AU COURS DE L’HEURE QUI SUIVIT, Will cessa de prêter attention au trajet emprunté par le camping-car. Il se rendit vaguement compte qu’ils passaient par Times Square, Columbus Circle, devant le tentaculaire Museum d’histoire naturelle, plongé dans l’ombre. Puis ils firent plusieurs fois le tour de Central Park, les énormes pneus propulsant dans l’air nocturne des cascades de feuilles mortes. Mais Will était si concentré qu’il en oubliait complètement la ville.

 

À Princeton, Henry Spence faisait figure de prodige parmi les prodiges. C’était un adolescent plus que surdoué. Au début des années 1960, au plus fort de la guerre froide, à l’inverse de la plupart de ses pairs qui se destinaient à l’étude de la biologie, Henry Spence s’était consacré aux langues étrangères et aux sciences politiques. Il maîtrisait le mandarin, le japonais, et se débrouillait en russe. De plus, il était assez doué en matière de relations internationales. Issu des milieux conservateurs de Philadelphie en raison de son sérieux et de sa droiture, il faisait un candidat idéal pour les agents recruteurs de la CIA. Son professeur d’études soviétiques se frottait les mains chaque fois qu’il rencontrait cet étudiant à la coupe militaire et au visage pâle, rayonnant d’intelligence, absorbé dans un livre.

Jusqu’à maintenant, il demeurait le plus jeune agent jamais recruté par la CIA, et certains anciens se souvenaient encore de ce gosse génial, se pavanant à travers le QG de Langley, avec son ego surdimensionné et ses étonnantes capacités d’analyse. Il était presque inévitable qu’un jour un homme insignifiant lui remette une carte de visite improbable portant le logo de la marine américaine. Spence, bien entendu intrigué, voulut savoir pourquoi la marine s’intéressait à lui. Ce qu’il apprit décida de son avenir.

Will se souvint de son étonnement quand Mark lui avait expliqué que la Zone 51 dépendait de la marine. L’armée avait ses traditions, dont certaines montraient un entêtement stupide : c’en était un bon exemple.

Comme Will le savait déjà, en 1947, le président Truman avait confié à l’un de ses hommes de confiance, James Forrestal, la mission de construire une base militaire ultra secrète à Groom Lake, coin perdu dans le désert près de Yucca Flats, dans le Nevada. Sur les cartes, l’endroit avait pour référence géographique le nom de Zone de test du Nevada – 51 ; la base s’était par conséquent appelée Zone 51.

En effet, les Britanniques avaient fait une découverte archéologique extraordinairement troublante dans l’île de Wight, sur le site d’une ancienne abbaye. Ils avaient entrouvert la boîte de Pandore, pour la refermer illico lorsqu’ils avaient compris de quoi il s’agissait. Clement Attlee, alors Premier ministre, avait nommé Winston Churchill émissaire auprès du président Truman. Le sauveur de la Grande-Bretagne avait pour tâche de persuader les Américains de les débarrasser de cet encombrant trésor. Le pays tout entier, absorbé par sa reconstruction, n’avait pas les moyens de se laisser distraire par cette révélation extraordinaire.

Ainsi naquit le Projet Vectis1, du nom romain de l’île de Wight.

Forrestal était à l’époque secrétaire à la Marine et, par la suite, le Projet Vectis était demeuré sous la responsabilité de cette branche de l’armée, faisant de la Zone 51 la base navale la plus aride et la plus éloignée des mers au monde. Le groupe de travail de l’époque, sous la direction personnelle de Truman, avait alors eu l’idée de cette ingénieuse campagne de désinformation : il avait lancé sa propre rumeur sur la Zone 51, tout en la démentant formellement sur le plan officiel. Misant sur la mode des ovnis, à l’époque, ils avaient mis en scène un faux crash de soucoupe volante à Roswell, au Nouveau-Mexique, puis avaient fait courir le bruit que la nouvelle base inaugurée dans le Nevada se consacrait à l’étude des Martiens. Dès lors, la Zone 51 avait pu mener ses recherches en toute tranquillité, protégée par la crédulité des masses.

