notre équipe.
Après un bon dîner à l'une des trente tables de l'énorme salle à manger vide du ferry, quand le couvert fut débarrassé, Pitt étala une carte marine et deux cartes géologiques, n parla distinctement et précisément, exprimant ses pensées avec tant de clarté qu'ils auraient pu croire qu'il s'agissait des leurs.
- Le paysage n'est plus le même, n s'est produit de grands changements autrefois, il y a près de cinq cents ans.
Il se tut et mit les trois cartes les unes à côté des autres, réalisant une vue ininterrompue de la partie désertique depuis la côte la plus au nord du golfe jusqu'à la vallée de Coachella, en Californie.
- Il y a des milliers d'années, la mer de Cortez s'étendait sur ce qui est aujourd'hui le désert du Colorado et la Vallée Impériale, au-dessus de la mer de Sal-ton. Au cours des siècles, le Colorado, en coulant, a transporté
jusqu'à la mer d'énormes quantités de limon, jusqu'à former un delta et une digue dans la zone nord de la mer. Cet amoncellement de limon a laissé
derrière lui une grande pièce d'eau qu'on baptisa plus tard lac Cahuilla, à
cause, je crois, des Indiens du même nom qui vivaient sur ses rives. quand on se promène au pied des collines qui longent ce lac, on peut voir encore l'ancienne ligne de côte et trouver des coquilles d'animaux marins éparpillées dans le désert.
- quand s'est-il asséché? demanda Shannon.
- Entre 1 ICO et 1200.
- Alors, d'o˘ vient la mer de Salton?
- Pour tenter d'irriguer le désert, on a construit un canal amenant l'eau du
LE D…MON DE LA MORT
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Colorado. En 1905, à cause de pluies extraordinaires et de la présence de beaucoup de limon, la rivière a débordé et fait déborder le canal de sorte que l'eau s'est déversée dans la partie la plus basse du bassin désertique.
On a réussi à arrêter l'inondation en construisant un barrage mais assez d'eau avait réussi à s'amasser pour former la mer de Salton, dont la surface est à quatre-vingts mètres en dessous du niveau de la mer.
Aujourd'hui, c'est un grand lac qui finira comme le lac Cahuilla, malgré
les drainages d'irrigation qui ont temporairement stabilisé sa taille actuelle.
Gunn ouvrit une bouteille de cognac mexicain.
- Un petit arrêt pour permettre à l'alcool de régénérer nos petites cellules grises. A notre succès, dit-il en levant la tasse de plastique tenant lieu de verre à liqueur.
- Bravo ! dit Giordino. C'est fou ce qu'un bon repas et un petit cognac peuvent changer les choses.
- Nous espérons tous que Dirk a trouvé la bonne solution, dit Loren.
- Il sera intéressant de voir si ça tient la route, fit Shannon avec un geste d'impatience. Voyons o˘ tout ça peut nous mener.
Pitt ne répondit pas mais se pencha sur les cartes et dessina un cercle à
travers le désert avec un feutre rouge.
- Voici approximativement jusqu'o˘ s'étendait le golfe aux alentours de l'an 1400, avant que le limon du fleuve s'amoncelle au sud.
- C'est à moins d'un kilomètre de la frontière actuelle entre les Etats-Unis et le Mexique, constata Rodgers.
- Et une zone surtout couverte de marécages et de vase, connue sous le nom de Laguna Salada.
- que vient faire ce marécage dans le contexte? demanda Gunn. Le visage de Pitt était aussi animé que celui d'un chef d'entreprise sur le point d'annoncer à ses actionnaires une grosse prise de dividendes.
- L'île o˘ les Incas et les Chachapoyas ont enterré la chaîne d'or de Huascar n'est plus une île.
Tous restèrent immobiles et silencieux, sirotant leur cognac, avant que cette révélation les pénètre et fasse mouche.
Et puis, comme répondant à un coup de sifflet, chacun se pencha sur les cartes et étudia les marques qu'avait faites Pitt indiquant l'ancienne ligne de côte. Shannon montra un petit serpent dessiné par Pitt, enroulé
autour d'un haut rocher s'élevant entre le marécage et le pied des collines de Las Tinajas.
- que signifie le serpent?
- Une sorte de croix pour marquer l'endroit. Gunn examina de près la carte géologique.
- Tu désignes une petite montagne qui, selon les élévations alentour, domine à un peu moins de cinq cents mètres.
- Elle a un nom? demanda Loren.
- Cerro El Capirote, dit Pitt. Capirote, en anglais, c'est un long chapeau pointu de cérémonie ou ce qu'on appelait autrefois un bonnet d'‚ne.
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L'OR DES INCAS
- Alors vous pensez que cette haute cime au milieu de rien du tout est le site de notre trésor? demanda Rodgers.
- Si vous étudiez les cartes de près, vous trouverez plusieurs autres petits monts avec des cimes pointues s'élevant dans le désert à côté des marais. N'importe lequel correspond à la description générale. Mais je parie pour Cerro
El Capirote.
- qu'est-ce qui vous amène à une décision aussi déterminée? s'enquit Shannon.
- Je me suis mis à la place des Incas et j'ai choisi le meilleur endroit pour cacher ce qui, à l'époque, était le plus grand trésor du monde. Si j'étais le général Naymlap, j'aurais cherché l'île la plus imposante, dans la partie maritime la plus éloignée des conquérants espagnols détestés.
Cerro El Capirote était l'endroit le plus éloigné o˘ il pouvait se rendre au début du seizième siècle, et sa hauteur en fait la plus importante.
Le moral des occupants du pont des passagers était en hausse. Ils fondaient de nouveaux espoirs en un projet qui avait été à deux doigts d'être annulé
pour cause d'échec. La confiance inébranlable de Pitt avait gagné tout le monde. Même Shannon avalait son cognac en souriant comme une hôtesse dans un saloon de Dodge City. C'était comme s'ils avaient jeté leurs doutes pardessus bord. Soudain, chacun tenait pour certaine la découverte du démon perché sur la cime
de Cerro El Capirote.
S'ils avaient eu le plus petit soupçon du fait que Pitt n'était pas aussi certain qu'eux de la réussite, leurs espoirs auraient eu vite fait de mourir. Pitt était s˚r de ses conclusions mais bien trop pragmatique pour ne pas conserver quelques
doutes.
Et puis il y avait le sombre revers de la médaille. Ni lui ni Giordino n'avaient raconté qu'ils avaient identifié l'assassin de Doc Miller en la personne d'un des autres chercheurs. Tous deux avaient silencieusement réalisé que les Zolar, ou le Solpemachaco, quel que soit le nom qu'ils se donnent dans cette partie du monde, ignoraient encore que Pitt avait peut-
être trouvé la cachette du trésor.
L'image de Tupac Amaru se forma dans l'esprit de Pitt, avec ses yeux froids et sans vie. H sut alors que la chasse sur le point de commencer serait laide, abominable, impitoyable.
39
L'Alhambra remonta vers San Felipe et navigua jusqu'à ce que les roues à
aubes se heurtent à une couche de limon rouge. quelques kilomètres plus loin, l'embouchure du Colorado, large et peu profonde, s'ouvrait à
l'horizon, étendue de part et d'autre des marécages troubles et chargés d'eau salée, complètement
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dépourvue de végétation. On aurait dit une de ces planètes mortes et désolées, quelque part dans l'univers.
Pitt contempla le triste paysage par le pare-brise de l'hélicoptère en ajustant son harnais de sécurité. Shannon occupait le siège du copilote, Giordino et Rodgers, à l'arrière, ceux des passagers. Il fit un signe de la main à Gunn qui répondit en levant deux doigts en un V de victoire. Loren lui souffla un baiser.
Ses mains dansèrent sur le cyclique et le collectif des rotors, prenant de la vitesse jusqu'à ce que tout le fuselage frémisse. L'Alhambra disparaissait derrière lui. Il fit glisser l'hélicoptère sur le flanc pour traverser le bras d'eau comme une feuille poussée par le vent. Dès qu'il fut assez loin du ferry, il repoussa doucement le cyclique vers l'avant et l'appareil s'éleva en diagonale vers le nord. A cinq cents mètres, Pitt régla les commandes et garda une altitude régulière.
n survola les eaux mômes du haut du golfe pendant dix minutes avant de s'élancer au-dessus des marécages de Laguna Salada. Une grande partie des marais avait été récemment gonflée par les pluies et les branches mortes des mes-quite s'élevaient au-dessus de l'eau très salée comme des bras de squelettes levés pour demander de l'aide.
Il laissa bientôt derrière lui le serpent d'eau géant et inclina l'hélicoptère à travers les dunes de sable qui s'étiraient des montagnes jusqu'à l'orée de Laguna Salada. Le paysage, maintenant, ressemblait à une lune brune et fanée, plus substance que couleur. Le terrain inégal, rocailleux, était effrayant. D dégageait néanmoins une sorte de beauté mais devait être mortel à quiconque luttait pour survivre dans cette horreur pendant la chaleur étouffante de l'été.
- Il y a une route goudronnée, là, annonça Shannon.
- L'autoroute cinq, dit Pitt. Elle va de San Felipe à Mexicali.
- «a fait partie du désert du Colorado? demanda Rodgers.
- Le désert au nord de la frontière s'appelle comme ça à cause du fleuve.
Mais en fait, il appartient au désert de Sonoran.
- Ce n'est pas un coin très hospitalier et je n'aimerais guère le traverser.
- qui n'aime pas le désert y trouve sa mort, dit Pitt. Ceux qui le respectent découvrent que c'est un lieu irrésistible pour y vivre.
- Y a-t-il vraiment des gens qui y vivent? s'étonna Shannon.
- Surtout des Indiens, dit Pitt. Le désert de Sonoran est sans doute le plus beau de tous les déserts du monde, même si les Mexicains du Centre le comparent à leurs Ozarks.
Giordino se pencha par la fenêtre pour mieux voir et prit ses jumelles, n tapa l'épaule de Pitt.
- Ton point chaud, on le voit déjà, là-bas, à gauche.
Pitt hocha la tête, changea légèrement de direction et regarda une montagne solitaire, au milieu du désert, droit devant eux. Cerro El Capirote portait bien son nom. Bien qu'il ne f˚t pas absolument conique, le sommet ressemblait un peu à un bonnet d'‚ne à la pointe un peu aplatie.
- Je crois que je distingue une sculpture en forme d'animal au sommet, observa Giordino.
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L'OR DES INCAS
- Je vais descendre un peu et le survoler.
Pitt réduisit sa vitesse, plongea un peu et commença à tourner autour du sommet avec précaution, attentif à la possibilité de trous d'air soudains.
Puis il baissa à nouveau l'hélicoptère, l'amenant au niveau de la grotesque effigie de pierre. La bouche ouverte, le monstre semblait les regarder aussi, avec l'expression agressive d'un chien errant et affamé.
- Levez-vous, les copains, hurla Pitt comme un aboyeur de foire. Levez-vous et contemplez le fabuleux démon du monde souterrain qui bat les cartes avec son nez et les distribue avec ses pattes !
- Il existe ! cria Shannon, rouge d'excitation, comme tous dans l'appareil.
H existe vraiment !
- On dirait une vieille gargouille, dit Giordino en maîtrisant son émotion.
- Posez-vous, exigea Rodgers. Il faut qu'on regarde ça de plus près.
- Trop de gros rochers autour de la sculpture, dit Pitt. D faut que je trouve un endroit dégagé pour atterrir.
- Il y a une petite place sans rocher à une quarantaine de mètres au-delà
du démon, fit Giordino en montrant l'endroit par-dessus l'épaule de Pitt.
Celui-ci hocha la tête, fit le tour de la sculpture pour s'approcher sous le vent d'ouest venant des montagnes. Il réduisit sa vitesse et repoussa le cyclique. L'hélicoptère turquoise s'immobilisa un instant, reprit sa course puis se posa sur le seul endroit dégagé au sommet de Cerro El Capirote.
Giordino sortit le premier, portant des cordes avec lesquelles il attacha l'appareil à un rocher saillant. quand ce fut fait, il s'approcha du cockpit et passa la main devant sa gorge. Pitt coupa le moteur et les lames du rotor s'apaisèrent peu à peu.
Rodgers sauta à terre et tendit la main à Shannon. Elle sauta à son tour et se mit à courir sur le sol inégal vers l'effigie de pierre. Pitt quitta le dernier l'appareil mais ne suivit pas les autres. Il leva tranquillement ses jumelles et fouilla le ciel dans la direction d'o˘ lui parvenait le son étouffé d'un moteur d'avion. L'hydravion n'était encore qu'un reflet argenté contre le bleu du ciel. Le pilote maintenait une altitude de deux mille mètres en essayant de ne pas se faire remarquer. Mais Pitt ne se laissa pas prendre. Son intuition l'avait prévenu de la filature dès qu'il avait décollé de l'Alhambra. Ce qu'il voyait maintenant confirmait ses soupçons.
Avant de rejoindre les autres déjà groupés autour de l'animal de pierre, il prit le temps de s'approcher du bord usé du flanc de la roche et regarda le sol, remerciant le ciel de ne pas avoir à faire l'ascension. Le panorama immense du désert était beau à couper le souffle. Le soleil d'octobre teintait le sable et les rochers de couleurs vives qui ternissaient pendant l'été. Les eaux du golfe étincelaient, là-bas, au sud. De part et d'autre des marécages de Laguna Salada, la chaîne des montagnes s'élevait majestueusement dans un léger brouillard.
D se sentit envahi de satisfaction. Il ne s'était pas trompé. Les Anciens avaient bien choisi un lieu imposant pour cacher leur trésor.
quand il s'approcha enfin de la grande bête de pierre, Shannon était en train
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de mesurer le corps du jaguar tandis que Rodgers prenait des dizaines de photos. Giordino semblait occupé à chercher autour du piédestal une trace de l'entrée du passage menant au cour de la montagne.
- Alors, c'est le bon pedigree? demanda Pitt.
- Influence chachapoya incontestable, dit Shannon, rouge et excitée. C'est un extraordinaire exemple de leur art. (Elle se recula un peu comme on le fait au musée pour admirer une peinture.) Voyez comme les écailles sont exactement semblables. Elles sont tout à fait comparables à celles des animaux sculptés du Pueblo de los Muertos.
- La technique est la même?
- Presque identique.
- Alors c'est peut-être l'ouvre du même sculpteur.
- C'est possible.
Shannon leva la main aussi haut qu'elle put et frappa la partie la plus basse du cou de serpent.
- C'était assez habituel, pour les Incas, d'engager des tailleurs de pierre chachapoyas, reprit-elle.
- Les Anciens devaient avoir un étrange sens de l'humour pour créer un dieu dont le seul regard ferait tourner le lait.
- La légende est vague mais elle dit en gros qu'un condor pondit un jour un ouf qui fut avalé puis vomi par un jaguar. Un serpent sortit de l'ouf régurgité, plongea dans la mer et se couvrit d'écaillés de poisson. Le reste de la légende raconte que parce que la bête était si laide et rejetée par les autres dieux qui s'ébattaient au soleil, elle vécut sous la terre et devint ainsi le gardien des morts.
- C'est l'histoire du vilain petit canard avant la lettre.
- Il est hideux, dit Shannon, et pourtant je ne peux pas m'empêcher d'être un peu triste pour lui. Je ne sais pas comment expliquer ça mais la pierre a l'air de vivre de son côté.
- Je comprends. Je trouve aussi qu'il y a là plus que de la pierre froide.
Pitt regarda l'une des ailes qui s'était détachée du corps et cassée en petits morceaux.
- Pauvre vieux dieu. On dirait qu'il n'a pas eu la vie rosé. Shannon acquiesça en montrant des graffitis et des marques de balles.
- Ce qui est triste, c'est que les archéologues locaux n'ont jamais compris ce qu'était vraiment cette sculpture, une pièce remarquable d'art de deux cultures, née à des milliers de kilomètres d'ici...
Pitt l'interrompit en levant vivement la main pour demander le silence.
- Vous entendez quelque chose? On dirait quelqu'un qui pleure. Elle tendit l'oreille, écouta puis secoua la tête.
- Je n'entends rien que le claquement de l'appareil de photo de Miles. Le son fantomatique entendu par Pitt avait disparu. Il sourit.
- C'est probablement le vent.
- Ou les pleurs de ceux que garde le Demonio de los Muertos.
- Je croyais qu'il leur garantissait la paix éternelle?
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L'OR DES INCAS
- Vous ne savez pas grand-chose des rites religieux incas et chachapoyas, dit Shannon en souriant. Notre ami de pierre n'est peut-être pas aussi bienveillant que nous le supposons.
Pitt laissa Shannon et Miles à leurs occupations et s'approcha de Giordino, qui tapait le sol autour de la statue avec un pic de mineur.
- Tu as trouvé une trace de passage?
- Non, à moins que les Anciens aient su faire fondre les rochers, répondit Giordino. Cette grande gargouille est sculptée dans un immense bloc de granit qui compose le cour de la montagne. Je ne trouve aucune fissure autour de la base de la statue. S'il y a un passage, il doit être ailleurs, dans la montagne.
Pitt pencha la tête et tendit l'oreille.
- Tiens ! «a recommence !
- Tu veux dire le pleur de sirène?
- Tu l'as entendu? demanda Pitt, surpris.
- Je croyais que c'était le vent soufflant à travers les rochers.
- Ce n'est pas le murmure du vent.
Giordino eut une expression curieuse et mouilla son doigt avec sa langue puis le leva.
- Tu as raison. Il n'y a pas un souffle.
- Ce n'est pas un son régulier, dit Pitt. Je ne l'ai entendu que par intervalles.
- Moi aussi. «a vient comme un souffle d'air, ça dure dix secondes puis ça disparaît pendant près d'une minute. Pitt acquiesça d'un air joyeux.
- Peut-être viens-tu de découvrir un orifice menant à la caverne?
- Voyons si nous pouvons le trouver, proposa Giordino avec enthousiasme.
- Il vaut mieux qu'il vienne à nous.
Pitt trouva un rocher assez large pour s'asseoir et y posa ses fesses. H
essuya tranquillement une poussière sur un des verres de ses lunettes de soleil, s'épongea le front avec un mouchoir et tendit à nouveau l'oreille en tournant la tête comme une antenne radar.
