Giordino jeta un regard étonné à Pitt.
- Encore une manifestation de l'ostracisme qui m'échoit, dit-il. Tout homme qui se porte volontaire pour une mission de sauvetage devient une victime.
- qu'est-ce que le ministère des Affaires étrangères a à voir avec notre balade au temple? demanda Pitt.
- Depuis le traité sur la Liberté du commerce en Amérique du Sud, les industries minières et pétrolières ont été dénationalisées. Plusieurs sociétés américaines sont en pourparlers pour aider le Pérou à mieux exploiter ses ressources naturelles. Ce pays a un besoin crucial d'investissements étrangers et l'argent est sur le point de tomber. Le problème, c'est que les syndicats et les partis d'opposition sont contre l'ingérence étrangère dans leur économie. En sauvant la vie des gosses de gens importants de ce pays, Al et toi avez influencé pas mal de votes.
- D'accord, alors on fait un petit discours au club local des notables et on accepte une médaille de sauvetage.
- «a, c'est d'accord, dit Gunn, mais le ministère des Affaires étrangères et le comité du Sénat pour les Affaires d'Amérique latine pensent que vous devriez rester un moment et changer l'image du vilain Yankee pour celle du gentil monsieur qui aide à faire cesser le pillage de l'héritage culturel du Pérou.
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L'OR DES INCAS
- En d'autres termes, notre gouvernement veut récolter les fruits de notre image bienveillante parce que ça lui est utile, dit Pitt d'un ton glacial.
- quelque chose comme ça.
- Et Sandecker a donné sa bénédiction?
- «a va sans dire, assura Gunn. L'amiral ne rate jamais une occasion d'impressionner le Congrès si ça peut signifier des sous en plus pour les projets futurs de la NUMA.
- qui marche là-dedans avec nous?
- Le Dr Alberto Ortiz, de l'Institut national de la Culture à Chiclayo.
C'est lui qui supervisera l'équipe d'archéologues. Il sera assisté par le Dr Kelsey.
- Sans une protection s˚re, on va avoir des problèmes.
- Les Péruviens nous ont promis d'envoyer une troupe entraînée pour contrôler la vallée.
- Mais peut-on se fier à eux? Je n'ai pas l'intention de laisser une troupe de mercenaires dévoyés bisser le premier acte.
- Moi non plus, ajouta Giordino. Gunn fit un geste d'impuissance.
- Je vous répète ce qu'on m'a dit.
- Il nous faudra un meilleur équipement que ce qu'on avait la dernière fois.
- Faites-moi une liste et je m'occupe de la logistique. Pitt se tourna vers Giordino.
- Tu n'as pas l'impression qu'on vient de se faire avoir?
- Si je compte bien, dit le petit Italien, ça ne fait jamais que la quatre cent trente-septième fois.
Pitt n'avait aucune envie de replonger dans le puits. D s'en dégageait une impression obsédante, comme si le mal était tapi dans ses profondeurs. La cavité béante hantait sa mémoire comme l'aurait fait la bouche d'un démon.
L'image était si peu rationnelle qu'il tenta de la chasser de son esprit mais la vision ne s'effaçait pas. Elle collait à lui comme le souvenir vague d'un cauchemar répugnant.
15
Deux jours plus tard, vers huit heures du matin, les préparatifs étaient achevés. Ils allaient pouvoir plonger pour sortir le corps de Doc Miller du puits sacré. Lorsque Pitt regarda la surface mousseuse du puits, toute son appréhension disparut. La cavité maudite lui semblait aussi menaçante que lorsqu'il l'avait vue la première fois mais il avait survécu à son courant mortel, escaladé ses murs escarpés. Maintenant qu'il connaissait ses secrets, ils ne lui semblaient plus menaçants. Le premier sauvetage en urgence, sans préparation véritable, fut bientôt oublié. Maintenant, tout se faisait dans les règles de l'art.
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Fidèle à sa parole, Gunn avait loué deux hélicoptères et apporté tout ce qui était nécessaire à la mission, fl avait fallu un jour entier pour amener le Dr Kelsey et Miles Rodgers, l'équipe de plongée et son équipement sur le site ainsi que pour rétablir le campement détruit. Gunn n'était pas du genre à diriger des opérations boiteuses, n n'avait pas de limite et il prit le temps de préparer chaque étape avec précision. Rien ne fut laissé
au hasard.
Un contingent de cinquante hommes d'élite de la S˚reté péruvienne était déjà sur place quand le premier hélicoptère de Gunn se posa. Les Sud-Américains parurent de taille très moyenne aux Yankees, plus grands. Leur expression était aimable mais c'était une troupe d'élite, endurcie par des années de lutte contre les guérilleros du Sentier lumineux dans les forêts épaisses du haut pays et dans les déserts inhospitaliers de la côte. Ils mirent rapidement en place la défense du camp et envoyèrent des patrouilles dans la jungle environnante.
- J'aimerais bien vous accompagner, dit Shannon dans le dos de Pitt. Il se retourna et sourit.
- Je ne vois pas pourquoi. Sortir de l'eau un corps qui se décompose depuis un moment dans ce potage tropical, ce n'est pas ce que j'appellerais une expérience amusante.
- Désolée, je ne voulais pas avoir l'air aussi indifférente. (Une expression de tristesse se peignit sur son visage.) J'avais une immense admiration pour Doc. Mais l'archéologue en moi rêve d'explorer le fond du puits sacré.
- N'espérez pas y trouver le moindre trésor antique, la consola Pitt. Vous seriez déçue. Tout ce que j'y ai vu, c'était un mètre carré de limon et un vieil Espagnol posé dessus.
- Permettez au moins à Miles de plonger avec vous et de faire quelques photos.
- Pourquoi êtes-vous si pressée?
- quand vous remonterez le corps, il se peut qu'Ai et vous dérangiez le fond et changiez la position de certaines pièces. Pitt la regarda d'un air incrédule.
- Vous trouvez ça plus important que de montrer un peu de respect pour Doc Miller?
- Doc est mort, dit-elle sans détours. L'archéologie est une science rigoureuse qui traite des objets morts. Doc enseignait cela mieux que quiconque. Le plus petit dérangement pourrait altérer des trouvailles importantes.
Pitt découvrait une facette nouvelle de Shannon, toute professionnelle.
- quand Al et moi aurons remonté le corps de Miller, vous et Miles pourrez plonger et remonter tout ce que vous voudrez. Mais attention de ne pas vous faire à nouveau avaler par la caverne.
- Une fois suffit, dit-elle avec un sourire contraint. Puis son expression se fit plus inquiète.
- Soyez prudent et ne prenez pas de risques.
Elle déposa un baiser léger sur la joue de Pitt, tourna les talons et se dirigea vers sa tente.
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L'OR DES INCAS
ÔÔs pénétrèrent dans l'eau très doucement, gr‚ce à une petite grue et à un treuil électrique manouvré sous le regard attentif de Rudi Gunn. quand Pitt fut à environ un mètre au-dessus de l'eau, il rel‚cha l'attache de s˚reté
qui le maintenait au bout d'un c‚ble allant jusqu'au treuil. La couche supérieure de l'eau, chargée de vase, était aussi chaude qu'il s'y attendait mais il ne se rappelait pas que l'odeur en était aussi acre. Il se laissa flotter sur le dos, paresseusement, attendant que le c‚ble remonte avant de faire descendre Giordino.
Le casque rigide de Pitt fut relié à un c‚ble de communication et à un filin de sécurité tandis que Giordino plongeait sans attache, se fiant aux instructions que Pitt lui donnerait par signes. Dès que son ami eut plongé
à son tour dans la vase près de lui, Pitt lui fit signe de descendre. Ils firent un demi-tour sur eux-mêmes et plongèrent dans les profondeurs du puits. Ils restèrent proches pour ne pas risquer d'être séparés et surtout de se perdre de vue dans la boue avant d'atteindre l'eau claire, quatre mètres en dessous de la surface du puits.
Le brun gris du limon du fond avec ses petits rochers se matérialisa bientôt et parut venir à leur rencontre. Ils s'arrêtèrent à deux mètres du fond et Pitt fit signe de ne plus faire un mouvement. Attentif à ne pas créer un nuage de limon, il détacha une barre d'acier reliée à un rouleau de corde en nylon et la plongea dans une
poche de limon.
- «a va? demanda Gunn dont la voix résonna dans les écouteurs du masque de Pitt.
- Nous avons atteint le fond. On commence une fouille circulaire pour trouver le corps, répondit Pitt en commençant à dérouler la corde.
Il releva les données de sa boussole et se mit à balayer le terrain autour du piquet d'acier qui dépassait du limon, élargissant le cercle tout en déroulant la corde, comme s'il suivait le cheminement d'une goupille, fl nageait lentement au-dessus de la vase, scrutant le terrain tandis que Giordino suivait en retrait des palmes de Pitt. Dans le vide transparent et liquide, ils découvrirent bientôt les restes saponifiés de Doc Miller.
Pendant les quelques jours écoulés depuis que Pitt avait vu le corps, l'état de celui-ci avait empiré. Il manquait des morceaux de chair aux endroits les plus exposés. Pitt se demanda comment la chose était possible mais découvrit bientôt un étrange poisson brillant, aux écailles lumineuses, qui tentait de dévorer l'un des yeux de Doc. n chassa le carnivore qui avait la taille d'une petite truite et s'étonna de sa présence dans ce puits profond au milieu de la jungle.
Il fit signe à Giordino qui déplia un sac en toile caoutchoutée qu'il avait apporté, attaché contre sa poitrine, par-dessus sa ceinture plombée. Un corps en décomposition ne sent rien quand il est dans l'eau. «a, c'est la théorie. Peut-être tout se passait-il dans leur tête mais l'odeur de la mort pénétra leurs respirateurs comme si leurs bouteilles en étaient contaminées. C'était impossible, bien s˚r, mais allez donc raconter ça aux équipes de sauveteurs qui ont vu des cadavres immergés depuis longtemps.
Us ne perdirent pas de temps à examiner le corps et agirent aussi vite que le
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leur permirent leurs mains, enfilant le sac autour du corps tout en évitant de faire voler le limon.
Mais le limon ne voulut rien savoir. D se condensa en un nuage dense, coupant toute visibilité. Ils travaillèrent à l'aveuglette, remontèrent soigneusement la fermeture éclair du sac, s'assurant que la chair ne dépassait pas. quand cette t‚che navrante fut achevée, Pitt fit son rapport à Gunn.
- Le corps est dans le sac et nous remontons.
- Bien reçu, répondit Gunn. Nous allons descendre une élingue avec une civière.
Pitt saisit le bras de Giordino dans le nuage de limon, lui faisant signe qu'ils allaient remonter. Ds commencèrent à élever les restes de Doc Miller vers la lumière du soleil. Ayant atteint la surface, ils posèrent doucement le corps sur la civière et l'y attachèrent avec des sangles. Puis Pitt prévint Gunn.
- Prêt à lever.
D regarda la civière s'élever vers le bord du puits, n pensa tristement qu'il aurait bien aimé connaître le vrai Steve Miller plutôt que l'imposteur. Le célèbre anthropologue était mort sans savoir pourquoi.
L'assassin qui lui avait tranché la gorge ne lui avait pas donné
d'explication, n était mort sans savoir que sa mort était l'ouvre inutile d'un sociopathe. D n'avait été qu'un pion gênant dont on s'était débarrassé
au cours d'un jeu dont les mises astronomiques concernaient des objets d'art volés.
Es n'avaient plus rien à faire. Leur participation à la remontée du corps était terminée. Pitt et Giordino se laissèrent flotter en attendant que le c‚ble redescende. Giordino regarda Pitt et enleva le bout de son respirateur.
- Nous avons encore beaucoup d'air, écrivit-il sur la tablette de communication. Pourquoi ne pas aller farfouiller en attendant le prochain ascen-seurl
La suggestion intéressa Pitt. Incapable d'enlever son casque et de parler, il répondit sur sa propre tablette.
- Reste près de moi et tiens-toi bien si on est frappé par le courant interne.
Puis il montra le bas du puits. Giordino fit un signe de tête et nagea fidèlement à côté de son ami. Ils reprirent la descente vers le fond du puits.
Ce qui étonnait Pitt, c'était de n'avoir pas trouvé d'objet dans le limon.
Des os, oui, il y en avait en abondance. Mais après avoir fouillé le sol du puits une demi-heure, ils ne trouvèrent aucune trace d'antiquité. Rien que l'armure sur le squelette intact qu'il avait vu la première fois, ainsi que l'équipement de plongée qu'il avait abandonné avant d'escalader les parois.
Ÿ ne lui fallut que deux minutes pour localiser l'endroit. La main osseuse était toujours levée, un doigt pointé dans la direction o˘ il avait trouvé
Miller.
Pitt nagea lentement autour de l'Espagnol en armure, examinant chaque détail, levant de temps en temps les yeux pour surveiller le moindre mouvement de vase qui signalerait l'approche du mystérieux courant, n avait l'impression que les yeux vides du squelette suivaient chacun de ses mouvements. Les dents semblaient bloquées en un sourire moqueur, persiflant et attirant tout à la fois. Le so-130
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leil, là-haut, filtrait à travers la vase et colorait les os d'une macabre teinte verte.
Giordino flottait à côté, observant Pitt avec une curiosité détachée. D ne comprenait pas ce qui captivait son ami. Lui n'avait aucune fascination pour les vieux os. Les restes d'un Espagnol de cinq cents ans n'excitaient pas son imagination, sauf l'idée du scandale qu'allait lui faire Shannon Kelsey quand elle découvrirait qu'on avait dérangé son précieux site archéologique avant qu'elle ait eu le temps de faire ses propres constatations.
Pitt était loin de cette pensée. D avait maintenant l'impression que le squelette n'était pas à sa place, n passa le bout du doigt sur le plastron.
Une fine pellicule de rouille s'en détacha, révélant un métal lisse, sans souillure, sans corrosion. Les brides de cuir tenant l'armure contre la poitrine étaient en très bon état. Tout comme les attaches des brides. On aurait dit les boucles de métal de vieilles chaussures qui seraient restées dans une malle, dans un grenier, pendant une ou deux générations.
H nagea à quelques mètres du squelette et sortit un os du limon, un tibia, lui sembla-t-il d'après la forme, n revint près de l'Espagnol et approcha le tibia du bras étendu. L'os sorti du limon était beaucoup plus usé, beaucoup plus taché par les minéraux en suspension dans l'eau. La structure osseuse du squelette semblait lisse en comparaison. Ensuite, il étudia les dents, en très bon état semblait-il. Pitt trouva des couronnes sur deux molaires, non pas en or mais en argent. D n'était certes pas un expert en dentisterie du seizième siècle mais il savait qu'en Europe, on n'avait commencé à remplir les cavités et à mettre des couronnes dentaires qu'à la fin du dix-huitième siècle.
- Rudi?
- J'écoute, répondit Gunn.
- S'il te plaît, envoie-moi une corde. Je voudrais remonter quelque chose.
- Une corde avec un poids au bout descend tout de suite.
- Essaie de l'envoyer là o˘ tu vois nos bulles.
- D'accord.
Il y eut un silence puis la voix de Gunn résonna à nouveau aux oreilles de Pitt, cette fois avec un ton plus coupant.
- Votre chère archéologue est en train de faire du scandale. Elle dit que vous ne devez toucher à rien en bas.
- Fais comme si elle était à Moline, en Illinois, et envoie la corde. Gunn répliqua nerveusement.
- Elle fait un foin de tous les diables !
- Ou tu descends la corde ou tu jettes la dame dans le puits, aboya Pitt, têtu.
- Ne bouge pas.
quelques minutes plus tard, un petit crochet d'acier attaché à une corde de nylon se matérialisa dans le vide verd‚tre et se posa sur le limon, deux mètres plus loin. Sans effort, Giordino alla la ramasser et revint. Puis, avec la délicatesse d'un pickpocket enlevant un portefeuille, Pitt entoura le bout libre de la corde autour d'une des brides tenant le plastron au squelette et le sangla avec le crochet.
Regardant Giordino, il leva le pouce. Giordino acquiesça et fut à peine surpris quand Pitt l‚cha la corde qui se détendit et laissa le squelette à
sa place.
Us sortirent à tour de rôle du puits sacré. Tandis que la grue le remontait par son filin de sécurité, Pitt regarda vers le bas et se jura qu'il ne pénétrerait plus jamais dans ce bourbier immonde. Sur le bord, Gunn l'aida à sauter sur la terre ferme et à enlever son casque rigide.
- Gr‚ce à Dieu, tu es revenu ! Cette hystérique menaçait de me tirer dans les c...
Giordino éclata de rire.
- C'est Pitt qui lui a appris à le faire. Remercie le ciel de ne pas t'appeler Amaru.
- qu'est... qu'est-ce qu'il raconte?
- C'est une autre histoire, dit Pitt en respirant avec bonheur l'air humide de la montagne.
U se débarrassait de sa combinaison de plongée quand Shannon déboula, furieuse comme une ourse dont on a volé les petits.
- Je vous avais interdit de toucher à quelque objet que ce soit, dit-elle avec colère.
Pitt la regarda longuement, ses yeux verts étrangement doux et compréhen-sifs.
- Il ne reste rien à toucher, dit-il enfin. quelqu'un est passé avant nous.
Tous les objets qui étaient encore dans votre puits sacré il y a un mois sont partis. Il ne reste que des ossements d'animaux et des victimes des sacrifices humains.
Son regard se fit incrédule et ses yeux noisette parurent grandir.
- Vous en êtes s˚r?
- Voulez-vous une preuve?
- Nous avons notre propre équipement. Je vais plonger et voir ça moi-même.
