Je rêvais probablement, lorsque je crus voir, tandis qu'il soufflait dans cette épouvantable flûte, la vieille maîtresse du logis qui s'était approchée de lui dans son enthousiasme, se pencher tout d'un coup sur le dossier de sa chaise, et prendre sa tête dans ses bras pour l'embrasser; un instant la flûte s'arrêta. J'étais apparemment entre la veille et le sommeil, alors et quelque temps après, car, lorsqu'il recommença à jouer, (ce qu'il y a de sûr c'est qu'il s'était interrompu un instant), je vis et j'entendis la susdite vieille femme demander à mistress Fibbitson si ce n'était pas délicieux (en parlant de la flûte), à quoi mistress Fibbitson répondit, «oui, oh oui!» et se pencha vers le feu, auquel elle rapportait, j'en suis sûr tout l'honneur de cette jolie musique.

Il y avait déjà longtemps que j'étais endormi, je crois, lorsque le maître d'études de Salem-House démonta sa flûte, mit dans sa poche les trois pièces qui la composaient, et m'emmena. Nous trouvâmes la diligence tout près de là, et nous montâmes sur l'impériale, mais j'avais tellement envie de dormir que, lorsqu'on s'arrêta sur la route pour prendre d'autres voyageurs, on me mit dans l'intérieur où il n'y avait personne, et là je dormis profondément, jusqu'à une longue montée que les chevaux gravirent au pas entre de grands arbres. Bientôt la diligence s'arrêta; elle avait atteint sa destination.

Après quelques minutes de marche, nous arrivâmes, le maître d'études et moi, à Salem-House; un grand mur de briques formait l'enceinte, et le tout avait l'air fort triste. Sur une porte pratiquée dans le mur était placé un écriteau où on lisait: Salem-House. Nous vîmes bientôt paraître, à une petite ouverture près de la porte, un visage maussade, qui appartenait à ce que je vis, lorsque la porte nous fut ouverte, à un gros homme, avec un cou énorme comme celui d'un taureau, une jambe de bois, un front bombé, et des cheveux coupés ras tout autour de la tête.

«C'est le nouvel élève,» dit le maître d'études.

L'homme à la jambe de bois m'examina de la tête aux pieds, ce qui ne fut pas long, car je n'étais pas bien grand, puis il referma la porte derrière nous, et prit la clef. Nous nous dirigions vers la maison, au milieu de grands arbres au feuillage sombre, quand il appela mon conducteur.

«Holà!»

Nous nous retournâmes; il était debout à la porte de la petite loge, où il demeurait, une paire de bottes à la main.

«Dites donc! le savetier est venu depuis que vous êtes sorti, monsieur Mell, et il dit qu'il ne peut plus du tout les raccommoder. Il prétend qu'il ne reste pas un seul morceau de la botte primitive, et qu'il ne comprend pas que vous puissiez lui demander de les réparer.»

En parlant ainsi il jeta les bottes devant M. Mell, qui retourna quelques pas en arrière pour les ramasser, et qui les regarda de l'air le plus lamentable, en venant me retrouver. J'observai alors, pour la première fois, que les bottes qu'il portait étaient fort usées, et qu'il y avait même un endroit par où son bas sortait, comme un bourgeon qui veut percer l'écorce?

Salem-House était un bâtiment carré bâti en briques avec deux pavillons sur les ailes, le tout d'une apparence nue et désolée. Tout ce qui l'entourait était si tranquille que je dis à M. Mell que probablement les élèves étaient en promenade, mais il parut surpris de ce que je ne savais pas qu'on était en vacances, et que tous les élèves étaient chez leurs parents, M. Creakle, le maître de pension, était au bord de la mer avec Mme et miss Creakle, et quant à moi, on m'envoyait en pension durant les vacances pour me punir de ma mauvaise conduite, comme il me l'expliqua tout du long en chemin.

Il me mena dans la salle d'études; jamais je n'avais vu un lieu si déplorable ni si désolé. Je la revois encore à l'heure qu'il est. Une longue chambre, avec trois longues rangées de bancs et des champignons pour accrocher les chapeaux et les ardoises. Des fragments de vieux cahiers et de thèmes déchirés jonchent le plancher. Il y en a d'autres sur les pupitres qui ont servi à loger des vers à soie. Deux malheureuses petites souris blanches, abandonnées par leur propriétaire, parcourent du haut en bas une fétide petite forteresse construite en carton et en fil de fer, et leurs petits yeux rouges cherchent dans tous les coins quelque chose à manger. Un oiseau, enfermé dans une cage à peine plus grande que lui, fait de temps à autre un bruit monotone, en sautant sur son perchoir, de deux pouces de haut, ou en redescendant, sur son plancher, mais il ne chante ni ne siffle. Par toute la chambre, il règne une odeur malsaine, composé étrange, à ce qu'il me semble, de cuir pourri, de pommes renfermées et de livres moisis. Il ne saurait y avoir plus d'encre répandue dans toute cette pièce, lors même que les architectes auraient oublié d'y mettre une toiture, et que, pendant toute l'année, le ciel y aurait fait pleuvoir, neiger, ou grêler de l'encre.

M. Mell me quitta un moment, pour remonter ses bottes irréparables; je m'avançai timidement vers l'autre bout de la chambre, tout en observant ce que je viens de décrire. Tout à coup j'arrivai devant un écriteau en carton, posé sur un pupitre; on y lisait ces mots écrits en grosses lettres: «Prenez garde. Il mord.»

Je grimpai immédiatement sur le pupitre, persuadé que dessous il y avait au moins un gros chien. Mais j'avais beau regarder tout autour de moi avec inquiétude, je ne l'apercevais pas. J'étais encore absorbé dans cette recherche, lorsque M. Mell revint, et me demanda ce que je faisais là-haut.

«Je vous demande bien pardon, monsieur, mais je regarde où est le chien.

— Le chien! dit-il, quel chien?

— N'est-ce pas un chien, monsieur?

— Quoi? qu'est-ce qui n'est pas un chien?

— Cet animal auquel il faut prendre garde, monsieur, parce qu'il mord.

— Non, Copperfield, dit-il gravement, ce n'est pas un chien. C'est un petit garçon. J'ai pour instruction, Copperfield, de vous attacher cet écriteau derrière le dos. Je suis fâché d'avoir à commencer par là avec vous, mais il le faut.»

Il me fit descendre et m'attacha derrière le dos, comme une giberne, l'écriteau bien adapté pour ce but, et partout où j'allais ensuite j'eus la consolation de le transporter avec moi.

Ce que j'eus à souffrir de cet écriteau, personne ne peut le deviner. Qu'il fût possible de me voir ou non, je me figurais toujours que quelqu'un était là à le lire; ce n'était pas un soulagement pour moi que de me retourner et de ne voir personne, car je me figurais toujours qu'il y avait quelqu'un derrière mon dos. La cruauté de l'homme à la jambe de bois aggravait encore mes souffrances; c'était lui qui était le mandataire de l'autorité, et toutes les fois qu'il me voyait m'appuyer le dos contre un arbre ou contre le mur, ou contre la maison, il criait de sa loge d'une voix formidable: «Hé! Copperfield! faites voir la pancarte, ou je vous donne une mauvaise note.» L'endroit où l'on jouait était une cour sablée, placée derrière la maison, en vue de toutes les dépendances, et je savais que les domestiques lisaient ma pancarte, que le boucher la lisait, que le boulanger la lisait, en un mot que tous ceux qui entraient ou qui sortaient le matin, tandis que je faisais ma promenade obligée, lisaient sur mon dos qu'il fallait prendre garde à moi parce que je mordais. Je me rappelle que j'avais fini positivement par avoir peur de moi comme d'une espèce d'enfant sauvage qui mordait.

Il y avait dans cette cour de récréation une vieille porte sur laquelle les élèves s'étaient amusés à sculpter leurs noms; elle était complètement couverte de ce genre d'inscriptions. Dans ma terreur de voir arriver la fin des vacances qui ramènerait tous les élèves, je ne pouvais lire un seul de ces noms sans me demander de quel ton et avec quelle expression il lirait: «Prenez garde, il mord.» Il y en avait un, un certain Steerforth qui avait gravé son nom très-souvent et très-profondément. «Celui-là, me disais-je, va lire cela de toutes ses forces et puis il me tirera les cheveux.» Il y en avait un autre nommé Tommy Traddles; je me figurais qu'il se ferait un amusement de m'approcher par mégarde, et de se reculer avec l'air d'avoir grand'peur. Quant au troisième, George Demple, je l'entendais chanter mon inscription. Enfin, dans ma frayeur, je contemplais en tremblant cette porte, jusqu'à ce qu'il me semblât entendre tous les propriétaires de ces noms (il y en avait quarante-cinq, à ce que me dit M. Mell) crier en choeur qu'il fallait m'envoyer à Coventry, et répéter, chacun à sa manière: «Prenez garde, il mord.»

Et de même pour les pupitres et les bancs, de même pour les lits solitaires que j'examinais le soir quand j'étais couché. Toutes les nuits j'avais des rêves où je voyais tantôt ma mère telle qu'elle était jadis, tantôt l'intérieur de M. Peggotty; ou bien je voyageais sur l'impériale de la diligence, ou je dînais avec mon malheureux ami le garçon d'hôtel; et partout je voyais tout le monde me regarder d'un air effaré; on venait de s'apercevoir que je n'avais pour tout vêtement que ma chemise de nuit et mon écriteau.

Cette vie monotone et la frayeur que me causait la fin prochaine des vacances, me causaient une affliction intolérable. J'avais chaque jour de longs devoirs à faire pour M. Mell, mais je les faisais (M. Murdstone et sa soeur n'étaient plus là), et je ne m'en tirais pas mal. Avant et après mes heures d'étude je me promenais, sous la surveillance, comme je l'ai déjà dit, de l'homme à la jambe de bois. Je me rappelle encore, comme si j'y étais, tout ce que je voyais dans ces promenades, la terre humide autour de la maison, les pierres couvertes de mousse dans la cour, la vieille fontaine toute fendue et les troncs décolorés de quelques arbres ratatinés qui avaient l'air d'avoir reçu plus de pluie et moins de rayons de soleil que tous les arbres du monde ancien et moderne. Nous dînions à une heure, M. Mell et moi, au bout d'une longue salle à manger parfaitement nue, où on ne voyait que des tables de sapin qui sentaient le graillon, et puis nous nous remettions à travailler jusqu'à l'heure du thé; M. Mell buvait son thé dans une petite tasse bleue, et moi dans un petit pot d'étain. Pendant toute la journée et jusqu'à sept ou huit heures du soir, M. Mell était établi à son pupitre dans la salle d'études; il s'occupait sans relâche à faire les comptes du dernier semestre, sans quitter sa plume, son encrier, sa règle et ses livres. Quand il avait tout rangé le soir, il tirait sa flûte et soufflait dedans avec une telle énergie que je m'attendais à tout moment à le voir passer par le grand trou de son instrument, jusqu'à son dernier souffle, et à le voir fuir par les clefs.

Je me vois encore, pauvre petit enfant que j'étais alors, la tête dans mes mains au milieu de la pièce à peine éclairée, écoutant la douloureuse harmonie de M. Mell tout en méditant sur mes leçons du lendemain; je me vois également, mes livres fermés à côté de moi, prêtant toujours l'oreille à la douloureuse harmonie de M. Mell, et croyant entendre à travers ces sons lamentables le bruit lointain de la maison paternelle et le sifflement du vent sur les dunes de Yarmouth. Ah! combien je me sens isolé et triste! je me vois montant me coucher dans des chambres presque désertes, et pleurant dans mon petit lit au souvenir de ma chère Peggotty; je me vois descendant l'escalier le lendemain matin et regardant, par un carreau cassé de la lucarne qui l'éclaire, la cloche de la pension suspendue tout en haut d'un hangar, avec une girouette par dessus; je la contemple et je songe avec effroi au temps où elle appellera à l'étude Steerforth et ses camarades, et pourtant j'ai encore bien plus peur du moment fatal où l'homme à la jambe de bois ouvrira la grille aux gonds rouillés pour laisser passer le redoutable M. Creakle. Je ne crois pas avec tout cela que je sois un très-mauvais sujet, mais je n'en porte pas moins le placard toujours sur mon dos.

M. Mell ne me disait pas grand'chose, mais il n'était pas méchant avec moi; je suppose que nous nous tenions mutuellement compagnie sans nous parler. J'ai oublié de dire qu'il se parlait quelquefois à lui-même, et qu'alors il grinçait des dents, il serrait les poings et il se tirait les cheveux de la façon la plus étrange; mais c'était une habitude qu'il avait comme ça. Dans les commencements cela me faisait peur, mais je ne tardai pas à m'y faire.

CHAPITRE VI.

J'agrandis le cercle de mes connaissances.

Je menais cette vie depuis un mois environ, lorsque l'homme à la jambe de bois se mit à parcourir la maison avec un balai et un seau d'eau; j'en conclus qu'on préparait tout pour recevoir M. Creakle et ses élèves. Je ne me trompais pas, car bientôt le balai envahit la salle d'étude et nous en chassa M. Mell et moi. Nous allâmes vivre je ne sais où et je ne sais comment; ce que je sais bien, c'est que, pendant plusieurs jours, nous rencontrions partout deux ou trois femmes, que je n'avais qu'à peine entrevues jusqu'alors, et que j'avalai une telle quantité de poussière que j'éternuais aussi souvent que si Salem-House avait été une vaste tabatière.

Un jour M. Mell m'annonça que M. Creakle arriverait le soir. Après le thé, j'appris qu'il était arrivé; avant l'heure de me coucher, l'homme à la jambe de bois vint me chercher pour comparaître devant lui.

M. Creakle habitait une portion de la maison beaucoup plus confortable que la nôtre; il avait un petit jardin qui paraissait charmant à côté de la récréation, sorte de désert en miniature, où un chameau et un dromadaire se seraient trouvés comme chez eux. Je me trouvai bien hardi d'oser remarquer qu'il n'y avait pas jusqu'au corridor qui n'eût l'air confortable, tandis que je me rendais tout tremblant chez M. Creakle. J'étais tellement abasourdi en entrant, que je vis à peine mistress Creakle ou miss Creakle qui étaient toutes deux dans le salon. Je ne voyais que M. Creakle, ce bon et gros monsieur qui portait un paquet de breloques à sa montre: il était assis dans un fauteuil, avec une bouteille et un verre à côté de lui.

«Ah! dit M. Creakle, voilà le jeune homme dont il faut limer les dents. Faites-le retourner.»

L'homme à la jambe de bois me retourna de façon à montrer le placard, puis lorsque M. Creakle eut eu tout le temps de le lire, il me replaça en face du maître de pension, et se mit à côté de lui. M. Creakle avait l'air féroce, ses yeux étaient petits et très-enfoncés; il avait de grosses veines sur le front, un petit nez et un menton très-large. Il était chauve, et n'avait que quelques petits cheveux gras et gris, qu'il lissait sur ses tempes, de façon à leur donner rendez-vous au milieu du front. Mais ce qui chez lui me fit le plus d'impression, c'est qu'il n'avait presque pas de voix et parlait toujours tout bas. Je ne sais si c'est qu'il avait de la peine à parler même ainsi, ou si le sentiment de son infirmité l'irritait, mais, toutes les fois qu'il disait un mot, son visage prenait une expression encore plus méchante, ses veines se gonflaient, et quand j'y réfléchis, je comprends que ce soit là ce qui me frappa d'abord, comme ce qu'il y avait chez lui de plus remarquable.

«Voyons, dit M. Creakle. Qu'avez-vous à m'apprendre sur cet enfant?

— Rien encore, répartit l'homme à la jambe de bois. Il n'y a pas eu d'occasion.»

Il me sembla que M. Creakle était désappointé. Il me sembla que mistress Creakle et sa fille (que je venais de regarder pour la première fois, et qui étaient maigres et silencieuses à l'envi l'une de l'autre), n'étaient pas désappointées.

«Venez ici, monsieur! dit M. Creakle en me faisant signe de la main.

— Venez ici! dit l'homme à la jambe de bois en répétant le geste de M. Creakle.

— J'ai l'honneur de connaître votre beau-père, murmura M. Creakle en m'empoignant par l'oreille. C'est un digne homme, un homme énergique. Il me connaît, et moi je le connais. Me connaissez- vous, vous? hein! dit M. Creakle en me pinçant l'oreille avec un enjouement féroce.

— Pas encore, monsieur! dis-je tout en gémissant.

— Pas encore? hein? répéta M. Creakle. Cela viendra, hein?

— Cela viendra! hein?» répéta l'homme à la jambe de bois.

Je découvris plus tard que son timbre retentissant lui procurait l'honneur de servir d'interprète à M. Creakle auprès de ses élèves.

J'étais horriblement effrayé et je me contentai de dire que je l'espérais bien. Mais tout en parlant, je me sentais l'oreille tout en feu, il la pinçait si fort!

«Je vais vous dire ce que je suis, murmura M. Creakle en lâchant enfin mon oreille, mais après l'avoir tordue de façon à me faire venir les larmes aux yeux. Je suis un Tartare.

— Un Tartare, dit l'homme à la jambe de bois.

— Quand je dis que je ferai une chose, je la fais, dit M. Creakle, et quand je dis qu'il faut faire une chose, je veux qu'on la fasse.

— Qu'il faut faire une chose, je veux qu'on la fasse, répéta l'homme à la jambe de bois.

— Je suis un caractère décidé, dit M. Creakle. Voilà ce que je suis. Je fais mon devoir, voilà ce que je fais. Quand ma chair et mon sang (il se tourna vers mistress Creakle), quand ma chair et mon sang se révoltent contre moi, ce n'est plus ma chair et mon sang; je les renie. Cet individu a-t-il reparu? demanda-t-il à l'homme à la jambe de bois.

— Non, répondit-il.

— Non? dit M. Creakle. Il a bien fait. Il me connaît, qu'il se tienne à l'écart. Je dis qu'il se tienne à l'écart, dit M. Creakle en tapant sur la table et en regardant mistress Creakle, car il me connaît. Vous devez commencer aussi à me connaître, mon petit ami. Vous pouvez vous en aller. Emmenez-le.

J'étais bien content qu'il me renvoyât, car mistress Creakle et miss Creakle s'essuyaient les yeux, et je souffrais autant pour elles que pour moi. Mais j'avais à lui adresser une pétition qui avait pour moi tant d'intérêt que je ne pus m'empêcher de lui dire, tout en admirant mon courage:

«Si vous vouliez bien, monsieur.»

M. Creakle murmura: «Hein? Qu'est-ce que ceci veut dire? et baissa les yeux sur moi, comme s'il avait envie de me foudroyer d'un regard.

— Si vous vouliez bien, monsieur, balbutiai-je, si je pouvais (je suis bien fâché de ce que j'ai fait, monsieur) ôter cet écriteau avant le retour des élèves.

Je ne sais si M. Creakle eut vraiment envie de sauter sur moi, ou s'il avait seulement l'intention de m'effrayer, mais il s'élança hors de son fauteuil et je m'enfuis comme un trait, sans attendre l'homme à la jambe de bois; je ne m'arrêtai que dans le dortoir, où je me fourrai bien vite dans mon lit, où je restai à trembler, pendant plus de deux heures.

Le lendemain matin M. Sharp revint. M. Sharp était le second de M. Creakle, le supérieur de M. Mell. M. Mell prenait ses repas avec les élèves, mais M. Sharp dînait et soupait à la table de M. Creakle. C'était un petit monsieur à l'air délicat, avec un très-grand nez; il portait sa tête de côté, comme si elle était trop lourde pour lui. Ses cheveux étaient longs et ondulés, mais j'appris par le premier élève qui revint, que c'était une perruque (une perruque d'occasion, me dit-il), et que M. Sharp sortait tous les samedis pour la faire boucler.

Ce fut Tommy Traddles qui me donna ce renseignement, il revint le premier. Il se présenta à moi en m'informant que je trouverais son nom au coin de la grille à droite, au devant du grand verrou; je lui dis: «Traddles,» à quoi il me répondit «lui-même,» puis il me demanda une foule de détails sur moi et sur ma famille.

Ce fut très-heureux pour moi que Traddles revint le premier. Mon écriteau l'amusa tellement, qu'il m'épargna l'embarras de le montrer ou de le dissimuler, en me présentant à tous les élèves immédiatement après leur arrivée. Qu'ils fussent grands ou petits, il leur criait: «Venez vite! voilà une bonne farce!» Heureusement aussi, la plupart des enfants revenaient tristes et abattus, et moins disposés à rire à mes dépens, que je ne l'avais craint. Il y en avait bien quelques-uns qui sautaient autour de moi comme des sauvages, et il n'y en avait à peu près aucun qui sût résister à la tentation de faire comme si j'étais un chien dangereux: ils venaient me caresser et me cajoler comme si j'étais sur le point de les mordre, puis ils disaient: «À bas, monsieur!» et ils m'appelaient «Castor.» C'était naturellement fort ennuyeux pour moi, au milieu de tant d'étrangers, et cela me coûta bien des larmes, mais à tout prendre, j'avais redouté pis.

On ne me regarda comme positivement admis dans la pension, qu'après l'arrivée de F. Steerforth. On m'amena devant lui comme devant mon juge: il avait la réputation d'être très-instruit, et il était très-beau garçon: il avait au moins six ans plus que moi. Il s'enquit, sous un petit hangar dans la cour, des détails de mon châtiment, et voulut bien déclarer que selon lui, «c'était une fameuse infamie,» ce dont je lui sus éternellement gré.

«Combien d'argent avez-vous, Copperfield? me dit-il tout en se promenant avec moi, une fois mon jugement prononcé.

Je lui dis que j'avais sept shillings.

«Vous feriez mieux de me les donner, dit-il. Je vous les garderais; si cela vous plaît, toutefois: autrement, n'en faites rien.»

Je me hâtai d'obéir à cette amicale proposition, et je versai dans la main de Steerforth tout le contenu de la bourse de Peggotty.

— Voulez-vous en dépenser quelque chose maintenant? dit
Steerforth. Qu'en pensez-vous?

— Non, merci, répondis-je.

— Mais c'est très-facile, si vous en avez envie? dit Steerforth, vous n'avez qu'à parler.

— Non, merci, monsieur, répétai-je.

— Peut-être auriez-vous eu envie d'acheter une bouteille de cassis, pour un ou deux shillings. Nous la boirions peu à peu, là- haut dans le dortoir, reprit Steerforth. Vous êtes de mon dortoir, à ce qu'il paraît.»

L'idée ne m'en était pas venue, mais je n'en dis pas moins: «oui, cela me convient tout à fait.

— Parfaitement dit Steerforth. Je parie que vous seriez enchanté d'acheter pour un shilling de biscuits aux amandes?»

Je répondis que cela me plaisait aussi.

«Et puis pour un ou deux shillings de gâteaux et de fruits? dit
Steerforth, n'est-ce pas, petit Copperfield!»

Je souris parce qu'il souriait, mais malgré ça je ne savais trop qu'en penser.

«Bon! dit Steerforth, cela durera ce que ça pourra, après tout. Vous pouvez compter sur moi. Je sors quand cela me plaît, je passerai le tout en contrebande.» Et en même temps il mit l'argent dans sa poche, en me recommandant de ne pas m'inquiéter: il veillerait à ce que tout se passât bien.

Il tint parole, si on pouvait dire que tout se passât bien, lorsqu'au fond du coeur je sentais que c'était mal, que c'était faire un mauvais usage des deux demi-couronnes de ma mère; je conservai pourtant le morceau de papier qui les enveloppait: précieuse économie! Quand nous montâmes nous coucher, il me montra le produit de mes sept shillings, et posant le tout sur mon lit, à la lueur de la lune, il me dit:

«Voilà tout, jeune Copperfield, vous avez là un fameux gala!»

