Le siècle du désir
L’homme enflammé se propulsa en bas des marches des laboratoires Hume au moment où la voiture de police – appelée d’après lui par l’alarme que Welles ou Danse avait déclenchée à l’étage – apparaissait à la grille et tournait dans l’allée. Lorsqu’il passa la porte en courant, la voiture s’arrêta devant les marches dans un crissement de pneus et déchargea son contenu humain. Il attendit, tapi dans l’ombre, trop épuisé par sa terreur pour courir davantage, et certain qu’on le verrait. Mais les policiers disparurent derrière les portes à double battant sans même un coup d’œil vers lui. Suis-je vraiment en flammes ? se demanda-t-il. Cette épouvantable vision de sa chair baptisée par une flamme lisse qui le desséchait sans le consumer, n’était-elle qu’une hallucination de ses yeux et de ses yeux seuls ? Si oui, tout ce qu’il avait subi là-haut dans le laboratoire était peut-être aussi du délire. Peut-être n’avait-il pas vraiment commis les crimes qui l’avaient poussé à fuir, léché jusqu’au martyre par une flamme interne.
Il regarda son corps. Des points de feu pâle rampaient toujours sur sa peau nue, mais ils mouraient l’un après l’autre. Il se rendit compte qu’il s’éteignait comme un feu de joie délaissé. Les sensations qui l’avaient envahi – si intenses et si exigeantes, qu’elles ressemblaient à la douleur autant qu’au plaisir – finissaient par quitter ses nerfs, et le laissaient dans un état de torpeur bienfaisante. Son corps, émergeant à présent sous le voile du feu, était en piteux état. Sa peau faisait l’effet effrayant d’une carte de griffures, ses vêtements étaient en lambeaux, ses mains collantes de sang caillé ; sang qui, il le savait, n’était pas le sien. Aucun moyen d’éviter l’amère vérité. Il avait bien accompli tout ce qu’il s’était imaginé faire. En ce moment même les officiers de police devaient contempler son atroce ouvrage.
Il se glissa hors de sa niche près de la porte et entreprit de descendre l’allée en gardant un œil sur le retour éventuel des deux agents ; mais ni l’un ni l’autre ne reparut. Passé la grille, la rue était déserte. Il se mit à courir. Il avait à peine fait quelques pas que, dans son dos, l’alarme du bâtiment fut brusquement coupée. Pendant quelques secondes ses oreilles résonnèrent dans le silence de la sonnerie. Puis, bizarrement, il commença à entendre le bruit de la chaleur – le murmure furtif des braises –, assez lointain pour ne pas l’effrayer, et pourtant aussi proche que le battement de son cœur.
Il continua à trottiner, pour s’éloigner autant que possible de ses crimes avant leur découverte ; mais quelle que fut la rapidité de son pas, la chaleur allait de pair, bien nichée en un recoin de ses tripes, menaçant de l’embraser de nouveau à chacune de ses foulées désespérées.
Dooley mit plusieurs secondes à identifier la cacophonie venant de l’étage supérieur une fois que McBride eut coupé le signal d’alarme. C’était un babillage aigu de singes, qui provenait de l’une des nombreuses pièces du couloir, à droite.
« Virgile, cria-t-il dans la cage d’escalier. Montez ! »
Sans attendre son collègue, Dooley se dirigea vers la source du vacarme. À mi-couloir, l’odeur de moquette neuve et d’électricité statique fit place à une combinaison plus forte d’urine, de désinfectants et de fruits gâtés. Dooley ralentit son allure : il n’aimait pas davantage cette odeur que le baragouin hystérique des macaques. Mais McBride n’arrivait pas vite et après un bref instant d’hésitation, Dooley sentit sa curiosité l’emporter sur son inquiétude. La main à la matraque, il approcha de la porte ouverte et entra. Son apparition provoqua une nouvelle flambée de délire chez les animaux – environ une douzaine de rhésus. Ils s’affolèrent dans leurs cages, firent des culbutes, raclèrent et morigénèrent le treillage. Leur énervement était contagieux. Dooley sentit ses pores se gonfler de sueur.
« Il y a quelqu’un là-dedans ? » cria-t-il.
La seule réponse lui vint des prisonniers : un supplément d’hystérie, et de grattements métalliques. Il regarda les macaques, qui le fixèrent en retour, sans savoir s’ils découvraient les dents de peur ou en signe de bienvenue ; Dooley n’avait pas non plus envie d’éprouver leurs intentions. Il resta à bonne distance du banc où étaient alignées les cages et entreprit une fouille sommaire du laboratoire.
« Diable, je me demandais ce qu’était cette odeur ! dit McBride en arrivant à la porte.
— Les animaux, tout simplement, répondit Dooley.
— Ils ne se lavent donc jamais ? Bougres de dégueulasses !
— Trouvé quelque chose en bas ?
— Rien ! » dit McBride en allant vers les cages. Les acrobaties augmentèrent à son approche. « Seulement l’alarme.
— Rien ici non plus », dit Dooley. Il allait ajouter « Ne faites pas ça », pour empêcher son collègue de mettre le doigt dans un trou du grillage, mais avant qu’il ait pu prononcer un mot, l’un des animaux saisit le doigt tendu et le mordit. McBride dégagea son index et envoya un coup de poing vengeur dans le treillage. Avec des couinements de colère, l’occupant décharné se lança furieusement dans un fandango débridé qui menaça de faire basculer cage et macaque.
« Il vous faudra une piqûre antitétanique pour ça, commenta Dooley.
— Ah merde ! dit McBride. Mais enfin, qu’est-ce qu’il lui arrive à ce petit con ?
— Peut-être qu’ils n’aiment pas les étrangers.
— Ils ont complètement perdu la tête ! » McBride, songeur, suça son doigt et cracha. « Enfin, regardez-les ! »
Dooley ne répondit pas.
« Mais regardez-les donc… » répéta McBride.
Très calmement, Dooley dit :
« Là-bas…
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Venez voir. »
Le regard de McBride passa de la rangée de cages aux tables encombrées pour venir se poser par terre, à l’endroit que Dooley fixait avec un air de dégoût fasciné. McBride cessa de sucer son doigt et se fraya un passage entre paillasses et tabourets pour rejoindre son collègue.
« Là-dessous », murmura Dooley.
Aux pieds de Dooley, sur le sol griffé, il y avait une chaussure à talon, beige ; sous le banc se trouvait sa propriétaire. À en juger par sa position, ou bien le gredin l’avait dissimulée dans cette cachette, ou bien elle s’y était traînée elle-même pour mourir loin des regards.
« Elle est morte ? demanda McBride.
— Regardez-la, bon Dieu ! répondit Dooley. Elle est complètement éventrée !
— Il faut vérifier les signes de vie », lui rappela McBride.
Dooley ne remua pas le petit doigt, alors McBride se mit à quatre pattes devant la victime et chercha un pouls sur son cou lacéré. Il n’y en avait pas. Pourtant la peau était encore tiède sous ses doigts. Sur sa joue, une traînée brillante de salive n’avait pas encore séché.
Dooley, décidant que son rapport était terminé, baissa les yeux sur la défunte. Le corps accroupi de McBride lui masquait la plupart de ses blessures, sur le haut du torse. Il ne voyait que sa chevelure auburn éparse et ses jambes, dont un pied était déchaussé, sortant de la cachette. Il les trouva belles ; il aurait pu la siffler pour ses jambes.
« Elle est docteur, ou technicienne, dit McBride. Elle porte une blouse de labo. » Elle ne la portait plus. En fait, le vêtement avait été déchiré, ainsi que les autres couches d’habits en dessous, et ensuite, comme si on avait voulu compléter le tableau, on avait également déchiré la peau et les muscles. McBride examina l’intérieur de sa cage thoracique ; son sternum était cassé et son cœur délogé de son emplacement, comme si l’assassin avait voulu l’emporter en souvenir et qu’il avait été interrompu en pleine action. Il la regarda attentivement, sans avoir la nausée ; il se félicitait toujours d’avoir le cœur bien accroché.
« Vous avez la preuve qu’elle est bien morte, maintenant ?
— Jamais vu plus morte !
— Carnégie va venir », dit Dooley, en allant vers l’un des éviers. Sans se préoccuper de laisser ses empreintes, il ouvrit le robinet et, de la main, s’aspergea le visage d’eau froide. Lorsqu’il releva la tête, après ses ablutions, McBride avait achevé son tête-à-tête avec le cadavre et se dirigeait à travers la salle vers une batterie d’appareils.
« Bon sang, mais qu’est-ce qu’ils font ici ? demanda-t-il. Regardez-moi tous ces machins !
— Un genre de centre de recherches, dit Dooley.
— Et qu’est-ce qu’ils cherchent ?
— Comment diable le saurais-je ? » coupa sèchement Dooley. Les piailleries incessantes des singes et la proximité de la morte lui donnaient envie de déguerpir.
« Laissons tout cela… »
McBride feignit d’ignorer le souhait de Dooley ; il était fasciné par la technique. Ravi, il contempla les appareils à encéphalogrammes et à électrogrammes, les imprimantes qui continuaient à dévider des kilomètres de papier blanc par terre ; le dispositif de moniteurs vidéo et de consoles. L’endroit faisait penser à la Marie Céleste. Ce navire scientifique abandonné qui, bien qu’il n’y eût plus ni capitaine ni équipage pour le mener, continuait à naviguer en fredonnant un air sans mélodie pour lui tout seul.
Derrière le mur de matériel, il y avait une fenêtre d’un mètre carré, guère plus. McBride avait pensé qu’elle donnait sur l’extérieur du bâtiment, mais à y regarder de plus près, il se rendit compte qu’il s’était trompé. Derrière le dispositif technique se trouvait une salle d’expériences.
« Dooley… ? » dit-il en se retournant. Mais le bonhomme n’y était plus, descendu à la rencontre de Carnégie sans doute. Content de pouvoir rester à son exploration, McBride reporta son attention sur la fenêtre. Il n’y avait pas de lumière derrière. Curieux, il longea l’arrière de la rangée d’appareils, jusqu’à ce qu’il trouve la porte de la salle. Elle était entrouverte. Il entra sans hésiter.
La lumière qui aurait pu filtrer par la fenêtre restait bloquée par les instruments de l’autre côté ; donc l’intérieur était sombre. Les yeux de McBride mirent quelques secondes à percevoir l’impression véritable du chaos dans lequel était la salle : une table renversée ; une chaise réduite en bois d’allumettes ; un fouillis de câbles et d’appareils démolis (caméras, peut-être, pour filmer ce qui se passait dans la salle ?) ; groupes de lampes pareillement fracassées. Aucun vandale professionnel n’aurait fait meilleure œuvre de dégradation !
Il flottait dans l’air une odeur que McBride connaissait sans arriver à la remettre, ce qui l’irritait. Il resta immobile, taquiné par cette perception. Un bruit de sirène monta d’en bas, par le couloir ; Carnégie serait là d’ici peu. Soudain, il retrouva à quoi associer l’odeur. C’était la même que celle qui lui chatouillait les narines quand, après avoir fait l’amour avec Jessica et être cillé se laver (selon son habitude rituelle), il revenait de la salle de bains dans la chambre. C’était l’odeur de l’amour. Il sourit.
Son visage respirait encore le plaisir lorsqu’un objet lourd fendit l’air à la rencontre de son nez. Il sentit céder le cartilage et jaillir un flot de sang. Sous le choc, il fit deux ou trois pas en arrière, évitant ainsi le coup suivant, mais, déboussolé, il perdit l’équilibre. Il tomba maladroitement sur une litière de verre brisé et leva la tête pour voir son assaillant, qui brandissait une barre de métal et avançait sur lui. Son visage ressemblait à celui des singes : mêmes dents jaunes, mêmes yeux farouches. « Non ! » cria l’homme, en abêtissant sa massue improvisée sur McBride qui, du bras, parvint à parer le coup et à saisir l’arme par la même occasion. Cette attaque lavait pris par surprise, mais à présent, la douleur de son nez cassé s’ajoutant à la fureur de sa réaction, il égalait largement son agresseur. Il lui arracha sa matraque, comme une sucette à un enfant, et avec un rugissement, se dressa d’un bond. Tous les préceptes qu’il avait pu jadis apprendre quant à la technique d’arrestation avaient fui son esprit. Il assena une volée de coups sur la tête et les épaules de son agresseur, le forçant à reculer. L’homme se plia en deux sous l’assaut, et à la fin il s’affala contre le mur en gémissant. Ce fut seulement alors, une fois son adversaire au bord de l’inconscience, que McBride sentit son courroux s’estomper. Il resta au milieu de la pièce, le souffle court, et regarda sa victime glisser le long du mur. Il venait de commettre une grossière erreur. Il se rendait compte à présent que son agresseur portait une blouse blanche ; comme Dooley aimait à le dire, ce qui énervait toujours McBride, ce type était du côté des anges.
« Nom d’un chien ! dit McBride. Enfer et damnation de merde ! »
Le type ouvrit les yeux et regarda McBride. De toute évidence sa prise sur le réel était très ténue, mais dans la sombre figure au large front brillait un regard qui semblait le reconnaître. Ou plutôt, ne pas le reconnaître.
« Ce n’est pas lui ! murmura-t-il. – Qui ? » McBride comprenait qu’il pouvait encore sauver sa réputation de ce fiasco s’il parvenait à extirper un renseignement de ce témoin. « Pour qui m’avez-vous pris ? »
L’homme ouvrit la bouche, mais aucune parole n’en sortit. Avide d’entendre son témoignage, McBride s’accroupit près de lui et dit : « Qui pensiez-vous attaquer ? »
De nouveau la bouche s’ouvrit, mais aucune parole audible n’en sortit. McBride insista : « C’est important, fit-il, dites-moi simplement qui était là. »
L’homme fit un effort pour être entendu. McBride colla son oreille aux lèvres tremblantes.