- «a ne sera pas nécessaire, conseilla-t-il. Elle lui tourna le dos et appela Miles Rodgers.
- Habille-toi !
- Si vous commencez à remuer le limon, vous mourrez très certainement, dit Pitt avec toute l'émotion d'un professeur donnant un cours de physique.
Shannon n'écoutait peut-être pas Pitt, mais Rodgers, si.
- Je crois que nous ferions bien d'écouter ce que raconte Dirk.
- Je ne voudrais pas avoir l'air désagréable, mais il n'a pas les références nécessaires pour avoir un avis valable.
- Et s'il avait raison ? demanda innocemment Rodgers.
- Il y a longtemps que j'attends de visiter le fond de ce puits. Toi et moi avons été à deux doigts d'y perdre la vie en essayant de percer son secret.
Je refuse de croire qu'il n'y a là-dedans aucune antiquité digne de ce nom.
Pitt prit la corde plongeant dans l'eau et la tint sans la serrer.
- Voilà la preuve. Tirez sur cette corde et je vous garantis que vous changerez d'avis.
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- Vous avez attaché l'autre bout? lança-t-elle. A quoi?
- A un tas d'os déguisé en conquistador espagnol.
- Vous êtes incroyable ! dit-elle, exaspérée.
Il y avait longtemps qu'une femme ne l'avait regardé ainsi.
- Vous croyez que je suis fou? Vous croyez que je m'amuse? Je vous promets que ça ne m'amuse pas du tout de passer mon temps à vous sortir des embrouilles o˘ vous vous mettez ! D'accord, si vous voulez mourir et être enterrée en mille morceaux, allez-y, et bon voyage !
Shannon sembla perdre un peu de son assurance.
- «a n'a aucun sens !
- Alors il vous faudra sans doute une petite démonstration.
Pitt tira doucement sur la corde jusqu'à ce qu'elle se tende. Puis il tira d'un
coup sec.
Pendant un instant, il ne se passa rien. Puis on entendit un grondement venant du fond du puits. Le volume du son s'amplifia, se réverbérant sur les parois de calcaire. La violence de l'explosion leur fit l'effet d'une décharge électrique. L'eau du fond éclata comme sous l'effet d'une énorme charge et une colonne bouillonnante d'écume blanche et de vase verte s'éleva du puits, éclaboussant tout le monde et tout ce qui se tenait à
vingt mètres du bord. Le tonnerre de la déflagration se répandit dans la jungle et le jet retomba dans le puits, laissant une brume épaisse qui s'éleva et cacha un moment le soleil.
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Shannon resta plantée là, complètement trempée. Elle contempla son cher puits sacré comme si elle n'arrivait pas à décider si elle allait vomir ou non. Autour du puits, tous restèrent immobiles, statufiés, glacés d'effroi.
Seul Pitt donnait l'impression d'avoir assisté à un fait banal.
Enfin Shannon commença à comprendre.
- Comment diable saviez-vous... ?
- qu'il y aurait un piège? acheva Pitt. Ce n'était pas difficile à deviner.
Celui qui a enterré une bonne cinquantaine de kilos d'explosifs sous un squelette a fait deux erreurs importantes. D'abord, pourquoi avoir enlevé
tous les objets anciens sauf le plus évident? Et, deux, les os n'avaient pas plus de cinquante ans et l'armure n'était pas assez rouillée pour avoir séjourné quatre siècles dans l'eau.
- Mais qui a pu faire une chose pareille? demanda Rodgers d'une voix tremblante.
- Celui qui a tué Doc Miller, répondit Pitt.
- L'imposteur?
- Plus probablement Amaru. Celui qui s'est fait passer pour Miller n'a probablement pas voulu risquer une enquête de la police péruvienne, du moins
pas avant d'avoir nettoyé la cité des morts. Le Solpemachaco a volé tout ce que contenait le puits bien avant votre arrivée. C'est pourquoi l'imposteur a lancé un appel à l'aide quand Shannon et vous avez disparu dans le puits.
«a faisait partie du complot. Votre mort devait avoir l'air d'un accident.
Bien qu'il soit raisonnablement certain que vous seriez aspirés dans la caverne adjacente bien avant d'avoir eu le temps de visiter le fond et de constater que tout avait été volé, il a doublé ses chances en installant le faux conquistador qui devait vous réduire en miettes au cas o˘ le courant ne vous emporterait pas dans la caverne. Le regard de Shannon exprima la tristesse et la déception.
- Alors, toutes les pièces anciennes du puits ont disparu !
- «a vous remontera peut-être le moral de savoir qu'on les a volées et non détruites? dit Pitt.
- On les retrouvera, la consola Giordino. Elles ne peuvent rester cachées à
jamais dans les caves d'un riche collectionneur.
- Vous ne comprenez pas la discipline de l'archéologie, dit Shannon d'un ton épuisé. Aucun spécialiste ne peut étudier les pièces, les classer ou retrouver leur origine sans les avoir étudiées dans leur milieu naturel.
Maintenant, on ne peut plus rien apprendre du peuple qui vivait ici autrefois et qui a construit la cité. C'est une mine de renseignements énorme qui est irrémédiablement perdue.
- Je suis désolé que tous vos espoirs et vos efforts aient échoué, dit sincèrement Pitt.
- Echoué, oui, dit-elle, mais c'est pire qu'un échec, c'est une tragédie.
Rudi Gunn revint de l'hélicoptère qui devait transporter le corps de Miller à la morgue de Lima.
- Désolé de vous interrompre, dit-il. Notre t‚che ici est finie. Je propose de tout rembarquer et d'aller à notre rendez-vous avec le Dr Ortiz à la cité des morts. Pitt acquiesça et se tourna vers Shannon.
- Bon, allons voir quel nouveau désastre nos pilleurs de tombes nous ont laissé.
Le Dr Alberto Ortiz était un homme maigre et osseux d'environ soixante ans.
Il se tenait sur le bord de l'aire d'atterrissage de l'hélicoptère, vêtu d'une chemise et d'un pantalon blancs. Une longue moustache blanche flottait sur son visage, lui donnant l'air de poser pour un avis de recherche d'un vieux bandit mexicain. Pour preuve de son inconsistance, il portait un chapeau bordé de blanc orné d'un ruban de couleur, une paire de sandales luxueuses et un verre de boisson glacée à la main. Un directeur de casting d'Hollywood cherchant quelqu'un pour tenir le rôle d'un ramasseur d'épaves dans les mers du Sud, pour un film à grand spectacle, l'aurait trouvé parfait. Il ne ressemblait en rien à ce que les hommes de la NUMA imaginaient être l'expert le plus renommé de la culture ancienne du Pérou.
Il vint les accueillir avec le sourire, son verre dans la main gauche, la droite tendue vers les visiteurs.
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- Vous êtes en avance, dit-il aimablement en un anglais parfait. Je ne vous attendais que dans deux ou trois jours.
- Le projet du Dr Kelsey a été subitement interrompu, dit Pitt en serrant la main vigoureuse et calleuse qu'on lui tendait.
- Est-elle avec vous? demanda Ortiz en regardant par-dessus les larges épaules de Pitt.
- Elle arrivera demain matin de bonne heure. Je crois qu'elle souhaite photographier cet après-midi les sculptures de l'autel de pierre, près du puits sacré.
Pitt se tourna pour faire les présentations.
- Je suis Dirk Pitt et voici Rudi Gunn et Al Giordino. Nous travaillons pour l'Agence Nationale Marine et Sous-marine.
- Je suis ravi de faire votre connaissance, messieurs. Et ravi aussi de l'occasion qui m'est offerte de vous remercier personnellement d'avoir sauvé la vie de nos jeunes gens.
- C'est une joie pour nous de revenir mener la vie de ch‚teau, fit Giordino en regardant le temple très abîmé par la bataille. Ortiz eut un rire qui manquait d'enthousiasme.
- Je ne pense pas que vous ayez beaucoup apprécié votre précédente visite.
- Le public ne nous a pas couverts de fleurs, c'est vrai.
- O˘ voulez-vous que nous installions nos tentes, docteur? demanda Gunn.
- Il n'est pas question de tentes ! protesta Ortiz dont les dents brillèrent sous sa moustache. Mes hommes ont nettoyé une tombe qui fut celle d'un riche marchand. Beaucoup de place et un excellent abri en cas de pluie. Ce n'est pas un quatre étoiles, bien s˚r, mais vous devriez y être à
votre aise.
- J'espère que le précédent locataire n'y réside plus, dit Pitt, sans sourire.
- Non, non, pas du tout, répondit Ortiz se méprenant sur le sérieux de Pitt. Les pilleurs ont enlevé les ossements et tout ce qui restait dans leur recherche frénétique d'antiquités.
- Nous pourrions nous installer dans le b‚timent dont les pillards avaient fait leur quartier général, suggéra Giordino, souhaitant s'installer dans un endroit plus luxueux.
- Désolé, mon équipe l'a déjà réquisitionné pour y installer notre base d'opérations.
Giordino regarda Gunn avec amertume.
- Je t'avais dit qu'il fallait faire des réservations.
- Venez, messieurs, dit Ortiz. Je vais vous faire visiter le Pueblo de los Muertos avant d'aller à vos quartiers.
- Les habitants ont d˚ copier les éléphants et leurs cimetières, dit Giordino. Ortiz sourit.
- Non, non, les Chachapoyas ne venaient pas ici pour mourir. Ce lieu était un lieu sacré de funérailles qu'ils croyaient être une étape sur le chemin de la vie éternelle.
- Personne ne vivait ici? demanda Gunn.
- Seulement les prêtres et les ouvriers nécessaires à la construction des tombes. C'était un endroit interdit à tous les autres.
- Un commerce apparemment florissant, remarqua Pitt en regardant le dédale de cryptes qui occupaient toute la vallée et les tombes en nids d'abeilles dans les hautes falaises.
- La culture chachapoya était très hiérarchisée mais n'avait pas d'élite royale comme les Incas, expliqua Ortiz. De vieux sages et des militaires dirigeaient les villes de la confédération. Avec l'aide de riches marchands, ils purent élever des mausolées pour s'y reposer entre deux existences. Les pauvres étaient mis dans des adobes, des statues funéraires de forme humaine.
Gunn regarda l'archéologue avec étonnement.
- On mettait les morts dans des statues?
- Oui. Le corps du défunt était accroupi, les genoux sous le menton. Puis on installait un cône de baguettes autour de lui, comme une cage de support. Ensuite, on mettait l'adobe encore humide autour du support, ce qui faisait une sorte de coffrage. Finalement, on sculptait une tête et un visage plus ou moins ressemblant au défunt. quand le réceptacle funéraire était sec, la famille l'insérait dans une niche préalablement creusée dans le mur de la falaise.
- Le croque-mort du coin devait être très populaire, observa Giordino.
- Tant que je n'aurai pas étudié la cité plus en détail, dit Ortiz, je dirais que le lieu était en perpétuelle construction. Il a servi de cimetière de l'an 1200 à 1500 environ puis a été abandonné. Probablement aux environs de la conquête espagnole.
- Est-ce que les Incas ont enterré leurs morts ici après avoir soumis les Chachapoyas? demanda Gunn.
- Assez peu. Je n'ai trouvé que quelques tombes de la fin de l'empire inca, d'après leurs formes et leur architecture.
Ortiz leur fit longer une ancienne avenue bordée de pierres usées par l'érosion. œœ pénétra dans un monument funéraire en forme de bouteille, en pierres plates et décoré de motifs en forme de diamants et de zigzags. Le travail était précis, raffiné dans le détail, l'architecture magnifique. Le monument était surmonté d'un dôme étroit et circulaire de dix mètres de haut. L'entrée avait elle aussi la forme d'une bouteille et était si étroite qu'un seul homme pouvait s'y glisser à la fois. Des marches allaient de la rue au seuil extérieur et redescendaient jusqu'au plancher intérieur. La chambre funéraire dégageait une odeur lourde, humide, moisie qui frappait dès l'entrée. Pitt crut déceler la grandeur hautaine et la présence fantomatique des prêtres qui avaient tenu là la dernière cérémonie funèbre et refermé le tombeau pour ce qu'ils pensaient être l'éternité. Us n'auraient sans doute jamais imaginé que la tombe servirait d'abri à des hommes nés cinq cents ans plus tard.
Le sol de pierre et les niches funéraires étaient vides et soigneusement nettoyés. Des visages curieux, souriants, sculptés dans la pierre, de la taille d'une assiette, décoraient le plafond à encorbellements et se détachaient des murs verticaux. On avait attaché des hamacs aux têtes les plus basses, aux yeux grands ou-136
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verts et aux dents énormes. Les ouvriers d'Ortiz avaient également étendu des nattes de paille sur le sol. Ils avaient même pensé à accrocher un petit miroir sur un clou enfoncé dans une fente de la maçonnerie.
- J'estime que cette tombe date d'environ 1380, dit Ortiz. C'est un bel exemple d'architecture chachapoya. n y a tout le confort moderne sauf une baignoire. Vous trouverez cependant un torrent de montagne à cinquante mètres au sud. Pour vos autres besoins personnels, je suis s˚r que vous vous débrouillerez.
- Merci, docteur Ortiz, dit Gunn. Vous êtes extrêmement prévenant.
- Je vous en prie, appelez-moi Alberto, répondit-il en levant un épais sourcil blanc. Le dîner sera servi à huit heures chez moi. Je suppose que vous saurez trouver votre chemin dans la cité, ajouta-t-il en s'adressant à
Giordino.
- J'ai en effet déjà visité les lieux, répondit celui-ci.
Un bain revigorant dans l'eau glacée du torrent pour se débarrasser de la transpiration de la journée, une séance de rasage, des vêtements plus chauds pour se garder du froid de la nuit andine et les hommes de la NUMA traversèrent la cité des morts pour rejoindre le poste de commandement des autorités culturelles péruviennes. Ortiz les accueillit à l'entrée et leur présenta quatre de ses assistants de l'Institut national culturel de Chiclayo, dont aucun ne parlait anglais.
- Un verre avant le dîner, messieurs? J'ai du gin, de la vodka, du scotch et du pisco, un alcool blanc indigène.
- Vous n'êtes pas venu sans biscuits ! remarqua Gunn. Ortiz se mit à rire.
- Ce n'est pas parce que nous travaillons dans des zones difficiles que nous devons renoncer au confort.
- Je vais essayer votre alcool local, dit Pitt.
Giordino et Gunn, moins téméraires, se contentèrent d'un whisky. Après avoir fait les honneurs, Ortiz leur fit signe de s'asseoir sur des chaises de jardin démodées.
- Les objets d'art ont-ils beaucoup souffert pendant la bataille à la roquette? demanda Pitt pour lancer la conversation.
- Les quelques rares objets que les pillards ont laissés derrière eux ont été écrasés par les pierres abattues. La plupart ne pourront malheureusement pas être réparés.
- Vous n'avez rien trouvé qui puisse être sauvé?
- Ils ont nettoyé à fond, dit Ortiz. C'est incroyable ! Us ont travaillé à
toute vitesse pour fouiller les ruines du temple, enlever toutes les antiquités en bon état et s'échapper avec au moins quatre tonnes de matériel avant que nous arrivions pour les prendre sur le fait. Tout ce que les chasseurs de trésors espagnols et leurs sacro-saints pères missionnaires n'ont pas pu voler dans les villes incas et envoyer à
Séville, ces damnés huaqueros l'ont trouvé et vendu. Ils volent les antiquités plus vite qu'une armée de fourmis ne dépouille une forêt !
- Huaquerosl demanda Gunn.
- C'est le terme local pour les pilleurs de tombes, expliqua Giordino.
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Pitt le regarda avec étonnement.
- O˘ as-tu appris ça?
- A fréquenter les archéologues, fit Giordino en haussant les épaules, il est normal qu'on pique quelques expressions.
- Il est difficile de tout mettre sur le dos des huaqueros, dit Ortiz. Les fermiers pauvres du haut pays subissent le terrorisme, l'inflation, la corruption qui leur arrachent le peu qu'ils peuvent prendre à la terre. Le commerce des objets pillés sur les sites archéologiques permet à ces gens d'apporter un peu de confort à leur terrible pauvreté.
- Alors un peu de bien peut sortir du mal, observa Gunn.
- Malheureusement, ils ne laissent aux scientifiques comme moi rien à
étudier que quelques fragments d'os et de poteries. Des b‚timents entiers, des temples et des palais, sont mis en pièces parce qu'on veut récupérer quelques ornements architecturaux, alors que les sculptures se vendent à
des prix ridiculement bas. Rien n'est épargné. Us prennent même les pierres des murs dont ils se servent comme matériaux de construction bon marché. La plus grande partie des merveilles architecturales a été détruite et perdue à jamais.
- Je suppose qu'il s'agit d'opérations familiales, dit Pitt.
- Oui, la fouille des tombes souterraines se poursuit de génération en génération depuis des centaines d'années. Les pères, les frères, les oncles et les cousins travaillent ensemble. C'est devenu une coutume, une tradition. Des communautés entières s'assemblent pour chasser des trésors.
- Et les tombes sont les cibles privilégiées, dit Gunn.
- C'est là que sont cachés les trésors les plus précieux. Les riches des plus anciens empires étaient enterrés avec leurs seigneurs et toutes leurs richesses.
- Ceux-là croyaient à " vous l'emporterez avec vous ", dit Giordino.
