WILL ENTENDIT SON NOM. La voix semblait lointaine. Ou bien était-elle proche, comme un murmure. Elle le tirait d’un mauvais sommeil léger pour le ramener à la réalité : une chambre d’hôpital inondée de lumière.
À cet instant, il ne savait plus s’il était patient ou visiteur, dans le lit ou à côté du lit, si quelqu’un lui tenait la main, ou si c’est lui qui l’avait prise dans la sienne…
Il cligna des yeux, et tout lui revint.
Il tenait la main de Nancy, qui le regardait droit dans ses yeux injectés de sang, serrant mollement ses doigts épais.
« Will ?
– Ouais. »
Il avait envie de pleurer. Il vit la confusion qui se peignait sur le visage de sa femme. La machine qui bipait à côté d’elle n’avait à ses yeux aucun sens.
« Tu es à l’hôpital. Tu vas bien.
– Que s’est-il passé ? dit-elle d’une voix éraillée car on l’avait longuement intubée.
– Intoxication au monoxyde de carbone. »
Elle fut gagnée par la panique.
« Où est Phillip ? »
Il lui serra très fort la main.
« Il va bien. Il est vite sorti du coma. C’est un vrai petit guerrier. Il est dans le service de pédiatrie. Je n’ai pas arrêté de faire des allers-retours.
– Où sont mes parents ? »
Cette fois, il lui broya les doigts.
« Mon amour, je suis désolé. Ils ne se sont pas réveillés. »
Le chef de la police et celui des pompiers en personne harcelèrent Will de questions toute la journée durant, le coinçant dans les couloirs de l’hôpital, le sortant de la chambre de Nancy, le débusquant à la cafétéria. Un tuyau de la chaudière avait été débranché, empêchant l’évacuation du monoxyde de carbone qui peu à peu s’était répandu dans la maison. Le système de sécurité avait été lui aussi neutralisé. Les Lipinski ne disposaient pas hélas de détecteur de CO2. C’était un sabotage délibéré, et Will comprit tout de suite d’après les questions qu’il faisait office de suspect numéro un, jusqu’à ce que la police découvre un verrou brisé, ce qui le ramena tout de suite au rang de victime.
Le fait qu’il était un ancien membre du FBI et Nancy une agente spéciale en activité ne leur avait pas échappé et, vers le milieu de l’après-midi, les membres du bureau de Manhattan évincèrent à peu près tous les flics locaux pour prendre l’enquête en main. Les anciens collègues de Will tournaient autour de lui avec prudence, attendant le moment propice pour le mettre sur le gril.
Ils ne cessaient de le suivre dès qu’il faisait la navette entre la chambre de Nancy et celle de Phillip. Il ne fut guère surpris d’entendre les talons hauts de Sue Sanchez résonner dans le couloir. Après tout, c’était la supérieure de Nancy. En revanche, il éprouva un sentiment de répulsion en voyant apparaître John Mueller.
Les relations entre Will et Sanchez avaient toujours été tendues, pleines de méfiance et d’animosité. Quelques années plus tôt, il était son supérieur. Il l’admettait lui-même, cependant, il faisait un piètre chef. Sue avait toujours pensé qu’elle serait meilleure que lui. Elle eut la chance de le prouver lorsqu’il fut déclassé pour avoir eu des « relations inappropriées » avec une assistante d’un autre service.
Le vendredi, Sanchez était sous ses ordres, le lundi, c’était l’inverse. Cette hiérarchie soudain sens dessus dessous était un vrai cauchemar. Will réagit en se montrant bête, passif et agressif envers sa supérieure. S’il n’avait pas eu besoin de s’accrocher pendant encore quelques années à ce boulot pour obtenir une confortable retraite, il lui aurait botté le cul avec plaisir.