« Dans l’œil-de-bœuf », dit-il avant de s’évanouir, laissant McBride maudire son père de lui avoir légué un caractère qu’il craignait bien encore d’avoir à regretter. Mais sinon pourquoi vivre après tout ?
L’inspecteur Carnégie avait l’habitude de s’ennuyer. En échange de chacun des rares moments de vraie découverte que lui avait procurés sa vie professionnelle, il avait passé des heures et des heures à attendre – qu’on ait photographié et examiné les cadavres, qu’on se soit décidé sur le choix des avocats, qu’on ait intimidé les suspects. Il avait depuis longtemps abandonné toute tentative de lutte contre cette vague d’ennui et, à sa façon, avait appris l’art de se laisser porter par le courant. On ne pouvait brusquer le cours des enquêtes ; il en était venu à penser que le sage laissait les médecins légistes, les avocats et toute leur clique prendre leur temps. L’important, c’était de désigner le coupable et de le faire trembler.
À présent que la pendule murale du laboratoire marquait minuit cinquante-trois et que même les singes se taisaient dans leur cage, il attendait, assis sur l’un des bancs, qu’Hendrix ait fini ses estimations. Le médecin légiste regarda le thermomètre, puis il se dépouilla de la seconde peau de ses gants et les jeta sur le drap où reposait la morte. S’est toujours difficile de définir l’heure du décès, dit le docteur. Elle a perdu moins de trois degrés. Je dirais qu’elle est morte depuis moins de deux heures.
— Les agents sont arrivés à minuit moins le quart, dit Carnégie. Alors elle a dû mourir à peu près une demi-heure avant ?
— Quelque chose de cet ordre.
— Est-ce qu’elle a été placée là-dessous ? demanda-t-il, indiquant le banc.
— Oh, certainement ! Elle n’a pu en aucune façon s’y cacher seule. Pas avec de telles blessures. Elles sont terribles, n’est-ce pas ? »
Carnégie dévisagea Hendrix. Ce type avait sans doute vu des centaines de cadavres, dans toutes les conditions possibles, mais on lisait un enthousiasme sans réserve sur ses traits pincés. En un sens, Carnégie trouva ce mystère plus fascinant que celui de la mort de la femme, ou de son assassin. Comment pouvait-on se délecter à prendre la température rectale d’un cadavre ? Voilà qui le dépassait. Mais le plaisir luisait dans les yeux de cet homme.
« Le mobile ? demanda Carnégie.
— Plutôt explicite, non ? Le viol. Il y a eu des molestations très précises ; des contusions autour du vagin ; un abondant dépôt de sperme. Il y a de quoi faire !
— Et les blessures à la poitrine ?
— Elle s’est fait déchiqueter. Déchirer plutôt que taillader.
— L’arme ?
— Je ne sais pas, dit Hendrix avec un sourire à l’envers. Enfin, on lui a lacéré la chair. S’il n’y avait pas les preuves de viol, je serais tenté de penser qu’il s’est agi d’un animal.
— Un chien… ?
— Je pencherais pour un tigre », dit Hendrix.
Carnégie fronça les sourcils. « Un tigre ?
— Je plaisante, répondit Hendrix. C’était une blague, Carnégie. Mon Dieu, avez-vous un soupçon d’humour ?
— Ce n’est pas drôle, dit Carnégie.
— Je ne ris pas, répondit Hendrix d’un air revêche.
— Et l’homme qu’a trouvé McBride dans la salle d’expériences ?
— Eh bien ?
— Suspect ?
— Pas le moins du monde ! Nous cherchons un malade, Carnégie. Grand, fort. Fou furieux.
— Et les blessures ? Avant ou après ?
— Je ne sais pas », répondit Hendrix, le sourcil froncé. « L’autopsie nous en dira plus. À mon humble avis le type était en rut. Je dirais que blessures et viol ont sans doute été simultanés. »
Les traits naturellement flegmatiques de Carnégie exprimèrent comme un choc. « Simultanés ? »
Hendrix haussa les épaules. « Le désir est une drôle de chose, dit-il.
— Très drôle ! » dit l’autre d’une voix atterrée.
Suivant son habitude, Carnégie se fit déposer à cinq cents mètres de son domicile par son chauffeur, pour pouvoir faire le vide dans sa tête avant de retrouver son foyer, son chocolat chaud et son lit. L’inspecteur observait religieusement ce rituel, même quand il était mort de fatigue. Il faisait sa petite promenade afin de se détendre avant de franchir le seuil de sa porte ; sa longue expérience lui avait appris que le fait de ramener ses soucis professionnels à la maison ne servait ni son enquête ni sa vie de famille. Il l’avait compris trop tard pour empêcher le départ de sa femme et l’éloignement de ses enfants, mais il appliquait quand même le principe.
Cette nuit il marchait lentement, pour que les scènes affligeantes de la soirée s’estompent un peu. Sa route le fit passer devant un petit cinéma qui serait bientôt démoli d’après ce qu’il avait lu dans la presse locale. Ce n’était pas surprenant. Il ne fréquentait pas beaucoup les cinémas, mais le tarif appliqué par ce nid à puces avait dégénéré ces dernières années. Le programme de la semaine était un cas d’espèce ! Il proposait deux films d’horreur. Des navets sinistres sans originalité à en juger d’après l’illustration grossière et les hyperboles éhontées des affiches. « Vous risquez d’en perdre le sommeil ! » disait l’une des formules accrocheuses ; et, en dessous, une femme (tout à fait éveillée) se faisait toute petite dans l’ombre d’un homme à deux têtes. Quelles images banales n’allait-on pas chercher pour provoquer la peur chez les spectateurs ! Les morts ambulants ; la nature démesurée envahissant un monde miniature ; les vampires, les mauvais sorts, les marches sur le feu, les orages et autres stupidités effrayant le public. Tout était tellement rebattu que c’en était risible ! Dans ce catalogue d’épouvante à deux sous, il n’y en avait pas une qui égalât la banalité de l’appétit humain dont, à chaque semaine de sa vie professionnelle, il voyait l’horreur (ou ses conséquences). En y pensant, son esprit survola une douzaine d’images : de morts, découverts à la torche, visage contre terre et battus jusqu’à l’oubli ; et de vivants aussi, dont il revoyait les yeux avides de sexe, de drogue, et de douleur des autres. Pourquoi ne mettait-on jamais cela sur les affiches ?
En arrivant près de sa maison, il entendit gémir un enfant dans l’ombre à côté du garage ; la plainte l’arrêta net. Elle recommença, et cette fois il reconnut qu’il ne s’agissait pas du tout d’un enfant, mais d’un chat, ou de plusieurs chats, qui s’adressaient des cris d’amour dans le passage sombre. Il alla les chasser. Le passage puait la sécrétion des chats en chaleur. Il n’eut pas à beugler ; son pas suffit à les effrayer. Ils filèrent en tous sens, ils n’étaient pas deux, mais une demi-douzaines : apparemment ils s’étaient adonnés à une véritable orgie ! Mais il était arrivé trop tard sur les lieux ; l’odeur infecte de leurs séductions était suffocante.
Carnégie fixa sans comprendre l’ensemble compliqué des moniteurs et magnétoscopes installés dans son bureau.
« Qu’est-ce que ça veut dire, nom d’une pipe ? demanda-t-il.
— C’est pour les bandes vidéo du laboratoire, dit Boyle, son second. Je pense que vous devriez y jeter un coup d’œil, Chef. »
Bien qu’ils aient fait équipe pendant plusieurs mois, Carnégie ne comptait pas Boyle parmi ses agents favoris ; on sentait presque l’ambition dans son haleine. Chez une personne moitié moins âgée que lui, une telle cupidité aurait été inadmissible ; chez un homme de trente ans, elle frisait la répugnance. Ce dispositif même, cet assemblage de matériel prêt à recevoir Carnégie dans son bureau à huit heures du matin, était bien dans le style de Boyle : clinquant et excessif.
« Pourquoi tant d’écrans ? demanda Carnégie d’un ton acide. On me les passe en stéréo par hasard ?
— Ils filmaient simultanément avec trois caméras, chef. Prenant l’expérience sous des angles différents.
— Quelle expérience ? »
D’un geste, Boyle proposa à son supérieur de s’asseoir. Obséquieux dans les moindres détails, hein ? Pensa Carnégie ; ça te fera un bon point !
« Allez-y, indiqua Boyle au technicien des magnétoscopes, passez les cassettes. »
Carnégie but une petite gorgée du chocolat chaud qu’il avait apporté avec lui en entrant. Son faible pour cette boisson virait à la drogue. Les jours où la machine tombait en panne, il était vraiment très malheureux. Il regarda les trois écrans. Soudain un titre.
Étude d’Aveugle, disait le titre. « Confidentiel ».
« L’Aveugle ? dit Carnégie. Qu’est-ce que c’est ? Qui est-ce ?
— De toute évidence, c’est un genre de code, dit Boyle.
— L’Aveugle, l’Aveugle. » Carnégie répétait le mot comme pour le maîtriser, mais avant d’avoir pu résoudre le problème, il vit les images défiler sur les trois écrans. Elles représentaient le même sujet : un homme à lunettes, proche de la trentaine, assis sur une chaise ; mais chaque écran montrait la scène sous un angle différent. Le premier montrait le sujet en entier et de profil ; le deuxième le montrait de trois quarts, pris en plongée ; et le troisième faisait un gros plan de face sur son visage et ses épaules, pris de derrière la vitre de la salle d’expériences. Les trois images étaient en noir et blanc, et toutes légèrement décentrées et floues. En fait, pendant que les bandes se déroulaient, on s’occupait de régler ces points techniques. Le sujet échangeait un flot de paroles avec la femme (même d’après ses brèves apparitions, on la reconnaissait comme la défunte) qui lui appliquait des électrodes sur le front. Le plus gros de la conversation était difficile à saisir ; l’acoustique de la salle frustrait aussi bien le micro que l’auditeur.
« Cette femme est le docteur Danse, fit Boyle. La victime.
— Oui, dit Carnégie, regardant intensément les écrans. Je la reconnais. Combien de temps durent ces préparatifs ?
— Un certain temps. Ce n’est pas très édifiant.
— Eh bien, passez donc à la partie édifiante !
— Avance rapide », dit Boyle. Le technicien s’exécuta, et les acteurs des trois écrans se mirent à couiner. « Attendez ! dit Boyle. Petit retour en arrière. »
De nouveau le technicien fit ce qu’on lui demandait. « Là ! dit Boyle. Stop. Maintenant, vitesse normale. » L’action reprit son cours naturel. « C’est là que ça commence vraiment, Chef. »
Carnegie avait terminé son chocolat ; il mit le doigt au fond de son gobelet et déposa le fond pâteux, écœurant et sucré sur sa langue. Sur les écrans, le docteur Danse s’était approchée du sujet, une seringue à la main, voilà qu’elle lui passait un coton au creux du coude et lui faisait une injection. Depuis sa visite aux Laboratoires Hume, ce n’était pas la première fois que Carnégie se demandait ce qu’on y faisait précisément. Cette procédure était-elle de rigueur dans la recherche pharmaceutique ? Le secret implicite de l’expérience (l’heure tardive, le bâtiment désert) laissait penser le contraire. Et il y avait, avec le titre, la mention « Confidentiel ». De toute évidence, ce qu’ils regardaient n’était pas destiné au public.
« Êtes-vous bien installé ? » demandait maintenant un homme hors du champ de la caméra. Le sujet hocha la tête. Sans ses lunettes, qu’on lui avait ôtées, il avait l’air un peu ahuri. Visage passe-partout, pensa Carnégie ; le sujet – toujours anonyme – n’était ni Adonis, ni Quasimodo. Ses tempes étaient légèrement dégarnies et sa tignasse d’un blond sale lui arrivait aux épaules.
« Je suis très bien, docteur Welles, répondit-il.
— Vous n’avez pas chaud ? Vous ne transpirez pas ?
— Pas vraiment, répondit le “cobaye”, un peu comme s’il s’excusait. Je ne sens rien d’extraordinaire. »
Tu ne l’es pas non plus, mon bonhomme, pensa Carnégie ; puis se tournant vers Boyle :
« Avez-vous visionné les bandes jusqu’au bout ?
— Non, chef. J’ai pensé que vous aimeriez les voir d’abord. Je me suis arrêté à la piqûre.
— Des nouvelles du docteur Welles à l’hôpital ?
— La dernière fois que nous avons appelé il était toujours dans le coma. »
Carnégie grogna et reporta son attention sur les écrans. Après le rebondissement d’action au moment de l’injection, l’image sur les bandes redevenait immobile : les trois caméras fixaient leur sujet myope d’un regard perçant ; de temps en temps, une question de Welles, toujours la même, sur son état interrompait la torpeur du sujet. Après trois ou quatre minutes de cette étude sans action, un cillement de paupières commença même à revêtir un sens éminemment dramatique.
« Pas tellement intéressant comme intrigue ! » commenta le technicien.
Carnégie se mit à rire ; Boyle eut l’air affligé. Deux ou trois minutes de plus passèrent ainsi.
« Voilà qui n’a pas l’air très prometteur, dit Carnégie. Faites une avance rapide, voulez-vous ? »
Le technicien allait exécuter l’ordre lorsque Boyle dit : « Attendez ! »
Carnégie lui lança un regard irrité par son intervention, puis il retourna aux écrans. Il se passait quelque chose : une transformation subtile s’était imprimée sur les traits insipides du sujet. Il commençait à sourire en lui-même et s’affaissait sur son siège comme si son corps glissait dans un bain bien chaud. Ses yeux, qui jusque-là n’avaient pas exprimé grand-chose d’autre qu’une affable indifférence, se fermèrent, et ensuite, une fois fermés, ils se rouvrirent. On y vit alors une qualité absente jusque-là : une lueur de désir qui semblait traverser l’écran pour atteindre l’atmosphère paisible du bureau de l’inspecteur.
