Chapitre premier

En ce début de saison, les épaisses forêts de l’ouest de la Province de Chaun offraient peu d’abri aux voyageurs. Çà et là, les bourgeons du printemps avaient éclaté en de vertes explosions isolées ; les fougères et les ronces montraient timidement de nouvelles feuilles, mais à part les pins géants, étincelants et rares, les arbres étaient encore nus.

Près de la lisière nord, un grand hongre gris fourrageait dans les buissons, les rênes déchirées de sa bride s’accrochant dans les églantiers. Sa selle avait glissé et une lanière battait parfois contre sa jambe arrière. L’animal baissait alors les oreilles et se retournait brusquement contre l’invisible ennemi tandis que la sueur coulait sur ses poils. L’écume maculait sa bouche ; le cheval s’arrêtait parfois sans raison et secouait la tête, méfiant, prêt à contrer quelque menace imaginaire.

Depuis son arrivée dans la clairière, trois heures auparavant, le hongre ignorait la mince silhouette effondrée, immobile, sur les racines d’un chêne géant. Un dressage strict lui avait appris à ne pas chercher à s’enfuir et à ne pas quitter son cavalier, quel qu’il soit, mais un cavalier inconscient n’avait guère d’intérêt. La terreur des dernières heures l’avait assez marqué pour qu’il soit heureux de rester là, dans la sécurité relative de la forêt, jusqu’à ce qu’on lui demande de repartir.

Quand la folie qui les avait saisis dans ses griffes multicolores les avait lâchés dans la clairière, la fille avait été violemment arrachée à la selle et projetée dans le sous-bois. Elle avait percuté le tronc du chêne géant et était tombée à terre comme un oiseau blessé. Son visage, à demi caché sous ses cheveux presque blancs, était pâle et maladif, ses lèvres exsangues ; une grande tache écarlate s’étendait sur son front, mêlée à des taches plus anciennes de sang étranger. Mais elle respirait… et enfin, lentement, elle commença à remuer.

 

Cyllan revint à elle avec peine. Ses souvenirs immédiats avaient disparu. Au début, à peine consciente qu’elle était allongée sur un sol dur, froid et humide, elle se crut endormie sous la tente qui avait été son seul foyer pendant les quatre ans qu’elle avait passés à errer de région en région comme conductrice de bétail. Pourtant l’atmosphère était différente, le sentiment de claustrophobie avait disparu, ainsi que la puanteur ; elle n’entendait pas les mugissements du troupeau, ni les vociférations de son oncle, Kand Brialen.

Elle n’était plus conductrice. Un rêve… rien qu’un mauvais rêve. Elle était encore au Château…

Cette pensée la réveilla comme une gifle et elle sursauta, ouvrant ses étranges yeux d’ambre et poussant un cri, un nom…

— Tarod !

Le hongre leva la tête et la regarda avec curiosité. Cyllan l’étudia, stupéfaite, sachant seulement qu’elle n’avait jamais vu cet endroit auparavant. Des coups de marteau résonnaient sous son crâne ; elle s’écroula contre le tronc avec un hoquet de douleur, ses muscles crispés de souffrance. Son corps était en feu. Son esprit se débattait pour assimiler la vision impossible transmise par ses sens. Où était le Château ? Qu’était-il arrivé à Tarod ? Les adeptes l’avaient découverte dans l’écurie alors qu’elle essayait de le rejoindre ; ils l’avaient traînée dans la cour aux murs noirs où attendait le Haut Initié et, là, quand le Vortex avait hurlé au-dessus de leurs têtes, Tarod était apparu…

Le Vortex. Soudain, Cyllan se souvint et avec les souvenirs vint un écœurement qui lui retourna l’estomac et la fit vomir, avec une violence inutile, la tête appuyée contre le tronc indifférent. Elle se rappelait l’affrontement dans la cour, son évasion – elle avait frappé le Haut Initié d’un coup de pied dans le ventre, mordu l’homme qui la tenait – puis sa fuite précipitée quand, prise au piège et hors de portée de Tarod, elle avait saisi sa seule chance et bondi sur le dos du cheval. Son intention était de piétiner tous ceux qui étaient sur son chemin afin de se frayer un chemin jusqu’à Tarod, mais sa monture avait paniqué, s’était cabrée et avait passé les portes du Château, pour se précipiter droit sur la monstrueuse tempête surnaturelle qui se déchaînait à l’extérieur.

Cyllan frissonna. Les horreurs aperçues une fraction de seconde avant que la tempête l’engouffre envahirent à nouveau son esprit. Les montagnes, déformées, prenant des formes et des dimensions impossibles. La mer se dressant comme un mur d’eau titanesque, grimpant à des centaines de mètres dans le ciel déchiré, des visages monstrueux apparaissant dans les nuages et les éclairs, des langues de serpent dardées et des voix hurlant dans une agonie insensée… puis le mur noir les avait percutés et Cyllan n’avait connu que les ténèbres et la folie jusqu’à ce que tout autour d’elle explose dans une cacophonie de bruits, de lumière et de douleur. La scène avait failli avoir raison de sa santé mentale. Elle s’était retrouvée projetée dans les airs – le hongre hennissait durant la chute – et le choc contre l’arbre, solide, réel, lui avait fait perdre connaissance.

