Apocalypse
À Amarillo, il avait été question de tornades : de vaches, de voitures, et parfois de maisons complètement soulevées avant d’être rabattues au sol ; de communautés entières réduites à la naine en quelques secondes dévastatrices. Voilà ce qui expliquait le malaise de Virginie ce soir-là. Ou alors, elle le devait à la fatigue accumulée au cours de ce long voyage sur les grandes routes désertes du Texas où pour tout paysage elle avait le ciel figé, et pour tout espoir à la fin des longues étapes successives, une nouvelle série d’hymnes et d’appels aux dieux vengeurs. Assise à l’arrière de la Pontiac noire, le dos douloureux, elle s’efforçait de dormir. Mais la chaleur de l’air immobile collait à son cou menu et elle rêvait qu’elle suffoquait ; alors, elle renonça à ses efforts pour se reposer et se contenta de regarder défiler les champs de blé, de compter les silos à grain se découpant sur les gros nuages noirs qui se regroupaient au nord-est.
Au volant, Earl chantonnait en conduisant. John, à moins de cinquante centimètres de Virginie, mais à un million de miles, en fait, étudiait les épîtres de Saint Paul en lisant tout bas. Ensuite, lorsqu’ils traversèrent Pantex Village (« ici, on fabrique les têtes de fusée », dit Earl d’un ton confidentiel, puis il se tut), la pluie commença. Brusquement, le soir tomba, renforçant l’obscurité, plongeant instantanément la route Amarillo-Pampa dans des ténèbres humides.
Virginie remonta sa vitre ; la pluie, bien que rafraîchissante, trempait sa robe bleu uni, la seule de ses tenues qu’approuvait John pour les assemblées. À présent, il n’y avait plus rien à regarder par le carreau. Son malaise croissant au fil des miles parcourus en direction de Pampa, elle restait à écouter la violence de l’averse sur le toit de la voiture, et le murmure de son mari à côté d’elle :
« C’est pour cela qu’il est dit : Réveille-toi, toi qui dors, relève-toi d’entre les morts, Et Christ t’éclairera.
« Prenez donc garde de vous conduire avec circonspection, non comme des insensés, mais comme des sages ; rachetez le temps, car les jours sont mauvais. »
Comme toujours, il se tenait très droit, avec sur les genoux la même bible brochée, écornée, dont il se servait depuis des années. Il connaissait sûrement par cœur les passages qu’il lisait ; il les citait assez souvent, avec un tel mélange de familiarité et de fraîcheur que les mots auraient pu être les siens, créés de neuf par sa propre bouche, et non ceux de Paul. Virginie ne doutait pas que sa passion et sa vigueur feraient un jour de John Gyer le plus grand évangéliste d’Amérique. Pendant les semaines épuisantes et mouvementées de cette tournée des trois États, son mari avait fait montre d’une confiance et d’une maturité sans précédent. Son message n’avait rien perdu de sa véhémence du fait de ce professionnalisme nouveau – il proposait encore le même vieil alliage de damnation et de rédemption que d’habitude –, mais à présent, il avait une maîtrise totale de son talent, et de ville en ville – en Oklahoma, au Nouveau-Mexique et maintenant au Texas – les fidèles s’étaient rassemblés par centaines et par milliers pour l’écouter, avides de retrouver le Royaume de Dieu. À Pampa, distante de trente-cinq miles, on devait déjà s’assembler, malgré la pluie, avec l’intention de voir des tribunes l’arrivée du I misé. Chacun aurait amené ses enfants, ses économies et, surtout, sa soif de pardon.
Mais le pardon était pour demain. D’abord il fallait arriver à Pampa, et la pluie empirait. Earl avait cessé de chanter dès le début de l’orage, et il concentrait toute son attention sur la route devant lui. Parfois il soupirait et se redressait contre son dossier. Virginie essayait de ne pas s’occuper de la conduite, mais lorsque le torrent se fit déluge, son inquiétude fut plus forte qu’elle. Elle se pencha en avant et se mit à scruter à travers le pare-brise pour voir les véhicules qui venaient en sens inverse. Les accidents étaient fréquents dans de telles conditions de mauvais temps, où le conducteur fatigué avait hâte d’être arrivé vingt miles plus loin. À côté d’elle, John sentit son inquiétude.
« Le Seigneur est avec nous », dit-il, sans lever les yeux de ses pages à petits caractères, même s’il faisait maintenant trop sombre pour pouvoir lire.
« Quelle sale nuit, John ! dit-elle. Peut-être que nous devrions arrêter avant Pampa. Earl doit être fatigué.
— Ça va, intervint Earl, ce n’est plus si loin.
— Vous êtes fatigué, répéta Virginie. Nous le sommes tous.
— Eh bien, nous pourrions trouver un motel, je suppose, suggéra Gyer. Qu’en pensez-vous, Earl ? »
Earl haussa ses larges épaules. « Comme vous voulez, patron », répondit-il, sans trop lutter.
Gyer se tourna vers sa femme et lui tapota doucement le dos de la main.
« Nous allons chercher un motel, dit-il. Earl pourra téléphoner à Pampa pour dire que nous y serons demain matin. Qu’en penses-tu ? »
Elle lui sourit, mais il ne la regardait pas.
« Je crois que c’est White Deer au prochain croisement, dit Earl à Virginie. Il y aura peut-être un motel. »
En fait, le Motel du Peuplier se trouvait à un mile à l’ouest de White Deer, dans une région non cultivée, au sud de la route 60 ; c’était un petit établissement de deux bâtiments bas avec un peuplier mort ou mourant entre les deux. Il y avait déjà un certain nombre de voitures sur les aires de stationnement, et de la lumière dans la plupart des chambres ; des voyageurs fuyant comme eux la tempête… Earl entra la voiture dans l’enceinte du motel et se gara le plus près possible de la réception, puis il piqua un sprint à travers le terrain battu par la pluie pour aller demander s’il restait des chambres pour la nuit. Moteur arrêté, le bruit de la pluie sur le toit de la Pontiac était plus entêtant que jamais.
« J’espère qu’il y aura de la place pour nous », dit Virginie qui regardait l’enseigne au néon déformée par le ruissellement de l’eau sur la vitre. Gyer ne répondit pas. La pluie grondait au-dessus de leur tête. « Parle-moi, John, lui dit-elle.
— Pour quoi faire ? »
Elle secoua la tête. « Ça ne fait rien. » Des mèches de cheveux collaient à son front légèrement moite ; malgré l’arrivée de la pluie, la chaleur n’avait pas diminué.
« Je déteste la pluie, dit-elle.
— Elle ne durera pas toute la nuit », répondit Gyer, en passant sa main dans ses épais cheveux gris. C’était le geste dont il ponctuait ses sermons à la tribune, lorsqu’il faisait une pause entre deux déclarations capitales. Elle connaissait si bien sa rhétorique, gestuelle et verbale ! Parfois elle pensait qu’elle savait de lui tout ce qu’il était possible de savoir ; qu’il n’avait plus rien à lui dire qu’elle ait vraiment envie d’entendre. Mais cette impression était sans doute réciproque : ils avaient depuis longtemps cessé de vivre leur mariage comme tel. Cette nuit, comme toutes les nuits de la tournée, ils coucheraient dans des lits jumeaux, il dormirait de ce sommeil profond, facile, qui lui venait si rapidement, tandis qu’elle avalerait en douce un ou deux somnifères qui lui apporteraient un apaisement bienvenu.
« Le sommeil, avait-il souvent dit, est le moment où ton communie avec le Seigneur. » Il croyait en l’efficacité des rêves, même s’il ne parlait pas de ce qu’il y voyait. Elle ne doutait pas un seul instant que l’heure viendrait où il dévoilerait la majesté de ses visions, mais en attendant il dormait seul, gardait son secret, et la laissait en proie à tous ses chagrins cachés. L’amertume aurait été facile, mais elle lutta contre cette tentation. La destinée de John Gyer était manifeste, le Seigneur l’exigeait ; et s’il était dur envers sa femme, il l’était bien davantage envers lui-même, suivant un régime qui aurait détruit des hommes moins solides, et il se châtiait toujours de ses moindres actes de faiblesse.
Earl émergea enfin de la réception et revint à la voiture au pas de course. Il avait trois clés.
« Chambres 7 et 8, dit-il, le souffle court, la pluie gouttant de ses sourcils et de son nez ; j’ai aussi la clé de la porte de séparation.
— Bien, dit Gyer.
— Ce sont les deux dernières ! dit-il. Je fais le tour avec la voiture ? Elles se trouvent de l’autre côté du bâtiment. »
L’intérieur des deux chambres était un hymne à la banalité. Il leur semblait avoir séjourné dans mille de ces cellules identiques jusqu’au couvre-lit d’un orange écœurant et à la gravure passée du Grand Canyon sur des murs vert pâle. John était insensible au décor, il lavait toujours été, mais aux yeux de Virginie, ces chambres représentaient un parfait modèle du Purgatoire. Des limbes sans âmes où rien d’important n’était jamais arrivé, et n’arriverait jamais. Il n’y avait rien pour différencier ces chambres les unes des autres, mais ce soir-là, Virginie n’était pas la même.
Cette ambiance bizarre ne venait pas des conversations sur les tornades. Virginie regardait Earl aller et venir avec les bagages, et elle se sentait étrangement dédoublée, comme si elle regardait les choses à travers un voile plus dense que la pluie tiède qui tombait derrière la porte. Elle dormait presque debout. Lorsque John lui eut gentiment désigné son lit pour la nuit, elle s’allongea et essaya de se détendre pour maîtriser son impression de dédoublement. Plus facile à dire qu’à faire ! La télévision marchait dans une chambre voisine, et on entendait distinctement chaque parole du film de dix heures à travers les murs minces comme du papier.
« Vous vous sentez bien ? »
Elle ouvrit les yeux. Toujours plein de sollicitude, Earl la regardait. Il paraissait aussi las qu’elle. Son visage, très hâlé à force de prendre le soleil dans les réunions de plein air, lui sembla plutôt jaunâtre au lieu de son brun habituel respirant la santé. Il était aussi un peu trop gros, même si sa corpulence allait bien avec son visage aux traits larges et têtus.
« Oui, ça va bien, merci, dit-elle. J’ai un peu soif.