Carnégie posa son gobelet de chocolat et s’approcha des écrans. Au même moment, le sujet se leva également de sa chaise et avança vers la vitre de la salle, sortant du champ de deux des caméras. Mais la troisième le filmait encore lorsqu’il colla son visage à la vitre, et pendant un instant les deux hommes, face à face de part et d’autre de plusieurs couches de verre et de temps, semblèrent se croiser du regard.
L’homme avait maintenant une expression critique sur le visage, son désir débordait rapidement les limites de la raison. Les yeux brûlants, il appliqua ses lèvres contre la vitre de la salle, l’embrassa et la fouilla de sa langue.
« Bon sang, mais que se passe-t-il ? »
La piste sonore déversait maintenant un fouillis de voix aiguës ; le docteur Welles s’efforçait en vain de demander au sujet de l’expérience de décrire clairement ses sensations tandis que le docteur Danse lançait les chiffres qu’elle lisait sur différents appareils de mesure. Il était difficile d’entendre distinctement (le vacarme étant d’autre part augmenté par une explosion de piailleries dans la cage des singes), mais il était évident que la valeur des chiffres allait en montant. Le visage du sujet était rouge ; sa peau luisante de transpiration soudaine. Il ressemblait au martyr à qui on brûle les pieds ; en proie à l’extase fatale. Il cessa d’embrasser la vitre, arracha les électrodes de ses tempes et les capteurs de ses bras et de sa poitrine. Danse, dont la voix trahissait à présent la frayeur, lui cria d’arrêté. Puis elle traversa le champ de la caméra ; en direction de la porte de la salle, supposa Carnégie.
« Vaudrait mieux pas faire ça ! » dit-il, comme si, à son commandement, ce drame revenait de trois siècles en arrière, et qu’il pouvait à volonté empêcher la tragédie.
Mais la femme ne l’écouta pas. Un instant plus tard, on la voyait de la tête aux pieds à son entrée dans la salle. L’homme alla au-devant d’elle, renversant du matériel par la même occasion. Elle cria quelque chose – son nom peut-être. Si oui, le raffut des singes empêcha de l’entendre. « Merde, dit Carnégie, lorsque les bras agressifs du sujet s’attaquèrent d’abord à la caméra qui filmait de profil, puis à celle qui le prenait de trois quarts : l’image s’arrêta sur deux des trois moniteurs. Seule la caméra qui filmait de face, en sûreté à l’extérieur de la pièce, continua à enregistrer les événements, mais le réglage de l’objectif ne permettait que de temps en temps un aperçu du coups en mouvement. À la place, l’œil sobre de la caméra continua à fixer, presque avec ironie, le carreau maculé de salive entre les deux salles, aveugle aux atrocités qui se commettaient à deux pas.
« Que lui ont-ils donc donné, grands dieux ? » dit Carnégie, tandis que, quelque part hors du champ de la caméra, les hurlements de la femme s’élevaient au-dessus des cris aigus des singes.
Jérôme se réveilla en début d’après-midi, affamé et courbatu. Lorsqu’il repoussa le drap de son corps, il fut épouvanté par son état : son torse était couvert de griffures, et la région du bas-ventre à vif. Avec une grimace de douleur, il se déplaça jusqu’au bord du lit et s’assit un instant, essayant de recomposer les événements de la nuit. Il se rappelait être allé au laboratoire, mais ensuite ? Il y avait plusieurs mois qu’on le payait comme « cobaye », en échange d’un peu de sang, de son confort et de sa patience, ce qui complétait ses maigres revenus de traducteur. Cet arrangement s’était fait grâce à un ami qui avait le même genre de travail, mais alors que Figley était employé dans le cadre du programme principal des recherches du laboratoire, Jérôme avait été contacté au bout d’une semaine par les docteurs Welles et Danse qui lui proposèrent (après toute une série de tests psychologiques) de travailler exclusivement pour eux. Dès le départ, ils lui avaient fait clairement comprendre que leur projet (dont on ne lui avait pas défini le but) était d’une nature secrète, et qu’ils exigeaient de lui une disponibilité totale de même qu’une entière discrétion. Il avait besoin d’argent, et la rémunération offerte était substantiellement supérieure à celle que payait le laboratoire, aussi avait-il accepté, malgré les horaires impossibles. Depuis quelques semaines on lui demandait de venir tard le soir et même de travailler jusqu’aux toutes premières heures du matin, pour subir les interminables questions de Welles sur sa vie privée, sous l’œil vitreux de Danse.
Au souvenir de son regard froid, il ressentit un frisson. Était-ce parce qu’il s’était un jour imaginé qu’elle le regardait avec plus de tendresse que nécessaire pour un docteur ? Il se reprocha cette lamentable illusion. Il n’était pas fait du bois dont rêvent les femmes, et il s’en convainquait chaque jour davantage en marchant dans les rues. De sa vie d’adulte, il ne se rappelait pas qu’une seule fois une femme ait regardé et maintenu son regard vers lui, qu’une fois son coup d’œil appréciateur lui ait été retourné. Il ne savait pas très bien pourquoi cela le tracassait à présent. Sa vie dépourvue d’amour n’avait rien d’extraordinaire, il’le savait. Et la Nature s’était montrée bonne : sachant apparemment que le don d’attirance lui était passé à côté, elle avait eu le bon goût de diminuer sa libido. Les semaines passaient sans que ses pensées conscientes ne se lamentent de sa chasteté forcée.
Parfois, lorsqu’il entendait gronder la tuyauterie, il pouvait se demander à quoi ressemblait Mr Morrisey, sa propriétaire, dans son bain : il lui arrivait d’imaginer ses seins fermes et pleins de savon, ou la fente sombre de ses fesses quand elle se penchait pour se talquer entre les orteils. Mais ces affres le tourmentaient, heureusement, fort rarement. Et lorsqu’il n’en pouvait plus, il empochait ses économies du laboratoire et se payait les faveurs d’une certaine Angela (il n’avait jamais su son nom de famille) de Greek Street.
Il réfléchit qu’il se passerait plusieurs semaines avant qu’il puisse recommencer : ce qu’il avait fait la nuit précédente, ou que, plus exactement, il s’était fait, ses contusions, le handicapait presque totalement. La seule explication plausible – bien qu’il fût incapable de se rappeler les détails – était qu’il s’était fait tabasser en rentrant du laboratoire ; ou alors il était entré dans un bar et on l’avait provoqué dans une bagarre. Ce qui était déjà arrivé, de temps en temps. Il avait une de ces têtes qui réveillaient la brute chez les ivrognes.
Il se leva et clopina jusqu’à la minuscule salle de bains adjacente. Ses lunettes ne se trouvaient pas à leur place habituelle près du miroir devant lequel il se rasait, et son image était triste et floue, mais son visage paraissait tout aussi éraflé que le reste de son corps. De plus, il avait une touffe de cheveux arrachée au-dessus de l’oreille gauche, du sang caillé sur le cou. Il se mit péniblement en devoir de nettoyer ses plaies, puis de les badigeonner d’une solution piquante antiseptique. Cela fait, il retourna dans sa pièce studio pour y chercher ses verres. Il aurait pu tout remuer, il n’arriva pas à mettre la main dessus. Maudissant sa bêtise, il fouilla dans ses affaires pour retrouver l’ancienne paire. Elle ne servait plus – ses yeux s’étaient considérablement affaiblis depuis l’époque où il portait ces lunettes –, mais elle aurait au moins le mérite de lui permettre une vision moins vague de son environnement.
Une indiscutable mélancolie l’avait envahi, faite de sa douleur et de ses pensées importunes sur Mr Morrisey. Pour l’empêcher de s’installer, il alluma la radio. Une voix onctueuse se fit entendre, déversant les habituels propos lénifiants. Jérôme avait toujours eu du mépris pour la musique populaire et ses défenseurs, mais à présent, traînant dans son petit studio, rechignant à se vêtir d’étoffes irritantes alors que ses éraflures lui faisaient toujours mal, il se mit à ressentir autre chose que du dédain à l’écoute des chansons. On aurait dit qu’il entendait paroles et musique pour la première fois ; qu’il avait pendant toute sa vie été sourd aux sentiments qu’elles véhiculaient. Captivé, il oublia sa douleur et écouta. Les chansons dévidaient l’histoire obsédante d’un amour perdu et retrouvé, avant d’être à nouveau perdu. Les paroles emplissaient les ondes de métaphores – la plupart ridicules, mais non moins puissantes pour cela. De paradis, de cœurs en flammes ; d’oiseaux, de cloches, de voyages, de soleils levants ; de passion comme folie, comme envol, comme trésor inimaginable. Il ne fut pas calmé par le sentimentalisme béat de ces chansons ; malgré leurs rimes faibles et leur mélodie banale, elles le provoquaient par leur évocation d’un monde ensorcelé par le désir. Il se mit à trembler. Ses yeux, d’après lui fatigués par ses lunettes trop faibles, commencèrent à le tromper. Il lui semblait voir des traces de lumière sous sa peau ; des étincelles jaillir du bout de ses doigts !
Il scruta ses mains et ses bras ; plutôt que de disparaître devant son observation, l’illusion augmenta. Des perles éclatantes, comme des restes de feu dans la cendre, se mirent à remonter ses veines, se multipliant sous son regard. Curieusement, il ne sentait aucun désarroi. Le feu qui bourgeonnait ne faisait que refléter la passion que lui racontaient les chansonnettes : l’amour était dans l’air, à chaque coin de rue, et attendait qu’on le cueille. Il repensa à la veuve Morrisey dans son appartement du dessous, qui vaquait à ses occupations, soupirait comme lui, sans aucun doute ; qui attendait son héros. Plus il pensait à elle, et plus il s’enflammait. Elle ne le repousserait pas, il en était convaincu par les chansons ; ou alors, il insisterait jusqu’à ce qu’elle cède (encore une promesse des chansonnettes). Soudain, à la pensée qu’elle allait se rendre, il sentit le feu s’engouffrer en lui. Il laissa la radio marcher derrière lui et descendit l’escalier en riant.
Il avait fallu presque toute la matinée pour établir une liste des personnes employées comme cobayes au laboratoire ; Carnégie avait eu l’impression que la direction mettait une certaine mauvaise volonté pour ouvrir ses dossiers à l’enquête, malgré l’horreur de ce qui s’était déroulé sur les lieux. Finalement, peu après midi, on lui avait remis un bottin de noms hâtivement rassemblés, quatre douzaines et demie en tout, avec les adresses correspondantes. La direction soutint qu’aucun sujet ne correspondait à la description de celui de Welles. On expliqua que, de toute évidence, les médecins avaient utilisé le laboratoire pour travailler sur un projet privé. Bien qu’un tel procédé ne fut pas encouragé, tous deux étaient des chercheurs chevronnés, et on leur accordait une certaine licence. Il était donc vraisemblable que l’homme que recherchait Carnégie n’ait jamais été sur la liste du personnel du laboratoire. Sans se laisser troubler, Carnégie fit tirer une sélection de photos d’après la bande vidéo et les fit distribuer à ses agents, avec la liste de noms et d’adresses. Dès lors, ce fut un travail de fourmi qui demandait de la patience.
Léo Boyle parcourut du doigt la liste qu’on lui avait donnée. « Plus que quatorze », dit-il.
Son chauffeur grogna, il le regarda. « Ce n’était pas vous le collègue de McBride ? demanda-t-il.
— Si, répondit Dooley. Mais il a été suspendu.
— Pourquoi ?
— Y manquait de doigté, Virgile, vrai ! L’a jamais pu prendre le coup pour arrêter les gens », répondit Dooley d’un ton bourru.
Il gara la voiture.
« C’est là ? demanda Boyle.
— Vous avez dit au numéro quatre-vingt. C’est le quatre-vingts. C’est sur la porte : huit et zéro.
— J’ai des yeux. »
Boyle sortit de la voiture et remonta l’allée. La maison, assez grande, avait été divisée en appartements : il y avait plusieurs sonnettes. Il appuya sur celle de J. Tredgolf – le nom qui figurait sur sa liste – et attendit. Parmi les cinq maisons visitées jusque-là, deux étaient inoccupées et les habitants des trois autres n’avaient aucune ressemblance avec le criminel.
Boyle attendit quelques secondes devant la porte et appuya de nouveau sur le bouton ; une pression plus longue cette fois.
« Il n’y a personne, lui dit Dooley depuis le trottoir.
— On dirait. »
Au moment même où il disait cela, Boyle sembla voir dans l’entrée glisser une silhouette au contour déformé par le verre vitrail de la porte. « Attendez… dit-il.
— Qu est-ce qu’il y a ?
— Il y a du monde, et on ne veut pas répondre. » Il appuya de nouveau sur la première sonnette, puis sur les autres. Dooley s’avança dans l’allée, chassant une guêpe trop assidue.
« Vous êtes sûr ? dit-il.
— J’ai vu quelqu’un à l’intérieur.
— Sonnez chez les autres, suggéra Dooley.
— C’est déjà fait. Il y a quelqu’un qui ne veut pas venir ouvrir la porte. » Il tapa au carreau. « Ouvrez, annonça-t-il. Police ! »
C’est malin ! pensa Dooley ; pourquoi pas un haut-parleur, pour mettre le Ciel au courant, tant qu’il y est ? La porte resta fermée, c’était couru d’avance, alors Boyle se tourna vers Dooley et lui demanda : « Y a-t-il un portillon sur le côté ?
— Oui, chef.
— Vite, passez par-derrière avant qu’il ne s’échappe.
