Chapitre 12

 

Thierry marcha jusqu'au fleuve, des larmes plein les yeux. Il s'arrêta sur le pont, lança le chouchou à l'eau et l'observa disparaître. Il sentit d'un seul coup un furieux appel de cette noirceur, de cette eau qui semblait pouvoir tout absorber.

Il tourna brusquement le dos à cet appel. Non, il devait d'abord coincer Camille. Pareil crime ne pouvait rester impuni.

Ce soir-là, il ne rentrerait pas chez lui. Jamais il ne pourrait soutenir le regard de sa femme. Non, il allait s'offrir une dernière nuit de beuverie et rentrerait au petit jour pour déposer sur la joue endormie un dernier baiser d'adieu.

Il se perdit cette nuit-là dans les pires ruelles de la ville. Les endroits les plus malfamés. Il but, fuma, sniffa. Il baisa, même s'il ne savait plus quoi.

Il se retrouva couché sur les pavés puants, vautré dans son vomi. Incapable de se tenir debout, d'ouvrir les yeux, d'être tout simplement.

Devant ses yeux ondulèrent d'étranges formes. On aurait dit des plantes sur lesquelles des choses roses étaient accrochées. Il s'approcha des végétaux qui entamaient une danse érotique en entonnant gaiement une chanson paillarde. L'une des plantes lui offrit un de ses fruits. Des bonbons, c'étaient des plantes à bonbons. Des bonbons roses. Rose éléphant. Eléphant à défenses. Défense d'entrée. …

Quant il revint à lui, il était dans un piteux état. Il passa chez lui sans bruit, se doucha, se changea puis vint faire à une Christine endormie le baiser qu'il s'était promis. "Je t'aime" murmura-t-il. Elle adressa un sourire sans sortir de son sommeil. Dieu qu'il aime cette femme !

 

Il alla au commissariat, donna quelques ordres à un agent puis vint dans son bureau. Un dossier avait été déposé par L.C. avec ce post-il "Résultats du laboratoire". Il parcourut les feuilles et sut qu'il avait raison. Il tenait l'assassin et aurait le temps de le confondre avant que le corps de Tatiana ne soit découvert.

Louis-Charles entra à son tour. Il avait mauvaise mine. Probablement avait-il passé sa nuit à chercher un moyen de sauver sa dulcinée.

  — Viens avec moi, L.C., dans la salle d'interrogatoire. Nous allons clore cette affaire.

  — Je vous en conjure, ce n'est pas Camille !

  — Je le sais. Mais j'ai un dernier service à te demander. Pourras-tu te charger du dossier et surtout tout signer de ton nom ? Ne fais pas apparaître le mien.

  — Mais pourquoi ?

  — Tu comprendras en tant voulu. Promets-le moi.

L.C. hocha silencieusement la tête.

 

Dans la salle d'interrogatoire, se tenaient, toujours ricanants, les trois gamins du lotissement. Ils ne semblaient nullement impressionnés d'avoir été amenés ici par des policiers. Leurs parents, consternés, attendaient derrière une vitre sans teint. Thierry et L.C. entrèrent à leur tour. L'inspecteur mena seul l'interrogatoire :

  — Vous savez pourquoi vous êtes là ?

  — C'est à cause la vieille, répondit en gloussant un des gamins.

  — Mais vous n'avez pas de preuve, nargua le deuxième.

  — Et même si vous en aviez, nous on est que des mômes, rit le troisième.

  — De quel bois êtes-vous fait ? Vous trouvez ça drôle ? Vous avez torturé, massacré une pauvre femme sans défense. Vous me donnez la nausée.

  — C'était marrant en fait. Surtout quand Lou lui a brûlé le cou au chalumeau.

Les trois enfants partirent d'un grand fou rire. Louis-Charles s'était assis, secoué par tant d'insensibilité.

  — Des preuves, j'en ai. Il y a d'abord les emballages de papier bonbons trouvés dans la poubelle de la victime. Les mêmes que ceux dont vous ne cessez de vous empiffrez.

  — Ça va être difficile de prouver qu'ils sont à nous…

  — Ensuite, il y a les cannettes de soda, avec votre ADN.

  — Nos parents ne vous laisseront pas prendre un échantillon d'ADN, proposa, moins sûr de lui, le troisième enfant.

  — Je n'ai pas besoin de leur autorisation, vue la gravité des faits. Mais mon petit doigt me dit, qu'ils me l'auraient donnée en découvrant les monstres qu'ils ont enfantés.

  — On n'est pas des monstres. On s'ennuyait c'est tout.