Comme une horloge, l'étrange plainte revint et disparut. Pitt attendit de l'avoir entendue trois fois puis fit signe à Giordino de se déplacer le long du flanc nord du pic. Aucune réponse ne fut nécessaire. Ds n'avaient pas besoin de parler. Amis intimes depuis l'enfance, ils ne s'étaient jamais perdus de vue pendant leur service militaire, dans l'armée de l'air.
quand Pitt était entré à la NUMA, douze ans auparavant, à la demande de l'amiral Sandecker, Giordino y était entré aussi. Au fil du temps, ils avaient appris à se comprendre sans qu'il leur f˚t nécessaire de parler.
Giordino descendit une petite pente escarpée sur une vingtaine de mètres avant de s'arrêter, n écouta en attendant le prochain signe de Pitt. Le gémissement lui parut plus fort que Pitt ne pouvait l'entendre. Mais il savait que le son se réverbérait contre les rochers et se déformait, n n'hésita pas quand Pitt lui fit
LE D…MON DE LA MORT
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quitter l'endroit o˘ on l'entendait mieux et montra un endroit o˘ le flanc du pic tombait soudain en une étroite faille de dix mètres de profondeur.
Pendant que Giordino, à plat ventre, regardait de haut un chemin menant au bas de la faille, Pitt s'approcha, s'allongea près de lui et tendit la main, la paume vers le bas. Le gémissement se fit à nouveau entendre et Pitt sourit.
- Je sens un courant d'air. quelque chose de profond au sein de la montagne fait que de l'air est expulsé par un orifice.
- Je vais chercher la corde et la lampe de poche qui sont dans l'hélico. n revint deux minutes après avec Shannon et Miles. Les yeux de la jeune femme brillaient d'impatience.
- Al dit que vous avez trouvé un chemin pour entrer dans la montagne?
- On va bientôt le savoir, dit Pitt.
Giordino attacha l'extrémité d'une corde de nylon autour d'un gros rocher.
- A qui l'honneur?
- Je te le fais à pile ou face, dit Pitt.
- Face !
Pitt lança un quart de dollar, regarda la pièce tourner en l'air et se poser sur une petite surface plate entre deux gros rochers.
- Pile. Tu as perdu.
Giordino haussa les épaules sans rouspéter, fit une boucle, la passa pardessus puis par-dessous les épaules de Pitt.
- Inutile de m'en mettre plein la vue avec tes dons de montagnard. Je te ferai descendre et je te remonterai.
Pitt accepta, sachant que son ami était plus fort que lui. Giordino avait peut-être une petite taille mais ses épaules larges et ses bras musclés lui auraient permis de vaincre n'importe quel lutteur professionnel. quiconque essayait de battre Giordino, y compris les ceintures noires de karaté, avait l'impression d'être broyé par les pistons d'une impitoyable machine.
- Fais attention de ne pas laisser la corde br˚ler, rappela Pitt.
- Fais attention de ne pas te casser une jambe, ou je te laisserai faire la gargouille, fit Giordino en lui donnant la lampe.
Puis il laissa filer la corde, descendant Pitt entre les parois de l'étroite faille. quand Pitt sentit que ses pieds touchaient le sol, il leva la tête.
- «a y est, je suis en bas.
- que vois-tu?
- Une petite crevasse dans la paroi, juste assez large pour que je m'y glisse. J'y vais.
- N'enlève pas la corde. Il pourrait y avoir un trou juste après l'entrée.
Pitt se mit à plat ventre et se faufila dans l'étroite fissure. D rampa sur environ trois mètres avant que le boyau s'élargisse assez pour qu'il puisse se mettre debout. Il alluma la lampe et éclaira les murs. Dans le rayon de lumière, il vit qu'il se trouvait à l'entrée d'un passage menant apparemment dans les entrailles de la montagne. Le sol était lisse avec des marches taillées dans le roc, tous les deux ou trois pas.
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L'OR DES INCAS
Un souffle d'air humide le frôla comme la respiration moite d'un géant, n t
‚ta les murs du bout des doigts. La surface était numide et couverte de gouttelettes. Plein de curiosité, Pitt avança le long du passage jusqu'à ce que la corde de nylon se tende, ce qui l'empêcha d'aller plus loin. Il dirigea le faisceau de la lampe devant lui. La main glacée de la peur se referma sur lui lorsqu'il vit deux yeux brillants plonger dans les siens.
Là, sur un piédestal de roche noire, apparemment de la même facture que le démon du haut du pic, le regard glacé dirigé vers l'entrée du passage, il y avait un autre Demonio de los Muertos, plus petit que l'autre. Celui-ci était serti de turquoises avec du quartz blanc et poli à la place des dents et des pierres rouges figurant les yeux.
Pitt eut très envie de se débarrasser de la corde et d'aller voir plus loin. Mais il se dit que ça ne serait pas juste pour les autres. Es étaient tous concernés par la découverte de la chambre du trésor. A contrecour, il rebroussa chemin, reprit la crevasse et remonta jusqu'à la lumière.
quand Giordino l'aida à passer le bord de la fissure, Shannon et Rodgers l'attendaient avec impatience.
- qu'avez-vous vu? pressa Shannon, incapable de contrôler son excitation.
Dites-nous ce que vous avez trouvé!
Pitt la regarda un instant sans expression puis lui sourit.
- L'entrée du trésor est gardée par un autre démon mais, à part ça, la voie est libre.
Tous crièrent de joie. Shannon et Rodgers tombèrent dans les bras l'un de l'autre, se tapant mutuellement dans le dos. Giordino donna une claque si forte sur l'épaule de Pitt que celui-ci eut l'impression que ses dents allaient sauter. Une intense curiosité les habitait tous en regardant pardessus le bord de la crevasse la petite ouverture menant au cour de la montagne. Personne ne vit le tunnel sombre qui y descendait. Ils contemplèrent le rocher comme s'il était transparent et imaginèrent le trésor doré qui s'y cachait.
Du moins est-ce ce que chacun pensait voir. Sauf Pitt. Son regard se dirigea vers le ciel. Mentalement, intuitivement, peut-être seulement par superstition, il eut la vision soudaine d'un hydravion qui les avait suivis jusqu'au démon et qui attaquait l'Alhambra. Pendant un moment, il vit l'attaque aussi clairement que s'il regardait la télévision.
Shannon remarqua le silence de Pitt et son visage rêveur.
- qu'est-ce qui ne va pas? On dirait que vous venez de perdre votre petite amie!
- «a se pourrait, dit-il sombrement. «a se pourrait bien.
LE D…MON DE LA MORT
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Giordino retourna à l'hélicoptère o˘ il prit un autre rouleau de corde, une seconde lampe de poche et une lampe Coleman. Il passa la corde sur son épaule. D donna la lampe de poche à Shannon et tendit la Coleman à Rodgers avec une boîte d'allumettes.
- Le réservoir est plein, ça devrait nous donner trois heures de lumière ou davantage.
Shannon prit la seconde lampe avec insouciance.
- Je crois que je devrais ouvrir la voie.
- «a me va, dit Giordino en haussant les épaules. Tant que ce n'est pas moi qui déclenche les pièges des Incas dans cette caverne de malheur...
- Voilà une pensée réconfortante, fit Shannon avec une grimace.
- Il a une overdose de films d'Indiana Jones, dit Pitt en riant.
- «a va, tombe-moi dessus! soupira Giordino. Tu t'en repentiras un jour.
- Pas trop, j'espère.
- quelle est la largeur de l'ouverture? demanda Rodgers.
- Le Dr Kelsey doit pouvoir y passer à quatre pattes mais nous devrons nous y faufiler à plat ventre.
Shannon jeta un coup d'oil au fond de la fissure.
- Les Chachapoyas et les Incas n'auraient jamais pu faire monter plusieurs tonnes d'or en haut de ces falaises escarpées puis les faire descendre dans ce trou à rat. Ils ont d˚ trouver un passage plus large quelque part à la base de la montagne, au-dessus de l'ancienne ligne de côte.
- Il te faudrait des années pour la trouver, dit Rodgers. Elle doit être enfouie sous des éboulements et près de cinq siècles d'érosion.
- Je parierais plutôt que les Incas l'ont bouchée en causant eux-mêmes l'éboulement, suggéra Pitt.
Shannon n'avait aucunement l'intention de laisser les hommes passer devant.
Escalader les rochers, se couler dans des crevasses sombres, c'était sa spécialité. Elle se laissa glisser le long de la corde aussi naturellement que si elle faisait ça tous les matins et se faufila dans l'étroite ouverture. Rodgers descendit à son tour, suivi de Giordino puis de Pitt.
- Si je suis coincé dans une crevasse, c'est toi qui m'en sortiras, fit Giordino en se tournant vers Pitt.
- J'appellerai d'abord Police secours.
Shannon et Rodgers avaient déjà disparu en bas des marches de pierre et examinaient le second Demonio de los Muertos quand Pitt et Giordino les rejoignirent.
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L'OR DES INCAS
Shannon admirait les motifs sculptés dans les écailles de poisson.
- Les motifs de cette sculpture sont mieux conservés que ceux du premier démon.
- Sais-tu les traduire? demanda Rodgers.
- Je pourrais si j'en avais le temps. On dirait qu'ils ont été ciselés à la h‚te. Rodgers regarda les crocs émergeant des m‚choires de la tête de serpent.
- «a ne m'étonne pas que les Anciens aient eu peur du monde souterrain. Ce truc est assez vilain pour vous flanquer la colique. Regarde comme ses yeux ont l'air de suivre tous tes mouvements.
- «a suffit pour vous rendre sobre ! dit Giordino. Shannon essuya la poussière autour des yeux de pierre rouge.
- Des topazes bordeaux. Elles viennent probablement des mines de l'est des Andes, en Amazonie.
Rodgers posa la lanterne par terre, augmenta la pression du gaz et approcha une allumette de l'ouverture. Le passage baigna bientôt dans une vive lumière à dix mètres dans toutes les directions. Puis il leva la lanterne pour inspecter la statue.
- Pourquoi un second démon? demanda-t-il, fasciné par le fait que la bête semblait avoir été sculptée la veille. Pitt caressa la tête de serpent.
- Une assurance pour le cas o˘ des intrus auraient ignoré le premier.
Shannon humidifia le coin d'un mouchoir et nettoya les yeux de topaze.
- Ce qui est étonnant, c'est que tant de civilisations, géographiquement séparées et sans aucun rapport entre elles, aient en commun les mêmes mythes. Dans les légendes de l'Inde, le cobra était considéré comme un demi-dieu gardien du royaume souterrain plein de fabuleuses richesses.
- Je ne vois rien d'étrange à cela, dit Giordino. quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent ont affreusement peur des serpents.
Ds achevèrent leur bref examen de la remarquable statue ancienne et poursuivirent leur chemin le long du passage. L'air humide qui venait des profondeurs les faisait abondamment transpirer. Malgré l'humidité, ils devaient faire attention de marcher légèrement car chaque pas soulevait des nuages de poussière étouffante.
- Ils ont d˚ mettre des années à creuser ce tunnel ! dit Rodgers. Pitt passa légèrement les doigts sur le plafond de calcaire.
- Je ne crois pas qu'ils l'aient creusé. Us ont probablement agrandi une fissure existante. En tout cas, je ne sais pas qui ils étaient, mais ils étaient grands.
- Comment le sais-tu ?
- Le plafond. On n'a pas à se baisser. Il y a au moins trente centimètres au-dessus de nos têtes.
Rodgers montra une grande plaque installée dans un angle du mur, dans une niche.
- C'est la troisième chose de ce genre que je vois depuis que nous sommes entrés. A votre avis, ça sert à quoi ?
LE D…MON DE LA MORT
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Shannon frotta la couche de poussière plusieurs fois centenaire et vit son reflet dans la surface brillante.
- Ce sont des réflecteurs en argent, expliqua-t-elle. C'est le même système que celui qu'employaient autrefois les Egyptiens pour éclairer les galeries internes. Le soleil frappe un réflecteur à l'entrée et le rayon se reflète, de plaque en plaque, tout au long des chambres. «a les éclairait sans fumée et sans suie, contrairement aux lampes à huile.
- Je me demande s'ils réalisaient qu'ils ouvraient la voie à la technique de l'environnement écologique, murmura Pitt.
L'écho de leurs pas s'étendait devant et derrière eux comme des cercles sur l'eau. C'était une sensation étrange, claustrophobique, sachant qu'ils pénétraient au cour sans vie de la montagne. L'air stagnant devenait si épais, si lourd d'humidité, qu'il imprégnait jusqu'à la poussière de leurs vêtements. Cinquante mètres plus bas, ils pénétrèrent dans une petite caverne avec une longue galerie.
La pièce était une catacombe aux murs creusés de petites cryptes, comme un columbarium. Les momies de vingt hommes, emmitouflés de manteaux de laine merveilleusement brodés, étaient étendues, tête contre pieds. C'était les restes mortels des gardiens qui avaient fidèlement surveillé le trésor, même après leur mort, en attendant le retour de leurs compatriotes d'un empire qui avait depuis longtemps cessé d'exister.
- Ces gens étaient immenses, dit Pitt. Us devaient mesurer plus de deux mètres !
- Dommage qu'ils ne soient plus là pour jouer avec la meilleure de nos équipes de basket-bail, murmura Giordino.
Shannon examinait de près les dessins des manteaux.
- D'après la légende, les Chachapoyas étaient grands comme des arbres.
- Il en manque un, dit Pitt en regardant autour de lui.
- qui? fit Rodgers.
- Le dernier, celui qui s'est occupé des funérailles des gardiens morts avant lui.
Plus avant dans la galerie des morts, ils atteignirent une chambre plus grande, que Shannon identifia très vite comme le quartier des gardes avant leur mort. Une large table de pierre circulaire entourée d'un banc semblait sortir du sol. La table avait été utilisée pour manger, ça se voyait. Sur un plateau d'argent, traînaient encore les os d'un gros oiseau. La surface de la table était parfaitement lisse et portait des gobelets de céramique.
On avait creusé des lits dans les murs et, sur certains, il y avait encore des couvertures de laine, nettement pliées au milieu. Rodgers aperçut un objet brillant sur le sol. Il le ramassa et l'examina à la lueur de la lampe Coleman.
- qu'est-ce que c'est? demanda Shannon.
- Une bague en or massif, sans gravure.
- C'est un signe encourageant, dit Pitt. On doit approcher de la vo˚te principale.
Shannon avait la respiration courte. Elle s'élança avant tout le monde vers 284
L'OR DES INCAS
une sorte de portail au fond de la chambre des gardes. Le portail donnait sur un étroit tunnel au plafond arqué, semblable à une ancienne citerne, n n'y pouvait passer qu'une personne à la fois. Ce passage semblait serpenter sans fin vers le bas de la montagne.
- A votre avis, on a parcouru quelle distance? demanda Giordino.
- D'après mes pieds, au moins dix kilomètres, répondit Shannon, soudain lasse.
Pitt avait mesuré leur progression depuis l'escalier de pierre et les cryptes.
- Le pic de Cerro El Capirote ne culmine qu'à cinq cents mètres au-dessus de la mer. Je suppose que nous avons atteint le sol du désert et que nous sommes maintenant à vingt ou trente mètres au-dessous.
- Ah ! cria Shannon. quelque chose a voleté contre ma figure !
- A moi aussi, dit Giordino d'un ton dégo˚té. J'ai l'impression d'avoir reçu du vomi de chauve-souris !
- Réjouis-toi qu'elle ne soit pas de la famille des vampires, plaisanta Pitt. Ds descendirent encore dix minutes ce long tunnel quand Shannon s'arrêta soudain et leva la main.
- Ecoutez, fit-elle, j'entends quelque chose ! quelques secondes plus tard, Giordino s'exclama :
- On dirait que quelqu'un a oublié de fermer un robinet !
- C'est le flot d'une rivière, dit doucement Pitt en se rappelant les paroles du vieux restaurateur.
A mesure qu'ils s'approchaient, le bruit de l'eau courante augmentait et se réverbérait dans l'espace confiné. L'air s'était bien rafraîchi et semblait plus pur, moins suffocant. Ils se précipitèrent, espérant chaque fois que le prochain tournant serait le dernier. Puis soudain, les murs s'élargirent brusquement dans l'obscurité et s'étendirent pour former ce qui ressemblait à une vaste cathédrale dans la montagne incroyablement caverneuse.
Shannon poussa un cri aigu que l'écho promena dans la caverne en l'intensifiant comme par d'énormes amplificateurs. Elle s'accrocha à la première personne que trouva sa main, c'est-à-dire à Pitt.
Giordino, peu émotif pourtant, semblait avoir vu un fantôme. Rodgers resta pétrifié, le bras tendu, immobile et glacé, portant la Coleman.
- Oh ! Mon Dieu ! finit-il par murmurer, hypnotisé par l'affreuse apparition debout devant eux, illuminée par la lanterne. qu'est-ce que c'est que ça?
Le cour de Pitt envoya au moins cinq litres d'adrénaline dans tout son corps mais il resta calme et observa d'un oil clinique la haute silhouette qui les dominait comme un monstre sorti tout droit d'un film d'horreur.
Le grand spectre était en effet terrifiant. Debout, avec ses dents au sourire sinistre, les traits osseux de son visage, ses orbites vides et béantes, l'apparition les dominait d'une bonne tête. L'horrible personnage tenait dans sa main osseuse, bien haut au-dessus d'une de ses épaules, une lance guerrière décorée à la pointe acérée, comme pour faire voler en éclats le cr‚ne d'un intrus. La lumière de la lanterne fit courir des ombres sur l'épouvantable silhouette qui paraissait enLE D…MON DE LA MORT
285
chassée dans de l'ambre jaun‚tre ou dans une résine en fibre de verre. Pitt comprit alors de quoi il s'agissait.
Le dernier gardien du trésor de Huascar était devenu une stalagmite pour l'éternité.
- Comment est-ce possible? balbutia Rodgers, stupéfait. Pitt montra le toit de la caverne.
- L'eau du sol coulant goutte à goutte à travers le calcaire crée du dioxyde de carbone. Cela tombe depuis quatre cents ans sur ce pauvre type en le recouvrant peu à peu d'une bonne épaisseur de carbonate de calcium, ou calcite. Avec le temps, il a été totalement recouvert, comme ces scorpions dans une gangue de résine acrylique qu'on trouve dans les magasins de cadeaux à bon marché.