— Ne faudrait-il pas…
— Exécution ! Je fais le guet ici. Si vous arrivez à entrer par l’arrière, venez m’ouvrir la porte. »
Dooley partit ; laissant Boyle seul devant la porte principale. Il appuya de nouveau sur toutes les sonnettes, puis, la main en visière au-dessus des sourcils, il colla le front à la vitre. Il n’y avait pas l’ombre d’un mouvement dans l’entrée ; se pouvait-il que l’oiseau se soit déjà envolé ? Il redescendit un peu l’allée et leva les yeux sur les fenêtres ; elles lui rendirent un regard vide. Il s’était écoulé largement assez de temps pour que Dooley soit arrivé derrière la maison ; mais jusqu’ici il n’avait ni reparu, ni appelé. Dans l’impasse où il était, Boyle avait peur que sa tactique ait permis à la proie de s’échapper, alors il décida de suivre son instinct et de faire le tour de la maison.
Dooley avait laissé le portillon ouvert. Boyle longea le côté de la maison, jeta un coup d’œil par une fenêtre dans une salle de séjour déserte, avant de contourner le bâtiment pour arriver à la porte de derrière. Elle était ouverte. Cependant, Dooley était invisible. Boyle empocha ses photos et sa liste, puis il entra, mais il rechignait à appeler Dooley de peur d’alerter l’assassin de sa présence ; pourtant le silence l’inquiétait. Il traversa l’appartement en marchant comme sur des œufs, mais toutes les pièces étaient désertes. À la porte donnant sur le hall d’entrée où il avait d’abord vu la silhouette, il s’arrêta. Où était passé Dooley ? Apparemment il avait disparu.
Il y eut alors un gémissement derrière la porte.
« Dooley ? » s’aventura Boyle. Nouveau gémissement. Il passa dans l’entrée. Trois portes de plus, toutes fermées, donnaient dans le hall ; portes d’appartements, sans doute, ou de studios. Sur le paillasson de coco de la porte principale, il y avait la matraque de Dooley, comme si son propriétaire l’avait lâchée là en voulant fuir. Boyle ravala sa peur et pénétra dans le hall. La plainte se fit de nouveau entendre, tout près. Il se retourna et regarda dans l’escalier. Dooley gisait là, sur le demi-palier, à peine conscient. On avait grossièrement tenté de lui arracher ses vêtements ; de larges parties de son anatomie avachie au-dessous de la ceinture étaient à l’air.
« Que se passe-t-il, Dooley ? » demanda Boyle en se dirigeant vers les premières marches de l’escalier. Entendant sa voix, l’agent se roula en boule. Ses yeux larmoyants s’ouvrirent tout grands de terreur en se fixant sur Boyle.
« Ce n’est rien, le rassura Boyle, ce n’est que moi. »
Boyle comprit trop tard que le regard de Dooley n’était pas du tout fixé sur lui, mais sur quelque chose par-dessus son épaule. Lorsqu’il pivota sur ses talons pour avoir un aperçu du croque-mitaine de Dooley, une silhouette lui fonça dessus. Le souffle coupé et la bouche pleine d’injures, Boyle se retrouva à terre. Il joua des pieds et des mains pendant plusieurs secondes avant que son attaquant ne le saisisse par la veste et les cheveux pour le remettre sur pied. Il reconnut immédiatement la face furieuse qui lui faisait front avec violence – la calvitie naissante, la bouche faible, le désir brûlant –, mais il n’avait pas tout prévu. D’abord, l’individu était aussi nu qu’un nouveau-né, même s’il était pourvu d’attributs moins modestes. Ensuite, il était visiblement très excité. Si le gland luisant de son sexe dressé vers Boyle ne suffisait pas à le prouver, ses mains, qui s’étaient mises à lui déchirer les vêtements, rendaient ses intentions tout à fait claires.
« Dooley ! hurla Boyle d’une voix aiguë tandis qu’il se voyait projeter à travers l’entrée. Au nom du ciel ! Dooley ! »
Sa prière s’arrêta net lorsqu’il heurta le mur d’en face. Le fou fut dans son dos en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, et lui colla le visage contre le papier peint : un entrelacs d’oiseaux et de fleurs remplit les yeux de Boyle. Aux cent coups, Boyle se défendit, mais le type ne contrôlait pas sa force décuplée par la passion. Maintenant la tête du policier d’une main insolente, il lui déchira son pantalon et son slip, lui découvrant ainsi les fesses.
« Dieu… » pria Boyle dans le motif du papier peint. « Je vous en prie, mon Dieu, faites qu’on me vienne en aide… »
Mais ses prières ne furent pas plus fructueuses que ses tentatives de résistance. Il fut épinglé contre le mur comme un papillon sur du liège, sur le point de se faire transpercer intégralement. Il ferma les yeux, et ses larmes de dépit lui coulèrent sur les joues. L’assaillant lâcha la tête de Boyle et l’empala de son membre. Boyle refusa de crier. La douleur ressentie n’égalait en rien sa honte. Mieux valait sans doute que Dooley reste dans son état comateux, et que son humiliation se passe d’un bout à l’autre sans témoin.
« Arrête ! » murmura-t-il dans le mur. Il ne s’adressait pas à son attaquant, mais à son corps, l’exhortant à ne pas trouver de plaisir dans cet outrage. Mais ses terminaisons nerveuses le trahissaient : elles s’enflammèrent à cette prise d’assaut. Sous la torture des coups de boutoir, une partie impardonnable de sa personne ne refusait pas l’expérience.
Dans l’escalier, Dooley se remit sur pied tant bien que mal. Ses reins, affaiblis depuis son accident de voiture au Noël précédent, avaient flanché dès que le fou furieux lui avait sauté dessus dans l’entrée. Et maintenant, ses moindres mouvements lui causaient une souffrance atroce en descendant l’escalier. Paralysé de douleur, il descendit les marches tant bien que mal et regarda, ahuri, à l’autre bout de l’entrée. Était-ce bien Boyle, l’arriviste méprisant, qui se faisait baiser comme un petit délinquant en mal de fric pour sa drogue ? Ce tableau cloua Dooley sur place pendant plusieurs secondes, puis il parvint à détourner les yeux et les baissa sur le paillasson et la matraque. Il fit très attention en se déplaçant, mais le fou était trop occupé à déflorer sa victime pour le remarquer.
Jérôme écoutait le cœur de Boyle. Il battait fort, avec un rythme séduisant, et il semblait encore plus fort à chaque fois que Jérôme s’enfonçait en lui. Il voulut l’avoir, prendre sa chaleur, son mouvement. Sa main fit le tour de la poitrine de Boyle, et creusa dans la chair.
« Donne-moi ton cœur », dit-il. C’étaient les paroles d’une des chansonnettes.
Boyle hurla dans le mur lorsque son attaquant lui déchira la poitrine. Il avait vu des photos de la femme du laboratoire ; son souvenir lui rendait la blessure ouverte de son torse avec l’éclat de l’éclair. Ce malade voulait lui faire subir la même atrocité. Donne-moi ton cœur. En proie à une panique qui frisait les limites de la raison, il trouva une nouvelle énergie, et recommença à se battre. Il passa la main derrière son dos et enfonça les ongles dans la poitrine du type ; mais rien, pas même la déchirure de la peau de son crâne, ni la touffe de cheveux arrachés, ne ralentit le rythme de ses coups. In extremis, Boyle tenta de glisser une main entre son corps et le mur et d’attraper le salaud entre ses jambes pour le déloger. Au même moment, Dooley attaqua, assenant une volée de coups de matraque sur la tête de Jérôme. Cette diversion procura une précieuse liberté d’action à Boyle. Il s’appuya de toutes ses forces contre le mur ; l’autre lâcha prise, les mains gluantes du sang de la poitrine de Boyle. Boyle poussa encore. Cette fois, il réussit à se débarrasser entièrement de l’homme. Leurs corps se séparèrent ; Boyle se retourna, en sang, mais hors de danger, et regarda Dooley poursuivre le type dans le hall en cognant sur sa tête aux cheveux blonds et gras. Il ne faisait pas vraiment d’efforts pour se protéger ; ses yeux brûlants (jusqu’à présent, Boyle n’avait jamais compris la justesse de cette image) étaient toujours posés sur l’objet de ses affections.
« Tuez-le ! » dit calmement Boyle, tandis que l’individu souriait – il souriait ! – sous les coups. « Brisez-lui chacun des os de son corps ! »
Même si Dooley, boiteux comme il l’était, avait été à même d’obéir à cet ordre, il ne l’aurait pu. L’injonction de Boyle fut interrompue par une voix venant de l’autre bout du hall d’entrée. Une femme sortait de l’appartement par lequel était entré Boyle.
À en juger par son état, elle aussi avait été victime de ce maraudeur ; mais par son arrivée dans l’appartement, Dooley avait de toute évidence détourné l’importun avant qu’il n’ait pu faire de sérieux dégâts.
« Arrêtez-le ! » dit-elle, en montrant du doigt l’individu au sourire mauvais. « Il a essayé de me violer. »
Dooley se rapprocha pour s’emparer du prisonnier, mais Jérôme avait d’autres plans. Il appliqua sa main sur le visage de Dooley et le repoussa contre la porte d’entrée. Le paillasson de coco lui glissa sous le pied : il faillit tomber. Lorsqu’il eut retrouvé son équilibre, Jérôme avait déjà filé à l’étage. Boyle avait fait une misérable tentative pour l’en empêcher, mais il avait des lambeaux de son pantalon entortillés autour du mollet et Jérôme, au pied léger, fut bientôt à mi-escalier.
« Appelez du renfort, ordonna Boyle à Dooley. Et vite. »
Dooley fit « oui » de la tête et ouvrit la porte d’entrée.
« Y a-t-il une sortie par le haut ? » demanda Boyle à Mr Morrisey. Elle secoua la tête. « Alors nous le tenons, le salaud, pas vrai ? dit-il. Allez Dooley ! » Dooley clopina jusqu’à la voiture. « Et vous, dit-il à la femme, allez me chercher de quoi faire une arme. N’importe quoi du moment que c’est solide. »
La femme hocha la tête et retourna sur ses pas, laissant Boyle affalé à côté de la porte ouverte. Une douce brise rafraîchit son visage en sueur. Dehors, Dooley appelait du renfort de la voiture.
Boyle pensa que les voitures seraient là bien trop tôt, et qu’on allait embarquer le type pour qu’il fasse sa déposition. Finies les occasions de revanche une fois qu’il serait détenu ; la loi suivrait sereinement son cours, et lui, la victime, ne serait qu’un spectateur. S’il voulait sauver les ruines de sa virilité, il allait le faire maintenant sinon, s’il restait là à languir, les boyaux en feu, il n’arriverait jamais à se débarrasser de l’horreur ressentie quand son corps l’avait trahi. Il devait agir sur-le-champ, faire disparaître une bonne fois pour toutes le sourire du faciès de son violeur, sinon il n’éprouverait que dégoût de lui-même jusqu’à ce qu’il perde la mémoire.
Ce choix n’en était pas un. Sans en débattre plus longtemps, il se redressa et entreprit de monter l’escalier. Arrivé au demi-palier il s’aperçut qu’il n’avait pas pris d’arme ; cependant, il savait que s’il redescendait, il perdrait son impulsion. Prêt à mourir si nécessaire, il continua son chemin.
En haut, sur le palier, il n’y avait qu’une porte ouverte ; derrière on entendait une radio. En bas, dans la sécurité du hall d’entrée, il entendit Dooley revenir lui annoncer qu’il avait appelé, et s’arrêter net au milieu de son rapport. Sans se laisser distraire, Boyle entra dans l’appartement.
Il n’y avait personne. Boyle ne mit qu’un instant à vérifier dans la cuisine, dans la minuscule salle de bains, et le séjour : tout était vide. Il retourna dans la salle de bains, dont la fenêtre était ouverte, et passa la tête dehors. Il semblait tout à fait possible de se laisser tomber sur l’herbe en contrebas. On voyait l’empreinte d’un corps. Le type avait sauté. Filé.
Boyle maudit sa lenteur et rentra la tête. Une coulée tiède dégoulinait le long de sa jambe. Dans la pièce à côté, la radio débitait toujours ses chansons d’amour.
Pour Jérôme, il n’y avait aucune possibilité d’oubli, pas cette fois. Sa rencontre avec Mr Morrisey, interrompue par l’arrivée de Dooley, et la scène qui avait suivi, avec Boyle, n’avaient servi qu’à attiser le feu qui brûlait en lui. Maintenant, à la lumière de ces flammes, il voyait clairement ses crimes. Il se rappela, avec une horrible lucidité, le laboratoire, l’injection, les singes, le sang. Pourtant, les actions dont il se souvenait (et elles étaient nombreuses) n’éveillaient aucunement en lui le sentiment d’avoir péché. Toute conséquence morale, toute honte, tout remords se consumait dans le feu qui, à présent même, ravivait sa chair à de nouveaux enthousiasmes.
Il se réfugia dans un cul-de-sac tranquille pour se faire présentable. Les vêtements dont il s’était saisi à la va-vite avant de filer étaient dépareillés, mais lui éviteraient d’attirer une attention importune. En se boutonnant (son corps semblait tendu d’être couvert, comme s’il lui en voulait de le cacher), il essaya de contrôler le brasier qui rugissait entre ses oreilles. Mais les flammes ne voulaient pas refroidir. Chacune de ses fibres semblait consciente de l’existence du monde autour de lui. Les arbres alignés sur le bord de la route, le mur derrière son dos, et même les pavés sous ses pieds nus lui arrachaient une étincelle, et brûlaient à présent de leur propre feu. Il sourit de voir s’étendre la conflagration. Le monde, et toutes ses singularités avides, lui rendait son sourire.