- Depuis l'homme de Néanderthal jusqu'aux Egyptiens et aux Incas, poursuivit Ortiz, tous croyaient en une vie dans l'au-delà. Pas à la réincarnation, notez bien. A une vie semblable à celle qu'ils avaient menée sur terre. Aussi était-il normal d'emporter dans sa tombe ses biens les plus précieux. Beaucoup de rois et d'empereurs ont également emmené leurs épouses préférées, leurs officiers, leurs soldats, leurs serviteurs et même leurs animaux favoris en plus de leurs trésors. Le pillage de tombes est aussi vieux que la prostitution.
- Dommage que les dirigeants américains n'en fassent pas autant, l‚cha Giordino. Tu imagines? quand un président meurt, il peut ordonner qu'on enterre avec lui tout le Congrès et la moitié des bureaucrates !
- Un rituel auquel la plupart des Américains souscriraient, fit Pitt en riant.
- Beaucoup de mes concitoyens pensent de même de notre gouvernement, admit Ortiz.
- Comment font-ils pour trouver les tombes? demanda Gunn.
- Les huaqueros les plus pauvres cherchent avec des pics et des pelles et de longues piques de métal. Les voleurs riches et les organisations de contrebandiers, de leur côté, utilisent de très onéreux détecteurs de métaux et des instruments radar à basse fréquence.
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L'OR DES INCAS
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- Avez-vous déjà eu affaire au Solpemachacol demanda Pitt.
- Sur quatre sites historiques, fit Ortiz en crachant par terre. Je suis toujours arrivé trop tard. Ils sont comme une puanteur dont on ne connaît pas la source. L'organisation existe, ça, c'est certain. J'ai vu les tragiques résultats de leurs pillages. Mais je n'ai jamais réussi à trouver une preuve solide pour remonter jusqu'à ces salauds qui payent les huaqueros puis font passer en douce notre héritage culturel sur le marché
noir international.
- Votre police et vos forces de sécurité ne peuvent-elles pas mettre un terme aux flux des trésors volés? demanda Gunn.
- Arrêter les huaqueros, c'est comme essayer de saisir du mercure à la main, répondit Ortiz. Les bénéfices sont trop énormes et il y en a trop. Et comme vous l'avez constaté vous-mêmes, n'importe quelles personnalités militaires et gouvernementales peuvent se laisser acheter.
- Vous avez un'sacré boulot, Alberto, dit Pitt avec sympathie. Je ne vous envie pas.
- Et un boulot sans remerciements, soupira Ortiz. Pour les pauvres des collines, je suis l'ennemi. Et les riches m'évitent comme la peste parce qu'ils collectionnent eux-mêmes des milliers d'antiquités.
- On dirait que vous ne gagnez sur aucun plan.
- C'est exact. Mes collègues d'autres écoles culturelles ou des musées de ce pays font une véritable course au trésor mais les huaqueros nous gagnent toujours de vitesse.
- Ne recevez-vous aucune aide de votre gouvernement? demanda Gior-dino.
- Demander des fonds au gouvernement ou à des sources privées pour des projets d'archéologie est une bataille perdue d'avance. C'est triste à
dire, mais il semble que personne ne veuille investir dans l'Histoire.
La conversation glissa sur d'autres sujets après qu'un des assistants d'Ortiz eut annoncé que le dîner était servi. On leur servit un rago˚t de bouf épicé accompagné de maÔs et de haricots secs. La seule touche un peu plus luxueuse du dîner fut un excellent vin rouge péruvien et une salade de fruits. Pour le dessert, ils eurent des mangues au sirop.
Tandis qu'ils se regroupaient autour d'un chaud feu de camp, Pitt demanda à
Ortiz :
- Pensez-vous que Tupac Amaru et ses hommes aient totalement dépouillé la cité des morts ou y a-t-il des tombes et des b‚timents qui n'auraient pas encore été découverts?
Ortiz eut un sourire lumineux.
- Les huaqueros et leurs patrons du Solpemachaco ne sont restés ici que le temps nécessaire pour voler le plus facile à trouver, c'est-à-dire les objets superficiels. D faudra des années pour mener à bien une fouille complète du Pueblo de los Muertos. Je crois sincèrement que le gros du trésor est encore à trouver.
Maintenant qu'Ortiz était de bonne humeur, l'estomac réchauffé par de nombreux verres d'alcool blanc, Pitt l'attaqua sur un autre sujet.
- Dites-moi, Alberto, êtes-vous un spécialiste des légendes se rapportant au trésor perdu des Incas après l'arrivée des Espagnols?
Ortiz alluma un long cigare étroit et tira dessus jusqu'à ce que son bout soit rouge et que la fumée s'élève dans l'air de plus en plus froid de la nuit.
- Je n'en connais que quelques-unes. Les récits sur le trésor perdu des Incas ne seraient pas très nombreux si mes ancêtres avaient laissé des récits détaillés de leur existence quotidienne. Mais au contraire des Mayas et des Aztèques du Mexique, les Indiens du Pérou n'ont pas laissé beaucoup de symboles hiéroglyphiques. Os n'ont jamais imaginé ni alphabet ni système idéographique de communication. A part quelques dessins sur des b‚timents, des céramiques et des tissus, il n'existe pas beaucoup de récits ou de légendes sur leur vie.
- Je pensais au trésor perdu de Huascar, dit Pitt.
- Vous en avez entendu parler?
- Le DrKelsey me l'a raconté. Elle m'a parlé d'une immense chaîne d'or qui m'a paru un peu tirée par les cheveux. Ortiz hocha la tête.
- H se trouve que ce détail de la légende est vrai. Le grand roi inca Huayna C‚pac avait décrété la fabrication d'une énorme chaîne d'or en l'honneur de la naissance de son fils Huascar. Bien des années après, lorsque Huascar eut succédé à son père, il ordonna que le trésor royal soit discrètement enlevé de Cuzco, la capitale de l'empire inca, et caché
quelque part pour éviter que son frère Ata-hualpa ne mette la main dessus.
Atahualpa usurpa le pouvoir, plus tard, après une longue guerre civile.
L'immense trésor, en plus de la chaîne d'or, comptait des statues grandeur nature, des trônes, des disques solaires et tous les insectes et animaux connus des Incas, sculptés en or et en argent et incrustés de pierres précieuses.
- Je n'ai jamais entendu parler d'un aussi vaste trésor, dit Gunn.
- Les Incas avaient tant d'or qu'ils ne comprenaient pas pourquoi les Espagnols étaient si désireux d'en posséder. Cette folie fit bientôt partie de la fable d'El Dorado. Les Espagnols moururent par milliers en cherchant le trésor. Les Allemands et les Anglais, parmi lesquels Sir Walter Raleigh, ont fouillé les montagnes et les jungles mais aucun ne le trouva jamais.
- Si je comprends bien, dit Pitt, la chaîne et les autres pièces du trésor ont finalement été transportées dans un lieu au-delà du royaume des Aztèques et enterrées.
- C'est ce que dit la légende, approuva Ortiz. A-t-il vraiment été emporté
vers le nord par une flotte de bateaux, le fait n'a jamais été vérifié. On a cependant des preuves raisonnables assurant que le trésor était protégé
par des guerriers chachapoyas qui ont constitué la garde royale des Incas après que leur confédération soit conquise par Huayna C‚pac en 1480.
- quelle est l'histoire des Chachapoyas? demanda Gunn.
- Leur nom signifie Peuple des Nuages, répondit Ortiz. Et leur histoire n'a jamais été écrite. Leurs villes, comme vous le savez après votre récente expérience, sont enterrées dans l'une des jungles les plus impénétrables du monde. A
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L'OR DES INCAS
ce jour, les archéologues n'ont jamais eu les moyens ni l'argent nécessaires pour mener à bien des recherches et des fouilles à grande échelle sur les ruines chacha-poyas.
- De sorte qu'elles restent une énigme? dit Pitt.
- Sur de nombreux plans, oui. Le peuple chachapoya, selon les Incas, avait la peau claire et des yeux bleus ou verts. On dit que leurs femmes étaient très belles et qu'elles furent très appréciées par les Incas et par les Espagnols. Ils étaient aussi assez grands. Un explorateur italien a trouvé
un squelette de plus de deux mètres dans une tombe chachapoya.
- Plus de deux mètres? répéta Pitt, intrigué.
- Facilement, dit Ortiz.
- Est-il possible qu'il s'agisse de descendants des premiers explorateurs venus du Vieux Monde, des Vikings par exemple, qui auraient traversé
l'Atlantique, remonté l'Amazone et qui se seraient installés dans les Andes?
- Il y a toujours eu beaucoup de théories sur une migration transocéanique très ancienne vers l'Amérique du Sud et le Pacifique, répondit Ortiz. Le terme commun pour les voyages précolombiens vers et venant d'autres continents est le diffusionnisme. C'est un concept intéressant, pas très bien accepté mais pas complètement ignoré non plus.
- Y en a-t-il des preuves? demanda Giordino.
- Circonstancielles pour la plupart. D'anciennes poteries trouvées en Equateur portent les mêmes dessins que des poteries de tradition aÔnu, au nord du Japon. Les Espagnols, Colomb inclus, ont dit avoir vu des hommes blancs naviguant au large des côtes du Venezuela. Les Portugais ont trouvé
une tribu en Bolivie portant des barbes plus belles que celles des Européens alors que la plupart des Indiens ont rarement des barbes fournies. Des plongeurs et des pêcheurs qui trouvent des amphores grecques ou romaines au large du Brésil sont choses
courantes.
- Les têtes de pierre géantes laissées par les Olmèques du Mexique ont des traits incontestablement africains, dit Pitt, et de nombreux visages sculptés par les Méso-Américains ont, eux, des traits orientaux.
Ortiz approuva.
- Les têtes de serpents qui décorent de nombreuses pyramides mayas et certains temples ressemblent comme deux gouttes d'eau aux têtes de dragons sculptées au Japon et en Chine.
- Mais y a-t-il des preuves tangibles? insista Giordino.
- On n'a jamais trouvé aucun objet dont on puisse certifier qu'il a été
fabriqué en Europe, si c'est ce que vous voulez dire.
- Les sceptiques s'appuient sur le fait qu'on n'a jamais découvert de tours de potiers ni de véhicules à roues, ajouta Gunn.
- C'est vrai, dit Ortiz. Les Mayas avaient adopté la roue pour les jouets d'enfants mais ne s'en sont jamais servis en pratique. Ce qui n'est pas étonnant si l'on considère qu'ils n'ont jamais eu de bêtes de somme avant que les Espagnols amènent le cheval et le bouf.
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- Mais on imagine qu'ils auraient pu trouver une utilisation pour la roue, disons pour soulever des matériaux de construction, insista Gunn.
- L'Histoire nous apprend que les Chinois ont inventé la brouette six cents ans avant que les Européens ne la découvrent, le contra Ortiz. Pitt vida son verre d'alcool.
- Il paraît impossible qu'une civilisation avancée existe dans une région aussi éloignée sans avoir quelque influence extérieure.
-=- Les gens qui vivent aujourd'hui dans les montagnes, qui descendent des Chachapoyas et dont beaucoup ont encore la peau claire et les yeux bleus ou verts, parlent d'un homme ressemblant à un dieu qui serait apparu à leurs ancêtres. D venait de l'Est, des mers de l'Est, il y a des siècles de cela, fl leur aurait appris les principes de la construction, la science des étoiles et des rudiments de religion.
- Il a d˚ oublier de leur apprendre à écrire, interrompit Giordino.
- Un autre clou dans le cercueil des contacts précolombiens, dit Gunn.
- Ce saint homme avait une épaisse chevelure blanche et une barbe abondante, poursuivit Ortiz. Il était très grand, portait une longue robe blanche et prêchait la bonté et la charité pour tous. Le reste de l'histoire est trop proche de celle de Jésus pour être prise au pied de la lettre. Les indigènes ont d˚ introduire des événements de la vie du Christ dans la légende après avoir été convertis au christianisme. Il voyagea dans les terres, guérissant les malades, rendant la vue aux aveugles et accomplissant toutes sortes de miracles. Il a même marché sur les eaux. Les gens lui ont élevé des temples et sculpté des statues à son effigie. Je dois ajouter qu'on n'a jamais trouvé aucun de ces portraits. Presque mot pour mot, le même mythe s'est perpétué à travers les ‚ges, depuis les anciennes cultures mexicaines, sous la forme de quetzalcôatl, l'ancien dieu du Mexique précolombien.
- Croyez-vous à certains points de cette légende? demanda Pitt. Ortiz secoua la tête.
- J'y croirai quand j'aurai déterré quelque chose que je puisse authentifier avec certitude. Nous pourrions avoir cependant certaines réponses bientôt. Une de vos universités américaines fait en ce moment des tests ADN sur des restes chachapoyas trouvés dans des tombes. S'ils sont positifs, nous pourrons confirmer soit que les Chachapoyas sont venus d'Europe, soit que leur évolution s'est faite en toute indépendance.
- Et le trésor de Huascar? dit Pitt pour remettre la conversation sur ce sujet.
- Sa découverte stupéfierait le monde, répondit Ortiz. J'aimerais croire que le trésor existe toujours dans une caverne oubliée du Mexique. Il exhala un nuage de fumée bleue et regarda les étoiles.
- La chaîne serait une découverte fabuleuse, reprit-il. Mais pour un archéologue, le summum serait de retrouver l'énorme disque solaire en or massif ou les momies royales couvertes d'or qui ont disparu avec la chaîne.
- Des momies en or? s'étonna Gunn. Est-ce que les Incas conservaient leurs morts comme les Egyptiens?
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- Le processus de momification n'était pas aussi complexe que celui appliqué par les Egyptiens, expliqua Ortiz. Mais les corps de très grands rois, ou Sapa Incas comme on les appelait, étaient recouverts d'or et devenaient des objets de culte dans les pratiques religieuses de leurs sujets. Les momies des rois morts habitaient leurs propres palais, on les rhabillait fréquemment de vêtements neufs, on leur offrait des fêtes somptueuses et on maintenait pour eux des harems peuplés des femmes les plus belles. J'ajoute qu'on les considérait comme des servantes pour ne pas tomber dans la nécrophilie.
Giordino laissa son regard errer sur les ombres de la cité.
- C'est ce qu'on appelle g‚cher l'argent des contribuables.
- Un corps important de prêtres surveillait l'entretien, poursuivit Ortiz.
Ils trouvaient largement leur intérêt à rendre heureux les rois décédés.
Les momies étaient souvent promenées dans tout le pays en grande pompe, comme s'ils étaient encore des chefs d'Etat. Inutile de préciser que cette absurde coutume creusait des trous énormes dans les finances du royaume et fut en partie responsable de la dégringolade de l'empire pendant l'invasion espagnole.
Pitt remonta la fermeture éclair de son blouson de cuir car le froid devenait
mordant.
- Pendant qu'elle était à bord de notre navire, le Dr Kelsey a reçu un message concernant une armure d'or dont on aurait retrouvé la trace chez un collectionneur de Chicago.
Ortiz parut rêveur et hocha la tête.
- Oui, l'Armure d'Or de Tiapollo. Elle couvrait la momie d'un grand général nommé Naymlap, qui était conseiller et bras droit d'un ancien roi inca.
Avant de quitter Lima, j'ai entendu dire que les agents des Douanes américaines l'avaient plus ou moins retrouvée, pour la perdre à nouveau.
- La perdre? fit Pitt qui, sans savoir pourquoi, n'en fut pas vraiment surpris.
- Le directeur de notre ministère de la Culture allait prendre l'avion pour les Etats-Unis afin de réclamer la momie et l'armure quand on l'a informé
que vos agents des Douanes étaient arrivés trop tard. Des voleurs l'avaient déménagée alors même que son propriétaire était sous leur surveillance.
- Le Dr Kelsey a dit que les images gravées sur l'armure décrivaient le voyage de la flotte qui a sorti le trésor du Mexique.
- On n'a déchiffré que quelques images seulement. Les savants modernes n'ont pas eu le temps d'étudier l'armure à fond avant qu'elle ne soit volée au musée de Séville.
- On peut penser, suggéra Pitt, que celui qui a volé l'armure cette fois-ci est
sur la piste de la chaîne d'or.
- C'est une conclusion raisonnable, dit Ortiz.
- Alors les voleurs ont une piste intérieure, dit Giordino.
- A moins que quelqu'un d'autre ne découvre le quipu de Drake et y arrive le premier, fit lentement Pitt.
- Ah! Oui! L'inf‚me coffret de jade, soupira Ortiz. Une légende stupide qui ne s'est jamais éteinte. Ainsi, vous êtes aussi au courant de ce jeu de cordelettes légendaires qui donnerait les coordonnées de la chaîne d'or?
- Vous paraissez en douter, s'étonna Pitt.
- Il n'y a aucune preuve solide. Tous les rapports sont trop vagues pour qu'on les prenne au sérieux.
- On pourrait écrire un très gros bouquin sur toutes les superstitions et les légendes qui se sont avérées.
- Je suis un scientifique et un pragmatique, dit Ortiz. Si un tel quipu existe, il faudrait que je le tienne dans mes mains pour y croire et même ainsi, je ne serais pas encore tout à fait convaincu de son authenticité.
- Me prendriez-vous pour un fou si je vous disais que j'ai l'intention de partir à sa recherche? demanda Pitt.
- Pas plus fou que les milliers de gens tout au long de l'Histoire qui ont chassé jusqu'à l'horizon quelque rêve nébuleux.
Ortiz resta un moment silencieux, secoua la cendre de son cigare puis plongea son regard sombre dans le regard de Pitt.
- Mais je préfère vous prévenir. quiconque le trouvera, s'il existe, sera d'abord récompensé pour son succès puis voué à l'échec.
- Pourquoi voué à l'échec? demanda Pitt en soutenant son regard.
- Il vous manquera un amanta, un Inca savant capable de comprendre le texte, et un quipu-mayoc, l'employé qui en a enregistré les données.