- Mais comment diable, une fois mort, a-t-il pu rester dans cette position debout? demanda Shannon, sa première frayeur passée. Pitt passa la main sur le revêtement cristallisé.
- Nous ne le saurons jamais, à moins de le sortir de sa tombe transparente.
«a paraît incroyable mais, sachant qu'il allait mourir, il a d˚ se construire une sorte de support pour se maintenir debout, le bras tendu, après quoi il a d˚ se suicider, sans doute avec un poison.
- Ces types-là prenaient vraiment leur travail au sérieux, murmura Giordino. Comme attirée par une force mystérieuse, Shannon s'approcha du hideux guerrier et contempla son visage tordu sous le cristal.
- La haute taille, les cheveux blonds... c'était un Chachapoya, un homme du Peuple des Nuages.
- Il est bien loin de chez lui ! dit Pitt. Il regarda sa montre.
- Il reste deux heures et demie avant que la lampe Coleman s'éteigne. On ferait mieux de continuer.
Bien que cela paraisse impossible, l'immense grotte s'étendait si loin que les rayons de leurs lampes ne révélaient que le grand plafond vo˚té, bien plus vaste que tout ce que l'homme avait jamais pu construire ou même imaginer. Des stalactites géantes descendant du plafond rejoignaient des stalagmites issues du sol, formant ainsi de gigantesques colonnes.
Certaines stalagmites avaient pris la forme de bêtes étranges qui paraissaient gelées dans un paysage d'un autre monde. Des cristaux brillaient sur les murs comme des dents scintillantes. La beauté écrasante et la grandeur qui étincelaient sous les rayons des lampes leur donnèrent l'impression d'être au centre d'un spectacle fantastique de rayons laser.
Puis les formations naturelles cessèrent d'un seul coup, tandis que le sol de la caverne se terminait sur le bord d'une rivière de plus de trente mètres de large. Sous leurs lumières, les eaux noires et impressionnantes prirent une teinte d'émeraude foncée. Pitt calcula que la vitesse du courant était au moins de neuf nouds.
Le clapotement qu'ils avaient entendu auparavant dans le passage était, ils le voyaient maintenant, la course précipitée de l'eau contre les berges d'une longue île basse qui s'étalait au milieu de la rivière.
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L'OR DES INCAS
Mais ce ne fut pas la découverte d'une extraordinaire rivière inconnue dans les profondeurs du désert qui les captiva et leur fit battre le cour. Ce fut la vue éblouissante qu'aucune imagination n'aurait pu concevoir. Là, nettement empilée sur la partie la plus haute de l'île, s'élevait une montagne d'objets d'or.
L'effet des deux lampes de poche et de la lampe sur le trésor doré laissa les explorateurs sans voix. Saisis de stupeur, ils ne purent que demeurer immobiles, ébahis, devant ce spectacle magnifique.
La chaîne d'or de Huascar était là, enroulée en une énorme spirale de dix mètres de haut, fl y avait aussi le grand disque d'or du Temple du Soleil, merveilleusement ouvragé et serti de centaines de pierres précieuses, fl y avait des plantes d'or, des nénuphars et des épis de maÔs, des statues en or massif de rois et de dieux, de femmes et de lamas, fl y avait des douzaines et des douzaines d'objets de culte, de formes merveilleuses, décorés d'énormes émeraudes. Entassés comme dans un camion de déménagement, des tonnes de statues d'or, des meubles, des tables, des chaises, des lits, tous superbement gravés. La pièce centrale était un trône immense en or massif, orné de fleurs en argent.
Et ce n'était pas tout. Rangées les unes à côté des autres, comme des fantômes, leurs momies ench‚ssées dans des coquilles d'or, se tenaient douze générations de rois incas. A côté de chaque roi, on avait déposé son armure et son casque ainsi que de merveilleux vêtements tissés.
- Dans mes rêves les plus fous, murmura Shannon, je n'aurais jamais imaginé
une aussi vaste collection d'objets.
Giordino et Rodgers étaient tous deux paralysés d'étonnement. Ni l'un ni l'autre ne pouvait prononcer un mot. Ils ne pouvaient qu'admirer, bouche bée.
- Il est extraordinaire qu'ils aient pu transporter la moitié de toutes les richesses d'Amérique sur des milliers de kilomètres en traversant un océan sur des bateaux d'osier et de balsa, dit Pitt, admiratif.
Shannon hocha lentement la tête et son regard se fit triste soudain.
- Essayez d'imaginer, si vous le pouvez. Ce que nous voyons ici n'est qu'une infime partie des richesses appartenant à la dernière des magnifiques civilisations précolombiennes. Nous ne pouvons nous faire qu'une vague idée de l'énorme monceau d'objets que les Espagnols ont fondu pour en faire des lingots.
Le visage de Giordino était presque aussi brillant que l'or.
- «a vous réchauffe le cour de savoir que ces pillards ont loupé le meilleur de leur moisson !
- Est-il possible de nous approcher de l'île pour que je puisse étudier les objets? demanda Shannon.
- Et moi, j'aimerais les photographier de près, ajouta Rodgers.
- Si vous pouvez marcher sur l'eau, fl y a trente mètres d'eau et un courant très rapide, dit Giordino.
Pitt étudia la caverne en balayant de sa lampe le sol nu.
- On dirait bien que les Incas et les Chachapoyas ont emporté leur pont avec eux. Il vous faudra faire vos études et vos photos d'ici.
LE D…MON DE LA MORT
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- Je vais utiliser mon téléobjectif et faire une prière pour que le flash porte aussi loin, dit Rodgers, résigné.
- A ton avis, il y en a pour combien? demanda Giordino.
- Il faudrait peser tout ça, dit Pitt, connaître le taux actuel de l'or sur le marché et tripler le total pour avoir la valeur de ces objets d'art.
- Je suis s˚re que ce trésor vaut le double de ce que les experts l'ont estimé, fit Shannon.
Giordino la regarda.
- «a veut dire trois cents millions de dollars, non?
- Peut-être même davantage, assura-t-elle.
- Mais ça ne vaut pas le prix d'une carte de base-bail tant qu'on ne l'a pas ramené à la surface, coupa Pitt. Ce ne sera pas une mince affaire de mettre sur un bateau les plus grosses pièces, y compris la chaîne, de sortir tout ça d'une île entourée d'une rivière qui est presque un torrent puis de remonter le tout par un passage étroit jusqu'au sommet de la montagne. Et ensuite, il faudra encore trouver un hélicoptère assez solide pour porter ne serait-ce que la chaîne d'or.
- Vous parlez d'une opération impossible, constata Rodgers. Pitt dirigea sa lampe vers la lourde chaîne roulée.
- Personne ne prétend que ça sera facile. Du reste, ce n'est pas notre problème.
Shannon le regarda sans comprendre.
- Ah ! Non ? Et à votre avis, c'est le problème de qui ?
- Avez-vous oublié? répondit Pitt. Nous sommes supposés nous effacer et laisser le bébé à nos amis du Solpemachaco.
Cette idée répugnante lui était sortie de la mémoire quand elle avait admiré, subjuguée, le fabuleux trésor.
- C'est une honte ! dit-elle, furieuse et révoltée. C'est une véritable honte ! La découverte archéologique du siècle, et je ne peux même pas diriger sa mise au jour!
- Vous devriez déposer une réclamation, dit Pitt. Elle lui lança un regard venimeux, sans comprendre.
- De quoi parlez-vous?
- Faites savoir à nos concurrents ce que vous ressentez.
- Comment?
- Laissez-leur un message.
- Vous êtes fou !
- Je m'en suis fait la remarque plusieurs fois, récemment, dit Giordino.
Pitt prit la corde que Giordino tenait sur son épaule et fit un noud coulant. Puis il la fit tournoyer comme un lasso et lança le noud au-dessus de l'eau, fl eut un sourire triomphant en voyant le noud s'enrouler autour d'un petit singe en or sur un piédestal.
- Ha ! Ha ! dit-il fièrement. Will Rodgers ' n'a rien à m'apprendre !
1. Célèbre cow-boy champion de rodéo au cinéma.
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L'OR DES INCAS
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Les pires craintes de Pitt s'avérèrent quand il approcha l'hélicoptère au-dessus de YAlhambra. Il n'y avait personne sur le pont pour accueillir l'appareil et son équipage. Le ferry semblait désert. Le pont des voitures était vide, le poste de pilotage aussi. Le bateau n'était pas à l'ancre, il ne dérivait pas non plus. Sa coque reposait doucement sur l'eau, deux mètres seulement au-dessus de la vase peu profonde. De toute évidence, il ressemblait à un navire abandonné.
La mer était calme, il n'y avait ni roulis ni tangage. Pitt posa l'hélicoptère sur le pont de bois et coupa les moteurs dès que les roues eurent touché le sol. fl resta là, immobile, tandis que le bruit des turbines et du rotor s'effaçait dans un silence de mort. D attendit une longue minute mais personne ne se montra. Alors il ouvrit la porte et sauta sur le pont. œœ s'immobilisa de nouveau, attendant qu'il se passe quelque chose.
Finalement, un homme sortit d'une écoutille et s'approcha, s'arrêtant à
cinq mètres de l'appareil. Même sans la perruque et la fausse barbe blanche, Pitt reconnut l'homme qui avait joué le rôle du Dr Steve Miller au Pérou, fl souriait comme s'il venait d'attraper un poisson extraordinaire.
- Voilà un accoutrement original, dit Pitt, très calme.
- Vous êtes une énigme permanente, monsieur Pitt.
- C'est un compliment qui m'enchante toujours. Sous quel nom vous présentez-vous aujourd'hui?
- Bien que cela ne vous regarde pas, je suis Cyrus Sarason.
- J'avoue que je ne suis pas ravi de vous revoir.
Sarason s'approcha, regardant par-dessus l'épaule de Pitt l'intérieur de l'hélicoptère. Son sourire vantard disparut et son visage prit une expression tendue d'inquiétude.
- Vous êtes seul? O˘ sont les autres?
- quels autres? demanda innocemment Pitt.
- Le Dr Kelsey, Miles Rodgers et votre ami Albert Giordino.
- Puisque vous connaissez si bien la liste des passagers, dites-le-moi.
- Je vous en prie, monsieur Pitt, ne vous fichez pas de moi, je vous le conseille.
- Ils avaient faim, je les ai laissés près d'un restaurant à San Felipe.
- Vous mentez !
Pitt ne quittait pas Sarason du regard, même pas pour regarder les ponts du ferry. Des fusils étaient pointés sur lui, il le savait sans avoir besoin de s'en assurer. Il ne recula pas et fit face à l'assassin de Miller comme s'il n'avait pas le moindre souci.
LE D…MON DE LA MORT
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- Alors poursuivez-moi, répondit Pitt en riant.
- Vous n'êtes pas en position de faire le méprisant, avertit froidement Sarason. Vous ne réalisez s˚rement pas le sérieux de votre situation.
- Je crois que si, dit Pitt, toujours souriant. Vous voulez le trésor de Huas-car et vous êtes prêt à tuer la moitié des citoyens du Mexique pour vous en emparer.
- Heureusement, cela ne sera pas nécessaire. J'admets cependant que deux tiers d'un milliard de dollars est une bonne et encourageante raison.
- Cela vous intéresserait-il de savoir comment et pourquoi nous menons nos recherches en même temps que vous? proposa Pitt. Ce fut au tour de Sarason de sourire.
- Après un tout petit peu de persuasion, M. Gunn et le député Smith se sont montrés très coopératifs en nous parlant du quipu de Drake.
- Ce n'est pas très joli de torturer un député des Etats-Unis et le directeur adjoint d'une agence scientifique nationale.
- Peut-être pas, mais c'est efficace.
- O˘ sont mes amis et l'équipage du ferry?
- Je me demandais quand vous me poseriez enfin la question.
- Voulez-vous faire un marché? dit Pitt qui ne manqua pas de noter les yeux fixes de prédateur de l'homme qui cherchait à l'intimider. (Il lui adressa un regard perçant.) Ou bien préférez-vous diriger vous-même l'orchestre et la danse ?
- Je ne vois aucune raison de marchander. Vous n'avez rien à vendre. De plus, vous n'êtes pas le genre d'homme à qui je puisse faire confiance.
D'ailleurs, j'ai tous les atouts. Autrement dit, monsieur Pitt, vous avez perdu la partie avant même de poser vos cartes.
- Dans ce cas, vous pouvez vous permettre de vous montrer magnanime et me dire o˘ sont mes amis.
Sarason haussa les épaules, leva une main et fit un geste.
- C'est le moins que je puisse faire avant de vous attacher un poids de fonte aux pieds et de vous jeter par-dessus bord.
quatre costauds à la peau sombre ressemblant à des videurs des continus du coin poussèrent les captifs devant eux du canon de leurs armes automatiques et les alignèrent sur le pont derrière Sarason.
Gordo Padilla marchait en tête, suivi de Jésus, de Gato et de l'aide-mécanicien dont Pitt ne se rappelait pas le nom. Les bleus et les traces de sang séché sur le visage disaient assez qu'on les avait rudement molestés mais ils ne semblaient pas sérieusement blessés. Gunn ne s'en était pas si bien tiré. On dut presque le porter sur le pont, n avait été battu et Pitt remarqua les taches de sang sur sa chemise et les chiffons couvrant ses mains.
Loren arriva derrière lui, les traits tirés, les lèvres et les joues enflées comme si des guêpes s'étaient acharnées sur elle. Les cheveux en désordre, elle avait des traces de coups rouge‚tres sur les bras et les mains. Malgré tout, elle tenait fièrement la tête haute et se dégagea des mains du garde qui la poussait rudement en
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L'OR DES INCAS
avant. Elle affichait une expression de défi jusqu'à ce qu'elle aperçoive Pitt. Alors c'est la déception qui envahit ses traits et elle gémit de désespoir.
- Oh ! Non ! Dirk ! s'écria-t-elle. Ils t'ont pris aussi !
Gunn releva péniblement la tête et murmura entre ses lèvres éclatées :
- J'ai essayé de te prévenir, mais...
Sa voix se fit trop faible pour être entendue.
Sarason souriait, insensible.
- Je crois que ce que M. Gunn essaie de vous dire, c'est que lui et les hommes d'équipage ont été submergés par mes hommes après qu'ils nous aient aimablement autorisés à monter à bord de votre ferry. Nous lui avions demandé de nous prêter votre radio pour appeler à l'aide, notre bateau de pêche ayant une avarie.
La colère de Pitt fut si énorme qu'il faillit sauter à la gorge de ces hommes qui avaient brutalisé ses amis, n respira profondément pour reprendre son calme. H se jura à voix basse que l'homme qui lui faisait face paierait tout cela un jour. Mais pas maintenant. Le temps viendrait s˚rement, s'il ne tentait pas quelque chose de trop insensé.
n jeta un regard rapide et discret au bastingage le plus proche, jaugeant sa distance et sa hauteur. Puis il se tourna vers Sarason.
- Je n'aime pas les grosses brutes qui se permettent de battre de faibles femmes sans défense, dit-il d'une voix étrangement calme. Et pour quelle raison? Le lieu du trésor n'est pas un secret pour vous.
- Alors, c'est vrai? dit Sarason d'un air satisfait. Vous avez trouvé la bête qui garde l'or au-dessus de Cerro El Capirote?
- Si vous étiez descendu pour mieux voir au lieu de jouer à cache-cache dans les nuages, vous auriez vu la bête vous-même.
Ces derniers mots déclenchèrent un éclair de curiosité dans les yeux globuleux.
- Alors vous saviez que vous étiez suivis? demanda-t-il.
- Il était évident que vous chercheriez notre hélicoptère après notre rencontre inopinée d'hier. Je me suis dit que si vous vérifiiez tous les aérodromes des deux côtés du golfe hier soir et que vous posiez des questions, il se trouverait bien quelqu'un à San Felipe pour vous indiquer innocemment notre ferry.
- Vous êtes très astucieux !
- Pas vraiment, non. J'ai commis une erreur en vous surestimant. Je n'ai pas pensé que vous réagiriez comme un amateur imprudent qui commence par démolir ses concurrents. Ce n'était du reste pas du tout prévu.
Sarason eut l'air surpris.
- qu'est-ce que ça veut dire, monsieur Pitt?
- «a faisait partie du plan, répondit Pitt presque gaiement. Je vous ai volontairement mené au jackpot.
- Voilà bien un mensonge éhonté !
- Vous êtes tombé dans le piège, mon vieux. Réfléchissez un peu. Pourquoi croyez-vous que j'aie débarqué le Dr Kelsey, Rodgers et Giordino avant de venir au ferry? Pour les protéger de vos sales pattes, bien s˚r.
LE D…MON DE LA MORT
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- Vous ne pouviez pas savoir que nous prendrions votre bateau avant votre retour, dit lentement Sarason.
- Je n'en étais pas s˚r. Disons que mon intuition a bien fonctionné. «a et le fait que je n'obtenais pas de réponse du ferry à mes appels radio. Le visage de Sarason prit une expression de hyène rusée.
- Bel essai, monsieur Pitt. Vous feriez un excellent auteur de contes pour enfants.
- Vous ne me croyez pas? demanda Pitt, faussement surpris.
- Pas le moins du monde.
- qu'allez-vous faire de nous?
Sarason afficha un sourire abject de contentement.
- Vous êtes plus naÔf que je ne le pensais. Vous savez parfaitement ce qui va vous arriver.
- Vous comptez un peu trop sur votre chance, mon vieux. Si vous tuez Mme Smith, membre du Congrès des Etats-Unis, vous aurez la moitié des forces de police de ce pays aux trousses.
- Personne ne saura qu'elle a été assassinée de sang-froid, dit-il. Votre ferry-boat va couler tout simplement avec tout l'équipage. Ce sera un regrettable accident qui ne sera jamais totalement élucidé.
- Il reste Kelsey, Giordino et Rodgers. Us sont en pleine forme et en Californie, prêts à raconter toute l'histoire aux Douanes et au FBI.
- Nous ne sommes pas aux Etats-Unis. Nous sommes au Mexique, nation souveraine. Les autorités locales vont mener une enquête approfondie mais ne trouveront aucun indice d'une affaire louche, malgré les accusations sans fondements de vos amis.
- Avec près d'un milliard de dollars en jeu, j'aurais d˚ me douter que vous vous montreriez généreux pour acheter la coopération de la police locale.