— Je vais voir si je peux vous avoir une boisson. Il doit bien y avoir un distributeur de coca. »
Elle acquiesça, soutenant des yeux son regard. Il y avait, dans cet échange, un non-dit que Gyer, assis à la table prenant des notes pour son discours du lendemain, ne pouvait comprendre. De temps en temps au cours de la tournée, Earl avait procuré des pilules à Virginie. Oh ! rien de bien méchant, de simples calmants pour tranquilliser ses nerfs de plus en plus ébranlés. Mais, comme les stimulants, le maquillage et les bijoux, ils n’étaient pas bien vus par un homme de principes comme Gyer, et lorsque son mari avait par hasard découvert les médicaments, il s’était ensuivi une vilaine scène. Earl avait essuyé la colère de son patron, Virginie lui en avait été très reconnaissante. Et, bien qu’il eût reçu l’ordre strict de ne jamais recommencer, il lui en avait bientôt procuré d’autres. Leur culpabilité était presque un secret agréable entre eux ; même à cet instant, elle lut une complicité dans ses yeux, ainsi que lui dans les siens.
« Pas de Coca-Cola, dit Gyer.
— Allons, je pensais que nous pouvions faire une exception.
— Une exception ? » reprit Gyer, d’une voix qui prenait son accent suffisant caractéristique. Il y avait de la rhétorique dans l’air, et Earl maudit sa langue stupide. « Le Seigneur ne nous a pas donné des lois à suivre pour que nous fassions des exceptions, Earl. Vous le savez bien. »
À ce moment-là, Earl se moquait pas mal de ce que le Seigneur avait dit ou fait. C’est de Virginie qu’il se souciait. Il la savait forte, malgré ses manières courtoises de fille du Sud, et l’apparente fragilité qui les accompagne ; assez forte pour leur faire traverser toutes les petites catastrophes de la tournée, lorsque le Seigneur oubliait d’entrer en scène pour aider ses agents dans l’arène. Mais personne n’avait des forces illimitées, et il avait l’impression qu’elle était à deux doigts de craquer. Elle donnait tant à son mari ! – d’amour et d’admiration, d’énergie et d’enthousiasme. Dans les semaines précédentes, Earl avait plus d’une fois pensé qu’elle méritait peut-être mieux que l’homme qui montait en chaire.
« Vous pourriez peut-être aller me chercher de l’eau glacée », dit-elle, en levant vers lui ses yeux gris-bleu soulignés d’un cerne de fatigue. Elle n’était pas belle selon les critères d’aujourd’hui, elle avait des traits trop parfaits, trop aristocratiques. Son épuisement leur donnait un nouvel éclat.
« De l’eau glacée ? Mais tout de suite ! » dit Earl, d’un ton qui se voulait jovial, mais qu’il eut à peine la force de maintenir. Il se dirigea vers la porte.
« Pourquoi n’appelez-vous pas la réception pour qu’on vous en apporte ? Suggéra Gyer au moment où Earl allait sortir. Je voudrais revoir avec vous l’itinéraire de la semaine prochaine.
— Mais cela ne m’ennuie pas, dit Earl. Vraiment. Et puis il faut que j’appelle Pampa pour leur dire que nous sommes retardés. »
Et il fut dehors avant que John ait pu le contredire. Il avait besoin d’un prétexte pour avoir un peu de temps à lui ; l’atmosphère entre Virginie et Gyer se détériorait de jour en jour et ce n’était pas vraiment réjouissant. Il resta un long moment à regarder la pluie tomber à verse. Le peuplier au milieu de la cour penchait sa tête dénudée sous la furie du déluge ; Earl savait exactement ce qu’il devait ressentir.
Tandis qu’il se tenait sur l’allée, se demandant ce qu’il allait faire pour garder sa raison pendant les huit dernières semaines de la tournée, deux silhouettes venues de la route traversèrent la cour. Il ne les vit pas, bien que leur chemin vers la chambre 7 les fît passer droit dans le champ de sa vision. Le couple arrivait du terrain vague derrière la réception – où, en 1955, il avait garé sa Buick rouge – et traversait sous la pluie diluvienne qui pourtant ne semblait pas le toucher. La femme, dont la coiffure avait été deux fois à la mode depuis les années cinquante, et dont les vêtements donnaient l’image de la même période, ralentit un instant pour regarder l’homme qui contemplait le peuplier d’un air si absorbé. Il avait un regard gentil, malgré ses sourcils froncés. Elle songea qu’en son temps elle aurait pu aimer un homme comme celui-là ; mais son temps était passé depuis des lustres ! Buck, son mari, se retourna vers elle : « Tu viens, Sadie ? » demanda-t-il. Et elle le suivit sur l’allée en béton (qui était en bois la dernière fois qu’elle était venue) et ils entrèrent dans la chambre 7 par la porte ouverte.
Earl eut un frisson dans le dos. À force de fixer la pluie, pensa-t-il ; et aussi à force de vaine attente. Il avança jusqu’au bout du patio, s’arma de courage pour traverser la cour jusqu’au bureau, compta jusqu’à trois et s’élança.
Sadie Durning jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et regarda partir Earl, puis elle tourna la tête vers Buck. Les années n’avaient pas modéré le ressentiment qu’elle éprouvait à l’égard de son mari, pas plus qu’elles n’avaient amélioré son air roublard ni son rire trop facile. Sadie ne l’aimait pas beaucoup en ce 2 juin 1955, et elle ne l’aimait pas tellement non plus à présent, exactement trente ans plus tard. Buck Durning avait une âme de coureur – le père de Sadie le lui avait toujours dit. Cela en soi n’était pas si terrible ; c’était peut-être inhérent à la condition masculine. Mais cela avait conduit à un comportement tellement moche qu’à la fin elle s’était lassée de ses mensonges incessants. Lui – innocent jusqu’au bout – avait pris la déprime de sa femme comme le besoin d’une deuxième lune de miel. Cette hypocrisie phénoménale l’avait finalement emporté sur tout sentiment latent de tolérance ou de pardon qu’elle aurait pu nourrir et, lorsque, trois décennies plus tôt jour pour jour, ils étaient descendus au Motel du Peuplier, elle s’apprêtait à plus qu’une nuit d’amour. Elle avait laissé Buck prendre sa douche et, lorsqu’il en était sorti, elle avait braqué sur lui son Smith & Wesson .38, et lui avait ouvert un grand trou dans la poitrine. Ensuite elle avait couru, jeté le pistolet, s’était enfuie tout en sachant que la police la rattraperait, mais sans vraiment trop s’inquiéter de l’heure. On l’avait conduite à la prison du comté de Carson à Panhandle et, au bout de quelques semaines, on l’avait jugée. Pas une seule fois elle n’avait essayé de nier le meurtre : il y avait eu suffisamment de mensonge dans les trente-huit années de sa vie. Et alors, parce qu’on la trouvait insolente, on l’avait transférée à la prison d’État de Huntsville, et on avait choisi une très belle journée du mois d’octobre suivant pour lui faire passer 2250 volts à travers le corps, sans autre forme de procès, arrêtant ainsi presque instantanément son cœur impénitent. Œil pour œil, dent pour dent. On 1 avait élevée selon un code de simples équations morales. Elle n’était pas malheureuse d’être morte selon les mêmes principes mathématiques.
Mais cette nuit, Buck et elle avaient choisi de refaire leur voyage de trente ans auparavant, pour voir s’ils découvriraient pourquoi et comment leur mariage s’était terminé dans le sang. Cette occasion était offerte à nombre d’amants défunts, mais apparemment peu d’entre eux en profitaient ; la pensée de revivre une deuxième fois le cataclysme qui avait terminé leur vie leur était peut-être trop désagréable. Pourtant Sadie ne pouvait s’empêcher de se demander si tout était prédestiné : un mot gentil de la part de Buck, un regard d’affection sincère dans ses yeux noirs auraient pu immobiliser son doigt sur la détente et leur sauver la vie à tous les deux. Cette nuit-ci leur donnerait l’occasion de vérifier l’histoire. Invisibles, inaudibles, ils allaient suivre le même chemin que trois décennies plus tôt : les prochaines heures leur diraient si cet itinéraire les menait inévitablement au meurtre.
La chambre 7 était occupée, et la chambre voisine également ; la porte de séparation était ouverte, et la lumière allumée dans les deux. Le fait qu’elles soient occupées ne créait aucun problème. Il y avait longtemps que Sadie était accoutumée à sa condition éthérée ; à se promener au milieu des vivants sans qu’on la voie. C’est ainsi qu’elle avait assisté au mariage de sa nièce, et plus tard à l’enterrement de son père, debout près de la tombe, à faire avec le vieux mort des commentaires sur les gens du cortège. Mais Buck, qui n’avait jamais été très vif, était plus enclin à l’étourderie. Elle espérait que cette nuit il ferait attention. Après tout, il voulait autant qu’elle mener l’expérience à son terme.
Tandis qu’ils se tenaient sur le seuil et regardaient à la ronde dans la pièce où s’était déroulée leur farce fatale, elle se demanda si la balle l’avait fait beaucoup souffrir. Il faudrait qu’elle le lui demande cette nuit, si l’occasion s’en présentait.
Lorsque Earl était allé réserver les chambres, il y avait à la réception une jeune femme au visage sympathique, mais sans beauté. Elle n’y était plus et un homme d’environ soixante ans, avec une barbe grise de trois jours et une chemise maculée de sueur la remplaçait. Il leva le nez de son quotidien de la veille lorsque Earl entra.
« C’est pour quoi ?
— Serait-il possible d’avoir de l’eau glacée ? » demanda Earl. L’homme gueula par-dessus l’épaule : « Laura-May ? Tu es là ? »
Le vacarme du film de dix heures traversait la porte – coups de feu, cris, rugissements de fauve en liberté – et puis, la réponse de Laura-May :
« Qu est-ce que tu veux Papa ?
— Il y a quelqu’un qui a besoin d’un service, hurla le père de Laura-May, non sans une trace d’ironie dans la voix. Tu peux venir t’en occuper ? »
Aucune réponse ; simplement de nouveaux hurlements qui firent grincer les dents du client. Le patron leva la tête vers lui. Il avait un œil voilé par la cataracte.
« Vous êtes avec l’évangéliste ? fit-il.
— Oui… comment avez-vous su qu’il est…
— Laura-May l’a reconnu. Elle a vu sa photo dans le journal.
— Ah oui ?
— Elle ne loupe jamais rien, ma petite. »
Laura-May fit son entrée à ce moment précis.
Lorsque ses yeux bruns se posèrent sur Earl, elle s’illumina visiblement.