Par la suite, dans chaque nouvelle administration, au Pentagone, le secrétaire à la Marine s’était retrouvé de fait chef de cette base top secrète, et l’un des rares à savoir de quoi elle s’occupait vraiment. Le débauchage d’Henry Spence de la CIA était un tel événement qu’il fut reçu par le secrétaire à la Marine en personne, pour le féliciter de les avoir rejoints. L’incroyable vérité qu’il venait de découvrir était encore si fraîche dans l’esprit de Spence qu’il ne garda guère de souvenir de cette entrevue, trop absorbé par ses pensées.

 

Will l’écouta avec attention décrire sa première journée dans l’aile Truman, bâtiment principal de la Zone 51, profondément enfouie sous terre. Comme il était nouveau, son supérieur le conduisit avec une grande solennité jusqu’à la crypte, encadré par des « gardiens » armés, à l’air rébarbatif. Enfin, il pénétra dans cette cathédrale moderne, espace immense, sombre, silencieux, où régnait la fraîcheur, et il posa les yeux sur les sept cent mille manuscrits anciens.

C’était la bibliothèque la plus singulière de la planète.

« Monsieur Spence, voici la bibliothèque, déclara son supérieur en effectuant un geste plein de grandiloquence. Rares sont ceux qui ont eu le privilège de la contempler. Nous fondons de grands espoirs sur vous. »

Alors commença pour Spence une nouvelle vie.

En cet homme, la Zone 51 avait non seulement trouvé une bonne recrue, mais aussi un ardent partisan. Pendant une bonne trentaine d’années, chaque fois qu’il était descendu dans l’aile Truman, il s’était délecté du privilège décrit par son premier supérieur : l’enivrante idée de partager le secret le mieux gardé au monde.

Spence exploitait à fond ses capacités d’analyse et ses connaissances linguistiques, aussi, au bout de quelques années, il fut nommé responsable du département de la Chine. Par la suite, il grimpa encore les échelons pour devenir directeur des Affaires asiatiques. À la fin de sa carrière, il était le membre le plus décoré qu’ait connu la Zone 51.

Dans les années 1970, il avait expérimenté une approche nouvelle, permettant d’obtenir des données individuelles en se fondant sur les bases de données chinoises disponibles – bien qu’élémentaires – et des recensements rudimentaires, le tout combiné avec les informations obtenues par un réseau d’agents qu’il avait développé en association avec la CIA. Les purges maoïstes et les déplacements de population l’obligeaient souvent à s’appuyer sur la modélisation statistique. Pourtant, en 1974, il parvint à prévoir la catastrophe naturelle qui, le 28 juillet 1976, ravagea la ville minière de Tangshan dans le nord-est de la Chine, faisant deux cent cinquante-cinq mille victimes – ce fut l’une de ses plus grandes réussites. Dès que le tremblement de terre fut officiellement annoncé, le président Gerald Ford put proposer au président Hua Guofeng une aide déjà mobilisée, consolidant ainsi le réchauffement des relations diplomatiques entre les deux pays initié par le président Nixon.

Ce fut un grand moment dans la carrière de Spence. Il décrivait avec une excitation morbide l’exaltation qu’il avait ressentie quand les premiers rapports sur ce séisme dévastateur étaient arrivés dans le Nevada. Devant l’air réprobateur de Will, il s’empressa d’ajouter :

« Voyons, ce n’est pas moi qui ai causé ce tremblement de terre : je n’ai fait que l’annoncer ! »

Dans sa jeunesse, Spence était un beau garçon arrogant qui avait profité de la vie tumultueuse dans cette ville en pleine expansion qu’était alors Las Vegas. Pourtant, au fil du temps, ses origines aristocratiques et conservatrices de la côte est l’avaient rattrapé : dans cet univers de nouveaux riches, il était comme un poisson hors de l’eau. Peu à peu, il se remit à fréquenter des gens de son milieu. À son Country Club, il rencontra Martha, la fille d’un riche agent immobilier. Ils se marièrent et eurent des enfants, qui aujourd’hui étaient tous des adultes accomplis. Il était même devenu grand-père, hélas, son épouse avait été emportée par un cancer du sein avant la naissance de leur premier petit-enfant.