- Ils sont très impatients de signer tout ce que je voudrai, maintenant que je leur ai promis une partie du trésor, se vanta Sarason.
- Sachant de combien vous pourriez disposer, dit Pitt, vous pouviez vous permettre déjouer au Père NoÎl.
Sarason regarda le soleil couchant.
- Il se fait tard. Je pense que nous avons assez bavardé, (n se tourna et cria un nom qui fit frissonner Pitt.) Tupac, viens dire bonjour au monsieur qui t'a rendu impuissant.
Tupac Amaru s'approcha et se planta devant Pitt, les dents serrées en un sourire rappelant celui de la tête de mort du drapeau des pirates, n avait l'air joyeux mais clinique du boucher évaluant un bouf de concours.
- Je vous avais bien dit que je vous ferais souffrir autant que vous m'avez fait souffrir ! dit-il d'un air menaçant.
Pitt étudia le visage mauvais avec une intensité étrangement tendue, n n'avait pas besoin qu'on lui fasse un dessin sur ce qui l'attendait, n concentra ses forces pour exécuter le plan qu'il avait mis au point dès sa descente de l'hélicoptère.
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L'OR DES INCAS
II se dirigea vers Loren mais en marchant légèrement de côté et, sans que personne le remarque, commença à se ventiler au maximum.
- Si c'est vous qui avez blessé le député Smith, vous mourrez, aussi vrai que vous êtes là, debout, avec cet air idiot sur le visage. Sarason éclata de rire.
- Non ! Non ! Vous ne tuerez personne, monsieur Pitt.
- Vous non plus ! Même au Mexique, vous seriez pendu s'il y avait un seul témoin de vos exécutions.
- Je suis le premier à l'admettre, dit Sarason en examinant Pitt avec curiosité. Mais de quels témoins parlez-vous? (Il fit un grand geste du bras et montra la mer déserte.) Comme vous pouvez le constater, la terre la plus proche est un désert à vingt kilomètres d'ici et le seul bateau visible est notre bateau de pêche, là, à b‚bord.
Pitt pencha la tête et regarda le poste de pilotage.
- Et le pilote du ferry-boat?
Toutes les têtes se tournèrent d'un même mouvement, toutes sauf celle de Gunn. n fit un geste discret à Pitt puis leva la main, montrant le poste de pilotage vide.
- Vas-y, Pedro ! cria-t-il de toutes ses forces. Cours vite et cache-toi !
Trois secondes. Pitt n'avait besoin que de trois secondes pour couvrir en courant les quatre pas qui le séparaient du bastingage et sauter à l'eau.
Deux des gardes saisirent le mouvement soudain du coin de l'oil, pivotèrent et l‚chèrent une courte rafale de leurs armes automatiques, par réflexe.
Mais ils tirèrent trop haut et ils tirèrent trop tard. Pitt avait atteint l'eau et disparu dans ses profondeurs ténébreuses.
42
Dans l'eau, Pitt nagea avec la ferveur d'un possédé, n aurait impressionné
les juges d'un comité olympique et battit sans doute tous les records de natation sous l'eau. La mer était chaude mais la visibilité de moins d'un mètre à cause du limon que charriaient les eaux du Colorado. Le bruit des coups de feu fut amplifié par la densité de l'eau et résonna comme un tir de barrage aux oreilles de Pitt.
Les balles frappèrent l'eau et entrèrent dans la mer avec un bruit de fermeture éclair. Pitt se stabilisa quand ses mains touchèrent le fond en faisant voler un nuage de fin limon, n se rappela que, pendant son séjour dans l'armée de l'air, on lui avait appris que la vitesse d'une balle était annulée après une course d'un mètre cinquante dans l'eau. Après ça, elle tombait au fond sans plus de danger.
quand la lumière de la surface disparut, il sut qu'il était passé sur tribord de la quille de VAlhambra. E avait de la chance dans son calcul du temps. On appro-LE D…MON DE LA MORT
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chait de la marée haute et le ferry était maintenant à deux mètres au-dessus du fond, n nagea lentement et régulièrement, soufflant un tout petit peu d'air à la fois, se dirigeant vers l'arrière du bateau en une course qui l'amènerait, il l'espérait, sur b‚bord, près de la grande roue à aubes.
Il avait épuisé presque tout l'oxygène de ses poumons et commençait à voir un brouillard sombre envahir peu à peu son champ de vision quand l'ombre du ferry disparut enfin et qu'il put à nouveau apercevoir la surface briller au-dessus de lui.
Il remonta à l'air libre à deux mètres sur l'arrière de l'abri que représentait l'intérieur de la roue b‚bord, n n'était pas question de se faire repérer. Mais c'était ça ou se noyer. Restait à savoir si les sbires de Sarason avaient prévu ce qu'il allait faire et couru vers le flanc opposé du ferry, n entendit des tirs spo-radiques sur tribord et il reprit espoir. Ils n'étaient pas sur sa trace, du moins pas encore.
Pitt respira plusieurs fois profondément l'air pur tout en prenant ses repères. Puis il plongea sous la protection temporaire de l'immense roue du ferry. Après avoir estimé la distance, il leva une main au-dessus de sa tête et battit lentement des pieds. Sa main heurta une solide poutre de bois, n la saisit et sortit la tête de l'eau. D eut l'impression d'avoir pénétré une vaste grange dont les poutres s'étendaient dans tous les sens.
Il leva les yeux vers le grand ensemble circulaire qui propulsait le ferry.
D avait la même construction et la même action radiale que les vieilles roues à eau utilisées autrefois pour actionner les moulins à eau et les scieries. Les gros moyeux de fonte montés sur l'arbre de transmission étaient munis d'alvéoles d'o˘ partaient des bras de bois s'étirant sur dix mètres de diamètre. L'extrémité de chaque bras était boulonnée sur de longues planches horizontales qui tournaient sans arrêt, plongeant dans l'eau et la repoussant vers l'arrière pour faire avancer le ferry.
L'ensemble, comme son jumeau de l'autre côté du bateau, était serti dans des capotages géants fixés à l'intérieur de la quille.
Pitt se suspendit à l'un des flotteurs et attendit tandis qu'un banc de petits bars curieux couleur de sable tournaient autour de ses jambes, n n'était pas encore sorti d'affaire, n y avait une porte d'accès permettant à l'équipage d'entretenir la roue à aubes. D décida de rester dans l'eau.
En effet, son instinct lui disait que ce serait une grave erreur de se faire prendre en train de grimper sur les bras de bois si un des malabars avait la mauvaise idée d'ouvrir la porte d'accès, le doigt sur la détente un peu trop chatouilleux. Mieux valait être prêt à replonger au premier signe de danger.
Il entendait des pas dans le pont des voitures, au-dessus, accentués par quelques tirs occasionnels. Il ne voyait rien mais il était facile de comprendre ce que les hommes de Sarason étaient en train de faire. Os fouillaient tous les ponts, tirant sur tout ce qui ressemblait à un homme sous l'eau, n entendait les voix crier mais ne saisissait pas les mots.
Aucun gros poisson, à cinquante mètres à la ronde, ne survécut à la fusillade.
Le claquement de la serrure de la porte d'accès retentit, comme il l'avait prévu. Il se laissa glisser dans l'eau jusqu'à ce que la moitié de sa tête seulement
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L'OR DES INCAS
dépasse de la surface, mais il était encore caché à quiconque se trouvait plus haut, sur un des immenses flotteurs.
Il ne put distinguer le visage mal rasé scrutant l'eau à travers les aubes mais cette fois, il entendit la voix forte et claire, derrière l'intrus, une voix qu'il ne connaissait que trop. Il sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque en entendant les paroles d'Amaru.
- Tu l'as aperçu?
- Non, il n'y a que des poissons, ici, grogna l'homme à la porte en apercevant le banc de bars.
- Il n'a pas fait surface au large du bateau. S'il n'est pas mort, il doit se cacher quelque part sous le ferry.
- Personne ne se cache ici. C'est une perte d'énergie de continuer à
chercher. On lui a mis assez de plomb pour que son cadavre lui serve d'ancre.
- Je ne serai satisfait que quand j'aurai vu son cadavre, dit Amaru d'un ton féroce.
- Si vous voulez un corps, dit le tireur en refermant la porte, il faudra draguer la vase. C'est la seule façon de le retrouver.
- Retourne au bastingage avant, ordonna Amaru. Le bateau de pêche revient.
Pitt entendit le battement du diesel et sentit les vibrations de l'hélice du bateau qui s'approchait du ferry pour emmener Sarason et ses mercenaires. Pitt se demanda vaguement ce que ses amis pensaient de lui, de sa fuite et du fait qu'il les avait abandonnés, même si c'était une mesure désespérée pour leur sauver la vie.
Rien ne se passait comme il l'avait prévu. Sarason avait deux pas d'avance sur Pitt.
Déjà, il n'avait pu empêcher que Loren et Gunn tombent aux mains des voleurs. Déjà, par stupidité, il n'avait rien fait pour empêcher la capture de l'équipage. Déjà, il avait laissé échapper le secret du trésor de Huascar. D'après la façon dont il avait mené les événements, Pitt aurait été surpris que Sarason et ses copains l'élisent à la présidence du Solpemachaco.
Il se passa près d'une heure avant qu'il puisse distinguer le son du bateau de pêche mourir au loin. Vint ensuite le bruit du rotor d'un hélicoptère décollant du ferry. C'était évidemment celui de la NUMA. Un cadeau de plus aux criminels.
L'obscurité était tombée. Aucune lumière ne se reflétait dans l'eau. Pitt se demanda pourquoi les hommes, sur le pont supérieur, avaient mis si longtemps pour évacuer le ferry, n avait la certitude qu'on en avait laissé
un ou davantage pour s'occuper de lui au cas o˘ il reviendrait d'entre les morts. Amaru et Sarason ne pouvaient tuer les autres avant d'être absolument s˚rs que Pitt était mort et ne pourrait donc rien raconter aux autorités, aux médias surtout.
Il sentait dans sa poitrine le poids de sa peur. Il n'avait pas l'avantage.
Si on avait emmené Loren et Rudi de VAlhambra, il lui fallait aller à terre d'une façon ou d'une autre pour prévenir de la situation Giordino et les fonctionnaires des Douanes à la frontière américaine, dans la ville de Calexico. Et qu'était-il arrivé à
LE D…MON DE LA MORT
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l'équipage? La prudence exigeait de s'assurer d'abord qu'Amaru et ses copains n'étaient plus à bord. Si l'un d'eux était resté pour voir s'il ressuscitait, ils allaient l'attendre. Ils avaient tout leur temps. Lui n'en avait presque pas.
Il l‚cha le flotteur et plongea sous la coque. Le fond de limon semblait plus près de la quille qu'il ne s'en souvenait après son premier plongeon.
Cela ne lui parut pas logique jusqu'à ce qu'il passe sous le tuyau de fond de cale et sente une forte succion. D comprit que les robinets de prise d'eau de fond de cale avaient été ouverts. Amaru était en train de saborder VAlhambra.
Il se retourna et nagea lentement jusqu'au bout du ferry o˘ il avait laissé
l'hélicoptère. Il prit le risque d'être vu en faisant brièvement surface le long de la coque sous le pont pour prendre une autre respiration. Après une heure et demie d'immersion, il se sentait imprégné d'eau. Sa peau ressemblait à celle d'un vieil homme fripé. Il n'était pas trop fatigué
mais sentait qu'il avait perdu au moins vingt pour cent de sa force. Il se glissa à nouveau sous la coque et se dirigea vers les gouvernails de bas-fond installés à la proue. Es sortirent bientôt de l'eau trouble. Tendant le bras, il en attrapa un et leva lentement son visage hors de l'eau.
Aucun regard soupçonneux ne l'attendait, aucune arme n'était dirigée vers son front. Il s'accrocha donc au gouvernail et flotta, se détendant et rassemblant ses forces. Il tendit l'oreille. Aucun son ne venait du pont des voitures, au-dessus.
Finalement, il se hissa assez haut pour jeter un coup d'oeil par-dessus la rampe levée d'entrée et de sortie des automobiles. VAlhambra était dans une totale obscurité. Aucune lueur ni à l'intérieur ni à l'extérieur. Les ponts paraissaient immobiles et déserts. Comme il l'avait supposé, l'hélicoptère avait disparu. Un frisson lui descendit dans le dos. C'était la crainte de l'inconnu. Comme un vieux fort à la frontière de l'Ouest avant l'attaque des Apaches, tout était trop calme.
Pitt se dit que, décidément, ce n'était pas son jour de chance. Ses amis étaient captifs et retenus en otage. Peut-être même étaient-ils morts. Mais il préférait ne pas s'attarder à cette pensée. Il avait encore perdu un hélicoptère de la NUMA. Volé par les criminels qu'il était justement supposé faire tomber dans un piège. Le ferry-boat était en train de couler sous ses pieds et il était s˚r qu'un ou plusieurs tueurs le guettaient quelque part à bord pour exercer sur lui une terrible vengeance. Tout compte fait, il aurait donné gros pour être quelque part à Saint Louis.
Depuis combien de temps était-il pendu là, sur le gouvernail, il n'en savait plus rien. Peut-être cinq minutes, peut-être quinze. Ses yeux s'étaient accoutumés à l'obscurité mais tout ce qu'il distinguait à
l'intérieur du vaste pont des automobiles était le reflet p‚le des chromes du pare-chocs et de la grille de radiateur de la Pierce Arrow. Il resta pendu là dans l'attente de percevoir un mouvement ou d'entendre un bruit furtif. Le pont qui s'étendait en une caverne béante était assez effrayant.
Mais il devait y entrer s'il voulait une arme, pensa-t-il nerveusement, n'importe quelle arme pour se protéger des hommes qui voulaient faire de lui un steak haché.
A moins que les tueurs d'Amaru aient accompli une fouille professionnelle 296
L'OR DES INCAS
de la vieille caravane, ils ne devaient pas avoir trouvé le brave petit CoÔt 45 du bon M. Browning que Pitt avait caché dans le bac à légumes du réfrigérateur.
Il saisit le bord du pont et se hissa à bord, fl lui fallut cinq longues secondes pour le traverser, faire glisser la porte de la caravane et y entrer. D'un mouvement rapide, il ouvrit la porte du réfrigérateur et ouvrit le bac à légumes. Le CoÔt reposait o˘ il l'avait laissé. Un bref instant, il laissa le soulagement l'envahir en serrant dans la main la petite arme à laquelle il faisait toute confiance.
Son soulagement fut de courte durée. Le CoÔt était bien léger dans sa main, trop léger, en fait. D poussa la glissière et éjecta le chargeur. œœ était vide, le canon aussi. Avec un désespoir croissant, il ouvrit le tiroir près de la cuisinière o˘ il rangeait les couteaux. Ils avaient disparu avec l'argenterie. La seule arme restant dans la caravane était donc apparemment le CoÔt inutile.
Le chat et la souris.
Ils étaient donc bien là quelque part. Pitt comprenait qu'Amaru allait prendre son temps et jouer avec sa proie avant de la mettre en pièces et de jeter les morceaux aux poissons du golfe. Il s'accorda quelques secondes pour mettre au point une stratégie. Il s'assit dans le noir sur le lit de la caravane et réfléchit calmement à ses prochaines actions.
Si l'un des tueurs l'attendait sur le pont des voitures, il aurait facilement pu tirer, lui lancer un couteau ou l'assommer avec un b‚ton pendant qu'il courait à la caravane. Du reste, rien ne les empêchait de faire irruption ici et d'en finir. Amaru était un homme rusé, il fallait bien l'admettre. Le Sud-Américain avait deviné qu'il était encore en vie et saisirait n'importe quelle arme à la première occasion. œœ avait fait preuve d'astuce en fouillant la caravane et en trouvant le CoÔt. Mais quelle preuve de sadisme d'enlever les balles en laissant le pistolet à sa place! Et ce n'était probablement que la première étape d'un jeu de tourments et de misères avant le coup de gr‚ce. Amaru avait l'intention de faire tourner Pitt en rond avant de le tuer.
"Commençons par le commencement", se dit Pitt. Des vampires se promenaient dans le noir, d'accord, des vampires qui voulaient sa peau. Ils le croyaient sans défense, comme un bébé. H était sur un bateau en train de couler et ne pouvait aller nulle part. Et c'était exactement ce que Pitt voulait qu'ils pensent.
Si Amaru n'était pas pressé, il ne l'était pas non plus, n ôta tranquillement ses vêtements mouillés et ses chaussures pleines d'eau puis s'essuya avec une serviette de toilette. H enfila ensuite un pantalon gris foncé, une chemise de coton noir et une paire de tennis. Puis il avala calmement un sandwich au beurre de cacahuète et deux verres de bière. Se sentant mieux, il tira un petit tiroir sous le lit et vérifia le contenu d'une petite poche de cuir o˘ il rangeait ses munitions. Le chargeur de rechange avait disparu, comme il s'y attendait. Mais il restait une lampe de poche et, dans un coin du tiroir, une petite bouteille de plastique dont l'étiquette indiquait le contenu. Un assortiment de vitamines A, C et bêtacarotène. n secoua le flacon et sourit comme un campeur heureux en entendant le bruit attendu.
LE D…MON DE LA MORT
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enleva le couvercle et mit huit balles de calibre 45 dans la paume de sa main.
"Les choses s'éclairent un peu", se dit-il. La ruse d' Amaru n'était pas parfaite à cent pour cent, n mit sept balles dans le chargeur et une dans le canon. Maintenant, il pouvait répondre et le bon vieil Alhambra ne coulerait pas plus bas que son pont inférieur quand sa quille serait enfoncée dans le fond vaseux.
"Chaque scélérat a un plan, mais chaque plan a toujours au moins une faille", répéta Pitt dont c'était une des maximes favorites.
n regarda sa montre. Vingt minutes s'étaient déjà écoulées depuis qu'il était entré dans la caravane. Il t‚tonna dans un tiroir jusqu'à ce qu'il trouve une cagoule de ski bleu foncé qu'il enfila immédiatement, n chercha ensuite son couteau suisse de l'armée qui se trouvait dans la poche d'un pantalon posé sur une chaise.
n tira sur un petit anneau scellé au plancher et souleva une trappe qu'il avait aménagée dans la caravane pour disposer de plus d'espace. Il enleva la caisse de rangement, la posa à côté et se faufila dans l'espace étroit du plancher. Allongé sur le pont, sous la caravane, il essaya de percer l'obscurité et tendit l'oreille. Pas un son. Les tueurs invisibles étaient des hommes patients.