  — Et pour finir, j'ai les sacs poubelles. Ceux que vous avez cachés dans la haie de troènes. Vous vous rappelez ? Ces sacs que vous avez découpés pour vous en couvrir, ces sacs constellés du sang de votre victime. Avec vos empreintes partout au milieu des bouts de cervelle et d'os.

Les enfants ne riaient plus. Game over comme aurait signé l'un de leurs jeux vidéo.

  —  Je n'ai qu'une question. Pourquoi ?

  — On s'amusait c'est tout. On voulait juste voir combien de temps la vieille allait tenir.

  — Elle a seulement tenu 2h24, ajouta déçu le second.

  — La prochaine fois, on fera mieux, conclut le dernier dans un sourire vainqueur.

 

L.C. et Thierry sortirent. Comment trois enfants de neuf ans pouvaient-ils commettre pareille ignominie ? Sans une once de scrupule ou de culpabilité.

Derrière leur vitre, les parents pleuraient. Une mère hurlait, se frappait le visage de ses mains. La honte, eux la ressentaient.

 

Thierry soupira. Soulagé, malgré le goût amer qui envahissait sa bouche.

  — C'est pas fini L.C. Tu dois m'arrêter.

  — Pardon ?

  — Hier soir, j'ai tué Tatiana, d'une balle en plein cœur. Je veux que tu prennes ma déposition. Je vais tout avouer. Vous trouverez là-bas mes empreintes un peu partout. Elle m'empêchait de vivre, elle me harcelait alors je l'ai tuée.

 

Louis-Charles enregistra la déposition de son coéquipier. Les constatations prouvaient les dires de Thierry. Hubert se fit un plaisir de s'occuper de l'enquête préliminaire et d'accumuler scrupuleusement le maximum de preuves contre son ennemi. L.C. n'eut d'autres choix que celui de l'arrêter.

 

Assis dans sa cellule, Thierry repensait à cette dernière semaine. Cette affaire sordide, Tatiana, ses ivresses, le fou du commissariat…

Un agent lança :

  — Inspec… Euh Monsieur Motillan, vous avez de la visite.

Christine entra. Ses yeux gonflés montraient qu'elle avait beaucoup pleuré. Elle s'assit sur une chaise, séparé de l'homme qu'elle aimait par de solides barreaux. Elle pleura :

  — Mais pourquoi ? Je t'avais dit de laisser courir…

  — Je n'avais pas le choix.

  — Elle t'aurait oublié. Elle serait passée à autre chose. Ça ne te ressemble pas. Assassiner une femme froidement comme ça, je ne comprends pas.

Cette phrase fut comme un coup de poing dans le plexus de Thierry. Ce n'était donc pas Christine ? Il ne comprenait plus.

  — Tu n'as pas de chouchou vert ?

  — Qu'est-ce c'est que cette question ? Tu te fous de moi ? Tu as tué une femme, et tu me demandes de quelle couleur sont mes chouchous ?

  — Réponds, s'il te plait.

  — Non, je ne porte jamais de chouchous. Seulement des barrettes. Te voilà rassuré ? Et cela te donnait-il le droit de la tuer ? Tu es complètement fou…

Christine sortit en larmes. Probablement qu'elle ne reviendrait jamais…

 

Ce fut un Hubert radieux qui entra à son tour. Il ne dit rien. Il se tint debout face aux barreaux, fixant silencieusement son ennemi abattu. Il appréciait le spectacle, jubilait visiblement. Thierry ne réagit même pas. Il avait perdu. Au bout de quelques minutes, quand il fut enfin seul, l'ancien inspecteur attrapa une feuille et à la manière d'un Louis-Charles, écrivit:

 

 

Bravo, Tatiana !

 

 

J'ai cru être héroïque, courageux et futé

En m'accusant ainsi de cette mort arrangée.

J'ai cru sauver l'unique être jamais aimé.

Mais je me suis trompé, je me suis fait baiser.

 

Tatiana l'hystérique a su me tendre un piège

Dans lequel, pauvre crétin, je me suis engouffré

Au lieu d'avoir confiance en ma femme adorée…

Reste plus pour m'sauver qu'à allumer mille cierges

 

Tu m'as eu Tatiana, cette fois, tu as gagné

En un seul dernier coup, tu as su me voler

Ma carrière, ma famille, mon épouse, ma fierté.

 

Ma vie est terminée, tu m'as comme suicidé

Je pourrirai en taule au milieu des fêlés

Tout ça parce que je n'ai pas voulu ou su t'aimer.