Ses spasmes se dissipèrent enfin et Cyllan réussit à prendre une position plus confortable. Elle était vivante, et quelles que soient les circonstances, c’était déjà une raison de se réjouir. Tous les habitants de son pays étaient élevés depuis l’enfance dans la terreur des Vortex ; il n’existait pas une âme vivante qui n’ait entendu les hurlements venus du nord, vu les bandes de couleurs immondes balayant le ciel, présageant le déclenchement d’une terrible tempête surnaturelle. Les Vortex étaient un héritage du Chaos, une manifestation rémanente du pandémonium qui régnait sur le monde avant l’avènement de l’Ordre ; quand les tempêtes approchaient, hommes, femmes et enfants couraient à l’abri. Pour ceux qui n’atteignaient pas un refuge à temps, les Sœurs d’Aeoris priaient avec ferveur… ils laissaient derrière eux des amis et parents au cœur brisé qui savaient qu’aucune trace d’eux ne serait retrouvée. La légende voulait que le hurlement du Vortex soit l’écho des lamentations des âmes de ces malheureux, à jamais perdus et damnés, portés par les vents du Chaos.

Par deux fois maintenant, Cyllan avait survécu à l’horreur indescriptible des tempêtes ; deux fois le maelström l’avait transportée de l’autre côté du monde, l’abandonnant, battue, blessée, mais vivante dans un endroit distant et inconnu. Elle aurait dû être morte, damnée, plongée à jamais dans l’enfer qui attendait les victimes des Vortex. Pourtant elle était en vie… et savoir pourquoi la faisait frissonner. Elle se souvenait de la créature calculatrice, invincible et glacée qui avait choisi de lui offrir sa protection. Yandros, Seigneur du Chaos. Celui qui avait clamé sa parenté avec Tarod et dont la perversité avait déclenché la série d’événements qui s’étaient déroulés au Château de la Péninsule de l’Étoile. L’être qui avait répondu à ses prières désespérées alors qu’il n’y avait plus d’espoir. Elle se souvenait du sourire inhumain sur son si beau visage, quand il lui avait révélé son rôle… C’était grâce à Yandros qu’elle s’était retrouvée vivante, au Château, quand le Vortex avait frappé Shu-Nhadek. Quand le cheval gris s’était précipité sous les portes, fonçant droit dans la tempête, Cyllan avait hurlé son nom dans un appel involontaire… et il semblait qu’il lui eût à nouveau répondu.

Cyllan ne se faisait pas d’illusions sur la loyauté de Yandros. Il la protégeait parce qu’elle lui était utile, mais si elle échouait dans la tâche qui lui était impartie, elle ne devait s’attendre à aucune pitié. Et elle savait, comme Yandros le savait, qu’ayant tourné le dos aux Seigneurs de l’Ordre, elle ne trouverait jamais aucun pardon auprès d’eux. En prenant fait et cause pour le Chaos, elle s’était maudite aux yeux de ses propres dieux.

Cyllan frissonna à nouveau et tendit la main vers le col de sa robe grise, ouvrant maladroitement son corsage pour retirer un objet logé entre ses seins. Elle ne l’avait pas perdu durant sa fuite et elle ressentit un étrange mélange de soulagement et de dégoût en regardant le joyau dans la paume de sa main renvoyer le reflet froid du soleil.

La pierre du Chaos. Une source de puissance et de terreur… et le réceptacle de l’âme de l’homme qu’elle aimait.

Elle referma la main sur la pierre. Déchiré entre sa haine du joyau et la douloureuse certitude que sans lui, il était incomplet, Tarod avait averti Cyllan de son influence ; une influence, avait-il dit, qui corrompait et souillait tout ce qu’elle touchait, tous ceux qui le possédaient. Comme il avait raison, songea-t-elle amèrement. La pierre avait déjà aidé Cyllan à tuer, lui insufflant une folie meurtrière qui l’avait fait jouir de son acte. Les taches sombres et séchées qui souillaient ses mains et ses vêtements l’accusaient encore, prouvant combien il était facile de tomber sous cette sombre coupe. Seul Tarod pouvait exercer un contrôle sur la pierre… et il en avait besoin car sans elle, il ne possédait qu’une fraction de ses pouvoirs. Avec les membres du Cercle à ses trousses, cherchant à le détruire – le Cercle dont il avait été autrefois Haut Adepte –, sa vie serait en danger tant qu’il n’aurait pas le joyau à nouveau en sa possession.

S’il était encore en vie…

Il n’était pas dans la nature de Cyllan de pleurer. Sa dure vie lui avait appris la futilité des faiblesses féminines, pourtant elle se trouva soudain au bord des larmes. Si Tarod était en vie… Avant que la monture s’élance, elle avait vu son bien-aimé sur les marches de la Porte Principale du Château, désarmé, encerclé par trois ou quatre Initiés armés et prêts à tuer. Le Vortex hurlait au-dessus de sa tête et elle n’avait pas assisté à la fin de la scène… mais les pouvoirs diminués de Tarod étaient sûrement suffisants pour le sauver. Sans doute s’était-il échappé du Château… alors il partirait à sa recherche. Mais par où Tarod pourrait-il chercher, alors qu’elle pouvait être n’importe où ?

Cyllan se força à regarder à nouveau la pierre, brillant comme un œil malin à travers ses doigts croisés. Puis elle remit le joyau dans son corsage et sentit la pierre contre sa peau, froide, inébranlable. Quelle que soit l’ambiguïté des sentiments de Cyllan, le bijou était un talisman, et peut-être même attirerait-il Tarod vers elle. Yandros n’était pas capable de l’aider directement, mais le Seigneur du Chaos voulait que la gemme soit rendue à Tarod. Si cela pouvait lui permettre de retrouver son amant, Cyllan ferait tout ce qui était en son pouvoir pour que Yandros atteigne son but.

