CHAPITRE XXI.
La petite Émilie.
Il y avait dans la maison un domestique qui, à ce que j'appris, accompagnait généralement Steerforth, et qui était entré à son service à l'Université. C'était en apparence un modèle de convenance. Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu un homme qui eût un air plus respectable, pour sa position. Il était silencieux, tranquille, respectueux, attentif, ne faisait point de bruit, était toujours là quand on avait besoin de lui, et ne gênait jamais quand on n'en avait que faire; mais son grand titre à la considération, c'était la convenance de ses manières. Il n'avait pas l'air d'un chien couchant, il avait plutôt le ton un peu roide; ses cheveux étaient courts, sa tête arrondie; il parlait doucement, et il avait une manière particulière de faire siffler les S qui faisait croire qu'il en consommait plus que le commun des mortels; mais les plus petites particularités de ses manières contribuaient à lui donner l'air respectable, et il aurait eu le nez en trompette, que je suis sûr qu'il aurait trouvé moyen d'y puiser un élément de plus pour ajouter à cet air respectable. Il s'entourait d'une atmosphère de convenance, au sein de laquelle il marchait d'un pas sûr et tranquille. Il eût été presque impossible de le soupçonner d'une mauvaise action, tant il était respectable. Il ne serait venu à l'idée de personne de lui faire porter une livrée, il était trop respectable pour cela. On n'aurait pas osé lui imposer un travail servile; c'eût été faire une insulte gratuite aux sentiments d'un homme profondément respectable, et je remarquai que les femmes de la maison le sentaient si bien, qu'elles faisaient toujours elles-mêmes tout l'ouvrage pendant qu'il lisait le journal près du feu, dans l'office.
Je n'ai jamais vu un homme plus réservé. Mais cette qualité, comme toutes celles qu'il possédait, ne faisait qu'ajouter à son air respectable. Personne ne savait son nom de baptême et c'était encore un mystère qui ne nuisait pas à sa considération. On ne pouvait avoir aucune objection au nom de Littimer, sous lequel il était connu. Pierre pouvait être le nom d'un pendu, et Thomas, celui d'un déporté; mais Littimer, voilà un nom parfaitement respectable!
Je ne sais pas si c'est à cause de cet ensemble respectable qu'il avait, mais je me sentais toujours très-jeune en présence de cet homme. Je n'avais pu deviner quel âge il avait lui-même, et c'était encore un mérite de discrétion à ajouter à tous ceux que je lui connaissais. Dans le calme de sa physionomie respectable, on pouvait aussi bien lui donner cinquante ans que trente.
Littimer entra dans ma chambre, le lendemain avant que je fusse levé, et m'apporta de l'eau pour ma barbe (cruel souvenir!), et se mit à sortir mes habits. Quand j'ouvris les rideaux du lit pour le regarder, je le vis toujours à la même température de convenance (car le vent d'est du mois de janvier ne le faisait pas descendre d'un degré: il n'en avait pas même l'haleine refroidie pour cela), plaçant mes bottes à droite et à gauche, dans la première position de la danse, et soufflant délicatement sur ma redingote pour faire disparaître quelques grains de poussière, puis la recouchant sur le sopha avec le même soin que si ce fût un enfant endormi.
Je lui souhaitai le bonjour, en demandant quelle heure il était. Il tira de sa poche la montre de chasse la plus convenable, que j'eusse jamais vue, l'ouvrit à demi, en maintenant le ressort de la boîte avec son pouce, la regarda comme s'il consultait une huître prophétique, la referma et m'apprit qu'il était huit heures et demie.
«M. Steerforth sera bien aise de savoir si vous avez bien dormi, monsieur!
— Merci, lui dis-je, j'ai très-bien dormi. M. Steerforth va bien?
— Merci, monsieur, M. Steerforth va assez bien.»
Un autre trait caractéristique de Littimer consistait dans le soin avec lequel il évitait tous les superlatifs, gardant toujours un juste milieu, froid et calme.
«Y a-t-il encore quelque chose que je puisse avoir l'honneur de faire pour monsieur? La première cloche sonne à neuf heures, la famille déjeune à neuf heures et demie.
— Non, rien, merci.
— C'est moi qui remercie, monsieur, s'il veut bien le permettre;» et, sur ces mots, il passa près de mon lit avec une légère inclination de tête, comme s'il me demandait pardon d'avoir corrigé mes paroles, et il sortit en fermant la porte aussi doucement que si je venais de tomber dans un léger sommeil dont ma vie dépendait.
Tous les matins cette conversation se répétait entre nous, ni plus, ni moins, et cependant, quelques progrès que j'eusse pu faire dans ma propre estime la veille au soir, quelque espérance d'une maturité prochaine qu'eussent pu me faire concevoir l'intimité de Steerforth, la confiance de mistress Steerforth ou la conversation de miss Dartle, sitôt que je me trouvais en présence de cet homme respectable, je redevenais à l'instant même un petit garçon.
Il nous procura des chevaux, et Steerforth, qui savait tout, me donna des leçons d'équitation. Il nous procura des fleurets, et Steerforth commença à m'apprendre à faire des armes; il nous pourvut de gants, et je fis quelques progrès dans l'art de boxer. Peu m'importait que Steerforth me trouvât novice dans toutes ces sciences, mais je ne pouvais souffrir de manquer d'adresse devant le respectable Littimer. Je n'avais aucune raison de croire que Littimer fût versé dans la pratique des arts en question: rien ne pouvait, dans sa personne, me le faire supposer le moins du monde, pas même un mouvement imperceptible des paupières; mais toutes les fois qu'il se trouvait là pendant la leçon, je me sentais le plus neuf, le plus gauche, le plus innocent des hommes, un vrai blanc- bec.
Si je suis entré dans tous ces détails sur son compte, c'est qu'il produisit sur moi, tout d'abord, un effet assez étrange, et c'est surtout pour préparer ce qui arriva plus tard.
La semaine s'écoula d'une manière charmante. Elle passa vite pour moi, comme on peut le croire: c'était comme un rêve, et pourtant j'avais tant d'occasions d'apprendre à mieux connaître Steerforth, et de l'admirer tous les jours davantage, qu'il me semblait, à la fin de mon séjour, que je ne l'avais jamais quitté. Il me traitait un peu comme un joujou, mais d'une façon si amusante, qu'il ne pouvait rien faire qui me fût plus agréable. Cela me rappelait, d'ailleurs, nos anciens rapports, dont nos nouvelles relations me semblaient une suite toute naturelle. Je voyais qu'il n'était pas changé, j'étais délivré de tout l'embarras que j'aurais pu éprouver en comparant mes mérites avec les siens, et en calculant mes droits à son amitié sur un pied d'égalité; enfin il n'avait qu'avec moi ces manières gaies, familières, affectueuses. Comme il m'avait traité, en pension, tout autrement que le reste de nos camarades, je voyais aussi, avec plaisir, qu'il ne me traitât pas maintenant, dans le monde, de la même manière que le reste de ses amis. Je me croyais plus près de son coeur qu'aucun autre, comme je sentais le mien échauffé pour lui d'une amitié sans pareille.
Il se décida à venir avec moi à la campagne, et le jour de notre départ arriva bientôt. Il avait songé un moment à emmener Littimer, mais il avait fini par le laisser à la maison. Cet homme respectable, satisfait de tout, arrangea nos porte-manteaux sur la voiture qui devrait nous conduire à Londres de manière à braver les coups et les contre-coups d'un voyage éternel, et reçut, de l'air le plus calme, la gratification modeste que je lui offris.
Nous fîmes nos adieux à mistress Steerforth et à miss Dartle: mes remercîments furent reçus avec beaucoup de bonté par la mère de mon ami. La dernière chose qui me frappa, fut le visage imperturbable de Littimer, qui exprimait, à ce que je crus voir, la conviction que j'étais bien jeune, bien jeune.
Je n'essayerai pas de décrire ce que j'éprouvai en retournant, sous de si favorables auspices, dans les lieux témoins de mon enfance. J'étais si préoccupé de l'effet que produirait Yarmouth sur Steerforth, que je fus ravi de lui entendre dire, en traversant les rues sombres qui conduisaient à l'hôtel de la Poste, qu'autant qu'il pouvait en juger, c'était un bon petit trou, assez drôle, quoique un peu isolé. Nous allâmes nous coucher en arrivant (je remarquai une paire de guêtres et des souliers crottés à la porte de mon vieil ami le Dauphin), et nous déjeunâmes tard le lendemain. Steerforth, qui était fort en train, s'était promené sur la plage avant mon réveil, et avait fait la connaissance de la moitié des pêcheurs du lieu, disait-il. Bien mieux, il croyait avoir vu dans le lointain la maison de M. Peggotty, avec de la fumée qui sortait par la cheminée, et il avait été sur le point, me dit-il, d'entrer résolument et de se faire passer pour moi, en disant qu'il avait tellement grandi qu'il n'était plus reconnaissable.
«Quand comptez-vous me présenter, Pâquerette? dit-il. Je suis à votre disposition, cela ne dépend plus que de vous.
— Eh bien! je me disais que nous pourrions y aller ce soir, Steerforth, au moment où ils sont tous assis en rond autour du feu. Je voudrais vous faire voir ça dans son beau, c'est quelque chose de si curieux!
— Va donc pour ce soir! dit Steerforth.
— Je ne les préviendrai pas de notre arrivée, vous savez, dis-je tout enchanté. Il faut les prendre par surprise.
— Oh! cela va sans dire, répondit Steerforth, il n'y aurait plus de plaisir si on ne les prenait pas sur le fait. Il faut voir les indigènes dans leur état naturel.
— Pourtant, ce ne sont que des gens de l'espèce dont vous parliez l'autre jour, lui dis-je.
— Ah! vous vous souvenez de mes escarmouches avec Rosa? s'écria- t-il vivement. Cette fille m'est insupportable, j'ai presque peur d'elle. Elle me fait l'effet d'un vampire. Mais n'y pensons plus. Qu'allez-vous faire maintenant? Je suppose que vous allez voir votre vieille bonne?
— Oui, certes, dis-je, il faut que je commence par voir Peggotty.
— Voyons! répliqua Steerforlh en tirant sa montre, je vous donne deux heures pour pleurnicher tout votre soûl, est-ce assez?»
Je répondis que je pensais qu'il ne nous en fallait pas davantage, mais qu'il devrait venir aussi, et qu'il verrait que son renom l'avait précédé et qu'on le regardait comme un personnage presque aussi important que moi.
«Je viendrai où vous voudrez, et je ferai ce que vous voudrez, dit Steerforth; dites-moi seulement où je dois me rendre, et je ne vous demande que deux heures pour me préparer à mon rôle, sentimental ou comique, à votre choix.»
Je lui donnai les renseignements les plus détaillés pour trouver la demeure de M. Barkis, et ceci convenu, je sortis seul. L'air était vif, le pavé était sec, la mer était transparente, le soleil versait des flots de lumière, sinon de chaleur, et tout le monde semblait gai et en train. Je me sentais si joyeux que, dans ma satisfaction de me retrouver à Yarmouth, j'aurais volontiers arrêté chaque passant pour lui donner une poignée de main.
Les rues me paraissaient un peu étroites. C'est toujours comme cela quand on revoit plus tard celles qu'on a connues dans son enfance. Mais je n'avais rien oublié, rien n'était changé, jusqu'au moment où j'arrivai près de la boutique de M. Omer. Les mots «Omer et Joram» avaient remplacé le nom unique d'Omer. Mais l'inscription, «Magasin de deuil, tailleur, et entrepreneur de funérailles,» était toujours à sa place.
Mes pas se dirigèrent si naturellement vers la porte de la boutique, après avoir lu l'enseigne de l'autre côté de la rue, que je traversai la chaussée pour regarder par la fenêtre. Je vis dans le fond une jolie personne qui faisait sauter un petit enfant dans ses bras: un autre marmot la tenait par son tablier. Je reconnus sans peine Minnie et ses enfants. La porte vitrée de la boutique n'était pas ouverte, mais j'entendais faiblement dans l'atelier, au fond de la cour, retentir le vieux toc toc du marteau, qui semblait n'avoir jamais cessé depuis mon départ.
«Monsieur Omer est-il chez lui? dis-je en entrant. Je serais bien aise de le voir un moment.
— Oh! oui, monsieur, il est à la maison, dit Minnie. Son asthme ne lui permet pas de sortir par ce temps-là. Joseph, appelez votre grand père!»
Le petit garçon qui tenait son tablier poussa un cri d'appel si énergique qu'il en fut effrayé lui-même, et qu'il cacha sa tête dans les jupons de sa mère, à la grande admiration de celle-ci. J'entendis approcher quelqu'un qui soufflait à grand bruit, et je vis bientôt apparaître M. Omer, l'haleine plus courte encore que par le passé, mais du reste, très-peu vieilli.
«Votre serviteur, monsieur, dit M. Omer. Que puis-je faire pour vous?
— Me donner une poignée de main, si vous voulez bien, monsieur Omer, dis-je en lui tendant la mienne, vous avez montré beaucoup de bonté pour moi un jour où je crains de ne pas vous en avoir assez témoigné ma reconnaissance.
— Ah! vraiment? répondit le vieillard. Je suis enchanté de ce que vous me dites là, mais je ne m'en souviens pas. Vous êtes bien sûr que c'est moi?
— Parfaitement sûr.
— Il faut que j'aie la mémoire aussi courte que la respiration, dit M. Omer en secouant la tête et en me regardant, car je ne me rappelle pas votre figure.
— Vous ne vous souvenez pas d'être venu me chercher à la diligence, de m'avoir donné à déjeuner, et de m'avoir conduit ensuite à Blunderstone avec mistress Joram et M. Joram qui n'était pas son mari dans ce temps-là?
— Comment, vraiment? Dieu me pardonne! dit M. Omer, jeté par sa surprise dans une quinte de toux, c'est vous, monsieur! Minnie, ma chère, vous vous souvenez bien! Il s'agissait d'une dame, n'est-ce pas?
— Ma mère, lui dis-je.
— Cer… taine… ment, dit M. Omer en touchant mon gilet du bout de son doigt, et il y avait aussi un petit enfant. Deux personnes à la fois: la plus petite dans le même cercueil que la grande. À Blunderstone, c'est vrai. Et comment vous êtes-vous porté depuis lors?
— Très-bien, lui dis-je, je vous remercie, et vous, j'espère que vous vous portez bien aussi.
— Oh! je n'ai pas à me plaindre, dit M. Omer; j'ai la respiration plus courte, mais c'est toujours comme cela en vieillissant. Je la prends comme elle vient, et je me tire d'affaire de mon mieux. C'est le meilleur parti, n'est-ce pas?»
M. Omer se mit de nouveau à tousser, à la suite d'un éclat de rire, et sa fille, qui faisait danser son dernier-né sur le comptoir à côté de nous, vint à son secours.
«Oui, oui, certainement! dit M. Omer, je me rappelle, il y en avait deux. Eh bien! le croiriez-vous, monsieur? c'est pendant cette course que le jour du mariage de Minnie avec Joram a été fixé. «Fixez le jour, monsieur,» me disait Joram. «Oui, oui, mon père, disait Minnie.» Et maintenant il est devenu mon associé, et voyez, voilà le plus jeune!»
Minnie riait et passait sa main sur ses bandeaux, pendant que son père donnait à tenir un de ses gros doigts au petit enfant qu'elle faisait sauter sur le comptoir.
«Deux personnes! c'est bien ça, reprit M. Omer, secouant la tête et pensant au passé. Justement! Et tenez! Joram travaille dans ce moment à un petit cercueil gris, avec des clous d'argent, et il s'en faut bien de deux pouces qu'il soit aussi long que celui-ci, et il montrait l'enfant qui dansait sur le comptoir. Voulez-vous prendre quelque chose?»
Je refusai en le remerciant.
«Voyons donc, dit M. Omer. La femme du conducteur Barkis, la soeur de Peggotty le pêcheur, elle avait quelque chose à faire avec votre famille, n'est-ce pas? elle a servi chez vous, il me semble?»
Ma réponse affirmative lui causa une grande satisfaction.
«Je m'attends à avoir la respiration plus longue un de ces jours, voilà déjà que je retrouve la mémoire, dit M. Omer. Eh bien! monsieur, nous avons ici en apprentissage une jeune parente à elle qui a un goût pour faire les robes!… je ne crois pas qu'il y ait en Angleterre une duchesse qui pût lui en remontrer!
— Ce n'est pas la petite Émilie? dis-je involontairement.
— C'est bien Émilie qu'elle s'appelle, dit M. Omer, et elle est petite, comme vous dites; mais, voyez-vous, elle a un visage qui fait enrager la moitié des femmes de la ville!
— Allons donc, mon père! cria Minnie.
— Je ne parle pas de vous, ma chère, dit M. Omer en me faisant un signe du coin de l'oeil, mais je dis qu'à Yarmouth et à deux lieues à la ronde, plus de la moitié des femmes sont furieuses contre cette pauvre petite.
— Alors elle aurait mieux fait de ne pas sortir de sa classe, mon père, dit Minnie: comme cela elle n'aurait pas fait parler d'elle, et on aurait bien été obligé de se taire.
— Obligé, ma chère! repartit M. Omer, obligé! C'est ainsi que vous connaissez la vie? Croyez-vous qu'il y ait au monde quelque chose qui puisse obliger une femme à se taire, surtout quand il s'agit de critiquer une autre femme?»
Je crus réellement que c'en était fait de M. Omer quand il eut hasardé cette plaisanterie malicieuse. Il toussait si fort, et son haleine se refusait si obstinément à se laisser reprendre, que je m'attendais à voir sa tête disparaître derrière le comptoir, et ses petites jambes, revêtues comme par le passé d'une culotte noire, avec des bouffettes de ruban déteint, aux genoux, s'agiter dans les convulsions de l'agonie. Enfin il se remit, quoiqu'il fût encore si essoufflé et si haletant, qu'il fut obligé de s'asseoir sur un tabouret, derrière le comptoir.
«Voyez-vous, dit-il en s'essuyant le front et en respirant avec peine, elle n'a pas formé beaucoup de relations ici, elle n'a pas couru après les connaissances ni les amies, encore moins les amoureux. Alors on a fait circuler des médisances, on a dit qu'Émilie voulait devenir une dame. Mon opinion là-dessus est que ces bruits sont venus surtout de ce qu'elle avait dit quelquefois à l'école que, si elle était une dame, elle ferait ceci et cela pour son oncle, voyez-vous, et qu'elle lui achèterait telle et telle jolie chose.
— Je vous assure, monsieur Omer, lui dis-je vivement, qu'en effet, elle m'a répété cela bien des fois quand nous étions enfants tous les deux.»
M. Omer fit un signe de tête, et se caressa le menton.
«Précisément. Et puis, avec le moindre chiffon, elle s'habillait mieux que les autres avec beaucoup d'argent, et ça ne fait pas plaisir, vous comprenez. Enfin elle était un peu comme qui dirait capricieuse, oui, j'irai jusqu'à dire qu'elle était positivement capricieuse, continua M. Omer, elle ne savait pas ce qu'elle voulait; elle n'était jamais contente, elle était un peu gâtée enfin. C'est tout ce qu'on a jamais dit contre elle, n'est-ce pas, Minnie?
— Oui, mon père, dit mistress Joram. C'est bien tout, je crois.
— Ainsi donc, elle commença par entrer en place, dit M. Omer, pour tenir compagnie à une vieille dame difficile à vivre; elles ne purent s'accorder, et la petite n'y resta pas longtemps. Après cela, elle est entrée en apprentissage ici, avec un engagement de trois ans: en voilà bientôt deux de passés, et c'est bien la meilleure fille qu'on puisse voir. Elle fait autant d'ouvrage à elle seule que six ouvrières ensemble, n'est-ce pas, Minnie?
— Oui, mon père, répliqua Minnie. On ne dira pas que je ne lui rends pas justice.
— Bien, dit M. Omer, c'est comme ça que ça doit être. Maintenant, monsieur, comme je n'ai pas envie que vous disiez que je fais des histoires bien longues pour un homme qui a l'haleine si courte, je crois qu'en voilà assez là-dessus.»
Ils avaient baissé la voix en parlant d'Émilie, d'où je conclus qu'elle n'était pas loin. Sur la question que j'en fis, M. Omer, d'un signe de tête, m'indiqua la porte de l'arrière-boutique. Je demandai précipitamment si je pouvais regarder, et en ayant reçu pleine permission, je m'approchai du carreau et je vis par la vitre Émilie à l'ouvrage. Elle était charmante, petite, avec les grands yeux bleus qui avaient jadis pénétré mon coeur, et elle riait en regardant un autre enfant de Minnie qui jouait auprès d'elle. Elle avait un petit air décidé qui rendait probable ce que je venais d'entendre dire de son caractère, et je retrouvai dans son regard des restes de son humeur capricieuse du temps passé, mais rien dans son joli visage ne faisait prévoir pour elle un autre avenir que le bonheur et la vertu… Pourtant l'ancien air, cet air qui ne cesse jamais, hélas! le toc toc fatal retentissait toujours au fond de la cour.
«Vous plairait-il d'entrer pour lui parler,
monsieur? dit M. Omer.
Entrez! Faites comme chez vous!»