Sanchez était déjà sa chef lors de l’affaire Apocalypse, et c’est elle qui avait dû lui retirer l’enquête quand il s’était approché de trop près de Shackleton. Les autorités supérieures l’avaient manipulée, et elle leur gardait une rancune tenace de ne jamais lui avoir révélé pour quel motif l’affaire Apocalypse avait été enterrée alors qu’elle n’était pas résolue, ni pourquoi Will avait pu partir à la retraite si vite et dans d’aussi bonnes conditions.
Si les relations avec Sanchez étaient tendues, c’était bien pire encore avec John Mueller. C’était un monsieur-je-sais-tout qui se croyait parfait en tout point, suivait le règlement à la lettre, et se préoccupait davantage du mode d’action que du résultat. Tout ce qu’il cherchait, c’était à gravir les échelons pour obtenir un poste dans un bureau, car travailler sur le terrain ne lui convenait guère. Il détestait l’attitude cavalière et l’insubordination de Will, ses transgressions morales, son goût pour la boisson et les femmes. Il fut horrifié de découvrir que Nancy Lipinski, une jeune recrue ayant tout le potentiel pour devenir un clone de Mueller, avait été attirée du côté des ténèbres par Piper, allant jusqu’à épouser ce voyou !
Aux yeux de Will, Mueller représentait tout ce qu’il y avait de mauvais au FBI. Will travaillait pour mettre les méchants sous les verrous, Mueller, pour faire avancer sa carrière. C’était un animal politique ; Will n’avait pas le temps de jouer à ces petits jeux-là.
À l’origine, c’était Mueller qui avait pris en main l’affaire Apocalypse et, sans un regrettable problème de santé, jamais elle n’aurait échu à Will qui n’aurait jamais travaillé avec Nancy Lipinski. Et il ne serait pas sorti avec elle. L’affaire Apocalypse aurait été résolue. Toute une chaîne d’événements aurait été évitée si seulement Mueller ne s’était pas retrouvé un beau jour avec un petit caillot dans le cerveau.
Ce dernier avait très bien récupéré et, à présent, il était devenu l’un des chouchous de Sue Sanchez. Quand cette dernière apprit que la famille de Nancy avait été la cible d’une tentative d’assassinat, elle ordonna sur-le-champ à Mueller de la conduire à White Plains.
Dans un salon de visite privé, Sanchez demanda à Will comment il allait et lui présenta ses condoléances. Mueller laissa passer ce bref instant de sympathie, puis il lui sauta dessus :
« Le rapport de police dit que vous vous êtes absenté pendant une heure et demie.
– Vous avez très bien lu le rapport, John.
– Pour aller picoler dans un bar.
– D’après mon expérience, un bar est un bon endroit quand on cherche quelque chose à boire.
– Il n’y avait donc rien à la maison ?
– Mon beau-père était un type bien, mais il ne buvait quasiment pas. J’avais envie d’un scotch.
– Et puis c’était le moment idéal pour sortir respirer ailleurs, non ? »
Will bondit et saisit Mueller par le col de sa veste, le poussant contre le mur. Il fut tenté un instant de lui mettre son poing dans la figure, mais le petit homme se mit à agiter les bras et Sanchez leur hurla de cesser immédiatement.
Will le lâcha et fit un pas en arrière, la poitrine soulevée de colère, les pupilles rétrécies. Mueller lissa sa veste et lui lança en douce un petit sourire qui semblait signifier que tout n’était pas encore réglé entre eux.
« Will, selon vous, que s’est-il passé hier soir ? demanda Sanchez d’un ton neutre.
– Quelqu’un s’est introduit dans la maison pendant que nous étions sortis dîner. Ils ont trafiqué la chaudière. Si je ne m’étais pas absenté, il y aurait en plus trois personnes dans le coma.
– Dans le coma ? releva Mueller. Pourquoi pas mortes ? »
Will n’y prêta pas attention.
« Selon vous, qui était visé ? Vous ? Nancy ? Ses parents ?
– Ses parents sont des victimes collatérales.
– Très bien, reprit-elle avec patience. Alors c’était vous ou Nancy ?