Elle refusait de penser à ce qui pourrait se produire après ; la seule chose qui importait était de revoir Tarod.

Mais une clairière perdue dans une forêt située les dieux seuls savaient où était un mauvais point de départ. Depuis que Cyllan avait repris conscience, l’intensité de la lumière avait diminué… la pluie menaçait. Elle n’avait pas de nourriture, pas d’eau ou d’abri et ignorait où pouvait se trouver le village le plus proche, ou la première route. Elle ne pouvait juger de l’heure ; le crépuscule était peut-être proche et la forêt n’était pas un lieu sûr pour passer la nuit… il était temps de se concentrer sur sa survie immédiate.

Cyllan se redressa avec peine et le hongre leva la tête, soupçonneux. Elle épousseta les lambeaux de sa robe déchirée, porta deux doigts à sa bouche et siffla. Le hongre aplatit ses oreilles ; elle siffla encore et la bête obéit à contrecœur à son ordre, s’approchant pour qu’elle lui attrape la bride.

Cyllan tendit les sangles de la selle et vérifia que les lanières n’étaient pas brisées. Pour la première fois de sa vie peut-être, elle fut reconnaissante des quatre ans passés à parcourir les routes à dos de poney comme apprentie de son oncle. Le sifflement, qu’elle avait appris très tôt, calmait l’animal le plus récalcitrant ; le hongre lui obéirait et elle était habituée à passer de longues heures en selle. Avec l’aide d’Aeoris… elle corrigea mentalement, souriant pour dissimuler son malaise… avec la chance de son côté, elle trouverait vite un endroit habité.

Le harnais était bien attaché et Cyllan monta sur la selle en prenant appui sur une racine. Puis elle essaya de discerner le soleil couchant à travers les branches, mais le ciel était couvert. Elle réfléchit puis se dirigea vers ce qu’elle pensait être le sud. Les forêts centrales traversaient le pays d’est en ouest ; en chevauchant vers le sud, elle finirait par atteindre l’orée des bois et trouverait sûrement une route.

Elle ne savait pas ce qui l’attendait et ne voulait pas y réfléchir. Si Tarod s’était échappé, les membres du Cercle lui donneraient bientôt la chasse ; elle serait peut-être aussi poursuivie, à moins que le Cercle la croie morte. Elle devait le trouver avant eux…

Talonnant sa monture, elle avança à travers les arbres.

 

Les chants qui montaient de la grande salle du Château de la Péninsule de l’Étoile auraient été un délice à entendre si les circonstances avaient été moins pénibles. Le chœur des femmes était magnifique, leurs harmonies s’élevaient avec grâce dans la brise de la soirée, mais Keridil Toln ne les appréciait guère. Les Sœurs d’Aeoris psalmodiaient le chant des morts en hommage au fils de l’homme assis en face de lui… Gant Ambaril Rannak, Margrave de la Province de Shu.

Il écoutait le chœur, tête baissée, la main serrée sur sa coupe. De temps en temps, il regardait par la fenêtre, comme s’il s’attendait à voir quelque chose ou quelqu’un et Keridil surprenait une lueur fugitive de colère dans ses yeux.

— Le chant des Sœurs est émouvant, dit calmement Gant. J’apprécie ce geste, Haut Initié, de leur part et de la vôtre. (Il fronça les sourcils, le regard douloureux.) Je ne peux que regretter qu’il ne puisse ramener Drachea à la vie.

Keridil soupira. Le fils et héritier du Margrave avait été assassiné alors qu’il se trouvait sous sa protection. Gant était arrivé avec sa femme et son escorte ce jour-là, le cœur plein de joie, ayant appris que Drachea, ayant déjoué les manipulations du Chaos, avait rendu un inestimable service au Cercle. Son fils était un héros, mais au lieu de partager sa gloire, le vieil homme était arrivé pour apprendre sa mort.

Keridil s’était attendu à des cris, à des lamentations, à des accusations, mais la peine silencieuse du Margrave avait été beaucoup plus difficile à supporter. La dame Margravine, évanouie, se reposait à présent dans la plus belle suite du Château. Grevard, le médecin, était à ses côtés. Gant avait refusé toutes les propositions de sédatifs, et après avoir vu la dépouille de son fils, il avait demandé une audience privée au Haut Initié.

Keridil lui avait raconté l’histoire de la mort de Drachea… comment le jeune homme avait surpris Cyllan, après son évasion, au moment où elle volait la Pierre du Chaos, et comment elle l’avait assassiné. Le Haut Initié avait expliqué qu’il était en partie coupable, mais ses excuses semblaient grotesques et inadéquates ; tout ce qu’il pouvait faire, c’était attendre que Gant s’exprime. Keridil n’avait aucun doute, le Margrave dirait ce qu’il avait sur le cœur.

Les chants s’éteignirent sur une harmonie poignante et le Margrave hocha la tête, comme s’il approuvait. Puis il regarda à nouveau Keridil, ses yeux durs comme l’acier.

— Bien, Haut Initié. Une seule question demeure présente à mon esprit. Qu’allez-vous faire pour venger le meurtre de mon fils ?

Keridil jeta un œil sur les notes qu’il avait préparées plus tôt. Elles ne réconforteraient pas Gant, mais au moins pourrait-il prouver qu’il n’était pas resté inactif.