J'étais trop timide pour accepter alors sa proposition; j'avais peur de la troubler et de me troubler aussi, je demandai seulement à quelle heure elle rentrait chez elle le soir, pour choisir en conséquence le moment de notre visite; et prenant congé de M. Omer, de sa jolie fille et de ses petits enfants, je me rendis chez ma bonne vieille Peggotty. Elle était là, dans sa cuisine, elle faisait le dîner! Elle m'ouvrit dès que j'eus frappé à la porte, et me demanda ce que je désirais. Je la regardai en souriant, mais elle, elle ne souriait pas du tout. Je n'avais jamais cessé de lui écrire, mais il y avait au moins sept ans qu'elle ne m'avait vu.
«M. Barkis est-il chez lui, madame? dis-je en prenant une grosse voix de basse-taille.
— Il est à la maison, monsieur, dit Peggotty, mais il est au lit, malade de rhumatismes.
— Est-ce qu'il va encore à Blunderstone, maintenant? demandai-je.
— Oui, monsieur, quand il est bien portant, répondit-elle.
— Et vous, mistress Barkis, y allez-vous quelquefois?»
Elle me regarda plus attentivement, et je remarquai un mouvement convulsif dans ses mains.
«Parce que j'avais quelques renseignements à prendre sur une maison située par là, qu'on appelle…, voyons donc… Blunderstone la Rookery, dis-je.»
Elle recula d'un pas en avançant les mains avec un mouvement d'effroi, comme pour me repousser.
«Peggotty! m'écriai-je.
— Mon cher enfant!» s'écria-t-elle, et nous fondîmes tous deux en larmes en nous embrassant.
Je n'ai pas le coeur de dire toutes les extravagances auxquelles elle se livra, les larmes et les éclats de rire qui se succédèrent, l'orgueil et la joie qu'elle me témoignait, le chagrin qu'elle éprouvait en pensant que celle dont j'aurais dû être l'orgueil et la joie n'était pas là pour me serrer dans ses bras. Je n'eus pas seulement l'idée que je me montrais bien enfant en répondant à toute cette émotion par la mienne. Je crois que je n'avais jamais ri ni pleuré de ma vie, même avec elle, plus franchement que ce matin-là.
«Barkis sera si content! dit Peggotty en essuyant ses yeux avec son tablier, cela lui fera plus de bien que tous ses cataplasmes et ses frictions. Puis-je aller lui dire que vous êtes ici? Vous monterez le voir, n'est-ce pas, David?»
Cela allait sans dire, mais Peggotty ne pouvait venir à bout de sortir de sa chambre, car toutes les fois qu'elle se trouvait près de la porte, elle se retournait pour me regarder, et alors elle revenait rire et pleurer sur mon épaule. Enfin, pour faciliter les choses, je montai avec elle, et après avoir attendu un moment, à la porte, qu'elle eût préparé M. Barkis à ma visite, je me présentai devant le malade.
Il me reçut avec un véritable enthousiasme. Ses rhumatismes ne lui permettant pas de me tendre la main, il me demanda en grâce de secouer la mèche de son bonnet de coton, ce que je fis de tout mon coeur. Quand je fus enfin assis auprès de son lit, il me dit qu'il croyait encore me conduire sur la route de Blunderstone, et que cela lui faisait un bien infini. Couché comme il l'était, dans son lit, avec des couvertures jusqu'au cou, il avait l'air de n'être autre chose qu'un visage, comme les chérubins dans les tableaux, ce qui faisait l'effet le plus étrange.
«Quel nom avais-je donc écrit dans la carriole,
monsieur? dit
M. Barkis avec un petit sourire de rhumatisant.
— Ah! monsieur Barkis, nous avons eu de bien graves conversations sur ce sujet, qu'en dites-vous?
— Il y avait longtemps que je voulais bien, n'est-ce pas, monsieur? dit M. Barkis.
— Très-longtemps, répondis-je.
— Et je ne le regrette pas, dit M. Barkis. Vous rappelez-vous cette fois que vous m'avez dit qu'elle faisait les tartes aux pommes et toute la cuisine chez vous?
— Oui, très-bien, répondis-je.
— C'était vrai, dit M. Barkis, comme deux et deux font quatre, aussi exact, dit M. Barkis, en agitant son bonnet de nuit (ce qui était la seule manière en son pouvoir de donner du poids à ses paroles), aussi exact que le percepteur à faire payer l'impôt, et il n'y a rien de plus exact.»
M. Barkis tourna les yeux vers moi comme s'il attendait mon adhésion à ce résultat des réflexions qu'il avait élaborées dans son lit; je donnai donc mon assentiment.
«Il n'y a rien de plus exact, répéta M. Barkis, un pauvre homme comme moi s'en aperçoit bien quand il est malade, car je suis très-pauvre, monsieur.
— Je suis bien fâché de cela, monsieur Barkis.
— Très, très-pauvre, dit M. Barkis.»
Ici, il sortit à grand'peine sa main droite de son lit, et parvint, après quelques efforts inutiles, à saisir un bâton qui était accroché au chevet de son lit. Après avoir donné quelques coups de cet instrument, son visage commençait à se décomposer, quand il frappa enfin une caisse dont je voyais l'un des bouts depuis longtemps; alors il se remit un peu.
«Des vieux habits, dit M. Barkis.
— Oh! dis-je.
— Je voudrais bien que ce fût de l'argent,
monsieur, dit
M. Barkis.
— Je le voudrais aussi pour vous.
— Mais ce n'en est pas,» dit M. Barkis en ouvrant les yeux tout grands.
Je déclarai que j'en étais bien convaincu, et M. Barkis tourna un regard plus doux vers sa femme en me disant:
«C'est bien la meilleure et la plus utile des femmes, que C. P. Barkis! C. P. Barkis mérite et au delà tous les éloges qu'on peut faire d'elle. Ma chère, vous allez préparer un dîner soigné pour aujourd'hui; quelque chose de bon à manger et à boire, n'est-ce pas? pour la compagnie.
J'allais protester contre l'honneur qu'il voulait me faire, mais je remarquai que Peggotty, qui était assise de l'autre côté du lit, désirait extrêmement me voir accepter cette offre. Je gardai donc le silence.
«J'ai quelques pence par là, ma chère, dit M. Barkis, mais je suis las maintenant; si vous voulez emmener M. David pendant que je vais faire un petit somme, je tâcherai de trouver ce qu'il vous faut quand je me réveillerai.»
Nous quittâmes la chambre, sur cette requête. Quand nous pûmes sortir, Peggotty m'apprit que M. Barkis, étant devenu un peu plus serré que par le passé, avait toujours recours à ce stratagème, chaque fois qu'il s'agissait de tirer une pièce de monnaie de son coffre, et qu'il endurait des tortures inconcevables à se traîner tout seul hors de son lit pour chercher son argent dans cette malheureuse caisse. En effet, nous l'entendîmes bientôt pousser des gémissements étouffés, attendu que ce procédé de pie voleuse faisait craquer toutes ses jointures endolories: mais Peggotty, malgré des regards qui exprimaient toute sa compassion pour son mari, m'assura que ce mouvement de générosité lui ferait du bien, et qu'il valait mieux le laisser faire. Elle le laissa donc gémir tout seul, jusqu'à ce qu'il eût regagné son lit, en souffrant le martyre, j'en suis sûr. Alors il nous appela, et faisant semblant d'ouvrir les yeux après un bon somme, il tira une guinée qu'il avait mise sous son oreiller. La satisfaction de nous avoir trompés et de garder un secret impénétrable sur le contenu de son coffre, semblait être à ses yeux une compensation suffisante pour toutes ses tortures.
Je préparai Peggotty à l'arrivée de Steerforth, et il parut bientôt. Je suis persuadée qu'elle ne faisait aucune différence entre les bontés qu'il avait eues pour moi et des services qu'il aurait pu lui rendre à elle-même, et qu'elle était disposée d'avance à le recevoir avec reconnaissance et dévouement dans tous les cas; mais ses manières gaies et franches, sa bonne humeur, sa belle figure, le don naturel qu'il possédait de se mettre à la portée de ceux avec qui il se trouvait et de toucher juste, quand il voulait s'en donner la peine, la corde sensible de chacun, tout cela fit la conquête de Peggotty en cinq minutes. D'ailleurs ses façons avec moi auraient suffi pour la subjuguer. Mais, grâce à toutes ces raisons combinées, je crois, en vérité, qu'elle éprouvait une sorte d'adoration pour lui, quand il sortit de chez elle ce soir-là.
Il resta à dîner chez Peggotty. Si je disais qu'il y consentit volontiers, je n'exprimerais qu'à demi la bonne grâce et la gaieté qu'il mit à accepter. Quand il entra dans la chambre de M. Barkis, on aurait dit qu'il y apportait le bon air et la lumière; sa présence était comme un baume rafraîchissant. Sans effort, sans bruit, sans apprêt, il apportait à tout ce qu'il faisait un air d'aisance qu'on ne peut décrire, il semblait qu'il ne pût faire autrement, ni faire mieux, et la grâce, le naturel, le charme de ses manières me séduisent encore aujourd'hui quand j'y pense.
Nous rîmes à coeur joie dans la petite salle à manger, où je retrouvai sur le pupitre le livre des Martyrs, auquel on n'avait pas touché depuis mon départ, et je feuilletai de nouveau ses vieilles images si terribles qui m'avaient tant fait peur, et qui ne me faisaient plus rien du tout. Quand Peggotty parla de ma chambre, me disant qu'elle était prête et qu'elle espérait bien que je viendrais y coucher, avant que j'eusse pu jeter un regard d'hésitation sur Steerforth, il avait compris ce dont il s'agissait.
«Cela va sans dire, s'écria-t-il, vous coucherez ici pendant notre séjour, et moi je resterai à l'hôtel.
— Mais vous emmener si loin pour vous abandonner, cela ne me semble pas d'un bon camarade, Steerforth! répondis-je.
— Mais, au nom du ciel, n'appartenez-vous pas naturellement à M. Barkis? dit-il. Et qu'importe ce qu'il vous semble, en comparaison de cela!» Tout fut donc convenu sur l'heure.
Il soutint son rôle de la manière la plus brillante jusqu'au dernier moment, et à huit heures nous prîmes le chemin du bateau de M. Peggotty. Le charme des manières de Steerforth semblait augmenter à mesure que les heures s'écoulaient, et je pensais même alors, comme j'en suis convaincu maintenant, que le besoin de plaire, aidé par le succès, lui inspirait une délicatesse plus raffinée, un tact exquis qui ajoutait à la finesse de ses instincts naturels. Si on m'avait dit alors que c'était pour lui un simple jeu, auquel il avait recours, dans l'excitation du moment, pour occuper son esprit: un désir irréfléchi de prouver sa supériorité, dans le but de conquérir pour un moment une chose pour lui sans valeur, qu'il laisserait là au bout d'un moment; si quelqu'un m'avait dit un pareil mensonge, ce soir-là, je ne sais à quoi il se serait exposé de ma part: il est sûr qu'il aurait eu tout à craindre de mon indignation.
Probablement, cette accusation n'aurait fait que redoubler chez moi, si c'eût été possible, les sentiments de dévouement et d'affection romanesques qui remplissaient mon coeur, pendant que je marchais côte à côte avec lui sur la plage déserte, dans la direction du vieux bateau, le vent gémissant autour de nous d'une manière plus lugubre qu'il ne l'avait jamais fait, même le jour où j'apparus pour la première fois sur le seuil de M. Peggotty.
«C'est un endroit un peu sauvage, n'est-ce pas, Steerforth?
— Un peu triste dans l'obscurité, dit-il, et la mer rugit comme si elle voulait nous dévorer. Voilà une lumière là-bas, est-ce là le bateau?
— Oui, c'est le bateau, répondis-je. C'est bien celui que j'avais vu ce matin, dit-il, j'y étais venu d'instinct, apparemment!»
Nous cessâmes de parler en approchant de la lumière; je cherchai la porte, je mis la main sur le loquet, et, faisant signe à Steerforth de rester tout près de moi, j'entrai.
De l'extérieur nous avions distingué des voix: au moment de notre entrée j'entendis frapper des mains, et j'aperçus avec étonnement que cette manifestation venait de la lamentable mistress Gummidge; mais mistress Gummidge n'était pas la seule personne qui parût dans cet état d'excitation peu ordinaire. M. Peggotty, riant de toutes ses forces et le visage illuminé par une joie inaccoutumée, ouvrait ses grands bras pour y recevoir la petite Émilie; Ham, avec une expression d'admiration et de ravissement mêlée d'une certaine timidité gauche qui ne lui seyait pas mal, tenait la petite Émilie par la main, comme s'il la présentait à M. Peggotty; la petite Émilie elle-même, rouge et embarrassée, mais évidemment ravie de la joie de M. Peggotty, allait échapper à Ham pour se réfugier dans les bras de M. Peggotty, mais elle nous vit la première et s'arrêta en nous voyant. Tel était le groupe que nous aperçûmes en passant de l'air froid et humide de la nuit à la chaude atmosphère de la chambre, et mon premier regard tomba sur mistress Gummidge qui était sur le second plan à battre des mains comme une folle.
Ce petit tableau disparut comme un éclair au moment de notre entrée. J'étais déjà au milieu de la famille étonnée, face à face avec M. Peggotty, lorsque Ham s'écria:
«C'est M. David, c'est M. David!»
En un instant, il se fit un échange inouï de poignées de mains: tout le monde parlait à la fois: on se demandait des nouvelles les uns des autres: on se disait la joie qu'on avait à se revoir. M. Peggotty était si fier et si heureux pour sa part qu'il ne savait que dire, et qu'il se bornait à me tendre la main, pour reprendre ensuite celle de Steerforth, puis la mienne, et à secouer ses cheveux crépus, en riant avec une telle expression de joie et de triomphe qu'il y avait plaisir à le regarder.
«Jamais on n'a vu, je crois, chose pareille, dit M. Peggotty; ces deux messieurs, de véritables messieurs sous mon toit ce soir, sérieusement, ce soir! Émilie, ma chérie, venez ici! venez ici, petite sorcière! voilà l'ami de M. David, ma chère! Voilà le monsieur dont vous avez entendu parler, Émilie. Il vient avec M. David pour vous voir; c'est le plus beau jour de la vie de votre oncle, quoi qu'il puisse lui arriver par la suite! Hourrah!»
Après avoir prononcé ce discours d'un seul trait, et avec une animation et une joie sans bornes, M. Peggotty prit dans ses grandes mains la figure de sa nièce, et après l'avoir embrassée de tout son coeur une dizaine de fois, appuya cette petite tête contre sa large poitrine, en caressant les cheveux d'Émilie aussi doucement qu'eût pu le faire la main d'une dame. Puis il la laissa aller: elle s'enfuit dans la petite chambre où je couchais autrefois, et M. Peggotty, hors d'haleine, grâce à la satisfaction inaccoutumée qu'il éprouvait, se retourna vers nous…
«Messieurs, dit-il, si deux messieurs comme vous, des messieurs de naissance…
— C'est vrai, c'est vrai! criait Ham. Bien dit!
c'est la vérité,
M. David! Des messieurs de naissance! c'est la vérité!
— Si deux messieurs, deux messieurs de naissance, ne peuvent m'excuser d'être un peu bouleversé quand ils apprendront l'état des choses, je vous demande pardon. Émilie, ma chère. Elle sait ce que je vais dire, c'est pour cela qu'elle s'est sauvée.» Là-dessus sa joie éclata de nouveau: «Mistress Gummidge, voulez-vous avoir la bonté de voir ce qu'elle est devenue?»
Mistress Gummidge fit un signe de tête et disparut.
«Si ce jour n'est pas le plus beau de ma vie, dit M. Peggotty, en s'asseyant près du feu, je veux bien être un homard, et un homard bouilli, qui plus est. Cette petite Émilie, monsieur, dit-il plus bas à Steerforth, celle que vous avez vue ici tout à l'heure et qui était toute rouge…»
Steerforth ne fit qu'un signe de tête, mais avec une expression d'intérêt si marquée, et une telle sympathie pour les sentiments de M. Peggotty, que celui-ci lui répondit comme s'il avait parlé:
«Sans doute, c'est bien elle, et je vois que vous l'avez bien jugée. Merci, monsieur.»
Ham me fit signe plusieurs fois de suite, comme s'il voulait en dire autant.
«Notre petite Émilie, dit M. Peggotty, a été pour nous tout ce qu'une créature aussi charmante peut être pour une maison; je ne sais pas grand'chose, mais par exemple, je sais bien cela: ce n'est pas mon enfant, je n'en ai jamais eu, mais je ne pourrais pas l'aimer davantage, vous comprenez! cela serait impossible.
— Je comprends parfaitement, dit Steerforth.
— Je le sais bien, monsieur, répartit M. Peggotty, et je vous remercie encore. M. David peut se rappeler ce qu'elle était autrefois. Vous pouvez juger vous-même de ce qu'elle est maintenant; mais ni l'un ni l'autre vous ne pouvez savoir ce qu'elle est et ce qu'elle sera pour un coeur qui l'aime comme le mien. Je suis un peu rude, monsieur, dit M. Peggotty, je suis aussi rude qu'un hérisson de mer, mais personne, si ce n'est peut- être une femme, ne pourrait comprendre ce que ma petite Émilie est pour moi. Et entre nous, dit-il en baissant encore la voix, le nom de cette femme qui pourrait me comprendre n'est toujours pas mistress Gummidge, quoiqu'elle ait un tas de qualités.»
M. Peggotty ébouriffa de nouveau ses cheveux avec ses deux mains comme pour se préparer à ce qu'il avait encore à dire, puis il appuya ses mains sur ses genoux et reprit:
«Il y avait quelqu'un qui avait connu notre Émilie, depuis le temps que son père avait été noyé, qui l'avait vue constamment et dans son enfance, et quand elle était jeune fille, et enfin quand elle était devenue femme. Il n'était pas très-beau à voir, dit M. Peggotty, un peu dans mon genre, un peu rude, l'air d'un loup de mer, mais en tout un honnête garçon, et qui avait le coeur bien placé.»
Je me disais que je n'avais jamais vu Ham montrer toutes ses dents en souriant comme il le faisait ce soir-là.
«Et voilà-t-il pas que ce marin-là, dit M. Peggotty, va s'aviser de donner son coeur à notre petite Émilie! Il la suit partout, il devient presque son domestique, il perd l'appétit, et à la fin des fins il me laisse voir ce dont il retourne. Or moi, je pouvais souhaiter, voyez-vous, de savoir ma petite Émilie en bon train de se marier. Je pouvais désirer en tous cas de la voir promise à un honnête homme qui eût le droit de la défendre. Je ne sais pas ce qu'il me reste de temps à vivre, et si je ne dois pas mourir bientôt: mais je sais que si j'étais pris une de ces nuits par un coup de vent sur les bancs de Yarmouth là-bas, et que si je voyais pour la dernière fois les lumières de la ville au-dessus des vagues devenues insurmontables, je me laisserais couler plus tranquillement si je pouvais me dire: «Il y a là sur la terre ferme un homme qui sera fidèle à ma petite Émilie, que Dieu bénisse, et avec lequel elle n'a rien à craindre de personne tant qu'il vivra!»
M. Peggotty, dans le feu de son discours, fit du bras droit le geste de dire adieu aux lumières de la ville du sein des flots; puis, échangeant un signe de tête avec Ham dont il avait rencontré le regard, il reprit son récit.
«Alors je conseille à mon individu de parler à Émilie. Il est bien assez grand, mais il est timide comme un enfant, et il n'ose pas. Alors je m'en suis chargé. «Comment, lui! dit Émilie, lui que j'ai connu depuis tant d'années, et que j'aime tant! Oh! mon oncle, je ne pourrai jamais l'épouser! c'est un si bon garçon!» Alors je l'embrasse, et je ne lui en parle plus que pour lui dire: «Ma chère, vous avez bien fait de répondre franchement, cela vous regarde, vous êtes libre comme un petit oiseau.» Là-dessus, je vais trouver le garçon et je lui dis: «J'aurais bien voulu réussir. Mais cela ne se peut pas. Mais vous pourrez rester ensemble comme par le passé,» et voilà ce que je vous dis: «Soyez toujours avec elle ce que vous étiez autrefois, et n'ayez pas peur. — Je le ferai,» qu'il me dit en me serrant la main, et il l'a fait honorablement et vaillamment depuis deux ans, toujours le même ici qu'auparavant.»
La physionomie de M. Peggotty, qui avait changé d'expression dans les différentes périodes de son récit, reprit celle d'un joyeux triomphe, et posant une main sur les genoux de Steerforth, et l'autre sur les miens, après les avoir préalablement humectées, pour ajouter à la solennité de l'action oratoire, en les frottant l'une contre l'autre, il continua, en s'adressant alternativement à chacun de nous:
«Tout d'un coup, un soir, comme qui dirait ce soir, la petite Émilie revient de son ouvrage et lui avec elle! Il n'y a rien là de bien extraordinaire, allez-vous me dire, et c'est bien vrai, car il veille sur elle comme un frère, quand il fait nuit, et aussi quand il fait jour, et à toute heure. Mais voilà le matelot qui la prend par la main, et qui me crie d'un air joyeux: «Regardes bien! voilà ma petite femme!» et elle, la voilà qui dit aussi, moitié hardiesse et moitié honte, moitié riant, moitié pleurant: «Oui, mon oncle, si vous voulez bien. — Si je veux bien! s'écriait M. Peggotty en roulant les yeux en extase à cette idée, mon Dieu, comme si je désirais autre chose! — Si vous voulez bien; je suis plus raisonnable maintenant; j'y ai réfléchi et je serai une bonne petite femme pour lui si je peux, c'est un si bon garçon!» Là-dessus mistress Gummidge se met à battre des mains comme au spectacle, et vous entrez. Voilà le fait, s'écria M. Peggotty, «et vous entrez!» Cela s'est passé ici, à l'instant même, et voilà l'homme qu'elle épousera aussitôt que son apprentissage va être fini!»