Je ne pouvais songer, vu mon âge, à faire les honneurs du festin, quand j'avais là Steerforth pour les faire: ma main tremblait à cette seule pensée. Je le priai de vouloir bien y présider, et ma requête fut appuyée par tous les élèves du dortoir. Il accepta, s'assit sur mon oreiller, fit circuler les mets avec une parfaite équité, je dois en convenir, et nous distribua le cassis dans un petit verre sans pied, qui lui appartenait. Quant à moi, j'étais assis à sa gauche, les autres étaient groupés autour de nous, assis par terre sur les lits les plus rapprochés du mien.

Comme je me rappelle cette soirée! Nous parlions à voix basse, ou plutôt ils parlaient et je les écoutais respectueusement; les rayons de la lune tombaient dans la chambre à peu de distance et dessinaient de leur pâle clarté une fenêtre sur le parquet. Nous restions presque tous dans l'ombre, excepté quand Steerforth plongeait une allumette dans sa petite boîte de phosphore, pour aller chercher quelque chose sur la table, lumière bleuâtre qui disparaissait aussitôt. Je me sens de nouveau saisi d'une certaine terreur mystérieuse; il fait sombre, notre festin doit être caché, tout le monde chuchote autour de moi, et j'écoute avec une crainte vague et solennelle, heureux de sentir mes camarades autour de moi, et très-effrayé (bien que je fasse semblant de rire) quand Traddles prétend apercevoir un revenant dans un coin.

On raconta toutes sortes de choses sur la pension, et sur ceux qui y vivaient. J'appris que M. Creakle avait raison de se baptiser lui-même un Tartare; que c'était le plus dur et le plus sévère des maîtres; que pas un jour ne s'écoulait sans qu'il vînt punir de sa propre main les élèves en faute. Il ne savait absolument rien autre chose que de punir, disait Steerforth; il était plus ignorant que le plus mauvais élève: il ne s'était fait maître de pension, ajoutait-il, qu'après avoir fait banqueroute dans un faubourg de Londres, comme marchand de houblon; il n'avait pu se tirer d'affaire que grâce à la fortune de mistress Creakle; sans compter bien d'autres choses encore que je m'étonnais qu'ils pussent savoir.

J'appris que l'homme à la jambe de bois, qui s'appelait Tungby, était un barbare impitoyable qui, après avoir servi d'abord dans le commerce du houblon, avait suivi M. Creakle dans la carrière de l'enseignement; on supposait que c'était parce qu'il s'était cassé la jambe au service de M. Creakle, et qu'il savait tous ses secrets, l'ayant assisté dans beaucoup d'opérations peu honorables. J'appris qu'à la seule exception de M. Creakle, Tungby considérait toute la pension, maîtres ou élèves, comme ses ennemis naturels, et qu'il mettait son plaisir à se montrer grognon et méchant. J'appris que M. Creakle avait un fils, que Tungby n'aimait pas; et qu'un jour, ce fils qui aidait son père dans la pension, ayant osé lui adresser quelques observations sur la façon dont il traitait les enfants, peut-être même protester contre les mauvais traitements que sa mère avait à souffrir, M. Creakle l'avait chassé de chez lui, et que, depuis ce jour, mistress Creakle et miss Creakle menaient la vie la plus triste du monde.

Mais ce qui m'étonna le plus, ce fut d'entendre dire qu'il y avait un de ses élèves sur lequel M. Creakle n'avait jamais osé lever la main, et que cet élève était Steerforth. Steerforth confirma cette assertion, en disant qu'il voudrait bien voir qu'il le touchât du bout du doigt. Un élève pacifique (ce ne fut pas moi), lui ayant demandé comment il s'y prendrait si M. Creakle en venait là, il trempa une allumette dans le phosphore, comme pour donner plus d'éclat à sa réponse, et dit qu'il commencerait par lui donner un bon coup sur la tête avec la bouteille d'encre qui était toujours sur la cheminée. Après quoi, pendant quelques minutes, nous restâmes dans l'obscurité, n'osant pas seulement souffler de peur.

J'appris que M. Sharp et M. Mell ne recevaient qu'un misérable salaire; que, lorsqu'il y avait à dîner sur la table de M. Creakle de la viande chaude et de la viande froide, il était convenu que M. Sharp devait toujours préférer la froide. Ce fait nous fut de nouveau confirmé par Steerforth, le seul admis aux honneurs de la table de M. Creakle. J'appris que la perruque de M. Sharp n'allait pas à sa tête, et qu'il ferait mieux de ne pas tant faire son fier avec sa perruque, parce qu'on voyait ses cheveux roux passer par- dessous.

J'appris qu'un des élèves était le fils d'un marchand de charbon, et qu'on le recevait dans la pension en payement du compte de charbon; ce qui lui avait valu le surnom de M. Troc, sobriquet emprunté au chapitre du livre d'arithmétique, qui traitait de ces matières. Quant à la bière, disait-on, c'est un vol fait aux parents, aussi bien que le pudding. On croyait, en général, que miss Creakle était amoureuse de Steerforth. Quoi de plus probable, me disais-je, tandis qu'assis dans les ténèbres, je songeais à la voix si douce, au beau visage, aux manières élégantes, aux cheveux bouclés de mon nouvel ami? J'appris aussi que M. Mell était un assez bon garçon, mais qu'il n'avait pas six pence à lui appartenant, et qu'à coup sûr la vieille Mme Mell, sa mère, était pauvre comme Job. Cela me rappela mon déjeuner où j'avais cru entendre «Mon Charles!» Mais, grâce à Dieu, je me rappelle aussi que je n'en soufflai mot à personne.

Toute cette conversation se prolongea un peu de temps après le banquet. La plus grande partie des convives étaient allés se coucher dès que le repas avait été terminé, et nous finîmes par les imiter après être restés encore à chuchoter et à écouter tout en nous déshabillant.

«Bonsoir, petit Copperfield, dit Steerforth, je prendrai soin de vous.

— Vous êtes bien bon, dis-je, le coeur plein de gratitude. Je vous remercie beaucoup.

— Avez-vous une soeur? dit Steerforth, tout en bâillant.

— Non, répondis-je.

— C'est dommage, dit Steerforth. Si vous en aviez eu une, je crois que ce serait une gentille petite personne, timide, jolie, avec des yeux très-brillants. J'aurais aimé à faire sa connaissance. Bonsoir, petit Copperfield.

— Bonsoir, monsieur,» répondis-je. Je ne pensai qu'à lui au fond de mon lit, je me soulevai pour le regarder; couché au clair de la lune, sa jolie figure tournée vers moi, la tête négligemment appuyée sur son bras, c'était, à mes yeux, un grand personnage, il n'est pas étonnant que j'en eusse l'esprit tout occupé; les sombres mystères de son avenir inconnu ne se révélaient pas sur sa face à la clarté de la lune. Il n'y avait pas une ombre attachée à ses pas, pendant la promenade que je fis, en rêve avec lui, dans le jardin.

CHAPITRE VII.

Mon premier semestre à Salem-House.

Les classes recommencèrent sérieusement le lendemain. Je me rappelle avec quelle profonde impression j'entendis tout à coup tomber le bruit des voix qui fut remplacé par un silence absolu, lorsque M. Creakle entra après le déjeuner. Il se tint debout sur le seuil de la porte, les yeux fixés sur nous, comme dans les contes des fées, quand le géant vient passer en revue ses malheureux prisonniers.

Tungby était à côté de M. Creakle. Je me demandai dans quel but il criait «silence!» d'une voix si féroce; nous étions tous pétrifiés, muets et immobiles.

On vit parler M. Creakle, et on entendit Tungby dans les termes suivants:

«Jeunes élèves, voici un nouveau semestre. Veillez à ce que vous allez faire dans ce nouveau semestre. De l'ardeur dans vos études, je vous le conseille, car moi, je reviens plein d'ardeur pour vous punir. Je ne faiblirai pas. Vous aurez beau frotter la place, vous n'effacerez pas la marque de mes coups. Et maintenant, tous, à l'ouvrage!»

Ce terrible exorde prononcé, Tungby disparut, et M. Creakle s'approcha de moi; il me dit que, si je savais bien mordre, lui aussi il était célèbre en ce genre. Il me montra sa canne, et me demanda ce que je pensais de cette dent-là? Était-ce une dent canine, hein? Était-ce une grosse dent, hein? Avait-elle de bonnes pointes, hein? Mordait-elle bien, hein? Mordait-elle bien? Et à chaque question il me cinglait un coup de jonc qui me faisait tordre en deux; j'eus donc bientôt payé, comme disait Steerforth, mon droit de bourgeoisie à Salem-House. Il me coûta bien des larmes.

Au reste, j'aurais tort de me vanter que ces marques de distinction spéciales fussent réservées pour moi: j'étais loin d'en avoir le privilège. La grande majorité des élèves (surtout les plus jeunes) n'étaient pas moins favorisés, toutes les fois que M. Creakle faisait le tour de la salle d'études. La moitié des enfants pleuraient et se tordaient déjà, dès avant l'entrée à l'étude et je n'ose pas dire combien d'autres élèves se tordaient et pleuraient avant la fin de l'étude; on m'accuserait d'exagération.

Je ne crois pas que personne au monde puisse aimer sa profession plus que ne le faisait M. Creakle. Le plaisir qu'il éprouvait à détacher un coup de canne aux élèves ressemblait à celui que donne la satisfaction d'un appétit impérieux. Je suis convaincu qu'il était incapable de résister au désir de frapper, surtout de bonnes petites joues bien potelées; c'était une sorte de fascination qui ne lui laissait pas de repos, jusqu'à ce qu'il eût marqué et tailladé le pauvre enfant pour toute la journée. J'étais très- joufflu dans ce temps-là, et j'en sais quelque chose. Quand je pense à cet être-là, maintenant, je sens que j'éprouve contre lui une indignation aussi désintéressée que si j'avais été témoin de tout cela sans être en son pouvoir; tout mon sang bout dans mes veines, à la pensée de cette brute imbécile, qui n'était pas plus qualifiée pour le genre de confiance importante dont il avait reçu le dépôt, que pour être grand amiral, ou pour commander en chef l'armée de terre de Sa Majesté. Peut-être même, dans l'une ou l'autre de ces fonctions, aurait-il fait infiniment moins de mal!

Et nous, malheureuses petites victimes d'une idole sans pitié, avec quelle servilité nous nous abaissions devant lui! Quel début dans la vie, quand j'y pense, que d'apprendre à ramper à plat ventre devant un pareil individu!

Je me vois encore assis devant mon pupitre; j'observe son oeil, je l'observe humblement; lui, il est occupé à rayer un cahier d'arithmétique pour une autre de ses victimes; cette même règle vient de cingler les doigts du pauvre petit garçon, qui cherche à guérir ses blessures en les enveloppant dans son mouchoir. J'ai beaucoup à faire. Ce n'est pas par paresse que j'observe l'oeil de M. Creakle, mais parce que je ne peux m'en empêcher; j'ai un désir invincible de savoir ce qu'il va faire tout à l'heure, si ce sera mon tour, ou celui d'un autre, d'être martyrisé. Une rangée de petits garçons placés après moi, observent son oeil, dans le même sentiment d'angoisse. Je sens qu'il le voit, bien qu'il ait l'air de ne pas s'en apercevoir. Il fait d'épouvantables grimaces tout en rayant son cahier, puis il jette sur nous un regard de côté; nous nous penchons en tremblant sur nos livres. Un moment après, nos yeux sont de nouveau attachés sur lui. Un malheureux coupable, qui a mal fait un de ses devoirs, s'avance sur l'injonction de M. Creakle. Il balbutie des excuses et promet de mieux faire le lendemain. M. Creakle fait quelque plaisanterie avant de le battre, et nous rions, pauvres petits chiens couchants que nous sommes; nous rions, pâles comme la mort, et le corps refoulé jusqu'au bas de nos talons.

Me voilà de nouveau devant mon pupitre, par une étouffante journée d'été. J'entends tout autour de moi un bourdonnement confus, comme si mes camarades étaient autant de grosses mouches. J'ai encore sur l'estomac le gras de bouilli tiède que nous avons eu à dîner il y a une heure ou deux. J'ai la tête lourde comme du plomb, je donnerais tout au monde pour pouvoir dormir. J'ai l'oeil sur M. Creakle, je cherche à le tenir bien ouvert; quand le sommeil me gagne par trop, je le vois à travers un nuage, réglant éternellement son cahier; puis, tout d'un coup, il vient derrière moi et me donne un sentiment plus réel de sa présence, en m'allongeant un bon coup de canne sur le dos.

Maintenant je suis dans la cour, toujours fasciné par lui, bien que je ne puisse pas le voir. Je sais qu'il est occupé à dîner dans une pièce dont je vois la fenêtre; c'est la fenêtre que j'examine. S'il passe devant, ma figure prend immédiatement une expression de résignation soumise. S'il met la tête à la fenêtre, l'élève le plus audacieux (Steerforth seul excepté) s'arrête au milieu du cri le plus perçant, pour prendre l'air d'un petit saint. Un jour Traddles (je n'ai jamais vu garçon plus malencontreux) casse par malheur un carreau de la fenêtre avec sa balle. À l'heure qu'il est, je frissonne encore en songeant à ce moment fatal; la balle a dû rebondir jusque sur la tête sacrée de M. Creakle.

Pauvre Traddles! Avec sa veste et son pantalon bleu de ciel devenus trop étroits, qui donnaient à ses bras et à ses jambes l'air de saucissons bien ficelés, c'était bien le plus gai, mais aussi le plus malheureux de nous tous. Il était battu régulièrement tous les jours: je crois vraiment que pendant ce semestre entier, il n'y échappa pas une seule fois, sauf un lundi, jour de congé, où il ne reçut que quelques coups de règle sur les doigts. Il nous annonçait tous les jours qu'il allait écrire à son oncle pour se plaindre, et jamais il ne le faisait. Après un moment de réflexion, la tête couchée sur son pupitre, il se relevait, se remettait à rire, et dessinait partout des squelettes sur son ardoise, jusqu'à ce que ses yeux fussent tout à fait secs. Je me suis longtemps demandé quelle consolation Traddles pouvait trouver à dessiner des squelettes; je le prenais au premier abord pour une espèce d'ermite, qui cherchait à se rappeler, au moyen de ces symboles de la brièveté de la vie, que l'exercice de la canne n'aurait qu'un temps. Mais je crois qu'en réalité il avait adopté ce genre de sujets, parce que c'était le plus facile, et qu'il n'y avait pas de traits à faire sur les lignes.

Traddles était un garçon plein de coeur; il considérait comme un devoir sacré pour tous les élèves de se soutenir les uns les autres. Plusieurs fois il eut à en porter la peine. Un jour surtout où Steerforth avait ri pendant l'office, le bedeau crut que c'était Traddles, et le fit sortir. Je le vois encore, quittant l'église, suivi des regards de toute la congrégation. Il ne voulut jamais dire quel était le vrai coupable, et pourtant le lendemain il fut cruellement châtié, et il passa tant d'heures en prison, qu'il en sortit avec un plein cimetière de squelettes entassés sur toutes les pages de son dictionnaire latin. Mais aussi il fut bien récompensé. Steerforth dit que Traddles n'était pas un capon, et quelle louange à nos yeux aurait pu valoir celle- là? Quant à moi, j'aurais supporté bien des choses pour obtenir une pareille indemnité (et pourtant j'étais bien plus jeune que Traddles, et beaucoup moins brave).

Un des grands bonheurs de ma vie, c'était de voir Steerforth se rendre à l'église en donnant le bras à miss Creakle. Je ne trouvais pas miss Creakle aussi belle que la petite Émilie; je ne l'aimais pas, jamais je n'aurais eu cette audace, mais je la trouvais remarquablement séduisante, et d'une distinction sans égale. Quand Steerforth, en pantalon blanc, tenait l'ombrelle de miss Creakle, je me sentais fier de le connaître, et il me semblait qu'elle ne pouvait s'empêcher de l'adorer de tout son coeur. M. Sharp et M. Mell étaient certainement à mes yeux de grands personnages, mais Steerforth les éclipsait comme le soleil éclipse les étoiles.

Steerforth continuait à me protéger, et son amitié m'était des plus utiles, car personne n'osait s'attaquer à ceux qu'il daignait honorer de sa bienveillance. Il ne pouvait me défendre vis-à-vis de M. Creakle, qui était très-sévère pour moi: il n'essayait même pas; mais quand j'avais eu à souffrir encore plus que de coutume, il me disait que je n'avais pas de toupet; que, pour son compte, jamais il ne supporterait un pareil traitement; cela me redonnait un peu de courage, et je lui en savais gré. La sévérité de M. Creakle eut pour moi un avantage, le seul que j'aie jamais pu découvrir. Il s'aperçut un jour que mon écriteau le gênait quand il passait derrière le banc, et qu'il voulait me donner, en circulant, un coup de sa canne, en conséquence l'écriteau fut enlevé, et je ne le revis plus.

Une circonstance fortuite vint encore augmenter mon intimité avec Steerforth, et cela d'une manière qui me causa beaucoup d'orgueil et de satisfaction. Un jour qu'il me faisait l'honneur de causer avec moi pendant la récréation, je me hasardai à lui faire observer que quelqu'un ou quelque chose (j'ai oublié les détails), ressemblait à quelqu'un ou à quelque chose dans l'histoire de Peregrine Pickle. Steerforth ne répondit rien; mais le soir, pendant que je me déshabillais, il me demanda si j'avais cet ouvrage.

Je lui dis que non, et je lui racontai comment je l'avais lu, de même que tous les autres livres dont j'ai parlé au commencement de ce récit.

«Est-ce que vous vous en souvenez? dit Steerforth.

— Oh! oui, répondis-je: j'avais beaucoup de mémoire, et il me semblait que je me les rappelais à merveille.

— Écoutez-moi, Copperfield, dit Steerforth, vous me les raconterez. Je ne peux pas m'endormir de bonne heure le soir, et je me réveille généralement de grand matin. Nous les prendrons les uns après les autres. Ce sera juste comme dans les Mille et une Nuits

Cet arrangement flatta singulièrement ma vanité, et le soir même, nous commençâmes à le mettre à exécution. Je ne saurais dire, et je n'ai nulle envie de le savoir, comment j'interprétai les oeuvres de mes auteurs favoris; mais j'avais en eux une foi profonde, et je racontais, autant que je puis croire, avec simplicité et avec gravité ce que j'avais à raconter: ces qualités-là faisaient passer par-dessus bien des choses.

Il y avait pourtant un revers à la médaille; bien souvent le soir je tombais de sommeil, ou bien j'étais ennuyé et peu disposé à reprendre mon récit, et alors c'était bien pénible; mais il fallait pourtant le faire, car de désappointer Steerforth au risque de lui déplaire, il n'en pouvait pas être question. Le matin aussi, quand j'étais fatigué et que j'avais grande envie de dormir encore une heure, je trouvais très-peu divertissant d'être réveillé en sursaut comme la sultane Schéhérazade, et contraint à raconter une longue histoire avant que la cloche se mît à sonner; mais Steerforth tenait bon; et comme, en revanche, il m'expliquait mes problèmes et mes versions, et qu'il m'aidait à faire ce qui me donnait trop de peine, je ne perdais pas sur ce marché. Qu'il me soit permis cependant de me rendre justice. Ce n'était ni l'intérêt personnel, ni l'égoïsme, ni la crainte qui me faisaient agir ainsi; je l'aimais et je l'admirais, son approbation me payait de tout. J'y attachais un tel prix que j'ai le coeur serré aujourd'hui en me rappelant ces enfantillages.

Steerforth ne manquait pas non plus de prudence et, une fois entre autres, il la déploya avec une persistance qui dut, je crois, faire venir un peu l'eau à la bouche au pauvre Traddles et à mes autres camarades. La lettre que m'avait annoncée Peggotty, et quelle lettre! m'arriva au bout de quelques semaines, et elle était accompagnée d'un gâteau enfoui au milieu d'une provision d'oranges, et de deux bouteilles de vin de primevère. Je m'empressai, comme de raison, d'aller mettre ces trésors aux pieds de Steerforth, en le priant de se charger de la distribution.

«Écoutez-moi bien, Copperfield, dit-il, nous garderons le vin pour vous humecter le gosier quand vous me raconterez des histoires.»

Je rougis à cette idée, et dans ma modestie, je le conjurai de n'y pas songer. Mais il me dit qu'il avait remarqué que j'étais souvent un peu enroué, ou, comme il disait, que j'avais des chats dans la gorge et que ma liqueur serait employée jusqu'à la dernière goutte à me rafraîchir le gosier. En conséquence, il l'enferma dans une caisse qui lui appartenait; il en mit une portion dans une fiole, et de temps à autre, lorsqu'il jugeait que j'avais besoin de me restaurer, il m'en administrait quelques gouttes au moyen d'un chalumeau de plume. Parfois, dans le but de rendre le remède encore plus efficace, il avait la bonté d'y ajouter un peu de jus d'orange ou de gingembre, ou d'y faire fondre de la muscade; je ne puis pas dire que la saveur en devint plus agréable, ni que cette boisson fût précisément stomachique à prendre le soir en se couchant ou le matin en se réveillant, mais ce que je puis dire c'est que je l'avalais avec la plus vive reconnaissance pour les soins dont me comblait Steerforth.

Peregrine nous prit, à ce qu'il me semble, des mois à raconter; les autres contes plus longtemps encore. Si l'institution s'ennuyait, ce n'était toujours pas faute d'histoires, et la liqueur dura presque aussi longtemps que mes récits. Le pauvre Traddles (je ne puis jamais songer à lui sans avoir à la fois une étrange envie de rire et de pleurer), remplissait le rôle des choeurs dans les tragédies antiques; tantôt il affectait de se tordre de rire dans les endroits comiques; tantôt, lorsqu'il arrivait quelque événement effrayant, il semblait saisi d'une mortelle épouvante. Cela me troublait même très-souvent au milieu de mes narrations. Je me souviens qu'une de ses plaisanteries favorites, c'était de faire semblant de ne pouvoir s'empêcher de claquer des dents lorsque je parlais d'un alguazil en racontant les aventures de Gil Blas; et le jour où Gil Blas rencontra dans les rues de Madrid le capitaine des voleurs, ce malheureux Traddles poussa de tels cris de terreur que M. Creakle l'entendit, en rôdant dans notre corridor, et le fouetta d'importance pour lui apprendre à se mieux conduire au dortoir.

Rien n'était plus propre à développer en moi une imagination naturellement rêveuse et romanesque, que ces histoires racontées dans une profonde obscurité, et sous ce rapport je doute que cette habitude m'ait été fort salutaire. Mais, en me voyant choyé dans notre dortoir comme un joujou récréatif, et en songeant au renom que m'avait fait et au relief que me donnait mon talent de narrateur parmi mes camarades, bien que je fusse le plus jeune, le sentiment de mon importance me stimulait infiniment.

Dans une pension où règne une cruauté barbare, quelque soit le mérite de son directeur, il n'y a pas de danger qu'on apprenne grand'chose. En masse, les élèves de Salem-House ne savaient absolument rien; ils étaient trop tourmentés et trop battus pour pouvoir apprendre quelque chose; peut-on jamais rien faire au milieu d'une vie perpétuellement agitée et malheureuse? Mais ma petite vanité, aidée des conseils de Steerforth, me poussait à m'instruire, et si elle ne m'épargnait pas grand'chose en fait de punition, du moins elle me faisait un peu sortir de la paresse universelle, et je finissais par attraper au vol par-ci par-là quelques bribes d'instruction.

