissant que des échos qui parurent prendre vie avant de s’étioler dans le néant.
— Quelles échelles de valeur ? répéta Yandros. Ah, Tarod, tu as tant oublié !
Il se tourna pour faire face à Tarod, et malgré le gouffre qui les séparait, ce dernier sentit un puissant choc psychique quand le Seigneur du Chaos tendit le doigt vers lui.
— Pars donc, dit Yandros. Prosterne-toi devant la corruption de l’Ordre, et apprends la leçon que ta vie mortelle t’a fait oublier ! Je n’ai plus le pouvoir de te maîtriser – je dois l’admettre… Tu le sais autant que moi, et dans l’ancien temps nous n’avions nul secret l’un pour l’autre. Va, donc. Parle au démon Aeoris. Mets-toi à sa merci, et là où ils étaient sept, seuls six resteront !
Il pencha les épaules, et la colonne de lumière dans laquelle il se tenait rétrécit, s’assombrit, jusqu’à ce que le visage blanc de Yandros le contemple avec dédain dans une brume de ténèbres, ses cheveux dorés demeurant la seule touche de lumière de la scène. Sa voix s’éleva, douce et musicale, s’insinuant dans l’esprit de Tarod alors que le rêve se fragmentait pour le ramener vers le monde physique.
— Nous pleurerons ton trépas.
Tarod s’éveilla dans un calme parfait, imprégnant tout son être. Cette fois il ne sortit pas de son cauchemar en sueur, criant à gorge déployée ; nul spasme musculaire ne le rappela des profondeurs de son rêve – il ne contemplait que les ténèbres paisibles de la chambre de l’auberge de Shu-Nhadek, et un motif tracé par les rayons de lunes sur le plafond. Du dessous, montaient quelques murmures étouffés et le tintement occasionnel de l’étain ; on aurait dit que la salle commune était encore ouverte… elle le serait sans doute toute la nuit.
À ses côtés, Cyllan était assoupie, ses joues striées de larmes depuis longtemps séchées. Les horreurs nocturnes qui l’avaient assaillie s’étaient enfuies et son souffle était doux et régulier. Tarod tendit la main pour la toucher, et se rendit compte qu’il tremblait. À son index, la pierre du Chaos luisait sous un rayon de lune.
Les dernières paroles de Yandros brûlaient comme un feu sous son crâne. Quel nom donner à cette rencontre ? En tout cas, ce n’était pas un rêve et sa résolution avait reçu un coup sévère. Nous pleurerons ton trépas… Yandros était le maître des mensonges ; nul ne le savait mieux que Tarod. Son plus grand talent était de jouer des peurs des indécis, créant le doute en leur cœur et l’interrogation en leur esprit.
Un frisson le glaça jusqu’aux os. Tarod retira sa main de la chevelure de Cyllan, vit la lumière disparaître de son anneau et sourit. Il avait une arme que Yandros ne pourrait jamais contrer : sa volonté. Et même si son subconscient cherchait à lui prouver le contraire, tant que la conscience de Tarod repoussait les assauts du Chaos, Yandros était impuissant. Il avait la pierre, et elle lui donnait le pouvoir. Un pouvoir qui s’était déjà opposé à Yandros et pouvait recommencer. Et même si en plein cœur de la nuit, la consolation semblait piètre, elle suffirait.
La main de Tarod était plus ferme quand il caressa la joue de Cyllan. La jeune femme remua dans son sommeil, murmurant quelques mots incompréhensibles. Taros se pencha vers elle et déposa sur son front le fantôme d’un baiser. Il ne voulait pas la réveiller – sa présence suffisait à le retenir dans le monde réel.
Il se rallongea, un bras protecteur passé sur le corps élancé de la jeune fille. Puis il ferma les yeux, certain que cette fois le sommeil viendrait, et qu’il n’y aurait plus de rêve.