« Oh… dit-elle, le visage animé par un sourire. Que puis-je pour vous, monsieur ? » La réplique, alliée au sourire, sembla marquer plus qu’un intérêt poli pour le client ; ou n’était-ce que le souhait secret de Earl ? À part une belle-de-nuit rencontrée en Oklahoma, à Pomca City, sa vie sexuelle était inexistante depuis trois mois. Saisissant l’occasion, il rendit son sourire à Laura-May. Elle avait au moins trente-cinq ans, mais des façons curieusement enfantines ; son regard l’intimidait presque par sa franchise. Rencontrant ses yeux, Earl se mit à penser que sa première impression ne l’avait pas tellement trompé.
« Je me demandais si vous auriez de l’eau glacée, dit-il. Mrs. Gyer ne se sent pas très bien. »
Laura-May hocha la tête. « Je vais vous en chercher », dit-elle, s’attardant un instant sur le seuil avant de retourner dans la pièce de la télévision. Le vacarme du film s’était apaisé – une scène de calme peut-être, avant la réapparition de la bête – et, dans le silence, Earl entendit battre la pluie dehors, qui changeait la terre en boue.
« Ça pleut à torrents, ce soir, hein ! observa le patron, si ça ne s’arrête pas, demain vous n’aurez personne !
— Oh, les gens viennent par tous les temps, vous savez, dit Earl. John Gyer est une grande attraction. »
Le type fit la grimace. « Il n’empêchera pas la tornade », dit-il, se complaisant visiblement dans son rôle d’oracle. Nous devons bientôt en avoir une de toute façon.
« Vraiment ?
— Y a deux ans, le vent a arraché le toit de l’école. Il l’a soulevé comme un rien. »
Laura-May réapparut à la porte, avec un plateau où se trouvaient une carafe et quatre verres. Les glaçons tintaient contre les bords de la carafe.
« De quoi tu parles, P’Pa ?
— De tornade.
— Il ne fait pas assez chaud », annonça-t-elle d’un air ferme, mais détaché. Son père grommela son désaccord, mais ne discuta pas. Laura-May se dirigea vers Earl avec son plateau, et lorsqu’il fit un geste pour le lui prendre, elle dit : « Je le porterai moi-même. Je vous suis. » Il ne fit aucune objection. En chemin vers la chambré des Gyer, il aurait ainsi l’occasion d’échanger des plaisanteries avec elle ; la même pensée lui trottait peut-être aussi dans la tête. Ou alors elle voulait voir l’évangéliste de plus près.
Ils firent en silence tout le trajet jusqu’au bout du premier bâtiment ; là ils s’arrêtèrent. Ils avaient devant eux quinze mètres de flaques à traverser entre les deux bâtiments.
« Je prends la carafe ? Proposa Earl. Vous porterez le plateau et les verres.
— D’accord », répondit-elle. Puis, posant sur lui le même regard droit qu’auparavant, elle dit : « Comment vous appelez-vous ?
— Earl, lui dit-il, Earl Rayburn.
— Moi c’est Laura-May Cade.
— Ravi de vous connaître, Laura-May.
— On vous a parlé de cet endroit, n’est-ce pas ? dit-elle. Papa vous a tout raconté, je pense.
— Sur les tornades ?
— Non, répondit-elle, sur les crimes. »
Sadie se tenait au pied du lit et regardait la femme allongée. Elle ne la trouva pas très coquette ; ses vêtements étaient tristes, sa coiffure peu flatteuse. La femme murmura quelque chose dans son état semi-comateux et, soudain, elle se réveilla. Ses yeux s’ouvrirent tout grands. Ils trahissaient une inquiétude vague, et de la douleur aussi. Sadie la regarda et soupira.
« Quel est le problème ? » demanda Buck. Il avait posé les valises et s’était installé dans un fauteuil en face du quatrième occupant de la pièce, grande personne maigre, aux traits vigoureux, dont la crinière gris acier n’aurait pas fait honte à un prophète de l’Ancien Testament.
« Il n’y a pas de problème ! répondit Sadie.
— Je ne veux pas partager la chambre avec ces deux-là, dit Buck.
— Allons, c’est la chambre où nous… où nous avons séjourné, répondit Sadie.
— Allons à côté, suggéra Buck, en montrant la chambre 8 de la tête, ce sera plus intime.
— Ils ne nous voient pas.
— Mais moi je les vois ! répondit Buck, et ça me flanque la chair de poule. Quelle différence si nous sommes dans une autre chambre, bon sang ? » Sans attendre l’accord de Sadie, Buck emporta les bagages dans la chambre d’Earl. « Tu viens ou non ? » demanda-t-il à Sadie. Elle hocha la tête. Il valait mieux lui céder ; si elle se mettait à discuter dès à présent, ils ne passeraient pas le premier obstacle. Elle se redit que leur réunion devait se faire sous le signe de la conciliation ; et elle le suivit sagement dans la chambre 8.
Sur son lit, Virginie songea à se lever pour aller dans la salle de bains où, hors de vue, elle pourrait prendre un ou deux calmants. Mais la présence de John la terrifiait ; parfois elle avait l’impression qu’il voyait en elle, qu’il lisait à livre ouvert dans son âme coupable. Elle était certaine que si elle se levait et fouillait dans son sac à la recherche des médicaments, il lui demanderait ce qu’elle faisait. Alors, elle bredouillerait immanquablement la vérité. Elle n’avait pas la force de résister à la flamme de ses yeux accusateurs. Non, il valait mieux rester là et attendre le retour d’Earl avec l’eau. Puis, lorsque les deux hommes discuteraient de la tournée, elle s’esquiverait pour avaler les pilules défendues.
Il y avait quelque chose de vague, dans l’éclairage de la pièce, qui l’angoissait, et elle voulut fermer les yeux pour éviter les tours que lui jouait la lumière. Quelques instants plus tôt, il s’était créé un mirage au pied de son lit, papillotant comme une aile de phalène et qui s’était presque figé avant de disparaître.
En face, près de la fenêtre, John lisait encore tout bas. Elle ne saisit d’abord que quelques mots :
« De la fumée sortirent des sauterelles, qui se répandirent sur la terre… » Virginie reconnut immédiatement le passage par son imagerie manifeste.
« … et il leur fut donné le pouvoir qu’ont les scorpions de la terre. »
Ces phrases étaient tirées de l’Apocalypse selon saint Jean. Virginie connaissait par cœur les paroles suivantes. John les avait maintes fois déclamées à ses assemblées.
« Il leur fut dit de ne point faire de mal à l’herbe de la terre, ni à aucune verdure, ni à aucun arbre, mais seulement aux hommes qui n’avaient pas le sceau de Dieu sur le front. »
Gyer adorait l’Apocalypse. Il la lisait plus souvent que les Évangiles, dont il connaissait les histoires par cœur, mais dont le vocabulaire ne l’enflammait pas comme les rythmes incantatoires de la première. Lorsqu’il prêchait l’Apocalypse, il en partageait la vision, et il était heureux. Sa voix prenait un accent différent ; la poésie ne sortait plus de sa bouche, elle le traversait tout entier. Impuissant entre ses griffes, il escaladait une spirale de métaphores plus terribles encore, passant des anges aux dragons, et de là, à Babylone, la mère des putains, assise sur une bête écarlate.
Virginie essaya de repousser ces mots. D’habitude, c’était pour elle une joie d’entendre son mari réciter les versets de l’Apocalypse, mais pas ce soir. Ce soir, les mots semblaient trop chargés de corruption et elle avait l’impression – pour la première fois peut-être – que John ne comprenait pas vraiment ce qu’il disait ; que, tandis qu’il les récitait, l’esprit des mots le dépassait. Sans le faire exprès, elle émit une petite plainte. Gyer s’arrêta de lire.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » dit-il.
Elle ouvrit les yeux, ennuyée de l’avoir interrompu.
« Rien, dit-elle.
— Est-ce que ma lecture te dérange ? » demanda-t-il.
La question était un défi, et elle ne le releva pas.
« Non, dit-elle. Bien sûr que non. »
De la porte de séparation entre les deux chambres, Sadie regardait le visage de Virginie. Cette lemme mentait bien sûr ; les mots la gênaient, c’était évident. Ils troublaient également Sadie, mais uniquement parce qu’ils avaient une résonance pitoyable de mélodrame : une drogue – le rêve d’Armageddon, plus comique qu’intimidant.
« Dis-le-lui, conseilla-t-elle à Virginie. Allez, dis-lui que ça ne te plaît pas.
— À qui parles-tu ? demanda Buck. Ils ne t’entendent pas. »
Sadie feignit d’ignorer la remarque de son mari.
« Allez, dit-elle à Virginie, dis-le-lui à ce salaud. »
Mais Virginie restait allongée, et Gyer reprit la lecture de son passage et de ses absurdités croissantes :
« Ces sauterelles ressemblaient à des chevaux préparés pour le combat ; il y avait sur leur tête comme des couronnes semblables à de l’or, et leurs visages étaient des visages d’hommes.
« Elles avaient des cheveux comme des cheveux de femmes, et leurs dents étaient comme des dents de lions. »
Sadie secoua la tête : des terreurs de bandes dessinées, bonnes à effrayer les enfants. Pourquoi fallait-il attendre, de mourir pour se débarrasser de pareilles inepties ?
« Dis-lui, redit-elle. Dis-lui qu’il est ridicule avec ses histoires. » Au moment précis où ces mots quittaient les lèvres de Sadie, Virginie se redressa sur son lit et dit :
« John ? »
Sadie la regarda d’un œil encourageant. « Dis-le-lui, allez ! »
« As-tu continuellement besoin de parler de la mort ? C’est très déprimant ! »
Sadie faillit applaudir ; elle n’aurait pas tout à fait présenté là chose de cette façon, mais chacun la sienne !
« Qu as-tu dit ? » demanda Gyer, croyant qu’il avait mal entendu. Elle ne le défiait pas, tout de même ?
Virginie porta une main tremblante à ses lèvres, comme pour annuler ses paroles avant qu’elles ne sortent ; mais elles s’échappèrent quand même.
« Ces passages que tu lis. Je les déteste. Ils sont tellement… »
« Stupides », souffla Sadie.
« … déplaisants », dit Virginie.
« Tu viens te coucher ou non ? demanda Buck.
— Un instant, répondit Sadie, je veux seulement voir ce qui va se passer ici.
