FIDÈLE À SA PROMESSE, le docteur revint un peu plus tard au chevet d’Edgar, ce dont il lui sut gré. Il avala de nouveaux losanges et de petits morceaux de pain trempés dans du potage de légumes. Il avait beau être toujours terrassé par la fièvre, la douleur et de terribles quintes de toux, la simple vue de son ange vermeil l’apaisait, l’arrachait au désespoir. Cette fois, il ne vomit point ce qu’il avait ingéré. Avant longtemps, ses paupières lui parurent lourdes et il sombra dans un sommeil sans rêves.
À son réveil, il faisait nuit et sa chambre était plongée dans les ténèbres, à l’exception d’une chandelle qui brûlait sur la table. Michel de Nostredame était toujours là, assis sur une chaise, tête baissée, l’œil vitreux. Sur la table était posé un bol de cuivre rempli d’eau à ras bord. C’est cet objet qui absorbait toute l’attention de l’apothicaire. De temps à autre, il agitait le liquide au moyen d’une baguette de bois. La flamme jouait sur la surface, qui réverbérait une lueur jaune sur le visage sombre de l’homme. Une sorte de murmure rauque émanait de sa gorge, telle une psalmodie. Il était tout entier absorbé par son activité, ne soupçonnant point qu’on l’observait. Edgar eut envie de l’interroger sur ce qu’il faisait, mais il n’en eut point la force et s’abîma de nouveau dans le sommeil.
Au matin, la lumière s’engouffrait par la fenêtre ouverte, et une douce brise venait rafraîchir son front brûlant. À son chevet, il trouva une assiette de morue salée soigneusement coupée en morceaux, un quignon de pain et une timbale de bière légère. Il eut juste la force d’avaler quelques bouchées, puis se saisit du pot de chambre. Il écouta, guettant les bruits dans la maison, mais n’entendit goutte. Il trouva la force d’appeler, mais ne reçut point de réponse.
Il demeura ainsi étendu, espérant un bruit de pas dans les marches. La matinée n’était point achevée lorsqu’enfin il entendit craquer les escaliers pour son plus grand bonheur.
L’ange vermeil était de retour, avec d’autres losanges et des gousses d’ail. Il semblait satisfait des progrès de son patient et déclara avec gaieté qu’il était de fort bon augure qu’il n’eût point expiré dans la nuit. Il jeta un rapide coup d’œil aux œufs de poule qui lui gonflaient les aisselles et l’aine, rassurant un Edgar terrorisé qui le suppliait de ne point appuyer sur ces bubons enflammés qui lui faisaient souffrir le martyre. Il comprit très vite que l’homme de science ne comptait guère s’attarder car il n’avait point ôté sa cape et s’acquittait prestement de ses tâches.
« Je vous en prie, docteur, ne partez point si tôt, fit Edgar d’une voix faible.
– J’ai d’autres patients à voir, monsieur.
– Je vous en prie, juste un peu de compagnie. »
Le médecin s’assit et croisa les mains sur les genoux.
« Ai-je rêvé ?
– Quand ?
– Cette nuit où je vous ai vu contempler un bol d’eau.
– Peut-être. Ce n’est point à moi de vous le dire.
– Avez-vous usé de sorcellerie pour me guérir ?
– Non point ! fit-il en éclatant de rire. Je n’ai recours qu’à la science. Deux choses sont essentielles : la propreté et mes losanges. Aimeriez-vous savoir ce qu’ils contiennent ? »
Edgar acquiesça.
« J’en ai moi-même conçu la formule, que je peaufine depuis la fin de mon doctorat à Montpellier. Je cueille trois cents roses à l’aube, que je réduis en poudre. Je les mêle ensuite à de la sciure de cyprès, puis à une poudre très particulière d’iris de Florence, à laquelle j’adjoins des clous de girofle et de la poudre de rhizome de schénante. Je vous confie lesdites choses sachant que votre esprit sera trop troublé pour s’en souvenir, car en vérité la recette en est secrète. Je compte bien sur mes losanges pour devenir riche et célèbre !
– Vous êtes un ambitieux, fit Edgar en esquissant pour la première fois un léger sourire.
– Il est vrai, et cela depuis toujours. Mon grand-père paternel, Guy Gassonet, était lui-même un ambitieux, et en cela il m’a beaucoup influencé.
– Vous avez dit Gassonet ? fit Edgar en essayant de se relever.
– En effet.
– Ce n’est guère commun.
– C’est juste. Il était juif, et changea de nom en changeant de religion. Mais rallongez-vous, ne faites point tant d’efforts !
– Continuez.