- que voulez-vous dire?
- En d'autres termes, monsieur Pitt, les dernières personnes capables de lire et de traduire le quipu sont mortes depuis plus de quatre cents ans.
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Dans un lieu reculé et aride du désert du sud-ouest, à quelques kilomètres à l'est de Douglas, en Arizona, et à soixante-quinze mètres seulement de la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, l'hacienda La Prlncesa ressemblait à un palais mauresque au milieu d'une oasis. Son propriétaire d'origine, Don Antonio Diaz, l'avait baptisée ainsi en l'honneur de sa femme Sophia Magdalena, morte en couches et enterrée dans une crypte baroque très ornée que l'on voyait encore dans un jardin clos de hauts murs. Diaz, un péon devenu mineur, avait eu la chance de trouver un très riche et très gros filon d'argent dans les montagnes voisines de Huachuca.
L'immense domaine féodal s'étendait sur une terre offerte à Diaz par le général Antonio Lôpez de Santa Ana, le précédent président du Mexique, en remerciement de l'aide que Diaz avait apportée au despote dans ses campagnes pour soumettre le Texas et plus tard pour déclarer la guerre aux Etats-Unis. Ce fut un désastre que Santa Ana régla en vendant aux Etats-Unis la vallée de Mesilla,
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au sud de l'Arizona. Cette transaction est connue sous le nom de Gadsden Pur-chase.
Le tracé de la frontière mit l'hacienda de Diaz dans un nouveau pays, à
deux pas de l'ancien.
L'hacienda resta dans la famille de Diaz de génération en génération jusqu'en 1978, date à laquelle le dernier Diaz vivant, Maria Estala, le vendit à un riche financier avant de mourir à l'‚ge de quatre-vingt-quatorze ans. Le nouveau propriétaire, Joseph Zolar, ne cacha pas qu'il avait acquis l'hacienda pour y recevoir des célébrités, de hauts personnages du gouvernement et de riches hommes d'affaires. L'hacienda de Zolar fut bientôt connue sous le nom de San Simeon d'Arizona. D
transportait ses hôtes de haut rang en avion ou en autocar jusqu'à sa propriété et ses réceptions faisaient l'objet d'articles et de photos dans les magazines de luxe du pays.
Collectionneur fanatique d'antiquités, Zolar avait amassé une quantité
considérable d'objets d'art anciens, certains très beaux, d'autres sans valeur. Mais chaque pièce était accompagnée de certificats d'experts et d'agents du gouvernement attestant la légalité de sa vente et son importation autorisée. JJ payait ses impôts, ses affaires étaient transparentes et il n'autorisait jamais ses hôtes à faire entrer de la drogue chez lui. Aucun scandale n'avait jamais éclaboussé Joseph Zolar.
Assis sur le toit en terrasse au milieu d'une forêt d'arbustes en pots, il regardait le jet privé atterrir sur l'aérodrome privé s'étirant au milieu du désert. Le jet, de couleur brun doré, portait une large bande pourpre tout au long de son fuselage. On pouvait y lire, en lettres jaunes, Zolar International. D regarda l'homme qui descendait de l'appareil, vêtu d'une chemise bariolée et d'un short kaki et s'installait dans le kart de golf mis à sa disposition.
Les yeux de Zolar, sous des paupières resserrées par la chirurgie, brillaient comme du cristal gris. Son visage pincé, toujours rouge, était surmonté de cheveux peignés en arrière sur un front dégarni, aussi rouges que les tuiles saltillos mexicaines. Proche de la soixantaine, il avait un air impénétrable, le visage d'un homme qui sort rarement de son bureau directorial ou des salles de réunion, marqué par les décisions difficiles qu'il ne cesse de prendre, glacial à force de signer des arrêts de mort chaque fois qu'il s'y sentait contraint. Le corps, assez petit, était bossu comme celui d'un vautour prêt à prendre son vol. Vêtu d'un ensemble noir, il avait cette allure indifférente d'un commandant de camp nazi pour qui la mort a aussi peu d'intérêt que la pluie.
Zolar attendit en haut des marches son hôte qui montait vers lui. Ils se saluèrent chaleureusement et s'embrassèrent.
- «a me fait plaisir de te voir en un seul morceau, Cyrus. Sarason sourit.
- Tu ne sais pas à quel point tu as été près de perdre un frère.
- Viens par là, j'ai fait retarder le déjeuner.
Zolar conduisit Sarason à travers les plantes jusqu'à une table copieusement garnie abritée par des feuilles de palmes.
- J'ai choisi un excellent chardonnay et mon chef a préparé une délicieuse longe de porc braisée.
- Un de ces jours, je te faucherai ton chef, dit Sarason.
- Tu n'y arriveras pas, fit Zolar en riant. Je l'ai trop g‚té. D a trop d'avantages avec moi pour me quitter.
- J'envie ton mode de vie.
- Et moi, le tien. Tu n'as jamais perdu ton esprit aventureux. Tu flirtes sans cesse avec la mort, tu risques sans cesse de te faire prendre par la police dans un désert ou une jungle alors que tu pourrais conduire tes affaires depuis un bureau luxueux en laissant le sale boulot à d'autres.
- Une existence réglée au métronome n'a jamais été ma tasse de thé, dit Sarason. J'aime relever sans cesse de nouveaux défis en me vautrant dans des affaires louches. Tu devrais venir avec moi, quelquefois.
- Non merci. Je préfère le confort de la civilisation.
Sarason remarqua posé sur une table ce qui ressemblait à quatre branches d'arbres battues par le temps, d'un mètre de long environ, posées en travers de sa surface. Intrigué, il s'approcha pour les observer de plus près, n y reconnut des racines de cotonnier blanchies par le soleil, qui avaient pris en poussant de grotesques formes humaines avec un torse, des bras et des jambes, une tête arrondie. Des visages avaient été
grossièrement sculptés et peints avec des traits d'enfants.
- De nouvelles acquisitions? demanda-t-il.
- Ce sont des idoles religieuses très rares appartenant à une obscure tribu d'Indiens.
- Comment les as-tu trouvées?
- Des chasseurs de trésors non autorisés les ont prises dans une vieille maison de pierre qu'ils ont découverte sous la saillie d'une falaise.
- Elles sont authentiques?
- Je pense bien ! (Zolar prit l'une des idoles et la mit debout sur ses pieds.) Pour les Montolos, qui vivent dans le désert de Sonora, près du fleuve Colorado, ces idoles représentent les dieux du soleil, de la lune, de la terre et de l'eau qui donne la vie. On les a gravées il y a des siècles et elles servaient pour des cérémonies spéciales marquant le passage à l'adolescence des garçons et des filles de la tribu. Un rite plein de mysticisme qui se tenait tous les deux ans. Ces idoles sont au centre de la religion des Montolos.
- Et à quelle valeur les estimes-tu ?
- Peut-être deux cent mille dollars, si on trouve le bon collectionneur.
- Tant que ça?
- A condition que l'acheteur ne connaisse pas la malédiction qui accompagne les idoles pour celui qui les possède.
- Il y a toujours une malédiction, dit Sarason en riant. Zolar haussa les épaules.
- qui peut le dire? J'ai appris par la suite que les deux voleurs avaient eu toute une série de malchances. L'un est mort dans un accident de voiture et l'autre a contracté une sorte de maladie incurable.
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- Et tu crois à ces bêtises?
- Je ne crois qu'aux plus belles choses de la vie, dit Zolar en prenant son
-frère par le bras. Allez, viens, le déjeuner attend.
quand le vin leur eut été servi par une domestique, ils trinquèrent et Zolar interrogea Sarason.
- Alors, mon frère, parle-moi du Pérou.
Sarason avait toujours trouvé très amusant que leur père ait voulu donner à
ses.fils et ses filles des noms de famille différents, qu'il avait fait légaliser. En tant qu'aîné, seul Zolar portait le patronyme familial.
L'immense empire de commerce international que Zolar père avait amassé
avant de mourir avait été équitablement divisé entre ses cinq fils et ses deux filles. Chacun avait pris la tête d'une affaire, qui une galerie d'art, qui une salle des ventes ou une société d'import-export. Les affaires apparemment séparées de la famille ne formaient en réalité qu'une entité, un conglomérat secrètement connu sous le nom de Solpemachaco.
Inconnu - et bien entendu jamais enregistré auprès des agences financières du gouvernement ou des marchés boursiers - son directeur général était Joseph Zolar, en sa qualité d'aîné de la famille.
- Il a fallu un miracle pour que je puisse sauver la plupart des objets et les sortir du pays après les gaffes qu'ont faites les crétins ignorants que nous avons embauchés. Sans compter l'intrusion de membres de notre propre gouvernement.
- Les agents des Douanes américaines ou les Narcotiques? demanda Zolar.
- Ni les uns ni les autres. Deux ingénieurs de l'Agence Nationale Marine et Sous-marine. Ils sont sortis de Dieu sait o˘ quand Juan Chaco a lancé un S.O.S. parce que le Dr Kelsey et son photographe se sont fait piéger dans le puis sacré.
- Et quels problèmes ont-ils causés?
Sarason raconta toute l'histoire depuis l'assassinat du vrai Dr Miller jusqu'à la fuite de Pitt et des autres de la vallée de Viracocha et la mort de Juan Chaco. n acheva en donnant une estimation grossière des objets qu'il avait sauvés de la vallée, racontant comment il les avait fait transporter à Callao puis sortir du Pérou dans le compartiment secret d'un vieux tanker appartenant à une filiale de Zolar International. C'était l'un des deux navires réservés à ce genre de contrebande, utilisés quand il fallait faire sortir discrètement des ouvres d'art volées dans des pays étrangers. Officiellement, ils transportaient du pétrole brut.
Zolar avait le regard perdu dans le désert environnant.
- L'Aztec Star. Il doit accoster à San Francisco dans quatre jours.
- Ce qui le mettra dans la sphère d'activité de notre frère Charles.
- Oui, Charles fait le nécessaire pour que le chargement soit transporté
dans notre centre de distribution de Galveston o˘ il s'occupera de faire restaurer les pièces abîmées.
Zolar tendit son verre pour le faire remplir.
- que penses-tu de ce vin?
- Classique, répondit Sarason, mais un peu sec à mon go˚t.
- Tu préférerais peut-être un sauvignon blanc de Touraine. n a un fruité
agréable avec quelques senteurs d'herbes.
- Je n'ai jamais acquis ton go˚t pour les vins, vieux frère. Je crois que je vais prendre une bière.
Zolar n'eut pas besoin de faire signe à la servante. Elle s'éloigna et revint quelques instants après avec un verre glacé et une bouteille de bière Coors.
- Dommage pour Chaco, dit Zolar. C'était un associé loyal.
- Je n'avais pas le choix, n avait peur après le fiasco de la vallée de Viracocha et commençait à proférer des menaces voilées sur la possibilité
de dénoncer le Solpemachaco. fl n'aurait pas été raisonnable de le laisser tomber entre les mains de la police péruvienne.
- Je me fie à tes décisions, comme toujours. Mais il reste Tupac Amaru.
quelle est sa situation?
- Il aurait d˚ mourir, répondit Sarason. Et pourtant, quand je suis retourné au temple après l'attaque de nos mercenaires, je l'ai trouvé à
demi enterré sous un tas de gravats. U respirait encore. Dès que les objets d'art ont été chargés à bord de trois hélicoptères militaires, dont j'ai d˚
arroser copieusement l'équipage, j'ai payé les huaqueros locaux pour qu'ils le soignent dans leur village. D devrait être sur pied dans quelques jours.
- Tu aurais peut-être d˚ supprimer Amaru aussi ?
- J'y ai pensé. Mais il ne sait rien qui puisse mettre les enquêteurs internationaux sur notre piste.
- Veux-tu encore un peu de porc?
- Oui, merci.
- Tout de même, je n'aime pas l'idée que ce chien enragé traîne autour de nous.
- Ne t'inquiète pas. Curieusement, c'est Chaco qui m'a donné l'idée de garder Amaru en vie.
- Pourquoi? Pour qu'il puisse tuer des vieilles dames chaque fois qu'il lui en prend l'en vie?
- Rien d'aussi absurde, dit Sarason en souriant. Mais ce type pourrait nous être très utile.
- Tu veux dire en tant que tueur professionnel?
- Je préfère dire pour éliminer les obstacles. Regardons les choses en face, vieux frère. Je ne peux pas continuer à éliminer moi-même nos ennemis sans risquer de me faire repérer et arrêter. La famille devrait se considérer comme privilégiée que je sois le seul capable de tuer quand c'est nécessaire. Amaru fera un excellent exécuteur. D aime ça.
- Assure-toi seulement que sa laisse est solide quand il n'est pas en cage.
- Ne te fais pas de souci. Vois-tu des acheteurs possibles pour la marchandise chachapoya? demanda Sarason pour changer de sujet.
- Un trafiquant de drogue du nom de Pedro Vincente. U court après tout ce qui est précolombien. D paie aussi comptant parce que c'est pour lui un moyen de blanchir l'argent de la drogue qu'il vend.
- Et toi, tu prends le liquide et tu l'utilises pour financer nos trafics d'objets d'art.
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- Un arrangement équitable pour tout le monde.
- Combien te faudra-t-il de temps pour faire l'affaire?
- J'organiserai une rencontre avec Vincente dès que Marta aura fini ton déchargement et que la marchandise sera prête. Tu devrais toucher ta part dans une dizaine de jours.
Sarason hocha la tête et contempla les bulles de sa bière.
- Je crois que tu lis en moi, Joseph. Je pense sérieusement à me retirer des affaires de la famille pendant que je suis encore en bonne santé. Zolar le considéra avec un sourire moqueur.
- Si tu fais ça, tu fiches à la mer deux cents millions de dollars. Le prix d'excellence!
- De quoi parles-tu ?
- De ta part du trésor.
Sarason arrêta sa fourchette à mi-chemin de sa bouche.
- quel trésor?
- Tu es le dernier de la famille à apprendre quel est le nouveau butin à
portée de notre main.
- Je ne te suis pas.
- L'objet qui va nous conduire au trésor de Huascar. (Zolar le regarda avec malice un instant puis sourit.) Nous avons l'Armure d'Or de Tiapallo.
La fourchette retomba sur l'assiette tandis que Sarason affichait son incrédulité.
- Tu as trouvé la momie de Naymlap dans son armure d'or? Elle est vraiment entre tes mains?
- Entre nos mains, petit frère. Un soir, en fouillant dans les vieux dossiers de notre père, je suis tombé sur un grand livre contenant la liste de ses transactions clandestines. C'est lui qui a réussi le vol de la momie au musée espagnol.
- Le vieux renard ! Il n'en a jamais rien dit.
- Il considérait ce vol comme le sommet de sa carrière, mais le sujet était trop br˚lant pour être révélé, même à sa propre famille.
- Comment l'as-tu retrouvée?
- Père a noté l'avoir vendue à un riche mafioso sicilien. J'ai envoyé notre frère Charles faire une enquête, sans vraiment croire qu'après soixante-dix ans, il pourrait en retrouver la trace. Charles a trouvé la villa du vieux gangster et rencontré son fils. D'après lui, son père aurait gardé la momie et son armure bien cachées jusqu'à sa mort, en 1984, à l'‚ge canonique de quatre-vingt-dix-sept ans. Le fils a vendu la momie sur le marché
parallèle, par l'intermédiaire de parents new-yorkais. L'acheteur est un riche trafiquant de drogue de Chicago nommé Rum-mel.
- Je suis surpris que le fils ait parlé à Charles. Les familles de mafieux ont la réputation d'éviter de raconter ce qu'ils ont fait des marchandises volées.
- Non seulement il a parlé, dit Zolar, mais il a reçu notre frère comme un parent depuis longtemps perdu de vue et il a collaboré au point de révéler le nom de l'acheteur de Chicago.
- J'ai sous-estime Charles, dit Sarason en avalant le dernier morceau de porc. Je ne lui connaissais pas ce talent de persuasion.
- Un petit cadeau de trois millions de dollars l'a beaucoup aidé. Sarason fronça les sourcils.
- C'est un peu trop généreux, tu ne crois pas? L'armure ne peut valoir plus de la moitié de ça pour un collectionneur avide qui l'a cachée longtemps.
- Pas du tout. C'est un investissement minimum si les images gravées sur l'armure nous amènent à la chaîne d'or de Huascar.
- Le prix d'excellence, dit Sarason en répétant les paroles de son frère.
Aucun trésor au monde ne peut égaler sa valeur.
- Du dessert? proposa Zolar. Une tranche de tarte à l'abricot et au chocolat?
- Une toute petite tranche et un café très fort, répondit Sarason. Combien cela a-t-il co˚té de racheter l'armure au dealer de Chicago?
Zolar fit un signe de tête que la domestique comprit sans un mot.
- Pas un centime. Nous l'avons volée. Par chance, notre frère Samuel, à New York, a vendu à Rummel la plupart des objets précolombiens illégaux de sa collection. Il savait o˘ se trouvait la cachette de l'armure. Charles et lui ont organisé le vol.
- Je n'arrive pas à croire qu'elle soit entre nos mains.
- On a failli la rater. Charles et Sam l'ont sortie de l'appartement de Rummel juste avant que les agents des Douanes investissent l'appartement.
- Tu crois qu'ils ont été payés pour arriver trop tard? Zolar fit non de la tête.
- Pas par quelqu'un de notre bord. Nos frères s'en sont sortis tout seuls.
- O˘ Pont-ils emmenée?
Zolar sourit mais son sourire n'atteignit pas ses yeux.