En cela j'étais soutenu par M. Mell, qui avait pour moi une affection dont je me souviens avec reconnaissance. J'étais fâché de voir que Steerforth le traitait avec un dédain systématique, et ne perdait jamais une occasion de blesser ses sentiments, ou de pousser les autres à le faire. Cela m'était d'autant plus pénible que j'avais confié à Steerforth que M. Mell m'avait mené voir deux vieilles femmes; il m'aurait été aussi impossible de lui cacher un pareil secret que de ne pas partager avec lui un gâteau ou toute autre douceur; mais j'avais toujours peur que Steerforth ne se servit de cette révélation pour tourmenter M. Mell.

Pauvre M. Mell! Nous ne nous doutions guère, ni l'un ni l'autre, le jour ou j'allai déjeuner dans cette maison, et faire un somme à l'ombre des plumes de paon, au son de la flûte, du mal que causerait plus tard cette visite insignifiante à l'hospice de sa mère. Mais on en verra plus tard les résultats imprévus; et, dans leur genre, ils ne manquèrent pas de gravité.

Un jour, M. Creakle garda la chambre pour indisposition: la joie fut grande parmi nous, et l'étude du matin singulièrement agitée. Dans notre satisfaction, nous étions difficiles à mener, et le terrible Tungby eut beau paraître deux ou trois fois, il eut beau noter les noms des principaux coupables, personne n'y prit garde; on était bien sûr d'être puni le lendemain, quoi qu'on pût faire, et mieux valait se divertir en attendant.

C'était un jour de demi-congé, un samedi. Mais comme nous aurions dérangé M. Creakle en jouant dans la cour, et qu'il ne faisait pas assez beau pour qu'on pût aller en promenade, on nous fit rester à l'étude pendant l'après-midi; on nous donna seulement des devoirs plus courts que de coutume. C'était le samedi que M. Sharp allait faire friser sa perruque. M. Mell avait alors le privilège d'être chargé des corvées, c'est lui qui nous faisait travailler ce jour- là.

S'il m'était possible de comparer un être aussi paisible que M. Mell à un ours ou à un taureau, je dirais que ce jour-là, au milieu du tapage inexprimable de la classe, il ressemblait à un de ces quadrupèdes assailli par un millier de chiens. Je le vois encore, appuyant sur ses mains osseuses sa tête à moitié brisée; s'efforçant en vain de poursuivre son aride labeur, au milieu d'un vacarme qui aurait rendu fou jusqu'au président de la chambre des Communes. Une partie des élèves jouaient à colin-maillard dans un coin; il y en avait qui chantaient, qui parlaient, qui dansaient, qui hurlaient: les uns faisaient des glissades, les autres sautaient en rond autour de lui; on faisait cinquante grimaces; on se moquait de lui devant ses yeux et derrière son dos; on parodiait sa pauvreté, ses bottes, son habit, sa mère, toute sa personne enfin, même ce qu'on aurait dû le plus respecter.

«Silence! cria M. Mell en se levant tout à coup, et en frappant sur son pupitre avec le livre qu'il tenait à la main. Qu'est-ce que cela veut dire? Ça n'est pas tolérable. Il y a de quoi devenir fou. Pourquoi vous conduisez-vous ainsi envers moi, messieurs?»

C'était mon livre qu'il tenait en ce moment; j'étais debout à côté de lui; lorsqu'il promena ses yeux autour de la chambre, je vis tous les élèves s'arrêter subitement, les uns un peu effrayés, les autres peut-être repentants.

La place de Steerforth était au bout de la longue salle. Il était appuyé contre le mur, l'air indifférent, les mains dans les poches; toutes les fois que M. Mell jetait les yeux sur lui, il faisait mine de siffler.

«Silence, monsieur Steerforth! dit M. Mell.

— Silence vous-même, dit Steerforth en devenant très-rouge, à qui parlez-vous?

— Asseyez-vous, dit M. Mell.

— Asseyez-vous vous-même, dit Steerforth, et mêlez-vous de vos affaires!»

Il y eut quelques chuchotements, même quelques applaudissements; mais M. Mell était d'une telle pâleur que le silence se rétablit immédiatement, et, un élève qui s'était précipité derrière la chaise de notre maître d'études dans le but de contrefaire encore sa mère, changea d'idée et fit semblant d'être venu lui demander de tailler sa plume.

«Si vous croyez, Steerforth, dit M. Mell, que j'ignore l'influence que vous exercez sur tous vos camarades, et ici il posa la main sur ma tête (sans savoir probablement ce qu'il faisait), ou que je ne vous ai pas vu, depuis un moment, exciter les enfants à m'insulter de toutes les façons imaginables, vous vous trompez.

— Je ne me donne seulement pas la peine de penser à vous, dit froidement Steerforth; ainsi vous voyez que je ne cours pas le risque de me tromper sur votre compte.

— Et quand vous abusez de votre position de favori, monsieur, continua M. Mell, les lèvres tremblantes d'émotion, pour insulter un gentleman.

— Un quoi? Qu'est-ce qu'il a dit? cria Steerforth.»

Ici quelqu'un, c'était Traddles, s'écria:

«Fi donc! Steerforth! C'est mal!»

Mais M. Mell lui ordonna immédiatement de se taire.

«En insultant quelqu'un qui n'est pas heureux en ce monde, monsieur, et qui ne vous a jamais fait le moindre tort; quelqu'un dont vous n'avez ni assez d'âge ni assez de raison pour pouvoir apprécier la situation, dit M. Mell d'une voix toujours plus tremblante, vous commettez une bassesse et une lâcheté. Maintenant, monsieur, vous pouvez vous asseoir ou rester debout, comme bon vous semble. Copperfield, continuez.

— Copperfield, dit Steerforth en s'avançant au milieu de la chambre, attendez un instant. Monsieur Mell, une fois pour toutes, entendez-moi bien. Quand vous avez l'audace de m'appeler un lâche, ou de me donner quelque autre nom de ce genre, vous n'êtes qu'un impudent mendiant. Vous êtes toujours un mendiant en tout temps, vous le savez bien, mais dans le cas présent, vous êtes un impudent mendiant.»

Je ne sais ce qui se préparait. Steerforth allait peut-être sauter au collet de M. Mell, ou peut-être M. Mell allait-il commencer les coups. Mais en une seconde tous les élèves semblèrent changés en blocs de pierre; M. Creakle était au milieu de nous, Tungby debout à côté de lui; mistress Creakle et sa fille passaient la tête à la porte d'un air effrayé. M. Mell s'accouda sur son pupitre, la tête cachée dans ses mains, sans prononcer une seule parole.

«Monsieur Mell, dit M. Creakle, en le secouant par le bras; et sa voix généralement si faible avait pris assez de vigueur pour que Tungby jugeât inutile de répéter ses paroles; vous ne vous êtes pas oublié, j'espère?

— Non, monsieur, non, répondit le répétiteur en relevant la tête et en se frottant les mains avec une sorte d'agitation convulsive. Non, monsieur, non. Je me suis souvenu… je… Non, monsieur Creakle… je ne me suis pas oublié… je… je me suis souvenu, monsieur… je… j'aurais seulement voulu que vous vous souvinssiez un peu plus tôt de moi, monsieur Creakle. Cela aurait été plus généreux, monsieur, plus juste, monsieur. Cela m'aurait épargné quelque chose, monsieur.»

M. Creakle, les yeux toujours fixés sur M. Mell, s'appuya sur l'épaule de Tungby, et, montant sur l'estrade, il s'assit devant son pupitre. Après avoir, du haut de ce trône, contemplé quelques instants encore M. Mell qui continuait à branler la tête et à se frotter les mains, dans son agitation, M. Creakle se tourna vers Steerforth:

«Puisqu'il ne daigne pas s'expliquer, voulez-vous me dire, monsieur, ce que tout ceci signifie?»

Steerforth éluda un moment la question; il se taisait et regardait son antagoniste d'un air de colère et de dédain. Je ne pouvais en ce moment, il m'en souvient, m'empêcher d'admirer la noblesse de sa tournure, et de le comparer à M. Mell, qui avait l'air si commun et si ordinaire.

«Eh bien! alors, dit enfin Steerforth, qu'est-ce qu'il a voulu dire en parlant de favori?

— De favori? répéta M. Creakle, et les veines de son front se gonflaient de colère. Qui a parlé de favori?

— C'est lui, dit Steerforth.

— Et qu'entendiez-vous par là, monsieur, je vous prie? demanda
M. Creakle en se tournant d'un air irrité vers M. Mell.

— J'entendais, monsieur Creakle, répondit-il à voix basse, ce que j'ai dit, c'est qu'aucun de vos élèves n'avait le droit de profiter de sa position de favori pour me dégrader.

— Vous dégrader? dit M. Creakle. Bon Dieu! Mais permettez-moi de vous demander, monsieur je ne sais qui (et ici M. Creakle croisant ses bras et sa canne sur sa poitrine, fronça tellement les sourcils que ses petits yeux disparurent presque absolument), permettez-moi de vous demander si, en osant prononcer le mot de favori, vous montrez pour moi le respect que vous me devez? Que vous me devez, monsieur, dit M. Creakle en avançant tout à coup la tête, puis la retirant aussitôt: à moi, qui suis le chef de cet établissement, et dont vous n'êtes que l'employé.

— C'était peu judicieux de ma part, monsieur, je suis tout prêt à le reconnaître, dit M. Mell; je ne l'aurais pas fait, si je n'avais pas été poussé à bout.»

Ici Steerforth intervint.

«Il a dit que j'étais lâche et bas; alors je l'ai appelé un mendiant. Peut-être ne l'aurais-je pas appelé mendiant, si je n'avais pas été en colère; mais je l'ai fait, et je suis tout prêt à en supporter les conséquences.»

Je me sentis tout glorieux de ces nobles paroles, sans probablement me rendre compte que Steerforth n'avait pas grand'chose à redouter. Tous les élèves eurent la même impression que moi, car il y eut un murmure d'approbation, quoique personne n'ouvrît la bouche.

«Je suis surpris, Steerforth, bien que votre franchise vous fasse honneur, dit M. Creakle, certainement, elle vous fait honneur; mais cependant je dois le dire, Steerforth, je suis surpris que vous ayez prononcé une semblable épithète en parlant d'une personne employée et salariée dans Salem-House, monsieur.»

Steerforth fit entendre un petit rire.

«Ce n'est pas une réponse, monsieur, dit M. Creakle, j'attends de vous quelque chose de plus, Steerforth.»

Si un moment auparavant M. Mell m'avait paru bien vulgaire auprès de la noble figure de mon ami, je ne saurais dire combien M. Creakle me semblait plus vulgaire encore.

«Qu'il le nie! dit Steerforth.

— Comment! qu'il nie être un mendiant, Steerforth? s'écria
M. Creakle. Est-ce qu'il mendie par les chemins?

— S'il ne mendie pas lui-même, alors c'est sa plus proche parente, dit Steerforth, n'est-ce pas la même chose?»

Il jeta les yeux sur moi, et je sentis la main de M. Mell se poser doucement sur mon épaule. Je le regardai le coeur plein de regrets et de remords, mais les yeux de M. Mell étaient fixés sur Steerforth. Il continuait à me caresser affectueusement l'épaule, mais c'était Steerforth qu'il regardait.

«Puisque vous m'ordonnez de me justifier, M. Creakle, dit Steerforth, et de m'expliquer plus clairement, je n'ai qu'une seule chose à dire: sa mère vit par charité dans un hospice d'indigents.»

M. Mell le regardait toujours, sa main toujours aussi posée doucement sur mon épaule; il murmura à voix basse, à ce que je crus entendre:

«C'est bien ce que je pensais.»

M. Creakle se tourna vers son répétiteur, les sourcils froncés, et d'un air de politesse contrainte:

«Monsieur Mell, vous entendez ce qu'avance M. Steerforth. Soyez assez bon, je vous prie, pour rectifier son assertion devant mes élèves réunis.

— Il a raison, monsieur; je n'ai rien à rectifier, répondit M. Mell au milieu du plus profond silence; ce qu'il a dit est vrai.

— Soyez assez bon alors pour déclarer publiquement, je vous prie, dit M. Creakle en promenant les yeux tout autour de la chambre, si jusqu'à l'instant présent ce fait était jamais parvenu à ma connaissance.

— Je ne crois pas que vous l'ayez su positivement, reprit
M. Mell.

— Comment! vous ne croyez pas, dit M. Creakle. Que voulez-vous dire, malheureux?

— Je ne suppose pas que vous m'ayez jamais cru dans une brillante position de fortune, repartit notre maître d'études. Vous savez ce qu'est et ce qu'a toujours été ma situation dans cette maison.

— Je crains, dit M. Creakle, et les veines de son front devenaient formidables, que vous n'ayez été en effet ici dans une fausse position, et que vous n'ayez pris ma maison pour une école de charité. Monsieur Mell, il ne nous reste plus qu'à nous séparer, et le plus tôt sera le mieux.

— En ce cas, ce sera tout de suite, dit M. Mell en se levant.

— Monsieur! dit M. Creakle.

— Je vous dis adieu, monsieur Creakle, et à vous tous, messieurs, dit M. Mell en promenant ses regards tout autour de la chambre, et en me caressant de nouveau doucement l'épaule. James Steerforth, tout ce que je peux vous souhaiter de mieux, c'est qu'un jour vous veniez à vous repentir de ce que vous avez fait aujourd'hui. Pour le moment, je serais désolé de vous avoir pour ami ou de vous voir l'ami de quelqu'un auquel je m'intéresserais.»

Il me passa doucement la main sur le bras, prit dans son pupitre quelques livres et sa flûte, remit la clef au pupitre pour l'usage de son successeur, puis sortit de la chambre avec ce léger bagage sous le bras. M. Creakle fit alors une allocution par l'intermédiaire de Tungby; il remercia Steerforth d'avoir défendu (quoiqu'un peu trop chaleureusement peut-être) l'indépendance et la bonne renommée de Salem-House, puis il finit en lui donnant une poignée de main pendant que nous poussions trois hurras, je ne savais pas trop pourquoi, mais je supposai que c'était en l'honneur de Steerforth, et je m'y joignis de toute mon âme, bien que j'eusse le coeur très-gros. M. Creakle donna des coups de canne à Tommy Traddles, parce qu'il le surprit à pleurer, au lieu d'applaudir au départ de M. Mell; puis il alla retrouver son canapé, son lit ou n'importe quoi.

Nous nous retrouvâmes tout seuls, et nous ne savions trop que nous dire. Pour ma part, j'étais tellement désolé et repentant du rôle que j'avais joué dans l'affaire, que je n'aurais pu retenir mes larmes si je n'avais craint que Steerforth, qui me regardait très- souvent, n'en fût mécontent, ou plutôt qu'il ne le trouvât peu respectueux envers lui, tant était grande ma déférence pour son âge et sa supériorité! En effet, il était très en colère contre Traddles, et se plaisait à dire qu'il était enchanté qu'on l'eût puni d'importance.

Le pauvre Traddles avait déjà passé sa période de désespoir sur son pupitre, et se soulageait comme à l'ordinaire en dessinant une armée de squelettes; il répondit que ça lui était bien égal: qu'il n'en était pas moins vrai qu'on avait très-mal agi envers M. Mell.

«Et qui donc a mal agi envers lui, mademoiselle? dit Steerforth.

— Mais c'est vous, repartit Traddles.

— Qu'est-ce que j'ai donc fait? dit Steerforth.

— Comment, ce que vous avez fait? reprit Traddles, vous l'avez profondément blessé, et vous lui avez fait perdre sa place.

— Je l'ai blessé! répéta dédaigneusement Steerforth. Il s'en consolera un de ces quatre matins, allez. Il n'a pas le coeur aussi sensible que vous, mademoiselle Traddles. Quant à sa place, qui était fameuse, n'est-ce pas? croyez-vous que je ne vais pas écrire à ma mère pour lui envoyer de l'argent?»

Nous admirâmes tous la noblesse des sentiments de Steerforth: sa mère était veuve et riche, et prête, disait-il, à faire tout ce qu'il lui demanderait. Nous fûmes tous ravis de voir Traddles ainsi remis à sa place, et on éleva jusqu'aux nues la magnanimité de Steerforth, surtout quand il nous eut informés, comme il daigna le faire, qu'il n'avait agi que dans notre intérêt, et pour nous rendre service, mais qu'il n'avait pas eu pour lui la moindre pensée d'égoïsme.

Mais je suis forcé d'avouer que ce soir-là, tandis que je racontais une de mes histoires, le son de la flûte de M. Mell semblait retentir tristement à mon oreille, et lorsque Steerforth fut enfin endormi, je me sentis tout à fait malheureux à la pensée de notre pauvre maître d'études qui peut-être, en cet instant, faisait douloureusement vibrer son instrument mélancolique.

Je l'oubliai bientôt pour contempler uniquement Steerforth qui travaillait tout seul, en amateur, sans l'aide d'aucun livre (il les savait tous par coeur, me disait-il), jusqu'à ce qu'on eût trouvé un nouveau répétiteur. Cet important personnage nous vint d'une école secondaire, et avant d'entrer en fonctions, il dîna un jour chez M. Creakle, pour être présenté à Steerforth. Steerforth voulut bien lui donner son approbation, et nous dit qu'il avait du chic. Sans savoir exactement quel degré de science ou de mérite ce mot impliquait, je respectai infiniment notre nouveau maître, sans me permettre le moindre doute sur son savoir éminent; et pourtant il ne se donna jamais pour ma chétive personne le quart de la peine que s'était donnée M. Mell.

Il y eut, pendant ce second semestre de ma vie scolaire, un autre événement, qui fit sur moi une impression qui dure encore; et cela pour bien des raisons.

Un soir que nous étions tous dans un terrible état d'agitation,
M. Creakle, frappant à droite et à gauche dans sa mauvaise humeur,
Tungby entra et cria de sa plus grosse voix:

«Des visiteurs pour Copperfield!»

Il échangea quelques mots avec M. Creakle, lui demanda dans quelle pièce il fallait faire entrer les nouveaux venus; puis on me dit de monter par l'escalier de derrière pour mettre un col propre, et de me rendre ensuite dans le réfectoire. J'étais debout, suivant la coutume, pendant ce colloque, prêt à me trouver mal d'étonnement. J'obéis, dans un état d'émotion difficile à décrire; et avant d'entrer dans le réfectoire, à la pensée que peut-être c'était ma mère, je retirai ma main qui soulevait déjà le loquet, et je versai d'abondantes larmes. Jusque-là je n'avais songé qu'à la possibilité de voir apparaître M. ou Mlle Murdstone.

J'entrai enfin; et d'abord je ne vis personne; mais je sentis quelqu'un derrière la porte, et là, à mon grand étonnement, je découvris M. Peggotty et Ham, qui me tiraient leurs chapeaux avec la plus grande politesse. Je ne pus m'empêcher de rire, mais c'était plutôt du plaisir que j'avais à les voir que de la drôle de mine qu'ils faisaient avec leurs plongeons et leurs révérences. Nous nous donnâmes les plus cordiales poignées de main, et je riais si fort, mais si fort, qu'à la fin je fus obligé de tirer mon mouchoir pour m'essuyer les yeux.

M. Peggotty, la bouche ouverte pendant tout le temps de sa visite, parut très-ému lorsqu'il me vit pleurer, et il fit signe à Ham de me dire quelque chose.

«Allons, bon courage, monsieur Davy! dit Ham de sa voix la plus affectueuse. Mais, comme vous voilà grandi!

— Je suis grandi? demandai-je en m'essuyant de nouveau les yeux. Je ne sais pas bien pourquoi je pleurais; ce ne pouvait être que de joie en revoyant mes anciens amis.

— Grandi! monsieur Davy? Je crois bien qu'il a grandi! dit Ham.

— Je crois bien qu'il a grandi! dit M. Peggotty.»

Et ils se mirent à rire de si bon coeur que je recommençai à rire de mon côté, et à nous trois nous rîmes, ma foi, si longtemps, que je voyais le moment où j'allais me remettre à pleurer.

«Savez-vous comment va maman, monsieur Peggotty? lui dis-je. Et comment va ma chère, chère vieille Peggotty?

— Admirablement, dit M. Peggotty.

— Et la petite Émilie, et mistress Gummidge?

— Ad…mirablement, dit M. Peggotty.»

Il y eut un moment de silence. Pour le rompre, M. Peggotty tira de ses poches deux énormes homards, un immense crabe et un grand sac de crevettes, entassant le tout sur les bras de Ham.

«Nous avons pris cette liberté, dit M. Peggotty, sachant que vous aimiez assez nos coquillages quand vous étiez avec nous. C'est la vieille mère qui les a fait bouillir. Vous savez, mistress Gummidge, c'est elle qui les a fait bouillir. Oui, dit lentement M. Peggotty en s'accrochant à son sujet comme s'il ne s'avait où en prendre un autre, c'est mistress Gummidge qui les a fait bouillir; je vous assure.»

Je leur exprimai tous mes remercîments; et M. Peggotty, après avoir jeté les yeux sur Ham qui regardait les crustacés d'un air embarrassé, sans faire le moindre effort pour venir à son secours, il ajouta: «Nous sommes venus, voyez-vous, avec l'aide du vent et de la marée, sur un de nos radeaux de Yarmouth à Gravesend. Ma soeur m'avait envoyé le nom de ce pays-ci, et elle m'avait dit de venir voir M. Davy, si jamais j'allais du côté de Gravesend, de lui présenter ses respects, et de lui dire que toute la famille se portait admirablement bien. Et, voyez-vous, la petite Émilie écrira à ma soeur, quand nous serons revenus, que je vous ai vu, et que vous aussi vous alliez admirablement bien; ça fait que tout le monde sera content: ça fera la navette.»

Il me fallut quelques moments de réflexion pour comprendre ce que signifiait la métaphore employée par M. Peggotty pour figurer les nouvelles respectives qu'il se chargeait de faire circuler à la ronde. Je le remerciai de nouveau, et je lui demandai, non sans rougir, ce qu'était devenue la petite Émilie, depuis le temps où nous ramassions des cailloux et des coquillages sur la plage.

«Mais elle devient une femme, voilà ce qu'elle devient, dit
M. Peggotty. Demandez-lui.»

Il me montrait Ham qui faisait un signe de joyeuse affirmation tout en contemplant le sac de crevettes.

«Quelle jolie figure! dit M. Peggotty, et ses yeux rayonnaient de plaisir.

— Et si savante! dit Ham.

— Elle écrit si bien! dit M. Peggotty. C'est noir comme de l'encre, et si gros qu'on pourrait le voir de dix lieues à la ronde.»

Avec quel enthousiasme M. Peggotty parlait de sa petite favorite! Il est là devant moi; son visage s'épanouit avec une expression d'amour et de joyeux orgueil, que je ne saurais peindre; ses yeux honnêtes brillent et s'animent comme s'ils lançaient des étincelles. Sa large poitrine se soulève de plaisir; ses grandes mains se pressent l'une contre l'autre dans son émotion, et il gesticule d'un bras si vigoureux, qu'avec mes yeux de pygmée je crois voir un marteau de forge.

Ham était tout aussi ému que lui. Je crois qu'ils m'auraient parlé beaucoup plus longuement de la petite Émilie, s'ils n'avaient été intimidés par l'entrée inattendue de Steerforth, qui, me voyant causer dans un coin avec deux inconnus, cessa aussitôt de chanter et me dit: «Je ne savais pas que vous fussiez ici, Copperfield» (car ce n'était pas le parloir des visites), puis il passa son chemin.

Je ne sais si c'est que j'étais fier de montrer que j'avais un ami comme Steerforth, ou si je voulais lui expliquer comment il se faisait que j'avais un ami tel que M. Peggotty, mais je le rappelai et je lui dis modestement (grand Dieu! comme tous ces souvenirs sont encore présents à mon esprit): «Ne vous en allez pas, Steerforth, je vous en prie. Ce sont deux marins de Yarmouth, d'excellentes gens, des parents de mon ancienne bonne; ils sont venus de Gravesend pour me voir.