– Toutefois il ne s’était point converti par calcul, mais par conviction réelle. Lorsque sa femme refusa de l’imiter, il fit annuler son mariage et épousa ensuite Blanche de Sainte-Marie, ma grand-mère. Mon autre grand-père, Jean de Saint-Rémy, était quant à lui médecin, il m’a beaucoup enseigné également. Le latin, l’hébreu, les mathématiques, les sciences célestes.
– Êtes-vous également astrologue ?
– Je le suis en effet. Je possède encore l’astrolabe de mon aïeul. Les étoiles ont une influence sur toute chose terrestre, y compris le diagnostic des affections du corps. Donnez-moi votre date de naissance et je vous en dirai plus ce soir.
– Une chose m’intéresse : vos étoiles peuvent-elles vous communiquer la date de mon trépas ? »
De Nostredame considéra son patient d’un air sceptique.
« C’est une bien curieuse question, mais non, monsieur, elles ne le peuvent. À présent, je vais vous administrer trois losanges, ensuite vous dormirez. Je repasserai tantôt. Il est une femme au plus mal qui m’attend rue des Cordeliers. Elle m’a dit ce matin que si je ne me hâtais point de la visiter de nouveau, il lui faudrait coudre son propre linceul. »
Durant les deux jours qui suivirent, le médecin continua de rendre visite à son patient et de lui administrer ses remèdes. Edgar était très désireux de s’entretenir avec lui et d’une voix faible le pressait de s’attarder, mais l’autre protestait, expliquant qu’il avait beaucoup d’autres malades à soigner dans le quartier. Un soir, alors qu’il arrivait avec ses petits losanges et un pot de soupe, de Nostredame trouva le jeune homme en proie à la plus grande détresse.
« Quelle est donc la source de vos tourments, monsieur ?
– Regardez ! » s’écria l’Anglais en désignant son entrejambe.
Le médecin souleva les draps. Les ganglions de l’aine s’étaient ouverts et un pus épais et sanglant s’en écoulait.
« C’est parfait ! s’exclama le docteur. Les bubons ont percé. Vous êtes sauvé ! Si vous demeurez propre, je vous garantis que votre guérison sera complète. Voilà le signe que j’attendais. »
Il sortit un couteau de sa besace et tailla dans une belle chemise de lin d’Edgar des bandelettes avec lesquelles il nettoya puis pansa les abcès suppurants. Ensuite il donna au jeune homme une soupe et s’assit sur une chaise, fatigué.
« Je vous l’avoue, je suis fort las. »
Le soleil couchant baignait la chambre d’une lumière mordorée, qui donnait l’air d’un saint au médecin barbu à la robe écarlate.
« Pour moi, docteur, vous êtes un ange. Vous m’avez arraché aux griffes de la mort.
– J’en suis fort aise, monsieur. Si tout se passe comme prévu, vous aurez recouvré la santé dans quinze jours.
– Il me faut trouver le moyen de vous payer, à présent.
– Ce serait en effet fort appréciable, fit de Nostredame en souriant.
– J’ai peu d’argent par-devers moi, monsieur, pour lors j’écrirai à mon père afin de lui apprendre ce que vous fîtes, et le prier de m’envoyer une bourse.
– Je vous en remercie. »
Edgar se mordit la lèvre. Il avait répété cet instant depuis plusieurs jours.
« Peut-être, docteur, puis-je vous offrir un autre présent, en attendant.
– Vraiment ? fit le médecin, surpris.
– Voyez ma malle. Dedans, vous trouverez un livre, et à l’intérieur de ce livre, des feuilles que je vous invite à lire. Je suis convaincu que vous les jugerez d’un grand intérêt.
– Un livre, dites-vous ? »
De Nostredame ouvrit le lourd coffre et, sous les habits d’Edgar, découvrit un gros ouvrage. Il l’extirpa de là et revint s’asseoir sur la chaise. Il nota la date de 1527 sur la tranche, et ouvrit le volume au hasard.
« Ceci est tout à fait curieux. Pouvez-vous m’instruire sur ce manuscrit ? »
Le jeune homme lui narra toute l’histoire, le long parcours du livre au sein de la famille Cantwell, sa fascination, très tôt, pour l’ouvrage, son « rapt », ainsi que celui de l’épître de l’abbé Félix lorsqu’il avait quitté Cantwell Hall, enfin la démonstration faite en compagnie d’un camarade d’études que le livre était bien une prophétie annonçant le destin des hommes. Ensuite, il pria son interlocuteur de lire lui-même la lettre.