Ham trébucha tant qu'il put sous le coup de poing que M. Peggotty lui lança, dans sa joie, comme une marque de confiance et d'amitié; mais, se sentant obligé, en conscience, de nous dire aussi quelque chose, voici ce qu'il se mit à balbutier avec beaucoup de peine:
«Elle n'était pas plus grande que vous, à votre premier voyage ici, monsieur David, … que je devinais déjà ce qu'elle deviendrait… Je l'ai vue pousser… comme une fleur, messieurs. Je donnerais ma vie pour elle… de tout coeur, avec bien du plaisir… monsieur David. Elle est pour moi, messieurs… plus que… elle est pour moi tout ce qu'il me faut, et plus que… plus que je ne saurai jamais dire. Je l'aime de tout mon coeur. Il n'y a pas un gentleman sur la terre… ni en mer non plus, qui aime sa femme plus que je ne l'aime, quoiqu'il y ait bien des pauvres diables comme moi qui pourraient… exprimer mieux… ce qu'ils veulent dire.»
J'étais ému de voir ce robuste et vigoureux garçon trembler d'amour pour la petite créature qui lui avait gagné le coeur. J'étais ému de la confiance simple et naturelle que M. Peggotty et lui venaient de nous témoigner. J'étais ému du récit même. Toute cette émotion n'était-elle pas, en grande partie, l'effet des souvenirs de mon enfance, c'est ce que je ne sais pas. Je ne sais pas si je n'étais pas venu avec quelque vague idée d'aimer encore la petite Émilie, je sais seulement que j'étais heureux de tout ce que je voyais, mais qu'au premier moment, c'était un plaisir d'une nature si délicate, qu'un rien eût pu la changer en souffrance.
Par conséquent, si c'eût été à moi de toucher avec quelque adresse la corde qui vibrait dans tous les coeurs, je m'en serais bien mal tiré. Mais heureusement Steerforth était là, et il y réussit avec tant d'habileté, qu'en un instant nous nous trouvâmes tous aussi à notre aise, aussi heureux que nous pouvions l'être.
«Monsieur Peggotty, dit-il, vous êtes un excellent homme et vous méritez bien d'être heureux comme vous l'êtes ce soir! Donnez-moi une poignée de main, Ham, mon garçon, je vous fais mon compliment! Une poignée de main aussi! — Pâquerette, tisonnez le feu, et faites-le flamber comme il faut! Monsieur Peggotty, si vous ne décidez pas votre jolie nièce à venir reprendre la place au coin du feu que j'abandonne pour elle, je m'en vais. Je ne voudrais pas causer, pour tout l'or des Indes, un vide dans votre cercle ce soir, et ce vide-là surtout!»
M. Peggotty alla donc dans mon ancienne chambre chercher la petite Émilie. Au commencement, elle ne voulait pas venir, et Ham disparut pour s'en mêler. Enfin on l'amena près du feu; elle était très-confuse et très-intimidée, mais elle se remit un peu en remarquant les manières douces et respectueuses de Steerforth envers elle, l'adresse avec laquelle il évitait tout ce qui pouvait l'embarrasser, l'entrain avec lequel il entretenait M. Peggotty de bateaux, de marées, de vaisseaux et de pêche; l'appel qu'il fit à mes souvenirs à propos du temps où il avait vu M. Peggotty chez M. Creakle, le plaisir qu'il avait à voir le bateau et sa cargaison, enfin, la grâce et l'aisance avec lesquelles il nous attira tous, par degré, dans un cercle enchanté, où nous parlions sans embarras et sans gêne.
À vrai dire, Émilie, pourtant, ne parla guère de toute la soirée, mais elle écoutait, elle regardait; son visage était animé, elle était charmante! Steerforth raconta l'histoire d'un terrible naufrage que lui rappelait sa conversation avec M. Peggotty: il le dépeignait avec le même feu que s'il était présent à la scène, et les yeux de la petite Émilie étaient fixés sur lui, comme si elle voyait aussi, dans ses traits, le spectacle qu'il décrivait si bien. Il nous raconta ensuite une aventure comique qui lui était arrivée, pour nous remettre de l'histoire du naufrage, et il y mit autant de gaieté que si c'était un récit nouveau pour lui comme pour nous; aussi la petite Émilie riait de tout son coeur, et quand nous entendîmes le bateau retentir de cette douce musique, nous nous mîmes tous à rire, Steerforth tout le premier, cédant à l'entraînement d'une gaieté si franche et si naïve. Il fit chanter ou plutôt mugir à M. Peggotty le chant du marin:
Quand le vent souffle, souffle, souffle.
Puis il chanta à son tour une chanson de matelot avec tant de charme et de sentiment, qu'il me semblait presque que, cette fois- ci, le vent qui gémissait autour de la maison, et qu'on entendait murmurer au milieu du silence, n'était venu là que pour l'écouter.
Quant à mistress Gummidge, il arracha cette victime de la mélancolie à la contemplation de ses chagrins avec un succès que personne n'avait obtenu depuis la mort du vieux (je le tiens de M. Peggotty). Il lui laissa si peu le temps de gémir sur ses misères, qu'elle dit le lendemain matin qu'il fallait qu'il l'eût ensorcelée.
N'allez pas croire, pourtant, qu'il gardât le monopole de l'attention générale ou de la conversation. Quand la petite Émilie eut repris courage et qu'elle commença, avec quelque embarras encore, à me parler, à travers l'âtre, de nos promenades sur la grève, et des coquilles et des cailloux que nous y avions ramassés; quand je lui demandai si elle se souvenait combien je lui étais dévoué, et que nous rougîmes tous deux en riant et en pensant au bon temps passé qui semblait déjà si loin de nous, Steerforth écoutait en silence et nous regardait d'un air pensif. Elle était assise alors sur la vieille caisse, dans son petit coin, près du feu; elle y resta toute la soirée; Ham était à côté d'elle, à la place que j'occupais jadis. Je ne pus découvrir si c'était encore un reste de ses taquineries d'autrefois, ou l'effet d'une modestie timide occasionnée par notre présence, mais je remarquai qu'elle resta toute la soirée près du mur, sans s'approcher de lui une seule fois.
Autant que je me rappelle, il était près de minuit quand nous prîmes congé d'eux. On nous avait donné à souper du poisson séché et des biscuits de mer; Steerforth, de son côté, avait sorti de sa poche un flacon de genièvre de Hollande que nous avions bu entre hommes (je puis dire entre hommes maintenant, sans rougir). Nous nous séparâmes gaiement, et pendant qu'ils se pressaient tous à la porte pour nous éclairer le plus longtemps possible, je vis les yeux bleus de la petite Émilie qui nous regardait en se cachant derrière Ham, et j'entendis sa douce voix nous recommander de faire attention en nous en allant.
«Quelle charmante petite personne! dit Steerforth en me prenant le bras. Ma foi, c'est un endroit assez drôle, et de drôles de gens; je ne suis pas fâché de les avoir vus: cela change.
— Et puis, nous avons eu du bonheur, ajoutai-je, d'arriver juste à temps pour être témoins de leur joie à la perspective de ce mariage. Je n'ai jamais vu des gens si heureux! Quel plaisir de voir et de partager, comme nous l'avons fait, leur joie innocente!
— Il est un peu lourdaud, n'est-ce pas, pour épouser la petite?» dit Steerforth.
Il avait témoigné tant de sympathie au pauvre Ham et à tous les autres, que je fus un peu blessé de la froideur de cette réponse inattendue. Mais, en me retournant vivement, je vis sourire ses yeux, et je repartis avec un grand soulagement:
«Ah! Steerforth, riez, riez tant que vous voudrez, de ces pauvres gens! taquinez miss Dartle ou essayez de plaisanter pour me cacher vos sympathies véritables: cela m'est égal, je vous connais trop bien. Quand je vois comme vous comprenez les pauvres gens, avec quelle franchise vous pouvez prendre part à la joie d'un rude pêcheur comme M. Peggotty, et vous prêter à la passion de ma vieille bonne pour moi, je sens qu'il n'y a pas parmi les pauvres une joie ou un chagrin, une seule émotion qui puisse vous être indifférente, et mon affection et mon admiration pour vous, Steerforth, en deviennent vingt fois plus fortes.»
Il s'arrêta, me regarda en face, et me dit:
«Pâquerette, je crois que vous parlez sérieusement, comme un honnête garçon que vous êtes. Je voudrais bien que nous fussions tous de même!»
Un moment après, il chantait gaiement la chanson de M. Peggotty, pendant que nous arpentions d'un bon pas la route de Yarmouth.
CHAPITRE XXII.
Nouveaux personnages sur un ancien théâtre.
Steerforth passa plus de quinze jours avec moi à Yarmouth. Il est inutile de dire que la plus grande partie de notre temps s'écoulait de compagnie; pourtant il arrivait parfois que nous nous séparions pendant quelques heures. Il était assez bon marin; moi je ne l'étais guère, et quand il allait pêcher avec M. Peggotty, ce qui était un de ses amusements favoris, je restais en général à terre. J'étais aussi plus retenu que lui par suite de ma résidence chez Peggotty: je savais qu'elle soignait M. Barkis tout le jour, et je n'aimais pas à rentrer tard, tandis que Steerforth qui couchait à l'hôtel était libre de ses actions, et n'avait à consulter que ses fantaisies. Voilà comment je finis par savoir qu'il donnait de petites régalades aux pêcheurs dans le cabaret que fréquentait quelquefois M. Peggotty, à l'enseigne de la Bonne-volonté, quand j'étais couché; et qu'il revêtait des habits de matelot pour aller passer la nuit en mer au clair de la lune, et rentrer à la marée du matin. Je savais du reste que sa nature active et son humeur impétueuse trouvaient un grand plaisir dans la fatigue corporelle et le mauvais temps, comme dans tous les autres moyens nouveaux d'excitation qui pouvaient s'offrir à lui; aussi ne fus-je pas étonné d'apprendre ces détails. Il y avait encore une autre raison qui nous séparait quelquefois c'est que je portais naturellement de l'intérêt à Blunderstone et j'aimais à aller revoir les lieux témoins de mon enfance, tandis que Steerforth, après m'y avoir accompagné une fois, ne se soucia plus d'y retourner; si bien qu'à trois ou quatre reprises, dans des occasions que je me rappelle parfaitement, nous nous séparâmes après avoir déjeuné de bonne heure pour nous retrouver le soir assez tard à dîner. Je n'avais aucune idée de la manière dont il passait son temps dans l'intervalle, je savais seulement qu'il était en grande faveur dans la ville, et qu'il trouvait vingt façons de se divertir là où un autre n'aurait pu en découvrir une seule.
Pour moi, durant mes pèlerinages solitaires, je n'étais occupé qu'à rappeler dans ma mémoire chaque pas de la route que j'avais si souvent suivie, et à retrouver les endroits où j'avais vécu jadis, sans jamais me lasser de les revoir. J'errais au milieu de mes souvenirs comme ma mémoire l'avait fait si souvent déjà, et je ralentissais le pas, comme j'y avais tant de fois arrêté mes pensées quand j'étais bien loin de Blunderstone, sous l'arbre où reposaient mes parents. Ce tombeau que j'avais regardé avec un tel sentiment de compassion, quand mon père y dormait seul, près duquel j'avais tant pleuré en y voyant descendre ma mère et son petit enfant, ce tombeau que le coeur fidèle de Peggotty avait depuis entretenu avec tant de soin qu'elle en avait fait un petit jardin, attirait mes pas dans mes promenades, pendant des heures entières. Il était dans un coin du cimetière, à quelques pas du petit sentier, et je pouvais lire les noms sur la pierre en me promenant, et en écoutant sonner l'heure à l'horloge de l'église, qui me rappelait une voix devenue muette. Ces jours-là, mes réflexions s'associaient toujours à la figure que j'étais destiné à faire dans le monde, et aux choses magnifiques que je ne pouvais manquer d'y accomplir. C'était le refrain qui répondait dans mon âme à l'écho de mes pas, et je restais aussi fidèle à ces pensées rêveuses que si j'étais venu retrouver à la maison ma mère vivante encore, pour bâtir auprès d'elle mes châteaux en Espagne.
Notre ancienne demeure avait subi de grands changements. Les vieux nids abandonnés depuis si longtemps par les corbeaux avaient complètement disparu, et les arbres avaient été taillés et rognés de manière que je ne reconnaissais plus leurs formes. Le jardin était en mauvais état, et la moitié des fenêtres de la maison étaient fermées. Elle n'était habitée que par un pauvre fou, et par les gens chargés de le soigner. Il passait sa vie à la fenêtre de ma petite chambre qui donnait sur le cimetière, et je me demandais si ses pensées, dans leur égarement, ne rencontraient pas parfois les mêmes illusions qui avaient occupé mon esprit, quand je me levais de grand matin en été, et que, vêtu seulement de ma chemise de nuit, je regardais par cette petite fenêtre, pour voir les moutons qui paissaient tranquillement aux premiers rayons du soleil.
Nos anciens voisins, M. et mistress Grayper étaient partis pour l'Amérique du sud, et la pluie, en pénétrant par le toit dans leur maison déserte, avait taché d'humidité les murs extérieurs. M. Chillip s'était remarié; sa femme était une grande maigre qui avait le nez aquilin; ils avaient un petit enfant très-délicat, qui ne pouvait pas soutenir sa tête, avec deux yeux ternes et fixes qui semblaient toujours demander pourquoi le pauvre petit était venu au monde.
C'était avec un singulier mélange de plaisir et de tristesse que j'errais dans mon village natal, jusqu'au moment où le soleil d'hiver commençant à baisser, m'avertissait qu'il était temps de reprendre le chemin de la ville. Mais, quand j'étais de retour à l'hôtel et que je me retrouvais à table avec Steerforth près d'un feu ardent, je pensais avec délices à ma course de la journée. J'éprouvais le même sentiment, quoique plus modéré, en rentrant le soir dans ma petite chambre si propre, et je me disais en tournant les pages du livre des Crocodiles toujours placé là sur une table, que j'étais bien heureux d'avoir un ami comme Steerforth, une amie comme Peggotty, et d'avoir trouvé dans la personne de mon excellente et généreuse tante quelqu'un qui remplaçât si bien ceux que j'avais perdus.
Quand je revenais de mes longues promenades, le chemin le plus court pour rentrer à Yarmouth était de prendre le bac. Je débarquais sur la grève qui s'étend entre la ville et la mer, et je traversais un espace vide; ce qui m'épargnait un long détour par la grande route. Je trouvais sur mon chemin la maison de M. Peggotty, et j'y entrais toujours un moment; Steerforth m'y attendait d'ordinaire, et nous nous dirigions ensemble, à travers le brouillard et la bise, vers les lumières de la ville qui scintillaient dans le lointain.
Un soir, il était tard, j'avais fait ma visite d'adieu à Blunderstone, car nous nous préparions à retourner chez nous; je trouvai Steerforth tout seul dans la maison de M. Peggotty; il était assis devant le feu, d'un air pensif, et tellement absorbé dans ses réflexions, qu'il ne m'entendit pas approcher. Il n'avait pas besoin pour cela d'une rêverie bien profonde, car les pas ne faisaient pas de bruit sur le sable, mais mon entrée même ne le tira pas de ses méditations. J'étais près de lui, je le regardais, et il continuait à rêver d'un air sombre.
Il tressaillit si vivement quand je posai ma main sur son épaule qu'il me fit tressaillir aussi.
«Vous venez me saisir comme un revenant saisit sa victime, me dit- il presque en colère.
— Il fallait bien m'annoncer d'une manière ou d'une autre, lui répondis-je: est-ce que je vous ai fait tomber des nues?
— Non, non, répliqua-t-il.
— Ou remonter de je ne sais où? lui dis-je en m'asseyant près de lui.
— Je regardais les figures qui se formaient dans le feu, répondit-il.
— Mais vous allez me les gâter, je ne pourrai plus rien y voir, lui dis-je, car il le remuait vivement avec un morceau de bois enflammé, et les étincelles s'envolant par la petite cheminée s'élançaient en pétillant dans les airs.
— Vous n'auriez rien vu, répliqua-t-il… Voilà le moment de la journée que je déteste le plus: il ne fait ni nuit ni jour. Comme vous revenez tard! où avez-vous donc été?
— Je suis allé prendre congé de ma promenade accoutumée.
— Et moi, je vous attendais ici, dit Steerforth, en jetant un coup d'oeil autour de la chambre, en pensant qu'il faut que tous les gens que nous avons vus si heureux ici le jour de notre arrivée soient aujourd'hui, à en juger par l'air désolé de la maison, dispersés, ou morts, ou menacés de je ne sais quel malheur. David! plût à Dieu que j'eusse eu depuis vingt ans, pour me diriger, les conseils judicieux d'un père!
— Qu'avez-vous donc, mon cher Steerforth?
— Je voudrais de tout mon coeur avoir été mieux conduit! Je voudrais de tout mon coeur être en état de mieux me conduire moi- même! s'écria-t-il.»
Il y avait dans ses manières un découragement mêlé de colère qui m'étonnait extrêmement. Je ne le reconnaissais plus du tout.
«Mieux vaudrait être ce pauvre Peggotty, ou son lourdaud de neveu, dit-il en se levant et en appuyant sa tête d'un air sombre sur la cheminée, dont il regardait toujours fixement le feu, que d'être ce que je suis, avec ma supériorité de fortune et d'éducation, pour me mettre l'esprit à la torture, comme je viens de le faire depuis une demi-heure dans cette barque du diable!»
J'étais si confondu du changement dont j'étais témoin, que je ne pus faire autre chose, au premier abord, que de le regarder en silence, pendant qu'il contemplait toujours le feu, la tête appuyée sur sa main. Enfin, je lui demandai, avec toute l'anxiété que j'éprouvais, de me dire ce qui avait pu arriver pour le contrarier d'une manière si extraordinaire, et de me permettre de partager sa peine, si je ne pouvais espérer de lui donner d'utiles conseils. Avant la fin de ma phrase il se mit à rire, d'un air forcé d'abord, mais bientôt après avec un retour de franche gaieté.
«Ce n'est rien, Pâquerette, rien du tout, répliqua-t-il. Je vous ai dit, quand nous étions à l'hôtel à Londres, que j'étais quelquefois pour moi-même un très-maussade compagnon… J'ai eu tout à l'heure un cauchemar; je suis sûr que j'ai fait un mauvais rêve. Quelquefois, quand je m'ennuie, il me revient à l'esprit des vieux contes de ma nourrice, que je prends d'abord au sérieux, avant de les reconnaître pour ce qu'ils sont. Je crois que j'étais là à me prendre pour le petit garçon méchant qui n'écoutait pas sa bonne, et qui, pour la peine, a été mangé par des lions, parce que des lions, vous savez, c'est bien plus poétique que des chiens. C'est sans doute là ce que les vieilles commères appellent la chair de poule, car je tremble encore des pieds à la tête. Je me serai fait peur à moi-même.
— En ce cas vous pouvez vous vanter d'être la seule personne qui ait pu vous faire peur.
— Peut-être bien; mais ça n'empêche pas que je puis avoir mes sujets de craindre comme un autre, répondit-il. Allons, c'est fini, on ne m'y reprendra plus, David; mais je vous le répète, mon ami, il aurait été heureux pour moi, et pour d'autres aussi, que j'eusse eu un peu de tête et de jugement pour me conduire.»
Sa physionomie était en tout temps expressive, mais je ne lui avais jamais vu porter des traces d'un sentiment aussi sérieux ni aussi triste que lorsqu'il prononça ces paroles, le regard toujours attaché sur la flamme.
«N'en parlons plus, me dit-il, en faisant le geste de souffler dans les airs, une plume, une paille, un fétu:
Maintenant c'est fini, je redeviens un homme.
comme Macbeth. Et à présent, à table! Pourvu que, comme Macbeth, je n'aie pas troublé le festin par le plus beau désordre, ma Pâquerette!
— Mais où donc sont-ils allés tous? qu'est-ce que cela veut dire? m'écriai-je.
— Dieu le sait, dit Steerforth. Après avoir été jusqu'au bac pour vous attendre, je suis revenu ici en flânant, et j'ai trouvé la maison déserte; c'est ce qui m'a plongé dans les réflexions au milieu desquelles vous m'avez trouvé.»
L'arrivée de mistress Gummidge avec un panier au bras expliqua pourquoi la maison était restée vide. Elle était sortie précipitamment pour acheter quelque chose qui lui manquait, avant le retour de M. Peggotty, qui devait revenir avec la marée, et elle avait laissé la porte ouverte, de peur que Ham et Émilie, qui devaient rentrer de bonne heure, n'arrivassent en son absence. Steerforth, après avoir désopilé la rate de mistress Gummidge par un salut des plus enjoués et une embrassade des plus comiques, prit mon bras et m'entraîna précipitamment.
En arrachant mistress Gummidge à la mélancolie, il avait repris lui-même sa gaieté ordinaire, et ne fit que rire et plaisanter tout le long du chemin.
«Ainsi donc nous quittons demain cette vie de boucaniers? me dit- il gaiement.