— J’ai d’ores et déjà initié les choses, Margrave, dit-il. Vous avez peut-être entendu parler des expériences conduites à Wishet et dans les Provinces Vides sur les oiseaux messagers…

— J’en ai entendu parler, Haut Initié. En vérité, j’ai même suggéré que cette idée soit employée pour rechercher mon fils quand il a disparu pour la première fois.

Keridil rougit en entendant le ton du vieil homme.

— En effet… les premières expériences furent assez réussies pour que nous mettions cette idée en pratique ici, au Château. Un maître fauconnier de la Province Vide est chez nous. Ses oiseaux se sont montrés plus fiables et beaucoup plus rapides que les relais de poste.

Les yeux de Gant brûlaient de fièvre.

— Vous pouvez donc envoyer…

— C’est déjà fait, messire. Trois oiseaux ont été dépêchés ce midi vers les Hautes Terres de l’Ouest, vers Han et vers Chaun, afin de porter les nouvelles des récents événements. Dès qu’ils se poseront, d’autres oiseaux partiront pour les autres provinces. Les nouvelles atteindront les villes les plus éloignées demain et le Haut Margrave lui-même sera au courant dans la journée.

Gant plissa les yeux.

— Et la fille… cette petite vipère assassine… vous avez envoyé sa description à tous les Margravats ? Aux chefs de milice ? (Son poing se serra involontairement sur la table.) Elle doit être retrouvée, Haut Initié, et exécutée !

L’entêtement du Margrave était compréhensible compte tenu des circonstances, mais Keridil avait autre chose en tête que les tribulations de Cyllan. Des deux individus qu’il recherchait, elle était de loin la moins dangereuse et même s’il était déterminé à la conduire devant la justice, il avait des priorités plus urgentes. Mais Gant devait être traité avec ménagement ; s’il venait à penser que le meurtre de son fils était secondaire, il causerait de nouveaux problèmes et Keridil en avait assez à gérer actuellement.

— Nous avons fait circuler sa description, Margrave, dit-il. Je suis sûr qu’elle ne pourra nous échapper longtemps… si elle est toujours en vie, ce que nous ne pouvons que supposer. La milice va être placée en état d’alerte et j’ai demandé la plus grande coopération à toutes les provinces. Hélas… Il faut que vous dise que cette affaire va bien plus loin que le meurtre de Drachea. (Keridil leva les yeux, vit l’expression du vieil homme et continua.) Vous savez ce qui s’est passé au Château, comment cela est arrivé… et qui en est responsable. L’être qui a causé cette folie est toujours en liberté et mille fois plus dangereux que Cyllan Anassan. S’il vous plaît…, interrompit Keridil, voyant Gant prêt à protester, comprenez-moi. Je partage votre désir de retrouver la fille et de la punir. Mais je ne peux négliger la recherche de Tarod. Il est bien plus qu’un assassin ; il est l’incarnation du Chaos. Margrave, vous avez vu les ravages qu’il peut déclencher. Pouvez-vous imaginer notre destin si un tel pouvoir maléfique était déchaîné sur le monde ?

Gant resta silencieux et Keridil sut que ses paroles l’avaient touché.

— Je ne veux pas donner indûment l’alarme, ajouta-t-il à voix basse. Mais je manquerais à mes devoirs si je ne diffusais pas l’alerte et si je ne le faisais pas vite. Notre monde affronte peut-être un danger inconnu depuis la chute des Anciens. Et je n’ai pas honte d’avouer ma peur.

Sa franchise était-elle une erreur ? Le visage du Margrave était fermé et son regard allait de Keridil à la fenêtre.

— Haut Initié, je trouve cela difficile à croire, dit-il en toussant pour s’éclaircir la voix. Croire que le Cercle, dans lequel Aeoris a placé sa puissance et sa confiance…

Il fit le signe du dieu Blanc sur son cœur mais sembla incapable de finir sa phrase.

Keridil poussa un soupir.

— Je souhaiterais que la moitié des histoires racontées sur les capacités du Cercle soient vraies, Margrave, mais hélas… même si nous avons la confiance d’Aeoris, ce serait une folie d’assumer que nous avons sa puissance. (L’expression du jeune homme se durcit.) C’est une leçon apprise récemment à mes propres dépens. Prétendre le contraire serait courir au désastre. Sans le joyau dont je vous ai parlé, Tarod est loin d’être invincible. Mais s’il trouve la fille avant nous et qu’il récupère la pierre, il regagnera toute sa puissance… et le pouvoir d’invoquer à nouveau les forces du Chaos et des ténèbres sur le monde.

— Mais aucun homme n’en est capable !

— Aucun homme, non, mais ce n’est pas d’un homme dont nous parlons. Tarod est parent du Chaos, il est né du Chaos. Ne doutez pas de ses pouvoirs, Margrave. J’ai déjà fait cette erreur.

Gant s’agita sur son fauteuil.

— La situation est bien plus sérieuse que je ne l’imaginais… Je comprends votre inquiétude, Keridil, et je la partage. (Il essaya de sourire.) Comme vous avez vos devoirs, j’ai aussi les miens et j’accepte que les considérations personnelles passent au second plan. Comment la Province de Shu peut-elle vous aider ?

Keridil remercia en silence le sens commun du vieil homme, un esprit pratique acéré par vingt ans de gouvernement rigide. En plus d’accueillir le port le plus important et le plus sûr du pays, la Province de Shu bénéficiait d’une milice efficace et les ressources du Margravat étaient immenses.

Gant pouvait se montrer un formidable allié.