Excité au point d’en perdre le contrôle de soi, il se tourna face au mur où il s’était jusque-là appuyé. Le soleil l’avait chauffé : les briques sentaient l’ambre. Il couvrit leur face râpeuse de baisers, ses mains en explorèrent chaque creux, chaque fente. Murmurant des petits mots doux, il ouvrit sa braguette, trouva une niche accommodante, et la combla. Son esprit dévidait un flot d’images liquides : de corps mêlés, mâles et femelles, inextricablement réunis. Au-dessus de sa tête, même les nuages avaient pris feu ; charmé par leur tête brûlante, il sentit son membre s’emplir de vie. Sa respiration était hachée. Mais l’extase ? Elle continuerait sûrement l’éternité.
Soudain, un spasme lui parcourut la colonne vertébrale de la nuque aux testicules, puis remonta, le tordant de douleur. Ses mains lâchèrent prise et il finit son orgasme atroce dans le vide en tombant sur le trottoir. Pendant plusieurs secondes il y resta étendu, tandis que l’écho du spasme initial ricochait le long de ses vertèbres, diminuant un peu plus chaque fois. Il sentait le goût du sang au fond de sa gorge ; il ne savait pas s’il s’était mordu les lèvres ou la langue, mais il pensait que non. Au-dessus de sa tête, les oiseaux tournaient en rond, s’élevant paresseusement sur une spirale d’air chaud. Il regarda déborder le feu des nuages.
Il se remit sur pieds et baissa les yeux sur le sperme de mauvais aloi qu’il avait répandu sur le trottoir. L’ombre d’un fragile instant, son œil accrocha de nouveau un aperçu du tableau qu’il venait de voir, il imagina l’union de sa semence et des pavés. Il songea aux enfants sublimes dont le monde pourrait s’enorgueillir si seulement lui, Jérôme, pouvait s’accoupler avec la brique ou le bois ; il supporterait volontiers les affres de la conception si de tels miracles étaient possibles. Mais le pavé n’était guère ému par les sollicitations de son sperme ; le tableau se refroidit, ainsi que le feu au-dessus de lui, et voila ses splendeurs.
Il rangea son membre ensanglanté, et s’appuya contre le mur, tournant et retournant dans sa tête les étranges événements vécus ces derniers temps. Il ne doutait pas une seconde qu’un changement fondamental s’opérait en lui ; la transe qui s’était emparée de lui (et qui recommencerait sans aucun doute) ne ressemblait en rien à ce qu’il avait vécu jusque-là. Ce qu’on lui avait injecté dans le système n’avait pas l’air de vouloir se dissiper naturellement, loin de là. Il sentait toujours la même chaleur qu’en quittant le laboratoire ; mais cette fois le rugissement de cet embrasement grondait plus que jamais.
Il vivait une sorte de nouvelle vie, et même s’il avait peur, il songea qu’elle l’exaltait. Il ne vint pas une seule fois à son esprit survolté et érotisé que cette nouvelle forme de vie pourrait, en son temps, exiger une nouvelle forme de mort.
Ses supérieurs avaient prévenu Carnégie qu’ils voulaient des résultats ; et voilà qu’il passait à ses inférieurs la raclée verbale qu’il avait reçue. C’était une chaîne d’humiliation qui encourageait le plus grand à frapper sur le plus petit qui, à son tour, tapait sur plus petit que lui. Carnégie s’était parfois demandé ce sur quoi l’homme du bout de la chaîne passait sa colère ; son chien probablement.
« Ce mécréant est toujours en liberté, messieurs, bien qu’il y ait sa photo dans presque tous les quotidiens du matin, et malgré sa méthode d’opération qui est, pour le moins, insolente. Nous l’attraperons bien entendu, mais tâchons de le faire avant qu’il nous colle un nouveau meurtre sur les bras, ce salaud. »
Le téléphone sonna. Migeon, le remplaçant de Boyle, décrocha tandis que Carnégie concluait son petit discours enflammé devant ses agents réunis.
« Je le veux ici dans les prochaines vingt-quatre heures, messieurs. C’est le délai qu’on m’a donné, et nous n’aurons pas plus. Vingt-quatre heures. »
Migeon l’interrompit. « Chef ? C’est Johannson. Il dit qu’il a quelque chose pour vous. C’est urgent.
— Bon. » L’inspecteur prit le combiné. « Ici Carnégie. »
À l’autre bout du fil, la voix était si basse qu’on l’entendait à peine. « Carnégie, dit Johannson, nous avons passé le laboratoire au crible, déniché tous les renseignements possibles sur les recherches de Danse et Welles.
— Et alors ?
— Nous avons également analysé les traces du produit restant sur la seringue dont ils se sont servis pour piquer notre suspect. Je crois que nous avons trouvé l’Aveugle, Carnégie.
— Quel aveugle ? demanda Carnégie – l’obscurité des propos de Johannson l’irritait.
— L’Aveugle, Carnégie.
— Et alors ? »
Sans pouvoir l’expliquer, Carnégie fut certain qu’à l’autre bout du fil son correspondant souriait avant de répondre :
« Il me semble que vous feriez bien de venir voir par vous-même. Midi, ça vous irait ? »
Johannson aurait pu être l’un des grands empoisonneurs de l’histoire : il possédait toutes les qualités requises : un esprit bien ordonné (d’après l’expérience de Carnégie, les empoisonneurs étaient des conjoints modèles), une nature patiente (le poison pouvait demander du temps), et, plus important que tout, un savoir encyclopédique sur la toxicologie. Le regarder travailler, ce qu’avait déjà fait Carnégie à une ou deux reprises, c’était voir un homme mystérieux à son travail mystérieux, et le spectacle lui glaçait le sang dans les veines.
Johannson s’était installé dans le laboratoire du dernier étage, où l’on avait assassiné le docteur Danse, plutôt que d’utiliser les locaux mis à sa disposition par la police pour son enquête, car, avait-il expliqué à Carnégie, le matériel dont s’enorgueillissaient les Laboratoires Hume ne se trouvait pas ailleurs. Depuis qu’il exerçait son empire sur l’endroit, avec l’aide de ses deux assistants, la pagaille laissée par les chercheurs s’était transformée en ordre de rêve. Seuls les singes restaient une constante. Il aurait pu tout essayer qu’il ne serait pas parvenu à contrôler leur comportement.
« Nous n’avons pas vraiment eu beaucoup de peine à trouver la drogue utilisée sur votre homme, dit Johannson. Nous avons opéré par recoupement des traces restées sur la seringue hypodermique et sur les matériaux trouvés dans la pièce. En fait, il semble qu’ils fabriquaient ce produit, ou des variations sur le même thème, depuis un certain temps. Ici on prétend ne rien savoir de tout cela, bien sûr. Et je serais porté à le croire. Je suis sûr que les expériences de ces bons docteurs ici étaient de nature tout à fait personnelle.
— Quel genre ? »
Johannson ôta ses lunettes et se mit à les astiquer avec le bout de sa cravate rouge. « Nous avons d’abord pensé qu’ils fabriquaient une sorte d’hallucinogène, dit-il. À certains égards, le produit utilisé sur votre homme ressemble à un narcotique. En fait – mis à part leurs méthodes –, je pense qu’ils ont fait des découvertes formidables. Des faits nouveaux qui nous entraînent dans un domaine tout à fait neuf.
— Ce n’est pas un médicament alors ?
— Oh que si ! dit Johannson, en remettant ses lunettes. Mas il est fabriqué dans un but très spécifique. Voyez par vous-même. »
Johannson le mena vers la rangée des cages de singes à l’autre bout du laboratoire. Au lieu de les laisser enfermés séparément, le toxicologue avait cru bon d’enlever les séparations entre les cages, permettant ainsi aux animaux de se regrouper à leur gré. Évidemment, la conséquence allait de soi : les macaques s’absorbaient dans une série élaborée d’actes sexuels. Carnégie se demanda pourquoi les singes avaient sans arrêt ces comportements obscènes. Ils présentaient toujours les mêmes scènes de rut quand, jadis, il emmenait ses rejetons au zoo de Regent s Park ; l’enceinte des primates avait soulevé de leur part plus d’une question embarrassante. Au bout d’un temps, il avait cessé de les y emmener. Il trouvait cela trop humiliant.
« N’ont-ils donc rien de mieux à faire ? » demanda-t-il à Johannson, détournant son regard avant de le reporter sur un ménage à trois, si imbriqué que l’œil n’aurait su attribuer chaque membre à son propriétaire.
« Croyez-moi, fit Johannson avec un sourire affecté, ceci est bien tiède, comparé aux comportements observés depuis que nous leur avons injecté une dose du produit. Dès lors ils ont abandonné tous les schémas de comportement normal ; ils ont laissé de côté tous les signes d’excitation, les rituels d’approche. Ils ne montrent plus aucun intérêt pour la nourriture. Ils ne dorment pas. Ils sont devenus des obsédés sexuels. Toute autre stimulation a été oubliée. À moins que le produit ne se dissipe de façon naturelle, j’aurais tendance à penser qu’ils vont baiser à en crever. »
Carnégie laissa glisser son regard sur les autres cages : mêmes scènes pornographiques. Viol collectif, liaisons homosexuelles, masturbation fervente et extatique.
« Rien d’étonnant à ce que les docteurs aient tenu leur découverte secrète, continua Johannson, ils tenaient un sujet qui aurait pu faire leur fortune. Un aphrodisiaque qui fonctionne effectivement !
— Un aphrodisiaque ?
— Ils sont inefficaces bien sûr, pour la plupart. La corne de rhinocéros, les anguilles vivantes dans une sauce à la crème : du symbole, tout ça. C’est fait pour exciter par association d’idées. »
Carnégie revit le désir brûlant des yeux de Jérôme. Il se retrouvait ici, chez les singes. Cette envie assoiffée, et le désespoir qu’elle entraîne.
« Et les pommades aussi, inutiles. Cantharis vesti-catora…
— Qu’est-ce que c’est ?
— Vous connaissez peut-être la mouche d’Espagne ? Il s’agit d’une pâte à base de scarabée. En voilà encore une qui ne sert à rien. Au mieux ces produits peuvent exciter. Mais ceci… (Il prit une fiole d’un liquide incolore.) Ceci touche au génie, bon sang !
— D’après moi, cela ne semble pas tellement les réjouir.
— Oh ! le produit n’est pas encore affiné, dit Johannson. Je pense que les chercheurs ont été trop pressés, ils ont voulu faire les tests sur des sujets vivants quelque deux ou trois ans trop tôt. La substance est pratiquement mortelle sous sa forme actuelle, aucun doute là-dessus. Mais il est possible de la rendre fonctionnelle, avec du temps. Voyez-vous, ils ont sauté les problèmes mécaniques : ce produit agit directement sur l’imagination sexuelle, sur la libido. Si vous excitez Vesprit, le corps suit. Voilà le truc ! »
L’attention de Carnégie fut détournée des traits pâles de Johannson par une femelle singe qui griffait le treillage. Apparemment insatisfaite des attentions de plusieurs mâles, elle était écartèle contre sa cage et essayait d’atteindre Carnégie ; ses partenaires, pour ne pas rester délaissés, pratiquaient la sodomie. « L’Aveugle ? dit Carnégie. Serait-ce Jérôme ?
— C’est Cupidon, n’est-ce pas ? dit Johannson. L’amour ne voit pas avec les yeux, mais avec l’imagination. Aussi représente-t-on aveugle le Cupidon ailé. C’est dans Le Songe d’une nuit d’été.
— Shakespeare n’a jamais été mon fort », dit Carnégie. Et il retourna à son observation de la femelle singe. « Et Jérôme ? dit-il.
— Il a de ce produit dans les veines. Une bonne dose.
— Alors, il est comme eux !
— J’aurais tendance à penser que, ses facultés intellectuelles étant plus développées, le produit ne fonctionnera pas d’une façon aussi débridée. Mais cela dit, le sexe peut rendre singe le meilleur d’entre nous, n’est-ce pas ? (Johannson se permit un demi-sourire.) Tous nos problèmes prétendus très importants passent après la conquête amoureuse. Pendant un bref instant, la sexualité nous obsède ; elle nous fait faire, ou du moins elle nous laisse penser que nous pouvons faire des choses qu’a posteriori nous trouvons extraordinaires.
— Je ne trouve rien d’extraordinaire dans le viol », observa Carnégie, qui tentait d’arrêter la sérénade de Johannson. Mais l’autre ne se laissait pas faire.
« Une activité sexuelle sans fin, sans compromis, sans excuses, dit-il. Imaginez un peu ! C’est le rêve de Casanova ! »
Le monde avait traversé tant de siècles. Le Siècle des Lumières ; le Siècle de la Réforme, celui de la Raison. Et maintenant, enfin, le Siècle du Désir. Après cela, la fin des Siècles ; de tout, peut-être. Car les feux de maintenant étaient plus violents que ne l’avait escompté le monde innocent. C’étaient des feux terribles, des feux sans fin, qui embraseraient le monde dans une dernière flamme sauvage.
Ainsi pensait Welles, couché dans son lit d’hôpital. Il avait repris conscience depuis plusieurs heures, mais il avait choisi de ne pas le laisser voir. Chaque fois qu’une infirmière entrait dans sa chambre, il fermait bien les yeux et ralentissait le rythme de sa respiration. Il savait qu’il ne pourrait pas les tromper ainsi très longtemps, mais ces heures lui avaient donné le loisir de réfléchir à la marche à suivre en sortant de là. Sa première démarche serait de retourner au laboratoire ; il s’y trouvait des papiers qu’il fallait déchirer ; des bandes qu’il fallait effacer. Il avait décidé que désormais toute information ayant trait à la recherche sur Y aveugle devait uniquement exister dans sa tête. De cette façon, il contrôlerait complètement son chef-d’œuvre, et personne ne le lui arracherait.