« Je n’ai jamais cherché ses dates, affirma-t-il. Pourtant, j’aurais sûrement pu le faire sans que cela se sache, mais je me suis abstenu. »

Il quitta la Zone 51 quand sonna l’heure de la retraite, peu après le 11-Septembre. Il serait sans doute resté davantage si on l’y avait autorisé : c’était toute sa vie. Son intérêt pour la bibliothèque était insatiable. Il aimait réfléchir sur les sujets brûlants, même quand cela sortait du domaine asiatique. Au cours de l’été 2001, alors que la retraite approchait, il s’était arrangé pour déjeuner tous les midis avec ses collègues du département américain afin d’échanger leurs points de vue, leurs théories sur l’événement qui allait bientôt tuer trois mille personnes au World Trade Center.

Lorsqu’il cessa de travailler, il était âgé, mais très riche, car il avait hérité de la fortune de sa femme dont la mort l’avait beaucoup affecté, au point d’altérer sa santé. Ses deux paquets de cigarettes quotidiens l’avaient également marqué, aggravant son emphysème pulmonaire qui, associé à la prise de stéroïdes et à sa gourmandise, l’avait rendu obèse. Désormais, il était en permanence sous oxygène et se déplaçait en fauteuil roulant. Ses deux passions, aujourd’hui, avouait-il, étaient ses petits-enfants et le Club 2027. Ce camping-car, surnommé la Papymobile, lui permettait de rester en contact avec sa famille, disséminée à travers le pays.

Spence avait à peine achevé que Kenyon reprenait le flambeau, sans laisser la possibilité à Will d’intervenir. Ce dernier avait le sentiment que les deux hommes se jouaient de lui. Ils s’étaient mis à nu devant lui, pour l’amadouer. Cela ne lui plaisait guère, mais la curiosité le poussait à vouloir entendre la suite.

 

Kenyon était issu d’une famille de pasteurs presbytériens du Michigan. Il avait grandi au Guatemala, mais était revenu aux États-Unis faire ses études. À Berkeley, il s’enflamma contre la guerre du Vietnam, et à mesure qu’il avançait dans ses études sur l’Amérique latine, ses opinions se radicalisèrent. Après avoir quitté l’université, il partit au Nicaragua aider les paysans à faire valoir leurs droits sur les terres contre le gouvernement de Somoza.

Au début des années 1970, les rebelles sandinistes avaient trouvé un écho dans les campagnes et réussi à mobiliser l’opposition. Kenyon soutenait leur cause. Sa présence finit hélas par attirer l’attention des milices progouvernementales et, un jour, il eut la surprise de voir débarquer dans son village un jeune Américain du même âge que lui, au visage d’ange, qui s’appelait Tony. Fait étrange, il semblait tout savoir sur Kenyon, et lui conseilla de se montrer plus discret. Bien qu’il fût de l’autre côté de la barrière, le jeune homme comprit très vite qu’il avait affaire à un membre de la CIA. Mais tout opposait les deux garçons, sur le plan politique aussi bien que culturel, et Kenyon l’envoya paître. Pourtant, quand Tony revint une semaine plus tard, il fut heureux de le revoir.

« Je crois que ni lui ni moi n’avions encore pris conscience du fait que nous étions gays. »

Will supposait que l’histoire de Kenyon avait un autre but que de lui dévoiler ses préférences sexuelles, aussi le laissa-t-il poursuivre à son rythme lent et précis.