– Moi.
– Qui est derrière tout cela ? Pour quel motif ? »
S’adressant à Sanchez seule, il répondit :
« Vous n’allez pas aimer ça, Sue, mais c’est un prolongement de l’affaire Apocalypse. »
Elle fronça les sourcils.
« Comment ça ?
– L’affaire n’a jamais été close.
– Êtes-vous en train de me dire que c’est le tueur qui reprend du service ?
– Ce n’est pas ça. Je dis juste que l’affaire n’a jamais été close.
– Que des conneries ! lâcha Mueller. Sur quoi vous basez- vous ?
– Sue, vous vous rappelez comme tout ça s’est fini en queue de poisson ? Vous savez qu’on m’a gentiment mis sur la touche. Que j’ai pris ma retraite anticipée. Que vous étiez censée ne poser aucune question. N’est-ce pas ?
– En effet, acquiesça-t-elle.
– Toute cette affaire se passe tellement au-dessus de vous dans la hiérarchie que c’est à vous donner le vertige. Les informations dont j’ai eu connaissance sont couvertes par un accord de confidentialité fédéral que seul le président pourrait rompre. Laissez-moi seulement vous dire que, dehors, il y a des types qui attendent de moi certaines choses, et qui sont prêts à tuer pour les obtenir. Vous avez les mains liées. Vous ne pouvez rien faire pour m’aider.
– Mais Will, nous appartenons au FBI !
– Ceux qui sont après moi sont du même côté de la barrière que le FBI. Voilà tout ce que je peux ajouter.
– C’est l’histoire la plus fantaisiste que j’ai entendue depuis bien longtemps, ricana Mueller. Vous êtes en train de nous dire qu’on ne peut pas enquêter sur votre affaire à cause d’une histoire top secrète en haut lieu ! C’est tout ce que vous avez inventé pour vous couvrir ?
– Je m’en vais voir mon fils. Faites ce que vous voulez. Bonne chance. »
Aux soins intensifs, les infirmières laissèrent Will seul avec Phillip. La respiration artificielle avait été débranchée, et le bébé retrouvait ses couleurs normales. Il dormait, sa petite main serrée sur un morceau de rêve.
Will était sous pression. Il se forçait à se concentrer. Pas le temps d’être fatigué. Pas de place pour le chagrin. Quant à la peur, elle n’avait pas la moindre prise sur lui. Il concentrait toute son énergie sur la seule émotion qui pouvait vraiment l’aider : la colère.
Il avait compris que Malcolm Frazier et ses sbires rôdaient dans les parages, sûrement tout près de là. Les gardiens avaient un atout, ils avaient accès aux dates de décès de tous ceux qu’ils voulaient, mais cela ne leur donnait pas pour autant la science infuse de ce qui arriverait. Ils savaient qu’ils parviendraient à tuer ses beaux-parents. Ils espéraient les plonger lui et sa famille dans un coma irréversible. Mais ils avaient échoué. À présent, c’est lui qui avait la main. Il n’avait pas besoin de la police, ni du FBI. Il n’avait qu’à rassembler ses forces. À sa ceinture, il sentait son Glock, dont le canon lui labourait la cuisse. Il détourna sa douleur contre une image mentale de Frazier.
Je vais t’avoir, mon pote. J’arrive.
À l’aéroport Kennedy, DeCorso monta à l’arrière de la voiture de Frazier. Tous deux se taisaient. Le menton agressivement pointé vers l’avant de son chef était assez éloquent : il n’était pas content. Son portable était en surchauffe à force de servir.
La demande d’immunité diplomatique avait eu des répercussions dévastatrices sur les relations transatlantiques. Les Affaires étrangères n’avaient pas la moindre idée de qui était DeCorso, ni pourquoi le département de la Défense insistait tant pour qu’il soit rapatrié. Les grosses légumes du MI6 avaient essayé d’obtenir des informations sur lui auprès de leurs homologues de la CIA. Les équipes se renvoyaient la balle, grimpant chaque fois d’un échelon, jusqu’à ce que le secrétaire d’État soit obligé d’intervenir en personne auprès de son collègue anglais.