Il ne s’était jamais beaucoup intéressé à la fortune que pourrait lui rapporter sa découverte, même s’il était très conscient des bénéfices que pouvait procurer un aphrodisiaque efficace ; mais il se moquait bien de la richesse matérielle. Sa motivation initiale pour la fabrication de la drogue – qu’ils avaient découverte par hasard en testant un produit sur un schizophrène – était scientifique. Mais ses motifs avaient mûri pendant les mois de travail secret. Il en était venu à penser qu’il était le Messie du Troisième Millénaire. Il ne laisserait personne le dépouiller de ce rôle sacré.
Ainsi pensait Welles, couché dans son lit d’hôpital, en attendant le moment de filer.
Arpentant les rues, Jérôme aurait volontiers approuvé la vision de Welles. De tous les hommes, il était peut-être le plus pressé d’accueillir le Siècle du Désir. Il en voyait partout les augures. Sur les panneaux publicitaires et sur les affiches de cinéma, dans les vitrines, sur les écrans de télévision : partout, le corps en tant que marchandise. Quand le corps n’était pas utilisé pour faire vendre des produits d’acier et de pierre, ces produits adoptaient ses propriétés. Les automobiles qui dépassaient Jérôme avaient tous les attributs de la volupté sauf la respiration : une ligne sinueuse et luisante, un intérieur douillet accueillant ; les bâtiments l’assaillaient de jeux de mots sexuels. Aiguilles ; passes ; fontaines d’eau fraîche sur des places ombragées. Sous l’ivresse des hauts-fonds – ces milliers de distractions banales qu’il rencontrait dans les rues et les squares –, il sentait le bouillonnement de vie de son corps communiquer avec le paysage urbain.
Ce décor entretenait bien le feu qui brillait en lui ; c’était tout ce que pouvait faire sa volonté pour lui éviter d’honorer de ses attentions les créatures qu’il croisait des yeux. Certaines semblaient sentir sa chaleur et se gardaient de l’approcher. Les chiens la sentaient aussi. Plusieurs le suivirent, émoustillés par son excitation. Des escadrons de mouches lui tournaient autour de la tête. Mais le fait d’être de plus en plus à l’aise avec sa condition lui en donnait une sorte de maîtrise rudimentaire. Il savait que s’il étalait publiquement son ardeur, les forces de l’ordre lui tomberaient dessus, ce qui entraverait ses aventures. Bientôt, l’embrasement qu’il avait initié s’étendrait : alors il sortirait de sa cachette et s’y plongerait à sa guise. Jusque-là mieux valait être discret.
Il était arrivé qu’il se paie la compagnie d’une jeune femme de Soho ; il alla la trouver. L’après-midi était d’une chaleur étouffante, mais il n’en ressentait aucune fatigue. Il n’avait pas mangé depuis la veille au soir, mais il ne sentait pas la faim. En fait, en grimpant l’étroit escalier qui montait à la chambre d’Angela, au premier étage, il se sentait aussi fort qu’un athlète, resplendissant de santé. Le maquereau au regard de pierre et tout de blanc vêtu qui trônait habituellement en haut de l’escalier n’y était pas. Alors Jérôme alla frapper à la chambre de la fille. Pas de réponse. Il tapa de nouveau à la porte, de façon plus pressante. Le bruit attira une femme d’une petite quarantaine d’années à une porte du bout du couloir.
« Qu’est-ce que vous voulez ?
— La femme, répondit-il simplement.
— Angela est partie. Et vous feriez mieux de vous en aller vous aussi, dans l’état où vous êtes. C’est pas un bordel ici.
— Quand revient-elle ? » demanda-t-il, en s’efforçant de maintenir la bride aussi serrée que possible sur ses appétits.
La femme, aussi grande que Jérôme et deux fois plus lourde que son squelette décharné, avança vers lui.
« La fille ne reviendra pas, dit-elle, alors, foutez-moi le camp d’ici, avant que j’appelle Isaïe. »
Jérôme la regarda ; elle avait sans aucun doute la même profession qu’Angela, mais ni sa jeunesse ni sa beauté. Il lui sourit. « J’entends votre cœur, dit-il.
— Je vous ai dit… »
Avant qu’elle ait fini sa phrase, Jérôme s’était avancé à sa rencontre. Il ne l’intimidait pas, il la dégoûtait, simplement.
« Si j’appelle Isaïe, vous allez le regretter », lui annonça-t-elle. Le rythme de son cœur s’était accéléré, il l’entendait.
« Je brûle », dit-il.
Elle fronça les sourcils ; de toute évidence il jouait au plus fin, et elle perdait. « Ne m’approchez pas, dit-elle. Je vous préviens. »
Son cœur battait toujours plus vite. Le rythme, perçant sous la chair, l’attirait. Source de toute vie, de toute chaleur.
« Donne-moi ton cœur, dit-il.
— Isaïe ! »
Mais personne n’accourut à son appel. Jérôme ne lui donna pas l’occasion de crier une deuxième fois. Il tendit les bras vers elle, lui fourra une main sur la bouche. Elle lui lâcha une volée de coups, mais la douleur ne fit qu’attiser sa flamme. Il devenait de plus en plus rouge : tous ses orifices, au ventre, au bas-ventre, à la tête, menaient au brasier. Le haut de sa carcasse n’était pas en reste d’une telle ferveur. Il poussa la femme contre le mur – le rythme de son cœur lui martelait les oreilles – et se mit à la couvrir de baisers dans le cou, en déchirant sa robe pour libérer ses seins.
« Ne crie pas, dit-il, d’un ton qui se voulait persuasif. Je ne veux pas te faire de mal. »
Elle secoua la tête, et souffla : « D’accord », contre sa paume. Il enleva sa main de la bouche de la femme et elle inspira à grands coups désespérés. Elle se demandait où était Isaïe. Pas loin, sûrement. Craignant pour sa vie si elle essayait de résister à cet intrus – comme ses yeux brillaient ! –, elle abandonna toute résistance et le laissa faire. Sa longue expérience des hommes lui avait appris que leur provision de passion s’épuisait facilement. Même s’ils menaçaient de remuer ciel et terre, au bout d’une demi-heure leurs forfanteries n’étaient plus que draps humides et ressentiment. Si le pire en venait au pire, elle ferait mine d’accepter ses propos insensés sur le feu qui le ravageait ; elle avait entendu des discours bien plus obscènes dans sa chambre. Quant à son dard, qu’il tentait à l’instant même de lui enfoncer dedans, il n’avait aucun secret pour elle, comme tous ses risibles semblables.
Jérôme voulait toucher son cœur ; il voulait sentir son visage éclaboussé, se baigner dans le sang. Il appliqua sa main sur la poitrine de la femme et sentit les battements sous sa paume.
« Tu aimes ça, hein ? Dit-elle, au moment où il se serrait contre elle. Tu n’es pas le premier. »
Il lui griffa la peau.
« Tout doux, mon chou », gronda-t-elle ; et elle regarda par-dessus son épaule pour voir si Isaïe ne se montrait pas. « Du calme. Je n’ai qu’un corps. »
Il ne tint aucun compte de ses recommandations. Ses ongles la firent saigner.
« Ne fais pas ça ! dit-elle.
— Y veut sortir », répondit-il, creusant plus profond, et soudain elle comprit qu’il ne s’agissait pas d’un jeu de l’amour.
« Arrête ! » dit-elle, tandis qu’il commençait à lui déchirer la peau. Cette fois, elle hurla.
En bas, dans la rue, non loin de là, Isaïe lâcha la part de tarte à la française qu’il venait d’acheter et se précipita vers la porte. Ce n’était pas la première fois que son faible pour les sucreries l’éloignait de son poste, mais – à moins de pouvoir très vite réparer le dommage – ce serait peut-être bien la dernière. Des bruits terribles parvenaient du palier. Il grimpa quatre à quatre. Le tableau sur lequel se posèrent ses yeux dépassait de loin tous ses efforts d’imagination. Simone était prise au piège contre le mur à côté de sa porte, et un homme semblait se repaître de son corps. Du sang affluait de quelque part entre eux, il ne voyait pas d’où.
Isaïe hurla. Jérôme, les mains ensanglantées, se détourna de sa besogne et vit un géant en complet-veston se tendre vers lui. Jérôme mit quelques secondes vitales à s’arracher à sa ravine, qui suffirent à l’homme pour lui sauter dessus. Isaïe s’empara de lui et l’éloigna de la femme. Elle se réfugia dans sa chambre, en sanglots.
« Salaud de crétin ! » dit Isaïe, le criblant de coups. Jérôme chancela. Mais il était enflammé et nullement effrayé. Dans un moment de relâche, il sauta sur son adversaire comme un babouin enragé. Pris par surprise, Isaïe perdit l’équilibre et tomba en arrière contre une porte qui s’ouvrit sous son poids. Il s’effondra dans un cabinet crasseux, sa tête cogna le rebord du siège lorsqu’il tomba. Le choc le désorienta, et, gémissant, il resta étalé sur le lino maculé, jambes écartées. Jérôme entendait le sang rugissant dans ses veines, il sentit son haleine sucrée. Il fut tenté de rester. Mais son instinct de conservation le conseilla autrement ; Isaïe tentait déjà de se remettre sur pieds. Avant qu’il ne fût debout, Jérôme fit volte-face et fila par l’escalier.
La canicule l’accueillit sur le pas de la porte, et il sourit. La rue le désirait davantage que la femme du palier, et il était pressé de lui être agréable. Il s’engagea sur le trottoir, son érection butait toujours contre son pantalon. Derrière, il entendit les pas lourds du géant dans l’escalier. Il prit ses jambes à son cou, en riant. Sa flamme n’était pas étanchée, et elle accéléra sa course ; il descendit la rue sans se soucier de la poursuite éventuelle de Bec sucré. Les piétons, qui, en ce siècle sans passion, ne désiraient pas marquer plus qu’un banal intérêt pour ce satyre couvert de sang, s’écartaient pour le laisser passer. Certains le montraient du doigt, croyant qu’il s’agissait d’un acteur peut-être. La majorité ne fit même pas attention à lui. Il fit son chemin dans le dédale des rues secondaires, conscient, sans même se retourner, de toujours avoir Isaïe sur les talons.
Ce fut peut-être le hasard qui le conduisit dans la rue du marché ; mais ce fut peut-être, plus probablement d’ailleurs, la chaleur qui lui apporta l’odeur mêlée de la viande et des fruits aux narines. Il voulut s’y baigner. L’artère étroite était encombrée d’acheteurs, de badauds, et d’étals regorgeant de marchandises. Il se plongea dans la foule avec bonheur, se frottant contre des fesses et des cuisses, croisant de toutes parts le regard tourmenté de collègues de chair comme lui. Quelle journée ! Sa bite et lui en croyaient à peine leur chance.
Derrière, il entendit crier Isaïe. Il accéléra le pas, se dirigeant vers les zones les plus peuplées, où il pourrait se perdre dans la foule dense et chaude des gens. Chaque contact était une extase douloureuse. Chaque orgasme – ils se produisaient coup sur coup à mesure qu’il se collait à la foule – lui était un spasme aride. Il avait mal au dos, aux couilles ; mais qu’était son corps à présent ? Un simple socle pour un monument singulier : sa bite. La tête n’était rien ; le cerveau n’était rien. Ses bras n’étaient là que pour attirer à lui l’amour, ses jambes pour emmener partout où pourrait se satisfaire sa verge exigeante. Il se vit sous la forme d’une érection ambulante, dans un monde fendu de toutes parts : chair, brique, acier, peu lui importait ; il séduirait tout.
Soudain, sans qu’il l’ait cherché, la foule s’ouvrit et il se retrouva en dehors de l’artère principale dans une petite rue. Le soleil brillait entre les bâtiments ; son zèle était magnifié. Jérôme allait faire demi-tour pour rejoindre la foule quand il perçut l’odeur et aperçut la scène. À peu de distance, dans la chaleur étouffante de la rue, se trouvaient trois jeunes gens torse nu au milieu de piles de cageots de fruits, contenant chacun des douzaines de barquettes de fraises. Ces fruits abondaient cette année, et par cette chaleur harassante la plupart tournaient et se gâtaient. Le trio triait les barquettes, séparant les fruits abîmés des bons, et jetant les fraises pourries dans la rigole. Leur odeur dominait dans ce petit espace : d’une douceur tellement concentrée qu’elle aurait écœuré tout autre individu que Jérôme, dont les sens avaient perdu toute faculté de révulsion ou de rejet. Le monde était le monde ; il l’accepterait, comme dans le mariage, pour le meilleur et pour le pire. Captivé, il resta à regarder le spectacle ; les trieurs de fruits, en sueur, brillaient sous le soleil, leurs mains, bras et torse éclaboussés de jus rouge, l’air se troublait de toutes sortes d’insectes à la recherche de nectar ; les monceaux de fruits jetés suintaient dans le caniveau. Absorbés par leur travail poisseux, les trieurs ne le virent pas d’abord. Puis, l’un des trois leva la tête et vit l’extraordinaire créature qui les contemplait. Son sourire disparut de ses lèvres lorsqu’il croisa le regard de Jérôme.
« Merde, qu’est-ce que c’est ? »
Voilà que les deux autres levaient les yeux de leur travail.
« Tout doux, dit Jérôme ; il entendait trembler leur cœur.
— Regardez-le ! dit le plus jeune des trois, montrant du doigt le sexe de Jérôme. À montrer partout son foutu zob. »
Tous quatre s’immobilisèrent sous le soleil, tandis que les guêpes tourbillonnaient autour des fruits, et que, dans l’étroite bande de ciel bleu d’été entre les toits, les oiseaux passaient. Jérôme aurait voulu que l’instant fût éternel : son gland trop dénudé goûtait le paradis.
Et puis, le charme fut rompu. Il sentit une ombre dans son dos. L’un des trieurs lâcha la barquette qu’il triait ; les fruits gâtés s’écrasèrent par terre. Jérôme fronça les sourcils, et se retourna à demi. Isaïe avait trouvé la rue ; son arme d’acier brillait. Elle franchit l’espace qui le séparait de Jérôme en une brève seconde. Jérôme sentit une douleur vive dans son flanc lorsque le couteau s’y enfonça.