— La vie n’est pas un film de série B ! » s’interposa Buck. Sadie allait le supplier d’attendre, mais avant de le pouvoir, elle vit l’évangéliste approcher du lit de Virginie, bible en main.
« Ceci est la parole inspirée du Seigneur, Virginie, dit-il.
— Je sais, John. Mais il y a d’autres passages…
— Je croyais que tu aimais l’Apocalypse.
— Non, dit-elle, elle me déprime.
— Tu es fatiguée, répondit-il.
— Ben voyons ! intervint Sadie, c’est ce qu’ils vous disent tous quand on approche de la vérité : « Tu es fatiguée, pourquoi ne te reposes-tu pas un peu ? »
« Pourquoi ne dors-tu pas un moment ? dit Gyer, j’irai travailler à côté. »
Virginie soutint le regard condescendant de son mari pendant cinq bonnes secondes, puis elle hocha la tête.
« Oui, concéda-t-elle, c’est vrai que je suis fatiguée. »
« Idiote, lui dit Sadie. Réponds-lui, sinon il recommencera ! Donnez-leur un arpent et ils raflent la moitié du pays. »
Buck apparut derrière Sadie. « Je te l’ai déjà demandé une fois ! lui dit-il en la prenant par le bras, nous sommes ici pour nous réconcilier. Alors, allons-y ! » Il l’arracha de la porte, plutôt plus durement que nécessaire. Elle se dégagea le bras.
« Pas besoin d’être violent, Buck, dit-elle.
— Ha ! C’est un peu fort, venant de toi ! dit Buck avec un rire sans humour. Tu veux voir quelque chose de violent ? » Sadie se détourna de Virginie pour regarder son mari.
« En voilà de la violence ! » dit-il. Il avait enlevé sa veste, et il soulevait sa chemise boutonnée pour montrer sa blessure par balle. Pratiquement à bout portant, le .38 de Sadie lui avait troué la poitrine d’une belle brûlure rouge ; elle était aussi fraîche qu’au moment de sa mort. Il mit son doigt dessus comme s’il montrait le Sacré-Cœur. « Tu vois ça, ma petite chérie ? C’est toi qui l’as fait. »
Elle scruta le trou non sans un certain intérêt. C’était, à n’en pas douter, une marque permanente ; à peu près la seule qu’elle aurait laissée sur lui, pensa-t-elle.
« Tu t’envoyais en l’air depuis le début, n’est-ce pas ? » demanda-t-elle.
— Nous ne parlons pas de m’envoyer en l’air, nous parlons de m’expédier en enfer, répondit Buck.
— Il me semble qu’une chose mène à l’autre, répondit Sadie. Et inversement. »
Buck rétrécit sur elle son regard déjà étroit. Des douzaines de femmes l’avaient trouvé irrésistible, ce regard, à en juger par le nombre des anonymes venues pleurer à son enterrement. « D’accord, dit-il, j’ai eu d’autres femmes. Et alors ?
— Alors je t’ai tiré dessus ! » répondit carrément Sadie. C’était à peu près tout ce qu’elle avait à dire sur le sujet. Son procès n’avait pas duré longtemps.
« Bon, dis-moi au moins que tu le regrettes », explosa Buck.
Sadie considéra un instant la suggestion avant de dire : « Mais non ! » Elle se rendit compte que sa réponse manquait de tact, mais c’était la vérité inéluctable. Au moment même où l’on avait attaché ses bras sur la chaise électrique, et où le prêtre faisait de son mieux pour consoler son avocat, elle ne regrettait pas la tournure des événements.
« Toute cette histoire est inutile, dit Buck. Nous sommes venus ici pour faire la paix et tu ne sais même pas dire pardon. Tu me dégoûtes ! Tu le sais ? Tu m’as toujours écœuré. Tu t’es mêlée de mes affaires, tu as fouiné partout derrière mon dos.
— C’est absolument faux ! répondit Sadie avec fermeté. Tes cochonneries sont venues à ma rencontre.
— Mes cochonneries ?
— Oh oui, Buck, tes cochonneries ! Ça a toujours été comme ça avec toi. À la sauvette, à la va-vite. »
Il la saisit. « Retire ce que tu viens de dire ! exigea-t-il.
— Tu me faisais peur jadis, répondit-elle froidement. Alors j’ai acheté une arme. »
Il la repoussa loin de lui.
« Bon, dit-il, tu ne pourras pas dire que je n’ai pas essayé. Je voulais voir s’il nous était possible de pardonner et d’oublier ; c’est vrai, tu sais. Mais tu n’as aucune envie de céder d’un pouce, n’est-ce pas ? » En parlant, il passait son doigt sur sa blessure, sa voix se faisait plus douce. « On aurait pu se payer du bon temps cette nuit ici, ma toute petite, murmura-t-il. Tous les deux. Je t’aurais joué de la clarinette, tu vois ce que je veux dire ? À une époque, tu n’aurais pas dit non. »
Elle soupira doucement. Il disait vrai. À cette époque, elle aurait pris le peu qu’il lui donnait et se serait estimée heureuse. Mais les temps avaient changé.
« Allons, chérie, laisse-toi aller », dit-il d’un ton vaporeux, et il se mit à déboutonner complètement sa chemise, et à la retirer de son pantalon. Son ventre était net comme celui d’un bébé. « Si on « oubliait tout ce que tu as dit et qu’on se mette au lit pour bavarder un peu ? »
Sadie allait répondre, lorsque la porte de la chambre s’ouvrit pour laisser entrer l’homme aux yeux si expressifs, accompagné par une femme dont le visage lui rappelait quelque chose.
« Voici l’eau glacée », dit Earl. Sadie le regarda traverser la pièce. Il n’y avait jamais eu de plus bel homme à Wichita Falls ; du moins d’après ses souvenirs. Il lui donna presque envie de revivre.
« Veux-tu te déshabiller, oui ou non ? lui demanda Buck, depuis la pièce voisine.
— Une minute, Buck. Nous avons toute la nuit, bon sang !
— Je m’appelle Laura-May Cade », dit la femme au visage familier en posant son plateau sur la table.
Bien sûr ! pensa Sadie, la petite Laura-May ! C’était une fillette de cinq ou six ans la dernière fois que Sadie s’était arrêtée là ; une enfant étrange, secrète, au regard sournois. Depuis, elle avait mûri physiquement, mais son expression bizarre était toujours évidente sur ses traits légèrement asymétriques. Sadie se tourna vers Buck qui, assis sur le lit, délaçait ses souliers.
« Tu te souviens de la petite fille ? dit-elle. Celle à qui tu avais donné une pièce pour t’en débarrasser ?
— Eh bien quoi ?
— Elle est là.
— Ah oui ? » répondit-il, visiblement indifférent.
Laura-May avait versé l’eau dans les verres et en portait un à Virginie.
« C’est vraiment sympa de vous avoir, m’sieur-dame, dit-elle. Il arrive pas grand-chose ici. Juste une tornade de temps en temps… »
Gyer fit un petit signe de tête à Earl qui sortit un billet de cinq dollars et le tendit à Laura-May. Elle la remercia, disant que ce n’était pas nécessaire, puis elle prit le billet. Mais on n’allait pas la payer pour qu’elle parte !
« Par un temps comme ça, les gens se sentent drôles », continua-t-elle.
Earl imaginait l’histoire qui lui trottait dans la tête. Elle lui en avait raconté la trame en chemin, el il savait que Virginie n’était pas en état d’entendre un tel récit.
« Merci pour l’eau », dit-il, en lui mettant la main sur le bras pour la reconduire à la porte. Mais Gyer intervint.
« Ma femme souffre de cette chaleur, dit-il.
— Vous devriez être très prudente, m’dame, conseilla Laura-May à Virginie, les gens font vraiment de drôles de choses.
— Comme quoi ? demanda Virginie.
— Je ne crois pas que… commença Earl, mais avant de pouvoir dire « nous ayons envie d’en entendre parler », Laura-May répondit d’un air détaché :
— Oh, surtout des crimes. »
Virginie leva les yeux du verre où s’était plongé son regard.
« Des crimes ?
— Tu entends ça ? dit Sadie, avec fierté. Elle se souvient.
— Oui, dans cette chambre même », réussit à balbutier Laura-May avant que Earl ne l’escorte dehors de force.
— Attendez ! dit Virginie alors que les deux silhouettes passaient la porte. Earl ! Je veux savoir ce qu’il s’est passé.
— Non, lui dit Gyer.
— Oh, mais si ! dit très doucement Sadie, étudiant le visage de Virginie. Tu voudrais vraiment savoir, hein, vivi ? »
Tendant un moment chargé de possibilités, Virginie détourna son regard de la porte extérieure, le fixa droit sur la chambre 8, et ses yeux semblèrent s’arrêter sur Sadie. Son regard était si direct qu’on ai irait presque cru qu’elle la reconnaissait. Dans son verre, les glaçons tintèrent. Elle fronça les sourcils.
— Qu est-ce qui ne va pas ? » lui demanda Gyer.
Virginie secoua la tête.
« Je t’ai demandé ce qui n’allait pas », insista Gyer.
Virginie posa son verre sur la table de chevet. Au bout d’un moment, elle dit très simplement :
« Il y a là quelqu’un, John.
Que veux-tu dire ?
— Il y a quelqu’un dans la pièce avec nous. J’avais entendu parler. Parler à haute voix.
— Dans la chambre à côté, dit Gyer.
— Non, dans la chambre d’Earl.
— Elle est vide. Tes voix venaient très certainement de la chambre voisine. »
La logique n’allait pas imposer silence à Virginie ! « Je les ai entendues ici, te dis-je. Et j’ai vu quelque chose au pied de mon lit. Dans l’air. »
« Oh, doux Jésus ! dit Sadie, dans un souffle. Cette fichue bonne femme est médium ! »
Buck se leva. Il était en slip. Il vint à la porte de communication pour regarder Virginie d’un autre œil.
« Tu es sûre ? dit-il.
— Chut ! lui dit Sadie, en s’éloignant du champ de vision de Virginie. Elle vient de dire qu’elle nous avait vus. »
« Tu n’es pas bien, Virginie, disait Gyer dans la pièce voisine. Ce sont ces pilules qu’il t’a données…
— Non, répondit Virginie, en élevant la voix. Quand cesseras-tu de parler de mes pilules ? Elles servent à me calmer, c’est tout, elles m’aident à dormir. »
Buck ne la trouva pas calme du tout à ce moment-là. Il aimait cette façon dont elle tremblait en essayant de retenir ses larmes. Elle semblait avoir besoin d’un petit air de clarinette, cette pauvre Virginie ; voilà qui l’aiderait à dormir !