En dépit de leurs différences politiques et religieuses, l’un étant protestant, l’autre catholique, les deux hommes étaient devenus amis : deux Américains solitaires menant des missions opposées dans une jungle hostile. Kenyon comprit qu’un autre l’aurait jeté en pâture à ses ennemis ; Tony, lui, se souciait vraiment de sa sécurité, au point de le prévenir d’une descente de la milice.

Vint décembre 1972. Kenyon prévoyait de passer la semaine de Noël à Managua. Tony lui rendit visite et le supplia – « C’est vrai ! Il me supplia ! » – de ne pas se rendre dans la capitale. Kenyon refusa de l’écouter, alors Tony lui dit une chose qui allait changer le cours de sa vie :

« “Il va se produire une catastrophe à Managua le 23 décembre. Des milliers de gens vont périr. Je t’en prie, n’y va pas.” Voilà ce qu’il m’a dit, monsieur Piper. Et vous savez ce qui est arrivé ? »

Will secoua la tête.

« Le grand tremblement de terre du Nicaragua. Plus de dix mille morts, les trois quarts des bâtiments détruits. Tony a refusé de m’expliquer comment il avait obtenu cette information, mais il m’a fait une peur bleue et je n’y suis pas allé. Plus tard, quand nous sommes devenus, comment dirais-je, plus proches, il m’a raconté qu’il n’avait aucune idée de la manière dont notre gouvernement avait prévu ce qui allait arriver, mais que cette prédiction faisait partie du système, et que le système était infaillible. Inutile de vous dire que j’étais fasciné. »

Tony fut ensuite envoyé en mission dans un autre pays, quant à Kenyon, il quitta le Nicaragua quand la rébellion se transforma en guerre civile. Il revint alors aux États-Unis pour faire sa thèse dans le Michigan. Apparemment, Tony avait dû parler de lui à ses supérieurs, qui cherchaient alors un spécialiste de l’Amérique centrale. Un beau jour, Kenyon vit débarquer chez lui, à Ann Arbor, un officier de marine qui, à sa grande stupéfaction, lui demanda s’il désirait apprendre comment le gouvernement avait prévu le séisme de Managua.

Bien sûr qu’il voulait savoir ! Le poisson était ferré.

Il rejoignit la Zone 51 et fut affecté au département de l’Amérique latine. Spence était déjà là depuis quelques années. Tous deux étant du genre cérébral et aimant parler politique, ils sympathisèrent bientôt et prirent l’habitude de s’asseoir côte à côte durant le vol quotidien qui les emmenait à Groom Lake. Au fil des ans, le clan Spence adopta ce célibataire, qui participait à toutes les fêtes familiales. À la mort de Martha, c’est lui qui empêcha Spence de couler.

Ils prirent leur retraite en même temps, en 2001. En revenant pour la dernière fois à l’aéroport McCarran, ils se serrèrent dans les bras l’un l’autre, l’œil embué. Spence resta dans sa confortable demeure de Las Vegas, tandis que Kenyon déménageait à Phoenix, pour être plus près de sa sœur, seule parente qui lui restait. Les deux hommes demeurèrent toutefois très proches, liés par leur passé professionnel et le Club 2027.

 

Kenyon se tut. Will s’attendait à ce que Spence lui donne la réplique, mais il garda le silence lui aussi.

Kenyon l’interrogea alors :

« Puis-je vous demander si vous êtes croyant, monsieur Piper ?

– Vous pouvez. Mais ça ne vous regarde pas. »

L’autre sembla blessé par cette réponse abrupte. Will comprit alors que les deux compères lui avaient dévoilé leur vie personnelle dans l’espoir que, à son tour, il s’ouvre à eux.

« Eh bien, disons que la religion n’est pas ma tasse de thé.

– Vous êtes comme Henry, fit Kenyon en se penchant. Je trouve étonnant qu’une personne qui connaît l’existence de la bibliothèque ne croie pas en Dieu.

– À chacun ses convictions, répliqua Spence. Nous en avons parlé mille fois. Alf est dans le camp de ceux pour qui la bibliothèque prouve l’existence de Dieu.

– Il n’y a pas d’autre explication.