DeCorso avait obtenu son passe-droit. Au terme d’une longue hésitation, le gouvernement britannique accepta de le libérer et le remit à un membre de l’ambassade américaine. Il fut sur-le-champ transféré à l’aéroport de Stanstede, et embarqué dans un Gulfstream V du secrétaire à la Marine américain. L’enquête sur l’incendie criminel de Wroxall était close.
Enfin, DeCorso craqua et présenta des excuses à son chef.
« Comment tu t’es fait prendre ?
– Quelqu’un a appelé les flics en donnant ma plaque d’immatriculation.
– Il fallait la retirer.
– Vous avez ma démission, chef.
– Dans mon équipe, personne ne démissionne. Quand j’aurai décidé de te virer, je te le ferai savoir.
– Vous avez eu Piper ?
– On a essayé, la nuit dernière. Monoxyde de carbone, chez les Lipinski. On a trafiqué la chaudière pendant qu’ils étaient au restau.
– La date de leur décès, c’était hier, c’est ça ?
– Ouais. On en a tiré les conclusions qui s’imposaient. Malheureusement, Piper s’est absenté, et quand il est revenu, il a donné l’alarme. Sa femme et son fils sont en train de récupérer, à l’hôpital. On n’a pas eu la moindre chance de mettre la main sur les documents qu’il a rapportés d’Angleterre. Peut-être même qu’il a eu le temps de les transmettre à Spence.
– Où est-il, Spence ?
– Aucune idée. Sans doute en train de rallier Vegas. On est à sa recherche.
– Putain, soupira DeCorso.
– Tu l’as dit.
– Et quels sont nos plans, maintenant, chef ?
– Piper est à l’hôpital de White Plains. L’endroit grouille d’agents du FBI. On le tient à l’œil et on le cueillera à la sortie.
– Vous êtes sûr que vous ne voulez pas que je débarrasse le plancher ? »
Frazier détenait une information qu’ignorait son subordonné. DeCorso serait mort dans deux jours. Ça n’avait aucun sens de se farcir une montagne de papiers pour le virer.
« Ce n’est pas nécessaire. »
DeCorso le remercia et ne dit plus un mot jusqu’à White Plains.
En fin d’après-midi, Nancy s’éveilla de nouveau. Elle n’était plus en réanimation, mais seule, dans une chambre. Will n’était pas là, et la panique s’empara d’elle. Elle appela une infirmière qui lui dit qu’il devait sans doute se trouver auprès de leur fils. Quelques minutes plus tard, il était de retour.
Nancy tamponnait ses yeux avec un mouchoir en papier.
« Où sont-ils ? Mes parents ?
– Chez Ballard-Durand. »
Elle acquiesça. Le funérarium qu’ils avaient choisi. Joseph était un homme prévoyant.
« Ça doit se passer demain, si tu t’en sens capable. Sinon, on peut repousser d’une journée.
– Non, ça ira. J’ai besoin d’une robe. »
Jamais il ne l’avait vue aussi triste. Ces grands yeux ovales, pleins de larmes.
« Laura s’en est occupée. Elle a fait quelques courses avec Greg.
– Comment va Phillip ?
– Il n’est plus aux soins intensifs. Il va bien. Il dévore comme un ogre.
– Quand pourrai-je le voir ?
– Ce soir, j’en suis sûr. »
Sa question suivante le surprit :
« Et toi, comment tu vas ? »
Comment pouvait-elle encore se soucier de lui ?
« J’essaie de tenir, dit-il sombrement.