— Je vous sais gré de votre soutien et de votre générosité, messire. Je n’hésite pas à admettre que j’aurai besoin de toute l’aide possible, surtout en termes d’hommes.

— Bien sûr. Mais vous réalisez sûrement qu’une fois l’information diffusée, la panique risque de se répandre à travers le pays. (Gant se mordit les lèvres.) La peur du Chaos est profondément ancrée en nous, et penser qu’il puisse être invoqué à nouveau…

Son haussement d’épaules dissimula un frisson.

— Je le conçois, mais je n’ose minimiser les périls qui nous attendent, dit Keridil en se remémorant les heures de tourment durant lesquelles il avait douté de la sagesse de sa décision. Le peuple doit être informé, Margrave. Je ne peux pas, en mon âme et conscience, cacher la vérité.

Gant inclina la tête.

— Oui… je comprends votre dilemme et je pense être d’accord avec vous. Néanmoins, afin d’éviter l’hystérie, il sera peut-être nécessaire d’imposer certaines règles pour renforcer les lois de notre pays. Dans ma province, par exemple…

— Je donnerai mon accord à tout ce que vous jugerez nécessaire dans ma sphère d’influence. Et si le consentement du Haut Margrave est nécessaire, je ferai de mon mieux pour l’obtenir.

— Merci. En parlant du Haut Margrave… Vous disiez que l’un de vos oiseaux messagers se dirige vers l’Île d’Été ?

Le Haut Initié eut un instant d’hésitation

— C’est le cas, oui. J’ai également envoyé un message à la Dame Matriarche Ilyaya Kimi, au couvent. Sachez que je les ai consultés quant à la possibilité d’invoquer un Conclave sur l’Île Blanche.

Gant le fixa, abasourdi.

— Sur l’Île… Keridil, les événements ne sont pas aussi graves !

— Non, mais ils pourraient le devenir. En ce cas nous n’aurions pas d’autre choix que de permettre l’ouverture du coffret.

Gant fit à nouveau le signe d’Aeoris sur son cœur. Son visage était pâle comme la craie. Il tenta de ne pas penser aux implications de ce qu’avait dit le Haut Initié. Tous les enfants grandissaient bercés par les légendes du coffret d’or, le don d’Aeoris à son monde et à ses serviteurs après la chute de l’ancienne race et la défaite du Chaos. Le coffret était conservé dans un autel de l’Île Blanche, une étrange île volcanique au large de Shu-Nhadek, et gardé par une caste héréditaire de fidèles, seuls humains autorisés à poser le pied sur le sol sacré de l’île. Dans les plus graves crises, le Haut Initié, le Haut Margrave et la Dame Matriarche des Sœurs d’Aeoris se rendaient sur l’Île, où, en Conclave, ils pouvaient prendre la décision d’ouvrir la relique sacrée. Et le coffret ouvert invoquait Aeoris lui-même… Non, se dit Gant, désespéré ; on ne pouvait en être arrivé à une telle extrémité…

Keridil observa l’expression du vieil homme, sensible à sa détresse. La pensée d’être celui qui aurait à prendre une décision qui avait été évitée pendant des milliers d’années lui donnait des cauchemars… mais si cela devait être fait, il le ferait.

— Margrave, je pense, et j’espère, que la probabilité est faible. Mais nous devons néanmoins la garder à l’esprit. (Keridil fit une pause.) Ce jour, à l’aube, j’ai fait le serment de ne pas trouver le repos tant que Tarod n’aurait pas été trouvé et détruit et je vous promets à présent que je suis tout aussi déterminé à voir l’assassin de Drachea traduit en justice. Je veux rester fidèle à ces deux serments, quel qu’en soit le prix.

Gant réfléchit quelques instants, puis lentement, il acquiesça.

— Oui, dit-il en levant les yeux. Je comprends. Et j’aime à penser qu’à votre place, j’aurais le courage de prendre la même décision.

Les ténèbres étaient tombées quand Cyllan pressa enfin sa monture à travers les sous-bois. À sa surprise, elle déboucha de la forêt sur une crête surplombant une route étroite. Une pente raide mais négociable menait à la piste, brillante sous le ciel nocturne, d’une couleur de vieux ossements. Au-delà, la masse écrasante des bois se perdait dans l’obscurité.

Ce n’était pas une voie importante, juste un petit chemin négligé, mais une route était une route et la voir était un soulagement après un long chemin à travers les branches dans le noir. La forêt… La nuit… Les peurs de l’enfance remontaient à la surface.

Le hongre était épuisé et se rebellait presque, mais Cyllan le maintenait en essayant de s’orienter. Une seule étoile brillait loin sur sa droite ; les constellations familières étaient obscurcies par les nuages venant du nord-ouest, porteurs d’un vent glacial. Le cheval renifla et secoua la tête, sentant la pluie. Un instant plus tard, les premières gouttes mordirent le visage de Cyllan.

À moins qu’elle se soit trompée, la route allait du nord au sud et elle se tourna sur sa selle pour regarder vers le nord, où le pâle ruban disparaissait parmi les replis des basses collines. Loin dans cette direction, elle n’avait aucun moyen de savoir où se trouvaient la Péninsule de l’Étoile et le Château sinistre où elle avait vu Tarod pour la dernière fois.