– Ce n’est peut-être pas le moment de reprendre cette discussion, Kenyon, fit son ami avec lassitude.

– La chose qui m’a toujours stupéfié, poursuivit-il, c’est que je suis né dans la religion parfaite. En tant que presbytérien, j’étais prêt à intégrer la bibliothèque dans ma vie spirituelle.

– Ça y est, il nous ressert la réforme protestante ! » plaisanta Spence.

Mais Will savait exactement où il voulait en venir. Depuis l’année passée, il avait lui-même réfléchi à toutes ces choses. Il le devança :

« La prédestination.

– Tout à fait ! J’étais calviniste avant même de connaître les arguments qui justifiaient ma foi. Disons que la découverte de la bibliothèque a fait de moi un fervent calviniste. Très à cheval sur la doctrine.

– Et très têtu ! ajouta son compagnon.

– Depuis que je suis à la retraite, j’ai été ordonné pasteur. Je suis par ailleurs en train d’écrire une biographie de Jean Calvin : mon but est de découvrir comment il a eu le coup de génie qui lui a fait approcher de si près la vérité. Franchement, si la mort d’Henry n’était pas aussi imminente, je serais heureux comme un poisson dans l’eau. À mes yeux, tout fait sens, et c’est une position très confortable.

– Parlez-moi du Club 2027 », coupa Will.

Le feu passa au vert et Spence hésita à tourner pour faire une énième fois le tour de Central Park.

« Comme vous le savez, j’en suis sûr, le dernier volume de la bibliothèque s’arrête à la date du 9 février 2027. Les personnes dont la date de décès n’est pas répertoriée sont ADH, “Au-delà de l’horizon”. Tous ceux et celles qui ont jamais franchi le seuil de la bibliothèque ont spéculé sans fin sur la raison de cette date, mais aussi sur l’identité de ceux qui ont écrit toutes les autres en premier lieu. Est-ce l’œuvre de savants, de moines, de voyants, d’extraterrestres ? Oui, Alf, mon explication est aussi valable que la tienne ! Leur tâche a-t-elle été interrompue par des facteurs extérieurs comme la guerre, une épidémie, une catastrophe naturelle ? Ou existe-t-il une explication plus sinistre encore, que les êtres humains qui peuplent cette planète devraient connaître ? D’après ce que nous savons, le gouvernement n’a jamais fait de recherches officielles pour comprendre la raison d’être de cet horizon, comme on l’appelle. Le Pentagone est bien trop polarisé sur les informations qu’il peut tirer des données. Il y a beaucoup de drames prévus, de gigantesques désastres dans un futur proche, et cela nous obsède. Il va bientôt se passer quelque chose de terrible en Amérique latine, pour tout vous dire. Peut-être que quand nous approcherons de 2027, il viendra à l’esprit de ces génies à Washington que notre principal sujet de préoccupation devrait être de déterminer ce qui se passera le 10 février 2027. Je peux vous affirmer une chose, monsieur Piper : ce n’est pas parce qu’on prend sa retraite qu’on cesse de se poser des questions sur l’horizon. Le Club 2027 a été créé dans les années 1950 par des anciens de la Zone 51. C’est à la fois une manière de rester en contact et de continuer à mener l’enquête. Toute cette affaire est très secrète, car cela viole les accords que nous avons signés en partant à la retraite, mais bon, c’est dans la nature humaine. Nous sommes d’une insatiable curiosité, et les seules personnes avec lesquelles nous puissions discuter de ces sujets, ce sont nos anciens collègues. Et puis ça nous donne l’occasion de nous voir et de boire un coup ! »

Ce long soliloque avait épuisé le vieil homme. Will voyait sa poitrine se soulever avec effort.

« Et alors, quelle est la réponse au sujet de l’horizon ? interrogea Will.

– La réponse ? » Spence ménageait ses effets. « Nous n’en avons aucune idée ! » Il éclata de rire. « Voilà pourquoi nous nous trimballons à travers Manhattan en essayant de vous séduire.