— Ah! ah! dit Steerforth en revenant sur ses pas. Je suis charmé de les voir. Comment allez-vous?»

Il y avait une aisance dans toutes ses manières, une grâce facile et naturelle qui semblait d'une séduction irrésistible.

Dans sa tournure, dans sa gaieté, dans sa voix si douce, dans sa noble figure, il y avait je ne sais quel attrait mystérieux auquel on cédait sans le vouloir. Je vis tout de suite qu'il les charmait l'un et l'autre, et qu'ils étaient tout disposés à lui ouvrir leurs coeurs.

«Quand vous enverrez la lettre à Peggotty, dis-je à ces braves gens, vous leur ferez savoir, je vous prie, que M. Steerforth est très-bon pour moi, et que je ne sais pas ce que je deviendrais ici sans lui.

— Quelle bêtise! dit Steerforth en riant. N'allez pas leur dire ça.

— Et si M. Steerforth vient jamais en Norfolk ou en Suffolk, monsieur Peggotty, continuai-je, vous pouvez être bien sûr que je l'amènerai à Yarmouth pour voir votre maison. Vous n'avez jamais vu une si drôle de maison, Steerforth: elle est faite d'un bateau!

— Faite d'un bateau! dit Steerforth. Eh bien, c'est la maison qui convient à un marin pur-sang.

— C'est bien vrai, monsieur; c'est bien vrai, dit Ham en riant. Vous avez raison. Monsieur Davy, ce jeune monsieur a raison. Un marin pur-sang! Ah, ah! C'est bien ça.»

M. Peggotty était tout aussi ravi que son neveu, mais sa modestie ne lui permettait pas de s'approprier aussi bruyamment un compliment tout personnel.

«Mais oui, monsieur, dit-il en saluant et en rentrant les bouts de sa cravate dans son gilet; je vous suis obligé, monsieur, je vous remercie. Je fais de mon mieux, dans ma profession, monsieur.

— On ne peut rien demander de plus, monsieur Peggotty, dit
Steerforth. Il savait déjà son nom.

— C'est ce que vous faites vous-même, j'en suis sûr, monsieur, dit M. Peggotty eu secouant la tête, et vous y réussissez, j'en suis certain, monsieur. Je vous remercie, monsieur, de m'avoir si bien accueilli. Je suis un peu rude, monsieur, mais je suis franc; je l'espère, du moins, vous comprenez. Ma maison n'est pas belle, monsieur, mais elle est toute à votre service, si jamais vous voulez venir la voir avec M. Davy. Mais je reste là comme un colimaçon, dit M. Peggotty, ce qui signifiait qu'il restait attaché là, sans pouvoir s'en aller. Il avait essayé, après chaque phrase, de se retirer, mais sans jamais en venir à bout. «Allons, je vous souhaite une bonne santé et bien du bonheur.»

Ham s'associa à ce voeu, et nous nous quittâmes le plus affectueusement du monde. J'avais un peu envie, ce soir-là, de parler à Steerforth de la jolie petite Émilie, mais la timidité me retint, j'avais trop peur qu'il ne se moquât de moi. Je réfléchis longuement, et non sans anxiété, à ce qu'avait dit M. Peggotty, qu'elle devenait une femme; mais je décidai en moi-même que c'était une bêtise.

Nous transportâmes nos crustacés dons notre dortoir avec un profond mystère, et nous fîmes un grand souper. Mais Traddles n'en sortit pas à son honneur. Il n'avait pas de chance: il ne pouvait pas même se tirer d'un souper comme un autre. Il fut malade toute la nuit, mais malade comme il n'est pas possible, grâce au crabe; et après avoir été forcé d'avaler des médecines noires et des pilules, à une dose suffisante pour tuer un cheval, du moins s'il faut en croire Demple (dont le père était docteur), il eut encore des coups de canne par-dessus le marché avec six chapitres grecs du Nouveau Testament à traduire, pour le punir de n'avoir voulu faire aucun aveu.

Le reste du semestre se confond dans mon esprit avec la routine journalière de notre triste vie: l'été a fini et l'automne est venu; il fait froid le matin, à l'heure où on se lève; quand on se couche, la nuit est plus froide encore; le soir, notre salle d'études est mal éclairée et mal chauffée, le matin c'est une vraie glacière; nous passons du boeuf bouilli au boeuf rôti, et du mouton rôti au mouton bouilli; nous mangeons du pain avec du beurre rance; puis c'est un horrible mélange de livres déchirés, d'ardoises fêlées, de cahiers salis par nos larmes, de coups de canne, de coups de règle, de cheveux coupés, de dimanches pluvieux et de puddings aigres: le tout enveloppé d'une épaisse atmosphère d'encre.

Je me rappelle cependant que la lointaine perspective des vacances, après être restée longtemps immobile, semble enfin se rapprocher de nous; que nous en vînmes bientôt à ne plus compter par mois, ni par semaines, mais bien par jours; que j'avais peur qu'on ne me rappelât pas chez ma mère, et que, lorsque j'appris de Steerforth que ma mère me réclamait, je fus saisi d'une vague terreur à l'idée que je me casserais peut-être la jambe avant le jour fixé pour mon départ. Je me rappelle que je sentais ce jour béni se rapprocher d'heure en heure. C'est la semaine prochaine, c'est cette semaine, c'est après-demain, c'est demain, c'est aujourd'hui, c'est ce soir; je monte dans la malle-poste de Yarmouth, je vais revoir ma mère.

Je fis bien des sommes à bâtons rompus dans la malle-poste, et bien des rêves incohérents où se retrouvaient toutes ces pensées et ces souvenirs. Mais quand je me réveillais de temps à autre, j'avais le bonheur de reconnaître, par la portière de la voiture, que le gazon que je voyais n'était pas celui de la récréation de Salem-House, et que le bruit que j'entendais n'était plus celui des coups que Creakle administrait à Traddles, mais celui du fouet dont le cocher touchait ses chevaux.

CHAPITRE VIII.

Mes vacances, et en particulier certaine après-midi où je fus bien heureux.

À la pointe du jour, en arrivant à l'auberge où s'arrêtait la malle poste (ce n'était pas celle dont je connaissais trop bien le garçon), on me mena dans une petite chambre très-propre sur laquelle était inscrit le nom de DAUPHIN. J'étais gelé en dépit de la tasse de thé chaud qu'on m'avait donnée, et du grand feu près duquel je m'étais installé pour la boire, et je me couchai avec délices dans le lit du Dauphin, en m'enveloppant dans les couvertures du Dauphin jusqu'au col, puis je m'endormis.

M. Barkis, le messager, devait venir me chercher à neuf heures. Je me levai à huit heures, un peu fatigué par une nuit si courte, et j'étais prêt avant le temps marqué. Il me reçut exactement comme si nous venions de nous quitter quelques minutes auparavant, et que je ne fusse entré dans l'hôtel que pour changer une pièce de six pence.

Dès que je fus monté dans la voiture avec ma malle, le conducteur reprit son siège et le cheval partit à son petit trot accoutumé.

«Vous avez très-bonne mine, monsieur Barkis, lui dis-je, dans l'idée qu'il serait bien aise de l'apprendre.»

M. Barkis s'essuya la joue avec sa manche, puis regarda sa manche comme s'il s'attendait à y trouver quelque trace de la fraîcheur de son teint mais ce fut tout ce qu'obtint mon compliment.

«J'ai fait votre commission, monsieur Barkis, repris-je, j'ai écrit à Peggotty.

«Ah! dit M. Barkis qui semblait de mauvaise humeur et répondait d'un ton sec.

— Est-ce que je n'ai pas bien fait, monsieur Barkis? demandai-je avec un peu d'hésitation.

— Mais non, dit M. Barkis.

— N'était-ce pas là votre commission?

— La commission a peut-être été bien faite, dit M. Barkis, mais tout en est resté là.»

Ne comprenant pas ce qu'il voulait dire, je répétai d'un air interrogateur:

«Tout en est resté là, monsieur Barkis?

— Oui, répondit-il en me jetant un regard de côté. Il n'y a pas eu de réponse.

— On attendait donc une réponse, monsieur Barkis? dis-je en ouvrant les yeux, car l'idée était toute nouvelle pour moi.

— Quand un homme dit qu'il veut bien, dit M. Barkis en tournant lentement vers moi ses regards, c'est comme si on disait que cet homme attend une réponse.

— Eh bien! monsieur Barkis?

— Eh bien, dit M. Barkis en reportant son attention sur les oreilles de son cheval, on est encore à attendre une réponse depuis ce moment-là.

— En avez-vous parlé, monsieur Barkis?

— Non… non… grommela M. Barkis d'un air pensif, je n'ai pas de raison d'aller lui parler. Je ne lui ai jamais adressé dix paroles. Je n'ai pas envie d'aller lui conter ça.

— Voulez-vous que je m'en charge, monsieur Barkis? demandai-je d'un ton timide.

— Vous pouvez lui dire si vous voulez, dit M. Barkis en me regardant de nouveau, que Barkis attend une réponse. Vous dites que le nom est?…

— Son nom?

— Oui, dit M. Barkis avec un signe de tête.

— Peggotty.

— Nom de baptême ou nom propre? dit M. Barkis.

— Oh! ce n'est pas son nom de baptême. Elle s'appelle Clara.

— Est-il possible! dit M. Barkis.»

Il semblait trouver ample matière à réflexions dans cette circonstance, car il resta plongé dans ses méditations pendant quelque temps.

«Eh bien, reprit-il enfin. Dites: «Peggotty, Barkis attend une réponse. «Une réponse, à quoi? dira-t-elle peut-être. Alors vous direz «à ce dont je vous ai parlé. «De quoi m'avez vous parlé?» dira-t-elle. Vous répondrez, «Barkis veut bien.»

À cette suggestion pleine d'artifice, M. Barkis ajouta un coup de coude qui me donna un point de côté. Après quoi il concentra toute son attention sur son cheval comme d'habitude, et ne fit plus d'allusion au même sujet. Seulement au bout d'une demi-heure, il tira un morceau de craie de sa poche et écrivit dans l'intérieur de sa carriole: «Clara Peggotty» probablement pour se souvenir du nom.

Quel étrange sentiment j'éprouvais: revenir chez moi, en sentant que je n'y étais pas chez moi, et me voir rappeler par tous les objets qui frappaient mes regards le bonheur du temps passé qui n'était plus à mes yeux qu'un rêve évanoui! Le souvenir du temps où ma mère et moi et Peggotty nous ne faisions qu'un, où personne ne venait se placer entre nous, m'assaillit si vivement sur la route, que je n'étais pas bien sûr de ne pas regretter d'être venu si loin au lieu de rester là-bas à oublier tout cela dans la compagnie de Steerforth. Mais j'arrivais à la maison, et les branches dépouillées des vieux ormes se tordaient sous les coups du vent d'hiver qui emportait sur ses ailes les débris des nids des vieux corbeaux.

Le conducteur déposa ma malle à la porte du jardin et me quitta. Je pris le sentier qui menait à la maison, en regardant toutes les fenêtres, craignant, à chaque pas, d'apercevoir à l'une d'elles le visage rébarbatif de M. Murdstone ou de sa soeur. Je ne vis personne, et arrivé à la maison, j'ouvris la porte sans frapper. Il ne faisait pas nuit encore, et j'entrai d'un pas léger et timide.

Dieu sait comme ma mémoire enfantine se réveilla dans mon esprit au moment où j'entrai dans le vestibule, en entendant la voix de ma mère quand je mis le pied dans le petit salon. Elle chantait à voix basse, tout comme je l'avais entendue chanter quand j'étais un tout petit enfant reposant dans ses bras. L'air était nouveau pour moi, et pourtant il me remplit le coeur à pleins bords, et je l'accueillis comme un vieil ami après une longue absence.

Je crus, à la manière pensive et solitaire dont ma mère murmurait sa chanson, qu'elle était seule, et j'entrai doucement dans sa chambre. Elle était assise près du feu, allaitant un petit enfant dont elle serrait la main contre son cou. Elle le regardait gaiement et l'endormait en chantant. Elle n'avait point d'autre compagnie.

Je parlai, elle tressaillit et poussa un cri, puis m'apercevant, elle m'appela son David, son cher enfant, et venant au devant de moi, elle s'agenouilla au milieu de la chambre et m'embrassa en attirant ma tête sur son sein près de la petite créature qui y reposait, et elle approcha la main de l'enfant de mes lèvres. Je regrette de ne pas être mort alors. Il aurait mieux valu pour moi mourir dans les sentiments dont mon coeur débordait en ce moment. J'étais plus près du ciel que cela ne m'est jamais arrivé depuis.

«C'est ton frère, dit ma mère en me caressant, David, mon bon garçon! Mon pauvre enfant!» et elle m'embrassait toujours en me serrant dans ses bras. Elle me tenait encore quand Peggotty entra en courant et se jeta à terre à côté de nous, faisant toute sorte de folies pendant un quart d'heure.

On ne m'attendait pas sitôt, le conducteur avait devancé l'heure ordinaire. J'appris bientôt que M. et miss Murdstone étaient allés faire une visite dans les environs et qu'ils ne reviendraient que dans la soirée. Je n'avais pas rêvé tant de bonheur. Je n'avais jamais cru possible de retrouver ma mère et Peggotty seules encore une fois; et je me crus un moment revenu au temps jadis.

Nous dînâmes ensemble au coin du feu. Peggotty voulait nous servir, mais ma mère la fit asseoir et manger avec nous. J'avais ma vieille assiette avec son fond brun représentant un vaisseau de guerre voguant à pleines voiles. Peggotty l'avait cachée depuis mon départ, elle n'aurait pas voulu pour cent livres sterling, dit-elle, qu'elle fût cassée. Je retrouvai aussi ma vieille timbale avec mon nom gravé dessus, et ma petite fourchette, et mon couteau qui ne coupait pas.

À dîner, je crus l'occasion favorable pour parler de M. Barkis à Peggotty, mais avant la fin de mon récit, elle se mit à rire et se couvrit la figure de son tablier.

«Peggotty, dit ma mère, de quoi s'agit-il? Peggotty riait encore plus fort, et serrait contre sa figure le tablier que ma mère essayait de tirer; elle avait l'air de s'être mis la tête dans un sac.

«Que faites-vous donc, folle que vous êtes? dit ma mère en riant.

— Oh! le drôle d'homme, s'écria Peggotty. Il veut m'épouser.

— Ce serait un très-bon parti pour vous, n'est-ce pas? dit ma mère.

— Oh! je n'en sais rien, dit Peggotty. Ne m'en parlez pas. Je ne voudrais pas de lui quand il aurait son pesant d'or. D'ailleurs je ne veux de personne.

— Alors, pourquoi ne le lui dites-vous pas?

— Le lui dire, dit Peggotty en écartant un peu son tablier. Mais il ne m'en a jamais dit un mot lui-même. Il s'en garde bien. S'il avait l'audace de m'en parler je lui donnerais un bon soufflet.»

Elle était rouge, rouge comme le feu, mais elle se cacha de nouveau dans son tablier, et après deux ou trois violents accès d'hilarité, elle reprit son dîner.

Je remarquai que ma mère souriait quand Peggotty la regardait mais que sans cela elle avait pris un air sérieux et pensif. J'avais vu dès le premier moment qu'elle était changée. Son visage était toujours charmant, mais délicat et soucieux, et ses mains étaient si maigres et si blanches qu'elles me semblaient presque transparentes. Mais un nouveau changement venait de se faire dans ses manières, elle semblait inquiète et agitée. Enfin elle avança la main et la posa sur celle de sa vieille servante en lui disant d'un ton affectueux.

«Peggotty, ma chère, vous n'allez pas vous marier?

— Moi, madame, répondit Peggotty en ouvrant de grands yeux, bien certainement non!

— Pas tout de suite? insista tendrement ma mère.

— Jamais, dit Peggotty.»

Ma mère lui prit la main et lui dit:

«Ne me quittez pas, Peggotty, restez avec moi. Ce ne sera peut- être pas bien long. Qu'est-ce que je deviendrais sans vous?

— Moi, vous quitter, ma chérie! s'écria Peggotty. Pas pour tout l'or du monde. Mais qui est-ce qui a pu mettre une semblable idée dans votre petite tête?» Car Peggotty avait depuis longtemps l'habitude de parler quelquefois à ma mère comme à un enfant.

Ma mère ne répondit que pour remercier Peggotty, qui continua à sa façon.

«Moi, vous quitter! il me semble que je n'en ai pas envie. Peggotty, vous quitter! Je voudrais bien voir cela! Non, non, non, dit Peggotty en secouant la tête et en se croisant les bras, il n'y a pas de danger ma chérie. Ce n'est pas qu'il n'y ait de bonnes âmes qui en seraient fort aises, mais on ne s'inquiète guère de ce qui leur plaît. Tant pis pour eux s'ils sont mécontents; je resterai avec vous jusqu'à ce que je sois une vieille femme impotente. Et quand je serai trop sourde, trop infirme, trop aveugle, que je ne pourrai plus parler faute de dents, et que je ne serai plus bonne à rien, même à me faire gronder, j'irai trouver mon David et je le prierai de me recueillir.

— Et je serai bien content de vous voir, Peggotty, et je vous recevrai comme une reine.

— Dieu bénisse votre bon coeur! dit Peggotty, j'en étais bien sûre;» et elle m'embrassa d'avance en reconnaissance de mon hospitalité. Après cela elle se couvrit de nouveau la tête de son tablier, et se mit à rire encore de M. Barkis; après cela elle prit mon petit frère dans son berceau et donna quelques soins à sa toilette; après cela elle desservit le dîner; après cela elle reparut avec un autre bonnet, sa boîte à ouvrage, son mètre, le morceau de cire pour lisser son fil, tout enfin comme par le passé.

Nous étions assis auprès du feu, et nous causions avec délices. Je leur racontai comme M. Creakle était un maître sévère, et elles me témoignèrent une grande compassion. Je leur dis aussi quel bon et aimable garçon c'était que Steerforth et comme il me protégeait, et Peggotty déclara qu'elle ferait bien six lieues à pied pour aller le voir. Mon petit frère se réveillait et je le pris dans mes bras tout doucement pour l'endormir, puis je me glissai près de ma mère comme j'en avais l'habitude autrefois, et je mis mes bras autour de sa taille, en appuyant ma tête sur son épaule, et ses cheveux tombaient sur moi comme les ailes d'un ange. Dieu! que j'étais heureux!

Assis ainsi devant le feu, à voir des figures innombrables dans les charbons ardents, il me semblait presque que celles de M. et miss Murdstone n'existaient que dans mon imagination et qu'elles disparaîtraient comme les autres quand le feu s'éteindrait, mais qu'au fond il n'y avait de réel, dans tous mes souvenirs, que ma mère, Peggotty et moi.

Peggotty ravaudait un bas, elle y travailla tant qu'il fit jour, et resta ensuite la main gauche dans son bas comme dans un gant, et son aiguille dans la main droite prête à faire un point quand le feu jetterait un éclat de lumière. Je ne puis imaginer à qui appartenaient les bas que Peggotty ravaudait toujours, ni d'où pouvait venir une provision si inépuisable de bas à raccommoder. Depuis ma plus tendre enfance je l'ai toujours vue occupée de ce genre de travaux à l'aiguille et de celui-là seulement.

«Je me demande, dit Peggotty qui était saisie parfois d'accès de curiosité dans lesquels elle s'adressait des questions sur les sujets les plus inattendus, je me demande ce qu'est devenue la grand'tante de Davy?

— Bon Dieu! Peggotty! dit ma mère sortant de sa rêverie, quelles folies vous dites!

— Mais, madame, je vous assure vraiment que cela m'étonne, dit
Peggotty.

— Comment se fait-il que cette grand'tante vous trotte dans la tête? demanda ma mère. N'y a-t-il pas d'autres gens à qui on puisse penser?

— Je ne sais pas, dit Peggotty, à quoi cela tient, c'est peut- être à ma sottise, mais je ne puis pas choisir mes pensées; elles vont et viennent dans ma tête comme il leur convient. Je me demande ce qu'elle peut être devenue?

— Que vous êtes absurde, Peggotty! reprit ma mère; on dirait que vous espérez d'elle une seconde visite.

— À Dieu ne plaise! s'écria Peggotty.

— Eh bien! je vous en prie, ne parlez pas de choses si désagréables, dit ma mère. Miss Betsy s'est probablement enfermée dans sa petite maison au bord de la mer, et elle y restera. En tout cas, il n'est guère probable qu'elle vienne jamais nous déranger.

— Non, répéta Peggotty d'un air pensif, ce n'est pas probable du tout. Je me demande si, dans le cas où elle viendrait à mourir, elle ne laisserait pas quelque chose à Davy?

— Vraiment, Peggotty, vous êtes folle! répondit ma mère, vous savez bien qu'elle a été blessée de ce que le pauvre garçon est venu au monde!

— Je suppose qu'elle ne serait pas disposée à lui pardonner maintenant, suggéra Peggotty.

— Et pourquoi maintenant, je vous prie, dit ma mère un peu vivement.

— Maintenant qu'il a un frère, je veux dire,» répondit Peggotty.

Ma mère se mit à pleurer en disant qu'elle ne comprenait pas comment Peggotty osait lui dire des choses semblables.

«Comme si le pauvre petit innocent dans son berceau vous avait fait du mal, jalouse que vous êtes! dit-elle. Vous feriez bien mieux d'épouser M. Barkis le voiturier. Pourquoi pas?

— Cela ferait trop grand plaisir à miss Murdstone, répondit
Peggotty.

— Quel mauvais caractère vous avez, Peggotty! reprit ma mère. Vous êtes vraiment jalouse de miss Murdstone d'une façon ridicule. Vous voudriez garder les clefs, n'est-ce pas, et sortir les provisions vous-même? Cela ne m'étonnerait pas. Quand vous savez si bien qu'elle ne fait tout cela que par bonté et dans les meilleures intentions du monde! Vous le savez bien, Peggotty, vous le savez!»

Peggotty murmura quelque chose comme: «Ils m'embêtent avec leurs bonnes intentions,» et rappela tout bas le proverbe que l'enfer est pavé de bonnes intentions.

«Je sais ce que vous voulez dire, reprit ma mère. Je vous comprends parfaitement, Peggotty, vous le savez bien, et vous n'avez pas besoin de rougir comme le feu; mais ne parlons que d'une chose à la fois: il s'agit pour le moment de miss Murdstone, et vous ne m'échapperez pas, Peggotty. Ne lui avez-vous pas entendu dire cent fois qu'elle me trouve trop étourdie et trop… trop…

— Jolie, suggéra Peggotty.

— Eh bien! dit ma mère en riant un peu, si elle est assez folle pour être de cet avis-là, est-ce ma faute?

— Personne ne dit que ce soit votre faute, dit Peggotty.

— J'espère bien que non, reprit ma mère. Ne lui avez-vous pas entendu dire cent fois que c'est pour cette raison qu'elle veut m'épargner les tracas du ménage; que je ne suis pas faite pour ces choses-là? et je ne sais vraiment pas moi-même si j'y suis propre. N'est-elle pas sur pied du matin jusqu'au soir, ne regarde-t-elle pas à tout, dans le charbonnier, dans l'office, dans le garde- manger et dans toutes sortes d'endroits assez désagréables! Voudriez-vous par hasard insinuer qu'il n'y a pas là une espèce de dévouement?

— Je ne veux rien insinuer du tout, dit Peggotty.

— Si, Peggotty, reprit ma mère, vous ne faites pas autre chose, sauf votre besogne; vous insinuez toujours, c'est votre bonheur, et quand vous parlez des bonnes intentions de M. Murdstone…»

— Pour ce qui est de ça, je n'en ai jamais parlé, dit Peggotty.