— Vous savez que nous en sommes convenus, répondis-je, et que nos places sont arrêtées à la diligence?
— Oui, il n'y a pas moyen de faire autrement, je suppose, dit Steerforth; j'avais presque oublié qu'il y eût autre chose à faire dans le monde que de se balancer sur une barque. C'est ma foi bien dommage!
— Au nouveau tout est beau, lui dis-je en riant.
— C'est possible, répliqua-t-il, quoique ce soit une observation bien sarcastique pour un aimable chef-d'oeuvre d'innocence comme mon jeune ami. Eh bien! je ne dis pas non: je suis capricieux, David; je le sais et je l'avoue, mais cela n'empêche pas que je sais battre le fer pendant qu'il est chaud. Savez-vous que je n'ai pas perdu mon temps ici? Je parie que je suis en état de passer un bon petit examen de pilote pour les eaux de Yarmouth!
— M. Peggotty dit que vous êtes un prodige, répliquai-je.
— Un phénomène nautique? reprit Steerforth en riant.
— Il n'y a pas de doute, et vous savez que c'est vrai; vous mettez tant d'ardeur à tout ce que vous faites que vous y devenez bientôt passé maître. Mais ce qui m'étonne toujours, Steerforth, c'est que vous vous contentiez d'un emploi si mobile et si capricieux de vos facultés.
— Me contenter? répondit-il gaiement. Je ne suis content de rien, si ce n'est de votre naïveté, ma chère Pâquerette; quant à mes caprices, je n'ai pas encore appris l'art de m'attacher à l'une de ces roues sur lesquelles les Ixions de nos jours tournent éternellement. J'ai manqué mon apprentissage, et cela ne m'importe guère. À propos, savez-vous que j'ai acheté un bateau ici?
— Quel étrange garçon vous faites, Steerforth! m'écriai-je en m'arrêtant, car c'était la première fois que j'en entendais parler. Comme si vous déviez avoir jamais la fantaisie de revenir ici!
— Je ne sais pas! l'endroit me plaît. En tous cas, continua-t-il, en hâtant le pas, j'ai acheté un bateau qui était à vendre; c'est un caboteur, à ce que dit M. Peggotty, et c'est lui qui le commandera en mon absence.
— Maintenant, je comprends, Steerforth! dis-je avec ravissement. Vous faites semblant d'avoir acheté ce bateau pour vous-même, mais c'est en réalité pour rendre service à M. Peggotty; j'aurais dû le deviner, vous connaissant comme je vous connais. Mon cher Steerforth, comment vous dire tout ce que je pense de votre générosité?
— Chut! dit-il en rougissant: moins vous en parlerez, mieux cela vaudra.
— Quand je vous disais, m'écriai-je, qu'il n'y a pas une joie, un chagrin ni une seule émotion de ces braves gens, qui pût vous être indifférente?
— Oui, oui, répondit-il: vous m'avez déjà dit tout cela. N'en parlons plus. En voilà assez.»
Craignant de le fâcher en poursuivant un sujet qu'il traitait si légèrement, je me contentai de continuer à y rêver, tout en marchant plus vite encore qu'auparavant.
«Il faut que ce bateau soit remis en état, dit Steerforth: je chargerai Littimer d'y veiller, afin d'être sûr que tout soit fait comme il faut. Vous ai-je dit que Littimer était arrivé?
— Non!
— Eh bien! il est venu ce matin avec une lettre de ma mère.»
Nos yeux se rencontrèrent; je remarquai sa pâleur, qui descendait jusqu'à ses lèvres, quoique son regard fût ferme et calme. Je craignis que quelque altercation avec sa mère ne fût la cause de la disposition d'esprit dans laquelle je l'avais trouvé près du foyer solitaire de M. Peggotty; j'y fis une légère allusion.
«Oh! non, dit-il en secouant la tête et en criant un peu. Pas le moins du monde! je vous disais donc que cet homme est arrivé.
— Toujours le même?
— Toujours le même, repartit Steerforth, calme et froid comme le pôle Nord. Il s'occupera du nouveau nom que je veux faire inscrire sur le bateau. Il s'appelle pour le moment: La Mouette de la tempête! M. Peggotty ne se soucie guère des mouettes. Je vais changer son nom de baptême.
— Comment l'appellerez-vous?
— La petite Émilie.»
Il me regardait toujours en face: je crus que c'était pour me rappeler qu'il n'aimait pas à m'entendre extasier sur ses égards pour les pauvres gens. Je ne pus m'empêcher de laisser voir sur mon visage le plaisir que j'éprouvais; mais je ne dis que quelques mots: le sourire reparut sur ses lèvres; il semblait soulagé d'un fardeau.
«Mais, voyez, dit-il en regardant devant lui, voilà la véritable petite Émilie qui vient en personne! Et ce garçon avec elle! Sur mon âme c'est un fidèle chevalier: il ne la quitte jamais.»
Ham était à présent constructeur de bâtiments: il avait cultivé son goût naturel pour ce métier où il était devenu un habile ouvrier. Il portait ses vêtements de travail, et, malgré une certaine rudesse, son air d'honnête et mâle franchise faisait de lui un protecteur bien assorti pour la jolie petite personne qui marchait à ses côtés. La loyauté de son visage, l'orgueil et l'affection que lui inspirait Émilie rehaussaient sa bonne mine. Je me disais, en les voyant s'avancer vers nous, qu'ils se convenaient parfaitement sous tous les rapports.
Elle quitta doucement le bras de son fiancé quand nous nous arrêtâmes pour leur parler, et rougit en tendant la main à Steerforth, puis à moi. Quand ils se remirent en route, après avoir échangé quelques mots avec nous, elle ne reprit pas le bras de Ham et marcha seule d'un air encore timide et embarrassé. J'admirais la grâce et la délicatesse de ses manières, et Steerforth semblait du même avis que moi, pendant que nous les regardions s'éloigner au clair de la lune qui en était alors à son premier quartier.
Tout à coup une jeune femme passa près de nous: évidemment elle les suivait. Nous ne l'avions pas entendue approcher, mais j'aperçus son visage maigre, et il me sembla que j'en avais un vague souvenir. Elle était légèrement vêtue, elle avait l'air hardi et l'oeil hagard, un air de misère et de vanité; mais, pour le moment, elle n'avait pas seulement l'air d'y penser; elle ne songeait qu'à une chose, à les rattraper. Comme l'horizon s'obscurcissant au loin ne nous permettait plus de distinguer Émilie et son fiancé, la femme qui les suivait disparut aussi sans avoir gagné sur eux du terrain, et nous ne vîmes plus que la mer et les nuages.
«C'est un fantôme bien sombre pour suivre la petite Émilie, dit Steerforth qui restait là sans bouger; qu'est-ce que cela signifie?»
Il parlait à voix basse, et d'un accent qui me parut étrange.
«Je suppose qu'elle veut leur demander l'aumône, répondis-je.
— Les mendiantes ne sont pas rares, dit Steerforth, mais il est étonnant qu'une mendiante ait pris cette forme-là ce soir.
— Pourquoi donc? demandai-je.
— Tout simplement, dit-il après un moment de silence, parce que justement je pensais à quelque chose de ce genre, quand elle a paru. Je me demande d'où diable elle peut venir.
— De l'ombre que projette cette muraille, je suppose, dis-je en montrant un mur qui surplombait la route sur laquelle nous venions de déboucher.
— Enfin, la voilà disparue! répondit-il en regardant par-dessus son épaule; puisse le malheur disparaître avec elle! Allons dîner.»
Mais il jeta de nouveau un regard par-dessus son épaule sur la ligne de l'océan qui brillait au loin, et renouvela plusieurs fois ce mouvement. Il marmotta encore quelques paroles entrecoupées pendant le reste de notre promenade, et ne parut oublier cet incident qu'en se trouvant gaiement à table, près d'un bon feu, à la clarté des bougies.
Littimer nous attendait et produisit sur moi son effet accoutumé. Quand je lui dis que j'espérais que mistress Steerforth et miss Dartle se portaient bien, il me répondit d'un ton respectueux (et convenable, cela va sans dire), qu'il me remerciait, qu'elles étaient assez bien et me faisaient leurs compliments. C'était tout, et pourtant il semblait me dire aussi clairement que possible: «Vous êtes bien jeune, Monsieur, vous êtes extrêmement jeune.»
Nous avions presque fini de dîner, quand il fit un pas hors du coin de la chambre d'où il surveillait nos mouvements, ou plutôt les miens, à ce qu'il me sembla, et il dit à son maître:
«Pardon, Monsieur, miss Mowcher est ici.
— Qui donc? demanda Steerforth avec étonnement.
— Miss Mowcher, monsieur.
— Allons donc! que diable vient-elle faire ici? dit Steerforth.
— Il parait, monsieur, qu'elle est de ce pays-ci. Elle m'a dit qu'elle faisait tous les ans une tournée par ici, dans l'exercice de sa profession; je l'ai rencontrée dans la rue ce matin, et elle désirait savoir si elle pourrait avoir l'honneur de se présenter chez vous, après dîner, monsieur.
— Connaissez-vous la géante en question?
Pâquerette,» demanda
Steerforth.
Je fus obligé d'avouer, avec une certaine honte d'en être réduit là devant Littimer, que je ne connaissais pas du tout miss Mowcher.
«Eh bien! vous allez faire sa connaissance, dit Steerforth, c'est une des sept merveilles du monde… Quand miss Mowcher viendra, faites-la entrer.»
J'éprouvais quelque curiosité de connaître cette dame, d'autant mieux que Steerforth partait d'un éclat de rire, chaque fois que je parlais d'elle, et refusait positivement de répondre à toutes les questions que je lui adressais sur ce sujet. Je restai donc dans un état d'attente inquiète; on avait enlevé la nappe depuis une demi-heure; nous étions près du feu avec une bouteille de vin près de nous, quand la porte s'ouvrit, et qu'avec tout son calme ordinaire Littimer annonça:
«Miss Mowcher!»
Je regardai du côté de la porte, mais je n'aperçus rien. Je regardai encore, pensant que miss Mowcher tardait bien à paraître, quand, à mon grand étonnement, je vis surgir près d'un canapé placé entre la porte et moi, une naine âgée de quarante ou de quarante-cinq ans, avec une grosse tête, des yeux gris très-malins et des bras si courts que, pour mettre le doigt d'un air fin sur son nez camus, en regardant Steerforth, elle fut obligée d'avancer la tête pour appuyer son nez sur son doigt. Son double menton était si gras que les rubans et la rosette de son chapeau disparaissaient dedans. Elle n'avait point de cou, point de taille, point de jambes, à vrai dire, car bien qu'elle fût au moins de grandeur ordinaire, jusqu'à l'endroit où la taille aurait dû se trouver, et bien qu'elle possédât des pieds comme tout le monde, elle était si petite qu'elle se tenait devant une chaise ordinaire comme devant une table, déposant sur le siège le sac qu'elle portait. Cette dame, habillée d'une manière un peu négligée, portant son nez et son doigt tout d'une pièce, par le rapprochement pénible dont j'ai parlé; gardant la tête nécessairement penchée d'un côté, et fermant un oeil de l'air le plus malin, commença par fixer sur Steerforth ses oeillades pénétrantes; après quoi elle laissa échapper un torrent de paroles.
«Ah! mon joli muguet, s'écria-t-elle en secouant sa grosse tête, vous voilà donc ici! Oh! le méchant garçon! fi! que c'est vilain! qu'est-ce que vous venez faire, si loin de chez vous? quelque mauvais tour, je parie! Oh! vous êtes une maligne pièce, Steerforth, et moi aussi, n'est-ce pas! Ah! ah! ah! vous auriez parié cent livres sterling contre cinq guinées, n'est-ce pas, que vous ne me retrouveriez pas ici! Eh bien! mon garçon, on me retrouve partout. À droite, à gauche, dans tous les coins, comme la demi-couronne que l'escamoteur cache dans le mouchoir d'une dame. À propos de mouchoirs et de dames, c'est votre chère mère qui doit être bien heureuse de vous avoir, mon mignon; j'en mettrais bien ma main au feu, n'importe laquelle!»
À cet endroit de son discours, miss Mowcher dénoua son chapeau, rejeta les brides en arrière, et, tout essoufflée, s'assit sur un tabouret devant le feu, se faisant de la table à manger une sorte de dais qui étendait sur elle comme une tente d'acajou.
«Ouf! continua-t-elle en appuyant ses mains sur ses petits genoux et en me regardant d'un air fin, je suis trop forte, voilà le fait, Steerforth. Quand j'ai monté un étage, j'ai autant de peine à rattraper mon haleine que s'il s'agissait de tirer du puits un seau d'eau. Si vous me voyiez regarder par la fenêtre du premier, vous me prendriez pour une belle femme, n'est-ce pas?
— Mais je ne vous prends pas pour autre chose toutes les fois que je vous vois, répliqua Steerforth.
— Allons! vaurien, taisez-vous, dit la petite créature en le menaçant du mouchoir avec lequel elle s'essuyait la figure, pas d'impertinence! Mais je vous donne ma parole que j'étais chez lady Mithers la semaine dernière. En voilà une femme! comme elle se conserve! et Mithers lui-même, qui est entré pendant que j'attendais sa femme, en voilà un homme! comme il se conserve! et sa perruque aussi, car il l'a depuis dix ans; si bien donc qu'il s'est lancé si éperdument dans les compliments que je commençais à croire que j'allais être obligée de sonner. Ah! ah! ah! c'est un très-aimable mauvais sujet: quel dommage qu'il n'ait pas de principes!
— Qu'est-ce que vous alliez faire chez lady
Mithers? demanda
Steerforth.
— Je ne fais pas de cancans, mon cher enfant, répliqua-t-elle, en mettant encore son doigt sur son nez avec une grimace et un alignement d'yeux qui la faisait ressembler à un lutin de l'autre monde. Cela ne vous regarde pas! Vous voudriez bien savoir si j'empêche ses cheveux de tomber, si je les teins, si je lui mets du rouge ou si j'arrange ses sourcils, n'est-ce pas? Eh bien! mon mignon, vous saurez tout cela… quand je vous le dirai. Savez- vous le nom de mon arrière grand-père?
— Non, dit Steerforth.
— Walker, mon cher enfant, répliqua mistress Mowcher, et il était descendant d'une longue suite de Walker, ce qui fait que j'hérite de tous les domaines de Hookey.»
Je n'ai jamais rien vu d'aussi singulier que le clignement d'yeux de miss Mowcher, si ce n'est son air d'assurance, qui n'était pas moins extraordinaire. Elle avait aussi une manière toute particulière de pencher sa tête d'un côté, en levant un oeil comme les pies, quand elle écoutait ce qu'on lui disait, ou qu'elle attendait une réponse à ses observations. Bref, je ne pouvais pas en revenir, et je continuai à la regarder fixement, sans égard, je le crains, pour les règles de la politesse.
Elle avait réussi à tirer la chaise près d'elle, et elle plongea son petit bras dans le sac, à plusieurs reprises, ramenant à la surface, à chaque plongeon, une quantité de petites bouteilles, de brosses, d'éponges, de peignes, de morceaux de flanelle, de fers à friser, et d'autres instruments qu'elle amoncelait sur la chaise. Elle s'arrêta tout d'un coup au milieu de cette occupation pour dire à Steerforth, à ma grande confusion:
«Comment s'appelle votre ami?
— M. Copperfield, dit Steerforth; il désire faire votre connaissance.
— Eh bien! on lui donnera ce plaisir-là! Il me semblait bien qu'il en avait envie, dit mistress Mowcher, s'approchant de moi en riant, son sac à la main. Des joues comme des pêches! dit-elle en se dressant sur la pointe des pieds pour atteindre à la hauteur de mon visage. C'est tentant! j'aime beaucoup les pêches! Je suis très-heureuse de faire votre connaissance, monsieur Copperfield, je vous assure.»
Je répondis que je me félicitais d'avoir l'honneur de faire la sienne et que l'avantage était réciproque.
«Ah! Dieu du ciel! comme nous sommes polis, s'écria miss Mowcher en faisant un petit effort pour couvrir son large visage avec sa petite main. Avouez qu'il y a terriblement de blague et de cajoleries dans ce monde.»
Ceci nous était adressé en manière de confidence à tous les deux, tandis que la petite main quittait le visage et que le petit bras disparaissait encore tout entier dans le sac.
«Que voulez-vous dire, miss Mowcher? demanda Steerforth.
— Ah! ah! ah! quel tas d'enjôleurs nous faisons, n'est-ce pas, mon cher enfant? répliqua la petite femme cherchant dans le sac, un oeil en l'air et la tête de côté. Voyez donc! dit-elle en tirant un petit paquet: «rognures des ongles d'un prince russe,» le prince Alphabet-Sens-Dessus-Dessous, comme je l'appelle, car son nom comprend toutes les lettres de l'alphabet, pêle-mêle.
— Le prince russe est un de vos clients, n'est-ce
pas? dit
Steerforth.
— Je crois bien! mon fils, répliqua miss Mowcher; je lui coupe les ongles deux fois par semaine! aux mains et aux pieds!
— Il paye bien, j'espère? dit Steerforth.
— Il parle du nez, mais il paye bien, dit miss Mowcher. Il n'y regarde pas de près comme tous vos blancs-becs, à preuve la longueur de ses moustaches, rouges par nature, mais noires grâce à l'art.
— Grâce à votre art, naturellement?» dit Steerforth.
Miss Mowcher cligna de l'oeil en signe d'assentiment.
«Il a bien été obligé de m'envoyer chercher; il ne pouvait faire autrement. Le climat faisait tort à la teinture; cela pouvait encore aller en Russie, mais ici pas. Vous n'avez jamais vu de prince aussi couleur de rouille que lui quand je l'ai entrepris. Une barre de vieille ferraille.
— Est-ce que c'est lui que vous appeliez un enjôleur tout à l'heure? demanda Steerforth.
— Oh! vous êtes une fine mouche! répliqua miss Mowcher en branlant vivement la tête. J'ai dit que nous faisions tous en général un tas d'enjôleurs; et je vous ai montré les ongles du prince à preuve. C'est que, voyez-vous, les ongles du prince me servent plus dans les familles que tous mes talents ensemble. Je les porte toujours avec moi: C'est ma lettre de recommandation. Si miss Mowcher coupe les ongles du prince, tout est dit. Je les donne aux jeunes personnes qui les mettent dans des albums, je crois. Ah! ah! ah! ma parole d'honneur, tout l'édifice social (comme disent ces messieurs quand ils font des discours au parlement) ne repose que sur des ongles de princes,» dit cette petite femme en essayant de croiser les bras et en secouant sa grosse tête.
Steerforth riait de tout son coeur et moi aussi. Miss Mowcher continuait à branler la tête qu'elle portait de côté et à regarder d'un oeil en l'air, pendant qu'elle clignait de l'autre.
«C'est bel et bon, dit-elle en frappant sur ses petits genoux et en se levant, mais tout cela ne fait pas les affaires. Voyons, Steerforth, une exploration des régions polaires et finissons-en.»
Elle choisit alors deux ou trois de ses légers instruments avec une petite fiole, et demanda, à ma grande surprise, si la table était solide. Sur la réponse affirmative de Steerforth, elle approcha une chaise, et me demandant de lui donner la main, elle monta assez lestement sur la table comme sur un théâtre.
«Si l'un de vous a vu le bas de ma cheville, dit-elle, une fois arrivée en sûreté, il n'a qu'à le dire, et je vais me pendre.
— Je n'ai rien vu, dit Steerforth.
— Ni moi, ajoutai-je.
— Eh bien! alors, s'écria miss Mowcher, je consens à vivre. Allons, mon fils, venez vous mettre entre les mains de l'exécuteur.»
Steerforth, cédant à son appel, s'assit le dos contre la table, et tournant de mon côté son visage, il soumit sa tête à l'examen de la naine, évidemment sans autre but que de nous amuser. C'était un curieux spectacle que de voir miss Mowcher penchée sur lui et examinant ses beaux cheveux bruns, à l'aide d'une loupe qu'elle venait de tirer de sa poche.
«Vous faites un joli garçon, allez! dit miss Mowcher après un court examen; sans moi vous seriez chauve comme un moine avant la fin de l'année. Je ne vous demande qu'une dernière minute, et je vais laver vos cheveux avec une eau qui vous les conservera dix ans.»
En même temps elle versa le contenu de sa fiole sur un petit morceau de flanelle, puis imbibant de la même préparation une des petites brosses, elle commença à frotter la tête de Steerforth avec une activité incomparable, toujours parlant, sans discontinuer.
«Vous connaissez Charlot Pyegrave, le fils du duc, dit-elle; vous savez bien? et elle regarda Steerforth par-dessus sa tête.
— Oui, un peu, dit Steerforth.
— En voilà un homme! en voilà des favoris! Si ses jambes étaient seulement aussi droites, elles seraient sans égales. Croiriez-vous qu'il a voulu essayer de se passer de moi? un officier des gardes! comprend-on ça?
— Il était donc fou? dit Steerforth.
— Cela m'en a tout l'air; mais fou ou non, il a voulu en faire l'essai, répliqua miss Mowcher. Que fait-il, je vous prie? il entre chez un parfumeur, et demande une bouteille d'eau de Madagascar.
— Charlot?
— Charlot en personne. Mais on n'avait pas d'eau de Madagascar.