« Je te dis que je vois des choses, disait-elle à son mari.
— Que moi je ne vois pas, répondit Gyer, sans la croire. C’est ce que tu dis ? Que tu as des visions de choses auxquelles nous autres sommes aveugles ?
— Je ne me vante pas, bon sang ! » lui hurla-t-elle au visage, excédée par sa contradiction.
« Éloignons-nous, Buck, dit Sadie. Nous la troublons. Elle sait que nous sommes là.
— Et alors ? répondit Buck. Son idiot de mari ne la croit pas. Regarde-le ! Il la croit folle.
— Nous allons la rendre folle pour de bon si nous nous affichons dans les parages, dit Sadie. Baissons au moins la voix, tu veux ? »
Buck se tourna vers Sadie, et lui adressa un sourire lubrique. « Tu veux que pour moi le jeu en vaille la chandelle ? demanda-t-il d’un air plein de sous-entendus. Je me sors de là à condition qu’on s’amuse un peu, toi et moi. »
Sadie hésita un instant avant de répondre. Il était sans doute pervers de repousser les avances de Buck ; ce gars était émotif comme un petit enfant et l’avait toujours été. Le sexe était un de ses rares moyens d’expression. « D’accord, Buck, dit-elle, laisse-moi seulement me rafraîchir et défaire mes cheveux. »
Une trêve malaisée s’était apparemment installée clans la chambre.
« Je vais prendre une douche, Virginie, dit Gyer, je le conseille de t’allonger et de cesser de te rendre ridicule. Parle ainsi devant des gens et tu mettras notre croisade en péril, tu m’entends ? »
Virginie regarda son mari avec plus de lucidité que jamais auparavant. « Oh oui, je t’entends », dit-elle, d’une voix totalement dénuée d’émotion.
Il sembla satisfait. Il enleva sa veste et passa dans la salle de bains, emportant sa Bible avec lui. Virginie entendit le bruit du loquet, et elle poussa un long soupir de malaise. Nombreuses seraient les récriminations de Gyer à la suite de leur échange ; dans les jours à venir, il lui arracherait sa contrition jusqu’à la dernière goutte. Elle jeta un coup d’œil à la porte de séparation. Il n’y avait plus trace des ombres dans l’air ; ni le moindre murmure de voix perdues. Peut-être, peut-être avait-elle simplement tout imaginé. Elle ouvrit son sac et fouilla pour trouver ses tubes de calmants. L’œil sur la porte de la salle de bains, elle choisit un cocktail de trois cachets et les avala avec une gorgée d’eau. Les glaçons avaient fondu depuis longtemps dans la carafe. L’eau qu’elle but était tiède, comme la pluie qui tombait toujours sans arrêt dehors. Au matin, le monde entier aurait peut-être été emporté par les torrents. Elle songea que si cela se réalisait, elle n’en éprouverait aucun chagrin.
« Je vous avais demandé de ne pas mentionner le meurtre, dit Earl à Laura-May. Mrs. Gyer n’est pas en état de supporter ces choses-là.
— Sans arrêt les gens se font tuer, répondit Laura-May sans se frapper. Elle ne peut pas se balader en faisant l’autruche. »
Earl ne dit rien. Ils venaient d’arriver au bout de l’allée. Il leur restait à piquer un sprint à travers la cour pour atteindre le premier bâtiment. Laura-May se tourna vers lui. Elle mesurait une tête de moins. Ses grands yeux lumineux étaient levés vers les siens. Malgré sa colère, il ne put s’empêcher de remarquer sa bouche si charnue, ses lèvres si brillantes.
« Excusez-moi, dit-elle, je ne voulais pas vous faire avoir des histoires.
— Bien sûr, je sais. Je suis énervé, c’est tout.
— C’est la chaleur, répondit-elle. Comme j’ai dit, ça vous met des idées dans la tête. Vous savez bien ! » Son regard flotta un instant ; un soupçon d’incertitude lui traversa le visage. Earl se sentit des picotements à la nuque. À lui de jouer, non ? Elle le lui proposait sans équivoque. Mais les mots lui manquèrent. Finalement ce fut elle qui dit :
« Vous devez rentrer tout de suite ? »
Il avala sa salive ; il avait la gorge sèche.
« Je ne vois pas pourquoi, dit-il. C’est-à-dire, je ne veux pas m’interposer quand ils ont des mots tous les deux.
— Des vieilles querelles ? demanda-t-elle.
— Je crois que oui. Vaut mieux que je les laisse s’en dépatouiller tranquilles. Ils n’ont pas besoin de moi. »
Laura-May baissa les yeux. « Eh bien, moi si », souffla-t-elle, ses paroles à peine audibles dans le vacarme sourd de la pluie.
Il approcha doucement la main de son visage et caressa le duvet de sa joue. Elle tremblait, si imperceptiblement. Ensuite il pencha la tête pour l’embrasser. Elle lui laissa effleurer ses lèvres.
« Pourquoi n’irions-nous pas dans ma chambre ? dit-elle contre sa bouche. Ça ne me plaît pas ici.
— Et votre père ?
— Il sera ivre mort à cette heure ! C’est la même rengaine tous les soirs. Vas-y doucement, c’est tout. Il ne s’apercevra de rien. »
Earl n’était pas très satisfait de ce projet de réjouissances. Son travail valait plus que d’être surpris dans le lit de Laura-May. Il était marié, même s’il n’avait pas vu Barbara depuis trois mois. Laura-May sentit ses hésitations.
« Ne viens pas si tu n’en as pas envie, dit-elle.
— Ce n’est pas ça », répondit-il.
Lorsqu’il baissa les yeux vers elle, elle se passait la langue sur les lèvres. C’était un geste totalement inconscient, il en était sûr, mais cela suffit à le décider. En un sens, même s’il ne pouvait encore le savoir, tout ce qui allait se passer (la farce grotesque, le sang répandu, la tragédie inévitable) tourna autour de ce geste de Laùra-May qui humectait sa lèvre inférieure avec une sensualité si naturelle. « Ah, et merde ! dit-il, je ne résiste pas. »
Il se pencha et l’embrassa encore pendant que, quelque part du côté de Skellytown, les nuages lâchaient un roulement de tonnerre assourdissant, comme le tambour du cirque avant une série d’acrobaties particulièrement difficiles.
Dans la chambre 7, Virginie faisait de mauvais rêves. Ses pilules ne lui avaient pas assuré un refuge paisible dans le sommeil. Au lieu de cela elle était plongée dans une tempête rugissante. Elle s’accrochait à un arbre rachitique – ancre pitoyable au milieu d’un tel maelström – pendant que le vent soulevait bétail et automobiles, aspirait la moitié du monde dans les nuages d’un noir d’encre qui bouillaient au-dessus de sa tête. Au moment même où elle pensait devoir mourir là, absolument seule, elle vit à quelques mètres d’elle deux silhouettes qui apparaissaient et disparaissaient dans les voiles de poussière aveuglante que soulevait le vent. Elle ne voyait pas leur visage, alors elle les héla :
« Hé, qui êtes-vous ? »
À côté, Sadie entendit Virginie parler dans son sommeil. Elle se demanda à quoi rêvait la femme. Elle résista cependant à la tentation d’aller dans la pièce voisine pour murmurer dans l’oreille de la dormeuse.
Sous les paupières de Virginie, le rêve allait bon train. Malgré ses appels, les inconnus de l’orage ne semblaient pas l’avoir entendue. Plutôt que de rester toute seule, elle abandonna le confort de son arbre – qui fut instantanément déraciné et emporté – et elle lutta contre la poussière mordante pour aller vers eux. Comme elle approchait, le vent se calma soudain et les lui révéla. Il y avait un homme, et une femme, tous deux armés. Au moment où elle appelait pour attirer leur attention, ils s’attaquèrent et se firent l’un l’autre des blessures mortelles au cou et à la poitrine.
« Au secours ! À l’assassin ! » hurla-t-elle tandis que le vent lui éclaboussait le visage du sang des protagonistes. « Pour l’amour du ciel, arrêtez ! À l’assassin ! »
Et soudain elle fut éveillée, le cœur battant à tout rompre. Le rêve papillotait toujours devant ses yeux. Elle secoua la tête pour se débarrasser des horribles images, puis, tant bien que mal elle s’assit sur le bord du lit et se leva. Sa tête lui donnait l’impression d’être légère au point de s’envoler comme un ballon de baudruche. Virginie avait besoin d’air pur. Elle s’était rarement sentie aussi bizarre dans sa vie. C’était comme si elle perdait sa mince prise sur la réalité ; comme si le monde tangible glissait entre ses doigts. Elle se dirigea vers la porte d’entrée. Elle entendait John qui parlait tout haut dans la salle de bains, il s’adressait sans aucun doute au miroir, pour affiner chaque détail de son discours. Elle sortit dans l’allée. Il y avait un peu de fraîcheur à y prendre, mais si peu ! Dans l’une des chambres du bout du bâtiment, un enfant pleurait. Tandis qu’elle écoutait, une voix cinglante le fit taire. L’enfant se tut peut-être dix secondes, puis il recommença une octave plus haut. Continue ! lui dit-elle, pleure ! Il y a tant de raisons de pleurer. Elle croyait au malheur ; elle y croyait de plus en plus. La tristesse était un sentiment tellement plus franc que la jovialité artificielle qui était devenue un signe des temps : cette façade d’optimisme plaquée sur tous les désespoirs ressentis au plus profond du cœur. En ce moment, par ses pleurs dans la nuit, l’enfant exprimait une terreur raisonnable. Virginie applaudit en silence à son honnêteté.
Dans la salle de bains, John Gyer se lassa de l’image que lui reflétait son miroir et il se plongea dans ses pensées. Il abaissa le siège des toilettes, s’assit et resta plusieurs minutes en silence. Il sentait la sueur refroidie de son corps ; il avait besoin d’une douche, puis d’une bonne nuit de sommeil. Demain : Pampa. Assemblées, discours ; des milliers de mains à serrer et de bénédictions à donner. Parfois il se sentait si las ; alors il se demandait si le Seigneur ne pouvait pas quelque peu alléger son fardeau. Mais c’était le diable qui lui parlait à l’oreille, n’est-ce pas ? Il se garderait bien de faire très attention à cette ignoble voix. Si on l’écoutait ne serait-ce qu’une fois, on se laissait assiéger par le doute, comme Virginie. Quelque part en route, alors qu’il avait le dos tourné et s’occupait du Seigneur, elle s’était égarée, et le Vieux l’avait trouvée errante.