- Nulle part. La momie est toujours dans l'immeuble. Us ont loué un appartement six étages en dessous de celui de Rummel et l'y ont cachée jusqu'à ce qu'ils puissent l'emporter sans risque à Galveston o˘ on l'examinera à fond. Rummel et les agents des Douanes pensent qu'elle a été
enlevée par un camion de déménagement.
- Un joli coup ! Mais que va-t-il se passer maintenant? n va falloir déchiffrer les images de l'armure. Ce n'est pas un exercice facile.
- J'ai engagé les meilleurs spécialistes d'art inca pour décoder et interpréter les glyphes. Il s'agit d'un couple. Lui est anthropologue et sa femme archéologue, spécialisée dans le décodage analytique par ordinateur.
- J'aurais d˚ me douter que tu penserais à tout, dit Sarason en tournant son café. Espérons que leur version du texte sera la bonne, ou nous dépenserons une fortune à fouiller le Mexique en courant après des fantômes.
- Le temps joue en notre faveur, le rassura Zolar. qui d'autre pourrait savoir o˘ le trésor est enterré?
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Après des recherches infructueuses à la bibliothèque du Congrès, o˘ il avait espéré trouver quelques documents menant au sort ultime du Conception, Julien Perlmutter s'assit dans la vaste salle de lecture, n referma l'exemplaire du journal rédigé par Francis Drake et plus tard offert à la reine Elizabeth, décrivant son voyage épique. Le journal, perdu pendant des siècles, venait d'être découvert dans un sous-sol poussiéreux des Archives royales, en Angleterre.
Il appuya sa grosse carcasse au dossier de la chaise et soupira. Le journal n'ajoutait pas grand-chose à ce qu'il savait déjà. Drake avait renvoyé le Conception vers l'Angleterre sous le commandement du second du Golden Hind, Thomas Cuttill. Le galion avait alors disparu corps et biens.
De plus, la seule mention du sort du Conception n'était pas prouvée. Elle venait d'un livre que Perlmutter se rappelait avoir lu sur l'Amazone, publié en 1939 et écrit par le journaliste explorateur Nicholas Bender qui avait suivi les routes des anciens explorateurs, à la recherche de l'El Dorado. Perlmutter demanda le livre à l'employé de la bibliothèque et le réexamina. Dans les notes, il était fait référence à une expédition portugaise en 1594, qui avait découvert un Anglais vivant dans une tribu du bord du fleuve. L'Anglais prétendait avoir servi sous les ordres du loup de mer anglais, Francis Drake, qui lui avait confié le commandement d'un galion espagnol. Le galion, disait-il, avait été jeté dans la jungle par un immense raz de marée. Les Portugais pensèrent que l'homme était fou et continuèrent leur mission, le laissant dans le village o˘ ils l'avaient trouvé.
Perlmutter rédigea une note à l'éditeur. Puis il rendit le journal de Drake et le livre de Bender et rentra chez lui en taxi. Il se sentait un peu découragé mais ce n'était pas la première fois qu'il ne trouvait pas d'indice pour répondre à un problème historique parmi les vingt-cinq millions de livres et les quarante millions de manuscrits de la bibliothèque. La clef du mystère du Conception, si elle existait, devait être cachée autre part.
Assis sur le siège arrière du taxi, il regardait sans les voir les voitures et les immeubles qu'il croisait. Il savait par expérience que chaque projet de recherche devait aller à son propre rythme. Certains jetaient les réponses-clefs comme un feu d'artifice. D'autres se fourvoyaient dans un labyrinthe de culs-de-sac et mouraient lentement, sans solution. L'énigme du Conception était différente. Elle apparaissait comme une ombre qu'il n'arrivait pas à saisir. Nicholas Bender avait-il cité une source véritable ou avait-il embelli une légende, comme tant d'auteurs non romanciers avaient tendance à le faire?
La question lui trottait encore dans l'esprit quand il entra dans le capharnaum qui lui servait de bureau. L'horloge de bateau posée sur la cheminée indiquait
trois heures trente-cinq de l'après-midi. D avait encore le temps de passer certains coups de téléphone avant que les bureaux ferment, n s'installa dans un très beau fauteuil pivotant en cuir devant son bureau et composa le numéro du service de renseignements de la ville de New York. On lui donna le numéro de la maison d'édition de Bender. D se servit une fine Napoléon et attendit son appel. " C'était s˚rement encore un effort inutile, pensait-il, car Bender était probablement déjà mort et son éditeur également. "
- Falkner and Massey, répondit une voix féminine avec un fort accent new-yorkais.
- J'aimerais parler à l'éditeur de Nicholas Bender, s'il vous plaît.
- Nicholas Bender?
- C'est un de vos auteurs.
- Désolée, monsieur, je ne connais pas ce nom.
- M. Bender a écrit des livres d'aventures non romancées il y a longtemps.
Peut-être quelqu'un travaillant chez vous depuis longtemps se rappellerait-il de lui?
- Je vais vous passer M. Adams, notre rédacteur principal. Il est dans la maison depuis plus longtemps que quiconque.
- Merci.
Trente secondes plus tard, une voix masculine répondit.
- Ici Frank Adams.
- Monsieur Adams, ici Julien Perlmutter.
- Ravi de vous entendre, monsieur Perlmutter. J'ai entendu parler de vous.
Vous habitez Washington, je crois?
- En effet, j'habite la capitale.
- Pensez à nous si vous décidez d'écrire un livre sur l'histoire de la marine.
- J'en ai commencé plusieurs mais jamais fini aucun, dit Perlmutter en riant. On sera vieux tous les deux le jour o˘ j'aurai un manuscrit terminé
à vous donner.
- A soixante-quatorze ans, je suis déjà vieux, dit Adams.
- C'est justement pourquoi je vous appelle, reprit Perlmutter. Vous rappelez-vous un certain Nicholas Bender?
- Bien s˚r. C'était une sorte de soldat de fortune, dans sa jeunesse. Nous avons publié plusieurs livres de lui racontant ses voyages à l'époque o˘ la classe moyenne n'avait pas encore découvert les voyages autour du monde.
- J'essaie de retrouver l'origine d'une référence qu'il a faite dans un ouvrage intitulé Sur la piste de l'El Dorado.
- C'est de l'histoire ancienne! Nous avons d˚ publier ça au début des années quarante.
- Mil neuf cent trente-neuf, pour être exact.
- Comment puis-je vous aider?
- J'espérais que Bender aurait fait cadeau de ses notes et manuscrits aux archives d'une université. J'aimerais les étudier.
- Je ne sais pas du tout ce qu'il a fait de ses matériaux, dit Adams. n va falloir que je le lui demande.
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- Est-il encore vivant? demanda Perlmutter, surpris.
- Mon Dieu ! Oui, j'ai dîné avec lui il n'y a pas plus de trois mois.
- Il doit avoir quatre-vingt-dix ans bien tassés.
- Nicholas a quatre-vingt-quatre ans. Je crois qu'il en avait juste vingt-cinq quand il a écrit Sur la piste de l'El Dorado. Ce n'était que le second des vingt-six ouvrages que nous avons publiés de lui. Le dernier, c'était en 1978, un livre sur ses voyages en stop dans le Yukon.
- M. Bender jouit-il encore de toutes ses facultés?
- En effet. Nicholas a l'esprit très aiguisé en dépit de sa mauvaise santé.
- Puis-je avoir un numéro auquel je pourrais le joindre ?
- Je doute qu'il prenne des appels de gens qu'il ne connaît pas. Depuis la mort de sa femme, il vit en quelque sorte en reclus, n habite une petite ferme dans le Vermont, attendant la mort.
- Je ne voudrais pas avoir l'air de manquer de cour, dit Perlmutter, mais il est tout à fait urgent que je lui parle.
- Etant donné que vous êtes une autorité en matière de traditions maritimes et un gourmet renommé, je suis s˚r qu'il acceptera de vous parler. Mais laissez-moi d'abord préparer le terrain, ça vaut mieux. quel est votre numéro, pour le cas o˘ il voudrait vous appeler lui-même?
Perlmutter donna à Adams le numéro de la ligne qu'il réservait à ses meilleurs amis.
- Merci, monsieur Adams. Si jamais j'écris vraiment un ouvrage sur les épaves, vous serez le premier éditeur à le lire.
Il raccrocha, fit quelques pas dans sa cuisine, prit dans le réfrigérateur une douzaine d'huîtres du Golfe qu'il ouvrit, y versa quelques gouttes de tabasco et de vinaigre de Xérès et les avala, accompagnées d'une bouteille de bière Anchor Steam. Il finit juste à temps. A peine avait-il mis les coquilles et la bouteille vide dans la poubelle que le téléphone sonnait.
- Ici Julien Perlmutter.
- Bonjour, dit une voix profonde. Ici Nicholas Bender. Frank Adams m'a dit que vous souhaitiez me parler.
- Oui, monsieur, merci. Je n'espérais pas que vous m'appelleriez si vite.
- Je suis ravi de parler à quelqu'un qui a lu mes livres, dit Bender avec gaieté. Il n'en reste pas beaucoup.
- Le livre qui m'intéresse est Sur la piste de l'El Dorado.
- Oui, oui, j'ai failli mourir dix fois pendant cette balade à travers l'enfer.
- Vous faites référence à une mission portugaise d'exploration qui a trouvé
un homme d'équipage de Sir Francis Drake vivant au milieu des indigènes, le long de l'Amazone.
- Thomas Cuttill, répondit Bender sans la moindre hésitation. Je me rappelle avoir relaté l'événement dans mon livre, oui.
- Je me demandais si vous pourriez m'indiquer la source de votre information, demanda Perlmutter, son espoir renaissant devant la mémoire vive de Bender.
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- Si je peux me permettre, monsieur Perlmutter, qu'est-ce que vous cherchez exactement?
- Je fais des recherches concernant l'histoire d'un galion espagnol capturé
par Drake. La plupart des rapports disent qu'il s'est perdu en mer lors de son voyage vers l'Angleterre. Mais selon ce que vous rapportez, il aurait été drossé jusqu'au cour d'une forêt par un raz de marée.
- C'est tout à fait exact, dit Bender. Je l'aurais cherché moi-même si j'avais pensé avoir la plus petite chance de le retrouver. Mais la jungle o˘ il a disparu est si épaisse qu'il faudrait littéralement tomber dessus pour le voir.
- Vous affirmez que ce que les Portugais ont dit à propos de Cuttill n'est ni une invention ni une légende?
- C'est un fait historique, n n'y a aucun doute là-dessus.
- Comment pouvez-vous en être si s˚r?
- Parce que c'est moi qui ai la source. Perlmutter resta un moment confondu.
- Excusez-moi, monsieur Bender, je ne vous suis pas.
- Eh bien ! monsieur Perlmutter, je veux dire que j'ai en ma possession le journal de Thomas Cuttill.
- C'est pas vrai ! laissa échapper Perlmutter.
- Mais si ! fit Bender. Cuttill l'a remis au chef de l'expédition portugaise en demandant qu'on l'envoie à Londres. Les Portugais, cependant, l'ont donné au vice-roi de Macap‚. Celui-ci le joignit à des dépêches envoyées à Lisbonne o˘ le journal passa de main en main avant de finir dans une boutique de vieux livres o˘ je l'ai acheté pour l'équivalent de trente-six dollars. C'était beaucoup d'argent, à l'époque, du moins pour un garçon de vingt-trois ans qui faisait le tour du monde en se serrant la ceinture.
- Ce journal doit valoir bien plus de trente-six dollars aujourd'hui !
- J'en suis s˚r. Un jour, un marchand m'en a offert dix mille.
- Vous avez refusé de le vendre?
- Je n'ai jamais vendu les souvenirs de mes voyages pour que quelqu'un d'autre en tire profit.
- Puis-je venir jusque chez vous pour lire ce journal? demanda Perlmutter presque timidement.
- Je crains que non.
Perlmutter se tut, cherchant comment il pourrait persuader Bender de lui permettre d'examiner le journal de Cuttill.
- Puis-je vous demander pourquoi?
- Je suis un vieil homme malade dont le cour refuse de s'arrêter, dit Bender.
- Votre voix n'est pas celle d'un malade !
- Si vous me voyiez, vous comprendriez. Toutes les maladies que j'ai contractées pendant mes voyages reviennent ravager ce qui reste de mon corps. Je ne suis pas beau à voir, de sorte que je reçois rarement de visiteurs. Mais je vais vous dire ce que je vais faire, monsieur Perlmutter. Je vais vous envoyer ce journal. Je vous en fais cadeau.
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- Mon Dieu ! monsieur, mais il ne faut pas, je...
- Si, si, j'insiste. Frank Adams m'a parlé de votre magnifique bibliothèque sur les bateaux. Je préfère que ce soit quelqu'un comme vous, qui saurez apprécier ce journal, plutôt qu'un collectionneur qui le mettra sur une étagère pour épater ses amis.
- C'est vraiment très gentil à vous, dit sincèrement Perlmutter. Je vous suis profondément reconnaissant de votre générosité.
- Acceptez et profitez-en, dit Bender. Je suppose que vous souhaitez l'étudier le plus vite possible?
- Je ne veux pas vous déranger...
- Pas du tout. Je vous l'enverrai par le Fédéral Express, de sorte que vous l'aurez demain matin à la première heure.
- Merci, monsieur Bender. Merci infiniment. Je traiterai ce journal avec tout le respect qu'il mérite.
- Bon. J'espère que vous trouverez ce que vous cherchez.
- J'espère aussi, dit Perlmutter, débordant soudain de confiance. Croyez-moi, je l'espère aussi !
A dix heures vingt le lendemain matin, Perlmutter ouvrit vivement la porte avant que l'employé de Fédéral Express ait eu le temps d'appuyer sur la sonnette.
- Je suppose que vous attendez ceci, monsieur Perlmutter, dit le jeune homme à lunettes avec un sourire amical.
- Comme un enfant attend le Père NoÎl, répondit Perlmutter en signant le reçu.
Il se dirigea vers son bureau en ouvrant l'enveloppe tout en marchant, n s'assit, mit ses lunettes et tint le journal de Thomas Cuttill comme s'il se f˚t agi du Saint Graal. La couverture était en peau d'un animal non identifiable et les pages de parchemin jauni en excellent état de conservation. L'encre brune avait probablement été fabriquée par Cuttill à
partir de racines quelconques. Le journal ne contenait que vingt pages. Le texte était rédigé dans la prose élisabéthaine et vieillotte de l'époque.
L'écriture laborieuse, aveé quelques fautes d'orthographe, indiquait un homme raisonnablement bien éduqué pour l'époque. La première page était datée de mars 1578 mais avait été écrite beaucoup plus tard.
Ma strange histoire dez seize années, par Thomas Cuttill, autrefoy de Devonshire.
C'était le récit d'un marin naufragé après avoir survécu à la violente furie de la mer, qui allait devoir endurer d'incroyables misères dans un pays sauvage en essayant en vain de retourner dans son pays. En lisant ces pages, commençant par le départ de Cuttill d'Angleterre avec Drake, Perlmutter nota qu'elles étaient écrites dans un style plus honnête que bien des narrations des siècles suivants, souvent parsemées de sermons, d'exagérations romanesques et de clichés. La persévérance de Cuttill, sa volonté de survivre et son ingéniosité pour surmonter de terribles obstacles sans jamais demander l'aide de Dieu, firent une profonde impression sur Perlmutter. Il aurait bien aimé connaître ce Cuttill.
S'étant trouvé le seul survivant du galion après que le raz de marée l'eut jeté loin dans les terres, Cuttill préféra affronter les horreurs inconnues des montagnes et de la jungle plutôt que de risquer d'être capturé et torturé par des Espagnols vengeurs, rendus fous quand Drake, l'Anglais détesté, avait capturé leur précieux galion. Tout ce que savait Cuttill, c'est que l'océan Atlantique se trouvait quelque part à l'est, assez loin, sans doute. Combien? n n'en avait aucune idée. Atteindre la mer, trouver un navire ami pouvant le ramener en Angleterre, tiendrait du miracle. Mais c'était la seule voie qui s'ouvrait à lui.
Sur les pentes occidentales des Andes, les Espagnols avaient déjà créé de vastes colonies o˘ travaillaient les Incas autrefois si fiers, réduits à
l'esclavage et dont le nombre avait considérablement diminué à cause du traitement inhumain auquel ils étaient soumis et des maladies nouvelles comme la rougeole et la petite vérole. Cuttill traversa ces colonies en ne se déplaçant que la nuit, volant de la nourriture quand l'occasion se présentait. Après deux mois de voyage à raison de quelques kilomètres chaque nuit pour éviter les Espagnols et rester hors de vue des Indiens qui auraient pu le dénoncer, il traversa la ligne de partage continentale des Andes par des vallées isolées et descendit dans l'enfer vert du Bassin de l'Amazone.
A partir de là, la vie de Cuttill devint un véritable cauchemar, n dut traverser des marais sans fin o˘ il s'enfonçait jusqu'à la taille, se frayer un chemin dans des forêts si épaisses qu'il devait s'ouvrir chaque mètre au couteau. Des essaims d'insectes, des serpents, des alligators grouillaient partout et les serpents attaquaient souvent sans prévenir, n souffrit de dysenterie et de fièvres mais ne cessa point de lutter, ne couvrant parfois que cent mètres dans la journée. Après plusieurs mois, il tomba sur un village d'indigènes hostiles qui l'attachèrent avec des cordes et le gardèrent en esclavage pendant cinq ans.