— Qu'est-ce que c'est que ça? quelque chose pour
boire? demanda
Steerforth.
— Pour boire? répliqua miss Mowcher en s'arrêtant pour lui donner un petit soufflet. Pour arranger lui-même ses moustaches, vous savez? Il y avait une femme dans la boutique, un peu âgée, un vrai Cerbère, qui n'avait jamais entendu ce nom-là. «Pardon, monsieur, dit le Cerbère à Charlot, ce n'est pas… ce n'est pas du rouge, par hasard? — Du rouge! dit Charlot au Cerbère, que voulez-vous que je fasse de votre rouge? — Pardon, monsieur, dit le Cerbère, mais on nous demande cet article-là sous tant de noms différents, que je pensais que c'en était peut-être un de plus.» Voilà, mon cher enfant, continua miss Mowcher en frottant toujours de toutes ses forces, voilà un autre échantillon de ces jolis enjôleurs dont je vous parlais tout à l'heure. Je ne dis pas que je ne m'en mêle pas comme un autre, peut-être même plus qu'un autre, peut-être moins; mais motus! mon garçon, cela ne vous regarde pas.
— De quoi dites-vous que vous vous mêlez? du commerce en rouge? dit Steerforth.
— Vous n'avez qu'à additionner ceci et cela, mon cher élève, dit la rusée miss Mowcher en touchant le bout de son nez; faites-en une règle de trois multipliée par les secrets de commerce, et cela vous donnera pour produit le résultat demandé. Je dis que je me mêle un peu d'enjôler aussi dans mon genre. Il y a des douairières qui m'appellent soi-disant pour avoir du baume pour les lèvres; telle autre me demande des gants; une troisième, une chemisette; une dernière, un éventail. Moi, je donne à tout cela le nom qu'elles veulent. Je leur fournis l'article demandé; mais nous nous gardons si bien le secret l'une à l'autre, et faisons si bonne contenance, ma foi! qu'elles ne se gêneraient pas plus pour se pommader de leur rouge devant le monde que devant moi. Je vais chez elles, n'ont-elles pas le front de me dire quelquefois, avec un bon doigt de rouge sur la figure, pour le moins: «Quelle mine me trouvez-vous, miss Mowcher? ne suis-je pas un peu pâle?» Ah! ah! ah! en voilà encore des enjôleuses; qu'en dites-vous, mon garçon?»
Jamais de ma vie ni de mes jours je n'ai rien vu qui approchât de miss Mowcher debout sur la table à manger, riant de cette bonne plaisanterie, et frottant sans relâche le crâne de Steerforth, pendant qu'elle clignait de l'oeil de mon côté, en me regardant par-dessus la tête.
«Ah! par exemple, on ne demande pas beaucoup ces articles-là de ce côté-ci, dit-elle. Voilà qui m'étonne. Je n'ai pas vu une jolie femme depuis que je suis ici, Steerforth.
— Non? dit Steerforth.
— Pas seulement l'ombre, répliqua miss Mowcher.
— Nous pourrions lui en montrer le corps en substance, je pense, dit Steerforth en tournant les yeux vers moi. N'est-ce pas, Pâquerette?
— Bien certainement, répondis-je.
— Ah! ah! dit la petite créature en me regardant d'un oeil perçant, puis en jetant un coup d'oeil sur Steerforth, ah! ah!»
La première exclamation semblait une question adressée à tous deux, la seconde était évidemment à l'adresse de Steerforth seul. Ne recevant de l'un ni de l'autre la réponse qu'elle espérait sans doute, elle continua de frotter en penchant la tête et en tournant un oeil vers le plafond, comme si elle cherchait dans les airs la réponse qui lui faisait défaut ici-bas, et qu'elle s'attendit à la voir apparaître immédiatement.
«Une soeur à vous, monsieur Copperfield? s'écria-t-elle après un moment de silence et en conservant toujours la même attitude; une soeur à vous?
— Non, dit Steerforth sans me laisser le temps de répondre, point du tout. Au contraire, M. Copperfield a eu lui-même beaucoup de goût pour elle ou je me trompe fort.
— Et c'est passé? répliqua miss Mowcher. Il est donc volage? quelle honte!
Il a sucé le suc de chaque fleur,
Portant partout son inconstante ardeur
Jusqu'au jour où, belle Marie,
Vous l'avez fixé pour la vie.
Qu'en dites-vous? est-ce bien Marie qu'elle s'appelle?»
Cette question tombait si brusquement sur moi, et l'espèce de lutin qui me l'adressait me regardait d'un air si rusé, que je fus tout à fait déconcerté pendant un moment.
«Non, miss Mowcher, répondis-je, elle s'appelle Émilie.
— Ah! ah! dit-elle du même ton. Voyez-vous ça? Je suis sûre que vous me trouvez bien bavarde, n'est-ce pas, monsieur Copperfield? Mais n'ayez pas peur, je suis discrète.»
Son ton et ses regards avaient une signification qui ne me plaisaient pas dans la circonstance. Je lui dis donc d'un air plus grave que celui que nous avions pris jusqu'alors:
«Elle est aussi vertueuse qu'elle est jolie; elle doit épouser un excellent et digne homme de sa condition. Si je l'aime pour sa beauté, je ne l'estime pas moins pour son bon sens.
— Bien parlé! dit Steerforth. Écoutez, écoutez! maintenant, ma chère Pâquerette, je vais éteindre la curiosité de cette petite Fatime, pour qu'elle n'aille pas se mettre martel en tête… C'est une jeune fille qui est pour le moment en apprentissage, miss Mowcher, chez Omer et Joram, marchands de nouveautés, de modes, etc., dans cette ville. Vous entendez bien? Omer et Joram! Elle est fiancée, comme mon ami vous l'a dit, à son cousin, nom de baptême, Ham; nom de famille, Peggotty; état, constructeur de bâtiments, de la même ville. Elle vit avec un de ses parents; nom de baptême, inconnu; nom de famille, Peggotty; état, marin, de la même ville. C'est la plus jolie et la plus charmante petite fée qu'on puisse voir: je la trouve, comme mon ami… extrêmement jolie. Si ce n'était que j'aurais l'air de rabaisser son fiancé, ce qui déplairait à mon ami, j'ajouterais qu'il me semble qu'elle déroge, qu'elle aurait pu trouver un meilleur parti, et qu'elle était née pour être une dame, ma parole d'honneur!»
Miss Mowcher écouta ces paroles, qui furent prononcées lentement et distinctement, en penchant sa tête de côté et en cherchant toujours de l'oeil la réponse qu'elle attendait. Quand il eut fini, elle reprit tout à coup son activité, et recommença à bavarder avec une volubilité étonnante.
«Oh! voilà toute l'histoire? s'écria-t-elle en coupant les favoris de son client, avec une petite paire de ciseaux qu'elle faisait voltiger autour de sa tête dans toutes les directions, très-bien! très-bien! c'est tout un roman. Cela devrait finir par «et ils vécurent heureux,» n'est ce pas? Ah! comment donc dit-on aux petits jeux? «J'aime mon amie par E, parce qu'elle est Enchanteresse; je déteste mon amie par E, parce qu'elle est Engagée; je l'ai menée à l'enseigne de l'Enjôleur, et je l'ai régalée d'un Enlèvement; elle s'appelle Émilie, et elle demeure dans l'Est.» Ah! ah! ah! monsieur Copperfield, n'est-ce pas que vous me trouvez bien folichonne?»
Elle n'attendit pas ma réponse, et, se contentant de me regarder de l'air le plus rusé, elle continua sans reprendre haleine:
«Là! s'il y a jamais eu un mauvais sujet peigné et arrangé dans la perfection, c'est bien vous, Steerforth. S'il y a une caboche au monde que je connaisse comme ma poche, c'est la vôtre. M'entendez- vous, mon garçon? Je vous connais, dit-elle en se penchant sur lui. Maintenant votre affaire est jugée; huissier appelez celle qui suit sur le rôle, comme nous disons à la Cour; si M. Copperfield veut prendre votre place, je vais l'opérer à son tour.
— Qu'en dites-vous, Pâquerette? demanda Steerforth en riant et en me cédant son siège; voulez-vous un petit coup de peigne?
— Je vous remercie, miss Mowcher, pas ce soir.
— Ne refusez pas, dit la petite femme en me regardant d'un air de connaisseur, un peu plus de sourcils!
— Merci, répliquai-je, une autre fois.
— Il leur faudrait un centimètre plus près de la
tempe, dit miss
Mowcher, c'est l'affaire de quinze jours au plus.
— Non, merci. Pas pour le moment.
— Et vous ne voulez pas une petite houppe, reprit-elle, non? Eh bien! laissez-moi seulement relever l'échafaudage de votre chevelure, après cela nous passerons aux favoris. Allons!»
Je ne pus m'empêcher de rougir tout en refusant, car je sentais qu'elle venait de toucher là mon côté faible. Mais miss Mowcher, voyant que je n'étais pas disposé à subir les améliorations que son art pouvait apporter dans ma personne, et que je résistais, pour le moment du moins, aux séductions de la petite fiole qu'elle tenait en l'air à mon intention, me dit que nous ne tarderions pas à nous revoir, et me demanda la main pour descendre de son poste élevé. Grâce à ce secours, elle descendit très-lestement et commença à replier son double menton par-dessus les cordons de son chapeau.
«Je vous dois…? dit Steerforth.
— Cinq shillings, dit miss Mowcher, et c'est pour rien, mon garçon. N'est-ce pas que je suis bien folichonne, monsieur Copperfield?»
Je répondis poliment par un, «mais non.» Ce qui ne m'empêchait pas de protester intérieurement contre cet aveu pusillanime, quand je la vis l'instant d'après jeter en l'air sa pièce de cinq shillings, la rattraper comme un escamoteur et la glisser dans sa poche en frappant dessus.
«C'est là la petite caisse, dit miss Mowcher, qui s'approcha ensuite de la chaise, et remit dans le sac tous les menus objets qu'elle en avait sortis. Voyons, dit-elle, ai-je bien toutes mes affaires? Il me semble que oui. Il ne serait pas agréable de se trouver dans la situation de Ned Bradwood, quand on le mena à l'église pour lui faire épouser quelqu'un, comme il disait, et qu'on avait oublié la mariée. Ah! ah! ah! un franc mauvais sujet que ce Ned, mais il est si drôle! Maintenant je sais que je vais vous briser le coeur, mais je suis obligé de vous quitter. Prenez votre courage à deux mains et tâchez de supporter ce coup. Bonsoir, monsieur Copperfield! soignez-vous bien, Jockey de Norfolk! Ai-je assez babillé! C'est votre faute, petits coquins. Allez, je vous pardonne! Boun'soir comme disait Bob, après sa première leçon de français, «Boun'soir, mes enfants!»
Son sac suspendu à son bras, et jacassant toujours, elle s'avança en se balançant vers la porte, et s'arrêta tout à coup pour demander si nous ne voulions pas une mèche de ses cheveux. «Vous devez me trouver bien folichonne?» dit-elle en guise de commentaire à cette proposition, et elle disparut le doigt appuyé sur son nez.
Steerforth riait si fort que je ne pus m'empêcher d'en faire autant; je ne sais sans cela si j'aurais ri. Après cette explosion de gaieté qui dura un moment, il me dit que miss Mowcher avait une clientèle très-étendue, et qu'elle se rendait utile à quantité de gens de toute manière. Il y avait des personnes qui la traitaient légèrement comme un échantillon des excentricités de la nature, mais elle avait l'esprit observateur et fin autant que qui que ce fût; si elle avait les bras courts, elle n'en avait pas moins le nez long. Il ajouta qu'elle avait dit la vérité en se vantant d'être à la fois à droite, à gauche et en tous lieux, car elle faisait de temps en temps des excursions en province; elle y ramassait toujours quelques pratiques et finissait par connaître tout le monde. Je lui demandai quel était son caractère, si la malignité en faisait le fond, et si sa sympathie se trouvait en général du bon côté; mais voyant que mes questions n'avaient pas le don de l'intéresser, après deux ou trois tentatives malheureuses, je renonçai à les renouveler. Au lieu de ce que je lui demandais, il se contenta de me conter en l'air une foule de détails sur son habileté et ses profits; il m'apprit même qu'elle était très-adroite à poser des ventouses dans le cas où j'aurais besoin de lui demander ce genre de service.
Miss Mowcher fut donc le principal sujet de notre conversation ce soir-là, et en nous séparant pour la nuit, Steerforth se pencha encore sur la rampe de l'escalier, pendant que je descendais, pour me répéter «Boun'soir.»
Je fus très-étonné, en arrivant devant la maison de M. Barkis, de trouver Ham qui marchait en long et en large, et plus surpris encore d'apprendre que la petite Émilie était chez sa tante. Je demandai naturellement pourquoi Ham n'entrait pas au lieu de se promener en long et en large dans la rue.
«Voyez-vous, monsieur David, dit-il en hésitant, c'est qu'Émilie est en train de parler avec quelqu'un.
— J'aurais cru, dis-je en souriant, que c'était une raison de plus pour que vous y fussiez aussi, Ham.
— Oui, monsieur David, c'est vrai, en général, répliqua-t-il, mais voyez-vous, monsieur David, dit-il en baissant la voix et en parlant d'un ton grave, c'est une jeune femme, monsieur, une jeune femme qu'Émilie a connue autrefois, et qu'elle ne doit plus voir.»
Ses paroles furent un trait de lumière qui vint éclairer mes doutes sur la personne que j'avais vue suivre Émilie quelques heures auparavant.
«C'est une pauvre femme, monsieur David, qui est vilipendée par toute la ville, de droite et de gauche. Il n'y a pas un mort dans le cimetière dont le revenant soit plus capable de faire sauver tout le monde.
— N'est-ce pas elle que j'ai vue ce soir sur la plage, après vous avoir quitté?
— Qui nous suivait? dit Ham. C'est probable, monsieur David. Je ne savais pas qu'elle fût là, mais elle s'est approchée de la petite fenêtre d'Émilie quand elle a vu la lumière, et elle disait tout bas: «Émilie, Émilie, pour l'amour du Christ, ayez un coeur de femme avec moi. J'ai été jadis comme vous!» C'étaient là des paroles bien solennelles, monsieur David: comment refuser de l'entendre?
— Vous avez bien raison, Ham. Et Émilie, qu'a-t-elle fait? Émilie a dit: «Marthe, est-ce vous? Marthe, est-il possible que ce soit vous!» car elles avaient travaillé ensemble pendant longtemps chez M. Omer.
«Je me souviens d'elle, m'écriai-je, car je me rappelais une des deux filles que j'avais vues la première fois que j'étais allé chez M. Omer. Je me souviens parfaitement d'elle.
— Marthe Endell, dit Ham: elle a deux ou trois ans de plus qu'Émilie, mais elles ont été à l'école ensemble.
— Je n'ai jamais su son nom: pardon de vous avoir interrompu.
— Quant à cela, monsieur David, dit Ham, l'histoire n'est pas longue: la voilà tout entière dans ce peu de mots: «Émilie, Émilie, pour l'amour du Christ, ayez un coeur de femme avec moi. J'ai été jadis comme vous!» Elle voulait parler à Émilie: Émilie ne pouvait lui parler à la maison, car son bon oncle venait de rentrer, et quelque tendre, quelque charitable qu'il soit, il ne voudrait pas, il ne pourrait pas, monsieur David, voir ces deux jeunes filles à côté l'une de l'autre, pour tous les trésors qui sont cachés dans la mer.»
Je savais bien que c'était vrai. Ham n'avait pas besoin de me le dire.
Émilie écrivit donc au crayon sur un petit morceau de papier, et lui passa son billet par la fenêtre.
«Montrez ceci, dit-elle, à ma tante mistress Barkis, et elle vous fera asseoir au coin du feu pour l'amour de moi jusqu'à ce que mon oncle soit sorti et que je puisse aller vous parler.» Puis elle me dit ce que je viens de vous raconter, monsieur David, en me demandant de l'amener ici. «Que pouvais-je faire? Elle ne devrait pas connaître une femme comme ça, mais comment voulez-vous que je lui refuse quelque chose quand elle se met à pleurer?»
Il plongea la main dans la poche de sa grosse veste et en tira avec grand soin une jolie petite bourse.
«Et si je pouvais lui refuser quelque chose quand elle se met à pleurer, monsieur David, dit Ham, en étalant soigneusement la petite bourse dans sa main calleuse, comment aurais-je pu lui refuser de porter cela ici, quand je savais si bien ce qu'elle en voulait faire? Un petit joujou comme ça, dit Ham en regardant la bourse d'un air pensif, et si peu garni d'argent! chère Émilie!»
Je lui donnai une poignée de main quand il eut remis la bourse dans sa poche, car je ne savais comment lui exprimer mieux ma sympathie, et nous continuâmes à marcher de long en large, gardant le silence pendant quelques minutes. La porte s'ouvrit alors; Peggotty parut et fit signe à Ham d'entrer. J'aurais voulu rester en arrière, mais elle revint me prier d'entrer aussi. Je n'en aurais pas moins évité de passer par la chambre où l'on était réuni, mais ils étaient dans cette cuisine proprette dont j'ai parlé et la porte de la rue y donnait directement, en sorte que je me trouvai au milieu du groupe avant de savoir où j'allais.
La jeune fille que j'avais vue sur la plage était près du feu. Elle était assise par terre, la tête et le bras appuyés sur une chaise qu'Émilie venait de quitter, j'imagine, et sur laquelle elle avait tenu sans doute la tête de la pauvre abandonnée posée sur ses genoux. Je vis à peine sa figure, ses cheveux étaient épars comme si elle les avait défaits de ses propres mains. Cependant je pus voir qu'elle était jeune et qu'elle avait un beau teint. Peggotty avait pleuré, la petite Émilie aussi. Pas un mot ne fut prononcé au moment de notre arrivée, et le tic tac de la vieille horloge hollandaise à côté du dressoir semblait deux fois plus fort qu'à l'ordinaire dans ce profond silence.
Émilie parla la première.
«Marthe voudrait aller à Londres, dit-elle à Ham.
— Pourquoi à Londres? répondit Ham.»
Il était debout entre elles et regardait la jeune fille étendue à terre, avec un mélange de compassion pour elle et de déplaisir de la voir dans la société de celle qu'il aimait tant. Je me suis toujours rappelé ce regard. Ils parlaient tout bas l'un et l'autre comme si elle était malade, mais on entendait tout distinctement, quoique leurs voix s'élevassent à peine au-dessus d'un murmure.
«Je serai mieux là qu'ici, dit tout haut une troisième voix, celle de Marthe, qui restait toujours à terre. Personne ne m'y connaît: tout le monde me connaît ici.
— Que fera-t-elle là-bas?» demanda Ham. Elle se souleva, le regarda un moment d'un air sombre, puis, baissant la tête de nouveau, elle se passa le bras droit autour de son cou, avec une expression de douleur aussi vive que si elle était dans l'agonie de la fièvre, ou qu'elle vînt de recevoir un plomb mortel.
«Elle tâchera de se bien conduire, dit la petite Émilie. Vous ne savez pas tout ce qu'elle nous a dit. N'est-ce pas, ma tante, ils ne peuvent pas savoir?»
Peggotty secoua la tête d'un air de compassion.
«Oui, je tâcherai, dit Marthe, si vous voulez m'aider à m'en aller. Je ne puis toujours faire pis qu'ici. Peut-être me conduirai-je mieux. Oh! dit-elle avec un frisson de terreur, arrachez-moi de ces rues où tout le monde me connaît depuis mon enfance!»
Émilie étendit la main, je vis que Ham y plaçait un petit sac. Elle le prit, croyant que c'était sa bourse, et fit un pas en avant; puis, reconnaissant son erreur, elle revint à lui (il s'était retiré près de moi) en lui montrant ce qu'il venait de lui donner.
«C'est à vous, Émilie, lui dit-il. Je n'ai rien au monde qui ne soit à vous, ma chère, et je n'ai de plaisir qu'en vous.»
Les yeux d'Émilie se remplirent encore de larmes, mais elle se détourna, puis s'approcha de Marthe. Je ne sais ce qu'elle lui donna. Je la vis se pencher sur elle et lui mettre de l'argent dans son tablier. Elle prononça quelques mots à voix basse et lui demanda si c'était suffisant. «Plus que suffisant,» dit l'autre; et, prenant sa main, elle la baisa.
Alors Marthe se leva et, s'enveloppant dans son châle, elle y cacha son visage et s'avança lentement vers la porte en pleurant à chaudes larmes. Elle s'arrêta un moment avant de sortir, comme si elle voulait dire quelque chose et retourner en arrière, mais pas une parole ne s'échappa de ses lèvres. Elle sortit en poussant seulement par-dessous son châle le même gémissement sourd et douloureux.
Quand la porte se referma, la petite Émilie jeta sur nous un regard rapide, puis cacha sa tête dans ses mains et se mit à sangloter.
«Allons, Émilie, dit Ham en lui tapant doucement sur l'épaule, allons, ma chère, ne pleurez pas ainsi.
— Oh! s'écria-t-elle, les yeux pleins de larmes, je ne suis pas aussi bonne fille que je le devrais, Ham! Je sais que je ne suis pas toujours reconnaissante comme je le devrais.
— Que si, que si, vous êtes reconnaissante, dit Ham, j'en suis sûr.
— Non, dit la petite Émilie en sanglotant et en secouant la tête. Je ne suis pas aussi bonne fille que je le devrais, à beaucoup près, à beaucoup près!»