Était-il encore là-bas ? Elle ignorait combien de temps avait passé depuis son enlèvement par le Vortex. Si le Cercle l’avait capturé, il était peut-être mort… Se mordant la lèvre, elle réprima l’envie de prendre la direction du nord et de chevaucher jusqu’à épuisement vers le Château. Cela aurait été une folie ; le Cercle l’avait condamnée comme meurtrière et se livrer à eux serait courir au désastre. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était prier que Tarod soit vivant, libre et qu’il la cherche.

Elle talonna les flancs de sa monture et la fit descendre vers la route. La pluie tombait plus lourdement à présent et l’animal glissa plusieurs fois sur l’herbe humide ; en dessous, la piste avait pris un vernis brillant. Quand elle l’atteignit, elle dirigea le cheval vers le sud et le poussa au trot.

Elle serra sa cape autour d’elle afin de rester le plus au sec possible. De chaque côté, la forêt sifflait tandis que la pluie frappait les fourrés. La nuit prenait un air irréel ; les silhouettes sombres des arbres se penchaient vers elle et seul le ruban blanchâtre de la route la rappelait à la réalité. Les sons étouffés des sabots du cheval semblaient faire écho aux battements de son cœur. Une étrange sensation la parcourut, comme si un sixième sens l’avertissait qu’une ombre invisible la suivait. Elle repoussa la pensée, consciente qu’elle naissait de la fatigue et des illusions des ténèbres. Néanmoins, les risques étaient nombreux sur une telle route et elle ne pouvait pas, elle n’osait pas, s’arrêter avant l’aube.

Le hongre fit soudain un écart, brisant le rythme hypnotique de sa course et la réveillant en sursaut. Au moment où elle réalisait qu’elle avait été près de s’endormir sur sa selle, une autre sensation l’assaillit, un instinct qui la força à regarder par-dessus son épaule. Et cette fois, il ne s’agissait pas d’un produit de son imagination surmenée. Les poumons et la gorge serrés, consciente qu’elle réprimait à peine des tremblements incontrôlables, Cyllan tourna prudemment la tête.

Ils étaient quatre ; des silhouettes informes dans l’obscurité derrière elle, la suivant comme son ombre et gagnant lentement du terrain. Un instant, de terribles images assaillirent l’esprit de Cyllan, des histoires de goules et de démons, de choses mortes quittant leurs tristes tombes pour se lancer à la poursuite du voyageur imprudent… puis, porté par le vent, elle entendit un tintement métallique provoqué par le mors d’un cheval et comprit que ses poursuivants étaient de chair et de sang.

Des brigands. Une peur irrationnelle lui avait fait oublier la menace bien réelle d’une attaque physique. Les cavaliers qui s’approchaient étaient humains. Une femme chevauchant un bon cheval, seule en pleine nuit serait une proie facile et Cyllan aurait la gorge tranchée si elle avait de la chance…

La monture de Cyllan hésitait, sentant que quelque chose n’allait pas. Il était possible, juste possible, qu’elle puisse distancer ses poursuivants, mais leurs chevaux étaient sûrement frais alors que le sien était épuisé… Cette pensée lui glaça les sangs. Elle ne pouvait néanmoins les attendre et les affronter, la fuite était son seul espoir de survie.

Elle tira sur les rênes, essayant de calmer son cheval et de donner l’impression aux brigands qu’elle n’était, pour l’instant, pas consciente de leur présence derrière elle. Mais ils se rapprochaient… elle entendait un faible écho de sabots. Portant la main à sa gorge, elle dégrafa maladroitement de ses doigts tremblants la broche qui maintenait sa cape. La pierre du Chaos se plaqua contre son sein et sa présence réconforta un peu Cyllan. Yandros, le plus grand des Seigneurs du Chaos, veillait sur elle ; il l’aiderait sûrement si cela était en son pouvoir… Elle rassembla ses rênes, s’installa plus confortablement sur la selle humide, serra les cuisses et les genoux aussi fort qu’elle le put contre le hongre, puis serra la broche dans ses mains en laissant l’attache sortir de ses doigts…

Le cheval bondit avec un hennissement de protestation quand l’attache s’enfonça dans sa peau. Cyllan se coucha sur l’encolure, s’accrochant avec l’énergie du désespoir et priant pour ne pas lâcher prise et tomber. Derrière elle, de nouveaux bruits s’élevèrent dans la nuit : des jurons, des cris et le tonnerre soudain de sabots quand les brigands éperonnèrent leurs chevaux pour se lancer à sa poursuite. Cyllan fouetta le poitrail du hongre avec la boucle des rênes, lui hurlant de galoper plus vite. L’animal aplatit ses oreilles, les yeux exorbités, mais Cyllan sentit les muscles puissants produire un effort plus grand encore. Les reliefs de la route défilaient devant elle, les arbres semblaient voler de chaque côté et elle essaya de ne pas penser à ce qui se passerait si un animal nocturne venait à surgir sur son passage.

La sueur coulait sur l’encolure et les flancs du cheval ; sentant la terreur de son cavalier, il courait à bride rabattue, mais Cyllan entendait les brigands se rapprocher. Sa monture épuisait ses dernières réserves d’énergie ; ses efforts ne seraient pas suffisants pour la sauver. La peur lui arrachant presque des sanglots, elle poussa son cheval, encore et encore, sachant qu’elle n’avait que quelques minutes avant qu’ils soient sur elle.

— Yandros !

Le nom s’arracha de sa gorge dans un hurlement, un dernier cri de défi. Devant elle, le ruban cadavérique de la piste se tordit, semblant plonger à nouveau dans la forêt et un espoir fou s’éveilla en elle. Dans les arbres, elle pourrait peut-être les semer… même si elle était mince, c’était sa chance !