Lui, John Gyer, devrait la ramener sur le droit chemin ; lui montrer le danger où était plongée son âme. Il y aurait des pleurs et des gémissements ; peut-être serait-elle un peu meurtrie. Mais les bleus s’effacent.
Il posa sa bible, s’agenouilla dans l’espace restreint entre la baignoire et le porte-serviettes, et il se mit à prier. Il essaya de trouver des mots suaves, une douce prière pour demander la force de finir sa tâche, et de ramener Virginie à ses sens. Mais la clémence l’avait déserté. C’était le vocabulaire de l’Apocalypse qui lui revenait naturellement aux lèvres. Il laissa s’égrener les mots, mais sa fièvre intérieure brûla d’un éclat plus vif à chaque parole prononcée.
« Qu’en penses-tu ? » demanda Laura-May à Earl en le menant jusqu’à sa chambre. Earl était trop surpris par ce qu’il avait devant les yeux pour lui proposer une réponse cohérente : la chambre était un mausolée, en l’honneur des Vétilles, semblait-il. Disposés sur les étagères, accrochés aux murs et couvrant une bonne partie du sol, se trouvaient des objets qu’on aurait pu ramasser dans n’importe quel tas d’ordures : boîtes de Coca-Cola, morceaux de tickets, revues déchirées ou sans couverture, jouets mutilés, miroirs brisés, cartes postales jamais envoyées, lettres jamais lues – un défilé boiteux de choses oubliées ou abandonnées. Son regard fit un aller et retour sur cet étalage élaboré sans trouver un seul article de valeur parmi cette camelote, ce bric-à-brac. Pourtant toutes ces choses insignifiantes avaient été disposées avec un soin méticuleux, si bien qu’aucun article n’en cachait un autre ; et, maintenant qu’il y regardait de plus près, il s’aperçut que chaque pièce était numérotée, comme si chacune avait sa place dans un catalogue de rebut. Earl eut l’estomac noué à la pensée que tout cela était dû à Laura-May. De toute évidence, cette femme frisait la folie.
« C’est ma collection, lui dit-elle.
— Je vois, répondit-il.
— Je la fais depuis l’âge de six ans. » Elle traversa la pièce jusqu’à sa coiffeuse, où la plupart des femmes que Earl avait connues auraient rangé leurs affaires de toilette. Mais là étaient rangées d’autres pièces insensées du même acabit. « Ils oublient tous quelque chose, vous savez », dit Laura-May à Earl, en prenant une de ces saloperies avec un soin que d’autres auraient consacré à une pierre précieuse, pour l’examiner avant de la replacer à sa place initiale.
« Ah oui ? dit Earl.
— Ouais, tous sans exception. Même si ce n’est qu’une allumette brûlée ou un kleenex avec du rouge à lèvres dessus. On avait une Mexicaine qui faisait le ménage des chambres quand j’étais petite, Ophelia. En fait, ça a commencé comme un jeu avec elle. Elle me rapportait toujours un truc qui appartenait au client qui venait de partir. Quand elle est morte, je me suis mise à faire moi-même la collection, à toujours garder un petit souvenir. »
Earl saisit peu à peu l’absurde poésie de ce musée. Au sein du corps propret de Laura-May se trouvait toute l’ambition du grand conservateur. Non pas pour l’art – elle collectionnait les souvenirs d’une nature plus intime, les signes oubliés de gens passés par là et qu’elle ne reverrait vraisemblablement jamais.
« Vous avez tout marqué, observa-t-il.
— Eh oui, répondit-elle, ça ne servirait pas à grand-chose si je ne savais plus à qui ont appartenu ces objets, pas vrai ? »
Earl pensa qu’elle n’avait peut-être pas tort. « Incroyable », murmura-t-il, très sincèrement. Elle lui sourit ; il supposa qu’elle ne montrait pas sa collection à tout le monde. Il se sentit bizarrement flatté.
« J’ai quelques pièces rares, dit-elle en ouvrant le tiroir du milieu de sa coiffeuse, des choses que je n’expose pas.
— Ah oui ? »
Le tiroir qu’elle ouvrit était recouvert de papier de soie, qui bruissa quand elle sortit une sélection de ses acquisitions spéciales. Un kleenex sale trouvé sous le lit d’une star d’Hollywood ayant séjourné au motel et morte tragiquement six semaines plus tard ; une seringue à héroïne négligemment laissée par X ; une boîte d’allumettes vide, jetée par Y, et dont elle avait retrouvé l’origine : un bar d’homosexuels d’Amarillo. Les noms qu’elle mentionnait signifiaient peu et même rien pour Earl, mais il jouait le jeu comme elle avait envie qu’il le joue, d’après lui, avec un mélange d’exclamations incrédules et de petits rires. Le plaisir de la jeune femme, nourri par celui d’Earl, grandit. Elle lui montra toutes les pièces du tiroir de la coiffeuse, en lui racontant une anecdote ou un aperçu biographique pour chacune. Lorsqu’elle eut terminé, elle dit :
« Je ne disais pas vraiment la vérité, quand j’ai prétendu que ça avait commencé comme un jeu avec Ophelia. C’est vraiment venu plus tard.
— Alors, qu’est-ce qui vous a fait commencer ? » demanda-t-il.
Elle s’assit sur ses talons et ouvrit le tiroir du bas avec une clé qu’elle gardait à sa chaîne autour du cou. Dans ce tiroir, il n’y avait qu’un objet, qu’elle souleva presque avec respect, et elle se releva pour le lui montrer.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Tu m’as demandé ce qui m’avait fait commencer ma collection, dit-elle. C’est ça. Je l’ai trouvé, et je ne l’ai jamais rendu. Tu peux regarder si tu veux. »
Elle lui tendit la pièce de choix, et il déplia le tissu blanc empesé qui entourait l’objet. C’était un pistolet. Un Smith & Wesson .38, inutilisé depuis qu’il avait servi. Earl ne mit qu’un instant à comprendre à quel client du motel avait appartenu cet article historique.
« Le pistolet utilisé par Sadie Durning… dit-il, en le prenant. C’est ça ? »
Elle rayonna. « Je l’ai trouvé dans les buissons derrière le motel, avant que la police ne se mette à le chercher. Il y avait une telle pagaille, vous savez… Personne n’a fait attention à moi. Et bien sûr ils n’ont pas essayé de le chercher en plein jour.
— Et pourquoi donc ?
— La tornade de 55 a frappé le lendemain. Elle a emporté le toit du motel, soufflé l’école. Il y en a eu des morts cette année-là ! On a eu des enterrements pendant des semaines.
— Ils ne vous ont jamais questionnée ?
— Je mentais bien, répondit-elle, non sans une certaine satisfaction.
— Et vous n’avez jamais avoué que vous l’aviez trouvé ? De toutes ces années ? »
Elle eut une expression de léger dédain à cette question. « On me l’aurait enlevé, dit-elle.
— Mais c’est une pièce à conviction !
— De toute façon, on a exécuté Sadie, n’est-ce pas ? répondit-elle. Elle avait tout avoué depuis le début. Cela n’aurait pas changé grand-chose qu’ils trouvent ou non l’arme du crime. »
Earl retourna l’arme dans sa main. Il s’y trouvait une croûte de saleté.
« C’est du sang, l’informa Laura-May, il était encore frais quand je l’ai trouvé. Elle a dû toucher le corps de Buck, pour s’assurer qu’il était mort. Elle s’est seulement servie de deux balles. Les autres sont toujours dedans. »
Depuis que par accident son beau-frère s’était fait sauter trois orteils, Earl n’aimait pas beaucoup les armes. L’idée que ce .38 était toujours chargé le rendait encore plus nerveux. Il le remit dans son enveloppe, et replia le tissu dessus.
« Je n’ai jamais rien vu de pareil à cet endroit, dit-il alors que Laura-May s’agenouillait pour ranger le pistolet dans le tiroir. T’es une sacrée bonne femme, tu sais ? »
Elle leva la tête vers lui. Sa main remonta lentement sur le devant de son pantalon.
« Je suis contente que ça te plaise », dit-elle.
« Sadie… ? Tu viens au lit ou non ?
— Je finis d’arranger mes cheveux.
— Tu n’es pas juste. Laisse tes cheveux et viens !
— Une minute.
— Merde !
— Tu n’es pas pressé, Buck, si ? Enfin, tu n’as pas de train à prendre ? »
Elle surprit l’image de Buck dans le miroir. Il lui lançait un regard aigri.
« Tu crois que c’est drôle, hein ? dit-il.
— Qu’est-ce qui est drôle ?
— Ce qui est arrivé. Le fait que je me sois fait tuer. Que tu sois passée sur la chaise. Ça te donne une satisfaction perverse… »
Elle y réfléchit un instant. C’était la première fois que Buck montrait un réel désir de parler sérieusement ; elle voulut répondre sincèrement.
« Oui, dit-elle, lorsqu’elle fut certaine que c’était la vérité. Oui, je suppose que ça m’a plu, d’une façon étrange.
— Je le savais, dit Buck.
— Pas si fort, lui jeta Sadie, elle va nous entendre.
— Elle est sortie. Je l’ai entendue. Et ne détourne pas la conversation. » Il roula sur le côté et s’assit au bord du lit ; Sadie trouva que sa blessure semblait atroce.
« Est-ce que tu as eu très mal ? lui demanda-t-elle en se tournant vers lui.
— Tu plaisantes ? dit-il, en lui montrant le trou. À quoi ça ressemble, nom d’un chien ?
— Je pensais que ce serait rapide. Je ne voulais pas que tu souffres.
— C’est vrai ? dit Buck.
— Bien sûr. Il fut un temps où je t’aimais, tu sais, Buck. Je t’ai vraiment aimé. Tu sais ce que disaient les gros titres le lendemain ?
— Non, répondit Buck. J’étais occupé ailleurs, tu te souviens ?
— « Le Motel devenu l’Abattoir de l’Amour », cita-t-elle. Il y avait des photos de la chambre ; du sang par terre ; et de toi qu’on emportait sous un drap.
— Mon heure de gloire, dit-il d’un ton amer. Et je n’ai même pas eu droit à une photo de ma tête dans la presse.