Cuttill réussit enfin à s'enfuir en volant un canoÎ et en pagayant le long de l'Amazone la nuit, sous une lune p‚le. Ayant contracté la malaria, il fut à deux doigts de mourir et se laissa dériver, inconscient, sur le fleuve quand il fut sauvé par une tribu de femmes aux cheveux longs qui le soignèrent et le guérirent. C'était la tribu même que l'explorateur espagnol Francisco de Orellana avait découverte lors de sa quête vaine de l'El Dorado. n nomma le fleuve Amazone en l'honneur des femmes guerrières grecques de la légende parce que ces indigènes tiraient à l'arc mieux que la plupart des hommes.
Cuttill leur fit connaître un tas d'inventions destinées à faciliter la t
‚che des femmes et des quelques hommes vivant avec elles. U construisit un tour de potier et leur apprit à fabriquer de grands bols compliqués et des récipients pour garder l'eau. U construisit des brouettes et des roues à
aubes pour l'irrigation, n leur montra comment utiliser des poulies pour soulever des objets lourds. Bientôt considéré comme un dieu, Cuttill mena une vie agréable auprès de la tribu. U prit pour épouses trois des plus jolies femmes et eut bientôt plusieurs enfants.
Son désir de revoir son pays s'apaisa lentement. Comme il avait quitté
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L'OR DES INCAS
l'Angleterre célibataire, il éiait s˚r qu'il n'y avait plus aucun parent ni aucun compagnon d'équipage pour l'accueillir à son retour, n était même possible que Drake, très à cheval sur la discipline, exige‚t qu'il f˚t puni pour avoir perdu le
Conception.
Incapable à présent de supporter les privations et les dangers d'un long voyage, Cuttill avait décidé, à contrecour, de passer les dernières années de sa vie sur les rives du grand fleuve. quand les Portugais passèrent par là, il leur remit son journal en demandant qu'on le fasse parvenir d'une façon ou d'une autre en Angleterre et qu'on le remette entre les mains de Francis Drake.
quand il eut achevé la lecture du journal, Perlmutter s'adossa à sa chaise, enleva ses lunettes et se frotta les paupières, n n'avait plus le moindre doute sur l'authenticité du document. L'écriture sur le parchemin montrait des traits fermes et hardis qui ne pouvaient en aucun cas avoir été tracés par la main d'un malade ou d'un mourant. Les descriptions de Cuttill ne paraissaient ni inventées, ni embellies. Perlmutter était certain que toutes les expériences, toutes les souffrances endurées par le second de Francis Drake, avaient vraiment eu lieu et qu'elles avaient été narrées par quelqu'un qui avait vécu ce qu'il avait écrit.
Il retourna au cour de sa recherche, à la brève mention du trésor laissé à
bord du Conception par Drake. Rechaussant ses lunettes, il revint au dernier chapitre du journal.
Mon esprit est aussi déterminé qu'une grande nef devant un vent du nord. Je ne retournerai pas dans mon pays natal. Je crains que le capitaine Drake ne soit rendu fou contre moi qui n'ai point rapporté les trésors à moi confiés et le coffret de jade avec les cordes nouées en Angleterre afin qu'il f˚t présenté à la bonne reine Bess. Je l'ai laissé dans le bateau échoué. Je serai enterré parmi les gens qui sont devenus ma famille.
Ecrit de la main de Thomas Cuttill, officier en second du Golden Hind, ce jour inconnu de l'an 1594.
Perlmutter releva les yeux et contempla une peinture espagnole du dix-septième siècle, sur le mur, représentant une flottille de galions espagnols voguant sur la mer dans la lumière orange et dorée d'un soleil couchant. Il l'avait trouvée dans un bazar de Ségovie et achetée pour un dixième de sa valeur, n referma doucement le fragile document, se leva et commença à faire les cent pas dans la pièce, les mains derrière le dos.
Un homme de Sir Francis Drake avait donc vraiment vécu et était mort sur les rives de l'Amazone. Un galion espagnol avait vraiment été jeté dans la jungle de la côte après un raz de marée. Et le coffret de jade avec ses cordes nouées avait vraiment existé à un moment donné. Etait-il encore parmi les membrures pourrissantes du galion, enterré dans la forêt vierge?
Un mystère vieux de quatre cents ans avait soudain crevé les ombres du temps et révélé un alléchant indice. Perlmutter était heureux que son enquête ait été couronnée de succès mais il savait bien que la confirmation du mythe n'était que le premier pas d'une longue chasse au trésor.
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L'étape suivante, et s˚rement la plus compliquée, serait de ramener le thé
‚tre des recherches à la scène la plus étroite possible.
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Hiram Yaeger aimait autant son gros super-ordinateur que sa femme et ses enfants, peut-être même davantage, n avait toujours du mal à s'arracher aux images qu'il projetait sur son écran géant pour rentrer chez lui auprès de sa famille. Les ordinateurs étaient toute sa vie depuis la première fois o˘
il avait posé les yeux sur un écran et tapé sa première commande. Cette histoire d'amour ne s'était jamais affadie. Au contraire, au fil des années, elle était devenue plus passionnée, surtout après qu'il ait construit un véritable monstre d'après ses propres plans pour le vaste centre de données de la NUMA. L'incroyable amoncellement de données dont il disposait maintenant ne cessait de l'étonner. n caressa le clavier du bout des doigts comme s'il s'agissait d'une entité vivante, sentant monter en lui l'impatience à mesure que les données, en s'assemblant, commençaient à
former une solution.
Yaeger était accroché à un vaste réseau à grande vitesse ayant la capacité
d'expédier d'énormes quantités de données numériques entre des bibliothèques, les services nécrologiques des journaux, des laboratoires de recherche des universités et les archives historiques du monde entier. Le "
super-bus de données ", comme on l'appelait, pouvait transmettre des milliards d'informations binaires à la vitesse du clignotement d'un curseur. En exploitant le réseau gigabit, Yaeger commença à récupérer et à
assembler suffisamment d'informations pour lui permettre de tracer une grille de recherches ayant un facteur de probabilité de soixante pour cent de contenir le galion vieux de quatre siècles, prisonnier de la forêt vierge.
Il était si intensément plongé dans la recherche du Nuestra Senora de la Conception qu'il ne remarqua ni n'entendit l'amiral James Sandecker entrer dans le Saint des Saints et s'asseoir sur une chaise derrière lui.
Le fondateur et premier directeur de la NUMA était physiquement assez petit mais assez chargé d'énergie pour mettre le feu à la ligne d'attaque des Dallas Cow-boys. Agé de cinquante-huit ans parfaitement gérés, adepte des régimes et de la forme, il courait ses huit kilomètres chaque matin, de son appartement à l'imposant immeuble de verre qui abritait deux mille des cinq mille ingénieurs, scientifiques et autres employés de la NUMA. La NUMA, c'était la contrepartie sous-marine de l'Agence pour l'Espace, la NASA.
Sandecker avait une tignasse raide d'un rouge ardent, grisonnant sur les tempes et séparée par une raie au milieu. Son menton s'ornait d'une magnifique barbe à la Van Dyck. Malgré son attachement à l'hygiène et la nutrition, on ne le voyait jamais sans un de ses ci-158
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gares favoris, spécialement roulés et choisis pour lui par le propriétaire d'une plantation à la JamaÔque.
Sous sa direction, la NUMA avait rendu le domaine de l'océanographie aussi populaire que celui de l'espace. Ses demandes de fonds auprès du Congrès, qu'il savait rendre persuasives avec l'aide d'une vingtaine des meilleures universités enseignant les sciences marines et de nombreuses sociétés investissant dans les projets sous-marins, avaient permis à la NUMA d'avancer à grands pas dans la connaissance de la géologie minière en grandes profondeurs marines, de l'archéologie marine, de la vie sous-marine et de la biologie des effets des océans sur le climat de la terre.
Sandecker n'avait pas que des admirateurs au sein de la bureaucratie de Washington, mais tous respectaient en lui l'homme dévoué, honnête et agissant. Ses relations avec le locataire du Bureau ovale à la Maison Blanche étaient chaudes et amicales.
- «a avance? demanda-t-il à Yaeger.
- Désolé, amiral, dit Yaeger sans se retourner, je ne vous ai pas vu entrer. J'étais en train de rassembler des données sur les courants marins au large de l'Equateur.
- N'essayez pas de m'amadouer, Hiram, dit Sandecker comme un furet au milieu d'une chasse. Je sais ce que vous fabriquez.
- Pardon?
- Vous êtes en train de chercher sur quelle partie de la côte un raz de marée
a frappé en 1578.
- Un raz de marée?
- Mais oui, vous savez, un grand mur d'eau qui s'élève de la mer et qui projette les galions espagnols loin de la côte en pleine jungle !
L'amiral souffla une bouffée de fumée malodorante et continua :
- Je ne me rappelle pas avoir autorisé une chasse au trésor sur le temps et le budget de la NUMA.
Yaeger s'arrêta et fit pivoter sa chaise.
- Alors, vous êtes au courant?
- Dites plutôt vous saviez. Depuis la première seconde, oui.
- Savez-vous ce que vous êtes, amiral?
- Un vieux saligaud rusé qui lit dans les pensées des gens, dit Sandecker d'un ton satisfait.
- Est-ce que votre boule de cristal vous a dit que le raz de marée et le galion étaient à peine plus que du folklore?
- Si quelqu'un est capable de flairer la différence entre les faits et la fiction, c'est bien notre ami Dirk Pitt, dit l'amiral d'un ton tranchant.
Maintenant, qu'avez-vous découvert?
Yaeger sourit discrètement.
- J'ai commencé par fouiner dans divers systèmes d'informations géographiques pour déterminer un endroit logiquement susceptible de cacher un navire dans la jungle pendant plus de quatre siècles, quelque part entre Lima et Panama.
Gr‚ce aux satellites de positionnement global, on peut étudier en détail certains endroits d'Amérique centrale et du Sud qui n'ont jamais figuré sur les cartes auparavant. J'ai d'abord étudié des cartes montrant des forêts tropicales poussant le long de la côte. J'ai rapidement éliminé le Pérou parce que ses régions côtières ont peu de végétation ou pas du tout. «a nous laissait encore plus de mille kilomètres de côtes forestières au nord de l'Equateur et presque tout le long de la Colombie. Là encore, j'ai pu éliminer à peu près quarante pour cent de côtes dont la géologie est trop raide et qui n'auraient pu correspondre quand la vague chargée d'assez de masse et de vitesse a transporté un navire de cinq cent soixante-dix tonnes à une bonne distance vers l'intérieur des terres. Puis j'ai encore viré
vingt pour cent de côtes dont les zones herbeuses ne produisent ni arbres épais ni feuillage susceptibles de cacher les restes d'un navire.
- «a laisse encore à Pitt à peu près quatre cents kilomètres à fouiller.
- La nature est capable d'altérer de façon drastique un environnement en cinq cents ans, dit Yaeger. Mais si on part des anciennes cartes tracées par les Espagnols de l'époque et qu'on examine les changements notés dans la géologie et le paysage, on peut raccourcir la zone de recherche d'encore cent cinquante kilomètres.
- Comment avez-vous fait pour comparer le terrain moderne et l'ancien ?
- Par des recouvrements tridimensionnels, expliqua Yaeger. En réduisant ou en augmentant l'échelle des vieilles cartes pour les faire correspondre aux plus récentes dressées par satellite, puis en les mettant les unes sur les autres, les variations des jungles côtières depuis la disparition du galion deviennent tout à fait apparentes. J'ai découvert qu'une grande partie des jungles côtières ont été beaucoup déboisées au cours des siècles pour récupérer des terres arables.
- «a n'est pas suffisant, dit Sandecker, irrité. C'est loin d'être suffisant. œœ faut que vous réduisiez la zone de recherche à vingt kilomètres au plus si vous voulez que Pitt ait une chance raisonnable de trouver l'épave.
- Je vous demande encore un peu de patience, amiral, dit Yaeger.
Parallèlement, on a fait des recherches dans les archives historiques pour connaître les raz de marée qui ont frappé la côte pacifique d'Amérique du Sud au seizième siècle. Heureusement, les Espagnols ont soigneusement noté
tout ça pendant leur conquête. J'en ai trouvé quatre. Deux au Chili en 1562
et en 1575. Le Pérou a été frappé en 1570 puis en 1578, l'année o˘ Drake a capturé le galion.
- O˘ ce dernier a-t-il frappé?
- Le seul récit vient du journal de bord d'un b‚timent de commerce espagnol en route pour Callao. JJ dit être passé sur une " mer folle " qui est allée se jeter dans les terres vers Bahia de Car‚quez, en Equateur. Bahia, naturellement, signifie baie.
- Une "mer folle" est une assez bonne description de ce qui se passe au-dessus d'un tremblement de terre sous-marin. JJ ne fait pas de doute qu'une vague sismique a été générée par un mouvement de la faille parallèle à la côte occidentale de tout le continent sud-américain.
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- Le capitaine a également noté qu'à son voyage de retour, un village établi à l'embouchure d'une rivière se jetant dans la baie avait disparu.
- Aucune possibilité d'erreur sur la date?
- Absolument aucune. La forêt tropicale à l'est paraît impénétrable.
- Très bien, nous avons le terrain. Maintenant, quelle a été l'amplitude de la vague?
- Un raz de marée, ou un tsunami, peut avoir une amplitude de deux cents kilomètres ou davantage, dit Yaeger. Sandecker réfléchit.
- quelle est la largeur de la baie de Car‚quez? Yaeger fit apparaître une carte sur l'écran.
- L'entrée est étroite, pas plus de quatre ou cinq kilomètres.
- Et vous dites que le capitaine du navire de commerce a noté la disparition d'un village près d'une rivière?
- Oui, monsieur, c'est ce qu'il a écrit.
- En quoi le contour de la baie aujourd'hui diffère-t-il de celui de l'époque?
- La baie extérieure a très peu changé, répondit Yaeger après avoir appelé
un programme montrant les vieilles cartes espagnoles et celles du satellite en couleurs différentes et en les superposant sur l'écran. La baie intérieure s'est rapprochée de la mer d'un kilomètre environ à cause du limon déposé par la rivière
Chone.
Sandecker contempla l'écran un long moment puis demanda :
- Est-ce que votre machin électronique peut simuler le raz de marée emportant le galion vers la terre?
- Bien s˚r, dit Yaeger, mais il faut tenir compte d'un certain nombre de facteurs.
- Par exemple?
- La hauteur de la vague, sa vitesse de déplacement.
- Elle aura d˚ avoir au moins trente mètres de haut et avancer à plus de cent cinquante kilomètres heure pour emporter un navire de cinq cent soixante-dix tonnes si loin dans la jungle qu'on ne l'a jamais retrouvé.
- D'accord, voyons ce que je peux faire avec les données numériques.
Yaeger entra une série de commandes sur le clavier et regarda quelques secondes l'écran en examinant l'image qu'il venait de produire sur l'écran.
Puis il utilisa un contrôle de fonction spécial pour affiner les graphiques et obtenir une simulation réaliste et dramatique d'un raz de marée traversant une zone côtière imaginaire.
- Voilà, annonça-t-il. Configuration de réalité virtuelle.
- Maintenant, ajoutez un navire, ordonna Sandecker.
Yaeger n'était pas expert dans la construction des galions du seizième siècle mais il produisit l'image acceptable d'un navire roulant lentement sur les vagues. Le tout donnait l'impression de graphiques mouvants envoyés par un projecteur à soixante images par seconde. Le galion avait l'air si vrai que quiconque serait entré dans la pièce aurait juré qu'il regardait un film.
- qu'en dites-vous, amiral?
- J'ai du mal à croire qu'une machine puisse créer quelque chose d'aussi vivant, dit Sandecker, visiblement impressionné.
- Vous devriez voir les derniers films d'images créées par ordinateurs montrant des vedettes disparues au milieu des nouvelles. J'ai regardé la vidéo d'Arizona Sunset au moins dix fois.
- quelles sont ces vedettes?
- Humphrey Bogart, Lionel Barrymore, Marilyn Monroe, Julia Roberts et Tom Cruise. «a a l'air tellement vrai que vous pourriez jurer qu'ils ont tous joué ensemble pour de bon.
Sandecker posa une main sur l'épaule de Yaeger.
- Voyons si vous pouvez réaliser un documentaire relativement plausible.
Yaeger fit ses tours de magie sur l'ordinateur et les deux hommes regardèrent, fascinés, l'écran qui montrait une mer si bleue et si distincte qu'on avait l'impression de regarder la vraie par la fenêtre.
Puis, doucement, l'eau commença à se ramasser en une vague qui s'éloigna de la terre en roulant, laissant le galion sur le fond marin aussi sec que s'il s'était agi d'un jouet posé sur la couverture d'un lit d'enfant. Puis l'ordinateur montra la vague se précipitant vers la côte, s'élevant de plus en plus haut puis engouffrant le navire sous une masse roulante d'écume, de sable et d'eau et le lançant avec une force et une vitesse prodigieuses vers la terre o˘ il s'arrêta enfin tandis que la vague se calmait puis mourait.
- Cinq kilomètres, murmura Yaeger. D semble être à cinq kilomètres de la côte environ.
- Pas étonnant qu'on l'ait perdu et oublié, dit Sandecker. Je vous conseille de contacter Pitt et de vous mettre d'accord avec lui pour lui envoyer par télécopie la grille des coordonnées de votre ordinateur.
Yaeger jeta à Sandecker un regard très étonné.
- Autoriseriez-vous les recherches, amiral?
Sandecker feignit la surprise en se levant et en se dirigeant vers la porte. Juste avant de sortir, il se retourna et dit, avec un sourire malicieux :
- Je ne peux tout de même pas autoriser ce qui pourrait se révéler une chasse au dahu, n'est-ce pas?
- Vous croyez que c'est ce que nous faisons, une chasse au dahu? Sandecker haussa les épaules.