Le hongre négocia la courbe du chemin, glissant dangereusement… et tenta de s’arrêter sur le sol meuble alors que des lueurs brillantes de torches émergeaient des ténèbres et que de fortes voix s’élevaient.

Cyllan sentit les sabots de l’animal se dérober ; elle se jeta en avant, s’accrocha à la crinière et réussit à rester en selle. Quand le hongre se redressa, elle vit une lame briller et entendit quelqu’un jurer. Des mains la saisirent quand le cheval s’arrêta et faillit s’écrouler. On l’aida à descendre ; Cyllan tomba à genoux sur le sol humide. Dans son désarroi, elle était consciente que d’autres chevaux s’élançaient sur la route qu’elle venait d’emprunter ; enfin, on l’aida à se relever et ses yeux croisèrent ceux d’un homme d’âge mur, abasourdi.

— Qu’Aeoris nous protège, c’est une femme !

Les paroles étaient ponctuées par le craquement des flammes des torches que la pluie essayait vainement d’éteindre. D’autres visages s’approchèrent, grotesques dans la lueur vacillante et quelqu’un ouvrit à grand renfort de jurons une petite flasque de métal. Cyllan l’accepta avec reconnaissance, sa gorge trop sèche pour parler. Elle prit une bonne gorgée d’alcool.

— Là, dit la voix inquiète. Vous êtes en sécurité, ma dame. Nos hommes vont attraper ces assassins et ils se balanceront demain au bout d’une corde.

Un accent de la Province de Chaun… Cyllan essaya d’exprimer ses remerciements, mais ses poumons cherchaient de l’air et elle ne réussissait toujours pas à parler. Quelqu’un lui prit le bras.

— Êtes-vous blessée, ma dame ? Pouvez-vous nous dire ce qui vous est arrivé ?

Cyllan réalisa à la déférence de la question que les hommes l’avaient prise pour une femme de qualité. Ses vêtements, ainsi que le cheval de race qu’elle chevauchait, donnaient une impression très éloignée de la réalité et la surprise faillit la faire rire. Elle se reprit, consciente qu’elle n’avait pas intérêt à les détromper ; révéler sa véritable identité pourrait être très dangereux. Mais il n’allait pas être facile d’entretenir leur erreur. Elle devait inventer une histoire plausible et sa fatigue l’empêchait de raisonner…

Elle feignit d’être proche de l’évanouissement, comme une femme de haut rang, et les hommes qui l’entouraient furent aussitôt plein d’égards. Ils la firent asseoir au bord du chemin.

— Merci…, murmura-t-elle en leur souriant. Vous êtes bien bons.

— Ce n’est rien, ma dame… mais… et vos compagnons ? Vous ne chevauchiez sûrement pas seule ?

L’idée leur semblait impensable. Ils avaient dû voir les taches de sang sur ses vêtements, et sa selle était conçue pour un homme. Elle avala sa salive.

— Non… je… nous étions six. Mon… mon frère et moi, et… quatre serviteurs. Un de nos chevaux a cassé son fer et nous avons été obligés de camper pour la nuit dans la forêt. Nous nous sommes fait attaquer et… un des hommes de mon frère a été tué en me défendant. (Elle se mordit la lèvre, espérant que la peine et la terreur qui tremblaient dans sa voix suffiraient à les convaincre.) Dans la confusion, mon frère m’a jetée sur son cheval et l’a lancé au galop. (Elle leva ses grands yeux d’ambre sur l’homme qui la questionnait.) J’ignore ce qu’ils sont devenus…

Ils la croyaient, au moins pour l’instant.

— Nous les trouverons, ma dame, dit l’un d’eux. Soyez-en sûre !

— S’ils sont vivants, murmura un autre.

— Silence, Vesey, dit l’homme qui s’était exprimé le premier. La dame a assez souffert sans avoir à écouter un oiseau de mauvais augure. (Il se tourna vers Cyllan.) Nous allons envoyer de suite des hommes à leur recherche. Deux d’entre nous vous accompagneront à Wathryn, une ville toute proche. Gordach, Lesk, vous escorterez la dame. Accompagnez-la chez Sheniya Win Mar, à la taverne du Grand Arbre. Je vous y rejoindrai plus tard. (Il tendit la main vers Cyllan et s’inclina.) Nous vous apporterons des nouvelles au matin, madame ; je vous le promets.

Cyllan acquiesça lentement et le remercia, puis laissa son escorte l’aider à rejoindre son cheval qui se tenait au bord de la route, épuisé. Elle leur assura qu’elle pouvait chevaucher sans aide, mais le plus vieux des deux hommes insista pour prendre les rênes et marcher à la tête du cheval tandis que le second restait à ses côtés, l’épée au clair.

Le cercle de torches disparut derrière elle et Gordach, le plus jeune, l’assura qu’ils ne couraient aucun danger. La ville était à moins de deux miles et la pluie se calmait ; ils auraient bientôt une lune ou les deux pour les guider.

Gordach était un garçon bavard et il n’arrêta pas de parler durant le trajet. Cyllan apprit que ses sauveurs faisaient partie d’une milice de volontaires formée sur l’ordre du Margrave de la Province afin de mettre un terme aux exactions de plus en plus fréquentes des bandes de brigands. Chaque ville de taille raisonnable avait maintenant une milice, et pas moins de quatorze hors-la-loi avaient été traduits en justice et exécutés dans la région. Et vu les dernières nouvelles en provenance du nord, leur tâche n’allait sans doute faire que croître…

Cyllan frémit.