– J’ai réfléchi, à propos de toi et moi. »
Il s’y attendait. Il cessa de respirer. Elle voulait qu’il sorte de sa vie. D’ailleurs il n’aurait jamais dû y entrer. Phillip et elle seraient beaucoup mieux sans lui. Il était allé picoler dans un bar pendant qu’on tentait d’assassiner sa famille. Il l’avait déjà trompée une fois. Comment savoir si cela ne se reproduirait pas ?
« Mon père et ma mère s’aimaient. » Elle étouffa un sanglot. Son menton tremblait. « Ils sont allés se coucher comme ils le faisaient chaque soir depuis quarante-trois ans. Ils sont morts en paix, dans leur lit. Ils ne sont jamais devenus vieux et faibles. Ils n’ont jamais été malades. Leur heure était arrivée. J’espère que les choses se passeront ainsi quand mon temps sera venu. Je veux m’endormir un soir, dans tes bras, et ne jamais me réveiller. »
Il se pencha sur le lit et la serra si fort qu’il faillit l’étouffer. Puis il desserra son étreinte et déposa sur son front un baiser de gratitude.
« Il nous reste une tâche à accomplir, Will.
– Je sais.
– On va les avoir, ces salopards. Je veux les mettre à genoux. »
Will ne pouvait pas téléphoner dans le couloir sans être dérangé par les infirmières, aussi descendit-il dans le hall de l’hôpital. Le répertoire de son portable n’avait qu’un numéro en mémoire. Il le composa.
La voix essoufflée de Spence répondit :
« Allô ?
– C’est Will Piper.
– Je suis content de vous entendre. Comment ça va, Will ?
– Les gardiens ont essayé de nous intoxiquer au gaz la nuit dernière. Ils ont eu les parents de ma femme. »
Il y eut un moment de silence.
« Je suis profondément navré. Comment vous en êtes-vous sorti ?
– Moi, ça va. Ma femme et mon fils ont été plus atteints, mais ça ira.
– Je suis heureux de l’entendre. Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ?
– C’est possible. Par ailleurs, j’ai pris une décision. Je vais vous donner accès à la base de données. »
Cette nuit-là, Will dormit dans un fauteuil, dans la chambre de son fils. Toutes les dispositions avaient été prises pour le lendemain, et il n’avait plus rien à faire qu’à se reposer. Même le passage des infirmières de nuit, toutes les deux heures pour voir si tout allait bien, ne l’empêcha pas de dormir.
Quand vint le matin, il fut réveillé par les petits bruits de son fils, qui jouait tranquillement avec ses animaux en peluche dans son berceau. Il tenta de fixer ce moment en lui, d’en tirer la force suffisante pour affronter la journée à venir.
Il se raidit en entendant soudain le pas d’une infirmière qui arrivait. Mais c’étaient Laura et Greg. Ils étaient venus de Washington et avaient pris en main toute la logistique. Les Lipinski connaissaient beaucoup de monde et leur service funèbre promettait d’attirer des foules. La rumeur s’était répandue que leur décès était dû à une fuite de la chaudière, aussi les médias s’intéressaient-ils également à l’affaire et tout un contingent de journalistes avait débarqué de New York. Il y avait eu une masse de détails à régler entre le prêtre, le funérarium et le cimetière. Laura était ralentie par sa grossesse, aussi Greg s’était-il lui-même promu porte-parole officiel de la famille, ce dont Will lui était très reconnaissant.
« Tu as réussi à dormir ? demanda Laura.
– Un peu. Regardez comme il va bien ! »
Greg se pencha sur le berceau de Phillip comme s’il était le père.
« Salut, mec », fit-il au bébé.
Will se leva, vint près de son gendre et posa la main sur son épaule : c’était la première fois qu’il lui témoignait ce genre d’affection.
« Tu nous as beaucoup aidés, Greg, merci.
– C’est normal, répondit le jeune homme un peu embarrassé.
– Je te revaudrai ça », conclut Will.