- Vous avez fait votre part. Si le navire est vraiment quelque part dans la jungle et non au fond des mers, alors c'est à Pitt et à Giordino d'aller le retrouver au milieu de cet enfer terrestre.
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Giordino contempla la tache rouge séchée sur le sol du temple. - Aucun signe d'Amaru dans les décombres, dit-il.
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- Je me demande jusqu'o˘ il a pu aller, fit Miles sans s'adresser à
personne en particulier.
Shannon et lui étaient arrivés du puits sacré une heure avant midi, dans un hélicoptère piloté par Giordino.
- Ses copains mercenaires ont d˚ l'emmener avec eux, suggéra Pitt.
- L'idée qu'un sadique comme Amaru est peut-être encore en vie suffit à
vous coller des cauchemars, fit Rodgers.
Giordino haussa machinalement les épaules.
- Même s'il a survécu à l'attaque des roquettes, il a d˚ mourir d'avoir perdu trop de sang.
Pitt se tourna vers Shannon qui dirigeait une équipe d'archéologues et une petite armée d'ouvriers. Ds numérotaient les blocs de pierre tombés du temple en prévision d'une restauration. Elle semblait avoir découvert quelque chose dans les gravats et se penchait pour l'examiner.
- Un homme comme Amaru ne meurt pas facilement. Je pense que nous entendrons encore parler de lui.
- Voilà une pensée peu réjouissante, dit Rodgers, et que les dernières nouvelles de Lima paraissent confirmer. Pitt leva un sourcil.
- J'ignorais qu'on recevait CNN dans ce coin reculé des Andes.
- Maintenant, oui. L'hélicoptère qui a atterri il y a une heure appartient au Bureau péruvien des Informations, n a amené une équipe de reporters de télévision et une montagne d'équipements. La Cité des Morts fait la une des informations internationales.
- Et qu'est-ce qu'ils avaient à dire? pressa Giordino.
- L'armée et la police ont admis leur échec dans la capture des mercenaires renégats de l'armée, qui sont venus dans cette vallée pour nous couper la gorge et enlever les objets d'art. Et les enquêteurs n'ont pas retrouvé non plus les pilleurs de tombes d'Amaru.
Pitt sourit à Rodgers.
- Ce n'est pas exactement le genre de reportage qui fera bon effet au journal de vingt heures !
- Le gouvernement a essayé de sauver la face en racontant que les voleurs ont déchargé leur larcin de l'autre côté de la montagne et qu'ils se cachent maintenant dans les forêts d'Amazonie, au Brésil.
- C'est faux, dit Pitt. Autrement, pourquoi les Douanes américaines auraient-elles insisté pour que nous leur donnions un inventaire des objet volés? Ils savent ce qu'ils font. Non, le butin n'est pas éparpillé au sommet d'une montagne. Si je comprends bien ce que mijote le Solpemachaco, ils ne sont pas du genre à paniquer et à s'enfuir. Leurs informateurs militaires les ont tenus au courant de chaque étape, depuis le moment o˘ on a rassemblé la force d'assaut pour les capturer. Ils ont d˚ aussi apprendre le plan de vol des troupes d'assaut et mis au point un chemin s˚r pour s'évader en évitant de les rencontrer. Après avoir chargé le butin, ils ont probablement rejoint un point de rendez-vous soit sur un petit aérodrome soit dans un port de mer o˘ les objets volés ont été
transférés sur un jet ou sur un bateau. Et je doute que le Pérou revoie jamais les trésors historiques qu'on lui a volés.
- Votre scénario se tient, dit Rodgers. Mais n'oubliez pas que les méchants n'avaient plus qu'un hélicoptère puisque nous leur avions volé l'autre.
- Et que nous avions fait brutalement dégringoler celui-là dans la montagne, ajouta Giordino.
- Je crois que la vérité, c'est que le gang de tueurs de seconde classe qu'a fait venir le patron, celui-là même qui s'est fait passer pour Doc Miller, a été suivi par un ou deux hélicos gros porteurs, sans doute des modèles Boeing Chinooks, qui ont été vendus dans le monde entier. Ces zincs peuvent transporter une cinquantaine d'hommes ou vingt tonnes de matériel.
D restait donc assez de mercenaires au sol pour transborder les objets. Ils ont d˚ s'enfuir un bon moment après notre fuite et avant que nous n'alertions le gouvernement péruvien, qui a pris son temps pour monter un détachement aérien.
Rodgers regarda Pitt avec une admiration évidente. Seul Giordino ne semblait pas impressionné. Il savait depuis des années que Pitt possédait une rare qualité d'analyse des événements jusqu'aux plus petits détails.
Très peu d'hommes et de femmes reçoivent ce don à la naissance. Exactement comme les mathématiciens et les physiciens de génie calculent des formules incroyablement compliquées à un niveau incompréhensible pour le commun des mortels, Pitt travaillait à un niveau de déduction incompréhensible à la plupart des gens, sauf quelques rares enquêteurs criminels dans le monde.
Giordino trouvait parfois très agaçant le fait que, lorsqu'il essayait d'expliquer quelque chose à Pitt, ses yeux verts se fixaient sur un objet invisible au loin, n savait alors que Pitt se concentrait sur un raisonnement.
Tandis que Rodgers réfléchissait à la reconstruction des événements que venait d'exposer Pitt, essayant d'y trouver un vice, le grand homme de la NUMA reporta son attention sur Shannon.
Elle était à genoux sur le sol du temple, une petite brosse souple à la main et enlevait la poussière et les petits débris d'un vêtement funéraire.
Le tissu était en laine tissée, ornée de broderies multicolores représentant un singe en train de rire en exhibant des dents hideuses avec des serpents lovés à la place des bras et des jambes.
- Est-ce là ce que portaient les élégants chachapoyas? demanda-t-il.
- Non, c'est inca.
Shannon ne se retourna pas pour répondre, absorbée par sa t‚che.
- C'est un travail remarquable, observa Pitt.
- Les Incas et leurs ancêtres étaient les meilleurs teinturiers et les meilleurs tisserands du monde. Leurs techniques de tissage sont trop longues et trop compliquées pour être copiées aujourd'hui. Personne n'a jamais pu égaler leurs tapisseries. Les meilleurs tapissiers de la Renaissance en Europe utilisaient trente-quatre fils par centimètre. Les anciens Péruviens en utilisaient jusqu'à deux cents. Pas étonnant que les Espagnols aient cru que les textiles les plus beaux des Incas étaient faits de soie.
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- Ce n'est peut-être pas le moment rêvé pour parler des arts mais je pense que vous aimeriez savoir qu'Ai et moi avons fini de dessiner les objets que nous avons vus avant que le plafond s'effondre.
- Donnez-les au Dr Ortiz. Il est très intéressé par ce qui a été volé.
Puis, reprise par son travail, elle se remit à brosser.
Une heure plus tard, Gunn trouva Pitt près d'Ortiz qui dirigeait des ouvriers arrachant la végétation d'une grande sculpture représentant ce qui devait être un jaguar ailé avec une tête de serpent. Les m‚choires menaçantes, très larges, révélaient des crocs courbes impressionnants. Le corps massif et les ailes de ranimai entouraient l'entrée d'une grande b
‚tisse funéraire. La seule entrée était cette gueule ouverte assez large pour laisser passer un homme. Des pieds à la pointe des ailes relevées, la bête de pierre mesurait plus de six mètres.
- Je n'aimerais pas rencontrer ce genre de bestiole la nuit au coin d'un bois ! dit Gunn.
Le Dr Ortiz se tourna et fit un signe de bienvenue.
- C'est la plus grande statue chachapoya trouvée à ce jour. Je dirais qu'elle doit remonter à l'an 1200 ou 1300.
- A-t-elle un nom? demanda Pitt.
- Demonlo de los Muertos, répondit Ortiz. Le démon des morts, un dieu chachapoya protecteur lié au culte du monde souterrain. En partie jaguar, en partie condor et en partie serpent, il enfonçait ses crocs dans le cour de quiconque dérangeait les morts et l'emmenait dans les sombres profondeurs de la terre.
- On ne peut pas dire qu'il soit beau, observa Gunn.
- Le démon n'avait pas à l'être. Les effigies vont de la taille de celle-ci à celle d'une main humaine, selon la richesse et le statut du défunt. Je suppose que nous en trouverons dans toutes les tombes de la vallée.
- Le dieu de l'ancien Mexique n'était-il pas une sorte de serpent? demanda Gunn.
- Oui, quetzalcôatl, le serpent à plumes. C'était le dieu le plus important de Méso-Amérique, des civilisations qui ont commencé avec les Olmèques en 900 avant J.C. pour se terminer avec les Aztèques, pendant la conquête espagnole. Les Incas aussi avaient des sculptures représentant des serpents mais on n'a pu établir aucun rapport à ce jour.
Ortiz se retourna quand un ouvrier lui demanda d'examiner une petite figurine qu'il avait déterrée près de la sculpture. Gunn prit Pitt par le bras et l'entraîna jusqu'à une pierre basse o˘ ils s'assirent.
- Un courrier de l'ambassade des Etats-Unis est arrivé de Lima par le dernier hélicoptère, dit-il en retirant une enveloppe de sa serviette, fl a laissé un paquet faxé de Washington.
- De Yaeger? demanda impatiemment Pitt.
- De Yaeger et de ton ami Perlmutter.
- Ont-ils trouvé une piste?
- Lis toi-même. Julien Perlmutter a trouvé le récit d'un survivant du galion jeté dans la jungle par le raz de marée.
- Pour le moment, ça colle.
- Il y a mieux. Le récit mentionne un coffret de jade contenant des cordelettes nouées. Apparemment, le coffret repose avec les restes pourrissants du galion.
- Le quipu de Drake ?
- n semble que le mythe ait une base réelle, dit Gunn avec un large sourire.
- Et Yaeger? demanda Pitt en commençant à parcourir les papiers.
- Son ordinateur a analysé les données existantes et en a tiré une grille de coordonnées qui met le galion dans un périmètre de dix kilomètres carrés.
- Bien plus petit que ce que j'attendais !
- Je dirais que nos chances de retrouver le galion et le coffret de jade viennent d'augmenter d'au moins cinquante pour cent.
- Disons trente pour cent, corrigea Pitt en lisant une feuille de Perlmutter donnant tous les détails connus de la construction, des installations et du chargement du Nuestra Senora de la Conception. A part quatre ancres qui ont probablement été détachées lors du choc de la grosse vague, la signature magnétique de tout ce qui pouvait être en fer à bord serait trop faible pour être détectée au magnétomètre à plus de quelques mètres.
- Un EG&G Geometrics G-813G doit pouvoir détecter une petite masse de fer à
une bonne distance.
- Tu lis dans mes pensées. Frank Stewart en a un à bord du Deep Fathom.
- Il nous faudra un hélicoptère pour tendre les détecteurs au-dessus de la forêt vierge, dit Gunn.
- C'est ton domaine, répondit Pitt. qui connais-tu en Equateur? Gunn réfléchit un moment puis esquissa un sourire.
- Il se trouve que le directeur général de la Corporation Estatal Petrolera Ecuadoriana, la compagnie pétrolière nationale, a une dette envers la NUMA qui a piloté sa compagnie vers des nappes intéressantes de gaz naturel dans le golfe de Guayaquil.
- Et cette dette est assez importante pour qu'ils nous prêtent un zinc?
- Je crois pouvoir affirmer que oui.
- Combien de temps faut-il pour mettre la main sur lui? Gunn regarda le cadran de sa fidèle Timex.
- Donne-moi vingt minutes pour l'appeler et faire affaire avec lui. Après, j'informerai Stewart que nous passerons prendre le magnétomètre. Puis je contacterai Yaeger pour reconfirmer ses données.
Pitt regarda Gunn d'un air ébahi.
- Washington n'est pas exactement au coin de la rue! Tu fais tes conférences par signaux de fumée ou par miroirs?
Gunn sortit de sa poche un petit téléphone portatif.
- Voici l'Iridium, fabriqué par Motorola. Digital, sans fil, tu peux appeler n'importe o˘ dans le monde avec ça.
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- Je connais le système, dit Pitt. «a fonctionne sur un réseau satellite.
O˘ as-tu fauché celui-ci?
Gunn jeta un coup d'oil vers les ruines.
- Tiens ta langue. C'est une appropriation temporaire et ça vient de l'équipe de la télévision péruvienne.
Pitt regarda son ami binoclard avec une admiration mêlée de tendresse, n était très rare que Gunn, si timide, sorte de sa coquille académique pour faire ce genre de coup tordu.
- Tu es parfait, Rudi. Et je me fiche de ce qu'on pourra écrire sur ton compte dans les journaux à scandales.
En termes d'objets d'art et de trésors, les pilleurs de tombe avaient à
peine égratigné la surface de la Cité des Morts. Ils avaient surtout fouillé les tombes royales près du temple mais, gr‚ce à l'intrusion de Pitt, n'avaient pas eu le temps de s'occuper vraiment des tombes environnantes. Beaucoup contenaient les restes de grands commis de la confédération chachapoya. Ortiz et son équipe trouvèrent aussi ce qui semblait être les caveaux jamais violés de huit nobles. Ortiz fut fou de joie lorsqu'il découvrit que les cercueils royaux, en parfait état, n'avaient jamais été ouverts.
- Il nous faudra dix ans, peut-être vingt, pour fouiller toute cette vallée, dit-il au cours de leur bavardage d'après dîner. Aucune découverte dans les Amériques ne peut rivaliser avec celle-ci, ne serait-ce que par le nombre d'objets précieux. Il faut aller doucement. On ne doit rien ignorer, même pas la graine d'une fleur ou une perle de collier. Nous ne devons rien manquer parce que nous avons là une occasion unique de comprendre mieux la culture chachapoya.
- Votre travail est tout tracé, dit Pitt. J'espère seulement qu'aucun des trésors que vous trouverez ne sera volé pendant son transport jusqu'à votre musée national.
- Les pertes entre ici et Lima sont le cadet de mes soucis, répondit Ortiz.
On vole autant d'objets dans nos musées que dans les tombes d'origine.
- Vous n'avez donc pas de systèmes de sécurité pour protéger les objets précieux de ce pays? s'étonna Rodgers.
- Bien s˚r que si, mais les voleurs professionnels sont malins, n leur arrive de remplacer un objet de valeur par une copie fort bien faite. Il faut parfois des mois, voire des années, avant qu'on découvre les vols.
- Il y a seulement trois semaines, dit Shannon, le National Héritage Muséum du Guatemala a fait savoir qu'on leur avait dérobé des objets d'art mayas précolombiens pour une valeur d'à peu près huit millions de dollars. Les voleurs, en uniforme de gardes, ont tranquillement emporté les trésors pendant les heures de visite, comme s'ils les transportaient d'une aile à
l'autre. Personne n'a songé à leur poser des questions.
- Mon préféré, dit Ortiz sans sourire, c'est le vol de vingt-cinq pièces de vaisselle de la dynastie Shang du douzième siècle, dans un musée de Pékin.
Les
voleurs ont soigneusement démonté les vitrines et réarrangé les pièces restantes pour donner l'impression qu'il ne manquait rien. Il a fallu trois mois pour que le conservateur remarque que des pièces avaient disparu et qu'on les avait volées.
Gunn retira ses lunettes et les essuya.
- J'ignorais que le vol d'objets d'art était si répandu.
- Au Pérou, dit Ortiz, on vole autant d'objets d'art et de collections d'antiquités qu'on cambriole de banques. Le plus tragique, c'est que les voleurs deviennent plus audacieux. Ds n'hésitent pas à enlever des collectionneurs pour exiger des rançons. Et les rançons, bien s˚r, ce sont leurs objets de collection. Souvent, ils tuent purement et simplement le collectionneur avant de piller sa maison.
- Vous avez de la chance qu'une petite partie seulement des ouvres d'art ait été volée dans la Cité des Morts avant que les pirates aient d˚
déguerpir, dit Pitt.
- En effet. Mais malheureusement, les plus belles pièces ont sans doute déjà quitté le pays.
- Il est étonnant que la Cité n'ait pas été découverte par les huaqueros depuis longtemps, remarqua Shannon, évitant volontairement le regard de Pitt.
- Le Pueblo de los Muertos se situe dans une vallée isolée, à quatre-vingt-dix kilomètres du village le plus proche, expliqua Ortiz. Voyager par là
n'est pas facile, surtout à pied. La population indigène n'a aucune raison de faire sept ou huit jours de marche épuisante dans la jungle pour chercher quelque chose qu'elle croit n'avoir existé que dans les légendes de son lointain passé. quand Hi-ram Bingham a découvert Machu Picchu sur le sommet d'une montagne, aucun des indigènes ne s'était jamais aventuré là-haut. Et bien que cela n'arrête pas un huaquero, les descendants des Chachapoyas croient encore que les ruines de l'autre côté des montagnes, dans les grandes forêts de l'Est, sont protégées par un dieu démon comme celui que nous avons trouvé cet après-midi. Ils ont une sainte trouille de s'en approcher.
- C'est vrai, fit Shannon. Certains jurent que quiconque trouve et pénètre dans la Cité des Morts sera changé en pierre.
- Ah ! Oui ? murmura Giordino, le fameux " sois maudit si tu déranges mes os".
- Etant donné que personne ici ne semble avoir de raideurs articulaires, plaisanta Ortiz, je crois pouvoir dire que les esprits méchants qui fréquentent ces ruines ont perdu leurs pouvoirs.
- Dommage que ça n'ait pas marché contre Amaru et ses pillards, dit Pitt.
Rodgers se rapprocha de Shannon et lui mit la main sur la nuque comme pour la protéger.