— Non, dit ma mère. Vous ne parlez jamais, mais vous insinuez toujours, c'est ce que je vous disais tout à l'heure, c'est votre mauvais côté. Je vous disais à l'instant que je vous comprenais, et vous voyez que c'était vrai. Quand vous parlez des bonnes intentions de M. Murdstone et que vous avez l'air de les mépriser (ce que vous ne faites pas au fond du coeur, j'en suis sûre, Peggotty), vous devriez être aussi convaincue que moi que ses intentions sont bonnes en toutes choses. S'il semble un peu sévère avec quelqu'un (vous comprenez bien, Peggotty, et Davy aussi, j'en suis sûre, que je ne parle pas de quelqu'un de présent), c'est seulement parce qu'il est convaincu que c'est pour le bien de cette personne. Il aime naturellement cette personne à cause de moi, et il n'agit que pour son bien. Il est plus en état d'en juger que moi, car je sais bien que je suis une pauvre créature jeune, faible et légère, tandis que lui, c'est un homme ferme, grave et sérieux, et qu'il prend beaucoup de peine pour l'amour de moi, dit ma mère le visage inondé de larmes qui prenaient leur source dans un coeur affectueux; je lui en dois beaucoup de reconnaissance, et je ne saurais assez le lui prouver par ma soumission, même dans mes pensées; et quand j'y manque, Peggotty, je me le reproche, et je doute de mon propre coeur, et je ne sais que devenir.»

Peggotty, le menton appuyé sur le pied du bas qu'elle raccommodait, regardait le feu en silence.

«Allons! Peggotty, dit ma mère en changeant de ton, ne nous fâchons pas, je ne pourrais pas m'y résoudre. Vous êtes une amie fidèle, si j'en ai une au monde, je le sais bien. Quand je vous dis que vous êtes ridicule, ou insupportable, ou quelque chose de ce genre, Peggotty, cela veut seulement dire que vous êtes ma bonne et fidèle amie depuis le jour où M. Copperfield m'a amenée ici, et où vous êtes venue à la grille pour me recevoir.»

Peggotty ne se fit pas prier pour ratifier le traité d'amitié en m'embrassant de tout son coeur. Je crois que je comprenais un peu, au moment même, le vrai sens de la conversation, mais je suis sûr maintenant que la bonne Peggotty l'avait provoquée et soutenue pour donner à ma mère l'occasion de se consoler, en la contredisant un peu. Le but était atteint, car je me rappelle que ma mère parut plus à l'aise le reste de la soirée, et que Peggotty l'observa de moins près.

Après le thé, Peggotty attisa le feu et moucha les chandelles, et je fis la lecture d'un chapitre du livre sur les crocodiles. Elle avait tiré le volume de sa poche: je ne sais si elle ne l'avait pas gardé là depuis mon départ. Nous en revînmes ensuite à parler de ma pension, et je repris mes éloges de Steerforth, sujet inépuisable. Nous étions très-heureux, et cette soirée, la dernière de son espèce, celle qui a terminé une page de ma vie, ne s'effacera jamais de ma mémoire.

Il était près de dix heures quand nous entendîmes le bruit des roues. Ma mère me dit, en se levant précipitamment, qu'il était bien tard, et que M. et miss Murdstone tenaient à ce que les enfants se couchassent de bonne heure, que par conséquent je ferais bien de monter dans ma chambre; j'embrassai ma mère et je pris le chemin de mon gîte, mon bougeoir à la main, avant l'entrée de M. et de miss Murdstone. Il me semblait, en entrant dans la chambre où j'avais jadis été tenu emprisonné, qu'il venait d'entrer avec eux dans la maison un souffle de vent froid qui avait emporté comme une plume la douce intimité du foyer.

J'étais très-mal à mon aise le lendemain matin, à l'idée de descendre pour le déjeuner, n'ayant jamais revu M. Murdstone depuis le jour mémorable de mon crime. Il fallait pourtant prendre mon parti, et après être descendu deux ou trois fois jusqu'au milieu de l'escalier pour remonter ensuite précipitamment dans ma chambre, j'entrai enfin dans la salle à manger.

Il était debout près du feu, miss Murdstone faisait le thé. Il me regarda fixement, mais sans faire mine de me reconnaître.

Je m'avançai vers lui après un moment d'hésitation en disant:

«Je vous demande pardon, monsieur, je suis bien fâché de ce que j'ai fait, et j'espère que vous voudrez bien me pardonner.

— Je suis bien aise d'apprendre que vous soyez fâché, Davy.»

Il me donna la main, c'était celle que j'avais mordue. Je ne pus m'empêcher de jeter un regard sur une marque rouge qu'elle portait encore; mais je devins plus rouge que la cicatrice en voyant l'expression sinistre qui se peignait sur son visage.

«Comment vous portez-vous, mademoiselle? dis-je à miss Murdstone.

— Ah! dit miss Murdstone en soupirant et en me tendant la pince à sucre au lieu de ses doigts, combien de temps durent les congés?

— Un mois, mademoiselle.

— À partir de quel jour?

— À partir d'aujourd'hui, mademoiselle.

— Oh! dit miss Murdstone, alors voilà déjà un jour de passé.»

Elle marquait ainsi tous les matins le jour écoulé sur le calendrier. Cette opération s'accomplissait tristement tant qu'elle ne fut pas arrivée à dix; elle reprit courage en voyant deux chiffres, et vers la fin des vacances elle était gaie comme un pinson.

Dès le premier jour j'eus le malheur de la jeter, elle qui n'était pas sujette à de semblables faiblesses, dans un état de profonde consternation. J'entrai dans la chambre où elle travaillait avec ma mère; mon petit frère, qui n'avait encore que quelques semaines, était couché sur les genoux de ma mère, je le pris tout doucement dans mes bras. Tout d'un coup miss Murdstone poussa un tel cri que je laissai presque tomber mon fardeau.

«Ma chère Jeanne! s'écria ma mère.

— Grand Dieu, Clara, voyez-vous? cria miss Murdstone.

— Quoi, ma chère Jeanne? où voyez-vous quelque chose?

— Il l'a pris, criait miss Murdstone; ce garçon tient l'enfant!»

Elle était pétrifiée d'horreur, mais elle se ranima pour se précipiter sur moi et me reprendre mon frère. Après quoi, elle se trouva mal, et on fut obligé de lui apporter des cerises à l'eau- de-vie. Il me fut formellement défendu de toucher désormais à mon petit frère sous aucun prétexte, et ma pauvre mère, qui pourtant n'était pas de cet avis, confirma doucement l'interdiction en disant:

«Sans doute, vous avez raison, ma chère Jeanne.»

Un autre jour, nous étions tous trois ensemble; mon cher petit frère, que j'aimais beaucoup à cause de ma mère, fut encore l'innocente occasion d'une grande colère de miss Murdstone. Ma mère, qui le tenait sur ses genoux et qui regardait ses yeux, me dit:

«David, venez ici!» et se mit à regarder les miens.

Je vis miss Murdstone déposer les perles qu'elle était en train d'enfiler.

«En vérité, dit doucement ma mère, ils se ressemblent beaucoup. Je crois que leurs yeux sont comme les miens. Ils sont de la couleur des miens, mais ils se ressemblent d'une manière étonnante.

— De quoi parlez-vous, Clara? dit miss Murdstone.

— Ma chère Jeanne, dit en hésitant ma mère, un peu troublée par cette brusque question, je trouve que les yeux de David et ceux de son frère sont exactement semblables.

— Clara, dit miss Murdstone en se levant avec colère, vous êtes vraiment folle parfois!

— Ma chère Jeanne! reprit ma mère.

— Positivement folle, dit miss Murdstone; autrement, comment pourriez-vous comparer l'enfant de mon frère à votre fils? Il n'y a pas la moindre ressemblance. Ils diffèrent absolument sur tous les points: j'espère qu'il en sera toujours ainsi. Je ne resterai pas ici pour entendre faire de pareilles comparaisons.» Sur ce, elle sortit majestueusement, en lançant la porte derrière elle.

En un mot, je n'étais pas en faveur auprès de miss Murdstone. Je n'étais d'ailleurs en faveur auprès de personne, car ceux qui m'aimaient ne pouvaient pas me le témoigner, et ceux qui ne m'aimaient pas le montraient si clairement que je me sentais toujours embarrassé, gauche et stupide.

Mais je sentais aussi que je rendais le malaise qu'on me faisait éprouver. Si j'entrais dans la chambre pendant que l'on causait, ma mère qui semblait gaie, le moment d'auparavant, devenait triste et silencieuse. Si M. Murdstone était de belle humeur, je le gênais. Si miss Murdstone était de mauvaise humeur, ma présence y ajoutait. J'avais l'instinct que ma mère en était la victime, je voyais qu'elle n'osait pas me parler ou me témoigner son affection de peur de les blesser, et de recevoir ensuite une réprimande; je voyais qu'elle vivait dans une inquiétude constante: elle craignait de les fâcher, elle craignait que je ne vinsse à les fâcher moi-même; au moindre mouvement de ma part, elle interrogeait leurs regards. Aussi pris-je le parti de me tenir le plus possible à l'écart, et bien des heures d'hiver se passèrent dans ma triste chambre où je lisais sans relâche, enveloppé dans mon petit manteau.

Quelquefois, le soir, je descendais dans la cuisine pour voir Peggotty. Je me trouvais bien là, et je n'y éprouvais plus aucun embarras. Mais ni l'un ni l'autre de mes expédients ne convenait aux habitants du salon. L'humeur tracassière qui gouvernait la maison ne s'en accommodait pas. On me regardait encore comme nécessaire pour l'éducation de ma pauvre mère, et en conséquence on ne pouvait me permettre de m'absenter.

«David, dit M. Murdstone après le dîner, au moment où j'allais me retirer comme à l'ordinaire, je suis fâché de voir que vous soyez d'un caractère boudeur.

— Grognon comme un ours!» dit miss Murdstone.

Je ne bougeais pas et je baissais la tête.

«Il faut que vous sachiez, David, qu'un caractère boudeur et obstiné est ce qu'il y a de pis au monde.

— Et ce garçon-là est bien, de tous les caractères de ce genre que j'ai connus, le plus entêté et le plus endurci. Je pense, ma chère Clara, que vous devez vous en apercevoir vous-même.

— Je vous demande pardon, ma chère Jeanne, dit ma mère. Mais êtes-vous bien sûre, … je suis certaine que vous m'excuserez, ma chère Jeanne, … mais êtes-vous bien sûre que vous compreniez David.

— Je serais un peu honteuse, Clara, repartit miss Murdstone, si je ne comprenais pas cet enfant ou tout autre enfant. Je n'ai point de prétention à la profondeur, mais je réclame le droit d'avoir un peu de bon sens.

— Sans doute, ma chère Jeanne, répondit ma mère, vous avez une intelligence très-remarquable…

— Oh! mon Dieu, non! Je vous prie de ne pas dire cela, Clara! reprit miss Murdstone avec colère.

— Je sais bien que votre intelligence est très-remarquable, tout le monde le sait. J'en profite tant moi-même, de tant de manières, du moins je le devrais, que personne ne peut en être plus convaincu que moi. Aussi je ne hasarde devant vous mes opinions qu'avec défiance, ma chère Jeanne, je vous assure.

— Mettons que je ne comprenne pas cet enfant, Clara, répondit miss Murdstone, en arrangeant les chaînes qui ornaient ses poignets. Je ne le comprends pas du tout, il est trop savant pour moi. Mais peut-être la pénétration de mon frère lui permettra-t- elle d'avoir quelque idée de son caractère. Je crois que mon frère entamait ce sujet quand nous l'avons interrompu assez impoliment.

— Je pense, Clara, dit M. Murdstone à demi-voix et d'un air grave, qu'il peut y avoir sur cette question des juges plus équitables et moins prévenus que vous.

— Édouard, dit ma mère timidement, vous êtes un meilleur juge de toutes sortes de questions que je n'ai la prétention de l'être, et Jeanne aussi; je voulais dire seulement…

— Vous vouliez dire seulement quelque chose qui prouvait votre faiblesse et votre défaut de réflexion, répliqua-t-il. Tâchez de ne pas recommencer, ma chère Clara, et de mieux vous observer.»

Les lèvres de ma mère remuèrent comme si elle répondait: «Oui, mon cher Édouard.» Mais elle ne dit rien qui pût s'entendre.

«Je disais, David, que j'étais fâché, reprit Murdstone en se tournant vers moi, de voir que vous étiez d'un caractère boudeur. C'est une disposition que je ne puis laisser développer sous mes yeux, sans faire un effort pour y remédier. Il faut que vous tachiez de changer cela, sinon il faudra que nous tâchions de vous en corriger.

— Je vous demande pardon, monsieur, murmurai-je, je n'ai pas eu l'intention de bouder depuis mon retour.

— N'ayez pas recours au mensonge, dit-il d'un air si irrité que je vis ma mère avancer involontairement une main tremblante pour nous séparer. Vous vous êtes retiré dans votre chambre par humeur. Vous êtes resté dans votre chambre quand vous auriez dû être ici. Vous savez maintenant, une fois pour toutes, que je veux que vous vous teniez ici et non là-haut. J'exige en outre que vous soyez obéissant en tous points. Vous me connaissez, David. Je veux ce que je veux.»

Miss Murdstone poussa un soupir de satisfaction.

«J'exige des manières respectueuses et soumises envers moi, envers ma soeur, et envers votre mère. Je n'entends pas qu'un enfant ait l'air d'éviter cette chambre comme si la peste y était, asseyez- vous.»

Il me parlait comme à un chien. J'obéis comme un chien.

«Une chose encore, dit-il. Je remarque que vous avez du goût pour les compagnies vulgaires. Je vous défends de rechercher les domestiques. La cuisine n'apportera aucune amélioration aux points nombreux de votre caractère qui méritent attention. Quant à la personne qui vous soutient, je n'en parlerai pas, puisque vous- même, Clara, continua-t-il en baissant la voix et en s'adressant à ma mère, avez à son égard une certaine faiblesse provenant d'anciennes habitudes, et d'idées que vous n'avez pas encore abandonnées.

— C'est bien la plus étrange aberration! s'écria miss Murdstone.

— Je dis seulement, reprit-il en s'adressant à moi, que je désapprouve votre goût pour la compagnie de mistress Peggotty, et que j'entends que vous y renonciez. Maintenant, David, vous me comprenez, et vous savez quelles seraient les conséquences de votre désobéissance.»

Je le savais bien, mieux peut-être qu'il ne s'en doutait, pour ce qui regardait ma pauvre mère, et je lui obéis à la lettre. Je ne me retirais plus dans ma chambre. Je ne cherchais plus un refuge auprès de Peggotty, mais je restais tristement dans le salon tout le jour, en soupirant après la nuit, pour aller me coucher.

Quelle cruelle contrainte n'ai-je pas éprouvée à rester dans la même attitude durant de longues heures, sans oser bouger le bras ou la jambe, de peur d'entendre miss Murdstone se plaindre de mon agitation, comme cela lui arrivait au moindre prétexte; sans oser lever les yeux de peur de rencontrer un regard critique ou malveillant qui cherchait à découvrir de nouveaux sujets de plainte dans le mien. Quel intolérable ennui que d'écouter toujours le tic-tac de la pendule et de regarder les perles de miss Murdstone pendant qu'elle les enfilait, en me demandant si elle ne se marierait jamais, et quel pouvait être l'infortuné qui encourrait un pareil sort; enfin quelle triste ressource que de compter les moulures de la cheminée, et de promener mes regards sur les dessins du papier de tenture tout le long de la muraille!

Quelles promenades n'ai-je pas faites tout seul par le mauvais temps d'hiver, par des sentiers boueux, portant en tous lieux sur mes épaules le salon, et M. et miss Murdstone avec, pesant fardeau que je ne pouvais secouer, cauchemar insupportable dont je ne pouvais m'affranchir, poids affreux qui écrasait mon intelligence et m'abrutissait tout à fait!

Que de repas passés dans le silence et dans l'embarras, en sentant toujours qu'il y avait une fourchette de trop et que c'était la mienne, un appétit de trop et que c'était le mien, une chaise de trop et que c'était la mienne, quelqu'un de trop et que c'était moi!

Quelles soirées… quand les lumières étaient venues et qu'on m'obligeait à m'occuper tout seul! Je n'osais pas lire un livre amusant, et je méditais sur quelque traité indigeste d'arithmétique; les tables des poids et des mesures se transformaient en chansons dans ma tête, sur l'air de Marlborough s'en va-t-en guerre ou de Cadet Roussel; mes leçons refusaient de se laisser apprendre par coeur; tout m'entrait par une oreille pour sortir par l'autre.

Quels bâillements je poussais en dépit de tous mes soins pour les vaincre! Comme je tressaillais en me sentant gagner par un petit somme irrésistible! comme on répondait peu aux observations que je faisais parfois! comme je semblais être un zéro auquel personne ne faisait attention et qui gênait pourtant tout le monde, et avec quel soulagement j'entendais miss Murdstone me donner l'ordre d'aller me coucher, au premier coup de neuf heures!

Les vacances se traînèrent ainsi péniblement jusqu'au matin où miss Murdstone s'écria: «Voilà le dernier jour!» en me donnant la dernière tasse de thé pour la clôture.

Je n'étais pas fâché de partir. J'étais tombé dans un état d'abrutissement, dont je ne sortais un peu qu'à l'idée de revoir Steerforth, quoique M. Creakle apparût au second plan dans le paysage. M. Barkis se trouva de nouveau devant la grille, et miss Murdstone répéta: «Clara!» de sa voix la plus sévère, au moment où ma mère se pencha vers moi pour me dire adieu.

Je l'embrassai ainsi que mon petit frère, et je me sentais bien triste, non de les quitter pourtant, car le gouffre qui existait entre ma mère et moi était toujours présent, et la séparation avait eu lieu tous les jours, et quelque tendre que fût son baiser, il n'est pas aussi présent à ma mémoire que ce qui suivit nos adieux.

J'étais déjà dans la carriole du conducteur quand je l'entendis m'appeler. Je regardai: ma mère était seule à la porte du jardin, soulevant dans ses bras son petit enfant pour que je pusse le voir. Il faisait froid, mais le temps était calme; pas un de ses cheveux, pas un pli de sa robe ne bougeait, pendant qu'elle me regardait fixement en me montrant son enfant.

C'est ainsi que je la perdis. C'est ainsi que je l'ai revue plus tard en rêve, à ma pension, silencieuse et présente auprès de mon lit, me regardant toujours fixement en tenant son enfant dans ses bras.

CHAPITRE IX.

Je n'oublierai jamais cet anniversaire de ma naissance.

Je passe sur les événements qui eurent lieu à ma pension, jusqu'à l'anniversaire de ma naissance, qui tombait au mois de mars. Je me souviens seulement que Steerforth était plus digne d'admiration que jamais. Il devait sortir de pension au semestre, sinon plus tôt, et il était plus aimé et plus indépendant que jamais, par conséquent plus aimable encore à mes yeux, mais je ne me souviens pas d'autres incidents. Le grand souvenir qui marque pour moi cette époque semble avoir absorbé tous les autres pour subsister seul dans ma mémoire.

J'ai même quelque peine à croire qu'il y eût un intervalle de deux mois entre le moment de mon retour en pension et le jour de mon anniversaire. Je suis bien obligé de le comprendre, parce que je sais que c'est vrai, mais sans cela je serais convaincu que mes vacances et mon anniversaire se sont suivis sans interruption.

Je me rappelle si bien le temps qu'il faisait ce jour-là! Je sens le brouillard qui enveloppait tous les objets; j'aperçois au travers le givre qui couvre les arbres; je sens mes cheveux humides se coller à mes joues; je vois la longue suite de pupitres dans la salle d'étude, et les chandelles fongueuses qui éclairent de distance en distance cette matinée brumeuse; je vois les petits nuages de vapeur produits par notre haleine serpenter et fumer dans l'air froid pendant que nous soufflons sur nos doigts, et que nous tapons du pied sur le plancher pour nous réchauffer.

C'était après le déjeuner, nous venions de rentrer de la récréation, quand M. Sharp arriva et dit:

«Que David Copperfield descende au parloir!» Je m'attendais à un panier de provisions de la part de Peggotty, et mon visage s'illumina en recevant cet ordre. Quelques-uns de mes camarades me recommandèrent de ne pas les oublier dans la distribution des bonnes choses dont l'eau nous venait à la bouche, au moment où je me levai vivement de ma place.

«Ne vous pressez pas tant, David, dit M. Sharp, vous avez le temps, mon garçon, ne vous pressez pas.»

J'aurais dû être surpris du ton compatissant dont il me parlait, si j'avais pris le loisir de réfléchir, mais je n'y pensai que plus tard. Je descendis précipitamment au parloir. M. Creakle était assis à table et déjeunait, sa canne et son journal devant lui; mistress Creakle tenait à la main une lettre ouverte. Mais de panier, point.

«David Copperfield, dit mistress Creakle en me conduisant à un canapé et en s'asseyant près de moi, j'ai besoin de vous parler, j'ai quelque chose à vous dire, mon enfant.»

M. Creakle, que je regardais naturellement, hocha la tête sans me regarder, et étouffa un soupir en avalant un gros morceau de pain et de beurre.

«Vous êtes trop jeune pour savoir comment le monde change tous les jours, dit mistress Creakle, et comment les gens qui l'habitent disparaissent. Mais c'est une chose que nous devons apprendre tous, David, les uns pendant leur jeunesse, les autres quand ils sont vieux, d'autres, toute leur vie.»

Je la regardai avec attention.

«Quand vous êtes revenu ici après les vacances, dit mistress Creakle après un moment de silence, tout le monde se portait-il bien chez vous?» Après un nouveau silence, elle reprit: «Votre maman était-elle bien?»

Je tremblais sans savoir pourquoi, et je la regardais fixement sans avoir la force de répondre.

«Parce que, dit-elle, je regrette de vous dire que j'ai appris ce matin que votre maman était très-malade.»

Un brouillard s'éleva entre mistress Creakle et moi, et pendant un moment elle disparut à mes yeux. Puis je sentis des larmes brûlantes couler le long de mon visage, et je la revis devant moi.

«Elle est en grand danger,» ajouta-t-elle.

Je savais déjà tout.

«Elle est morte.»

Il n'était pas nécessaire de me le dire. J'avais déjà poussé le cri de désespoir de l'orphelin, et je me sentais seul au monde.

Mistress Creakle fut pleine de bonté pour moi. Elle me garda près d'elle tout le jour, et me laissa seul quelques instants; je pleurais, puis je m'endormais de fatigue, pour me réveiller et pleurer encore. Quand je ne pouvais plus pleurer, je commençais à penser, et le poids qui m'étouffait pesait plus lourdement encore sur mon âme, et mon chagrin devenait une douleur sourde que rien ne pouvait soulager.

Cependant mes pensées étaient vagues encore, elles ne portaient pas sur le malheur qui accablait mon coeur, elles erraient à l'entour. Je pensais à notre maison fermée et silencieuse. Je pensais à mon petit frère qui languissait depuis quelque temps, m'avait dit mistress Creakle, et qu'on supposait près de mourir aussi. Je pensais au tombeau de mon père dans le cimetière près de notre maison, et je voyais ma mère couchée sous cet arbre que je connaissais si bien. Je montai sur une chaise quand je fus seul, pour regarder à la glace comme mes yeux étaient rouges et comme j'avais l'air triste. Je me demandai, au bout de quelques heures si mes larmes, qui s'étaient arrêtées, ne recommenceraient pas, quand j'approcherais de la maison, car on me faisait venir pour l'enterrement, et c'était un nouveau chagrin, en pensant à la perte que je venais de faire; car je sentais, je me le rappelle, que j'avais une dignité à garder parmi mes petits camarades, et que mon affliction même m'imposait un décorum en rapport avec l'importance de ma position.