Et elle pleurait toujours comme si son coeur allait se briser.
«Je mets trop souvent votre affection à l'épreuve, je le sais bien, continua-t-elle. Je suis maussade et capricieuse avec vous, quand je devrais être tout le contraire. Ce n'est pas vous qui seriez comme cela avec moi! Pourquoi donc suis-je ainsi avec vous, quand je ne devrais penser qu'à vous montrer ma reconnaissance et à tâcher de vous rendre heureux!
— Vous me rendez toujours heureux, dit Ham. Je suis heureux quand je vous vois, ma chère. Je suis heureux tout le jour, en pensant à vous.
— Ah! cela ne suffit pas, s'écria-t-elle. Cela vient de votre bonté et non de la mienne. Oh! vous auriez eu plus de chances de bonheur, Ham, si vous en aviez aimé une autre, une créature plus sensée et plus digne de vous, une femme à vous, tout entière, et non pas vaine et variable comme moi.
— Pauvre petit coeur! dit Ham à voix basse, Marthe l'a toute bouleversée.
— Je vous en prie, ma tante, balbutia Émilie, venez ici, que j'appuie ma tête sur votre épaule. Je suis bien malheureuse ce soir, ma tante. Je sens bien que je ne suis pas aussi bonne fille que je devrais être!»
Peggotty s'était hâtée de s'asseoir auprès du feu: Émilie à genoux près d'elle, les bras passés autour de son cou, la regardait d'un air suppliant.
«Oh! je vous en prie, ma tante, venez-moi en aide! Ham, mon ami, essayez aussi de me venir en aide! Monsieur David, pour l'amour du temps passé, je vous en prie, essayez de me venir en aide! Je veux devenir meilleure que je ne suis! Je voudrais me sentir mille fois plus reconnaissante. Je voudrais me rappeler toujours quel bonheur c'est d'être la femme d'un excellent homme, et de mener une vie paisible. Oh! mon coeur, mon coeur!»
Elle cacha sa tête sur le sein de ma vieille bonne, et cessant cet appel suppliant qui, dans son angoisse, tenait à la fois de la femme et de l'enfant, comme toute sa personne, comme le caractère de sa beauté même, elle continua de pleurer en silence, pendant que Peggotty l'apaisait comme un baby qui pleure.
Peu à peu elle se calma, et nous pûmes la consoler en lui parlant d'abord d'un ton encourageant, puis en la plaisantant un peu; si bien qu'elle commença à relever la tête et à parler aussi. Elle en vint bientôt à sourire, puis à rire, puis à s'asseoir, un peu honteuse; alors Peggotty remit en ordre ses boucles éparses, lui essuya les yeux et lui rangea ses vêtements, de peur que son oncle, en la voyant rentrer, ne demandât pourquoi sa fille chérie avait pleuré.
Je lui vis faire ce soir-là ce que je ne lui avais jamais vu faire. Je la vis embrasser innocemment son fiancé, puis se presser contre ce tronc robuste comme pour y chercher son plus sûr appui. Lorsqu'ils s'en allaient et que je les regardais s'éloigner à la clarté de la lune, en comparant dans mon esprit ce départ et celui de Marthe, je vis qu'elle lui tenait le bras à deux mains et qu'elle se serrait contre lui, comme pour ne point le quitter.
CHAPITRE XXIII.
Je corrobore l'avis de M. Dick et je fais choix d'une profession.
En me réveillant le lendemain matin, je pensai longtemps à la petite Émilie et à l'émotion qu'elle avait montrée la veille au soir, après le départ de Marthe. Il me semblait que j'étais entré dans une confidence sacrée, en me trouvant témoin de ces faiblesses et de ces tendresses de famille, et que je n'avais pas le droit de les dévoiler, même à Steerforth. Je n'éprouvais pour aucune créature au monde un sentiment plus doux que celui que je portais à cette jolie petite créature qui avait été la compagne de mes jeux, et que j'avais si tendrement aimée alors, comme j'en étais et comme j'en serai convaincu jusqu'à mon dernier jour. Il m'aurait semblé indigne de moi-même, indigne de l'auréole de notre pureté enfantine, que je voyais toujours autour de sa tête, de répéter aux oreilles de Steerforth lui-même ce qu'elle n'avait pu taire, au moment où un incident inattendu l'avait forcée d'ouvrir son âme devant moi. Je pris donc le parti de lui garder au fond du coeur son secret, qui donnait, selon moi, à son image une grâce nouvelle.
Pendant le déjeuner, on me remit une lettre de ma tante. Comme elle traitait une question sur laquelle je pensais que les avis de Steerforth vaudraient bien ceux d'un autre, je résolus de discuter avec lui cette affaire pendant notre voyage, ravi de le consulter. Pour le moment, nous avions assez de prendre congé de tous nos amis. M. Barkis n'était pas le moins affligé de notre départ, et je crois qu'il eût volontiers ouvert de nouveau son coffre et sacrifié une seconde pièce d'or, si nous avions voulu, à ce prix, rester quarante-huit heures de plus à Yarmouth. Peggotty et toute sa famille, étaient au désespoir de nous voir partir. Toute la maison d'Omer et Joram sortit pour nous dire adieu, et Steerforth se vit entouré d'une telle foule de pêcheurs, au moment où nos malles prirent le chemin de la diligence, que si nous avions possédé tout le bagage d'un régiment, les porteurs volontaires n'eussent pas manqué pour le déménager. En un mot, nous emportions les regrets et l'affection de toutes nos connaissances, et nous laissions derrière nous je ne sais combien de gens affligés de notre départ.
«Allez-vous rester longtemps ici, Littimer? lui dis-je, pendant qu'il attendait pour voir partir la diligence.
— Non, monsieur, répliqua-t-il: probablement, ce ne sera pas très-long, monsieur.
— Il n'en sait trop rien pour le moment, dit Steerforth d'un air indifférent. Il sait ce qu'il a à faire, et il le fera.
— J'en suis bien sûr,» lui répondis-je.
Littimer mit la main à son chapeau pour me remercier de ma bonne opinion, et il me sembla que je n'avais pas plus de huit ans. Il nous salua de nouveau en nous souhaitant un bon voyage, et nous laissâmes debout, au milieu de la rue, cet homme aussi respectable et aussi mystérieux qu'une pyramide d'Égypte.
Pendant quelque temps, nous restâmes sans nous dire un mot, car Steerforth était plongé dans un silence inaccoutumé; et moi je me demandais quand je reverrais tous ces lieux témoins de mon enfance et quels changements nous aurions subis dans l'intervalle, eux et moi. Enfin Steerforth, reprenant tout à coup sa gaieté et son entrain, grâce à la faculté qu'il possédait de changer de ton et de manière à volonté, me tira par le bras.
«Eh bien! vous ne me dites rien, David! Que disait donc cette lettre dont vous parliez à déjeuner?
— Oh! dis-je en la tirant de ma poche, c'est de ma tante!
— Et vous dit-elle quelque chose d'intéressant?
— Mais elle me rappelle que j'ai entrepris cette expédition dans le but de voir le monde et d'y réfléchir un peu.
— Et vous n'y avez pas manqué, je pense?
— Je suis obligé d'avouer que je n'y ai pas beaucoup songé, et, à vous dire le vrai, j'ai un peu peur de l'avoir oublié.
— Eh bien, regardez autour de vous, maintenant, dit Steerforth, et réparez votre négligence. Regardez à droite, vous avez un pays plat, un peu marécageux; regardez à gauche, vous en voyez autant; regardez en avant, il n'y a point de différence, et c'est la même chose par derrière.»
Je me mis à rire en lui disant que je ne découvrais point de profession convenable pour moi dans le paysage, ce qui tenait peut-être à son uniformité.
«Et que dit votre tante sur ce sujet? demanda Steerforth en regardant la lettre que je tenais à la main. Vous suggère-t-elle quelque idée?
— Oui, répondis-je, elle me demande si j'aurais du goût pour le métier de procureur: qu'en pensez-vous?
— Mais, je ne sais pas, dit Steerforth tranquillement. Vous pouvez aussi bien vous faire procureur qu'autre chose, je suppose.»
Je ne pus m'empêcher de rire encore de lui voir mettre toutes les professions sur la même ligne et je lui en témoignai ma surprise.
«Qu'est-ce que c'est que ça un procureur, Steerforth? ajoutai-je.
— Oh! c'est une sorte d'avoué monacal, répliqua-t-il. Il joue, près de ces vieilles cours surannées qu'on appelle l'Officialité et qui tiennent leurs assises dans un petit coin, près du cimetière de Saint-Paul, le même rôle que les avoués jouent dans les cours de justice. C'est un fonctionnaire dont l'existence aurait dû, selon le cours naturel des choses, se terminer il y a plus de deux cents ans, mais je vous ferai mieux comprendre ce qu'est un procureur en vous expliquant ce que c'est que l'Officialité. C'est un petit endroit retiré, où l'on applique ce qu'on appelle la loi ecclésiastique et où l'on fait toutes sortes de tours de passe-passe avec de vieux monstres d'actes du parlement, dont la moitié du monde ignore l'existence, et dont le reste suppose qu'ils étaient déjà à l'état fossile du temps des Édouards. C'est une cour qui jouit d'un ancien monopole pour les procès relatifs aux testaments, aux contrats de mariage et aux discussions qui s'élèvent à propos des navires et des bateaux.
— Allons donc, Steerforth, m'écriai-je, vous ne me ferez pas croire qu'il y ait le moindre rapport entre les affaires de l'Église et celles de la marine?
— Je n'ai pas cette prétention, mon cher garçon, répliqua-t-il, mais je veux dire que tout cela est traité et jugé par les mêmes gens, dans cette même cour de l'Officialité. Vous pouvez y aller un jour, et vous les trouverez empêtrés dans tous les termes de marine, du dictionnaire de Young, et cela à propos de la Nancy, qui a coulé bas la Marie-Jeanne, ou à propos de M. Peggotty et des pêcheurs de Yarmouth qui, pendant un coup de vent, auront porté une ancre et un câble au paquebot de l'Inde le Nelson en détresse; mais, si vous y retournez quelques jours après, vous les trouverez occupés à examiner les témoignages pour et contre un ecclésiastique qui s'est mal conduit, et vous verrez que le juge du procès maritime est en même temps l'avocat de l'affaire ecclésiastique, vice versa. Tout se passe comme au théâtre, on est juge aujourd'hui, on ne l'est plus le lendemain; on passe d'un emploi à un autre, on change sans cesse de rôle, mais c'est toujours une petite affaire très-avantageuse que cette comédie de société représentée devant un public extrêmement choisi.
— Mais les avocats et les procureurs ne sont pas une seule et même chose, n'est-ce pas? dis-je un peu troublé.
— Non, répliqua Steerforth, les avocats ne sont que des pékins, des gens qui doivent avoir pris leur grade de docteur à l'université, c'est ce qui fait que je ne suis pas étranger à ces questions-là. Les procureurs emploient les avocats. Ils reçoivent en commun de bons honoraires et mènent là une bonne petite vie très-agréable. Bref, David, je vous conseille de ne pas dédaigner la cour de l'Officialité. Je vous dirai de plus, si cela peut vous faire plaisir, qu'ils se flattent d'exercer là un état de la plus haute distinction.»
En faisant la part de la légèreté avec laquelle Steerforth traitait le sujet, et en réfléchissant à la gravité antique que j'associais dans mon esprit avec ce vieux petit coin près du cimetière de Saint-Paul, je me sentais assez disposé à accepter la proposition de ma tante, sur laquelle elle me laissait parfaitement libre d'ailleurs, me disant franchement que cette idée lui était venue en allant voir dernièrement son procureur à la cour de l'Officialité, pour régler son testament en ma faveur.
«En tout cas, c'est un procédé louable de la part de votre tante, dit Steerforth quand je lui communiquai cette circonstance, et qui mérite encouragement. Pâquerette, mon avis est que vous ne dédaigniez pas l'Officialité.»
C'est aussi ce que je résolus. Je dis alors à Steerforth que ma tante m'attendait à Londres, et qu'elle avait pris, pour une huitaine, un appartement dans un hôtel très-tranquille aux environs de Lincoln's-Inn, attendu qu'il y avait dans cette maison un escalier de pierre et une porte donnant sur le toit, ma tante étant fermement convaincue que ce n'était pas une précaution inutile dans une ville comme Londres, où toutes les maisons devaient prendre feu toutes les nuits.
Nous achevâmes précisément le reste de notre voyage en revenant quelquefois à la question des Doctors'-Commons, et en prévoyant le temps éloigné où je serais procureur, perspective que Steerforth représentait sous une infinité de points de vue plus bouffons les uns que les autres, qui nous faisaient rire aux larmes. Quand nous fûmes au terme de notre voyage, il s'en retourna chez lui, en me promettant de venir me voir le surlendemain, et je pris le chemin de Lincoln's-Inn, où je trouvai ma tante encore debout et m'attendant pour souper.
Si j'avais fait le tour du monde depuis notre séparation, nous n'aurions pas été, je crois, plus heureux de nous revoir. Ma tante pleurait de tout son coeur en m'embrassant, et elle me dit, en faisant semblant de rire, que, si ma pauvre mère était encore de ce monde, elle ne doutait pas que la petite innocente eût versé des larmes.
«Et vous avez donc abandonné M. Dick, ma tante? lui
demandai-je.
J'en suis fâché. Ah, Jeannette, comment vous portez-vous?»
Pendant que Jeannette me faisait la révérence en me demandant des nouvelles de ma santé, je remarquai que le visage de ma tante s'allongeait considérablement.
«J'en suis fâchée aussi, dit ma tante en se frottant le nez, mais je n'ai pas eu un moment l'esprit en repos depuis que je suis ici, Trot.»
Avant que j'eusse pu en demander la raison, elle me l'apprit.
«Je suis convaincue, dit ma tante en appuyant sa main sur la table avec une fermeté mélancolique, je suis convaincue que le caractère de Dick n'est pas de force à chasser les ânes. Décidément il manque d'énergie. J'aurais dû laisser Jeannette à sa place, j'en aurais eu l'esprit plus tranquille. Si jamais un âne a passé sur ma pelouse, dit ma tante avec vivacité, il y en avait un cette après-midi, à quatre heures: car j'ai senti un frisson qui m'a couru de la tête aux pieds, et je suis sûre que c'était un âne!»
J'essayai de la consoler sur ce point, mais elle rejetait toute consolation.
«C'était un âne, dit ma tante, et c'était cet âne anglais que montait la soeur de ce Meur… de ce Meurtrier, le jour où elle est venue chez moi.»
Depuis lors, en effet, ma tante n'appelait pas
autrement miss
Murdstone, dont elle écorchait ainsi le nom.
«S'il y a un âne à Douvres dont l'audace me soit insupportable, continua ma tante en donnant un coup de poing sur la table, c'est cet animal-là.»
Jeannette risqua la supposition que ma tante avait peut-être tort de s'inquiéter; qu'elle croyait, au contraire, que l'âne en question était occupé, pour le moment, à des transports de sable, ce qui ne lui laissait guère la faculté d'aller commettre des délits sur sa pelouse. Mais ma tante ne voulait pas entendre raison.
On nous servit un bon souper bien chaud, quoiqu'il y eût loin de la cuisine à l'appartement de ma tante, situé au haut de la maison. L'avait-elle ainsi choisi pour avoir plus de marches à monter, afin d'en avoir pour son argent, ou pour être plus à même de s'échapper, en cas d'incendie, par la porte qui donnait sur le toit, je n'en sais rien. Le repas se composait d'un poulet rôti, d'une tranche de boeuf et d'un plat de légumes: le tout excellent, et j'y fis honneur. Mais ma tante, qui avait ses idées sur les comestibles de Londres, ne mangeait presque pas.
«Je parierais que ce malheureux poulet a été élevé dans une cave, où il sera né, dit ma tante, et qu'il n'a jamais pris l'air autre part que sur une place de fiacres. J'espère que cette viande est du boeuf, mais je n'en suis pas sûre. On ne trouve rien ici au naturel que de la crotte.
— Ne pensez-vous pas que ce poulet pourrait être venu de la campagne, ma tante?
— Non, certes, répliqua ma tante. Les marchands de Londres seraient bien fâchés de vous vendre quelque chose sous son vrai nom.»
Je n'essayai pas de contredire cette opinion, mais je soupai de bon appétit, ce qui la satisfit pleinement. Quand on eut desservi, Jeannette coiffa ma tante, l'aida à mettre son bonnet de nuit, qui était plus élégant que de coutume («en cas de feu,» disait ma tante), puis elle replia sa robe sur ses genoux, selon son habitude, pour se chauffer les pieds avant de se coucher. Puis je lui préparai, suivant des règles établies dont on ne devait jamais, sous aucun prétexte, s'écarter le moins du monde, un verre de vin blanc chaud mélangé d'eau, et je lui coupai un morceau de pain pour le faire griller en tranches longues et minces. On nous laissa seuls pour finir la soirée avec ces rafraîchissements. Ma tante était assise en face de moi, et buvait son eau et son vin en y trempant l'une après l'autre ses rôties avant de les manger, et me regardant tendrement du fond des garnitures de son bonnet de nuit.
«Eh bien! Trot, dit-elle, avez-vous pensé à ma proposition de faire de vous un procureur? ou bien n'y avez-vous pas encore songé?
— J'y ai beaucoup pensé, ma chère tante: j'en ai beaucoup causé avec Steerforth. Cela me plaît infiniment.
— Allons, dit ma tante, voilà qui me réjouit.
— Je n'y vois qu'une difficulté, ma tante.
— Laquelle, Trot?
— C'est que je voulais vous demander, ma tante, si mon admission dans cette profession, qui ne se compose pas, je crois, d'un grand nombre de membres, ne sera pas horriblement chère?
— C'est une affaire de mille livres sterling tout nets, dit ma tante.
— Eh bien, ma chère tante, lui dis-je en me rapprochant d'elle, voilà ce qui me préoccupe. C'est une somme considérable! Vous avez dépensé beaucoup d'argent pour mon éducation, et en toutes choses vous avez été aussi libérale que possible à mon égard. Rien ne peut donner une idée de votre générosité envers moi. Mais il y a certainement des carrières que je pourrais embrasser, sans dépenser, pour ainsi dire, tout en ayant des chances de réussir par le travail et la persévérance. Êtes-vous bien sûre qu'il ne valût pas mieux en essayer? Êtes-vous bien sûre de pouvoir faire encore ce sacrifice, et qu'il ne valût pas mieux vous l'épargner? je vous demande seulement à vous, ma chère et seconde mère, d'y réfléchir avant de prendre ce parti.»
Ma tante finit sa rôtie en me regardant toujours en face, puis elle posa son verre sur la cheminée, et, appuyant ses mains croisées sur sa robe relevée, elle me répondit comme suit:
«Trot, mon cher entant, si j'ai un but dans la vie, c'est de faire de vous un homme vertueux, sensé et heureux; c'est tout mon désir, et Dick pense comme moi. Je voudrais que certaines gens de ma connaissance pussent entendre la conversation de Dick sur ce sujet. Il est d'une merveilleuse sagacité, mais il n'y a que moi qui connaisse bien toutes les ressources d'intelligence de cet homme!»
Elle s'arrêta un moment pour prendre ma main dans les siennes, puis elle reprit:
«Il est inutile, Trot, de rappeler le passé, quand ces souvenirs ne peuvent servir de rien pour le présent. Peut-être aurais-je pu être mieux avec votre père, peut-être aurais-je pu être mieux avec votre mère, la pauvre enfant, même après le désappointement que m'a causé votre soeur Betsy Trotwood. Quand vous êtes arrivé chez moi, pauvre petit garçon errant, couvert de poussière et épuisé de fatigue, peut-être me le suis-je dit tout de suite en vous voyant. Depuis ce temps jusqu'à présent, Trot, vous m'avez toujours fait honneur, vous avez été pour moi un sujet d'orgueil et de satisfaction; personne que vous n'a de droits sur ma fortune, c'est-à-dire…» Ici, à ma grande surprise, elle hésita et parut embarrassée. «Non, personne n'a de droit sur ma fortune, et vous êtes mon fils adoptif: je ne vous demande que d'être aussi pour moi un fils affectueux, de supporter mes fantaisies et mes caprices, et vous ferez pour une vieille femme, dont la jeunesse n'a été ni aussi heureuse, ni aussi conciliante qu'elle eût pu l'être, plus que cette vieille femme n'aura jamais fait pour vous.»
C'était la première fois que j'entendais ma tante faire allusion à sa vie passée. Il y avait tant de noblesse dans le ton tranquille dont elle en parlait pour n'y plus revenir, que mon affection et mon respect s'en seraient accrus, s'il avait été possible.
«Voilà qui est entendu et convenu entre nous, Trot; dit ma tante, n'en parlons plus, embrassez-moi, et demain matin, après le déjeuner, nous irons à la cour des Doctors'-Commons.»
Nous causâmes longtemps au coin du feu avant d'aller nous coucher. Ma chambre était située près de celle de ma tante, et je fus souvent réveillé pendant la nuit, en l'entendant frapper à ma porte et me demander, toutes les fois qu'elle distinguait dans le lointain le bruit des fiacres et des charrettes, «si j'entendais venir les pompes;» mais, vers le matin, elle se laissa gagner par le sommeil, et me permit de dormir en paix.