Froidement et posément, en homme méthodique avec un but précis, ne doutant pas une seconde du résultat de ce qu'il entendait faire, Pitt roula sur lui-même hors de la protection de la caravane et se déplaça comme un fantôme. Il enjamba une écoutille et descendit l'échelle qui le mena à la salle des machines.
n bougea avec prudence, attentif à ne pas faire de mouvements brusques ni de bruit inutile.
Amaru ne lui ferait pas de cadeau.
Personne ne s'en occupant, les chaudières qui normalement créaient la vapeur alimentant les moteurs avaient refroidi au point que Pitt put poser la main sur leur épaisse surface rivetée sans se br˚ler. Le CoÔt serré dans sa main droite, il tint la lampe de poche de la main gauche tendue aussi loin que son bras l'autorisait. Seuls les gens sans méfiance lancent un rai de lumière devant eux. Si un homme coincé tire sur la personne qui lui allume une torche sous le nez, il pointe généralement son arme o˘ il pense trouver le corps, c'est-à-dire juste derrière la lumière.
La salle des machines semblait déserte, néanmoins il banda tous ses muscles. n venait d'entendre un son étouffé, comme si quelqu'un essayait de parler à travers un b‚illon. Pitt tourna le rayon de la lampe vers le haut, dans l'immense ch‚ssis qui supportait le balancier, n y avait quelqu'un là-haut. quatre personnes, en fait.
Gordo Padilla, l' aide-mécanicien dont Pitt ne connaissait pas le nom et deux manouvres, Jésus et Gato, tous pendus la tête en bas, solidement attachés et b‚illonnés avec du chatterton, le suppliaient des yeux. Pitt sortit la plus longue lame de son couteau suisse et les délivra rapidement, libérant leurs mains ce qui leur permit de libérer leur bouche.
- Muchas gracias, amigo, fit Padilla, haletant lorsque le chatterton arracha
298
L'OR DES INCAS
plusieurs poils de sa moustache. Merci à la Sainte Vierge Marie de vous avoir fait venir au bon moment. Ils allaient nous égorger comme des moutons.
- quand les avez-vous vus pour la dernière fois? demanda Pitt à voix basse.
- n n'y a pas plus de dix minutes. Ils peuvent revenir n'importe quand.
- D faut que vous quittiez ce bateau.
- Je n'arrive pas à me rappeler quand nous avons utilisé les chaloupes de sauvetage, dit Padilla en haussant les épaules avec indifférence. Les bossoirs et les moteurs doivent être tout rouilles et les canots eux-mêmes complètement pourris.
- Ne pouvez-vous nager? demanda Pitt en désespoir de cause. PadiÔla fit non de la tête.
- Pas très bien. Jésus ne sait pas nager du tout. Les marins n'aiment pas aller dans l'eau. (Son visage s'éclaira sous le rayon de la lampe de poche.) n y a un petit radeau pour six attaché au bastingage près de la cuisine !
- Priez pour qu'il flotte encore. Prenez ça pour couper les amarres, dit-il en tendant son couteau à Padilla.
- Et vous? Vous ne venez pas avec nous?
- Laissez-moi dix minutes pour fouiller rapidement le bateau et voir si je trouve les autres. Si je ne les trouve pas, filez tous dans le radeau pendant que je créerai une diversion.
Padilla serra Pitt dans ses bras.
- que la chance soit avec vous.
Il était temps de bouger.
Avant de monter vers les ponts supérieurs, Pitt sauta dans l'eau qui remplissait rapidement les cales et ferma les vannes des prises d'eau, n décida de ne pas reprendre l'échelle ni l'escalier, n avait la désagréable impression qu'Amaru suivait d'une façon ou d'une autre chacun de ses mouvements, n escalada le moteur jusqu'en haut du cylindre de vapeur puis utilisa une échelle de Jacob jusqu'au sommet du ch‚ssis avant de sauter sur le pont supérieur du ferry, juste derrière les cheminées.
Pitt ne craignait pas Amaru. U avait gagné le premier round, au Pérou, parce que celui-ci l'avait considéré comme mort après avoir coupé la corde de sécurité dans le puits sacré. Le tueur sud-américain n'était pas infaillible, n se tromperait encore parce que son esprit était embué de haine et de vengeance.
Pitt redescendit après avoir fouillé les deux cabines de pilotage. U ne trouva aucune trace de Loren ni de Rudi dans le vaste espace réservé aux passagers, pas plus que dans la cuisine ou dans les quartiers de l'équipage.
Sans savoir ce qu'il pourrait rencontrer dans le noir, ou qui et quand, il fouilla la plus grande partie du bateau à quatre pattes, allant d'un coin à
l'autre comme un crabe, utilisant toutes les cachettes possibles. Le bateau paraissait aussi désert qu'un cimetière mais pas une seconde il ne s'imagina que les tueurs avaient abandonné le navire.
Les règles n'avaient pas changé. On avait emmené Loren et Rudi vivants LE D…MON DE LA MORT
299
parce que Sarason croyait raisonnablement Pitt encore vivant. La faute, c'était de faire confiance, pour le tuer, à un homme aveuglé par sa vengeance. Amaru était trop malade de haine pour se débarrasser proprement de Pitt. n voulait tirer trop de satisfaction à faire souffrir à l'homme qui lui avait ôté sa virilité toutes les tortures de l'enfer. Loren et Rudi avaient une épée de Damoclès suspendue sur leur tête, mais elle ne tomberait que lorsqu'il serait absolument s˚r que Pitt était mort et bien mort.
Les dix minutes étaient passées, n ne lui restait plus qu'à créer une diversion pour que Padilla et son équipe puissent disparaître avec le radeau dans le noir. quand il serait certain qu'ils étaient bien partis, Pitt tenterait à son tour de nager jusqu'à la côte.
Ce qui le sauva, deux secondes après qu'il eut détecté le bruit étouffé de pieds nus sur le pont, fut la vitesse à laquelle il se laissa tomber à
quatre pattes. C'était une ancienne feinte de football que les moyens modernes d'entraînement avaient rendue obsolète. S'il s'était retourné, s'il avait allumé sa lampe de poche et tiré sur la masse sombre qui surgit dans la nuit, il aurait perdu les deux mains et la tête sur la lame de la machette qui fendit l'air comme une hélice d'avion.
L'homme qui émergea de l'obscurité ne put arrêter son élan. Ses genoux heurtèrent le corps accroupi de Pitt et il tomba en avant, perdant tout contrôle, comme lancé par un énorme ressort. Il s'écroula lourdement sur le pont, la machette tournoyant sur le côté. Roulant sur lui-même, Pitt dirigea le rayon de sa lampe sur son assaillant et appuya sur la détente du CoÔt. Le bruit fut assourdissant. La balle pénétra dans la poitrine du tueur au niveau de l'aisselle. Le tir était mortel. Le corps eut un bref sursaut puis frissonna et s'immobilisa.
- Beau travail, gringo, dit la voix d'Amaru dans le haut-parleur. Manuel était l'un de mes meilleurs hommes.
Pitt ne perdit pas son souffle à répondre. En une seconde, il fit le point de la situation. Il était clair qu'Amaru avait suivi tous ses mouvements depuis qu'il avait atteint les ponts ouverts.
Inutile de se cacher, maintenant. Us savaient o˘ il se trouvait, mais lui ne les voyait pas. Le jeu était fini. Tout ce qu'il pouvait espérer, c'est que Padilla et ses hommes avaient réussi à gagner le large sans être vus.
Pour le principe, il tira trois coups de feu dans la direction d'o˘ venait la voix d'Amaru.
- Raté, fit celui-ci en riant. Et de loin !
Pitt essaya de gagner du temps en tirant une balle toutes les quelques secondes jusqu'à ce que son arme f˚t vide, n avait utilisé toutes les tactiques possibles et ne pouvait rien faire de plus. Sa situation devint encore plus désespérée quand Amaru, ou l'un de ses hommes, alluma toutes les lumières du ferry, le laissant aussi exposé qu'un acteur sur une scène vide sous les spots. U s'adossa à une cloison et observa le bastingage du côté de la cuisine. Le canot était parti et les amarres pendaient, coupées.
Padilla et ses trois compagnons avaient plongé dans l'obscurité avant que les lumières s'allument.
- Je vais vous faire une proposition que vous ne méritez pas, dit Amaru 300
L'OR DES INCAS
d'une voix qu'il tentait de rendre sympathique. Laissez tomber et vous mourrez très vite. Résistez, et votre mort sera lente et pénible.
Pitt n'eut pas besoin d'une traduction pour expliquer la profondeur des intentions d'Amaru. Son choix était limité. Le ton du Sud-Américain lui rappelait le bandit mexicain qui essayait de forcer Walter Huston, Humphrey Bogart et Tim Hold à abandonner l'or qu'ils avaient trouvé dans le film Le Trésor de la Sierra Madré.
- Ne perdez pas votre temps à vous décider. Nous avons d'autres...
Pitt n'avait pas envie d'en entendre davantage, fl était aussi s˚r qu'on peut l'être qu'Amaru essayait de retenir son attention pendant qu'un de ses assassins avançait discrètement assez près de lui pour lui lancer un couteau quelque part o˘ ça ferait mal. n n'avait pas la moindre intention d'attendre pour servir de gibier à un gang de sadiques, n traversa le pont en courant et sauta par-dessus le bastingage pour la seconde fois de la soirée.
Un plongeur professionnel aurait gracieusement pris son élan et exécuté
quelques sauts carpes, rotations et sauts périlleux avant d'entrer nettement dans l'eau, quinze mètres plus bas. n se serait aussi sans doute cassé le cou et quelques vertèbres en s'écrasant dans le limon du fond, à
deux mètres seulement de la surface.
Pitt n'avait aucune intention de faire un jour partie de l'équipe de plongeurs des Etats-Unis, n sauta les pieds en avant puis se plia en deux et frappa l'eau comme un boulet de canon.
Amaru et ses deux seuls compagnons coururent au bord du pont et regardèrent en bas.
- Vous le voyez? demanda Amaru en scrutant l'eau sombre.
- Non, Tupac, il a d˚ passer sous la coque.
- L'eau devient sale, expliqua une autre voix, n a d˚ s'enterrer dans la vase du fond.
- Cette fois-ci, nous ne prendrons pas de risque. Juan, la caisse de grenades explosives que nous avons apportée de Guaymas. On va le réduire en bouillie. Jette-les à environ cinq mètres de la coque, surtout dans l'eau autour des roues à aubes.
Pitt creusa un trou dans le fond de la mer. n ne s'était pas cogné assez fort pour se blesser mais assez pour créer un énorme nuage de limon, n se remit droit et s'éloigna de YAlhambra sans être vu du haut.
n craignait d'être repéré par le tueur lorsqu'il sortirait du nuage de boue. Ce ne fut pas le cas. Une brise rafraîchissante venue du sud commença à agiter la surface de l'eau en petits rouleaux, causant une réfraction que les lumières du ferry-boat ne pouvaient pénétrer.
H nagea sous l'eau aussi loin qu'il put avant que ses poumons ne commencent à le br˚ler. quand il refit surface, il le fit doucement, faisant confiance à sa cagoule pour le rendre invisible dans l'eau noire. Cent mètres plus loin, il fut enfin hors de portée des lumières du navire. Il distinguait à
peine les silhouettes noires qui s'agitaient sur le pont supérieur. D se demanda pourquoi ils ne tiraient
LE D…MON DE LA MORT
301
pas dans l'eau. Puis il entendit un grondement sourd, vit l'eau blanche se soulever en un jet immense et sentit d'un seul coup une pression qui lui coupa le souffle.
Des grenades sous-marines ! Ils essayaient de le tuer par commotion avec des grenades sous-marines! quatre nouvelles détonations se suivirent rapidement. Heureusement, elles venaient de la zone médiane du navire, près des roues à aubes. En s'éloignant par l'extrémité du ferry, Pitt s'était involontairement mis à l'abri de la force principale des explosifs.
Il serra ses genoux contre sa poitrine pour absorber la plus grande partie de l'impact. Trente mètres plus près, il aurait sans doute perdu connaissance. Soixante mètres et il aurait été réduit en bouillie. Pitt augmenta la distance qui le séparait du ferry jusqu'à ce que les éruptions ne le secouent pas plus que l'embrassade sensuelle d'une forte femme.
Levant la tête vers le ciel clair, il chercha l'étoile Polaire pour voir à
peu près o˘ il se trouvait. quatorze kilomètres plus loin, la côte ouest désolée du golfe était la terre la plus proche. Il enleva sa cagoule et se mit sur le dos. Le visage tourné vers le tapis des étoiles, il commença à
nager tranquillement vers l'ouest.
Pitt n'était certes pas en état de battre un record. Après deux heures, il avait l'impression que ses bras pesaient des tonnes. Après six heures, ses muscles douloureux protestaient et la douleur était si forte qu'il croyait n'en avoir jamais ressenti de semblable. Puis enfin, heureusement, la fatigue commença à endormir la douleur. Il fit ce qu'on lui avait appris quand il était scout, n enleva son pantalon, fit des nouds aux chevilles et les balança au-dessus de sa tête pour attraper l'air, ce qui faisait un flotteur lorsqu'il se reposait. Et il se reposa de plus en plus souvent à
mesure que la nuit avançait.
A aucun moment il ne songea à s'arrêter ni à se laisser dériver dans l'espoir qu'un bateau de pêche le remarquerait. La vision de Loren et de Rudi aux mains de Sarason était suffisamment stimulante pour le faire continuer.
Les étoiles commençaient à p‚lir à l'est quand il sentit enfin sous ses pieds la terre ferme. Il se dressa, chancela, fit quelques pas sur le sable et s'effondra, plongeant immédiatement dans un profond sommeil.
43
Ragsdale, portant un gilet pare-balles sous une combinaison d'ouvrier, marchait aussi naturellement que possible jusqu'à la porte latérale d'un petit entrepôt o˘ était affiché, au-dessus d'une fenêtre, un panneau "A louer". Il posa par terre la boîte à outils vide, sortit une clef de sa poche et ouvrit la porte.
A l'intérieur, une équipe composée de vingt agents du FBI et de huit douaniers achevait la préparation d'une descente dans les locaux de Zolar International, de l'autre côté de la rue. La police locale avait été
avertie de l'opération et
302
L'OR DES INCAS
quadrillait le complexe industriel pour s'assurer qu'il n'y avait aucune activité inhabituelle.
La plupart des hommes et les quatre femmes portaient des vêtements d'assaut et des armes automatiques tandis que les quelques experts spécialisés en objets d'art et en antiquités étaient en civil. Ces derniers étaient chargés de valises bourrées de catalogues et de photographies représentant les objets volés les plus connus, qu'ils espéraient récupérer.
Chaque agent avait une t‚che précise à accomplir dès l'entrée dans le b
‚timent. La première équipe devait s'assurer des lieux et rassembler les employés, le seconde, chercher les caches tandis que la troisième devait fouiller les bureaux afin de saisir tous les papiers pouvant la mettre sur la piste d'opérations et d'achats illégaux.
Travaillant séparément, une équipe spécialisée dans l'emballage très particulier des objets d'art attendait pour mettre en caisse et emporter les pièces saisies. Le ministre de la Justice des Etats-Unis, travaillant sur cette affaire aussi bien pour le FBI que pour les Douanes, avait insisté sur le fait que la rafle devait être conduite de façon irréprochable et les objets saisis maniés avec délicatesse.
L'agent Gaskill se tenait au centre du poste de commandement. œœ se retourna lorsque Ragsdale s'approcha et sourit.
- C'est toujours calme?
L'agent du FBI s'assit sur une chaise de toile.
- Tout est calme, sauf un jardinier qui taille une haie autour du b‚timent.
Tout le reste est aussi tranquille qu'un jardin de curé.
- C'est rudement malin de la part des Zolar d'utiliser un jardinier pour surveiller les lieux. S'il n'avait pas tondu la pelouse quatre fois cette semaine, on ne l'aurait même pas remarqué.
- «a et le fait que notre équipe de surveillance a identifié le casque de son walkman qui n'est autre qu'un émetteur radio, ajouta Ragsdale.
- C'est bon signe. S'ils n'avaient rien à cacher, ils n'auraient pas besoin d'une tactique aussi roublarde.
- Ne te monte pas la tête. L'entrepôt des Zolar est s˚rement suspect mais rappelle-toi que, quand le FBI y est entré il y a deux ans avec un mandat de perquisition, on n'a même pas trouvé un stylo à bille volé.
- La même chose pour les Douanes, quand on a réussi à persuader les Impôts de leur coller un contrôle fiscal. Zolar et sa famille en sont sortis blancs comme neige.
Ragsdale remercia un agent qui lui apportait une tasse de café.
- Tout ce qu'on a pour nous aujourd'hui, c'est l'élément de surprise.
Rappelle-toi, notre dernière descente a loupé parce qu'un agent de police, payé par les Zolar, les a prévenus.
- Remercions le ciel qu'il ne s'agisse pas d'une forteresse hautement armée!
- As-tu des nouvelles de ton informateur secret? demanda Gaskill. Ragsdale fit un signe négatif.
LE D…MON DE LA MORT
303
- Il commence à croire que nous l'avons mis sur une mauvaise opération, n n'a pas trouvé le plus petit indice d'un commerce illégal.
- Personne, à l'intérieur ou à l'extérieur, qui ne soit un employé de bonne foi. Aucune marchandise illégale reçue ou expédiée ces quatre derniers jours. Tu n'as pas l'impression qu'on attend qu'il neige à Galveston?
- On le dirait bien.
Gaskill le regarda bien en face.
- Tu veux repenser l'opération et annuler la rafle?
- Les Zolar ne sont pas parfaits, fit Ragsdale en soutenant son regard. D
doit bien y avoir une paille quelque part dans le système et je suis prêt à
jouer ma carrière sur le fait que cette paille est là, dans l'immeuble d'en face.
- Je suis à fond avec toi, fit Gaskill en riant, même si on se retrouve à
la retraite anticipée.
Ragsdale leva le pouce.
- Alors le spectacle continue, dans huit minutes comme prévu.