- J'ai cru comprendre que vous nous quittiez demain matin ? Shannon, surprise, ne fit pas un geste pour éloigner la main de Rodgers.
- Est-ce vrai ? demanda-t-elle en regardant Pitt. Vous partez ? Gunn répondit avant Pitt.
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L'OR DES INCAS
- Oui, nous rentrons sur notre bateau avant de remonter vers le nord de l'Equateur.
- Vous n'allez pas partir à la recherche du galion dont nous avons parlé
sur le Deep Fathoml demanda Shannon.
- Connaissez-vous un meilleur endroit?
- Pourquoi l'Equateur? insista-t-elle.
- Al aime bien le climat, dit Pitt en tapant sur l'épaule de Giordino.
- On m'a dit que les filles de là-bas étaient belles et folles de luxure, approuva Giordino.
Shannon regarda Pitt, une lueur d'intérêt dans les yeux.
- Et vous?
- Moi? murmura innocemment Pitt. J'y vais pour pêcher.
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- Bien s˚r que vous pouvez les prendre! dit Francis Ragsdale, chef du département fédéral chargé des vols d'objets d'art du FBI en s'installant confortablement sur la banquette de vinyle du petit restaurant de style 1950 tout orné de chromes.
Il étudia les titres proposés par le juke-box Wurlitzer.
- Stan Kenton, Charlie Barnett, Stan Getz. qui a jamais entendu parler de ces types-là?
- Les gens qui apprécient la bonne musique, répondit Gaskill d'un ton acide au jeune officier.
Il s'installa à son tour sur la banquette d'en face dont sa grande carcasse occupa les deux tiers. Ragsdale haussa les épaules.
- Ce n'est pas de mon époque.
Pour lui, qui n'avait que trente-quatre ans, les grands musiciens nés avant
"son époque" n'étaient que des noms vaguement mentionnés de temps à autre par ses parents.
- Vous venez souvent ici ?
- Ce qu'on y mange tient au corps, répondit Gaskill.
- On ne peut pas dire que ce soit une recommandation d'épicurien.
Rasé de près, les cheveux noirs et souples, le corps raisonnablement bien entretenu, Ragsdale avait un visage avenant, de beaux yeux gris et l'allure gé-.nérale d'un acteur de feuilleton populaire récitant automatiquement son texte. C'était un bon enquêteur qui prenait son travail au sérieux et tenait à donner une bonne image du Bureau en portant des costumes sombres qui le faisaient ressembler à un agent de change de Wall Street heureux en affaires.
Avec un oil de professionnel pour le détail, il examina le sol couvert de linoléum, les tabourets ronds du bar, les porte-serviettes et les salerons de style art
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déco posés près d'une bouteille de ketchup et d'un pot de moutarde à la française. Son expression reflétait un dégo˚t poli. D aurait incontestablement préféré un restaurant plus à la mode du centre de Chicago.
- Drôle d'endroit ! Hermétiquement clos et dans la semi-obscurité.
- L'atmosphère est la moitié du plaisir, dit Gaskill.
- Pourquoi est-ce que, quand c'est moi qui paie, nous mangeons dans un établissement de classe mais quand c'est vous, on échoue dans un boui-boui pour vieillards?
- C'est parce que j'y ai toujours une bonne table.
- Et comment est la nourriture?
- C'est le meilleur endroit que je connaisse pour manger un bon poulet, fit Gaskill en souriant.
Ragsdale lui lança un regard nauséeux et ignora le menu imprimé entre deux feuilles de plastique.
- Je vais abandonner toute prudence et risquer le botulisme en commandant un bol de soupe et une tasse de café.
- Félicitations pour votre réussite dans le vol du Fairchild Muséum de Scarsdale. On m'a dit que vous aviez retrouvé vingt sculptures de jade de la dynastie Sung.
- Vingt-deux. Je dois admettre que j'ai ignoré le suspect le moins évident jusqu'à ce que je fasse chou blanc avec tous les autres. Le directeur de la sécurité, un homme de soixante-douze ans! qui aurait pensé à lui? n travaillait au musée depuis près de trente-deux ans. Un dossier aussi propre que les mains d'un chirurgien. Le conservateur a refusé de me croire jusqu'à ce que le vieux s'effondre et avoue, n avait enlevé les statuettes une par une sur une période de cinq ans, revenant après la fermeture, débranchant les systèmes d'alarme, ouvrant les serrures des vitrines et descendant les statuettes dans les buissons près du b‚timent par la fenêtre des toilettes, n remplaçait les statuettes volées dans les vitrines par d'autres de moindre valeur trouvées dans l'entrepôt du sous-sol, n changeait aussi les étiquettes. U se débrouillait pour remettre les stands dans leur position exacte sans laisser de traces révélatrices sur le fond des vitrines. Les responsables du musée ont été très impressionnés par sa technique.
La serveuse, l'archétype de toutes celles qui servent au bar et aux petites tables des cafés de province ou des restaurants pour routiers, un crayon coincé au bord de sa drôle de petite casquette, les m‚choires occupées à m
‚cher furieusement un chewing-gum et portant des bas à varices, vint vers eux, le crayon prêt à écrire sur un petit bloc vert.
- Oserai-je vous demander quelle est la soupe du jour? demanda Ragsdale d'un ton hautain.
- Des lentilles au curry avec jambon et pommes. Ragsdale la regarda avec surprise.
- Ai-je bien entendu?
- Voulez que j ' répète ?
- Non, non, la soupe aux lentilles au curry ira très bien.
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L'OR DES INCAS
La serveuse se tourna vers Gaskill.
- Vous, je sais ce que vous prendrez.
Elle cria leur commande à un chef invisible dans la cuisine d'une voix tenant du verre pilé et du gravier de rivière.
- Après trente-deux ans, demanda Gaskill en reprenant la conversation, qu'est-ce qui a pu pousser le chef de la sécurité du musée à se transformer en cambrioleur?
- Une passion pour l'art exotique. Le pauvre vieux aimait toucher et caresser les statuettes quand il n'y avait personne et puis un nouveau conservateur diminua son salaire pour cause d'austérité alors qu'il s'attendait à être augmenté. «a l'a rendu fou de rage et a exacerbé son désir de posséder les statuettes exposées. Après le premier vol, on pensa qu'il s'agissait de professionnels hautement qualifiés ou de quelqu'un du musée. J'ai rétréci les soupçons autour du directeur de la sécurité et obtenu un mandat pour fouiller sa maison. Tout était là, sur le manteau de la cheminée, toutes les pièces volées, comme autant de trophées de bowling.
- Vous travaillez sur une nouvelle affaire? demanda Gaskill.
- On vient de m'en coller une autre, oui.
- Un autre vol de musée? Ragsdale secoua la tête.
- Une collection privée. Le propriétaire est parti neuf mois en Europe.
quand il est rentré, ses murs étaient nus. Huit aquarelles de Diego Rivera, le peintre auteur de fresques.
- J'ai vu les fresques qu'il a faites pour l'Institut d'Art de Détroit.
- Les compagnies d'assurances ont la bave aux lèvres, n paraît que les aquarelles étaient assurées pour quarante millions de dollars.
- On pourra peut-être échanger des informations pour cette affaire.
- Vous pensez que ça peut intéresser les Douanes? s'étonna Ragsdale.
- Il y a une petite possibilité que l'affaire nous concerne aussi, en effet.
- Toujours heureux de vous donner un coup de main.
- J'ai vu des photos de ce qui pourrait être vos aquarelles de Rivera dans une vieille boîte contenant des numéros du Bulletin des Objets volés que ma sour a trouvés dans une maison qu'elle a achetée. Je vous en dirai plus quand je les aurai comparés à votre liste. S'il y a un rapport, il paraît que quatre de vos tableaux ont été volés en 1923 à l'université de Mexico.
Si on les a fait passer aux Etats-Unis, ça devient une affaire concernant les Douanes.
- C'est de l'histoire ancienne !
- Pas pour l'art volé, corrigea Gaskill. Huit mois plus tard, six Renoir et quatre Gauguin ont disparu du Louvre, à Paris, pendant une exposition.
- Je suppose que vous faites allusion à ce vieux voleur de tableaux de maîtres, comment s'appelait-il, déjà?
- Le Spectre, répondit Gaskill.
- Nos illustres prédécesseurs du ministère de la Justice n'ont jamais mis la main sur lui, n'est-ce pas?
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- Ils n'ont même jamais eu de dossier d'identification le concernant.
- Vous croyez qu'il a quelque chose à voir avec le premier vol des Rivera?
- Pourquoi pas? Le Spectre était au vol d'ouvres d'art ce que Raffles était au vol de diamants. Et aussi mélodramatique ! n a réalisé au moins dix des plus grands casses de l'Histoire. Et comme c'était un prétentieux, il laissait toujours sa marque personnelle derrière lui.
- Je crois me rappeler avoir lu qu'il s'agissait d'un gant blanc, dit Ragsdale.
- «a, c'était Raffles. Le Spectre laissait un petit calendrier sur les lieux de ses crimes et entourait la date de son prochain vol.
- C'est vrai que c'est sacrement prétentieux !
On apporta un grand plat ovale contenant ce qui ressemblait à du poulet sur un lit de riz. On servit aussi à Gaskill une salade appétissante. Ragsdale regarda d'un air sombre le contenu de son assiette puis la serveuse.
- Je suppose que ce troquet gras ne sert que de la bière en boîte?
La grosse serveuse le regarda de haut et sourit comme une vieille prostituée.
- Mon chou, on a de la bière en bouteille et on a aussi du vin. qu'est-ce que ça sera?
- Une bouteille de votre meilleur bourgogne.
- Je vais voir ça avec le sommelier.
Elle cligna d'un oil trop maquillé avant de retourner à la cuisine.
- J'avais oublié de mentionner le service très personnalisé, dit Gaskill en souriant.
Ragsdale plongea prudemment sa cuiller dans la soupe, le visage soupçonneux. U en avala le contenu comme s'il go˚tait un vin. Puis il ouvrit de grands yeux étonnés.
- Mon Dieu ! Du sherry et des oignons grelots, de l'ail, des clous de girofle, du romarin et trois sortes de champignons! C'est délicieux!
qu'avez-vous pris? demanda-t-il en regardant l'assiette de Gaskill. Du poulet?
Gaskill pencha son assiette pour que Ragsdale la voie.
- Vous n'êtes pas loin. La spécialité de la maison. Des cailles marinées puis grillées sur un lit de riz avec des raisins secs, des échalotes, des carottes rôties en purée et des poireaux au gingembre.
Ragsdale avait l'air d'un homme à qui on vient d'annoncer qu'il a des triplés.
- Vous vous êtes fichu de moi ! Gaskill fit mine d'être choqué.
- Je croyais que vous vouliez un endroit o˘ l'on mange bien !
- C'est fantastique ! Mais o˘ est la foule? On devrait faire la queue dehors !
- Le propriétaire et chef de cuisine qui, je vous le signale, était celui du Ritz de Londres, ferme sa cuisine le lundi.
- Mais pourquoi a-t-il ouvert rien que pour nous? s'étonna Ragsdale.
- J'ai retrouvé sa collection d'ustensiles de cuisine du Moyen Age quand on la lui a volée, dans son ancienne maison à Londres, pour la faire passer en fraude à Miami.
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L'OR DES INCAS
La serveuse revint et mit vivement une bouteille sous le nez de Ragsdale pour qu'il puisse lire l'étiquette.
- Voilà, mon chou, ch‚teau Chantilly 1878. Vous avez bon go˚t mais êtes-vous homme à payer huit mille dollars pour cette bouteille?
Ragsdale écarquilla les yeux devant la bouteille poussiéreuse et l'étiquette fanée, muet de surprise.
- Non, non, un cabernet de Californie ira très bien, réussit-il à dire.
- J'vais vous dire, mon chou, qu'est-ce que vous diriez d'un bordeaux cru bourgeois de 1988? Disons environ trente dollars. Ragsdale hocha la tête en une approbation muette.
- Je n'arrive pas à y croire !
- Je crois que ce qui me plaît vraiment ici, dit Gaskill en faisant une pause pour savourer un morceau de caille, c'est l'incongruité du lieu. qui s'attendrait à trouver une nourriture aussi gourmande et des vins pareils dans un petit restaurant qui ne paie pas de mine?
- C'est vrai que c'est un autre monde !
- Pour revenir à notre conversation, reprit Gaskill en enlevant délicatement un os avec ses gros doigts, j'ai presque mis la main sur une autre des acquisitions du Spectre.
- Oui, j'ai entendu parler de votre aventure ratée, murmura Ragsdale qui avait du mal à reprendre ses esprits. Une momie péruvienne couverte d'or, c'est ça?
- L'Armure d'Or de Tiapollo.
- qu'est-ce qui a foiré?
- Surtout un mauvais minutage. Pendant que je surveillais le propriétaire de l'appartement, un gang de voleurs déguisés en déménageurs a fauché la momie dans l'appartement du dessous o˘ elle était cachée avec une immense quantité d'autres objets d'art, tous plus ou moins achetés au marché
parallèle.
- Cette soupe est incomparable! dit Ragsdale en essayant d'attirer l'attention de la serveuse. Je vais jeter un nouveau coup d'oil au menu et commander autre chose. Avez-vous réussi à faire la liste des objets retrouvés?
- A la fin de la semaine. Je suppose qu'il doit y avoir entre trente et quarante pièces de vos listes du FBI dans la collection de mon suspect.
La serveuse revint avec le vin et Ragsdale commanda du saumon fumé avec du maÔs doux, des champignons chinois et des épinards.
- «'t'un bon choix, mon chou, dit-elle d'une voix traînante en ouvrant la bouteille.
Ragsdale secoua la tête d'étonnement avant de reporter son attention sur Gaskill.
- Comment s'appelle le collectionneur qui a emmagasiné ces pièces br˚lantes?
- Adolphus Rummel, un riche ferrailleur de Chicago. Est-ce que son nom vous dit quelque chose?
- Non, mais je n'ai jamais rencontré de collectionneurs d'objets volés tenir table ouverte. Y a-t-il une chance pour que ce Rummel parle?
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- Aucune, dit Gaskill d'un ton de regret, n a déjà loué les services de Jacob Morganthaler et déposé plainte pour récupérer les objets confisqués.
- Cet avocat qui retourne les jurés? dit Ragsdale d'un air dégo˚té. Ami et champion des collectionneurs et des trafiquants d'objets volés !
- Avec son record d'acquittements, on devrait se réjouir qu'il ne défende pas les assassins et les trafiquants de drogue.
- Vous avez une piste concernant les voleurs de l'Armure d'Or?
- Aucune. Un boulot parfait. Si je ne savais pas ce qui lui est arrivé, je jurerais que c'est l'ouvre du Spectre.
- A moins qu'il ne revienne d'entre les morts! œœ aurait un peu plus de quatre-vingt-dix ans, non?
Gaskill leva son verre et Ragsdale le remplit de vin.
- Supposez qu'il ait un fils ou qu'il ait établi une dynastie pour continuer la tradition familiale?
- C'est une idée. Sauf qu'on n'a pas trouvé de calendrier avec une date entourée lors des vols d'ouvres d'art depuis plus de cinquante ans.
- Ils auraient pu se spécialiser dans la contrebande et les copies et laisser tomber les stupidités thé‚trales. Aujourd'hui, les professionnels savent que la technologie des enquêteurs modernes peut relever plein d'indices et de preuves sur les petits calendriers pour les cravater sans problèmes.
- Peut-être. (Ragsdale se tut pendant que la serveuse lui apportait son saumon. Il en renifla l'odeur et s'émerveilla sur la présentation.) J'espère que c'est aussi bon que beau.
- Garanti, mon chou, fit la vieille serveuse. Satisfait ou remboursé.
Ragsdale vida son verre et s'en servit un autre.
- J'entends d'ici votre esprit carburer. qu'avez-vous l'intention de faire?
- Celui qui a commis le vol ne l'a pas fait pour en tirer un meilleur prix auprès d'un autre collectionneur. J'ai fait des recherches concernant l'armure revêtant la momie. D'après ce que j'ai appris, elle est couverte de hiéroglyphes gravés illustrant le long voyage d'une flotte inca transportant un immense trésor dont une énorme chaîne en or. Je crois que le voleur l'a prise pour tenter de trouver la trace du fabuleux filon.
- Est-ce que l'armure raconte ce qui est arrivé au trésor?
- D'après la légende, il a été enterré dans une île au milieu d'une mer intérieure... Comment est votre saumon?
- Le meilleur que j'aie jamais mangé, fit Ragsdale, heureux. Et croyez-moi, c'est un compliment. Alors, vous allez o˘ après cette légende?
- Il faut traduire les gravures de l'armure. Les Incas n'avaient pas de méthode pour écrire ou graver les événements comme les Mayas, mais des photographies de l'armure prises avant le premier vol en Espagne montrent des indications précises d'un système pictural graphique. Les voleurs auront besoin d'un expert pour décoder ces dessins. Et l'interprétation de pictographies anciennes n'est pas une profession encombrée.
- Alors vous allez faire la chasse à ceux qui savent le faire?
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L'OR DES INCAS
- Ce n'est pas bien difficile, n n'y a que cinq spécialistes. Les Moore, d'abord, le mari et la femme, qui travaillent en équipe. On dit que ce sont les meilleurs dans ce domaine.
- Vous avez bien fait vos devoirs. Gaskill haussa les épaules.
- La cupidité des voleurs est la seule piste que j'aie.
- Si vous avez besoin des services du Bureau, dit Ragsdale, vous n'avez qu'à m'appeler.
- J'apprécie, Francis, merci.