— Je n’oublierai jamais l’expression « l’Abattoir de l’Amour ! » J’ai trouvé ça romantique. Pas toi ? »
Buck grogna de dégoût. Sadie continua quand même. « J’ai eu trois cents propositions de mariage en attendant de passer sur la chaise, je ne te l’ai jamais dit ?
— Ah ouais ? dit Buck. Les types sont venus te rendre visite ? Te jouer un petit air de clarinette pour t’empêcher de penser au jour J ?
— Non, dit Sadie d’un ton glacial.
— Tu aurais pu bien t’amuser ! Moi je l’aurais fait.
— J’en suis sûre ! répondit-elle.
— Rien que d’y penser, ça me fait bander, Sadie. Pourquoi tu n’en profites pas maintenant ?
— Nous sommes venus parler, Buck.
— C’est fait, bon Dieu ! Je n’ai plus envie d’en parler. Maintenant, viens ! Tu m’as promis. » Il se frotta le ventre, et lui adressa un sourire tordu. « Je m’excuse pour le sang et tout, mais je n’y suis pour rien. »
Sadie se leva.
« Voilà que tu deviens raisonnable », dit-il.
Au moment où Sadie Durning se dirigeait vers le lit, Virginie rentra. La pluie lui avait un peu rafraîchi le visage, et les tranquillisants qu’elle avait avalés commençaient enfin à apaiser ses nerfs. Dans la salle de bains, John priait toujours, avec des hauts et des bas. Virginie alla jusqu’à la table et jeta un coup d’œil aux notes de son mari, sans pouvoir concentrer son attention sur les mots écrits serré. Elle prit les papiers afin de les regarder de plus près ; au même moment elle entendit un gémissement dans la pièce à côté. Elle se figea. Le gémissement recommença, plus fort. Les papiers tremblèrent dans sa main ; elle voulut les reposer sur la table, mais la voix revint pour la troisième fois, et là, les papiers lui glissèrent des doigts.
« Ouvre-toi un peu, bon sang… », dit la voix. Les mots, bien qu’indistincts, étaient très compréhensibles ; ils furent suivis d’autres grognements. Virginie se dirigea vers la porte de séparation, le tremblement de ses mains gagnait le reste de son corps. « Joue le jeu, s’il te plaît », redit la voix avec une pointe de colère. Avec précaution, Virginie regarda dans la chambre 8, en se tenant au chambranle de la porte. Il y avait une ombre sur le lit ; elle se tortillait désespérément, comme si elle cherchait à se dévorer elle-même. Virginie resta là, figée sur place, essayant d’étouffer un cri, tandis que l’ombre produisait d’autres bruits. Il n’y avait pas qu’une voix cette fois, mais deux. Les mots étaient brouillés ; dans sa panique croissante, elle n’arrivait pas bien à les comprendre. Elle ne parvenait pourtant pas à tourner le dos à la scène. Elle continua à regarder, essayant de découvrir un sens à la configuration mouvante. Voilà que des bribes de mots émergeaient clairement, lui permettant d’identifier le phénomène qui se déroulait sur le lit. Elle entendit une voix de femme, qui protestait ; elle commença même à voir celle qui parlait en se débattant sous un partenaire qui s’efforçait de maîtriser l’attaque de ses bras. Les premiers instincts de Virginie ne l’avaient pas trompée ; c’était bien une scène dévoratrice en un sens.
Sadie regarda le visage de Buck. Son sourire de salaud avait reparu ; ce qui lui démangea le doigt, celui de la détente. Voilà donc pourquoi il était revenu ce soir. Non pas pour parler de l’échec de leurs rêves ; mais pour l’humilier comme il l’avait si souvent fait par le passé, en lui chuchotant des obscénités au creux de l’oreille pendant qu’il la clouait sur le lit. Le plaisir qu’il prenait à son malaise l’irrita vivement.
« Lâche-moi ! » hurla-t-elle, plus fort qu’elle ne l’aurait voulu.
À la porte, Virginie dit :
« Laissez-la !
— Nous avons du public », sourit Buck Durning, satisfait de l’air épouvanté de Virginie. Sadie profita de sa distraction. Elle dégagea son bras que serrait Buck et repoussa son corps, il tomba du lit étroit, avec un hurlement. En se levant, elle se tourna vers la femme blême qui se tenait dans l’embrasure de la porte ; que Virginie pouvait-elle voir et entendre ? Assez pour savoir qui ils étaient ?
Buck enjambait le lit en direction de sa meurtrière de jadis. « Allons, viens, dit-il, ce n’est que la folle.
— Ne me touche pas, prévint Sadie.
— Tu ne peux pas me faire de mal maintenant, ma vieille. Je suis déjà mort, tu te souviens ? » Ses efforts avaient rouvert sa blessure. Il avait du sang partout ; et sur elle aussi. Elle recula vers la porte. Il n’y avait plus rien à sauver. Leur mince chance de réconciliation avait dégénéré en farce sanglante. La seule solution à tout ce regrettable désordre était de partir et de laisser la pauvre Virginie se débrouiller pour trouver un sens à tout cela. Plus Sadie resterait à se battre contre Buck, et plus la situation serait pénible pour eux trois.
« Où vas-tu ? demanda Buck.
— Dehors, répondit-elle. Je m’en vais. J’ai dit que je t’aimais, Buck, n’est-ce pas ? Eh bien… je t’ai peut-être aimé. Mais maintenant je suis guérie.
— Garce !
— Au revoir, Buck. Je te souhaite une agréable éternité.
— Espèce de sale garce ! »
Elle ne répondit pas à ses insultes ; elle se contenta d’aller vers la porte et de sortir dans la nuit.
Virginie regarda l’ombre traverser la porte fermée et se raccrocha aux derniers lambeaux de sa raison en serrant si fort les poings qu’elle en eut les jointures blanches. Il fallait qu’elle s’ôte aussi vite que possible ces apparitions de l’esprit, sinon elle allait devenir folle. Elle tourna le dos à la chambre 8. Il lui fallait ses pilules. Elle prit son sac à main, mais le laissa tomber lorsque ses doigts tremblants y fouillèrent à la recherche des tubes, et le contenu du sac se déversa par terre. L’un des tubes, mal refermé, se répandit. Un assortiment de pilules aux couleurs de l’arc-en-ciel roula dans toutes les directions sur la moquette tachée. Elle se baissa pour les ramasser. Ses larmes, qui montaient peu à peu, l’aveuglaient ; elle chercha de son mieux les pilules à tâtons, en fourra une demi-poignée dans sa bouche et essaya de les avaler sans eau. Le battement de la pluie sur le toit résonnait de plus en plus fort dans sa tête ; un roulement de tonnerre souligna encore la percussion.
Puis la voix de John :
« Que fais-tu, Virginie ? »
Elle leva la tête, les larmes aux yeux, une poignée de pilules à mi-chemin des lèvres. Elle avait totalement oublié l’existence de son mari ; les ombres, la pluie, les voix l’avaient chassé de son esprit. Elle laissa retomber les cachets sur la moquette. Ses membres tremblaient ; elle n’avait pas la force de se relever.
« Je… je… j’ai encore entendu les voix », dit-elle.
Le regard de John Gyer s’était posé sur le contenu épars du sac et du tube. La faute de sa femme s’étalait sans détour devant lui. Inutile d’essayer de nier ; cela ne servirait qu’à l’enrager davantage.
« Femme, dit-il, n’as-tu pas appris ta leçon ? »
Elle ne répondit pas. Le tonnerre engloutit la suite de ses paroles. Il la répéta plus fort.
« Où t’es-tu procuré ces pilules, Virginie ? »
Elle secoua faiblement la tête.
« Encore par Earl, je suppose. Qui d’autre ?
— Non, murmura-t-elle.
— Ne me raconte pas de mensonges, Virginie ! »
Il éleva la voix pour lutter contre l’orage.
« Tu sais que le Seigneur entend tes mensonges tout comme moi. Et il te juge, Virginie ! Il te juge !
— Je t’en prie, laisse-moi en paix, supplia-t-elle.
— Tu es en train de t’empoisonner.
— J’en ai besoin, John, lui dit-elle. J’en ai vraiment besoin. »
Elle n’avait pas la force de repousser ses réprimandes ; elle ne voulait pas non plus qu’il lui enlève ses calmants. Mais à quoi bon protester ? Il n’en ferait qu’à sa tête, comme toujours. Il valait mieux céder maintenant afin de s’épargner une angoisse superflue.
« Regarde-toi, dit-il, à plat ventre par terre !
— Ne commence pas à m’accabler, John, répondit-elle. Tu as gagné. Prends les pilules. Allez, prends-les ! »
Il était visiblement déçu par sa capitulation rapide, comme un acteur, prêt pour sa scène de bravoure, qui verrait le rideau tomber trop tôt. Mais il tira le maximum de sa proposition, il renversa le contenu du sac à main sur le lit, et rassembla les tubes de médicaments.
« C’est tout ? demanda-t-il.
— Oui, dit-elle.
— Tu ne me tromperais pas, Virginie.
— C’est tout ! » lui cria-t-elle. Puis, plus doucement, elle ajouta :
« Je jure… que c’est tout.
— Earl va le regretter. Je te le promets. Il a exploité ta faiblesse…
— …Non !
— … ta faiblesse et ta peur. Cet homme est un suppôt de Satan, voilà au moins qui est apparent.
— Ne raconte pas de bêtises ! » dit-elle, surprise par sa propre violence. « Je lui ai demandé de me les fournir. » Elle se releva avec difficulté. « Il ne voulait pas te provoquer, John. C’est entièrement ma faute. »
Gyer secoua la tête. « Non, Virginie. Tu ne le sauveras pas. Pas cette fois-ci. Il n’a cessé son travail de sape contre moi. Je le vois maintenant. Contre ma croisade, en se servant de toi. Eh bien, je comprends ses manigances maintenant. Oh, oui. Oh, que oui ! »
Il se tourna brusquement et jeta une poignée de tubes par la porte ouverte dans la pluie noire du dehors. Virginie les regarda voler, et sentit sombrer son cœur. Il n’y avait pas grand équilibre mental à espérer d’une nuit pareille – c’était une nuit à vous rendre fou, n’est-ce pas ? Avec cette pluie qui vous meurtrissait le crâne et du crime dans l’air – et voilà que cette espèce d’imbécile lui avait jeté sa dernière chance de s’en sortir. Il se retourna vers elle, avec un sourire découvrant ses dents parfaites.