- Pendant que Zolar et ses deux frères se baladent autour de Baja en cherchant leur trésor et que le reste de la famille est en Europe, nous n'aurons jamais une meilleure occasion pour explorer les lieux avant que leur armée d'avocats aient vent de ce qui se passe et mettent tout en ouvre pour nous arrêter.
Deux agents conduisant un camion de ramassage emprunté aux services sanitaires de Galveston s'arrêtèrent le long du trottoir juste en face du jardinier qui s'occupait d'un parterre de fleurs à côté de l'immeuble des Zolar. L'homme assis sur le siège du passager baissa sa glace et appela :
- S'il vous plaît?
Le jardinier se retourna et considéra le camion d'un air curieux. L'agent lui adressa un sourire amical.
- Pouvez-vous me dire si vos gouttières ont refoulé pendant les dernières pluies?
Surpris, le jardinier quitta son parterre et s'approcha du camion.
- Je ne me rappelle pas qu'elles aient refoulé, fit-il. L'agent montra une carte de la ville par la fenêtre du camion.
- Savez-vous s'il y a eu des problèmes de drainage dans les rues avoisi-nantes?
Tandis que le jardinier se penchait sur la carte, l'agent détendit son bras d'un coup et arracha l'émetteur de la tête de l'homme ainsi que le c‚ble reliant le micro et le casque de sa prise.
- Agents fédéraux, aboya l'agent. Reste tranquille et pas un geste !
L'agent au volant parla dans son propre émetteur.
- Allez-y, la voie est libre.
Les agents fédéraux ne se précipitèrent pas dans l'immeuble des Zolar à la vitesse de la lumière. Es ne lancèrent pas d'assaut violent comme au cours du désastre qui avait eu lieu, quelques années auparavant, à Waco, au Texas. U ne s'agissait pas d'une forteresse à haute sécurité. Une équipe s'installa calmement
304
L'OR DES INCAS
aux sorties du b‚timent tandis que le groupe principal franchissait la grande porte.
Les employés ne furent ni surpris ni effrayés. Seulement déconcertés et perplexes. Les agents les dirigèrent poliment mais fermement à l'étage principal o˘ ils retrouvèrent les ouvriers du stockage et du conditionnement ainsi que les employés du service de conservation des objets. Deux autobus vinrent se ranger devant les portes du service d'expédition et le personnel de Zolar International fut prié de monter dedans pour être conduit au quartier général du FBI, non loin de là à
Houston, pour y être interrogé. Toute l'opération ne dura pas plus de quatre minutes.
L'équipe chargée de vérifier les écritures, pour la plupart des agents du FBI spécialisés dans les méthodes comptables et dirigés par Ragsdale, se mit immédiatement au travail, fouillant les bureaux, examinant les dossiers, déchiffrant chaque traduction enregistrée. Gaskill, avec ses douaniers et ses experts en objets d'art, commença à faire la liste et à
examiner les milliers de pièces engrangées dans le b‚timent. Le travail était long et ennuyeux et ils ne trouvèrent aucune preuve d'objets volés.
Peu après une heure de l'après-midi, Gaskill et Ragsdale s'installèrent dans le luxueux bureau de Joseph Zolar pour comparer leurs notes au milieu d'objets d'art d'une valeur incroyable. L'agent du FBI ne semblait pas particulièrement heureux.
- «a sent les gros ennuis à venir, la très mauvaise publicité et les gigantesques poursuites qui s'ensuivront, dit-il, écouré.
- Aucun signe d'activité criminelle dans les dossiers?
- Rien qui vaille le coup. Il faudra un bon mois à un contrôleur pour savoir si nous tenons quelque chose. qu'as-tu trouvé de ton côté?
- Jusqu'à présent, tous les objets trouvés sont clean. Pas un truc volé.
- Alors on a fait encore une fois chou blanc? Gaskill soupira.
- «a me désole de le dire, mais on dirait que les Zolar sont autrement plus malins que toutes les équipes d'enquêteurs que le gouvernement des Etats-Unis peut lancer sur le terrain.
quelques minutes plus tard, deux agents des Douanes qui avaient travaillé
avec Gaskill sur la fouille de l'appartement de Rummel, à Chicago, Beverly Swain et Winfried Pottle, entrèrent dans le bureau. Leur attitude était professionnelle mais ils ne pouvaient dissimuler un léger sourire. Ragsdale et Gaskill, absorbés par leur conversation, ne réalisèrent pas que les deux jeunes gens n'étaient pas entrés par la porte du bureau mais par celle de la salle de bains adjacente.
- Vous avez une minute, patron? demanda Beverly Swain.
- qu'est-ce qu'il y a?
- Je crois que nos instruments ont détecté une sorte de puits menant sous le b‚timent, répondit Pottle.
- Répétez-moi ça? demanda Gaskill.
LE D…MON DE LA MORT
305
Ragsdale leva la tête.
- Des instruments?
- Un détecteur sonique et radar, capable de sonder le sol, que nous avons emprunté à l'école des Mines du Colorado, expliqua Pottle. Il a enregistré
un mince espace sous le plancher de l'entrepôt et, apparemment, ça s'enfonce dans le sol.
Une petite lueur d'espoir illumina Gaskill et Ragsdale. Us se levèrent immédiatement.
- Comment avez-vous su o˘ chercher? demanda Ragsdale. Pottle et Swain ne purent retenir un sourire de triomphe. Swain fit signe à son collègue de répondre.
- Nous avons pensé que s'il y avait un passage menant à une cachette, il devait partir ou s'achever dans le bureau privé de Zolar, avec un tunnel qu'il pourrait emprunter sans être vu.
- Sa salle de bains personnelle? devina Gaskill, étonné.
- C'est un endroit pratique, confirma Swain.
- Montrez-nous ! fit Ragsdale en respirant profondément.
Pottle et Swain les guidèrent vers une grande salle de bains en marbre avec une baignoire antique et des meubles de teck venant d'un vieux navire, le long des murs. Ils s'approchèrent d'une vasque moderne au niveau du sol, avec un ja-cuzzi tout à fait incongru dans un endroit décoré à l'ancienne.
- Le passage s'ouvre sous le jacuzzi, dit Swain.
- Vous en êtes s˚rs? fit Ragsdale, sceptique. La cabine de douche me semble plus appropriée pour cacher un ascenseur.
- C'est ce que nous avons pensé d'abord, reprit Pottle, mais nos instruments indiquent que le sol de la douche est en béton massif.
Pottle souleva une longue sonde tubulaire reliée par un c‚ble électrique à
un ordinateur compact avec une imprimante. Il mit l'appareil en marche et promena la sonde tout autour de la vasque. quelques lumières scintillèrent une seconde puis une feuille de papier sortit de la fente supérieure de l'imprimante. Pottle la détacha et la tint devant lui pour que tous la voient.
Au centre de la feuille se dessinait une colonne, de bout en bout.
- Plus de doute, annonça Pottle, c'est un conduit qui a les mêmes dimensions que la vasque et qui descend vers le sous-sol.
- Et vous êtes s˚r que votre petite merveille électronique est fiable? dit Ragsdale.
- C'est le même type d'appareil qui a permis de trouver des passages inconnus et des chambres secrètes dans la pyramide de Gaza, l'année dernière.
Gaskill ne dit rien mais descendit dans la vasque. Il manipula le tuyau de remplissage mais il ne servait qu'à régler le jet et sa direction. Puis il s'assit sur le siège assez large pour contenir quatre personnes. œœ tourna les robinets plaqués or d'eau chaude et froide, mais aucune eau n'en sortit.
Il leva la tête avec un grand sourire.
- Je crois qu'on progresse.
306
L'OR DES INCAS
n bougea ensuite le levier servant à ouvrir et à fermer la vidange. Rien ne se produisit.
- Essayez de tourner le brise-jet, suggéra Swain.
Gaskill prit le brise-jet doré dans l'une de ses larges mains et le fit légèrement tourner. A sa grande surprise, il bougea et le fond de la vasque commença à descendre lentement au-dessous du niveau du plancher. Un tour dans l'autre sens et le fond reprit sa place. Il savait, il savait que ce simple petit brise-jet et cette vasque stupide étaient les clefs qui allaient mettre bas toute l'organisation Zolar et les faire enfermer pour de bon.
Il fit signe aux autres de le rejoindre.
- On descend?
L'ascenseur inhabituel descendit presque trente secondes avant de s'arrêter dans une autre salle de bains. Pottle jugea qu'ils étaient environ vingt mètres plus bas. Ds sortirent de la salle de bains du bas et pénétrèrent dans un bureau absolument semblable à celui du dessus. Les lumières étaient allumées mais la pièce était vide. Ragsdale en tête, le petit groupe d'agents ouvrit la porte du bureau et regarda l'immense entrepôt des objets volés. Tous furent sidérés par la taille des lieux et l'incroyable quantité
d'objets qui y étaient cachés. Gaskill calcula, à vue de nez, qu'il y avait au moins dix mille pièces tandis que Ragsdale s'avançait dans l'entrepôt pour une rapide reconnaissance. Il revint cinq minutes plus tard.
- Il y a quatre hommes qui travaillent avec un chariot à fourches, dit-il.
Ils descendent une statue de bronze représentant un légionnaire romain dans une caisse de bois, à mi-chemin de la quatrième salle. De l'autre côté, dans une zone séparée, j'ai compté six personnes, hommes et femmes, qui travaillent dans ce qui ressemble à une forge o˘ ils doivent copier les pièces. Un tunnel s'ouvre sur le mur sud. Je suppose que ça mène à un autre b‚timent d'o˘ doivent partir et arriver les objets volés.
- «a doit aussi servir à cacher les entrées et les sorties des employés, suggéra Pottle.
- Mon Dieu ! murmura Gaskill. On a touché le gros lot ! D'ici, je reconnais déjà quatre ouvres volées.
- On ferait bien de se planquer, dit Ragsdale, jusqu'à ce qu'on ait pu faire venir des renforts de là-haut.
- Je suis volontaire pour assurer le transport, dit Swain avec un sourire rusé. quelle femme résisterait au plaisir de s'asseoir dans une baignoire de fantaisie qui se promène d'étage en étage?
Dès qu'elle fut partie, Pottle monta la garde à l'entrée de la zone de stockage pendant que Gaskill et Ragsdale fouillaient le bureau souterrain de Zolar. fls n'y trouvèrent pas grand-chose d'intéressant, aussi commencèrent-ils à fouiller l'entrepôt. Ils découvrirent rapidement ce qu'ils cherchaient dans une haute bibliothèque qui sortit du mur en pivotant sur des roulettes. Une fois poussée, elle révéla une longue pièce étroite meublée sur toute sa longueur de classeurs de bois anciens s'élevant jusqu'au plafond. Chaque classeur était plein de dossiers rangés LE D…MON DE LA MORT
307
par ordre alphabétique, contenant les rapports de toutes les acquisitions et de toutes les ventes de la famille Zolar depuis 1929.
- C'est là, haleta Gaskill. Tout est là !
Il commença à sortir certains dossiers d'un classeur.
- Incroyable! approuva Ragsdale en étudiant les dossiers d'un autre classeur, au milieu de la pièce. Pendant soixante-neuf ans, ils ont tenu à
jour les dossiers de chacun des objets d'art qu'ils volaient, passaient en fraude ou copiaient, y compris les données financières et les noms des acheteurs.
- Oh ! Seigneur ! glapit Gaskill. Regarde celui-là !
Ragsdale prit le dossier tendu et feuilleta les premières pages. quand il leva la tête, son visage marquait l'incrédulité.
- Si ce qui est là-dedans est vrai, la statue du roi Salomon de Michel-Ange, au musée de la Renaissance d'Eisenstein, à Boston, est un faux !
- Mais sacrement bien imitée si l'on considère le nombre d'experts qui l'ont authentifiée!
- Mais le précédent conservateur le savait.
- Bien s˚r, dit Gaskill, les Zolar lui ont fait une offre qu'il ne pouvait pas refuser. Selon ce rapport, dix sculptures étrusques extrêmement rares, déterrées illégalement en Italie du Nord et passées en fraude aux Etats-Unis, et une fausse statue de Salomon contre la vraie. Comme l'imitation était trop bien faite pour être décelée, le conservateur est devenu un héros auprès des administrateurs et des mécènes du musée en clamant qu'il avait amélioré la collection en persuadant de riches anonymes d'offrir les statues étrusques.
- Je me demande combien de fraudes semblables nous allons trouver, dit Ragsdale.
- J'ai bien peur que ceci ne soit que la plus petite partie de l'iceberg.
Ces dossiers représentent des milliers et des milliers d'affaires illégales avec des acheteurs qui ont fermé les yeux sur la provenance de ce qu'ils achetaient.
Ragsdale sourit.
- J'aimerais bien être une petite souris quand le bureau du ministre de la Justice se rendra compte que nous venons de lui coller au moins dix ans de travail.
- Tu ne connais pas les procureurs fédéraux, dit Gaskill. quand ils auront en main la preuve de tout ce que les riches hommes d'affaires, politiciens et vedettes en tous genres ont acheté en toute connaissance de cause, ils penseront qu'ils sont morts et déjà au paradis.
- On ferait peut-être bien de réfléchir avant de dévoiler tout ça, fit Ragsdale d'un ton pensif.
- qu'est-ce que tu mijotes?
- Nous savons que Joseph Zolar et ses frères Charles Oxley et Cyrus Sarason sont au Mexique o˘ nous ne pouvons ni les arrêter ni les mettre à
l'ombre sans un tas de paperasserie légale. D'accord?
- Je te suis.
- Alors on met une couverture sur cette partie de la rafle, expliqua Rag-308
L'OR DES INCAS
sdale. D'après ce que je sais, les employés de la partie légale de la société n'ont pas la moindre idée de ce qui se passe au sous-sol. Laissons-les revenir travailler demain, comme si la fouille n'avait rien donné.
qu'ils travaillent comme d'habitude. Autrement, si les Zolar apprennent que nous avons fermé leur botte et que les procureurs fédéraux mettent au point un dossier en béton, ils fileront tous aux quatre coins du monde o˘ nous ne pourrons jamais leur mettre la main dessus.
Gaskill se frotta pensivement le menton.
- Il ne sera pas facile de les laisser dans l'ignorance. Comme tous les hommes d'affaires en voyage, ils ont probablement des contacts quotidiens avec leurs sociétés.
- Nous utiliserons tous les moyens disponibles pour les feinter, dit Ragsdale en riant. On fera dire à leurs téléphonistes que des travaux de construction ont abîmé des lignes téléphoniques. On leur enverra de faux mémos sur leurs télécopieurs, n faut garder au frais les ouvriers qu'on a emmenés au FBI. Avec un peu de chance, on pourra mener les Zolar en bateau quarante-huit heures pendant qu'on cherche un truc bidon pour les attirer de ce côté-ci de la frontière.
Gaskill regarda Ragsdale.
- Tu aimes bien tenter la chance, pas vrai, mon vieux ?
- Je parierais ma femme et mes gosses contre un cheval boiteux s'il y avait la moindre chance de mettre ces ordures au placard pour de bon !
- Ta cote me va, dit Gaskill. Pari tenu.
44
De nombreux membres du clan de Billy Yuma, dont le village comptait cent soixante-seize ‚mes, survivaient en cultivant les courges, le maÔs et les haricots, d'autres en coupant du genévrier et de la manzanita qu'ils vendaient pour fabriquer les haies ou le bois à br˚ler, n y avait aussi une nouvelle source de revenus due à un regain d'intérêt pour l'art ancien de la poterie. Plusieurs femmes montolos créaient encore de très élégantes poteries devenues récemment l'objet de fortes demandes de la part de collectionneurs d'art indien.
Yuma s'était loué pendant quinze ans comme vacher chez un grand ran-chero.
n avait réussi à mettre de côté assez d'argent pour commencer un petit élevage à lui. Sa femme Polly et lui vivaient assez bien par rapport à la plupart des indigènes du nord de Baja. Elle fabriquait ses poteries et lui élevait son bétail.
Après son repas de midi, comme il le faisait chaque jour, Yuma sella sa monture, une jument baie, et alla inspecter son troupeau. Le paysage aride et inhospitalier, semé de rochers, de cactus et d'arroyos abrupts, était en effet dangereux pour les boufs imprudents.
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II cherchait un veau égaré quand il vit l'étranger s'approcher sur la piste étroite menant au village.
L'homme qui traversait le désert était totalement incongru dans cet environnement. Contrairement aux randonneurs et aux chasseurs, il n'avait d'autres vêtements que ceux qu'il portait. Pas de valise, pas de sac à dos.
D n'avait même pas de chapeau pour protéger sa tête de la brillance du soleil. Il paraissait fatigué, épuisé même et pourtant il marchait d'une allure régulière, décidée, comme pressé d'arriver quelque part. Curieux, Billy suspendit ses recherches et chevaucha à travers le lit du ruisseau, vers la piste.
Pitt avait parcouru quatorze kilomètres dans le désert après s'être réveillé d'un sommeil épuisé. Il aurait pu dormir encore si une étrange sensation ne l'avait éveillé. En ouvrant des yeux lourds encore de fatigue, il avait vu un petit lézard allongé sur son bras, qui le considérait d'un air sérieux, n secoua le bras pour chasser le petit intrus et regarda sa montre. D s'aperçut avec un choc qu'il avait dormi la moitié de la matinée.
Le soleil inondait déjà le désert à son réveil mais la température était supportable. Une trentaine de degrés. La sueur sécha vite sur son corps, n commençait à avoir soif. Se léchant les lèvres, il y trouva le go˚t salé de l'eau de mer. Malgré la chaleur, il se sentit frissonner de colère, sachant qu'il avait perdu, en dormant, quatre précieuses heures. Une éternité, peut-être, pour ses amis endurant qui sait quelles misères que Sarason leur avait fait subir ce jour-là. Le seul but de sa vie, maintenant, serait de les sauver.
Après un rapide plongeon dans l'eau pour se rafraîchir, il partit vers l'ouest en traversant le désert pour tenter de rejoindre l'autoroute cinq mexicaine, à vingt ou peut-être trente kilomètres de là. quand il l'aurait atteinte, il pourrait faire du stop jusqu'à Mexicali et traverser ensuite la frontière à Calexico. C'était son plan, sauf si la compagnie des téléphones de Baja avait eu la bonne idée d'installer une cabine à l'ombre d'un mesquite.