Vers midi, nous primes le chemin de l'étude de MM. Spenlow et Jorkins, près de la cour des Doctors'-Commons. Ma tante qui avait sur Londres, en général, l'idée que tous les hommes qu'elle rencontrait étaient des voleurs, me donna sa bourse à garder: elle contenait deux cents francs en or, et quelque menue monnaie.
Nous nous arrêtâmes un moment devant la boutique de joujoux de Fleet-Street, à voir les géants de Saint-Dunstan sonner la cloche; nous avions calculé notre promenade de manière à y arriver juste à midi pour les voir accomplir cet exercice; puis nous reprîmes le chemin de Ludgate-Hill et du cimetière Saint-Paul. Nous allions arriver à notre première destination, quand je m'aperçus que ma tante pressait le pas d'un air effrayé; je remarquai, en même temps, qu'un homme mal vêtu et de mauvaise mine, qui s'était arrêté pour nous regarder un moment auparavant en passant à côté de nous, nous suivait de si près que ses habits frôlaient la robe de ma tante.
«Trot, mon cher Trot, me dit-elle à voix basse et d'un ton d'effroi, en me serrant le bras; je ne sais que faire!
— Ne craignez rien, lui dis-je; il n'y a pas de quoi s'effrayer. Entrez dans une boutique, et je vous aurai bientôt débarrassée de cet homme.
— Non, non, mon enfant, répliqua-t-elle, ne lui parlez pas, pour rien au monde! je vous en conjure! je vous l'ordonne!
— Grand dieu, ma tante! lui dis-je, mais ce n'est qu'un mendiant effronté.
— Vous ne savez pas qui c'est, répliqua ma tante; vous ne savez pas qui c'est! vous ne savez pas ce que vous dites!»
Pendant cet épisode, nous nous étions arrêtés sous une porte cochère, et il s'était arrêté aussi.
«Ne le regardez pas, dit ma tante, au moment où je me retournais avec indignation; appelez un fiacre, mon cher enfant, et attendez- moi dans le cimetière de Saint-Paul.
— Vous attendre? répétai-je.
— Oui, repartit ma tante; il faut que vous me laissiez seule; il faut que j'aille avec lui.
— Avec lui, ma tante, avec cet homme?
— Je suis dans mon bon sens, répliqua-t-elle, et je vous dis qu'il le faut; trouvez-moi un fiacre.»
Quel que fût mon étonnement, je sentais que je n'avais pas le droit de désobéir à un ordre si péremptoire. Je fis précipitamment quelques pas, et j'appelai un fiacre qui passait à vide. J'avais à peine eu le temps de baisser le marchepied, que ma tante s'élança dans la voiture, je ne sais comment, et que l'homme l'y suivit; elle me fit signe de la main de m'éloigner d'un tel air d'autorité, que, malgré ma surprise, je me détournai à l'instant. Au même moment, je l'entendis dire au cocher: «Allez n'importe où! tout droit devant vous.» Et un instant après, le fiacre passa à côté de moi, gravissant la montagne.
Je me rappelai alors ce que m'avait dit M. Dick; j'avais pris cela pour une illusion de son imagination, mais je ne pouvais plus douter que l'homme que je venais de voir ne fût la personne dont il m'avait fait la description mystérieuse, quoiqu'il me fût impossible d'imaginer quelle pouvait être la nature de ses droits sur ma tante. Après une demi-heure d'attente dans le cimetière, où il ne faisait pas chaud, je vis le fiacre revenir. Le cocher arrêta ses chevaux près de moi. Ma tante était seule.
Elle n'était pas encore assez bien remise de son agitation pour être en état de faire la visite que nous avions projetée. Elle me fit donc monter dans la voiture, et me pria de donner l'ordre au cocher de faire quelques tours au pas. Elle me dit seulement: «Mon cher enfant, ne me demandez jamais d'explications sur ce qui vient de se passer, n'y faites même jamais allusion.» Après un moment de silence, elle avait repris tout son sang-froid. Elle me dit qu'elle était tout à fait remise, et que nous pouvions descendre de voiture. Lorsqu'elle me donna sa bourse pour payer le cocher, je m'aperçus que toutes les pièces d'or avaient disparu, et qu'il ne restait plus que de la monnaie.
On arrivait à la porte des Doctors'-Commons par une porte voûtée un peu basse; nous avions à peine fait quelques pas dans la rue qui y conduisait, que le bruit de la cité s'éteignait déjà dans le lointain, comme par enchantement; des cours sombres et tristes, des allées étroites, nous amenèrent bientôt aux bureaux de MM. Spenlow et Jorkins, qui tiraient leur jour d'en haut. Dans le vestibule de ce temple, où les pèlerins pénétraient sans accomplir la cérémonie de frapper à la porte, deux ou trois clercs étaient occupés aux écritures; l'un d'entre eux, un petit homme sec, assis tout seul dans un coin, et porteur d'une perruque brune, qui avait l'air d'être faite de pain d'épice, se leva pour recevoir ma tante et pour nous faire entrer dans le cabinet de M. Spenlow.
«M. Spenlow est à la Cour, madame; dit le petit homme sec; c'est jour de Cour des arches, mais c'est à côté, et je vais l'envoyer chercher.»
Comme nous n'avions rien de mieux à faire en attendant, que de regarder autour de nous, pendant qu'on était à la recherche de M. Spenlow, je profitai de l'occasion. L'ameublement de la chambre était de jaune antique et tout couvert de poussière; le drap vert du bureau avait perdu sa couleur primitive, il était terne et ridé comme un vieux pauvre; il était chargé d'une quantité de paquets de papiers, dont les uns portaient l'étiquette d'allégations, et d'autres, à mon grand étonnement, le titre de libelles; il y en avait pour la Cour du consistoire, pour la Cour des arches, pour la Cour des prérogatives, pour la Cour des délégués; aussi me demandais-je avec inquiétude, combien il pouvait y avoir de Cours en tout, et combien de temps il me faudrait pour comprendre les affaires qui s'y traitaient. En outre, il y avait de gros volumes manuscrits de témoignages rendus sous serment, solidement reliés et attachés ensemble par d'énormes séries, une série par cause, comme si chaque cause était une histoire en dix ou douze volumes. Je me dis que tout cela devait entraîner beaucoup de dépenses, et j'en conçus une agréable idée des profits du métier. Je jetais les yeux avec une satisfaction toujours croissante sur ces objets et d'autres semblables, quand on entendit des pas précipités dans la chambre voisine, et M. Spenlow, revêtu d'une robe noire garnie de fourrures blanches, entra vivement en ôtant son chapeau.
C'était un petit homme blond, avec des bottes irréprochables, une cravate blanche et un col de chemise tout roide d'empois; son habit était boutonné jusqu'en haut, bien serré à la taille, et ses favoris devaient lui avoir pris beaucoup de temps pour leur donner une frisure si élégante; la chaîne qu'il portait à sa montre était tellement massive, que je ne pus m'empêcher de dire qu'il fallait qu'il eût, pour la sortir de sa poche, un bras d'or aussi robuste que ceux qu'on voit pour enseignes à la porte des batteurs d'or. Il était tellement tiré à quatre épingles, et si roide par conséquent, qu'il pouvait à peine se courber, et qu'il était obligé, quand il était assis et qu'il voulait regarder des papiers sur son bureau, de remuer son corps tout d'une pièce, depuis la naissance de l'épine dorsale, comme Polichinelle.
Ma tante m'avait présenté à M. Spenlow, qui m'avait reçu très- poliment. Il reprit ensuite:
«Ainsi, M. Copperfield, vous avez quelque idée d'embrasser notre profession. J'ai dit par hasard à miss Trotwood, quand j'ai eu le plaisir de la voir l'autre jour… (nouveau salut de Polichinelle), qu'il y avait chez moi une place vacante; miss Trotwood a eu la bonté de m'apprendre qu'elle avait un neveu qu'elle avait adopté, et qu'elle cherchait à lui assurer une bonne situation. C'est ce neveu, je crois, que j'ai maintenant le plaisir de…» (Encore Polichinelle.)
Je fis un salut de remercîment, et je lui dis que ma tante m'avait parlé de cette vacance, et que cette idée me plaisait beaucoup. J'ajoutai que j'étais très-porté à croire que la carrière me conviendrait, et que j'avais accédé tout de suite à la proposition; que je ne pouvais pourtant pas m'engager positivement avant de mieux connaître la question; que, quoique ce ne fut, à la vérité, qu'une affaire de forme, je ne serais pas fâché d'avoir l'occasion d'essayer si la profession me convenait, avant de me lier d'une manière irrévocable.
«Oh! sans doute, sans doute! dit M. Spenlow; nous proposons toujours chez nous un mois d'essai. Je ne demanderais pas mieux pour mon compte que d'en donner deux… même trois… un temps indéfini, en un mot; mais j'ai un associé, M. Jorkins.
— Et la prime est de mille livres sterling, monsieur? repris-je.
«Et la prime, enregistrement compris, est de mille livres sterling, répondit M. Spenlow, comme je l'ai dit à miss Trotwood. Je ne suis point dirigé par des considérations pécuniaires: il y a peu d'hommes qui y soient moins sensibles que moi, je crois; mais M. Jorkins a son avis sur ce sujet, et je suis obligé de respecter l'avis de M. Jorkins; en un mot, Jorkins trouve que mille livres sterling, ce n'est pas grand'chose.
— Je suppose, monsieur, lui dis-je, toujours pour épargner l'argent de ma tante, que lorsqu'un clerc se rend très-utile, et qu'il est parfaitement au courant de sa profession… (je ne pus m'empêcher de rougir, j'avais l'air de faire d'avance mon propre éloge), je suppose que ce n'est pas l'habitude, dans les dernières années de son engagement, de lui accorder un…»
M. Spenlow, avec un grand effort, réussit à sortir assez sa tête de sa cravate pour pouvoir la secouer, et répondit, sans attendre, le mot «traitement.»
«Non; je ne sais pas quelle opinion je pourrais avoir sur ce sujet, monsieur Copperfield, si j'étais seul, mais M. Jorkins est inébranlable.»
J'étais très-effrayé de l'idée de ce terrible Jorkins; mais je découvris plus tard que c'était un homme doux, un peu lourd, et dont la position dans l'association consistait à se tenir toujours au second plan, et à prêter son nom pour qu'on le représentât comme le plus endurci et le plus cruel des hommes. Si l'un des employés demandait une augmentation de salaire, M. Jorkins ne voulait pas entendre parler de cette proposition; si quelque client mettait du temps à régler son compte, M. Jorkins était décidé à se faire payer, et quelque pénible que des choses pareilles pussent être et fussent réellement pour les sentiments de M. Spenlow, M. Jorkins faisait mettre en prison les retardataires. Le coeur et la main du bon ange Spenlow auraient toujours été ouverts sans ce démon de Jorkins, qui le retenait toujours. En vieillissant, je crois avoir rencontré d'autres maisons dont le commerce était réglé d'après le système Spenlow et Jorkins.
Il fut convenu que je commencerais le mois d'essai quand cela me conviendrait, sans que ma tante eût besoin de rester à Londres ou d'y revenir au terme de cette épreuve; il serait facile de lui envoyer à signer le traité dont je devais être l'objet. Quand nous en fûmes là, M. Spenlow offrit de me faire entrer un moment à la Cour, pour voir les lieux. Comme je ne demandais pas mieux, nous sortîmes ensemble, laissant là ma tante, qui n'avait pas envie, disait-elle, de s'aventurer par là, car elle prenait, si je ne me trompe, toutes les cours judiciaires pour autant de poudrières, toujours prêtes à sauter.
M. Spenlow me conduisit par une cour pavée, entourée de graves maisons de brique, portant inscrits sur leurs portes les noms des docteurs; c'étaient apparemment la demeure officielle des avocats dont m'avait parlé Steerforth. De là nous entrâmes, à gauche, dans une grande salle assez triste, qui ressemblait, selon moi, à une chapelle. Le fond de cette pièce était défendu par une balustrade, et là, des deux côtés d'une estrade en fer à cheval, je vis installés sur des chaises de salle à manger, commodes et de forme ancienne, de nombreux personnages, revêtus de robes rouges et de perruques grises: c'étaient les docteurs en question. Au centre du fer à cheval était un vieillard qui s'appuyait sur un petit pupitre assez semblable à un lutrin. Si j'avais rencontré ce vieux monsieur dans une volière, je l'aurais certainement pris pour un hibou; mais non, informations prises, c'était le juge président. Dans l'espace vide de l'intérieur du fer à cheval, au niveau du plancher, on voyait de nombreux personnages du même rang que M. Spenlow, vêtus comme lui de robes noires garnies de fourrures blanches; ils étaient assis autour d'une grande table verte. Leurs cravates étaient, en général, très-roides, leur mine me semblait de même; mais je ne tardai pas à reconnaître que je leur avais fait tort sous ce rapport, car deux ou trois d'entre eux ayant dû se lever, pour répondre aux questions du dignitaire qui les présidait, j'ai rarement vu rien de plus humble que leurs manières. Le public, représenté par un petit garçon paré d'un cache-nez, et par un homme d'une élégance un peu râpée, qui grignotait, à la sourdine, des miettes de pain qu'il tirait de ses poches, se chauffait près du poêle placé au centre de la Cour. Le calme languissant de ce lieu n'était interrompu que par le pétillement du feu, et par la voix de l'un des docteurs, qui errait à pas lents à travers toute une bibliothèque de témoignages, et s'arrêtait de temps en temps au milieu de son voyage, dans de petites hôtelleries de discussions incidentes qui se trouvaient sur son chemin. Bref, je ne me suis jamais trouvé dans une petite réunion de famille aussi pacifique, aussi somnolente, aussi rococo, aussi surannée, aussi endormante, et je sentis que l'effet qu'elle devait produire à tous ceux qui en faisaient partie, excepté peut-être au plaideur qui demandait justice, devait être celui d'un narcotique puissant.
Satisfait du calme profond de cette retraite, je déclarai à M. Spenlow que j'en avais assez vu pour cette fois, et nous rejoignîmes ma tante, avec laquelle je quittai bientôt les régions des Doctors'-Commons; ah! comme je me sentis jeune en sortant de chez MM. Spenlow et Jorkins, quand je vis les signes que les clercs se faisaient les uns aux autres en me montrant du bout de leur plume.
Nous arrivâmes à Lincoln's-Inn Fields sans nouvelles aventures, à l'exception d'une rencontre avec un âne attelé à la charrette d'un marchand des quatre saisons, qui rappela à ma tante de douloureux souvenirs. Une fois en sûreté chez nous, nous eûmes encore une longue conversation sur mes projets d'avenir, et comme je savais qu'elle était pressée de retourner chez elle, et qu'entre le feu, les comestibles et les voleurs, elle ne passait pas agréablement une demi-heure à Londres, je lui demandai de ne pas s'inquiéter de moi, et de me laisser me tirer d'affaire tout seul.
«Ne croyez pas que je sois à Londres depuis huit jours, mon cher enfant, sans y avoir songé, répliqua-t-elle; il y a un petit appartement meublé à louer dans Adelphi, qui doit vous convenir à merveille.»
Après cette courte préface, elle tira de sa poche une annonce soigneusement découpée dans un journal, et qui déclarait qu'il y avait à louer dans Buckingham-Street, Adelphi, un joli petit appartement de garçon meublé, avec vue sur la rivière, fraîchement décoré, particulièrement propre à servir de résidence pour un jeune gentleman, membre de l'une des corporations légales, ou autre, pour entrer immédiatement en jouissance. Prix modéré; on pouvait le louer au mois.
«Mais, c'est justement ce qu'il me faut, ma tante, dis-je en rougissant de plaisir à la seule idée d'avoir un appartement à moi.
— Alors, venez, dit ma tante en remettant à l'instant le chapeau qu'elle venait d'ôter. Allons voir.»
Nous partîmes. L'écriteau annonçait qu'il fallait s'adresser à mistress Crupp, et nous tirâmes la sonnette de la porte de service que nous supposions communiquer au logis de cette dame. Ce ne fut qu'après avoir sonné deux ou trois fois que nous pûmes réussir à persuader à mistress Crupp de communiquer avec nous. Enfin, pourtant, elle arriva sous la forme d'une grosse commère, bourrée d'un jupon de flanelle qui passait sous une robe de nankin.
«Nous voudrions voir l'appartement, s'il vous plaît, madame, dit ma tante.
— Pour monsieur? dit mistress Crupp en cherchant ses clefs dans sa poche.
— Oui, pour mon neveu, dit ma tante.
— C'est juste son affaire, dit mistress Crupp.»
Et nous montâmes l'escalier.
L'appartement était situé au haut de la maison, grand avantage aux yeux de ma tante, puisqu'il était facile d'arriver sur le toit en cas d'incendie; il se composait d'une antichambre avec imposte vitrée, où l'on ne voyait pas bien clair, d'un office tout à fait noir où l'on ne voyait pas du tout, d'un petit salon et d'une chambre à coucher. Les meubles étaient un peu fanés, mais je n'étais pas difficile, et la rivière passait sous les fenêtres.
J'étais enchanté, ma tante et mistress Crupp se retirèrent dans l'office pour discuter les conditions, pendant que je restais assis sur le canapé du salon, osant à peine croire possible que je fusse destiné à habiter une résidence si cossue. Après un combat singulier qui dura quelque temps, les deux champions reparurent, et je lus avec joie dans la physionomie de mistress Crupp comme dans celle de ma tante que l'affaire était conclue.
«Est-ce le mobilier du dernier locataire? demanda ma tante.
— Oui, madame, dit mistress Crupp.
— Qu'est-il devenu?» demanda ma tante.
Mistress Crupp fut saisie d'une quinte de toux terrible au milieu de laquelle elle articula avec une grande difficulté:
«Il est tombé malade ici, madame, et… Heu! Heu!… Heu!… ah!… il est mort.
— Ah! Et de quoi est-il mort? demanda ma tante.
— Ma foi! madame, il est mort de boisson, dit mistress Crupp en confidence, et de fumée.
— De fumée? vous ne voulez pas dire que les cheminées fument?
— Non, madame, repartit mistress Crupp; je parle de pipes et de cigares.
— C'est un mal qui n'est pas contagieux au moins, Trot, dit ma tante en se tournant vers moi.
— Non, certes,» répondis-je.
En un mot, ma tante, voyant combien j'étais enchanté de l'appartement, l'arrêta pour un mois, avec le droit de le garder un an, après le premier mois d'essai. Mistress Crupp devait fournir le linge et faire la cuisine, toutes les autres nécessités de la vie se trouvaient déjà dans l'appartement, et cette dame s'engagea expressément à ressentir pour moi toute la tendresse d'une mère. Je devais entrer en jouissance dès le surlendemain, et mistress Crupp rendit grâce au ciel d'avoir enfin trouvé quelqu'un à qui prodiguer ses soins.
En rentrant à l'hôtel, ma tante me dit qu'elle comptait sur la vie que j'allais mener, pour me donner de la fermeté et de la confiance en moi-même, la seule chose qui me manquât encore. Elle me répéta le même avis plusieurs fois le lendemain, pendant que nous prenions nos arrangements pour faire venir mes habits et mes livres qui étaient chez M. Wickfield. J'écrivis à ce sujet une longue lettre à Agnès, dans laquelle je lui racontais en même temps mes dernières vacances; ma tante, qui devait partir le jour suivant, se chargea de mon épître. Pour ne pas prolonger ces détails, j'ajouterai seulement qu'elle pourvut libéralement à tous les besoins que je pouvais avoir à satisfaire pendant le mois d'essai; que Steerforth, à notre grand désappointement, n'apparut pas avant son départ; que je ne la quittai qu'après l'avoir vue installée en sûreté dans la diligence de Douvres, avec Jeannette à côté d'elle, et triomphant d'avance des victoires qu'elle allait remporter sur les ânes errants; qu'enfin, après le départ de la diligence, je repris le chemin d'Adelphi, en songeant au temps où je rôdais dans ses arcades souterraines, et aux heureux changements qui m'avaient ramené sur l'eau.
CHAPITRE XXIV.
Mes premiers excès.
N'était-ce pas une bien belle chose que d'être chez moi, dans ce bel appartement, et d'éprouver, quand j'avais fermé la porte d'entrée, le même sentiment de fière indépendance que Robinson Crusoé quand il avait escaladé ses fortifications et retiré son échelle derrière lui? N'était-ce pas une belle chose que de me promener dans la ville avec la clef de ma maison dans ma poche, et de savoir que je pouvais inviter qui je voudrais à venir chez moi, sans avoir à craindre de gêner personne, quand cela ne me dérangerait pas moi-même? N'était-ce pas une belle chose que de pouvoir entrer et sortir, aller et venir sans rendre de compte à personne, et, d'un coup de sonnette, de faire monter mistress Crupp tout essoufflée des profondeurs de la terre, quand j'avais besoin d'elle… et quand il lui convenait de venir? Certainement oui, c'était une bien belle chose, mais je dois dire aussi qu'il y avait des moments où c'était bien triste.
C'était charmant le matin, surtout quand il faisait beau. C'était une vie très-agréable et très-libre en plein jour, surtout quand il y avait du soleil; mais quand le jour baissait, le charme de l'existence baissait aussi d'un cran. Je ne sais pas comment cela se faisait, mais elle perdait beaucoup de ses avantages à la chandelle. À cette heure-là, j'avais besoin d'avoir quelqu'un à qui parler. Agnès me manquait. Je trouvais un bien grand vide à la place de l'aimable sourire de ma confidente. Mistress Crupp me faisait l'effet d'être à cent lieues. Je pensais à mon prédécesseur qui était mort à force de boire et de fumer, et j'en étais presque à souhaiter qu'il eût eu plutôt la bonté de vivre au lieu de mourir exprès pour m'emb… pour m'ennuyer.