Si jamais un enfant fut atteint d'une douleur sincère, c'était bien moi. Et pourtant je me souviens que cette importance me donnait une certaine satisfaction, quand je me promenais dans le jardin pendant que mes camarades étaient en classe. Quand je les voyais me regarder furtivement par la fenêtre, je sentais comme de l'orgueil, et je marchais plus lentement, d'un air plus mélancolique. Quand l'heure de la classe fut passée, et qu'ils vinrent tous me parler, je me félicitai en moi-même de ne pas être fier avec eux, et de les accueillir tous absolument avec la même bienveillance qu'autrefois.

Je devais partir le lendemain soir, non par la diligence, mais par une voiture de nuit, appelée la Fermière, et destinée en général aux gens de la campagne, qui n'avaient à faire qu'un petit trajet sur la route. Je ne racontai pas d'histoires ce soir-là, et Traddles voulut absolument me prêter son oreiller. Je ne sais pas quel bien il pensait que cela pouvait me faire, puisque j'avais un oreiller à moi; mais c'était tout ce que le pauvre garçon avait à me prêter, sauf une feuille de papier couverte de squelettes, qu'il me remit au moment de mon départ pour me consoler de mes chagrins, et contribuer un peu à rétablir la paix de mon âme.

Je quittai la pension le lendemain dans l'après-midi, ne me doutant guère que je n'y reviendrais jamais. Nous voyagions très- lentement et ce ne fut qu'à neuf ou dix heures du matin que j'arrivai à Yarmouth. Je cherchais des yeux M. Barkis, mais il ne parut pas, et je vis à sa place un gros petit homme, un peu poussif, à l'air jovial, déjà avancé en âge, vêtu de noir, avec des petits noeuds de ruban au bas de sa culotte courte, des bas noirs et un chapeau à larges bords; il s'avança vers la portière de la voiture en appelant:

«Monsieur Copperfield?

— Me voici, monsieur.

— Voulez-vous venir avec moi, mon jeune monsieur, s'il vous plaît? dit-il en ouvrant la portière, et j'aurai le plaisir de vous mener chez vous.»

Je pris sa main, me demandant qui ce pouvait être, et nous arrivâmes à la porte d'une boutique dans une rue étroite. L'enseigne portait:

OMER, Drapier, tailleur, marchand de nouveautés, fournit les articles de deuil, etc.

C'était une petite boutique très-étroite, on y étouffait; la pièce était remplie de vêtements de toutes sortes, confectionnés ou en pièces. Une des fenêtres était garnie de chapeaux d'hommes et de femmes. Nous entrâmes dans une petite chambre située derrière la boutique; il y avait là trois jeunes filles qui travaillaient à des vêtements noirs; il y en avait un paquet sur la table, et le plancher était couvert de petits chiffons noirs. Il y avait un bon feu dans la chambre, et une odeur étouffante de crêpe roussi. C'est une odeur que je ne connaissais pas encore; je la connais maintenant.

Les trois jeunes filles, qui avaient l'air très-gai et très-actif, levèrent la tête pour me regarder, puis reprirent leur ouvrage. Elles cousaient, cousaient, cousaient. En même temps on entendait sortir d'un atelier situé de l'autre côté de la cour un bruit régulier de marteaux en cadence: Rat-ta-tat. Rat-ta-tat. Rat-ta- tat, sans aucune variation.

«Eh bien! dit mon guide à l'une des jeunes filles, où en êtes- vous, Marie?

— Oh! nous serons prêtes à temps, dit-elle gaiement sans lever les yeux. Ne vous inquiétez pas, mon père.»

M. Omer ôta son chapeau à larges bords, s'assit et soupira. Il était si gros qu'il fut obligé de pousser encore plus d'un soupir avant de pouvoir dire:

«C'est bon.

— Mon père, dit Marie en riant, vous serez bientôt gros comme un muid.

— C'est vrai, ma chère! je ne sais pas ce que ça veut dire, répliqua-t-il en y réfléchissant. Le fait est que j'en prends le chemin.

— C'est qu'aussi vous vivez bien, dit Marie, et vous ne vous faites pas de mauvais sang.

— Et pourquoi m'en ferais-je? cela ne me servirait à rien, ma chère, dit M. Omer.

— Non, sans doute, répondit sa fille. Nous sommes tous assez gais, ici, grâce à Dieu, n'est-ce pas, mon père?

— Je l'espère, ma chère, dit M. Omer. Maintenant que j'ai repris haleine, je vais prendre la mesure de ce jeune écolier. Voulez- vous venir dans la boutique, monsieur Copperfield?»

Je passai devant M. Omer, qui m'en fit la politesse, et après m'avoir montré un ballot de drap: «Extra-superfin, me dit-il, et trop beau pour faire des habits de deuil en toute autre occasion que pour la perte d'un père ou d'une mère,» il prit ma mesure et écrivit dans un livre mes dimensions en tous sens. Tout en notant ces renseignements, il appela mon attention sur les objets qui remplissaient son magasin, et me montra des modes qui venaient de paraître et d'autres qui venaient de passer.

«C'est comme cela que nous perdons beaucoup d'argent, dit M. Omer; mais les modes sont comme les humains, elles vous arrivent personne ne sait quand, ni comment, ni pourquoi; et elles passent sans que personne sache davantage ni quand, ni pourquoi, ni comment; sous ce rapport, c'est comme la vie, tout à fait la même chose.»

J'étais trop triste pour discuter la question, qui, d'ailleurs, aurait peut-être été au-dessus de moi, et M. Omer me ramena dans la chambre où travaillait sa fille, en respirant avec quelque peine en chemin.

Il ouvrit ensuite une porte qui donnait sur un petit escalier qui m'avait l'air d'un vrai casse-cou, et cria:

«Montez le thé, le pain et le beurre.»

Les rafraîchissements firent leur apparition sur un plateau, au bout d'un moment que j'avais passé à réfléchir, en écoutant le bruit des aiguilles dans la chambre et l'air qui résonnait sous les marteaux de l'autre côté de la cour. Ce déjeuner m'était destiné.

«Je vous connais depuis bien longtemps, mon petit ami, dit M. Omer après m'avoir examiné un moment sans que je fisse, pendant ce temps, grand tort au déjeuner; ces vêtements de deuil m'ôtaient l'appétit; je vous connais depuis longtemps.

— Vraiment, monsieur?

— Depuis que vous êtes né, dit M. Omer. Je puis même dire avant cette époque. J'ai connu votre père avant vous. Il avait cinq pieds six pouces, et son tombeau a vingt-cinq pieds de long.

— Rat-ta-tat, rat-ta-tat, rat-ta-tat, de l'autre côté de la cour.

— Son tombeau a vingt-cinq pieds de long, sans rabattre un pouce, dit M. Omer toujours plaisant. J'oublie si c'est lui ou elle qui l'avait ordonné.

— Savez-vous comment va mon petit frère, monsieur, demandai-je.»

M. Omer secoua la tête.

«Rat-ta-tat, rat-ta-tat, rat-ta-tat.

— Il est dans les bras de sa mère, dit-il.

— Oh! le pauvre petit est-il mort?

— Ne vous chagrinez pas plus que de raison, dit M. Omer; oui, l'enfant est mort.»

Toutes mes blessures se rouvrirent à cette nouvelle. Je quittai mon déjeuner presque sans y avoir touché, et j'allai reposer ma tête sur une autre table dans un coin de la petite chambre. Marie enleva bien vite les habits de deuil qui la couvraient, de peur que mes larmes n'y fissent des taches. C'était une jolie fille, qui avait un air de bonté; elle écarta doucement les cheveux qui me tombaient sur les yeux, mais elle était très-gaie de voir qu'elle avait presque fini son ouvrage, et d'être prête à temps; et moi, c'était si différent!

L'air que chantaient les marteaux s'arrêta, et un jeune homme de bonne mine traversa la cour pour entrer dans la chambre où nous étions. Il avait un marteau à la main et sa bouche était pleine de petits clous, qu'il fut obligé d'ôter avant de pouvoir parler.

«Eh bien, Joram! dit M. Omer, où en êtes-vous?

— Tout est prêt, dit Joram; j'ai fini, monsieur.»

Marie rougit un peu, et les deux autres jeunes filles se regardèrent en souriant.

«Comment, vous avez donc travaillé hier au soir, à la chandelle, pendant que j'étais au club? Il le faut bien, ajouta M. Omer en fermant malicieusement un oeil.

— Oui, dit Joram; comme vous nous aviez dit que nous pourrions faire cette petite course si l'ouvrage était fini, Marie et moi… avec vous…

— Oh! j'ai cru que vous alliez me laisser tout à fait de côté dit
M. Omer, en riant si fort qu'il se mit à tousser.

— Comme vous aviez dit cela, continua le jeune homme, j'y ai mis toute ma bonne volonté. Voulez-vous voir si vous êtes content?

— Oui, dit M. Omer en se levant. Mon cher enfant, dit-il en se tournant vers moi, aimeriez-vous à voir le…

— Non, mon père, interrompit Marie.

— Je pensais que cela pourrait lui être agréable, ma chère, dit
M. Omer; mais peut-être avez-vous raison.»

Je ne puis dire comment je savais qu'ils allaient regarder le cercueil de ma chère, chère maman. Je n'avais jamais entendu faire un cercueil, je ne crois pas que j'en eusse jamais vu, mais cette idée était entrée dans mon esprit en entendant le bruit qui retentissait dans l'atelier, et quand le jeune homme entra, je savais bien la besogne qu'il venait de faire.

L'ouvrage était fini, les deux jeunes filles, dont je n'avais pas entendu prononcer le nom, brossèrent les bouts de fil et le duvet qui étaient attachés à leurs robes, et entrèrent dans la boutique pour la mettre en ordre et attendre les pratiques. Marie resta en arrière pour plier leur ouvrage et emballer le tout dans deux grands paniers. Elle était plongée dans cette occupation, à genoux et en chantant un petit air guilleret. Joram, son amoureux, cela était clair, entra sur la pointe du pied et lui déroba un baiser pendant qu'elle était ainsi occupée, sans s'inquiéter le moins du monde de ma présence; il lui dit que son père était allé chercher la voiture, et qu'il allait se préparer en toute hâte. Il sortit; alors elle mit son dé et ses ciseaux dans sa poche, piqua soigneusement une aiguille enfilée de fil noir sur le corsage de sa robe, ajusta son manteau et son chapeau avec le plus grand soin, en se regardant à une petite glace placée derrière la porte et dans laquelle je voyais se réfléchir son visage satisfait.

J'observai tout cela du coin de la table près de laquelle je m'étais assis, la tête posée sur ma main, en pensant à des choses très-diverses. La voiture arriva bientôt à la porte: on y plaça d'abord les paniers, moi ensuite, mes compagnons suivirent. C'était, autant qu'il m'en souvient, une espèce de carriole, ressemblant un peu aux voitures dans lesquelles on transporte les pianos, peinte de couleur sombre, et traînée par un cheval noir avec une longue queue. Il y avait amplement de la place pour nous tous.

Je ne sais pas si j'ai jamais éprouvé de ma vie (peut-être parce que j'ai plus d'expérience maintenant) un sentiment plus étrange que celui que j'éprouvais alors, en les voyant si heureux d'aller en voiture au sortir d'une pareille besogne. Je n'étais pas fâché, j'avais plutôt un peu peur, il me semblait que j'étais avec des créatures d'une autre nature que la mienne. Ils étaient très-gais. Le vieillard était assis sur la banquette de devant et conduisait; les deux jeunes gens étaient assis derrière lui, et quand il leur parlait, ils se penchaient tous deux en avant, chacun d'un côté de son joyeux visage, en ayant l'air d'être tout à lui, les hypocrites! Ils auraient voulu me parler, mais je restais dans mon coin, ennuyé de les voir se faire la cour, et troublé par leur gaieté qui n'était pourtant pas bruyante, m'étonnant presque de ce que Dieu ne les punissait pas de la dureté de leur coeur.

Quand ils s'arrêtèrent pour donner de l'avoine au cheval, ils burent, mangèrent et se divertirent, mais je ne pus toucher à rien, et je restai à jeun. En approchant de la maison, je descendis de la carriole par derrière aussi vite que je le pus, afin de ne pas me trouver en semblable compagnie devant ces fenêtres solennelles, fermées du haut en bas, qui avaient l'air de me regarder sans me voir comme des yeux d'aveugle jadis brillants et maintenant éteints. Oh! j'aurais bien pu me dispenser de me demander à Salem-House si je retrouverais mes larmes en rentrant à la maison, je n'avais qu'à voir la fenêtre de ma mère devant moi, et à côté celle qui, dans des temps meilleurs, avait été la mienne.

Je me trouvai dans les bras de Peggotty avant d'arriver à la porte, et elle m'emmena dans la maison. Son chagrin éclata d'abord à ma vue, mais elle le dompta bientôt, et se mit à parler tout bas et à marcher doucement, comme si elle avait craint de réveiller les morts. J'appris qu'elle ne s'était pas couchée depuis bien longtemps. Elle veillait encore toutes les nuits. Tant que sa pauvre chérie n'était pas en terre, disait-elle, elle ne pouvait pas se résoudre à la quitter.

M. Murdstone ne fit pas attention à moi quand j'entrai dans le salon où il était assis auprès du feu, pleurant en silence et réfléchissant à l'aise dans son fauteuil. Miss Murdstone écrivait sur son pupitre, qui était couvert de lettres et de papiers; elle me donna le bout de ses doigts, et me demanda d'un ton glacial si on avait pris ma mesure pour mes habits de deuil.

«Oui.

— Et vos chemises, dit miss Murdstone, les avez-vous rapportées?

— Oui, mademoiselle, j'ai toutes mes affaires avec moi.» Ce fut toute la consolation que m'offrit sa fermeté. Je suis sûr qu'elle avait un grand plaisir à déployer dans une pareille occasion ce qu'elle appelait sa présence d'esprit, son courage, sa force d'âme, son bon sens, et tout le diabolique catalogue de ses qualités désagréables. Elle était très-fière de son talent pour les affaires, et le prouvait pour le moment en réduisant toutes choses à une question de plumes et d'encre. Elle passa tout le reste de cette journée et les jours suivants devant ce même pupitre sans manifester aucune émotion, écrivant toujours avec une plume très-dure, parlant à tout le monde du même ton imperturbable, sans qu'un muscle de son visage se relâchât, sans que le son de sa voix s'adoucît un instant, sans qu'un atome de sa toilette se permit le moindre dérangement.

Son frère prenait parfois un livre, mais je ne le voyais jamais lire. Il ouvrait le volume et regardait devant lui comme s'il lisait, mais il restait une heure entière sans tourner la page, puis posait son livre et marchait de long en large dans la chambre. Je restais des heures entières assis, les mains croisées à le regarder et à compter ses pas. Il parlait très-rarement à sa soeur et ne m'adressait jamais la parole. Il n'y avait que lui… et les pendules qui fussent en mouvement dans le repos solennel de la maison.

Je vis à peine Peggotty pendant les jours qui précédèrent l'enterrement; seulement, en montant et en descendant l'escalier, je la trouvais toujours tout près de la chambre où reposaient ma mère et son enfant, et le soir elle venait dans la mienne, où elle restait auprès de mon lit jusqu'à ce que je fusse endormi. Un jour ou deux avant les funérailles, à ce que je peux croire, car je sens que je dois confondre les temps dans cette triste époque où rien ne rompait la monotonie de mon chagrin, Peggotty me mena dans la chambre de ma mère. Je me souviens seulement que, sous un linceul blanc dont le lit était couvert avec une grande propreté et une grande fraîcheur tout autour, je crus voir reposer en personne le silence solennel qui régnait dans la maison, et quand elle voulut relever doucement le drap, je criai: «Oh! non! oh! non!» et je retins sa main.

L'enterrement aurait eu lieu hier qu'il ne serait pas plus présent à mon esprit. L'apparence du salon, au moment de mon entrée, l'éclat du feu, le vin qui brillait dans les carafes, la forme des verres et des assiettes, le parfum des gâteaux, l'odeur de la robe de miss Murdstone, et nos vêtements de deuil, rien n'y manque. M. Chillip est là et vient me parler.

«Et comment va monsieur David?» me dit-il avec bonté.

Je ne pouvais pas lui répondre: «très-bien.» Je lui donne la main, et il la retient dans les siennes.

«Allons! dit M. Chillip avec un doux sourire et les larmes aux yeux, voilà nos petits amis qui vont grandir autour de nous. Nous ne les reconnaîtrons bientôt plus. De grands progrès, il me semble, mademoiselle,» continue-t-il en s'adressant à miss Murdstone.

Miss Murdstone ne répond que par un froid salut, elle fronce les sourcils; M. Chillip, un peu décontenancé, va s'asseoir dans un coin sans mot dire et m'emmène avec lui.

Je remarque ce fait, parce que je remarque tout, mais sans prendre le moindre intérêt à ce qui m'arrive, depuis que je suis de retour à la maison. Les cloches commencent à sonner, et M. Omer vient avec un autre homme faire les derniers apprêts. Peggotty m'avait raconté autrefois que les invités pour le convoi de mon père s'étaient réunis jadis dans la même chambre pour le conduire au même tombeau.

Il y a M. Murdstone, notre voisin M. Gayper, M. Chillip et moi. Quand nous sortons de la maison, les porteurs sont dans le jardin avec leur fardeau, et ils marchent devant nous le long du sentier, sous les ormes; ils passent par la grille et entrent dans le cimetière où j'ai si souvent entendu chanter les oiseaux pendant l'été.

Nous entourons le tombeau. Le jour me paraît différent des jours ordinaires, il me semble que le ciel n'a plus la même teinte, il est plus sombre. Il y a un silence solennel que nous avons apporté de la maison avec ce qu'il y a dans la bière, et pendant que nous sommes debout, la tête nue, j'entends résonner la voix du pasteur qui dit distinctement: «Je suis la résurrection et la vie, a dit le Seigneur.» Puis j'entends des sanglots et je vois un peu à part, dans la foule des curieux, cette bonne et fidèle servante, qui est ce que j'aime le mieux sur la terre, et à qui je suis convaincu, dans ma joie d'enfant, que le Seigneur dira un jour: «Je suis content.»

Il y a beaucoup de visages de ma connaissance, des visages que je reconnais pour les avoir vus à l'église pendant que je regardais de tous les côtés, des visages de gens qui avaient connu ma mère quand elle était arrivée au village dans tout l'éclat de sa jeunesse. Je ne fais pas attention à eux, je ne pense qu'à mon chagrin, et pourtant je vois et je reconnais tout le monde, même Marie qui est dans le fond, occupée à lancer des oeillades à son fiancé qui est tout près de moi.

C'est fini, la terre est rejetée dans la fosse, et nous reprenons le chemin de la maison qui se dresse devant nous; elle est toujours jolie, elle n'a pas changé, mais elle est tellement unie dans mon esprit aux souvenirs de mon enfance, de tout ce qui n'est plus, que mon chagrin de tout à l'heure n'est plus rien en comparaison de celui que j'éprouve à sa vue. On m'emmène pourtant toujours; M. Chillip me parle, et quand nous arrivons à la maison, il me fait boire un verre d'eau, puis je lui demande la permission de monter dans ma chambre, et il me dit adieu avec une douceur de femme.

Je répète que tout cela est pour moi un événement d'hier. Des faits plus récents m'ont échappé pour flotter vers ce rivage où s'accumule, pour reparaître un jour, tout ce qui a été oublié, mais ce jour de ma vie est devant moi comme un grand rocher debout dans l'Océan.

Je savais bien que Peggotty viendrait me rejoindre dans ma chambre. Le repos de ce jour ressemblait à celui du dimanche, c'est ce qu'il nous fallait à tous. Elle s'assit à côté de moi sur mon petit lit, en tenant ma main dans les siennes: tantôt elle la baisait tendrement, tantôt elle me caressait comme elle aurait pu consoler mon petit frère, et elle me raconta à sa manière tout ce qu'elle avait à me dire sur ce qui venait de se passer.

«Il y avait longtemps qu'elle n'était pas bien, dit Peggotty. Son esprit était tourmenté, elle n'était pas heureuse. Quand son enfant fut né, je pensais d'abord qu'elle allait se remettre, mais elle devenait au contraire plus délicate tous les jours. Avant la naissance de son enfant, elle aimait à rester seule, et alors elle pleurait; quand elle eut son enfant, elle lui chantait si doucement qu'il me semblait une fois, en l'écoutant, que c'était une voix dans les airs, qui montait toujours vers le ciel.

«Elle était devenue plus timide et s'effrayait aisément; une parole dure lui donnait un coup terrible, mais je dois dire qu'elle a toujours été la même avec moi. Ma pauvre chérie, elle n'a jamais changé pour sa vieille Peggotty!»

Ici Peggotty s'arrêta et caressa doucement ma main pendant un petit moment.

«La dernière fois que je l'ai vue comme dans l'ancien temps, c'est le soir de votre arrivée, mon cher enfant. Le jour de votre départ elle me dit: «Je ne reverrai plus mon pauvre petit, je sens là quelque chose qui me le dit, et je sais que c'est la vérité.»

«Elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour se soutenir, et bien des fois, quand ils lui reprochaient son étourderie et son caractère insouciant, elle faisait semblant de croire que c'était vrai, mais il y avait longtemps que tout cela était passé. Elle n'avait jamais dit à son mari ce qu'elle m'avait dit, elle avait peur d'en parler à personne; un soir pourtant, un peu plus de huit jours avant sa mort, elle lui dit: «Mon ami, je crois que je vais mourir. J'ai l'esprit en repos, maintenant, Peggotty, me dit-elle ce soir-là pendant que je la couchais. Il se fera tout doucement, pendant quelques jours, à cette idée-là, le pauvre homme, et puis, ce sera bientôt passé. Je suis bien fatiguée. Si c'est du sommeil, restez près de moi pendant que je vais dormir, ne me quittez pas! Dieu bénisse mes deux enfants! Dieu protège et garde mon pauvre garçon sans père!»

«Je ne l'ai pas quittée depuis, dit Peggotty. Elle parlait souvent à ces gens d'en bas, le frère et la soeur, car elle les aimait, elle ne pouvait vivre sans aimer ceux qui l'entouraient, mais quand ils la quittaient, elle se retournait de mon côté comme si elle ne trouvait le repos qu'auprès de Peggotty, et ne s'endormait jamais autrement.

«La dernière nuit, dans la soirée, elle m'embrassa et me dit: «Si mon petit enfant meurt aussi, Peggotty, je vous prie de le mettre dans mes bras, et qu'on nous enterre ensemble (c'est ce qu'on a fait, car le pauvre enfant n'a vécu qu'un jour de plus qu'elle). Que mon David nous accompagne à notre lieu de repos, dit-elle, et répétez lui que sa mère, à son lit de mort, l'a béni mille fois.»

Un autre silence suivit ces paroles, Peggotty me caressait toujours.

«La nuit était assez avancée, dit Peggotty, quand elle me demanda à boire, et, après avoir bu, elle me sourit d'un sourire si doux, ma pauvre chérie!

«Le jour commençait et le soleil se levait; elle me dit alors que M. Copperfield avait toujours été bon et indulgent pour elle, qu'il était doux et patient, et qu'il lui avait dit souvent, quand elle doutait d'elle-même, qu'un coeur aimant valait mieux que toute la sagesse du monde, et qu'elle le rendait bien heureux! «Peggotty, ma chère, ajouta-t-elle, approchez-moi de vous (elle était très-faible), mettez votre bras sous mon cou, dit-elle, et tournez-moi de votre côté: votre visage s'éloigne de moi, et je veux le voir.» Je fis ce qu'elle me demandait, et le temps était venu, David, où ce que je vous avais dit une fois est arrivé: elle a posé sa pauvre tête sur le bras de sa vieille et triste Peggotty, et elle est morte comme un enfant qui s'endort.»