Il observa le jeune médecin, qui tirait sur sa barbe tout en lisant page après page, tandis que s’éteignaient les derniers feux du couchant. Il vit ses lèvres se mettre à trembler, ses yeux s’emplir de larmes, puis il l’entendit murmurer : « Gassonet ». Edgar savait qu’il lisait ce passage :
Mais je ne puis oublier cette exception lorsque, jeune moine, j’assistai à la naissance non d’un garçonnet mais d’une fillette. J’avais déjà ouï parler de ce genre d’événement par le passé, mais n’en avais jamais été témoin. J’observai cette petite fille rousse aux yeux verts, muette, qui contrairement à ses frères ne développa jamais le don d’écriture. À l’âge de douze ans, elle fut renvoyée et donnée à un marchand de grain juif du nom de Gassonet, qui l’emmena loin de l’isle pour en faire Dieu sait quoi.
Son regard embrassait la chevelure rousse et les yeux verts de l’homme. Edgar ne savait point lire dans les âmes, cependant, il savait quelles pensées traversaient son esprit en cet instant.
Quand il eut achevé sa lecture, de Nostredame remit le parchemin à l’intérieur du livre et le posa sur la table. Puis il se rassit avec lourdeur, et se mit à verser des larmes silencieuses.
« Vous m’avez fait là un présent bien plus précieux que l’argent, monsieur, vous m’avez donné ma raison d’être.
– Vous possédez quelque pouvoir, n’est-ce pas ?
– Je vois en effet certaines choses, répondit l’autre en tremblant.
– Ce bol, ce n’était point un songe. »
Le médecin reprit alors sa besace et en sortit un vieux récipient de cuivre.
« Mon grand-père possédait le don de voyance. Et son grand-père avant lui, dit-on. Il utilisait cet objet pour déchiffrer l’avenir, et il m’enseigna à faire de même. Mes pouvoirs, monsieur, sont à la fois puissants et faibles. En certaines circonstances, j’accède à des fragments de vision, des choses sombres et terribles, mais je n’ai point le don de voir l’avenir avec la clarté qu’évoque cet abbé Félix. Je ne puis prédire quand naîtra un enfant, ni quand mourra un homme.
– Vous êtes un Gassonet, le sang des scribes de l’île de Wight coule en vos veines.
– Je le crois, en effet.
– Dites-moi ce que me réserve l’avenir, je vous en conjure.
– Maintenant ?
– Oui, maintenant ! Grâce à votre science et vos mains expertes, j’ai échappé à la peste. À présent, je veux savoir quel destin m’attend. »
Michel de Nostredame acquiesça. Il tira le rideau pour faire le noir complet, puis remplit d’eau le bol de cuivre et s’assit devant. Il alluma une chandelle et remonta sur sa tête son capuchon, jusqu’à dissimuler son visage. Puis il se courba au-dessus du bol et se mit à remuer la baguette de bois à la surface. Au bout de quelques minutes, Edgar l’entendit émettre le même son guttural qu’en cette nuit de fièvre où il l’avait surpris en pleine transe. Le grondement se faisait de plus en plus fort, urgent. Il ne voyait point ses yeux, mais il imaginait ses prunelles dilatées, ses paupières battant follement. Au-dessus du bol, la tige s’agitait de plus en plus vite. Son espèce de psalmodie était désormais un grognement, de plus en plus fort. Edgar s’inquiéta de le voir ainsi pantelant, et il regretta de l’avoir obligé à se plier à cette terrible épreuve. L’instant d’après, tout était terminé.
La pièce redevint silencieuse.
Le médecin enleva son capuchon et considéra son patient avec effroi.
« Edgar Cantwell, fit-il lentement, vous allez devenir un homme important, riche, et cela se produira plus tôt que vous le croyez. Votre père, hélas, va connaître une fin affreuse et terrible, dont votre frère sera l’instrument. Voilà ce que j’ai vu.
– Quand ? Quand cela doit-il advenir ?
– Je l’ignore. Là se trouve la limite de mes pouvoirs.
– Eh bien, je vous remercie.
– Non, c’est moi qui vous sais gré, monsieur. Vous m’avez enseigné d’où je venais, aussi, dorénavant, ne combattrai-je plus mes visions comme si elles étaient démoniaques mais, au contraire, je m’en servirai pour le bien de l’homme. Je sais désormais quel est mon destin. »
Peu à peu, Edgar retrouva ses forces, tandis que l’épidémie de peste cessait de faire rage dans le quartier des étudiants. Il passa ses examens avec succès et la Sorbonne lui accorda son baccalauréat en droit. La veille de son départ pour l’Angleterre, il passa la matinée à Notre-Dame, admirant pour la dernière fois sa grandeur, sa majesté. Quand Edgar s’en revint à la pension, son ami Dudley l’invita à aller trinquer une dernière fois à la taverne, mais du courrier attendait le jeune homme, glissé sous la porte de sa chambre par sa logeuse.