— Les dernières nouvelles… ? demanda-t-elle.

Gordach sourit avec fierté.

— Elles nous ont été transmises par coursier une heure seulement avant que nous partions en patrouille. Nous devons être une des premières villes au courant. (Il fit une pause pour donner du poids à ses paroles, puis se pencha vers elle et murmura :) Des nouvelles de la Péninsule de l’Étoile !

Cyllan serra les doigts sur les rênes du hongre et plongea une main dans la crinière de l’animal pour que Gordach ne la voie pas trembler.

— Je n’ai rien entendu, dit-elle en essayant de garder une voix égale.

— Non, en vérité, nul ne connaît encore les détails. Le coursier est arrivé épuisé et son message ne sera pas transmis avant demain matin. (Gordach sourit à nouveau, espérant l’impressionner.) Mais il semble que les nouvelles concernent l’évasion d’un dangereux tueur et de son complice, auparavant sous la garde du Cercle !

La chasse était donc lancée… Cyllan se lécha les lèvres, soudain sèches, tandis que Gordach continuait.

— Nous apprendrons tous les détails à l’aube et nous aurons, j’espère, une description des deux bandits. Il paraît que les nouvelles sont arrivées des Hautes Terres de l’Ouest par oiseau messager, et si cela est vrai, c’est une merveilleuse innovation… Le message est parvenu à notre Margravat en quelques heures là où il aurait mis plusieurs jours, porté par un cheval au galop ! (Il se tortilla sur sa selle, serrant l’épée posée sur ses genoux.) J’espère que le fugitif viendra dans la Province de Chaun… nous gagnerions une belle récompense si nous pouvions l’arrêter !

Cyllan ne répondit rien et l’homme qui marchait en tête leur jeta un coup d’œil.

— Tais-toi, Gordach. La dame n’est pas d’humeur à écouter tes bavardages ; je vous demande pardon, ma dame, mais si on ne lui dit pas, le garçon va causer jusqu’à ce que sa langue tombe.

Cyllan acquiesça. Gordach garda le silence et quand elle leva à nouveau les yeux, ils atteignaient la ville. Les silhouettes des maisons se découpaient contre le ciel et sur l’une d’elles un halo de lumière se détachait à la fenêtre malgré l’heure tardive. Quand ils approchèrent, un veilleur camouflé les appela dans les ténèbres et Lesk répondit en grognant. Il arrêta le cheval de Cyllan et avança seul. En quelques brèves paroles, il expliqua la présence de l’inconnue puis revint guider son cheval. Un homme emmitouflé dans une lourde cape porta son doigt à son front poliment quand ils passèrent.

Wathryn semblait être une petite bourgade prospère. Au départ un simple campement de bûcherons, la ville abritait à présent plusieurs magasins impressionnants, une Maison de Justice où les affaires locales étaient réglées et une place du marché pavée. Pour le moment, néanmoins, tout était calme, même si Cyllan entendait au loin le son d’un moulin, près d’une petite rivière.

— Nous y sommes presque, ma dame, lui dit Gordach, nullement ébranlé par le regard noir de Lesk.

Les sabots des chevaux résonnèrent sur la place du marché et Cyllan vit enfin le long bâtiment en face d’elle, à l’enseigne représentant un grand chêne stylisé. Une fenêtre du rez-de-chaussée était éclairée. Lesk s’approcha de la porte et la martela.

— Sheniya ! Sheniya Win Mar ! C’est Lesk Barith ! Je suis accompagné d’une invitée qui a besoin de ton hospitalité !

Une minute plus tard, la porte s’entrouvrit et une femme rondouillarde, entre deux âges, jeta un œil dehors. Ses yeux s’écarquillèrent quand elle vit Cyllan et son escorte.

— Qu’Aeoris nous protège, qu’est-ce donc à une telle heure ? Lesk Barith, as-tu perdu l’esprit ?

Lesk s’expliqua brièvement tandis que Cyllan restait silencieuse sur sa monture, essayant de réprimer une vague de terreur. Les nouvelles de son évasion circulaient et sa tête était mise à prix. Dès le lendemain matin, les citoyens pourraient comparer son visage et ses cheveux si clairs, si reconnaissables, à la description de la meurtrière. Elle voulait s’enfuir, faire faire demi-tour au cheval et détaler tant qu’elle le pouvait encore… mais et elle et l’animal étaient épuisés. Fuir serait un aveu et elle serait vite rattrapée. Elle avait quelques heures devant elle, mieux valait continuer la comédie et attendre une occasion de disparaître discrètement… si une telle occasion se présentait.

Sheniya Win Mar venait d’entendre le résumé de l’histoire de Cyllan, et la pitié avait remplacé l’indignation. Elle gronda Lesk d’avoir laissé la dame attendre tandis qu’il parlait ; puis quand Cyllan fut descendue de cheval, elle se précipita vers elle.

— Venez ma dame, vous serez bientôt au chaud et à l’aise ! Tout ce que vous avez dû souffrir… je préfère ne pas l’imaginer, mais vous êtes en sécurité à présent. Venez, entrez et laissez-moi vous choisir le meilleur fauteuil…

Cyllan entendit le bruit des sabots du hongre s’éloigner avec Lesk. Elle résista à l’envie de regarder par-dessus son épaule puis, prenant une longue inspiration, elle entra dans l’auberge.

Tirage n 5235820 <3406629@epagine.fr>

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