Ainsi finit le récit de Peggotty. Depuis le moment où j'avais appris la mort de ma mère, le souvenir de ce qu'elle avait été récemment avait disparu de mon esprit. Je me la rappelai depuis ce moment comme la jeune mère de ma petite enfance, qui roulait ses belles boucles autour de ses doigts et qui dansait avec moi le soir dans le salon. Le récit de Peggotty, au lieu de me rappeler les derniers temps de sa vie, confirma dans mon esprit la première image. C'est peut-être étrange, mais c'est vrai. Dans sa mort elle avait, à mes yeux, repris son vol vers sa paisible jeunesse; tout le reste s'était effacé.

La mère qui dormait dans son tombeau était la mère de mon enfance; la petite créature qui reposait dans ses bras pour toujours, c'était moi qu'elle avait jadis pressé ainsi contre son sein.

CHAPITRE X.

On me néglige d'abord, et puis me voilà pourvu.

Le premier acte d'autorité par lequel débuta miss Murdstone, quand le jour solennel fut passé et que la lumière eut recouvré son libre accès au travers des fenêtres, fut de prévenir Peggotty qu'elle eût à quitter la maison dans un mois. Quelque répugnance que Peggotty eût pu sentir à servir M. Murdstone, je crois qu'elle l'aurait fait par amour pour moi, plutôt que d'entrer dans la meilleure maison qu'il y eût au monde. Mais enfin, se voyant remerciée, elle me dit qu'il fallait nous quitter et pourquoi, et nous nous lamentâmes de concert, en toute sincérité.

Quant à moi et à l'avenir qui m'était réservé, je n'en entendais pas dire un mot, je ne voyais pas faire une seule démarche. Ils auraient bien voulu, je pense, pouvoir se débarrasser de moi comme de Peggotty avec un mois de gages. Je rassemblai un soir tout mon courage pour demander à miss Murdstone quand je devais partir pour la pension, mais elle me dit sèchement qu'elle croyait que je n'y retournerais pas. Ce fut tout. J'étais très-inquiet de savoir ce qu'on allait faire de moi; Peggotty s'en préoccupait aussi, mais ni elle ni moi ne pouvions obtenir aucun renseignement sur ce sujet.

Il s'était opéré dans ma situation un changement qui, tout en me délivrant de grands ennuis pour le moment présent, aurait pu, si j'avais su y réfléchir sérieusement, me donner fort à penser sur l'avenir. Voici le fait: La contrainte qu'on m'imposait avait complètement disparu. On tenait si peu à me voir rester à mon triste poste dans le salon, que plusieurs fois miss Murdstone me fit signe, en fronçant les sourcils, de m'éloigner au moment où je venais de m'asseoir; on me défendait si peu de rechercher la société de Peggotty, que, pourvu que je ne fusse pas en la présence de M. Murdstone, on ne s'occupait pas de me chercher ni de demander jamais où je pouvais être. J'étais d'abord effrayé de l'idée qu'il allait se charger de continuer mon éducation, peut- être même que ce serait miss Murdstone qui se dévouerait à cette tâche ingrate, mais j'en vins bientôt à penser que mes craintes étaient sans fondement et que j'en serais quitte pour être abandonné.

Je ne vois pas que cette découverte m'ait causé beaucoup de chagrin alors: j'étais encore étourdi du coup que m'avait porté la mort de ma mère, et par suite indifférent pour les choses de ce monde. Je me rappelle bien avoir réfléchi de temps en temps qu'il était possible que je n'apprisse plus rien, que je ne reçusse plus de soins de personne; que je devinsse un triste sire, destiné à passer son inutile vie à flâner dans le village; je me souviens aussi de m'être demandé si ce ne serait pas une chose faisable d'éviter les malheurs que je prévoyais en m'en allant, comme un héros de roman, chercher fortune ailleurs, mais ce n'étaient que des visions passagères des rêves que je faisais tout éveillé, des ombres chinoises qui dessinaient un moment leur forme légère sur les murs de ma chambre pour s'évanouir bientôt et ne plus laisser que la nudité de la muraille.

«Peggotty, dis-je un soir d'un ton pensif, en me chauffant les mains devant le feu de la cuisine, M. Murdstone m'aime encore moins qu'autrefois. Il ne m'aimait déjà pas beaucoup, Peggotty, mais maintenant, il voudrait bien ne plus me voir jamais, s'il pouvait.

— Peut-être cela vient-il de son chagrin, dit Peggotty, en passant la main sur mes cheveux.

— J'ai pourtant aussi du chagrin, Peggotty. Si je croyais que cela vînt de son chagrin, je n'y penserais pas. Mais non, ce n'est pas cela, ce n'est pas cela.

— Comment le savez-vous? reprit Peggotty après un moment de silence.

— Oh! son chagrin n'est pas du tout comme le mien; il est triste dans ce moment-ci, assis auprès du feu avec miss Murdstone, mais si j'entrais, Peggotty, il serait…

— Quoi donc? dit Peggotty.

— En colère, répondis-je, et j'imitai involontairement le froncement de ses sourcils. S'il n'était que triste, il ne me regarderait pas comme il fait. Moi, je suis triste aussi, mais il me semble que ma tristesse me dispose plutôt à la bienveillance.»

Peggotty garda le silence un moment, et je me chauffai les mains sans rien dire non plus.

«David! dit-elle enfin.

— Eh bien! Peggotty?

— J'ai essayé, mon cher enfant, j'ai essayé de toutes les manières, de tous les moyens connus et inconnus, pour trouver du service ici, à Blunderstone, mais il n'y a rien du tout qui puisse me convenir, mon chéri!

— Et que comptez-vous faire, Peggotty? dis-je tristement; où comptez-vous aller chercher fortune?

— Je crois que je serai obligée d'aller vivre à Yarmouth, dit
Peggotty.

— Encore un peu plus loin, dis-je en m'égayant un peu, et vous auriez été tout à fait perdue, mais là je pourrai vous voir encore quelquefois, ma bonne vieille Peggotty. Ce n'est pas tout à fait à l'autre bout du monde, n'est-ce pas?

— Au contraire; s'il plaît à Dieu, s'écria Peggotty avec une grande animation, tant que vous serez ici, mon chéri, je viendrai vous voir toutes les semaines: une fois par semaine tant que je vivrai.»

Cette promesse m'ôta une grande inquiétude; mais ce n'était pas tout, Peggotty continua:

«Je vais d'abord chez mon frère, voyez-vous, David, passer une quinzaine de jours, à me reconnaître et à me remettre un peu. Maintenant je pensais que peut-être, comme on n'a pas grand besoin de vous ici pour le moment, on pourrait aussi vous laisser venir avec moi.»

Si quelque chose pouvait me faire éprouver un sentiment de plaisir dans ce moment où j'avais si peu à me louer de tous ceux qui m'entouraient, à l'exception de Peggotty, c'était bien ce projet. L'idée de revoir tous ces honnêtes visages éclairés par un sourire de bienvenue, de retrouver le calme de la matinée du dimanche, le son des cloches, le bruit des pierres tombant dans l'eau, de voir les vaisseaux se dessiner à demi dans la brouillard, d'errer sur la plage avec la petite Émilie, en lui racontant mes chagrins, et de me consoler en cherchant avec elle des cailloux et des coquillages sur le rivage, tout cela ramenait le calme dans mon coeur. Mon repos fut troublé un instant après par un doute sur la question de savoir si miss Murdstone donnerait son consentement. Mais cette inquiétude même fut bientôt dissipée; car au moment où elle apparut pour faire sa tournée du soir à tâtons dans l'office, pendant que nous causions encore, Peggotty entama la question avec une hardiesse qui m'étonna.

«Il perdra son temps là-bas, dit miss Murdstone en regardant dans un bocal de cornichons, et l'oisiveté est la mère de tous les vices; mais il n'en ferait pas davantage ici ni ailleurs, c'est mon avis.»

Peggotty était sur le point de répondre vivement, mais elle se contint par affection pour moi et garda le silence.

«Hem! fit miss Murdstone en regardant toujours les cornichons, il y a une chose plus importante que tout le reste, de la plus haute importance, c'est que mon frère ne soit ni dérangé ni contrarié. Ainsi je suppose que je ferai aussi bien de dire oui.»

Je la remerciai, mais sans laisser percer ma joie, de peur qu'elle ne retirât son consentement. Je ne pus m'empêcher de penser que j'avais agi prudemment, quand je rencontrai le regard qu'elle me lança par-dessus le bocal aux cornichons; il semblait que toute leur aigreur eût passé dans ses yeux noirs. Pourtant la permission était accordée et ne fut pas retirée, et à la fin du mois accordé à Peggotty, nous étions tous deux prêts à partir.

M. Barkis entra dans la maison pour chercher les malles de Peggotty. Je ne lui avais jamais vu auparavant franchir la grille du jardin, mais cette fois il entra dans la maison; et en chargeant sur son épaule la plus grande caisse pour l'emporter, il me jeta un regard qui voulait dire quelque chose, si tant est que le visage de M. Barkis voulût jamais rien dire.

Naturellement Peggotty était un peu triste de quitter une maison qu'elle habitait depuis tant d'années, et où elle s'était attachée aux deux êtres qu'elle aimait le plus au monde, ma mère et moi. De grand matin elle était allée faire un tour au cimetière, et elle monta dans la carriole en tenant son mouchoir sur ses yeux.

Tant qu'elle conserva cette position, M. Barkis ne donna pas le plus léger signe de vie. Il restait à sa place ordinaire, dans son attitude accoutumée, comme un grand mannequin. Mais lorsqu'elle commença à regarder autour d'elle et à me parler, il hocha la tête et se mit à rire plusieurs fois de suite, je ne sais ni de quoi ni pourquoi.

«Belle journée, monsieur Barkis! dis-je alors par politesse.

— Pas trop mauvais temps, dit M. Barkis, qui était généralement très-réservé dans ses expressions et qui n'aimait pas à se compromettre.

— Peggotty est tout à fait remise maintenant, monsieur Barkis, remarquai-je pour lui faire plaisir.

— Vraiment?» dit M. Barkis.

Après avoir réfléchi, il lui jeta un regard astucieux et lui dit:

«Êtes-vous tout à fait bien?»

Peggotty se mit à rire et répondit affirmativement.

«Mais tout à fait bien, vous êtes sûre? grommela M. Barkis en s'approchant d'elle peu à peu et en lui donnant un léger coup de coude. Vous êtes sûre? vraiment tout à fait bien? Vous en êtes bien sûre?» Et à chacune de ces questions que M. Barkis accompagnait d'un nouveau coup de coude, il se rapprochait d'elle, si bien qu'à la fin nous étions tous entassés dans le coin gauche de la carriole et que je fus bientôt serré à ne pouvoir presque plus respirer.

Peggotty appela l'attention de M. Barkis sur mes souffrances, et il me rendit un peu de place tout de suite et s'éloigna encore peu à peu. Mais je ne pus m'empêcher de remarquer que ces rapprochements incommodes étaient à ses yeux un merveilleux moyen d'exprimer sa bonne volonté d'une manière claire, agréable et facile, sans être obligé de se mettre en frais de conversation. Il en fut tout réjoui longtemps encore après. Au bout d'un moment, il se tourna de nouveau vers Peggotty, et, renouvelant sa question: «Êtes-vous bien, mais tout à fait bien?» il se serra de nouveau contre nous, au point de m'étouffer à demi. Il réitéra peu après sa demande et ses manoeuvres. Je pris donc le parti de me lever dès que je le voyais approcher et de me tenir debout sur le devant, sous prétexte de regarder le paysage; ce procédé me réussit.

Il eut la politesse de s'arrêter devant une auberge, dans le but exprès de nous régaler de bière et de mouton à la casserole. Pendant que Peggotty buvait, il fut pris de nouveau d'un de ses accès de galanterie; je vis le moment où elle allait étouffer de rire. Mais, en approchant de la fin du voyage, il était trop occupé pour penser à nous, et une fois sur le pavé de Yarmouth, nous étions tous trop cahotés, je crois, pour avoir le loisir de songer à autre chose.

M. Peggotty et Ham nous attendaient. Ils reçurent Peggotty et moi de la manière la plus affectueuse, et donnèrent une poignée de main à M. Barkis, qui avait son chapeau sur le derrière de la tête, souriant d'un air embarrassé qui semblait presque se communiquer à ses jambes, un peu tremblantes à ce qu'il me sembla. M. Peggotty prit une des malles de sa soeur, Ham s'était chargé de l'autre, et j'allais les suivre, quand M. Barkis me fit mystérieusement signe de venir lui parler.

«Tout va bien,» grommela M. Barkis.

Je le regardai en face en disant: «Ah!» d'un air que je voulais rendre très-profond.

«Tout n'en est pas resté là, dit M. Barkis avec un hochement de tête confidentiel; tout va bien.»

Je répondis de nouveau:

«Ah!

— Vous savez qui est-ce qui voulait bien? dit mon ami. C'était
Barkis, Barkis, tout seul.»

Je fis un signe d'assentiment.

«Eh bien! tout va bien maintenant, grâce à vous; je suis votre ami; tout va bien,» et M. Barkis me donna une poignée de main.

Dans ses efforts pour s'expliquer avec une grande lucidité, M. Barkis était devenu si extraordinairement mystérieux, que j'aurais pu rester à le regarder pendant une heure, sans recueillir plus de renseignements sur son visage que sur le cadran d'une pendule arrêtée, quand Peggotty m'appela. Chemin faisant elle me demanda ce qu'il m'avait dit. Je répondis qu'il m'avait dit que tout allait bien.

«Il est bien assez hardi pour cela, dit Peggotty, mais peu m'importe. David, mon cher enfant, que diriez-vous si je pensais à me marier?

— Mais… je suppose que vous m'aimeriez autant qu'à présent,
Peggotty,» répondis-je après un moment de réflexion.

Au grand étonnement des passants et de son frère qui marchait devant nous, la brave femme ne put s'empêcher de s'arrêter pour m'embrasser à l'instant même, en protestant de son inaltérable attachement pour moi.

«Eh bien! qu'est-ce que vous diriez de ça, mon chéri? reprit-elle, cet épisode achevé, après que nous nous étions déjà remis en route.

— Si vous aviez l'idée de vous marier… à M. Barkis, Peggotty?

— Oui, dit Peggotty.

— Il me semble que ce serait une très-bonne chose, parce que, voyez-vous, Peggotty, vous auriez la carriole et le cheval pour venir me voir, et vous pourriez venir à coup sûr, et encore pour rien!

— A-t-il de l'esprit cet enfant! s'écria Peggotty. C'est précisément là ce que je me disais depuis un mois. Oui, mon chéri, et je pense que je serais plus indépendante, et que je travaillerais de meilleur coeur chez moi que je ne pourrais le faire chez les autres maintenant. Je ne sais pas si je pourrais me remettre à servir chez des étrangers. Et puis, je resterais près du tombeau de ma pauvre chérie, dit Peggotty à demi-voix, et je pourrais aller le voir quand je voudrais; et, quand je mourrais, on pourrait m'enterrer pas trop loin d'elle.

Nous gardâmes tous deux le silence un peu de temps après ces paroles. Elle reprit gaiement:

«Mais je n'y penserais plus, si cela faisait de la peine à mon petit David, quand les bans auraient été publiés vingt fois, et que j'aurais ma bague d'alliance dans ma poche!

— Regardez-moi, Peggotty, répondis-je, et vous verrez comme je suis content. Et en effet, je désirais de tout mon coeur le mariage de Peggotty.

— Eh bien! mon chéri, dit Peggotty en me serrant un peu dans ses bras, j'y ai pensé nuit et jour de toutes les manières, et j'espère ne pas m'en repentir. Mais j'y réfléchirai encore; je veux en parler à mon frère, et en attendant nous le garderons pour nous, David. Barkis est un brave homme, tout rond, dit Peggotty, et si j'essaye de remplir mes devoirs envers lui, je crois que ce sera ma faute si je ne suis pas… si je ne suis pas tout à fait bien,» dit Peggotty en riant de tout son coeur.

Cette citation, empruntée à la question même de M. Barkis, était si bien placée et nous amusa tant que nos éclats de rire durèrent jusqu'au moment où nous nous trouvâmes en vue de la maison de M. Peggotty.

Elle n'avait pas changé, sauf que je la trouvai peut-être un peu plus petite: et mistress Gummidge était debout à la porte, comme si elle n'avait pas bougé de là depuis ma dernière visite. L'intérieur n'avait pas subi plus de changements que l'extérieur. Le petit vase bleu de ma chambre était toujours rempli de plantes marines. Je fis un tour sous le hangar, et j'y retrouvai dans leur coin accoutumé les homards, les crabes, les langoustes, formant, comme par le passé, une masse compacte, et toujours possédés du même désir de pincer les doigts à tout l'univers. Mais je n'apercevais pas Émilie, je demandai à M. Peggotty où je pourrais la trouver.

«Elle est à l'école, monsieur, dit M. Peggotty en s'essuyant le front, après avoir déposé la malle de sa soeur; elle va revenir, ajouta-t-il en regardant la vieille horloge, d'ici à vingt minutes, une demi-heure au plus; nous nous apercevons tous de son absence, je vous en réponds.»

Mistress Gummidge soupira.

«Allons, allons, mère Gummidge! cria M. Peggotty.

— Je le sens plus que tout autre, dit mistress Gummidge; je suis une pauvre femme perdue, sans ressource, et c'était la seule personne avec laquelle je n'eusse pas de contrariété.»

Mistress Gummidge, toujours gémissant et secouant la tête, se mit à souffler le feu. M. Peggotty se tourna de notre côté, pendant qu'elle était ainsi occupée, et me dit à voix basse en mettant sa main devant sa bouche: «C'est le vieux!» Ce qui me fit supposer avec raison que l'humeur de mistress Gummidge n'avait fait aucun progrès depuis ma dernière visite.

La maison était, ou du moins elle devait être aussi charmante que par le passé, et pourtant elle ne me produisait pas la même impression. J'étais un peu désappointé. Peut-être cela venait-il de ce que la petite Émilie n'y était pas. Je savais le chemin qu'elle devait prendre, et je me trouvai bientôt en route pour aller au devant d'elle.

Au bout d'un moment, j'aperçus de loin quelqu'un que je reconnus bientôt, c'était Émilie. Elle avait grandi, mais elle était petite encore. Quand elle approcha, et que je vis ses yeux plus bleus que jamais, son visage plus radieux que par le passé, et toute sa personne plus jolie et plus attrayante, j'éprouvai une étrange sensation, qui me donna l'idée de faire semblant de ne pas la reconnaître, et de passer tout droit comme si je regardais quelque chose dans le lointain. J'en ai fait autant plus d'une fois depuis dans ma vie, si je ne me trompe. La petite Émilie ne s'en inquiétait guère. Elle me voyait bien, mais au lieu de se retourner et de m'appeler, elle se mit à courir en riant. Cela m'obligea de courir après elle; mais elle allait si vite, que nous étions tout près de la chaumière quand je vins à bout de la rattraper.

«Ah! c'est vous? dit-elle.

— Mais vous le saviez bien que c'était moi, Émilie.

— Et vous, vous ne saviez peut-être pas qui j'étais?» dit Émilie.

J'allais l'embrasser, mais elle mit ses mains sur ses lèvres, en me disant qu'elle n'était plus un petit enfant, et elle s'enfuit dans la maison en riant plus fort que jamais.

Elle semblait s'amuser à me taquiner, et ce changement dans ses manières m'étonnait beaucoup. La table était mise, la vieille petite caisse était à sa place accoutumée, mais au lieu de venir s'asseoir à côté de moi, elle alla se placer auprès de mistress Gummidge qui gémissait toujours, et quand M. Peggotty lui demanda pourquoi, elle secoua ses cheveux sur sa figure, et ne répondit qu'en riant.

«C'est un petit chat, dit M. Peggotty en la caressant doucement.

— Oui, c'est un petit chat! s'écria Ham, oui M. David, oui!» et il la regardait en éclatant de rire avec un mélange d'admiration et de ravissement, qui lui rendait la figure rouge comme une fraise.

Le fait est que tout le monde gâtait la petite Émilie, et M. Peggotty plus que personne; elle lui faisait faire tout ce qu'elle voulait, rien qu'en approchant sa joue de ses gros favoris. Du moins c'était mon opinion quand je la voyais le caresser, et je trouvais que M. Peggotty avait bien raison; elle était si affectueuse et si douce, elle avait des regards à la fois si fins et si timides, qu'elle me gagna le coeur plus que jamais.

Elle était aussi très-compatissante, et quand M. Peggotty, tout en fumant sa pipe le soir auprès du feu, fit une allusion à la perte que je venais de faire, les yeux d'Émilie se remplirent de larmes, et elle me regarda avec tant de bonté de l'autre côté de la table, que j'en fus très-reconnaissant.

«Ah! dit M. Peggotty en prenant dans sa main les boucles de sa petite Émilie et en les laissant retomber une à une; voilà une orpheline, voyez-vous, monsieur! et voilà un orphelin! continua M. Peggotty en donnant à Ham du revers de son poing un coup vigoureux dans la poitrine, quoiqu'il n'en ait guère l'air.

— Si je vous avais pour tuteur, monsieur Peggotty, dis-je en secouant la tête, je crois que je ne me sentirais guère orphelin non plus.

— Bien dit, monsieur David! s'écria Ham avec enthousiasme.
Hourra! Bien dit! Vous avez bien raison!» et il rendit à
M. Peggotty son coup de poing, pendant que la petite Émilie se
leva pour embrasser M. Peggotty.

«Et comment va votre ami, monsieur? me demanda M. Peggotty.

— M. Steerforth? dis-je.

— Ah! voilà le nom, cria M. Peggotty se tournant vers Ham; je savais bien que c'était quelque chose comme ça.

— Mais vous disiez que c'était Rudderford, s'écria Ham en riant.

— Eh bien! riposta M. Peggotty, je n'en étais déjà pas si loin. S'il n'y a pas du rude, il y a du fort tout de même. Comment va-t-il?

— Il était en très-bon état quand je l'ai quitté, monsieur
Peggotty.

— Voilà un ami! dit M. Peggotty en secouant sa pipe. Parlez-moi d'un ami comme celui-là! Ma foi, ça fait plaisir à voir.

— Il a une belle figure, n'est-ce pas? car mon coeur s'échauffait en entendant faire son éloge.

— Une belle figure? dit M. Peggotty, je crois bien; il se tient là, devant vous, comme… je ne sais pas quoi. Il a l'air si décidé!

— Oui, c'est précisément son caractère, repris-je à mon tour; brave comme un lion, et la franchise même, monsieur Peggotty.

— Et je suppose, continua M. Peggotty, en me regardant à travers la fumée de sa pipe, que lorsqu'il s'agit d'apprendre dans les livres, il passe devant tout le monde?

— Oui! dis-je avec ravissement, il sait tout; on ne se figure pas combien il a d'esprit.

— Voilà un ami! murmurait M. Peggotty en branlant gravement la tête.

— Rien ne lui donne de peine, continuai-je. Il n'a qu'à regarder une leçon pour la savoir; il joue aux barres mieux que personne; il vous rendra autant de pions que vous voudrez aux dames, et encore il vous battra aisément.»

M. Peggotty secoua de nouveau la tête, comme pour dire:
«Certainement qu'il vous battra.»

— Et il parle si bien! il n'a pas son pareil. Je voudrais seulement que vous pussiez l'entendre chanter, monsieur Peggotty.»