Il s’assit sur son lit, brisa le sceau et lut avec horreur :
Mon très cher fils,
Une mère ne devrait jamais avoir à écrire pareille lettre. Je dois hélas vous informer du décès de votre père et de votre frère. Les circonstances tragiques de leur disparition me plongent dans l’affliction la plus profonde, aussi dois-je vous prier de revenir toutes affaires cessantes vous occuper du domaine en tant que nouveau baron de Wroxall. Votre père et William se querellaient. S’ensuivit une violente altercation, au cours de laquelle votre père chut dans la cheminée de la grande salle, se brûlant grièvement l’épaule. La plaie ne voulut point guérir et lui causa une forte fièvre qui finit par l’emporter. William, terrassé par le chagrin et la culpabilité, préféra se donner la mort à son tour. Je me trouve accablée par le deuil et vous conjure de revenir en hâte auprès de votre pauvre mère.
Elizabeth
Vingt-trois ans plus tard, en 1555.
Le vieux médecin pourfendeur de la peste écrivait une lettre dans son grenier. Il était plus de minuit et le calme régnait dans les rues de Salon-de-Craux. C’était le moment de la journée où, sa femme et ses six enfants endormis, il pouvait travailler en toute quiétude aussi longtemps qu’il le voulait, ou du moins jusqu’à ce que le sommeil l’obligeât à s’allonger sur sa couche.
Depuis quelques années, il avait travesti son nom en Nostradamus pour lui donner plus de poids. Car en effet, il se devait d’être à la hauteur de sa réputation. Ses Almanachs se vendaient bien à travers la France et les pays voisins, aussi sa fortune grossissait-elle. Il n’exploitait plus ses talents d’apothicaire ni de médecin pour pouvoir tout entier se consacrer aux activités plus profitables de clairvoyant et d’astrologue.
Lors, il tenait entre ses mains un exemplaire de son nouveau livre qui, espérait-il, lui apporterait davantage de notoriété, d’honneurs et de richesse. Imprimé à Lyon, l’ouvrage devait bientôt être mis en vente. Il prit un des exemplaires que l’éditeur lui avait fait parvenir et découpa, au moyen d’un couteau très effilé, la page de titre : Prophéties de M. Michel Nostradamus.
Il plongea sa plume dans l’encrier et commença ainsi :
Mon cher Edgar,
M. Fénelon, l’ambassadeur de France en Angleterre, m’a informé de votre bonne santé. Il m’a dit vous avoir rencontré au palais de Whitehall, et m’a appris que vous aviez une bonne épouse, deux filles, et que vous prospériez. J’ai consulté mon bol de cuivre, et je puis vous révéler que vous serez sans doute bientôt père de garçons.
Je m’en réjouis pour vous, car vous demeurez mon cousin d’Angleterre, et je vous tiens en haute estime dans mon cœur. Comme vous ne l’ignorez point, votre manuscrit et votre lettre eurent de profondes conséquences sur ma vie personnelle et professionnelle. Connaître mes origines me donna confiance et me permit d’accepter mes visions pour ce qu’elles étaient : de véritables prophéties s’avérant fort utiles pour le reste de l’humanité. Ainsi mis-je mes dons au service des princes, que j’éduquai et prévins de certaines infortunes, mais annonçai aussi au peuple ce qui l’attendait.
Mon propre destin connut des revers terribles avant de retrouver le bonheur. Ma première épouse et mes deux enfants périrent de la peste sans que je pusse les sauver malgré tout mon art. Je me remariai et, aujourd’hui, je suis père de trois fils et de trois filles qui font ma joie. Je m’apprête à publier le premier tome de mes Prophéties, vaste entreprise en laquelle je révèle peu à peu au monde mes prédictions pour les siècles à venir sous la forme de cent quatrains à l’usage de ceux qui les liront. Je joins à cette missive la page de titre de ce livre pour vous divertir, et je suis sûr que vous en acquerrez un exemplaire lorsqu’il sera en vente à Londres. J’ai toujours conservé le secret au sujet de votre famille, ainsi que vous m’en priâtes, de même que vous le fîtes au sujet de mes origines. Vous êtes le seul à ne point ignorer que je suis un Gassonet. Vous êtes le seul à connaître l’étrange sang qui coule en mes veines depuis l’île de Wight.
Michel Nostradamus, 1555