Will endossa tout de suite le rôle de chef de la sécurité et, pendant le petit déjeuner, dans la cafétéria, il planifia toute la cérémonie avec une grande minutie. Ils devaient rester très visibles, entourés par une foule protectrice. Frazier pourrait les observer autant qu’il le voudrait, mais il lui serait impossible de les enlever en douce. Les détails étaient capitaux. Tout devait se dérouler à la perfection, sans quoi ils risquaient de disparaître à jamais dans un trou noir.
Quand il arriva dans la chambre de Nancy, elle avait déjà revêtu sa nouvelle robe noire et terminait de se préparer dans la salle de bains. Elle semblait déterminée à finir de se maquiller sans verser une larme. Un vieil ami de Will du FBI était passé prendre chez lui un costume sombre. Ils n’avaient pas été aussi élégants depuis leur mariage. Will posa la main au creux du dos de sa femme.
« Tu es très bien, lui dit-elle.
– Toi aussi.
– Will, je ne sais pas si j’y arriverai, fit-elle d’une voix tremblante.
– Je ne te quitterai pas un instant. »
Une limousine envoyée par le funérarium vint les chercher. En raison du protocole de l’hôpital, Nancy dut sortir en fauteuil roulant. Serrant Phillip tout contre elle, elle grimpa dans la Cadillac. Will surveillait la route, tel un agent de la sécurité veillant sur un témoin sensible. Une petite escouade de membres du FBI de New York était déployée autour du véhicule comme s’ils protégeaient un chef d’État.
Quand la voiture démarra, Frazier posa ses jumelles en grommelant que Piper était dans un véritable cocon. Ils suivirent le cortège de loin et bientôt se garèrent le long de Maple Avenue, d’où ils avaient une vue parfaite sur les colonnes blanches de l’entrée du funérarium.
Les Lipinski étaient des gens simples, sans prétention, et leurs amis avaient fait le nécessaire pour que le service leur ressemble. Après un éloge touchant de la part du prêtre de Notre-Dame-du-Mont-Calvaire, un flot ininterrompu de collègues, de partenaires de bridge, de paroissiens, de voisins, et même le maire, défilèrent, contant tour à tour des anecdotes amusantes et touchantes sur ces deux êtres aimants, attentifs, dont l’existence avait trouvé une fin si brutale. Au premier rang, Nancy ne cessait de pleurer. Quand Phillip s’agitait trop, Laura l’emmenait se promener dans l’allée et le hall, jusqu’à ce qu’il se calme. Tendu, sur le qui-vive, Will ne cessait de tordre le cou pour regarder partout à la fois, scrutant la foule. Il doutait que les gardiens tentent de s’infiltrer à l’intérieur, mais mieux valait rester prudent.
Le cimetière du Mont-Calvaire se situait au nord de White Plains, à quelques kilomètres de la maison des Lipinski, au voisinage du campus de Westchester Community College. Joseph aimait cet endroit paisible aussi, toujours méthodique et prévoyant, il avait acquis une parcelle trente ans plus tôt. Elle l’attendait à présent, la terre brune fraîchement retournée pour creuser deux tombes, côte à côte. C’était un beau matin d’automne, frais et sec, illuminé d’un soleil pâle, et les feuilles mortes craquaient sous les pas des paroissiens qui foulaient les pelouses.
Frazier les observait toujours à la jumelle depuis une allée de service, à moins de cinq cents mètres de là. Il avait son plan, lui aussi. Ils suivraient le cortège jusqu’à la demeure des Lipinski. Ils savaient que la veillée devait y avoir lieu car les agents du centre des opérations, à Groom Lake, avaient piraté le service informatique du funérarium afin de connaître l’itinéraire suivi par les Lipinski et la limousine. Ils attendraient le soir, quand Will, Nancy et leur bébé se retrouveraient seuls. Alors, ils entreraient et emmèneraient Piper, en usant ou pas de la force, selon la situation. Puis ils ratisseraient la maison pour dénicher tous les objets qu’il avait pu rapporter de Cantwell Hall. Lorsqu’ils auraient Will sous bonne garde, à quarante mille pieds d’altitude, ils demanderaient les instructions à suivre au Pentagone. Frazier et ses hommes étaient d’accord que frapper deux fois de suite au même endroit constituait un véritable effet de surprise.