« Jésus Marie ! » dit le jeune homme, et il se mit à courir ; ses deux frères, peu désireux d’être les témoins d’une scène de violence, n’hésitèrent pas longtemps avant de lui emboîter le pas.
La douleur fit hurler Jérôme, mais personne ne l’entendit dans le marché bruyant. Isaïe retira la lame ; de la chaleur sortit alors. Il cillait frapper à nouveau, mais Jérôme fut trop rapide pour cet empêcheur de tourner en rond ; il se mit hors d’atteinte et traversa la rue en clopinant. L’assassin en puissance, craignant que les cris de Jérôme n’attirent trop l’attention, se dépêcha de le poursuivre pour finir le travail commencé. Mais les fruits pourris avaient rendu la chaussée glissante et ses fins souliers de daim lui assuraient moins de prise que les pieds nus de Jérôme. L’espace grandit entre eux.
« Non ! » dit Isaïe, décidé à ne pas laisser fuir l’individu qui l’avait humilié. Il renversa une haute pile de cageots – les barquettes basculèrent et déversèrent leur contenu, barrant la route à Jérôme. Jérôme hésita, prenant le temps de respirer le bouquet des fruits meurtris. Ce petit plaisir manqua de le tuer. Isaïe se rapprocha, prêt à se saisir de lui. Jérôme, poussé à bout par la stimulation de la douleur, et sur le point d’exploser, regarda la lame qui faillit lui ouvrir le ventre. Son esprit imagina la blessure, la fente dans son abdomen, sa chaleur qui se répandait pour rejoindre le sang des fraises dans le caniveau. L’idée fut si alléchante ! Il en eut presque envie.
Isaïe avait déjà tué auparavant, deux fois. Il connaissait le vocabulaire muet de l’acte, et il lisait l’invitation dans les yeux de sa victime. Heureux d’y répondre, il s’approcha, couteau à la main. Au tout dernier moment, Jérôme se rétracta, et au lieu de s’offrir à la lame, il décocha un coup au géant. Isaïe se baissa pour l’éviter et ses pieds glissèrent dans la mélasse. Le couteau lui échappa et s’envola pour rejoindre les restes de barquettes et de fruits. Jérôme s’éloigna tandis que le chasseur – qui avait perdu l’avantage – se baissait pour localiser son couteau. Mais sa proie disparut avant que son gros poing charnu ne l’ait retrouvé : elle s’était de nouveau perdue dans les rues bondées. Il n’eut pas l’occasion d’empocher son couteau avant l’arrivée de l’uniforme qui sortit de la foule pour le rejoindre dans le passage accablé de chaleur.
« De quoi s’agit-il ? » demanda le policier, les yeux baissés sur le couteau. Isaïe suivit son regard. La lame ensanglantée était noire de mouches.
Dans son bureau, l’inspecteur Carnégie sirotait son chocolat chaud, le troisième en une heure, et regardait s’installer le crépuscule. Il avait toujours souhaité faire ce métier, depuis l’âge de ses premiers souvenirs ; et, dans sa mémoire, cette heure avait toujours été chargée de magie. La nuit descendant sur la ville ; les myriades de démons enfilant leurs guenilles avant de sortir jouer. C’était l’heure où il fallait de la vigilance, une nouvelle rigueur morale.
Mais dans son enfance, il n’imaginait pas la lassitude qu’apportait invariablement cette demi-clarté. Il était mort de fatigue et s’il parvenait à piquer un somme ces prochaines heures, il savait que ce serait là, dans son fauteuil, les pieds sur le bureau. Au milieu des gobelets de plastique.
Le téléphone sonna. C’était Johannson.
« Encore au boulot ? » fit-il, impressionné par le zèle de Johannson pour son travail. Il était largement plus de neuf heures. Johannson n’avait peut-être pas non plus de foyer digne de ce nom qui l’incitât à rentrer chez lui.
« J’ai entendu dire que notre bonhomme avait eu une journée bien remplie ! dit Johannson.
— C’est exact. Une prostituée à Soho ; ensuite il s’est fait poignarder.
— Il est passé à travers les mailles du filet, je suppose ?
— Ce sont des choses qui arrivent », répondit Carnégie, trop fatigué pour être susceptible. « Que puis je pour vous ?
— J’ai pensé que vous aimeriez le savoir : les singes commencent à crever. »
Ces paroles secouèrent Carnégie de sa stupeur fatiguée. « Combien ? demanda-t-il.
— Trois sur quatorze jusqu’ici. Mais les autres iront morts d’ici l’aube, je pense.
— De quoi meurent-ils ? D’épuisement ? » Carnégie se souvint des débauches désespérées qu’il avait vues dans les cages. Quel animal – humain ou autre – aurait pu sans flancher maintenir un tel rythme de jouissance ?
« La cause n’est pas physique, dit Johannson. Ou du moins pas dans le sens que vous supposez. Il nous faut attendre les résultats de la dissection pour voir des explications détaillées.
— Et à votre avis ?
— Pour ce qu’il vaut… dit Johannson… ce qui n’est pas peu, je crois qu’ils deviennent marteaux !
— Vous dites ?
— Overdose, en quelque sorte, dans le cerveau. Le cerveau cède, tout simplement. Le produit ne se dissipe pas, voyez-vous ; il s’autoalimente. Plus ils sont fébriles, et plus la drogue augmente ; plus la drogue augmente, et plus ils sont fébriles. C’est un cercle vicieux. Ils deviennent de plus en plus enflammés, de plus en plus déments. À la fin, le système n’en peut plus, et soudain je me retrouve avec des singes crevés jusque par-dessus la tête. (Un sourire revint dans la voix, un sourire froid et tordu.) Les autres ne se laissent pas troubler le moins du monde. La mode est à la nécrophilie par ici. »
Carnégie jeta un coup d’œil à son chocolat qui refroidissait ; une fine pellicule de peau le recourait, elle se rida lorsqu’il toucha le gobelet.
« Alors, c’est une question de temps ? dit-il.
— Avant que le bonhomme en crève ? Oui, je pense que oui.
— Bon. Merci du renseignement. Tenez-moi au courant.
— Vous voulez venir voir les restes ?
— Des cadavres de singes ! Je peux m’en passer, merci. »
Johannson rit. Carnégie raccrocha. Lorsqu’il se retourna vers la fenêtre, la nuit était bel et bien tombée.
Au laboratoire, Johannson traversa la pièce pour aller allumer la lumière ; le temps qu’il avait appelé Carnégie, les dernières lueurs du jour avaient disparu. Il aperçut le coup qui l’occit un dixième de seconde avant de le recevoir ; il fut touché en plein travers du cou. Il eut une vertèbre cassée net, et ses jambes flanchèrent. Il s’effondra sans avoir atteint l’interrupteur. Lorsqu’il atteignit le sol, la distinction entre le jour et la nuit n’avait plus d’intérêt pratique.
Welles ne se soucia pas de vérifier le résultat de son coup ; le temps avait une importance capitale. Il enjamba le corps et se dirigea vers la table où avait travaillé Johannson. Là, comme dans le dernier acte d’une tragédie simiesque, un singe crevé gisait sous la douche lumineuse de la lampe de bureau. Visiblement, il avait péri en pleine crise de frénésie ; son faciès était tout froncé, sa bouche grande ouverte et maculée de bave, ses yeux figés dans un dernier regard d’épouvante. Il avait eu des touffes de poil arrachées dans la fièvre de ses copulations ; son corps, miné par la fatigue, n’était plus qu’une masse meurtrie. Welles réfléchit une demi-minute avant de reconnaître les implications de ce cadavre, ainsi que des deux autres, qu’il voyait à présent sur une autre table.
« L’amour tue », se murmura-t-il avec philosophie, et il entreprit sa destruction systématique de Y aveugle.
Je meurs, pensa Jérôme, je meurs de jouissance fatale. Cette pensée l’amusa. C’était la seule qui eût un sens pour le moment. Depuis qu’il avait rencontré Isaïe, et qu’ensuite il avait échappé à la police, il n’avait guère de souvenirs cohérents. Les heures passées à se cacher et à panser ses plaies – à sentir son feu interne augmenter à nouveau, et à s’en libérer – s’étaient depuis longtemps fondues dans un songe d’été où, il en avait l’agréable certitude, seule la mort saurait le réveiller. Le brasier de ses entrailles le dévorait complètement. Si l’on avait dû lui ouvrir le ventre à ce moment précis, les témoins n’auraient vu que braises et cendres.
Pourtant son ami le gland en demandait davantage ; en route pour le laboratoire (où pouvait se rendre le pantin fabriqué lorsqu’il se décousait, sinon à l’atelier d’origine ?), il voyait les regards des caniveaux béer devant lui avec séduction, et chaque mur de brique lui lançait une centaine d’invitations râpeuses.
La nuit était douce : une nuit faite pour des chansons d’amour et la romance. Dans l’intimité relative d’un parking, à quelques pâtés de maisons de sa destination, deux personnes faisaient l’amour à l’arrière d’une voiture, portières ouvertes pour laisser passer l’air et les jambes. Jérôme s’arrêta pour regarder le rituel, ravi comme toujours par l’enchevêtrement des corps, et par le bruit – si puissant qu’on aurait dit l’orage – des deux cœurs battant sur un rythme de plus en plus rapide. Au spectacle, sa verge s’enflamma.
La femme le vit la première, elle avertit son partenaire qu’une loque humaine les regardait avec un ravissement tellement enfantin ! L’homme tourna la tête pour voir. Jérôme se demanda s’il brûlait, si ses poils s’enflammaient, si enfin son illusion se matérialisait. À en juger par l’expression de leur visage, la réponse ne pouvait être que négative. Il ne les épouvantait pas, il les faisait enrager, les dégoûtait.
« Je suis enflammé », leur dit-il.
L’amant se mit debout et lui cracha dessus. Jérôme s’attendait presque à ce que le crachat se vaporise en l’approchant, mais il lui atterrit sur le visage et sur le haut de la poitrine, comme une douche rafraîchissante.
« Fichez le camp, dit la femme. Laissez-nous tranquilles. »
Jérôme secoua la tête. L’amant l’avertit que s’il faisait un pas de plus, il se verrait obliger de lui fracasser le crâne. Ce qui ne troubla pas notre ami d’un poil ; ni les mots ni les coups n’auraient pu réduire sa verge au silence.
En avançant sur eux, Jérôme se rendit compte que leurs cœurs ne battaient plus à l’unisson.
Carnégie consulta le plan, vieux de cinq ans, punaisé au mur de son bureau, pour localiser le site de l’attaque qui venait juste d’être signalée. Apparemment aucune des deux victimes n’était sérieusement blessée ; l’arrivée d’une voiture pleine de noceurs avait dissuadé Jérôme (il s’agissait indiscutablement de lui) de s’attarder. La zone était à présent envahie par la police, dont une demi-douzaine d’agents en armes ; avant longtemps, toutes les rues proches du lieu de l’attaque seraient bouclées, c’était une question de minutes. Contrairement au quartier bondé de Soho, cet endroit n’offrirait pas de nombreuses cachettes au fugitif.
Carnégie mit le doigt à l’endroit de l’attaque, et se rendit compte que c’était à quelques pâtés de maisons du laboratoire. Ce n’était sûrement pas un hasard. Le criminel retournait sur les lieux de son crime. Blessé, et sans aucun doute au bord de l’effondrement (les amants avaient décrit un homme qui semblait plus mort que vif), Jérôme serait probablement épinglé avant d’avoir atteint sa destination. Mais il y avait toujours le risque qu’il se faufile à travers les mailles du filet, et parvienne au laboratoire. Johannson y travaillait seul ; la sécurité du bâtiment était, en ces temps de crise économique, nécessairement réduite.
Carnégie décrocha son téléphone et composa le numéro de Johannson. Le téléphone sonna à l’autre bout sans que personne décroche. Il avait dû rentrer chez lui, pensa Carnégie, heureux d’être débarrassé de son souci, il était vingt-deux heures quinze et il avait bien gagné de se reposer. Mais au moment où il allait replacer le combiné, on décrocha à l’autre bout.
« Johannson ? » Personne ne répondit. « Johannson ? C’est Carnégie. » Toujours pas de réponse. « Répondez-moi, bon sang. Qui est-ce ? » Au laboratoire, on avait abandonné le combiné. On ne l’avait pas replacé dans son encoche, on l’avait laissé sur la table. Au bout de la ligne qui n’était pas coupée, Carnégie entendit clairement la voix aiguë des singes.
« Johannson ? demanda Carnégie. Vous êtes là ? Johannson ? »
Mais les macaques continuaient à hurler.
Welles avait empilé deux tas de matériaux de l’Aveugle dans les éviers, ensuite il y avait mis le feu. Ils s’enflammèrent avec enthousiasme. Fumée, chaleur et parcelles noires emplirent la grande pièce, épaissirent l’air. Lorsque le feu eut bien pris, il jeta toutes les bandes qu’il put trouver dans les flammes, et y ajouta toutes les notes de Johannson, par précaution. Il remarqua que plusieurs cassettes vidéo avaient déjà disparu des dossiers. Mais ce qu’elles montreraient au voleur ne serait que des scènes alléchantes de transformation : le cœur du secret restait en lui. Procédés et formules à présent détruits, il ne restait plus qu’à vider les doses restantes de produit dans l’évier, à tuer les animaux, et à les incinérer.