– Je ne vois pas comment je pourrais vous aider.

– Vous allez comprendre, fit Kenyon.

– Écoutez, renchérit Spence, nous savons tout de l’affaire Apocalypse et de Mark Shackleton. Nous le connaissions, pas très bien, sachez-le, mais si quelqu’un devait craquer, il avait le profil type : un surdoué raté, si vous voulez mon opinion. Vous le connaissiez déjà avant toute cette histoire, non ?

– On avait partagé une chambre à l’université. Pendant une année. Quelles sont vos sources d’information à mon sujet ? s’enquit Will.

– Le Club. Nous avons des réseaux et des antennes partout. Nous savons que Shackleton a sorti en douce toutes les données concernant la population américaine jusqu’à l’horizon. Nous savons qu’il a créé une diversion en faisant croire à tout le monde à l’existence d’un tueur en série à New York.

– Je ne parviens toujours pas à comprendre comment on peut être assez cruel pour envoyer à des gens une carte postale portant la date de leur décès, l’interrompit Kenyon en secouant la tête avec tristesse.

– Nous savons que son véritable but était le profit : gagner de l’argent par l’intermédiaire d’une compagnie d’assurances-vie. Nous savons que vous l’avez démasqué. Qu’il a été grièvement blessé par les gardiens. Que vous avez pu quitter le FBI et que vous vivez à présent dans une liberté totale. Par conséquent, monsieur Piper, nous sommes convaincus que vous détenez un extraordinaire moyen de pression sur les autorités.

– Et ce serait quoi ?

– Vous avez dû conserver une copie de la base de données de Shackleton. »

Un instant, Will se revit à Los Angeles, fuyant les gardiens, téléchargeant en urgence la base de données de Shackleton depuis son ordinateur vers une clé USB à l’arrière d’un taxi. Shackleton. À présent, il moisissait dans une chambre d’hôpital oubliée, tel un légume croupissant au fond d’un frigo.

« Je ne peux ni confirmer ni infirmer.

– Il y a autre chose. Vas-y, Henry, dis-lui tout.

– Vers le milieu des années 1990, j’ai noué des liens d’amitié avec l’un des gardiens, un type nommé Dane Bentley, au point qu’il m’a rendu le service ultime qu’on puisse rendre à la Zone 51. Ma curiosité était sans bornes. Les seules personnes qui avaient accès aux données que je convoitais avaient justement pour tâche de nous empêcher d’y toucher, nous ! Les gardiens, comme vous le savez, sont de vraies portes de prison, mais Dane était assez humain pour faire une exception pour un ami. Il a regardé ma date de décès. 30 octobre 2010. À l’époque, ça semblait très loin. Et puis, sans qu’on s’en aperçoive, ça s’est rapproché.

– Je suis désolé.

– Merci, j’apprécie. » Spence attendit d’arriver au feu rouge suivant pour lui demander : « Vous avez cherché, pour vous ? »

Will ne voyait plus l’intérêt de se taire.

« Oui. Vu les circonstances, je m’y suis senti obligé. Je suis ADH.

– Parfait, fit Kenyon. Nous sommes soulagés de l’apprendre, n’est-ce pas, Henry ?

– Tout à fait.

– Moi, je n’ai jamais voulu savoir. Je préfère m’en remettre à Dieu.

– Voilà le problème, reprit Spence en donnant un coup de poing sur le volant. Il me reste dix jours pour découvrir la vérité. Je ne peux pas retarder ce qui est inévitable mais, nom de Dieu, je veux savoir avant de mourir !

– Je ne vois toujours pas en quoi je pourrais vous aider, en toute sincérité.