Il contempla un moment la mer de Cortez et jeta un dernier regard à
VAlhambra au loin. Le vieux ferry-boat s'était apparemment installé dans l'eau jusqu'au pont et reposait dans le limon, un peu penché. Autrement, il semblait en bon état.
n paraissait aussi désert. Aucun bateau de patrouille, aucun hélicoptère en vue, sous la direction d'un Giordino inquiet ou des agents des Douanes au nord de la frontière. Aucune équipe de recherche s'activant au-dessus du bateau ne songerait, pensait-il, à survoler le désert pour y chercher un être vivant, n choisit de partir à pied.
D garda une allure de sept kilomètres à l'heure à travers le paysage désolé. Cela lui rappela sa longue marche à travers le désert du Sahara, au nord du Mali, avec Giordino, deux ans auparavant1. Ils avaient été à deux doigts de mourir dans l'enfer br˚lant et sans eau. Ce n'est que parce qu'ils avaient trouvé une mys-1. Voir Sahara, Grasset, 1992.
310
L'OR DES INCAS
térieuse épave d'avion qu'ils avaient pu fabriquer une sorte de char à
voile qui leur avait permis de traverser le désert et d'être enfin sauvés.
Comparée à cette épreuve, la traversée d'aujourd'hui était une promenade de santé.
Après deux heures de marche, il atteignit un sentier poussiéreux et le suivit. Trente minutes plus tard, il aperçut un homme à cheval, près de la piste. D s'avança vers lui et leva la main en signe de salut. Le cavalier le regarda s'approcher d'un regard fatigué, usé par le soleil. Son visage sévère semblait sculpté dans un grès centenaire.
Pitt contempla l'étranger qui portait un large chapeau de paille aux bords recourbés, une chemise de coton à manches longues, un pantalon de toile usée et des bottes de cow-boy éraflées. Les cheveux noirs sous le chapeau ne semblaient pas près de blanchir. Petit et mince, l'homme était sans ‚ge, entre cinquante et soixante-dix ans. Sa peau bronzée était couverte de rides. Les mains tenant les rênes avaient la teinte du cuir et l'usure de longues années de travail. Pitt pensa que l'homme devait être courageux et d'une incroyable ténacité pour avoir survécu sur cette terre ingrate.
- Bonjour, dit-il aimablement.
Comme la plupart de ceux de son peuple, Billy était bilingue, parlant le dialecte montolo avec ses amis et sa famille et l'espagnol avec les étrangers. Mais il connaissait un peu d'anglais, appris au cours de ses fréquents voyages au-delà de la frontière pour vendre son bétail et acheter ce qui lui était nécessaire.
- Vous savez que vous êtes sur une terre indienne privée? répondit l'homme d'un ton sec.
- Non, je l'ignorais, pardonnez-moi. J'ai été jeté à terre sur le golfe.
J'essaie de rejoindre l'autoroute et de trouver un téléphone.
- Vous avez perdu votre bateau?
- Oui, dit Pitt. On peut dire ça.
- Il y a un téléphone dans notre maison commune. Je serais heureux de vous y conduire.
- Je vous en serais très reconnaissant. Bill lui tendit la main.
- Mon village n'est pas loin. Vous pouvez monter derrière moi.
Pitt hésita. Il préférait, et de loin, les transports mécaniques. A son avis, quatre roues étaient bien supérieures à quatre sabots. Les chevaux, pour lui, n'étaient sur terre que pour tourner dans les westerns. Mais il ne pouvait refuser une offre si aimable. Il prit la main de Billy et fut surpris de la force avec laquelle ce petit homme noueux tira ses quatre-vingt-deux kilos sans la moindre difficulté.
- A propos, je m'appelle Dirk Pitt.
- Billy Yuma, dit le cavalier sans lui tendre à nouveau la main.
Ils chevauchèrent en silence pendant une demi-heure, escaladant une butte couverte de yuccas. Puis ils descendirent dans une petite vallée au fond de laquelle coulait une rivière peu profonde. Ils dépassèrent les ruines d'une mission espagnole, détruite trois cents ans plus tôt par des Indiens allergiques à la religion, n n'en restait que des murs écroulés et un petit cimetière dont les tombes espa-LE D…MON DE LA MORT
311
gnôles, en haut d'un monticule, étaient depuis longtemps oubliées et couvertes de végétation. Plus bas, en revanche, et plus récemment, les gens du village avaient enterré leurs morts. Une tombe en particulier retint l'attention de Pitt. n se laissa glisser à terre et s'en approcha.
Les lettres gravées sur la pierre battue par le temps étaient distinctes et tout à fait lisibles.
Patty Lou Cutting 2/11/24 - 2/3/34
que le soleil te soit chaud et agréable brillera pour toi Même dans la nuit la plus noire, une étoile Le matin le plus morose te paraîtra brillant Et quand viendra le crépuscule que la main de Dieu s'étende sur toi.
- qui était-ce? demanda Pitt. Billy Yuma secoua la tête.
- Les Anciens ne le savent pas. Ils disent que la tombe a été faite en une nuit par des étrangers.
Pitt regarda autour de lui le désert de Sonoran à perte de vue. Une légère brise lui caressa la nuque. Un aigle à la queue rouge tournoyait au-dessus d'eux comme pour surveiller son domaine. Cette terre de montagnes et de sable, de gros lièvres, de coyotes et de canyons pouvait intimider mais aussi inspirer. C'était un lieu fait pour mourir et pour être enseveli, pensa-t-il. Finalement, il se détourna de la dernière demeure de Patty Lou et fit un signe à Yuma.
- Je ferai le reste du chemin à pied.
Yuma approuva silencieusement de la tête et se remit en marche, les sabots de sa monture soulevant de petits nuages de poussière.
Pitt le suivit en bas de la colline jusqu'à une modeste communauté de fermiers et d'éleveurs. Ils suivirent le lit de la maigre rivière o˘ trois jeunes filles lavaient des vêtements à l'ombre d'un cotonnier. Avec la curiosité des adolescentes, elles interrompirent leur t‚che pour les regarder. Pitt leur fit un signe de la main mais elles ignorèrent son salut et, presque solennellement, pensa-t-il, reprirent leur lessive.
Le cour de la communauté de Montolo se composait de quelques maisons et b
‚timents. Certains étaient construits en branches de mesquite recouvertes de boue. Une ou deux maisons étaient en bois, mais la plupart en blocs de ciment. La seule concession à la modernité semblait être quelques poteaux de bois blanchis par le soleil d'o˘ partaient des lignes électriques et téléphoniques, quelques camions antiques paraissant provenir d'une décharge automobile et une antenne satellite.
Yuma arrêta son cheval devant une petite construction ouverte sur trois côtés.
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L'OR DES INCAS
LE D…MON DE LA MORT
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- C'est notre maison commune, dit-il. Il y a un téléphone et il est payant.
Pitt sourit, fouilla dans son portefeuille tout mouillé et sortit une carte bancaire.
- Pas de problème.
Yuma hocha la tête et le conduisit dans un petit bureau meublé d'une table de bois et de quatre chaises pliantes. Le téléphone, posé sur un mince annuaire, était à même le sol de carrelage.
L'opératrice répondit après quelques sonneries.
- Si, porfavor?
- Je voudrais faire un appel par carte de crédit.
- Oui, monsieur. Donnez-moi le numéro de votre carte et celui de votre correspondant, répondit l'opératrice en anglais parfait.
- Au moins toute ma journée n'aura-t-elle pas été mauvaise, soupira Pitt en entendant la voix compréhensive.
L'opératrice mexicaine lui passa une opératrice américaine qui lui passa à
son tour les renseignements afin d'obtenir le numéro du poste des Douanes de Calexico. Il eut enfin sa communication. Une voix d'homme lui répondit.
- Service des Douanes, que puis-je faire pour vous?
- J'essaie de joindre Albert Giordino, de l'Agence Nationale Marine et Sous-marine.
- Un instant, je vous le passe. Il est dans le bureau de l'agent Starger.
Deux clics et une voix qui paraissait venir de sous la terre.
- Ici Starger.
- Ici Dirk Pitt. Est-ce qu'Ai Giordino est près de vous?
- Pitt? C'est vous? dit la voix incrédule de Curtis Starger. O˘ étiez-vous?
On a fait des pieds et des mains pour vous faire rechercher par la marine mexicaine.
- Ne vous fatiguez pas, leur commandant a probablement été acheté par les Zolar.
- Une seconde. Giordino est à côté de moi. Je vais vous le passer sur une ligne annexe.
- Al? dit Pitt, tu es là?
- «a fait plaisir d'entendre ta voix, vieux frère. Je crois comprendre que quelque chose a mal tourné?
- En quelques mots, nos copains du Pérou détiennent Loren et Rudi. J'ai aidé l'équipage à s'échapper sur un canot de sauvetage. J'ai réussi à nager jusqu'à la côte. J'appelle d'un village indien dans le désert au nord de San Felipe, à trente kilomètres environ de l'endroit o˘ l'Alhambra a pratiquement coulé dans la vase.
- Je vous envoie un hélicoptère, dit Starger. J'ai juste besoin du nom du village pour le pilote.
Pitt se tourna vers Billy Yuma.
- Comment s'appelle votre communauté?
- Canyon Ometepec, dit Yuma.
Pitt répéta le nom, fit un rapport un peu plus complet des événements des dix-huit heures passées et raccrocha.
- Mes amis vont venir me chercher, expliqua-t-il à Yuma.
- En voiture?
- En hélicoptère.
- Vous devez être un homme important !
- Pas plus que le maire de votre village, fit Pitt en riant.
- Nous n'avons pas de maire. Nos Anciens se réunissent et discutent des affaires de la tribu.
Deux hommes passèrent près d'eux, conduisant un mulet chargé d'un amas considérable de branches de manzanita. Yuma échangea un bref regard avec eux. Pas de salut, pas de sourire.
- Vous avez l'air fatigué et vous devez avoir soif, dit Yuma. Venez chez moi. Ma femme vous préparera quelque chose à manger pendant que vous attendez vos amis.
C'était l'offre la plus agréable qu'on lui ait faite ce jour-là et Pitt accepta avec reconnaissance.
L'épouse de Billy Yuma, Polly, était une grande femme qui portait son poids mieux que la plupart des hommes. Elle avait le visage rond et ridé, avec d'énormes yeux marron sombre. Bien qu'elle f˚t d'‚ge moyen, ses cheveux étaient aussi noirs que des ailes de corbeau. Elle s'activa autour d'un poêle à bois sous une tonnelle, à l'extérieur de leur maison de briques de ciment. Les Indiens du désert du Sud-Ouest préféraient l'ombre des tonnelles ouvertes pour cuisiner. Ils y dînaient également plutôt que de se confiner dans leurs maisons. Pitt remarqua que le toit de la tonnelle était fait de côtes de cactus séchées appuyées sur des poteaux de mesquite et entourées d'un mur de troncs à'acotillos pleins d'épines.
quand il eut bu cinq tasses tirées d'un gros pot appelé alla, aux parois poreuses qui gardaient l'eau bien fraîche, Polly lui servit du porc en lamelles et des haricots sautés avec des bourgeons de cholla frits qui lui rappelèrent Pokra. Les tortillas étaient faites de graines de mesquite qu'elle avait roulées dans de la farine au go˚t sucré. Ce repas improvisé
fut arrosé de vin fermenté fait de fruits du sa-guaro.
Pitt n'avait jamais rien mangé d'aussi délicieux.
Polly ne parlait pas beaucoup et, quand elle parlait, c'était en espagnol et à Billy. Pitt crut détecter une touche d'humour dans ses grands yeux sombres mais elle se voulait sérieuse et distante.
- Je n'ai pas l'impression que la communauté soit très heureuse, remarqua Pitt pour lancer la conversation. Yuma secoua tristement la tête.
- La tristesse est tombée sur mon peuple et sur les gens des autres villages quand on nous a volé nos idoles religieuses les plus sacrées. Sans elles, nos fils et nos filles ne peuvent pas être initiés pour devenir adultes. Depuis qu'elles ont disparu, nous avons souffert toutes sortes de malheurs.
314
L'OR DES INCAS
- Seigneur ! murmura Pitt. Pas les Zolar !
- que dites-vous, senor?
- Je parle d'une famille de voleurs internationaux qui ont dérobé la moitié
des objets d'art jamais découverts.
- La police mexicaine dit que nos idoles ont été volées par des pilleurs de tombes américains qui fouillent les tombes indiennes et vendent notre patrimoine pour en tirer des bénéfices.
- C'est très possible, dit Pitt. A quoi ressemblent vos idoles sacrées?
Yuma leva la main à environ un mètre du sol.
- Elles sont à peu près hautes comme ça. Leurs visages ont été sculptés il y a des siècles par nos ancêtres dans des racines de cotonnier.
- Je pense qu'il y a de grandes chances pour que vos idoles aient été
achetées aux pilleurs de tombes par les Zolar et sans doute pour des haricots. Ils les ont probablement revendues très cher à quelque collectionneur.
- Ces gens s'appellent Zolar?
- C'est le nom de leur famille. Ils travaillent au sein d'une organisation peu connue appelée Solpemachaco.
- Je ne connais pas ce mot, dit Yuma. que signifie-t-il?
- C'est le nom d'un serpent inca mythique avec plusieurs têtes qui vivait dans une caverne.
- Je n'en ai jamais entendu parler.
- Je pense qu'il a quelque chose de commun avec un autre animal légendaire que les Péruviens appelaient le Demonio de los Muertos qui gardait le monde souterrain.
Yuma contempla pensivement ses mains calleuses.
- Nous aussi nous avons un démon légendaire du monde souterrain. D empêche les morts de s'échapper et les vivants d'entrer, n juge nos morts aussi et permet aux justes de passer. Les mauvais, il les dévore.
- Un démon du jugement dernier, dit Pitt. Yuma hocha solennellement la tête.
- Il habite sur une montagne, pas très loin d'ici.
- Cerro El Capirote, dit Pitt.
- Comment un étranger peut-il savoir cela? s'étonna Yuma en plongeant son regard dans les yeux verts de Pitt.
- J'y suis allé. J'ai vu le jaguar ailé à tête de serpent et je peux vous garantir qu'on ne l'a pas mis là pour surveiller le monde souterrain ou pour juger les morts.
- Vous semblez connaître beaucoup de choses sur ce pays.
- Non, en fait, j'en sais très peu. Mais je serais très intéressé
d'entendre raconter d'autres légendes sur le démon.
- Il y en a une autre, concéda Yuma. Enrique Juarez, le plus ancien membre de notre communauté, est l'un des rares Montolos restants qui se rappelle les vieilles histoires et les vieilles coutumes. U parle de dieux dorés qui sont venus du sud sur de grands oiseaux aux ailes blanches marchant sur la surface des eaux. Ils
LE D…MON DE LA MORT
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se sont arrêtés sur une île dans la vieille mer pendant de longues journées. quand les dieux sont finalement repartis, ils ont laissé là un démon de pierre. Certains de nos ancêtres, aussi curieux que braves, ont traversé l'eau jusqu'à l'île et ne sont jamais revenus. Les Anciens se sont effrayés et ont compris que la montagne était sacrée et que tous les intrus seraient dévorés par le démon. (Yuma se tut et son regard se perdit dans le désert.) Cette histoire a été racontée et racontée encore depuis les jours de mes ancêtres. Nos plus jeunes enfants, qui sont éduqués de façon moderne, pensent qu'il ne s'agit là que d'un conte de fées de vieilles personnes.
- Un conte de fées mêlé de faits historiques, assura Pitt. Croyez-moi quand je vous dis qu'il y a un monceau d'or qui repose dans les flancs du Cerro El Capirote. Et cet or y a été déposé non par des dieux dorés venus du sud mais par des Incas du Pérou qui ont joué à vos ancêtres la comédie du surnaturel en sculptant le monstre de pierre afin qu'effrayés, ils se tiennent loin de l'île. Et pour faire bon poids, ils ont laissé quelques gardes sur place pour tuer les curieux jusqu'à ce que les Espagnols quittent le pays. Alors ils auraient pu revenir reprendre leur trésor pour leur nouveau roi. D va sans dire que l'Histoire a changé leurs plans. Les Espagnols sont restés et personne n'y est jamais retourné.
Billy Yuma n'était pas homme à se laisser aller à l'émotion. Son visage ridé resta immobile. Seuls ses yeux sombres s'élargirent.
- Un grand trésor repose sous Cerro El Capirote? Pitt hocha la tête.
- Très bientôt, des hommes pleins de mauvaises intentions vont envahir la montagne pour voler le trésor des Incas.
- Ils ne peuvent pas faire ça ! protesta Yuma. Cerro El Capirote est un lieu magique. C'est sur notre terre, la terre des Montolos. Les morts qui n'ont pas réussi l'épreuve du jugement vivent en dehors de ses murs!
- Ils n'arrêteront pas ces hommes, croyez-moi, dit sérieusement Pitt.
- Mon peuple déposera une protestation auprès de la police locale.
- Si les Zolar sont ce que je crois, ils ont déjà acheté la loyauté de vos officiers de police.
- Ces mauvais hommes dont vous parlez, ce sont les mêmes que ceux qui ont vendu nos idoles sacrées?
- Comme je l'ai suggéré, c'est très possible. Billy Yuma le considéra un moment.
- Alors, nous n'avons pas à nous préoccuper de leur passage sur nos terres sacrées.
- Puis-je vous demander pourquoi ? demanda Pitt qui ne comprenait plus. Le visage de Billy sembla perdre sa réalité et entrer dans une sorte de transe rêveuse.
- Parce que ceux qui ont pris les idoles du soleil, de la lune, de la terre et de l'eau sont maudits et subiront une mort épouvantable.
- Vous le croyez vraiment, n'est-ce pas?
- Je le crois, répondit Yuma. Dans mes rêves, j'ai vu les voleurs se noyer.
- Se noyer?
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L'OR DES INCAS
- Oui, dans l'eau qui fera du désert ce qu'il était au temps de mes ancêtres.
Pitt pensa un instant à le détromper, n ne croyait pas aux rêves, n était sceptique en face de la métaphysique. Mais le regard opini‚tre de Yuma, le ton ferme de sa voix l'émurent.
n commença à se réjouir de ne pas faire partie du cercle des Zolar.