Pendant que le prêtre célébrait l’office devant la dernière demeure des Lipinski, Frazier et ses hommes engloutissaient quelques sandwiches. Quand Nancy jeta une poignée de terre sur les cercueils, les gardiens avalaient des boissons énergétiques.
À la fin de la cérémonie, Frazier avait toujours les yeux vissés à ses jumelles. Dans le tumulte des endeuillés qui se pressaient autour de Will et Nancy, le chef des gardiens les perdit de vue pendant quelques minutes, noyés dans une mer de manteaux noirs et bleu marine. Son attention se tourna alors vers la limousine, garée tout près de là. Bientôt, il vit un homme et une femme en noir, tenant un bébé dans les bras, monter dans le véhicule. Il fit signe à son chauffeur de démarrer.
Le cortège funèbre revint lentement jusqu’à la maison des Lipinski pour la veillée. Anthony Road était une petite impasse bordée de grands arbres. Il était impossible à Frazier de s’y arrêter sans être aussitôt repéré. Aussi poussa-t-il jusqu’à North Street, une grande artère commerçante, où il attendit avec patience la fin de l’après-midi et le départ des visiteurs.
Le corbillard du funérarium Ballard-Durand s’arrêta devant le petit aéroport privé de Westchester County. Le chauffeur vêtu de noir en sortit, jeta un regard circonspect autour de lui, puis il ouvrit la porte côté passager.
« La voie est libre. »
Will descendit le premier, puis il aida Nancy et Phillip, et les fit entrer rapidement à l’intérieur du bâtiment. Il ressortit, prit leurs bagages, et glissa un billet au chauffeur.
« Vous n’êtes jamais venu ici, compris ? »
L’homme souleva sa casquette en guise d’acquiescement, et repartit.
Dans le terminal, Will repéra aussitôt un type de taille moyenne, bien bâti, cheveux gris ras, en jean et blouson d’aviateur en cuir. L’homme en question décroisa les bras et plongea la main dans sa poche. Will l’observa avec prudence, et le vit en sortir une carte de visite. Puis l’autre s’avança en la lui présentant.
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« Vous devez être Will. Et vous, c’est Nancy. Et ce petit gars, comment il s’appelle ?
– Il s’appelle Phillip.
– Je vous présente mes condoléances. »
La jeune femme aima tout de suite cet homme au visage avenant piqué de poils gris.
« J’ai fait le plein, ajouta Dane, on est parés pour le décollage. »
Frazier attendit tout l’après-midi, jusqu’à ce que le flot des visiteurs se tarisse, que les allées et venues dans Anthony Road cessent. En fin d’après-midi, il vit Laura Piper et son mari s’en aller dans un taxi. Au crépuscule, ils allèrent reconnaître les lieux. Le seul véhicule qui restait dans l’impasse des Lipinski était celui de Joseph. Dans la maison, la lumière était allumée au rez-de-chaussée comme au premier étage. Il décida de leur octroyer une heure de plus, craignant une dernière visite intempestive.
À l’heure dite, Frazier et ses hommes se glissèrent dans l’allée, où ils se divisèrent en deux équipes de deux. Il envoya DeCorso par-derrière et passa par le patio. Il avait retiré la sécurité de son arme et, avec le silencieux, elle apparaissait longue et menaçante. Ça faisait du bien d’être à nouveau sur le terrain. Il était prêt à se battre, désireux, même. Il savourait déjà le plaisir qu’il aurait à assommer ce salopard de Piper d’un coup de crosse sur la tempe.
En revanche, il ne s’attendait pas à trouver la demeure vide, une poupée de la taille de Phillip abandonnée sur le canapé du salon, là où Laura Piper l’avait laissée. Il poussa un juron retentissant.