– Montre-lui, Alf. Montre-lui ce que nous avons découvert il y a une semaine. »

Kenyon ouvrit un dossier et en sortit quelques pages imprimées sur Internet. Il les donna à Will. Il s’agissait du catalogue en ligne d’une maison de vente aux enchères, Pierce & Whyte Auctions, à Londres, spécialisée dans les livres anciens, qui annonçait une vente pour le 21 octobre 2010 – le surlendemain. Il y avait de nombreuses photos du lot 113, un vieux volume épais portant la date de 1527 gravée sur la tranche. Il observa bien les images et la description détaillée qui suivaient. Élément crucial : tout en sachant qu’il s’agissait d’un objet unique, la maison de vente aux enchères n’avait aucune idée de ce qu’était réellement cet ouvrage. La fourchette de prix indiquée variait entre 2 000 et 3 000 livres.

« Il s’agit de ce que je pense ? » demanda Will.

Spence acquiesça.

« Ce détail était bien connu dans la Zone 51 : un volume de la bibliothèque manquait. Un livre de 1527. Et alors qu’il me reste moins de deux semaines à vivre, je le vois qui réapparaît sur le catalogue d’une vente aux enchères ! Il faut que je mette la main dessus ! Ce petit salopard est dans la nature depuis au moins six siècles ! Le seul exemplaire manquant sur des centaines de milliers ! Pourquoi a-t-il été séparé des autres ? Où était-il pendant tout ce temps ? Quelqu’un connaissait-il ses secrets ? Bon Dieu, peut-être pourrait-il nous en apprendre davantage que tous ceux de Groom Lake ! Je ne veux pas m’enflammer trop vite mais, d’après ce que nous savons, il est peut-être la clé du mystère de 2027. J’ai comme une intuition à ce sujet, monsieur Piper, oui, un sentiment très fort. Et par Hadès, je veux savoir avant de mourir !

– Quel rapport avec moi ?

– Je veux que vous vous rendiez à Londres, demain, pour acheter le livre à notre place. Je suis trop malade pour y aller moi-même et Alf, ici présent, ce cornichon entêté, refuse absolument de me quitter d’une semelle. Je vous ai réservé un billet en première classe, vous rentrez jeudi soir. Je vous ai pris une chambre au Claridge, un hôtel très agréable. »

Will lui lança un regard noir. Il s’apprêtait à répondre, mais Spence ne lui en laissa pas le temps.

« Avant que vous me répondiez, vous devez savoir que je veux autre chose, et cela compte encore plus à mes yeux. Je veux avoir accès à la base de données. Je connais la date de mon propre décès, ma DDD, mais je n’ai jamais cherché celle de mes proches. Ce salopard de Malcolm Frazier est sur nos traces – puisse le Dieu d’Alf l’abattre dès demain ! Peut-être que ce ne sont pas mes poumons qui vont m’emporter dans dix jours, mais les sbires de Frazier qui me descendront. Je refuse d’abandonner mon enveloppe charnelle en ignorant si mes enfants et petits-enfants sont ADH. Je veux savoir s’ils sont en sécurité. Je donnerais n’importe quoi pour ça. Si vous faites tout ça pour moi, monsieur Piper, si vous allez chercher le livre et que vous me communiquez la base de données, vous serez un homme riche. »

Will secouait la tête avant même qu’il ait terminé.

« Je n’irai pas en Angleterre. Je ne peux pas abandonner comme ça ma femme et mon fils. Et je ne toucherai pas à la base de données. C’est mon assurance-vie. Il est hors de question que je sacrifie la sécurité de ma famille pour vous faire plaisir. Je regrette, mais c’est non, même si l’idée de devenir riche ne me déplaît pas.

– Emmenez-les ! Je paierai tout !

– Ma femme ne peut pas quitter son travail comme ça. Laissez tomber. Prenez à droite sur la 5e Avenue et ramenez-moi. »

Il imagina un instant la réaction de Nancy : ce ne serait pas joli à voir !

Spence était de plus en plus agité. Il se mit à vociférer, à bafouiller : Will devait coopérer ! Le compte à rebours était commencé ! Ne voyait-il donc pas qu’il était désespéré ?

Soudain il fut pris d’une sévère quinte de toux et d’une crise d’éternuements. Will craignit qu’il ne perde le contrôle de son engin et ne percute les voitures garées en bordure de rue.