Il prépara une série d’injections mortelles, travaillant avec méthode, contrairement à son habitude. Cette destruction systématique lui plaisait. Il ne ressentait aucun regret de la façon dont s’étaient déroulées les choses. Il comprenait à présent que dès le premier moment de panique, lorsque, impuissant, il avait regardé les terribles effets du sérum, l’Aveugle, sur Jérôme, jusqu’à cette élimination finale de tout le travail antérieur, il s’était agi d’un processus immuable de complet nettoyage. Avec ces flammes, il mettait un terme à la prétention de la recherche scientifique ; désormais il serait indiscutablement l’Apôtre du Désir, son saint Jean dans le désert. Cette pensée l’empêchait d’en avoir d’autres. Sans se soucier de leurs raclements sur les grilles, il tira les singes un par un de leur cage pour leur administrer la dose fatale. Il s’était déjà débarrassé de trois animaux et ouvrait la quatrième cage, lorsqu’une silhouette apparut à la porte du laboratoire. À travers l’air enfumé, il était impossible de voir qui. Les singes encore vivants semblèrent pourtant la reconnaître : ils arrêtèrent de s’accoupler pour entamer un vacarme de bienvenue.
Welles resta immobile et attendit que le nouveau venu fasse un pas.
« Je meurs », dit Jérôme.
Welles ne s’attendait point à cela. Jérôme était bien le dernier qu’il aurait pensé voir là !
« Vous m’avez entendu ? » voulut savoir le jeune homme.
Welles hocha la tête.
« Nous sommes tous en train de mourir, Jérôme. La vie est une lente maladie, ni plus ni moins. Mais quel éclat, hein ?
— Vous saviez, n’est-ce pas ? Vous saviez que le feu allait me dévorer, dit Jérôme.
— Non. Non, je ne le savais pas. C’est vrai », répondit l’autre très sobrement.
Jérôme quitta l’embrasure de la porte pour avancer dans la clarté enfumée. On aurait dit le rescapé d’un carnage : en loques, le corps en sang, les yeux en feu. Mais Welles savait qu’il ne fallait pas se fier à l’apparente vulnérabilité de cet épouvantail. Le produit qu’il avait dans le corps le rendait capable d’accomplir des actes surhumains : il avait vu les quelques gestes nonchalants qui avaient dépecé Danse. Il fallait du tact. Bien que très proche de la mort, Jérôme était toujours redoutable.
« Je n’avais pas l’intention de provoquer cela, Jérôme, dit Welles, tentant d’atténuer le tremblement de sa voix. En un sens, j’aimerais proclamer le contraire. Mais je ne voyais pas si loin. J’ai mis du temps et j’ai beaucoup peiné avant de voir clairement l’avenir. »
L’homme enflammé le regardait, d’un regard intense.
« De telles flammes, Jérôme, qui n’attendent qu’une étincelle.
— Je sais… répondit Jérôme. Croyez-moi… je sais.
— Vous et moi, nous sommes la fin du monde. »
Le misérable monstre réfléchit un instant à cela, avant de hocher lentement la tête. Welles poussa tout bas un soupir de soulagement ; sa diplomatie de la dernière heure faisait de l’effet. Mais il avait peu de temps à perdre en bavardages. Si Jérôme était là, les autorités ne tarderaient pas à se montrer…
« J’ai un travail urgent à faire, mon ami, dit-il d’un ton calme. Allez-vous me trouver mal élevé si je le continue ? »
Sans attendre la réponse, il déverrouilla une nouvelle cage, en tira le singe condamné, et tourna l’animal d’un geste expert pour faciliter l’injection. La bête se convulsa un instant dans ses bras, puis elle mourut. Welles dégagea ses doigts parcheminés de sa chemise, puis il balança le corps et la seringue vide sur la table, se tournant avec une économie de bourreau pour prendre sa victime suivante.
« Pourquoi ? demanda Jérôme, fixant les yeux ouverts de l’animal.
— C’est le coup de grâce, répondit Welles en prenant une nouvelle seringue. Vous voyez comme ils souffrent ! »
Il tendit le bras vers une autre cage.
« Non ! dit Jérôme.
— Pas de sentimentalisme, répondit Welles. Je vous en prie ; il faut en finir. »
Sentimentalisme, pensa Jérôme, en se rappelant nébuleusement les chansons qu’il avait entendues à la radio et qui avaient rallumé en lui la flamme. Welles ne comprenait-il pas que les opérations de l’esprit, du cœur et du bas-ventre étaient indivisibles ? Que le sentimentalisme, même éculé, pouvait mener à des régions inexplorées ? Il voulait en parler au docteur, il voulait lui expliquer tout ce qu’il avait vu et aimé au cours de ces heures sans espoir. Mais son explication se perdit quelque part entre son cerveau et sa langue. Tout ce qu’il fut capable de dire, pour montrer sa compassion à l’égard de toutes les souffrances du monde fut-ce « Non ! », tandis que Welles enlevait le crochet de la cage suivante. Sans tenir compte de lui, le docteur passa la main dans la cellule grillagée. Elle contenait trois animaux. Il saisit le plus proche et l’arracha à l’étreinte de ses compagnons, malgré ses protestations. Il connaissait sans aucun doute le sort qui l’attendait ; une cascade de cris aigus marqua sa terreur.
Jérôme ne put supporter cette élimination froide. Il s’avança pour arrêter le massacre, souffrant la torture de sa plaie au côté. Welles, distrait par l’approche de Jérôme, lâcha son fardeau gigotant ; le singe fila entre les plateaux des tables. Au moment où il allait reprendre l’animal, les autres prisonniers de la cage saisirent l’occasion de se glisser dehors.
« Sapristi ! hurla Welles, furieux contre Jérôme. Vous ne voyez donc pas que nous n’avons plus le temps ? Vous ne comprenez donc pas ? »
Jérôme comprenait tout, et pourtant il n’y comprenait rien. La fièvre qu’il partageait avec les animaux, il la comprenait ; le propos de cette fièvre : transformer le monde, il le comprenait aussi. Mais la raison pour laquelle tout devait finir ainsi – la jouissance, la vision –, la raison pour laquelle tout devait finir par une pièce sordide remplie de fumée et de douleur, par la fragilité, le désespoir – cela il ne le comprenait pas. Welles non plus d’ailleurs, il s’en rendait compte à présent, Welles qui avait été l’architecte de ces contradictions.
Tandis que le docteur s’emparait de l’un des fuyards, Jérôme se hâta de traverser la pièce jusqu’aux cages restantes et il les déverrouilla toutes : les animaux bondirent vers la liberté. Welles avait quand même réussi à reprendre ses trois singes, il les maintenait fermement, malgré leurs protestations, et il allait leur délivrer sa panacée. Jérôme s’avança vers lui.
« Laissez-les ! » cria-t-il.
Welles appuya sa seringue dans le corps d’un singe, mais avant qu’il ait pu presser sur le piston, Jérôme lui tirait le poignet. L’aiguille cracha son poison dans l’air avant de tomber par terre ; le singe, qui se débattait pour se libérer, tomba aussi.
Jérôme attira Welles à lui. « Je vous avais dit de le laisser », dit-il.
Welles lui répondit par un coup de poing en plein sur sa blessure. Jérôme en eut les larmes aux yeux, mais il ne lâcha pas le docteur. Le stimulus, si déplaisant fut-il, ne l’empêchait pas de vouloir retenir ce cœur battant contre lui. En étreignant Welles tel l’enfant prodigue, il espérait mettre sa personne à feu : il espérait que son rêve de chair fumante deviendrait réalité, consumant créateur et création en une seule et même flamme purificatrice. Mais sa chair n’était que chair ; ses os n’étaient que des os. Les miracles qu’il avait observés ne s’étaient révélés qu’à lui, et maintenant il ne lui restait plus assez de temps pour communiquer leur splendeur ou leur horreur. Ce qu’il avait vu mourrait avec lui, et serait redécouvert (peut-être) par un quidam futur, avant d’être oublié et redécouvert à nouveau. Comme l’histoire d’amour de la radio ; même bonheur perdu et retrouvé, retrouvé et perdu. Il fixa Welles avec une lueur nouvelle de compréhension, il entendait toujours battre son cœur terrifié. Le docteur se trompait. Si Jérôme le laissait vivre, Welles s’apercevrait de son erreur. Il n’y avait pas d’annonciateurs du troisième millénaire. Ils avaient tous deux rêvé.
« Ne me tuez pas, supplia Welles. Je ne veux pas mourir. »
Espèce d’idiot, pensa Jérôme, et il le laissa partir.
Welles en fut visiblement ahuri : il n’arrivait pas à croire que sa prière avait été entendue. Craignant une attaque à chacun de ses pas, il s’éloigna à reculons d’un Jérôme qui se contenta de lui tourner le dos pour s’en aller.
Un cri monta d’en bas, puis plusieurs autres. Police, pensa Welles. Les agents avaient sans doute trouvé le corps du type de garde à la porte. Dans un instant ils monteraient. Il n’avait plus le temps de finir la tâche qu’il s’était fixée. Il fallait qu’il s’en aille avant qu’ils arrivent.
À l’étage en dessous, Carnégie regarda les agents armés disparaître dans l’escalier. Il y avait une légère odeur de brûlé dans l’air ; il craignit le pire.
J’arrive toujours après la bataille, pensa-t-il ; le gros de l’action s’est déjà immanquablement déroulé quand je suis dans la place. Si habitué qu’il fût à attendre, et malgré sa patience de chien fidèle, cette fois il ne put garder pour lui ses inquiétudes alors que les autres allaient de l’avant. Sans s’occuper des voix qui lui conseillaient d’attendre, il s’engagea dans l’escalier.
Le laboratoire était vide à l’étage supérieur, excepté les singes et le cadavre de Johannson. Le toxicologue, le cou brisé, gisait par terre, sur le ventre, à l’endroit de sa chute. La sortie de secours menant à l’escalier de secours était ouverte ; l’air enfumé était aspiré vers l’extérieur. Tandis que Carnégie s’éloignait du corps de Johannson, les policiers étaient sur l’escalier de secours et criaient à leurs collègues d’en bas de chercher le fugitif.
« Chef ? »
Carnégie regarda le subalterne moustachu qui s’était approché de lui.
« Qu’y a-t-il ? »
L’officier de police indiqua l’autre bout du laboratoire : du côté de la salle d’expériences. Il y avait quelqu’un derrière la vitre. Carnégie reconnut ses traits, même s’il avait beaucoup changé. C’était Jérôme. Il crut d’abord que l’homme le regardait, mais un bref examen mit fin à cette impression. Les larmes aux yeux, Jérôme contemplait son image sur la vitre sale. Pendant que Carnégie le regardait, le visage disparut dans l’obscurité de la pièce.
D’autres agents l’avaient également remarqué. Ils se répartirent sur la longueur du laboratoire, prenant position derrière les tables d’où la visibilité était bonne, prêts à tirer. Carnégie s’était déjà trouvé dans des situations similaires ; elles avaient leur propre et redoutable synergie. Sauf intervention de sa part, il y aurait du sang.
« Non, dit-il, ne tirez pas. »
Il écarta les agents mécontents et se dirigea vers la salle d’expériences, sans même essayer de dissimuler son approche. Il passa devant les éviers où s’écoulaient les restes d’Aveugle, devant le banc sous lequel, quelque temps auparavant, on avait découvert le cadavre de Danse. Un singe, tête baissée, se traîna en travers de sa route, sourd à ses pas. Carnégie le laissa chercher un trou pour y mourir et continua vers la salle d’expériences. Elle était entrouverte. Il tendit la main vers la poignée. Derrière lui, le silence s’était abattu sur le laboratoire ; tous les regards le suivaient. Il poussa la porte. Les doigts se crispèrent sur les détentes. Mais personne ne tira. Carnégie entra.
Jérôme se tenait contre le mur opposé. S’il avait vu entrer Carnégie, ou s’il l’avait entendu, il ne le montrait pas. Un singe mort gisait à ses pieds, une main encore serrée sur l’ourlet de son pantalon. Un autre geignait dans le coin, la tête entre les mains.
« Jérôme ? »
Était-ce son imagination, ou Carnégie sentait-il une odeur de fraises ?
Jérôme cligna des yeux.
« Vous êtes en état d’arrestation », dit Carnégie. Hendrix aurait apprécié l’ironie de la situation, pensa-t-il. Le prévenu retira sa main de la plaie sanglante de son flanc pour la descendre devant sa braguette, et il se mit à se frotter.
« Trop tard », dit Jérôme. Il sentait sa dernière flamme s’élever en lui. Même si ce type traversait la pièce pour venir l’embarquer, les secondes nécessaires à l’action le priveraient de sa proie. La mort était là. Qu’était-elle, maintenant qu’il la voyait distinctement ? Une nouvelle séduction, voilà tout, un nouveau puits de douceur à combler, à faire jouir, à féconder.
Un spasme lui contracta le périnée, et de là, l’éclair fila dans deux directions opposées : vers la pointe de sa verge et vers le haut de sa colonne vertébrale. Sa gorge émit une sorte de rire.
Dans son coin, en entendant la gaieté de Jérôme, le singe recommença à geindre. Ce bruit attira un instant l’attention de Carnégie, et lorsque son regard revint sur Jérôme, les yeux myopes s’étaient fermés, la main était retombée : il était mort, debout contre le mur. Pendant un bref instant, le corps défia les lois de la pesanteur. Puis, les jambes se replièrent avec grâce, et Jérôme tomba en avant. Carnégie vit qu’il n’était plus qu’un sac d’os. Il était étonnant qu’il ait vécu si longtemps.
Avec précaution, il se rendit près du corps et appliqua son doigt contre le cou de Jérôme. Pas de pouls. Les vestiges de son dernier rire flottaient pourtant toujours sur son visage, refusant de s’effacer.
« Dis-moi…, lui murmura Carnégie à l’oreille, avec le sentiment que malgré son avantage sur les autres, il avait encore loupé le coche ; qu’une fois encore il n’était que témoin des conséquences – ce qu’il serait peut-être toujours… Dis-moi, qu’est-ce que c’était la blague ? »
Mais l’aveugle, selon les coutumes de son clan, ne répondit pas.