Après deux jours et deux nuits, il me semblait qu'il y avait un an que je demeurais dans cet appartement, et pourtant je n'avais pas vieilli d'une heure, et j'étais aussi tourmenté que par le passé de mon extrême jeunesse.
Steerforth n'apparaissant pas, ce qui faisait craindre qu'il ne fût malade, je quittai la cour de bonne heure le troisième jour pour prendre le chemin de Highgate. Mistress Steerforth me reçut avec beaucoup de bonté, et me dit que son fils était allé avec un de ses amis d'Oxford voir un de leurs amis communs qui demeurait près de Saint-Albans, mais qu'elle l'attendait le lendemain. Je l'aimais tant que je me sentis jaloux de ses amis d'Oxford.
Elle me pressa de rester à dîner, j'acceptai, et je crois que nous ne parlâmes pas d'autre chose que de lui tout le jour. Je lui racontai les succès qu'il avait eus à Yarmouth, en me félicitant de l'aimable compagnon que j'avais eu là. Miss Dartle n'épargnait ni les insinuations, ni les questions mystérieuses, mais elle prenait le plus grand intérêt à nos faits et gestes, et répéta si souvent: «En vérité?… est-il possible!» qu'elle me fit dire tout ce qu'elle voulait savoir. Elle n'avait point changé du tout depuis le jour où je l'avais vue pour la première fois, mais la société des deux dames me parut si agréable, et j'y trouvai tant de bienveillance, que je vis le moment où j'allais devenir un peu amoureux de miss Dartle. Je ne pus m'empêcher de penser plusieurs fois pendant le soirée, et surtout en retournant chez moi le soir, qu'elle ferait une charmante compagne pour mes soirées de Buckingham-Street.
J'étais en train de déjeuner avec du café et un petit pain, le lendemain matin, avant de me rendre à la Cour (à propos, je crois que c'est le moment de m'étonner, en passant, de la prodigieuse quantité de café que mistress Crupp achetait à mon compte, pour le faire si faible et si insipide), quand Steerforth lui-même entra, à ma grande joie.
«Mon cher Steerforth, m'écriai-je, je commençais à croire que je ne vous reverrais plus jamais.
— J'ai été enlevé à force de bras, dit Steerforth, le lendemain de mon arrivée à la maison… Mais, Pâquerette, dites-moi donc, savez-vous que vous voilà installé comme un bon vieux célibataire.»
Je lui montrai tout mon établissement, sans oublier l'office, avec un certain orgueil, et il ne fut pas avare de ses louanges.
«Tenez! mon vieux, je vais vous dire, reprit-il, je ferai ma maison de ville de votre appartement, à moins que vous ne me donniez congé.»
Quelle agréable promesse! Je lui dis que, s'il attendait son congé, il pourrait bien attendre jusqu'au jugement dernier.
«Mais vous allez prendre quelque chose, lui dis-je en étendant la main vers la sonnette; mistress Crupp va vous faire du café: et moi, je vais vous faire griller quelques tranches de lard sur un petit fourneau que j'ai là.
— Non! non! dit Steerforth, ne sonnez pas! je vais déjeuner avec un de ces jeunes gens qui logent à Piazza-hôtel, près de Covent- Garden!
— Au moins, vous reviendrez pour dîner? dis-je.
— Je ne pense pas, sur ma parole; j'en ai bien du regret, mais il faut que je reste avec mes deux compagnons. Nous partons tous les trois demain matin.
— Alors, amenez-les dîner ici, répliquai-je, si vous croyez qu'ils puissent accepter.
— Oh! ils viendraient bien volontiers, dit Steerforth; mais nous vous gênerions. Vous feriez mieux de venir dîner avec nous, quelque part.»
Je ne voulus pas consentir à cet arrangement, car je m'étais mis dans la tête qu'il fallait absolument que je donnasse une petite fête pour mon installation, et que je ne pouvais rencontrer une meilleure occasion de pendre la crémaillère. J'étais plus fier que jamais de mon appartement, depuis que Steerforth l'avait honoré de son approbation, et je brûlais du désir de lui en développer toutes les ressources. Je lui fis promettre positivement de venir avec ses deux amis, et nous fixâmes le dîner à six heures.
Quand il fut parti, je sonnai mistress Crupp, et je lui annonçai mon hardi projet. Mistress Crupp me dit d'abord que naturellement on ne pouvait pas s'attendre à la voir servir à table, mais qu'elle connaissait un jeune homme très-adroit, qui consentirait peut-être à servir, moyennant cinq schellings, avec une petite gratification en sus. Je lui répondis que certainement il fallait avoir ce jeune homme. Ensuite mistress Crupp ajouta qu'il était bien clair qu'elle ne pouvait pas être en deux endroits à la fois (ce qui me parut raisonnable), et qu'une petite fille installée dans l'office avec un bougeoir, pour laver sans relâche les assiettes, serait indispensable. Je demandai quel pourrait être le prix des services de cette jeune personne; mistress Crupp supposait que dix-huit pence ne me ruineraient pas. Je ne le supposais pas non plus, et ce fut encore un point convenu. Alors, mistress Crupp me dit: «Maintenant, passons au menu du dîner.»
Le fumiste qui avait construit la cheminée de la cuisine de mistress Crupp avait fait preuve d'une rare imprévoyance, en la faisant de manière qu'on n'y pouvait cuire que des côtelettes et des pommes de terre. Quant à une poissonnière, mistress Crupp dit que je n'avais qu'à aller regarder la batterie de cuisine: elle ne pouvait pas m'en dire davantage; je n'avais qu'à venir voir. Comme je n'aurais pas été beaucoup plus avancé d'aller voir, je refusai en disant: «On peut se passer de poisson.» Mais ce n'était pas le compte de mistress Crupp.
«Pourquoi cela? dit-elle. C'est la saison des huîtres, vous ne pouvez pas vous dispenser d'en prendre?
— Va donc pour les huîtres!»
Mistress Crupp me dit alors que son avis serait de composer le dîner comme il suit: Une paire de poulets rôtis… qu'on ferait venir de chez le traiteur; un plat de boeuf à la mode, avec des carottes… de chez le traiteur; deux petites entrées comme une tourte chaude et des rognons sautés… de chez le traiteur; une tarte, et si cela me convenait, une gelée… de chez le traiteur, «Ce qui me permettrait, dit mistress Crupp, de concentrer mon attention sur les pommes de terre, et de servir à point le fromage et le céleri à la poivrade.»
Je me conformai à l'avis de mistress Crupp, et j'allai moi-même faire mes commandes chez le traiteur. En descendant le Strand un peu plus tard, j'aperçus à la fenêtre d'un charcutier un bloc d'une substance veinée qui ressemblait à du marbre, et qui portait cette étiquette: «Fausse tortue.» J'entrai et j'en achetai une tranche suffisante, à ce que j'ai vu depuis, pour quinze personnes. Mistress Crupp consentit avec quelque difficulté à réchauffer cette préparation qui diminua si fort en se liquéfiant, que nous la trouvâmes, comme disait Steerforth, un peu juste pour nous quatre.
Ces préparatifs heureusement terminés, j'achetai un petit dessert au marché de Covent-Garden, et je fis une commande assez considérable chez un marchand de vins en détail du voisinage. Quand je rentrai chez moi, dans l'après-midi, et que je vis les bouteilles rangées en bataille dans l'office, elles me semblèrent si nombreuses (quoiqu'il y en eût deux qu'on ne pût pas retrouver, au grand mécontentement de mistress Crupp), que j'en fus littéralement effrayé.
L'un des amis de Steerforth s'appelait Grainger, et l'autre Markham. Ils étaient tous les deux gais et spirituels; Grainger était un peu plus âgé que Steerforth, Markham avait l'air plus jeune, je ne lui aurais pas donné plus de vingt ans. Je remarquai que ce dernier parlait toujours de lui-même d'une manière indéfinie en se servant de la particule on pour remplacer la première personne du singulier qu'il n'employait presque jamais.
«On pourrait très-bien vivre ici, monsieur
Copperfield, dit
Markham, voulant parler de lui-même.
— La situation est assez agréable, répondis-je, et l'appartement est vraiment commode.
— J'espère que vous avez fait provision d'appétit, dit Steerforth à ses amis.
— Sur mon honneur, dit Markham, je crois que c'est Londres qui vous donne comme cela de l'appétit. On a faim toute la journée. On ne fait que manger.»
J'étais un peu embarrassé d'abord, et je me trouvais trop jeune pour présider au repas; je fis donc asseoir Steerforth à la place du maître de la maison, quand on annonça le dîner, et je m'assis en face de lui. Tout était excellent, nous n'épargnions pas le vin, et Steerforth fit tant de frais pour que la soirée se passât gaiement, qu'en effet ce fut une véritable fête d'un bout à l'autre. Pendant le dîner, je me reprochais de ne pas être aussi gracieux pour mes hôtes que je l'aurais voulu mais ma chaise était en face de la porte, et mon attention était troublée par la vue du jeune homme très-adroit qui sortait à chaque instant du salon, et dont j'apercevais la silhouette se dessiner le moment d'après sur le mur de l'antichambre, une bouteille à la bouche. La jeune personne me donnait également quelques inquiétudes, non pas pour la propreté des assiettes, mais dans l'intérêt de ma vaisselle dont je l'entendais faire un carnage affreux. La petite était curieuse, et, au lieu de se renfermer tacitement dans l'office, comme le portaient ses instructions, elle s'approchait constamment de la porte pour nous regarder, puis, quand elle croyait être aperçue, elle se retirait précipitamment sur les assiettes dont elle avait tapissé soigneusement le plancher dans l'office, et vous jugez des conséquences désastreuses de cette retraite précipitée.
Ce n'étaient pourtant, après tout, que de petites misères, et je les eus bientôt oubliées quand on eut enlevé la nappe, et que le dessert fut placé sur la table; on découvrit alors que le jeune homme très-adroit avait perdu la parole; je lui donnai en secret le conseil utile d'aller retrouver mistress Crupp et d'emmener aussi la jeune personne dans les régions inférieures de la maison, après quoi je m'abandonnai tout entier au plaisir.
Je commençai par une gaieté et un entrain singuliers; une foule de sujets à demi oubliés se pressèrent à la fois dans mon esprit, et je parlai avec une abondance inaccoutumée. Je riais de tout mon coeur de mes plaisanteries et de celles des autres; je rappelai Steerforth à l'ordre parce qu'il ne faisait pas circuler le vin; je pris l'engagement d'aller à Oxford; j'annonçai mon intention de donner toutes les semaines un dîner exactement pareil à celui que nous venions d'achever, en attendant mieux, et je pris du tabac dans la tabatière de Grainger avec une telle frénésie que je fus obligé de me retirer dans l'office pour y éternuer à mon aise, dix minutes de suite sans désemparer. Je continuai en faisant circuler le vin toujours plus rapidement, et en me précipitant pour déboucher de nouvelles bouteilles, longtemps avant que ce fut nécessaire. Je proposai la santé de Steerforth, «à mon meilleur ami, au protecteur de mon enfance, au compagnon de ma jeunesse.» Je déclarai que j'avais envers lui des obligations que je ne pourrais jamais reconnaître, et que j'éprouvais pour lui une admiration que je ne pourrais jamais exprimer. Je finis en disant:
«À la santé de Steerforth! que Dieu le protège! Hurrah!»
Nous bûmes trois fois trois verres de vin en son honneur, puis encore un petit coup, puis un bon coup pour en finir. Je cassai mon verre en faisant le tour de la table pour aller lui donner une poignée de main, et je lui dis: (en deux mots) «Steerforthvousêtesl'étoilepolairedemonexist…ence.»
Ce n'était pas fini: voilà que je m'aperçois tout à coup que quelqu'un en était au milieu d'une chanson, c'était Markham qui chantait:
Quand les soucis nous accablent…
En finissant, il nous proposa de boire à la santé de «la femme!» Je fis des objections et je ne voulus pas admettre le toast. Je n'en trouvais pas la forme assez respectueuse. Jamais je ne permettrais qu'on portât chez moi pareil toast autrement qu'en ces termes: «les dames!» Ce qui fit que je pris un air très-arrogant avec lui, ce fut surtout parce que je voyais que Steerforth et Grainger se moquaient de moi… ou de lui… peut-être de tous les deux. Il me répondit qu'on ne se laissait pas faire la loi. Je lui dis qu'on serait bien obligé de se la laisser faire. Il répliqua qu'on ne devait pas se laisser insulter. Je lui dis qu'il avait raison, et qu'on n'avait pas cela à craindre sous mon toit où les dieux lares étaient sacrés et l'hospitalité toute-puissante. Il dit qu'on ne manquait pas à sa dignité en reconnaissant que j'étais un excellent garçon. Je proposai sur-le-champ de boire à sa santé.
Quelqu'un se mit à fumer. Nous fumâmes tous, moi aussi malgré le frisson qui me gagnait. Steerforth avait fait un discours en mon honneur, pendant lequel j'avais été ému presque jusqu'aux larmes. Je lui répondis en exprimant le voeu que la compagnie présente voulût bien dîner chez moi le lendemain et le jour suivant, et tous les jours à cinq heures, afin que nous pussions jouir du plaisir de la société et de la conversation tout le long de la soirée. Je me crus obligé de porter une santé nominative. Je proposai donc de boire à la santé de ma tante, «miss Betsy Trotwood, l'honneur de son sexe!»
Il y avait quelqu'un qui se penchait à la fenêtre de ma chambre à coucher, en appuyant son front brûlant contre les pierres de la balustrade, et en recevant le vent sur son visage. C'était moi. Je me parlais à moi-même sous le nom de Copperfield. Je me disais: «Pourquoi avez-vous essayé un cigare? Vous saviez bien que vous ne pouvez pas fumer!» Il y avait après cela quelqu'un qui n'était pas bien solide sur ses jambes et qui se regardait dans la glace. C'était encore moi. Je me trouvais l'air pâlot, les yeux vagues, et les cheveux, seulement les cheveux, rien de plus… ivres.
Quelqu'un me dit: «Allons au spectacle, Copperfield!» Je ne vis plus la chambre à coucher, je ne vis que la table branlante, couverte de verres retentissants, avec la lampe dessus; Grainger était à ma droite, Markham à ma gauche, Steerforth en face, tous assis dans le brouillard et loin de moi.
«Au spectacle? sans doute! c'est cela! allons! excusez-moi seulement si je sors le dernier pour éteindre la lampe, de peur du feu.»
Grâce à quelque confusion dans l'obscurité, sans doute, il fallait que la porte fût partie: je ne la trouvais plus. Je la cherchais dans les rideaux de la fenêtre, quand Steerforth me prit par le bras en riant, et me fit sortir. Nous descendîmes l'escalier, les uns après les autres. Au moment d'arriver en bas, quelqu'un tomba et roula jusqu'au palier. Je ne sais quel autre dit que c'était Copperfield. J'étais indigné de ce faux rapport jusqu'au moment où, me trouvant sur le dos dans le corridor, je commençai à croire qu'il y avait peut-être quelque fondement à cette supposition.
Il faisait cette nuit-là un brouillard épais avec des halos de lumière autour des réverbères dans la rue. On disait vaguement qu'il pleuvait. Moi, je trouvais qu'il gelait. Steerforth m'épousseta sous un réverbère, retapa mon chapeau que quelqu'un avait ramassé quelque part, je ne sais comment, car je ne l'avais pas auparavant. Steerforth me dit alors: «Comment vous trouvez- vous, Copperfield?» Et je lui répondis: «Mieux q'jamais.»
Un homme, niché dans un petit coin, m'apparut à travers le brouillard, et reçut l'argent de quelqu'un, en demandant si on avait payé pour moi; il eut l'air d'hésiter (autant que je me rappelle cet instant, rapide comme un éclair) s'il me laisserait entrer ou non. Le moment d'après, nous étions placés très-haut dans un théâtre étouffant; nous plongions de là dans un parterre qui m'avait l'air de fumer, tant les gens qui y étaient entassés se confondaient à mes yeux. Il y avait aussi une grande scène qui paraissait très-propre et très-unie, quand on venait de la rue; et puis il y avait des gens qui s'y promenaient, et qui parlaient de quelque chose, mais d'une manière très-confuse. Il y avait beaucoup de lumière, de la musique, des dames dans les loges, et je ne sais quoi encore. Il me semblait que tout l'édifice prenait une leçon de natation, à voir les oscillations étranges avec lesquelles il m'échappait quand j'essayais de le fixer des yeux.
Sur la proposition de quelqu'un, nous résolûmes de descendre aux premières loges, où étaient les dames. J'aperçus un monsieur en grande toilette, couché tout de son long sur un canapé, une lorgnette à la main, et je vis aussi ma personne en pied dans une glace. On m'introduisit dans une loge où je m'aperçus que je parlais en m'asseyant, et qu'on criait autour de moi silence à quelqu'un; je vis que les dames me jetaient des regards d'indignation et… quoi?… oui!… Agnès, assise devant moi, dans la même loge, à côté d'un monsieur et d'une dame que je ne connaissais pas. Je vois son visage, maintenant bien mieux, probablement, que je ne le vis alors, se tourner vers moi avec une expression ineffaçable d'étonnement et de regret.
«Agnès, dis-je d'une voix tremblante, bonté du ciel, Agnès!
— Chut! je vous en prie! répondit-elle sans que je pusse comprendre pourquoi. Vous dérangez vos voisins. Regardez le théâtre.»
J'essayai, sur son ordre, de voir et d'entendre quelque chose de ce qui se passait, mais ce fut inutile. Je la regardai de nouveau, et je la vis se cacher dans son coin et appuyer son front sur sa main gantée.
«Agnès, lui dis-je, j'aipeurquevousn'soyezsouffrante.
— Non, non, ne faites pas attention à moi, Trotwood, repliqua-t- elle. Écoutez-moi. Partez-vous bientôt?
— Sij'm'envaisbientôt? répétai-je.
— Oui.»
N'avais-je pas la sotte idée de lui répondre que j'attendrais pour lui donner le bras en descendant! Je suppose que j'en exprimai quelque chose, car, après m'avoir regardé attentivement un moment, elle parut comprendre, et répliqua à voix basse:
«Je sais que vous allez faire ce que je vous demande, quand je vous dirai que j'y tiens beaucoup. Allez-vous-en tout de suite, Trotwood, pour l'amour de moi, et priez vos amis de vous ramener chez vous.»
Sa présence avait déjà produit assez d'effet sur moi, pour que je me sentisse tout honteux malgré ma colère, et avec un bref «booir» (qui voulait dire «bonsoir»), je me levai et je sortis. Steerforth me suivit, et je ne fis qu'un pas de la porte de ma loge à celle de ma chambre à coucher où je me trouvai seul avec lui; il m'aidait à me déshabiller, pendant que je lui disais alternativement qu'Agnès était ma soeur, et que je le conjurais de m'apporter le tire-bouchon pour déboucher une autre bouteille de vin.
Il y eut quelqu'un qui passa la nuit dans mon lit à rabâcher sans cesse les mêmes choses, à bâtons rompus, dans un rêve fiévreux, battu par une mer agitée qui ne voulait pas se calmer. Puis quand ce quelqu'un retrouva peu à peu son identité, alors ma gorge commença à se dessécher, il me sembla que ma peau était sèche comme une planche, que ma langue était le fond d'une vieille bouilloire vide qui se calcinait peu à peu sur un petit feu, et que les paumes de mes mains étaient des plaques de métal brûlant que la glace même ne pourrait rafraîchir!
Quelle angoisse d'esprit, quels remords, quelle honte je ressentis quand je revins à moi-même le lendemain! Quelle horreur j'éprouvai en pensant aux mille sottises que j'avais faites sans le savoir et sans pouvoir les réparer jamais! Le souvenir de cet ineffaçable regard d'Agnès; l'impossibilité où je me trouvais d'avoir aucune explication avec elle, puisque je ne savais pas seulement, animal que j'étais, ni pourquoi elle était venue à Londres, ni chez qui elle était descendue; le dégoût que me causait la vue seule de la chambre où avait eu lieu le festin, l'odeur du tabac, la vue des verres, le mal de tête que j'éprouvais sans pouvoir sortir, ni même me lever! Quelle journée que celle-là!
Et quelle soirée, quand, assis près du feu, je dégustai lentement une tasse de bouillon de mouton couvert de graisse, et que je me dis que je prenais le même chemin que mon prédécesseur, et que je succéderais à son triste sort comme à son appartement! J'avais bien envie d'aller tout de suite à Douvres, faire une confession générale. Quelle soirée, quand mistress Crupp vint chercher la tasse de bouillon, et qu'elle m'apporta, dans un plat à fromage, un rognon, un seul rognon, comme l'unique reste, disait-elle, du festin de la veille! Je fus sur le point de tomber sur son sein de nankin, et de m'écrier dans un repentir véritable: «Oh! mistress Crupp, mistress Crupp, ne me parlez pas de restes! allez! Je suis bien malheureux!» Seulement, ce qui m'arrêta dans cet élan du coeur, c'est que je n'étais pas bien sûr que mistress Crupp fût précisément le genre de femme à qui on dût donner sa confiance!