45
Amaru descendit dans la sala principale de l'hacienda. Sur un des murs de la grande pièce trônait une large cheminée de pierre provenant d'une ancienne mission jésuite. Le haut plafond était décoré de larges panneaux de pl‚tre aux motifs compliqués.
- Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre, messieurs.
- «a va, dit Zolar. Maintenant que les imbéciles de la NUMA nous ont menés directement à l'or de Huascar, nous avons profité de notre soirée pour décider comment le remonter à la surface.
Amaru hocha la tête et fit du regard le tour de la pièce. quatre hommes étaient assis là, en plus de lui-même. Sur des sofas autour de la cheminée, il y avait Zolar, Oxley, Sarason et Moore. Le visage sans expression, ils avaient cependant du mal à dissimuler leur sentiment de triomphe.
- Des nouvelles du Dr Kelsey, du photographe Rodgers et d'AÔ Giordino?
demanda Sarason.
- Mes contacts de l'autre côté de la frontière pensent que Pitt a dit la vérité sur le ferry quand il a affirmé les avoir laissés au bureau de la Douane américaine de Calexico, répondit Amaru.
- Il a d˚ flairer le piège, dit Moore.
- «a me paraît évident puisqu'il est revenu seul au ferry, grogna Sarason à
l'intention d'Amaru. Tu l'avais entre les mains et tu l'as laissé
s'échapper.
- Sans oublier l'équipage, ajouta Oxley.
- Je vous promets que Pitt ne s'est pas échappé, n a été tué quand mes hommes et moi avons balancé dans l'eau des grenades explosives tout autour de lui. quant à l'équipage du ferry-boat, les officiers de police mexicains que vous avez payés pour nous aider s'assureront de leur silence aussi longtemps que cela sera nécessaire.
- C'est embêtant tout de même, dit Oxley. quand on se rendra compte de la disparition de Pitt, de Gunn et du député Smith, tous les agents fédéraux entre San Diego et Denver mettront leur nez partout.
Zolar secoua la tête.
- Ils n'ont aucune autorité légale par ici. Et nos amis du gouvernement local ne les laisseront jamais entrer.
Sarason jeta à Amaru un regard furieux.
LE D…MON DE LA MORT
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- Tu dis que Pitt est mort. Alors o˘ est son corps?
- Il nourrit les poissons, rétorqua Amaru avec un regard mauvais. Tu peux me croire sur parole.
- Excuse-moi, mais je n'en suis pas convaincu.
- Il n'avait aucune possibilité de survivre aux détonations sous-marines.
- Ce type a survécu à bien pire que ça! fit Sarason en allant jusqu'au bar o˘ il se servit un verre. Je ne serai satisfait que quand je verrai son cadavre.
- Tu as aussi loupé le naufrage du ferry-boat, ajouta Oxley. Tu aurais d˚
le mener au large avant d'ouvrir les vannes.
- Ou mieux encore, y mettre le feu et en profiter pour faire br˚ler le député Smith et le directeur adjoint de la NUMA, fit Zolar en allumant un cigare.
- Le commandant Cortina, de la police locale, conduira l'enquête et annoncera que le député Smith et Rudi Gunn ont péri sur le ferry-boat lors d'un regrettable accident, assura Sarason.
Zolar lui lança un regard noir.
- «a ne résoudra pas le problème de l'interférence des agents américains.
Leur ministère de la Justice exigera plus qu'une enquête locale si Pitt survit et raconte tout ce qu'a fait notre ami ici présent.
- Oubliez Pitt! dit sèchement Amaru. Personne n'a autant de raisons que moi de le savoir mort.
Le regard d'Oxley se reporta sur Zolar.
- Nous ne pouvons nous contenter de spéculations. Cortina n'a pas les moyens de retarder une enquête des gouvernements mexicain et américain plus de quelques jours.
Sarason haussa les épaules.
- «a nous suffira pour prendre le trésor et filer.
- Même si Pitt sort de l'eau pour dire la vérité, intervint Henry Moore, ce sera sa parole contre la vôtre, n ne peut prouver que vous êtes impliqués dans la torture et la disparition de Smith et de Gunn. qui croirait qu'une respectable famille de marchands d'art a quelque chose à voir dans cette affaire? Vous pouvez vous arranger pour que Cortina accuse Pitt de ces crimes pour prendre le trésor tout seul.
- J'approuve l'idée du professeur, dit Zolar. On peut facilement persuader nos amis influents de la police et de l'armée d'arrêter Pitt s'il met le pied au Mexique.
- Pour le moment, tout va bien, dit Sarason. Mais nos prisonniers? Est-ce qu'on les élimine maintenant ou plus tard?
- Pourquoi ne pas les jeter dans la rivière qui coule dans la caverne du trésor? suggéra Amaru. Après, ce qui restera de leurs cadavres ressortira probablement quelque part dans le golfe. Les poissons se seront occupés d'eux et le co-roner ne pourra que déclarer qu'ils sont morts noyés.
Zolar regarda ses frères puis Moore, qui paraissait curieusement mal à
l'aise. Il se tourna enfin vers Amaru.
- C'est un excellent scénario. Simple mais néanmoins excellent. Pas d'objections?
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L'OR DES INCAS
II n'y en eut pas.
- Je vais contacter le commandant Cortina et lui dire ce qu'il aura à
faire,
proposa Sarason.
Zolar secoua son cigare et fit briller ses dents en un large sourire.
- Alors tout est réglé. Pendant que Cyrus et Cortina mettront un écran de fumée sous le nez des enquêteurs américains, nous allons faire nos valises, filer à Cerro El Capirote et commencer à remonter l'or dès demain matin.
Une servante entra et tendit à Zolar un téléphone portable, n écouta sans répondre à son correspondant. Puis il raccrocha et éclata de rire.
- Bonnes nouvelles? demanda Oxley.
- Les agents fédéraux ont encore fait une descente dans nos entrepôts.
- Et vous trouvez ça drôle? s'étonna Moore.
- «a arrive souvent, expliqua Zolar. Comme d'habitude, ils en sont ressortis bredouilles, comme les imbéciles qu'ils sont. Sarason vida son verre.
- Bon, les affaires roulent et la remontée du trésor se présente comme prévu.
Le silence tomba sur la grande pièce o˘ chacun plongea dans ses pensées, rêvant aux incroyables richesses qu'ils allaient trouver sous le Cerro El Capirote. Tous sauf Sarason. Lui repensait à sa dernière rencontre avec Pitt sur le ferry, n savait que c'était ridicule mais il ne pouvait s'empêcher de repenser à ce que Pitt lui avait dit. Entre autres, qu'il les avait menés lui-même, ses frères et lui, jusqu'au magot. qu'avait-il voulu dire en affirmant qu'ils s'étaient fait piéger?
Est-ce que Pitt mentait tout simplement ou est-ce qu'il essayait de lui dire quelque chose? N'était-ce qu'une bravade de la part d'un homme sachant qu'il allait mourir? Sarason décida qu'il n'avait pas de temps à perdre avec ces sottises.
Bien s˚r, une sonnerie d'alarme sonnait dans sa tête mais il y avait des choses plus importantes à organiser. Il chassa Pitt de ses pensées.
Ce fut la plus grosse erreur de sa vie.
Micki Moore descendit précautionneusement l'escalier menant à la cave de l'hacienda, un plateau à la main. En bas, elle s'approcha d'une des brutes d'Amaru qui gardait la porte d'une petite pièce o˘ les prisonniers étaient enfermés,
- Ouvrez la porte !
- Personne n'a le droit d'entrer, fit le garde avec arrogance.
- Pousse-toi, espèce de crétin, siffla Micki, ou je te fais sauter les boules ! Le garde fut sidéré d'entendre cette femme élégante proférer des paroles aussi grossières. Il recula d'un pas.
- Je ne prends mes ordres que de Tupac Amaru.
- Je n'ai ici que de la nourriture, imbécile. Laisse-moi entrer ou je hurle et je jure à Joseph Zolar que tu nous as violées, moi et la femme qui est là-dedans. Il regarda le plateau puis céda, ouvrit la porte et s'écarta.
- Vous ne direz pas ça à Tupac?
LE D…MON DE LA MORT
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- T'inquiète pas, fit Micki par-dessus son épaule en pénétrant dans la petite pièce obscure et étouffante.
Il fallut quelques instants pour que ses yeux s'accoutument à la pénombre.
Gunn était étendu sur le sol de pierre, n fit un effort pour s'asseoir.
Loren, debout, était prête à le protéger.
- Eh bien ! Dites donc ! fit-elle d'un ton méprisant. Cette fois-ci ils envoient une femme faire leur sale boulot.
Micki mit le plateau dans les mains de Loren.
- Voilà de quoi manger. Des fruits, des sandwiches et quatre bouteilles de bière. Prenez-les.
Elle se retourna et claqua la porte au nez du garde. quand elle revint vers Loren, ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité. Elle fut saisie par l'apparence de celle-ci en découvrant l'enflure de ses lèvres et les bleus autour de ses yeux. La plupart des vêtements de la jeune femme étaient déchirés et elle avait noué ce qui en restait pour se couvrir la poitrine.
Micki aperçut aussi des zébrures rouge vif au-dessus des seins et des marques de coups sur ses bras et ses jambes.
- Les salauds! murmura-t-elle, les espèces de salauds sadiques! Je suis désolée, je ne savais pas qu'on vous avait battue, sinon j'aurais apporté
une trousse médicale.
Loren s'agenouilla et posa le plateau par terre. Elle tendit une bouteille de bière à Gunn dont les mains blessées ne purent ôter la capsule. Elle l'enleva pour lui.
- qui est notre Florence Nightingale? demanda Gunn.
- Je suis Micki Moore. Mon mari est anthropologue et je suis archéologue.
Nous avons été engagés par les Zolar.
- Pour les aider à trouver le trésor de Huascar? devina Gunn.
- Oui, pour déchiffrer les glyphes...
-... de l'Armure d'Or de Tiapollo, acheva Gunn. Nous savons tout cela.
Loren resta un moment silencieuse, dévorant l'un des sandwiches et buvant une bouteille de bière. Finalement, comme si elle se sentait renaître, elle contempla Micki avec curiosité.
- Pourquoi faites-vous tout cela? Pour nous remettre en forme avant qu'ils ne reviennent nous prendre à nouveau comme punching-balls?
- Nous n'avons rien à voir avec vos souffrances, répondit Micki. La vérité
est que Zolar et ses frères ont l'intention de nous tuer, mon mari et moi, dès qu'ils auront récupéré le trésor.
- Comment le savez-vous?
- Nous avons déjà rencontré des types dans leur genre. Nous sentons bien ce qui se prépare.
- qu'ont-ils l'intention de faire de nous? demanda Gunn.
- Les Zolar et leurs complices, les policiers et les militaires mexicains qu'ils ont achetés, ont l'intention de faire croire que vous vous êtes noyés en essayant de vous échapper du ferry-boat naufragé. Ds ont décidé de vous jeter dans la rivière souterraine dont parlent les Anciens, qui traverse la caverne du trésor et
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L'OR DES INCAS
va se jeter dans la mer. quand vos corps referont surface, il n'en restera pas assez pour prouver que ce n'était pas un accident.
- «a me paraît faisable, dit Loren en colère, je le leur accorde.
- Mon Dieu ! dit Gunn. Ils ne peuvent tuer de sang-froid une représentante du Congrès des Etats-Unis !
- Croyez-moi, fit Micki, ces hommes n'ont aucun scrupule et encore moins de conscience.
- Comment se fait-il qu'ils ne nous aient pas tués avant? demanda Loren.
- Parce qu'ils craignent que votre ami Pitt puisse raconter votre enlèvement. Maintenant ils s'en fichent. Ils pensent que leur histoire tient assez bien la route pour contrer l'accusation d'un seul homme.
- Et les membres de l'équipage du ferry? demanda Loren. Ils ont été témoins de leur acte de piratage.
- La police locale les empêchera de donner l'alarme, dit Micki en hésitant.
Je suis désolée de vous apprendre qu'ils n'ont plus peur de Pitt. Tupac Amaru jure qu'après votre départ pour l'hacienda, lui et ses hommes l'ont réduit en chair à p‚té en jetant des grenades explosives dans l'eau.
Les yeux violets de Loren s'emplirent de chagrin. Jusqu'à présent, elle avait gardé l'espoir que Pitt s'était échappé d'une façon ou d'une autre.
Maintenant, elle avait l'impression que son cour s'était transformé en un bloc de glace. Elle s'appuya contre le mur et se cacha le visage dans les mains.
Gunn s'obligea à se relever. Lui n'avait pas les yeux tristes mais froids et
déterminés.
- Dirk mort? Un salaud comme Amaru est incapable de tuer un homme comme Dirk Pitt.
Micki fut étonnée du courage fougueux d'un homme aussi terriblement torturé.
- Je ne sais que ce que m'a dit mon mari, dit-elle comme pour s'excuser.
Amaru a bien admis qu'il n'avait pas pu récupérer le corps de Pitt mais il semble certain que celui-ci n'a pas survécu.
- Vous dites que votre mari et vous êtes aussi sur la liste des prochaines victimes de Zolar? demanda Loren.
- Oui, fit Micki en haussant les épaules. Il doit s'assurer de notre silence.
- Si vous me pardonnez ma curiosité, fit Gunn, j'aimerais savoir pourquoi vous paraissez aussi indifférente.
- Mon mari a lui aussi des projets.
- Pour s'enfuir?
- Non, Henry et moi pourrions fuir n'importe quand. Mais nous avons l'intention de prendre notre part du trésor. Gunn la regarda avec incrédulité.
- Votre mari doit être un rude anthropologue ! dit-il avec cynisme.
- Vous comprendriez peut-être mieux si je vous disais que nous nous sommes rencontrés et aimés en travaillant tous les deux sur une mission pour le Conseil des Activités Etrangères.
LE D…MON DE LA MORT
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- Jamais entendu parler, dit Gunn. Loren lança à Micki un regard stupéfait.
- Moi, si. Le CAE, d'après ce qu'on dit, est une organisation obscure et terriblement secrète qui travaille dans l'ombre de la Maison Blanche.
Personne au Congrès n'a jamais pu obtenir la moindre preuve tangible de son existence ou de son financement.
- quelles sont ses fonctions? demanda Gunn.
- De mener à bien des missions sous les ordres directs du Président, en dehors des autres services de contre-espionnage et à leur insu, répondit Micki.
- quelles sortes de missions?
- Des actes plus ou moins propres contre les nations considérées comme hostiles aux Etats-Unis, interrompit Loren en étudiant Micki pour voir si elle réagirait.
Mais Micki resta distante et détachée.
- En tant que simple député, poursuivit Loren, je ne suis pas informée de leurs missions et je ne peux qu'émettre des hypothèses. Mais j'ai le sentiment que leur mission principale est l'assassinat.
Micki prit un air dur et froid.
- Je dois admettre que pendant douze ans, jusqu'à ce que nous donnions notre démission pour nous consacrer à l'archéologie, Henry et moi n'avions pas beaucoup d'égaux.
- «a ne m'étonne pas, fit Loren avec hauteur. En vous faisant passer pour des scientifiques, on n'aurait jamais pu vous soupçonner d'être les mercenaires du Président.
- Pour votre information, madame le député, nos diplômes universitaires ne sont pas des faux. Henry est docteur de l'université de Pennsylvanie et je suis docteur de celle de Stanford. Nous n'avons aucun remords de ce que nous avons accompli sous la férule des trois derniers présidents. En éliminant certains dirigeants d'organisations terroristes étrangères, Henry et moi avons sauvé la vie de plus d'Américains que vous ne pouvez l'imaginer.
- Pour qui travaillez-vous maintenant?
- Pour nous-mêmes. Comme je vous l'ai dit, nous avons pris notre retraite.
Nous pensions, à l'époque, qu'on nous récompenserait généreusement pour tout ce que nous avions fait. Nos états de service appartiennent au passé.
On nous a bien payés, certes, mais on ne nous a pas accordé de pension.
- Les chiens ne font pas des chats, ironisa Gunn. Vous ne pouvez atteindre votre objectif sans tuer Amaru et les Zolar. Micki eut un p‚le sourire.
- Il se peut que nous ayons à le faire avant qu'ils ne nous tuent eux-mêmes. Mais seulement quand l'or de Huascar aura fait surface et que nous en aurons pris notre part.
- De sorte que la route sera semée de cadavres. Micki passa sur son front une main lasse.
- Tout le monde a été surpris du rôle que vous avez joué dans cette histoire
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L'OR DES INCAS
de trésor. Stupidement, les Zolar en ont trop fait quand ils ont découvert que quelqu'un d'autre était sur la piste de l'or. Ils sont devenus fous, tuant ou enlevant tous ceux que leurs esprits malades voyaient comme un obstacle. Vous pouvez vous considérer comme des miraculés qu'ils ne vous aient pas tués sur le ferry-boat comme votre ami Pitt. Le fait qu'ils vous aient gardés en vie prouve bien qu'ils ne sont qu'une bande d'amateurs minables.
- Votre mari et vous, murmura Loren, vous nous auriez...
-... fusillés puis br˚lés avec le bateau pour cacher vos corps? acheva Micki en secouant la tête. Non, ce n'est pas notre genre. Henry et moi n'avons jamais abattu que des nationalistes étrangers coupables d'avoir tué
sans discrimination des femmes et des enfants innocents, à coup de fusils ou de bombes, sans pitié et sans état d'‚me. Nous n'avons jamais fait de mal à un Américain et nous n'avons pas l'intention de commencer aujourd'hui. En dépit du fait que votre présence ait perturbé notre opération, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour vous aider à
vous tirer de cette affaire en un seul morceau.
- Les Zolar sont américains, rappela Loren. Micki haussa les épaules.
- A peine un détail technique. Ils représentent ce qui est peut-être la plus grande entreprise de vol et de contrebande de l'Histoire. Les Zolar sont des requins de classe internationale. Dois-je vous le rappeler? Vous avez été aux premières loges pour connaître leur brutalité. En laissant leurs os blanchir au soleil du désert de Sonoran, Henry et moi ferons économiser des millions de dollars aux contribuables américains, sans compter tout ce qu'aurait co˚té en temps et en argent l'enquête compliquée sur leurs activités criminelles. Et sans compter aussi les frais de jugement et d'emprisonnement en cas de prise et de condamnation.
- Et quand vous aurez une partie du trésor, demanda Gunn, que se passera-t-il?