M. Peggotty fit un nouveau mouvement de tête, comme pour dire: «Je n'en doute pas.»

— Et puis, il est si généreux, si bon, continuai-je, entraîné par mon sujet favori, qu'on ne peut pas dire de lui tout le bien qu'il mérite. Pour moi, je ne pourrai jamais être assez reconnaissant de la protection qu'il m'a accordée, quand j'étais si loin de lui par mon âge et par mes études.»

Je parlais ainsi très-vivement quand mon regard tomba sur la petite Émilie qui se penchait en avant sur la table pour m'écouter avec la plus profonde attention, sans respirer, ses yeux bleus brillant comme des étoiles, et ses joues couvertes de rougeur. Elle était si jolie et elle avait l'air si étonnamment sérieuse, que je m'arrêtai tout étonné, ce qui fit que tout le monde la regarda en même temps, et se mit à rire.

«Émilie est comme moi, dit Peggotty, elle voudrait le voir.»

Émilie se troubla quand elle vit qu'on la regardait; elle baissa la tête et rougit très-fort. Puis jetant un coup d'oeil à travers ses boucles éparpillées, elle s'aperçut que nos yeux étaient encore attachés sur elle (pour mon compte, je l'aurais volontiers regardée pendant une heure); elle s'enfuit et ne revint que lorsqu'il fut temps de se coucher.

J'occupais mon ancien petit lit à la poupe du bateau, où le vent sifflait comme autrefois. Mais je ne pouvais m'empêcher de penser qu'il gémissait sur ceux qui n'étaient plus, et au lieu de m'imaginer, comme par le passé, que la mer monterait pendant la nuit et mettrait le bateau à flot, je me disais que la mer était venue depuis le temps où j'avais entendu le bruit du vent sur les vagues, et qu'elle avait emporté le bonheur de ma vie. Je me rappelle que lorsque le vent et la mer se calmèrent un peu, je demandai à Dieu dans ma prière de me faire la grâce de grandir pour épouser la petite Émilie; sur quoi je m'endormis tranquillement.

Les jours s'écoulaient à peu près comme par le passé; seulement, et c'était une grande différence, la petite Émilie se promenait rarement avec moi sur la plage. Elle avait des leçons à apprendre, de l'ouvrage à faire, et elle était absente la plus grande partie de la journée. Mais je sentais que, même sans ces obstacles, nous n'aurions pu jouir de la promenade comme autrefois. Émilie avait beau être capricieuse et pleine de fantaisies comme un enfant, ce n'était plus une petite fille, c'était plutôt une petite femme. Il me semblait que cette seule année avait établi une grande différence entre nous. Elle avait de l'amitié pour moi, mais elle me plaisantait et me faisait endêver; quand j'allais au-devant d'elle, elle prenait un autre chemin et je la trouvais sur le seuil de la porte, riant de toutes ses forces, au moment où j'arrivais très-désappointé. Le meilleur moment de la journée était celui où elle travaillait à l'aiguille; je m'asseyais à ses pieds et je lui faisais la lecture. Il me semble encore que je n'ai jamais vu le soleil aussi brillant que pendant ces beaux jours d'avril, que je n'ai jamais rencontré une petite créature aussi ravissante que celle qui travaillait assise sur le seuil de la porte du vieux bateau, et que je n'ai jamais trouvé depuis le ciel aussi pur, la mer aussi bleue, ni les vaisseaux voguant au loin aussi dorés par le soleil.

Le premier soir après notre arrivée, M. Barkis apparut, l'air très-gauche et très-embarrassé; il portait un mouchoir noué par les coins et rempli d'oranges. Comme il n'avait fait aucune allusion à cette partie de sa propriété, on supposa, après son départ, qu'il avait oublié son paquet, et Ham courut après lui pour le lui rendre, mais il revint avec une déclaration que les oranges étaient pour Peggotty. Depuis lors, il apparut régulièrement tous les soirs, exactement à la même heure, toujours avec un petit paquet dont il ne parlait jamais et qu'il déposait derrière la porte en l'ouvrant. Les offrandes étaient de l'espèce la plus variée et la plus extraordinaire. Je me souviens, entre autres, d'une énorme pelote, d'un boisseau de pommes, d'une paire de boucles d'oreilles en jais, d'une provision d'oignons d'Espagne, d'une boîte de dominos, enfin d'un serin avec sa cage, et d'un jambon mariné.

M. Barkis faisait sa cour, il me semble, d'une manière très- particulière. Il parlait à peine, et restait assis près du feu dans la même attitude que dans sa carriole, en regardant fixement Peggotty qui travaillait en face de lui. Un soir, inspiré, je suppose, par l'amour, il s'empara d'un bout de bougie qu'elle employait à cirer son fil, et le mit précieusement dans la poche de son gilet. Depuis lors, sa grande joie consistait à produire le morceau de cire quand Peggotty en avait besoin, et quoiqu'à moitié fondu et généralement collé au fond de sa poche, il en reprenait soigneusement possession dès que Peggotty avait fini son opération. Il avait l'air très-heureux, et ne se croyait évidemment pas obligé de parler. Même quand il allait se promener avec Peggotty sur la plage, il ne se donnait pas beaucoup de mal pour entretenir la conversation; il se contentait de lui demander de temps en temps si elle était tout à fait bien; je me rappelle que parfois, après son départ, Peggotty jetait son tablier sur sa tête et riait pendant une demi-heure. Le fait est que nous nous en amusions tous plus ou moins, à l'exception de cette malheureuse mistress Gummidge, à qui son mari avait probablement fait la cour dans le temps exactement de la même façon, car les manières de M. Barkis rappelaient constamment «le vieux» à son souvenir.

La fin de ma visite approchait quand nous fûmes prévenus que Peggotty et M. Barkis allaient prendre ensemble un jour de congé, et que je devais les accompagner avec Émilie. Je dormis à peine la nuit précédente, dans l'attente d'une journée entière à passer avec elle. Nous étions tous sur pied de bonne heure, et nous n'avions pas fini de déjeuner quand M. Barkis apparut au loin, conduisant sa carriole pour emmener l'objet de ses affections.

Peggotty était vêtue de deuil comme à l'ordinaire, mais M. Barkis était resplendissant; il portait un habit bleu tout battant neuf; le tailleur lui avait fait si bonne mesure que les parements des manches rendaient des gants inutiles, même par un temps très- froid; quant au collet, il était si haut qu'il relevait ses cheveux par derrière et les faisait tenir tout droits. Ses boutons de métal étaient de la plus grande dimension. Un pantalon gris et un gilet jaune complétaient la toilette de M. Barkis, que je regardais comme un modèle d'élégance.

Quand nous fûmes hors de la maison, j'aperçus M. Peggotty tenant à la main un vieux soulier qu'il voulait faire lancer après nous pour nous porter bonheur, et il l'offrait dans ce but à mistress Gummidge.

«Non, il vaut mieux que ce soit une autre personne, Daniel, dit mistress Gummidge. Je suis une pauvre créature perdue sans ressource, et tout ce qui me rappelle qu'il y a des créatures qui ne sont pas perdues sans ressource et seules au monde comme moi, me contrarie trop.

— Allons, ma vieille dit M. Peggotty, prenez le soulier et jetez- le.

— Non, Daniel, répondit mistress Gummidge en gémissant et en secouant la tête; si je sentais les choses moins vivement, à la bonne heure! Vous n'êtes pas comme moi, Daniel; rien ne vous contrarie et vous ne contrariez personne, il vaut mieux que ce soit vous.»

Ici Peggotty, qui avait embrassé tout le monde d'un air un peu troublé, cria de la carriole où nous étions tous (Émilie et moi sur deux petites chaises), que c'était à mistress Gummidge de jeter le soulier. Elle s'y décida enfin, mais je suis fâché de dire qu'elle gâta légèrement l'air de fête de notre départ en fondant immédiatement en larmes, après quoi elle se laissa tomber dans les bras de Ham en déclarant qu'elle savait bien qu'elle était un grand embarras, et qu'il vaudrait mieux la porter tout de suite à l'hôpital. Je trouvais ça très-raisonnable et j'aurais approuvé Ham de lui rendre ce petit service. Mais nous voilà en route pour notre partie de plaisir. M. Barkis s'arrêta bientôt à la porte d'une église, il attacha le cheval aux barreaux de la grille, puis entra avec Peggotty, me laissant seul avec Émilie dans la carriole. Je saisis cette occasion pour passer mon bras autour de sa taille, et pour lui proposer, puisque je devais sitôt la quitter, de prendre le parti d'être très-tendres l'un pour l'autre et très-heureux tout le jour. Elle y consentit, et me permit même de l'embrasser; à la suite de cette faveur, je m'enhardis jusqu'à lui dire (je m'en souviens encore) que je n'aimerais jamais une autre femme, et que j'étais décidé à verser le sang de quiconque prétendrait à son affection.

C'est pour le coup que la petite Émilie s'amusa à mes dépens. Il fallait voir ses prétentions d'être infiniment plus âgée et plus raisonnable que moi, ce qui faisait dire à la charmante petite fée que j'étais «un petit nigaud!» Puis elle se mit à rire si gaiement que j'oubliai le chagrin de m'entendre donner un nom si méprisant, tout entier au plaisir de la voir.

M. Barkis et Peggotty restèrent bien longtemps dans l'église, mais ils revinrent enfin, et on prit le chemin de la campagne. En route, M. Barkis se retourna vers moi, et me dit avec un regard malin dont je ne l'aurais pas cru capable:

«Quel nom avais-je donc écrit dans la carriole?

— Clara Peggotty, répondis-je.

— Et quel nom faudrait-il écrire maintenant, si j'avais un canif?

— Est-ce toujours Clara Peggotty?

— Clara Peggotty Barkis!» et il partit d'un éclat de rire qui ébranlait les parois de la carriole.

En un mot, ils étaient mariés; voilà pourquoi ils étaient entrés dans l'église. Peggotty était décidée à ce que tout se passât sans bruit, et le bedeau avait été le seul témoin de la cérémonie. Elle fut un peu confuse d'entendre M. Barkis annoncer si brusquement leur union, et elle ne pouvait se lasser de m'embrasser pour me prouver que son affection pour moi n'avait rien perdu. Mais elle se remit bientôt et me dit qu'elle était enchantée que ce fût une affaire finie.

Nous nous arrêtâmes à une petite auberge sur une route de traverse; on nous y attendait; le dîner fut très-gai et la journée se passa de la manière la plus satisfaisante. Peggotty se serait mariée tous les jours depuis dix ans qu'elle n'aurait pu avoir l'air plus à son aise, elle était tout à fait comme à l'ordinaire; elle sortit avec Émilie et moi pour se promener avant le thé, tandis que M. Barkis fumait philosophiquement, heureux et content, je suppose, du plaisir de contempler son bonheur en perspective. En tous cas, ses réflexions contribuèrent à réveiller son appétit, car je me rappelle que, bien qu'il eût mangé beaucoup de porc frais et de légumes, qu'il eût dépêché un poulet ou deux à dîner, il fut obligé de demander une tranche de lard avec son thé, et qu'il en fit disparaître un bon morceau sans aucune émotion.

J'ai souvent pensé depuis que c'était un jour de noces bien innocent et peu conforme aux habitudes reçues. Nous reprîmes nos places dans la carriole, quand il fit nuit, et pendant la route nous regardions les étoiles; c'était moi qui étais le démonstrateur en titre et qui ouvrais à M. Barkis des horizons inconnus. Je lui dis tout ce que je savais; il aurait cru volontiers tout ce qui aurait pu me passer par la tête, tant il était convaincu de l'étendue de mon intelligence: il alla même jusqu'à déclarer à sa femme, moi présent, que j'étais un petit Roschius; je compris qu'il voulait dire par là que j'étais un petit prodige.

Le sujet des étoiles épuisé, on plutôt les facultés de compréhension de M. Barkis arrivées à leur terme, la petite Émilie s'enveloppa avec moi dans un vieux manteau qui nous abrita pendant le reste du voyage. Ah! je l'aimais bien! Quel bonheur me disais- je, si nous étions mariés, et si nous allions vivre dans les champs, au milieu des arbres, sans jamais vieillir, sans jamais en savoir davantage, toujours enfants, toujours vaguant, en nous donnant la main, dans les prairies pleines de fleurs, par un beau soleil, posant notre tête la nuit tout près l'un de l'autre sur un lit de mousse, pour dormir d'un sommeil pur et paisible, en attendant que nous fussions enterrés par les petits oiseaux après notre mort! Ce tableau fantastique, bien éloigné du monde réel, brillant de l'éclat de notre innocence, et aussi vague que les étoiles au-dessus de nos têtes, me trotta dans la tête tout le long du chemin. Je suis bien aise de penser que Peggotty avait pour compagnons le jour de son mariage deux coeurs aussi candides que celui de la petite Émilie et le mien. Les Amours et les Grâces, cortège indispensable et classique du dieu d'Hymen, n'auraient pas mieux fait.

Nous arrivâmes donc heureusement à la porte du vieux bateau; là M. et mistress Barkis nous dirent adieu, pour prendre le chemin de leur demeure. Je sentis alors pour la première fois que j'avais perdu Peggotty. J'aurais eu le coeur bien gros ce soir-là si j'avais reposé ma tête sous un autre toit que celui qui abritait la petite Émilie.

M. Peggotty et Ham savaient aussi bien que moi ce que j'éprouvais, et m'attendaient à souper avec leurs visages honnêtes et affectueux pour chasser mes tristes pensées. La petite Émilie, de son côté, vint s'asseoir sur la caisse qui nous servait de siège. Ce fut la seule fois pendant tout mon séjour, et ce fut aussi la charmante clôture de cette charmante journée.

Ce soir-là, c'était marée montante, et peu de temps après notre coucher, M. Peggotty et Ham sortirent pour pêcher. Je me sentais tout fier de rester dans cette maison solitaire pour protéger mistress Gummidge et la petite Émilie; je ne demandais qu'à voir un lion ou un serpent, ou tout autre animal farouche venir nous attaquer, pour avoir l'honneur de le détruire et me couvrir ainsi de gloire. Mais les monstres n'ayant pas choisi ce soir-là la plage de Yarmouth pour lieu de leur promenade, j'y suppléai de mon mieux en rêvant dragons toute la nuit.

Le matin vint et Peggotty aussi: elle m'appela par la fenêtre comme de coutume, comme si M. Barkis le conducteur, n'était lui- même qu'un rêve tout du long. Après le déjeuner, elle m'emmena chez elle; c'était une belle petite habitation. Parmi toutes les propriétés mobilières qu'elle contenait, je suppose que ce qui me fit le plus d'impression fut un vieux bureau de bois foncé dans la salle à manger (la cuisine tenait ordinairement lieu de salon), avec un couvercle ingénieux, qui en se rabattant devenait un pupitre surmonté d'un gros volume in-quarto, le livre des Martyrs de Fox. Je découvris immédiatement ce précieux bouquin, et je m'en emparai; je ne me rappelle pas un mot de ce qu'il contenait, je sais seulement que je ne venais jamais dans la maison sans m'agenouiller sur une chaise pour ouvrir la cassette qui contenait ce trésor, puis je m'appuyais sur le pupitre et je recommençais ma lecture. J'étais surtout édifié, j'en ai peur, par les nombreuses gravures qui représentaient toutes sortes d'atroces tortures, mais l'histoire des Martyrs et la maison de Peggotty étaient et sont encore inséparables dans mon esprit.

Je dis adieu ce jour-là à M. Peggotty, à Ham, à mistress Gummidge et à la petite Émilie, et je couchai chez Peggotty dans une petite chambre en mansarde, qui était pour moi, disait Peggotty, et qui me serait toujours gardée dans le même état; bien entendu que le livre sur les crocodiles n'y manquait pas: il était posé sur une planche à côté du lit.

«Jeune ou vieille, tant que je vivrai, et que ce toit-ci sera sur ma tête, mon cher David, dit Peggotty, je vous garderai votre chambre comme si vous deviez arriver à l'instant même. J'en prendrai soin tous les jours, mon chéri, comme je faisais autrefois, et vous iriez en Chine, que vous pourriez être sûr que votre chambre resterait dans le même état, tout le temps de votre absence.»

Je ressentais profondément la fidèle tendresse de ma chère bonne, et je la remerciai du mieux que je pus, ce qui ne me fut pas très- facile, car le temps me manquait. C'était le matin qu'elle me parlait ainsi, en me tenant le cou serré dans ses bras, et je devais retourner à la maison le matin même dans la carriole avec elle et M. Barkis. Ils me déposèrent à la grille du jardin avec beaucoup de peine, et je ne vis pas sans regret la carriole s'éloigner emmenant Peggotty, me laissant là tout seul sous les vieux ormes, en face de cette maison où il n'y avait plus personne pour m'aimer.

Je tombai alors dans un état d'abandon auquel je ne puis penser sans compassion. Je vivais à part, tout seul, sans que personne fît attention à moi, éloigné de la société des enfants de mon âge, et n'ayant pour toute compagnie que mes tristes pensées, qui semblent jeter encore leur ombre sur ce papier pendant que j'écris.

Que n'aurais-je pas donné pour qu'on m'envoyât dans une pension, quelque sévèrement tenue qu'elle pût être, apprendre quelque chose, n'importe quoi, n'importe comment! Mais je n'avais pas cette espérance, on ne m'aimait pas, et on me négligeait volontairement, avec persévérance et cruauté. Je crois que la fortune de M. Murdstone était alors embarrassée, mais d'ailleurs il ne pouvait me souffrir, et il essayait, en m'abandonnant à moi- même, de se débarrasser de l'idée que j'avais quelques droits sur lui; … il y réussit.

Je n'étais pas précisément mal traité. On ne me battait pas, on ne me refusait pas ma nourriture, mais il n'y avait pas de cesse dans les mauvais procédés qu'on avait pour moi systématiquement et sans colère. Les jours suivaient les jours, les semaines, les mois se passaient et on me négligeait toujours froidement. Je me suis demandé quelquefois en me rappelant ce temps-là ce qu'ils auraient fait si j'étais tombé malade, et si on ne m'aurait pas laissé couché dans ma chambre solitaire, me tirer d'affaire tout seul, ou si quelqu'un m'aurait tendu une main secourable.

Quand M. et miss Murdstone étaient à la maison, je prenais mes repas avec eux; en leur absence, je mangeais seul. Je passais mon temps à errer dans la maison et dans les environs sans qu'on prît garde à moi. Seulement il ne m'était pas permis d'entrer en relation avec qui que ce fût; on craignait probablement mes plaintes. M. Chillip me pressait souvent d'aller le voir; il était veuf, ayant perdu depuis quelques années une petite femme avec des cheveux d'un blond pâle que je confonds encore dans mon souvenir avec une chatte grise à poil d'angora. Mais on me permettait très- rarement d'aller passer la journée dans son cabinet, où il était occupé à lire quelque livre nouveau, à l'odeur de toute une pharmacie qui parfumait l'atmosphère; mon plus grand plaisir était d'y piler les drogues dans un mortier sous la direction bienveillante de M. Chillip.

Pour la même raison, renforcée sans doute par l'ancienne aversion qu'on gardait à ma bonne, on ne me permettait que bien rarement d'aller la voir. Fidèle à sa promesse, elle me faisait une visite ou me donnait un rendez-vous dans les environs toutes les semaines, et m'apportait toujours quelque petit présent, mais j'éprouvai de nombreux et d'amers désappointements en recevant un refus, chaque fois que je témoignais le désir d'aller chez elle. Quelquefois pourtant, à de longs intervalles, on me permit d'y passer la journée, et alors je découvris que M. Barkis était un peu avare, «un peu serré» disait poliment Peggotty, et qu'il cachait son argent dans une boite déposée sous son lit, tout en disant qu'elle ne contenait que des habits et des pantalons. C'est dans ce coffre que ses richesses se cachaient avec une modestie si persévérante qu'on n'en pouvait obtenir la plus légère parcelle que par artifice, si bien que Peggotty était obligée d'avoir recours aux ruses les plus compliquées, à une vraie conspiration des poudres pour se faire donner l'argent nécessaire à la dépense de la semaine.

Pendant ce temps-là, je sentais si profondément que les espérances que j'aurais pu donner s'en allaient en fumée, grâce à mon délaissement, que j'aurais été bien malheureux sans mes vieux livres. C'était ma seule consolation: nous nous tenions fidèle compagnie, et je ne me lassais jamais de les relire d'un bout à l'autre.

J'approche d'une époque de ma vie, dont je ne pourrai jamais perdre la mémoire tant que je me rappellerai quelque chose, et dont le souvenir est venu souvent malgré moi hanter comme un revenant des temps plus heureux.

J'étais sorti un matin et j'errais, comme j'en avais pris l'habitude dans ma vie oisive et solitaire, lorsqu'en tournant le coin d'un sentier près de la maison, je me trouvai en face de M. Murdstone qui se promenait avec un monsieur. Dans ce moment de surprise, j'allais passer sans rien dire quand le nouveau venu s'écria:

«Ah! Brooks!

— Non, monsieur, David Copperfield, répondis-je.

— Allons donc; vous êtes Brooks, reprit mon interlocuteur, vous êtes Brooks de Sheffield. C'est votre nom.»

À ces mots, je le regardai plus attentivement. Son sourire acheva de me convaincre que c'était M. Quinion, que M. Murdstone m'avait mené voir à Lowestoft, avant… mais peu importe, je n'ai pas besoin de rappeler l'époque.

«Comment allez-vous, et où se fait votre éducation, Brooks?» dit
M. Quinion.

Il appuya sa main sur mon épaule et me fit retourner pour les accompagner. Je ne savais que répondre et je regardais M. Murdstone d'un air assez embarrassé.

«Il est à la maison pour le moment, dit ce dernier; son éducation est suspendue. Je ne sais que faire de lui. Il est difficile à manier.»

Son ancien regard, ce regard perfide que je connaissais trop bien, tomba sur moi un instant, puis il fronça le sourcil et se détourna avec un mouvement d'aversion.

«Ah! dit M. Quinion en nous regardant tous les deux, à ce qu'il me sembla… Voilà un beau temps!»

Il y eut un moment de silence, et je me demandais comment je pourrais m'échapper, quand il reprit:

«Je suppose que vous êtes toujours aussi éveillé, Brooks?

— Oui, ce n'est pas là ce qui lui manque, dit M. Murdstone avec impatience. Laissez-le aller, je vous assure qu'il aimerait autant partir.»

Sur cet avis, M. Quinion me lâcha, et je repris le chemin de la maison. En me retournant, au moment d'entrer dans le jardin, je vis M. Murdstone, appuyé contre la barrière du cimetière, en conversation avec M. Quinion. Leurs regards étaient dirigés de mon côté, et je sentis qu'ils parlaient de moi.

M. Quinion coucha chez nous ce soir-là. Après le déjeuner, le lendemain matin, j'avais remis ma chaise à sa place, et je quittais la chambre, quand M. Murdstone me rappela. Il s'assit gravement devant une autre table, et sa soeur s'établit près de son bureau; M. Quinion, les mains dans ses poches, regardait par la fenêtre, moi, j'étais debout à les regarder tous.

«David, dit M. Murdstone, quand on est jeune il faut travailler dans ce monde, au lieu de rêver ou de bouder.

— Comme vous faites, ajouta sa soeur.

— Jane Murdstone, laissez-moi parler, s'il vous plaît. Je vous répète, David, que, lorsqu'on est jeune, il faut travailler dans ce monde, au lieu de rêver ou de bouder. Cela est vrai, surtout pour un enfant de votre âge, d'un caractère difficile, et à qui on ne peut rendre un plus grand service qu'en l'obligeant de se faire aux habitudes de la vie active, qui peuvent seules le plier et le rompre.