« Henry, du calme ! l’implora Kenyon. Tais-toi, maintenant. Laisse-moi m’en occuper. »

Mais Spence ne parvenait plus à parler. Il baissa la tête et fit signe à son ami de poursuivre à sa place.

« Très bien, monsieur Piper. Nous ne pouvons vous forcer à coopérer si vous ne voulez pas. Je craignais que vous refusiez de vous engager à nos côtés. Nous ferons nos enchères par téléphone. Accepteriez-vous quand même que nous fassions livrer le manuscrit chez vous jeudi soir, et que nous passions ensuite le chercher ? Dans l’intervalle, ayez la gentillesse de réfléchir à l’autre offre généreuse d’Henry. Il n’a pas besoin de toute la base de données, juste les DDD d’une dizaine de personnes. Je vous en prie, promettez-moi d’y réfléchir. »

Will acquiesça et garda le silence jusqu’au bout, concentrant toute son attention sur les éternuements de Spence et le sifflement de l’oxygène dans les tuyaux.

 

Malcolm Frazier s’éveilla en sursaut. Il avait mal dans la nuque. Il ne savait plus où il était – et il n’avait pas l’habitude d’être ainsi désorienté. Le générique du film défilait à l’écran, et la vieille dame qui occupait le siège du milieu tapotait son épaule de granit, le priant de la laisser sortir pour se rendre aux toilettes. Les sièges des avions américains n’étaient pas taillés pour les costauds de son espèce, et sa jambe droite était ankylosée à force d’être comprimée dans ce petit espace. Il se leva, dégourdit ses membres envahis de fourmillements, et en lui-même maudit ses supérieurs de ne pas l’avoir fait voyager en classe affaires.

Rien dans cette mission ne lui plaisait. Envoyer le chef de la sécurité de la Zone 51 acheter un livre à une vente aux enchères à Londres lui paraissait ridicule. Même dans le cas précis de cet ouvrage. Pourquoi ne pas avoir dépêché un rat de bibliothèque ? Il aurait été heureux de leur prêter un de ses gardiens en guise de garde du corps. Mais non. C’est lui que le Pentagone avait désigné. Hélas, il savait très bien pourquoi.

Les événements de Caracas : on était à J – 30. Le compte à rebours était commencé.

La pression était intense en raison d’une prédiction majeure de la Zone 51. Cette fois, pourtant, c’était différent. Ils n’étaient pas comme à l’accoutumée en mode défensif, en réaction. Cette fois, ils avaient mis le paquet : ils seraient offensifs. Le Pentagone était fin prêt. Les chefs d’état-major des trois armées étaient en réunion perpétuelle. Le vice-président en personne dirigeait le groupe de travail. Le gouvernement américain pesait de tout son poids sur ce projet. C’était donc le pire moment imaginable pour voir ce livre refaire surface. Le secret était la priorité numéro un à Groom Lake, et personne ne pouvait envisager la moindre fuite un mois avant l’opération Main Tendue.

Main Tendue !

Quel docteur Mabuse du Pentagone avait bien pu pondre ce nom-là ?

Si le volume manquant avait atterri entre les mains d’un des crânes d’œuf de la bibliothèque, qui sait quel genre de questions il aurait pu se poser, et quelles conséquences auraient pu en découler ?

Frazier comprenait parfaitement pourquoi on lui avait confié cette mission à lui. Cela dit, il n’était pas forcé d’apprécier.

Le pilote annonça qu’ils approchaient des côtes irlandaises et qu’ils atterriraient à Heathrow dans deux heures. Au pied de Frazier, une mallette en cuir vide, conçue et rembourrée exprès pour l’occasion. Il comptait les heures qui lui restaient avant de retourner dans le Nevada, l’inestimable manuscrit de 1527 bien au chaud dans son sac.

. Voir, du même auteur, Le Livre des morts, le cherche midi éditeur, Paris, 2010.