« Combien de fois faut-il te le dire ? »
Finalement, il ne serait pas spolié de sa scène, semblait-il.
« Je n’écoute pas ! » lui dit-elle, en se mettant les mains sur les oreilles. Même ainsi elle entendait la pluie. « Je ne veux pas t’écouter !
— Je suis patient, Virginie, dit-il. Le Seigneur jugera quand les temps seront accomplis. Bien, où est Earl ? »
Elle secoua la tête. Le tonnerre gronda de nouveau ; elle n’était pas sûre de l’entendre à l’intérieur ou à l’extérieur.
« Où est-il ? tonna-t-il. Parti chercher un supplément de ces saletés ?
— Non ! répondit-elle en hurlant. Je ne sais pas où il est.
— Prie, femme ! dit Gyer. Mets-toi à genoux et remercie le Seigneur que je sois là pour te garder du diable. »
Satisfait de la sortie retentissante que lui procuraient ses paroles, il partit à la recherche d’Earl, laissant Virginie tremblante, mais curieusement exaltée. Il reviendrait, bien sûr, lui ferait d’autres récriminations, et elle verserait encore des larmes.
Quant à Earl, il lui faudrait se défendre de son mieux. Virginie se laissa tomber sur son lit, et ses yeux larmoyants vinrent se poser sur les cachets toujours éparpillés sur le sol. Tout n’était pas perdu. Il n’y en avait pas plus de deux douzaines, aussi lui faudrait-il les prendre avec économie, mais c’était mieux que rien. S’essuyant les yeux du dos de la main, elle se remit à quatre pattes pour rassembler les pilules. Ce faisant, elle sentit sur elle un regard. Celui de l’évangéliste, déjà de retour ? Elle leva la tête. La porte d’entrée était toujours grande ouverte sur la pluie dehors, mais il ne s’y tenait pas. Le rythme de son cœur sembla s’arrêter un moment lorsqu’elle se rappela les ombres de la pièce d’à côté. Elles étaient deux. L’une était partie ; mais l’autre ?
Son regard glissa vers la porte de séparation. L’ombre était là, forme molle, plus consistante toutefois que la dernière fois qu’elle l’avait vue. L’apparition aurait-elle gagné en cohésion, ou Virginie voyait-elle plus en détail ? Sa forme était visiblement humaine, et tout aussi visiblement celle d’un homme, qui la regardait, elle n’en avait aucun doute. En se concentrant, elle pouvait même voir ses yeux. Sa perception fragile de l’existence de l’ombre s’améliorait ; elle gagnait de la définition à chacune de ses faibles inspirations.
Virginie se leva, très lentement. L’ombre fit un pas pour franchir la porte de séparation. Virginie se dirigea vers la porte d’entrée, et, d’un seul pas, l’ombre imita son déplacement en se glissant entre elle et la nuit à une vitesse surprenante. Le bras tendu de Virginie frôla la forme vaporeuse et, comme illuminé par un éclair, le portrait en pied de l’inconnu se révéla devant ses yeux, pour disparaître un instant plus tard lorsqu’elle retira sa main. Elle en avait cependant vu assez pour être épouvantée. C’était le fantôme d’un mort, la poitrine ouverte par halle. Était-ce la continuation de son cauchemar qui se poursuivait dans le monde réel ? Elle envisagea de courir après John, de le supplier de revenir, mais pour cela il aurait fallu approcher à nouveau de la porte, et risquer un nouveau contact avec l’apparition. Alors elle recula à pas prudents, tout en récitant une prière à voix basse. John avait peut-être raison sur toute la ligne ; elle avait peut-être sollicité cette démence en prenant les cachets qu’en ce moment même elle réduisait en poudre sous ses talons. Le fantôme se rapprocha d’elle. Était-ce un effet de son imagination, ou bien ouvrait-il les bras, comme pour l’étreindre ?
Son talon se prit dans le rabat du couvre-lit. Avant de pouvoir se rétablir, elle tombait à la renverse, ses bras battant l’air pour trouver un support. Elle entra de nouveau en contact avec son cauchemar ; l’horrible portrait en pied lui apparut de nouveau. Mais cette fois il ne se désagrégea pas, car le fantôme lui avait saisi la main et la tenait serrée. Virginie eut l’impression d’avoir les doigts plongés dans de l’eau glacée. Elle hurla pour qu’il la lâche, levant son bras libre pour repousser l’assaillant qui lui saisit simplement l’autre main.
Incapable de lui résister, elle croisa son regard. Ce n’étaient pas les yeux du diable qui la regardaient (c’étaient des yeux quelque peu stupides, comiques même), et, plus bas, la bouche, molle, ne lit que renforcer l’impression qu’elle avait de sa stupidité. Soudain Virginie n’eut plus peur. Ce n’était pas le démon. C’était une hallucination inoffensive provoquée par sa fatigue et par les pilules. Le seul danger qu’elle courait, c’était de se blesser en tentant de chasser ses visions.
Buck sentit que Virginie perdait sa volonté de résister. « C’est bien, lui dit-il d’une voix tendre. Tu veux simplement qu’on te joue un peu de clarinette, hein, vivi ? »
Il n’était pas certain qu’elle l’entendait, mais aucune importance. Il saurait vite lui montrer clairement ses intentions. Il lui lâcha une main, glissa la paume sur sa poitrine. Elle soupira, une expression ahurie dans ses beaux yeux, mais elle ne fit aucun effort pour résister à ses caresses.
« Tu n’existes pas, lui dit-elle carrément. Tu n’es qu’une vue de mon esprit, comme le dit John. Les pilules t’ont créé. Elles ont tout fait. »
Buck laissa déblatérer la femme ; qu’elle pense ce qu’elle voulait, du moment qu’elle cédait.
« C’est vrai, non ? dit-elle. Tu n’es pas réel, n’est-ce pas ? »
Il lui fit le plaisir de répondre poliment : « Mais certainement. Je ne suis qu’un rêve, c’est tout. » Et il la serra contre lui. La réponse sembla satisfaire Virginie. « Pas besoin de te débattre, n’est-ce pas ? J’aurai fait ma petite affaire avant que tu aies le temps de dire ouf. »
Le bureau du patron était vide. Gyer entendit la télévision dans la pièce de derrière. Il semblait logique qu’Earl soit dans les parages. Il avait quitté leur chambre en compagnie de la fille qui avait apporté l’eau glacée, et ils n’étaient certainement pas en train de se promener par une nuit pareille. Le tonnerre s’était rapproché tout dernièrement. Il tonnait presque à la verticale. Gyer aimait ce bruit, ainsi que le spectacle des éclairs. Cela flattait son amour du décor adéquat.
« Earl », cria-t-il, en traversant le bureau jusqu’à l’entrée de la pièce à la télévision. Le film de dix heures arrivait presque à son apogée, le volume tourné à fond était assourdissant. Une bête fantastique réduisait Tokyo en poussière ; les habitants s’enfuyaient, en poussant de grands cris. Un homme relativement âgé dormait dans un fauteuil devant cette apocalypse de carton-pâte. Ni le tonnerre, ni les appels de Gyer ne l’avaient troublé. Un gobelet d’alcool, niché sur ses genoux, lui avait glissé des mains et taché son pantalon. Toute cette scène puait le bourbon et la dépravation ; Gyer la nota mentalement pour s’en servir en chaire plus tard.
Un courant d’air froid souffla en provenance du bureau, Gyer se retourna, s’attendant à voir quelqu’un, mais il n’y avait personne à la réception, derrière lui. Il fixa le vide. Pendant tout son trajet jusqu’ici, il avait eu l’impression d’être suivi, pourtant il n’y avait personne sur ses talons. Il fit taire ses soupçons. De telles frayeurs étaient bonnes pour les femmes et les vieillards, qui ont peur de la nuit. Il s’avança entre l’ivrogne endormi et les ruines de Tokyo et se dirigea vers la porte fermée, en face.
« Earl ? appela-t-il. Répondez-moi ! »
Sadie regarda Gyer ouvrir la porte et entrer dans la cuisine. Sa fatuité l’étonna. Elle s’attendait à ce que les types de cette espèce aient disparu à présent ; un tel mélodrame était-il crédible à une époque aussi sophistiquée que la présente ? Elle n’avait jamais beaucoup aimé les gens d’Église, mais ce spécimen-là était particulièrement déplaisant ; il y avait plus d’un atome de méchanceté sous sa prétention. Lui était échauffé, et ses réactions imprévisibles ; il n’allait pas apprécier la scène qui l’attendait dans la chambre de Laura-May. Sadie y était déjà passée. Elle avait un moment regardé les amants, puis leur passion avait été trop forte pour elle et elle était sortie se rafraîchir au spectacle de la pluie. À présent, l’arrivée de l’évangéliste l’avait ramenée sur ses pas, avec la crainte de voir se terminer mal les événements de la nuit. Dans la cuisine, Gyer s’était remis à appeler. De toute évidence il aimait le son de sa voix !
« Earl ! Vous m’entendez ? Je ne m’en laisserai pas accroire ! »
Dans la chambre de Laura-May, Earl tentait d’accomplir trois choses à la fois. Un : embrasser la femme à qui il venait juste de faire l’amour. Deux : remettre son pantalon trempé. Et trois : inventer une excuse adéquate à présenter à Gyer au cas où l’évangéliste arriverait à la porte de la chambre avant qu’il ait pu y recréer un semblant d’innocence. En fait, il n’eut le temps de finir aucune de ces trois tâches. Sa langue fouillait toujours la tendre bouche de Laura-May lorsque la serrure de la porte céda.
« Ah ! vous voilà ! »
Earl interrompit son baiser et se tourna vers la voix messianique. Gyer se tenait dans l’embrasure, les cheveux plaqués par la pluie comme un casque gris sur son crâne, le visage luisant de courroux. L’éclairage de la lampe de chevet, tamisé par un carré de soie, lui donnait l’air plus massif ; l’éclat de son regard d’apôtre du Seigneur virait à la folie. Earl avait entendu parler par Virginie des justes fureurs du grand homme : des meubles avaient volé en miettes dans le passé, des os avaient été brisés.
« N’y aura-t-il donc point de fin à votre iniquité ? » siffla-t-il avec un calme effrayant entre ses lèvres minces. Earl remonta son pantalon, et farfouilla pour trouver la braguette.
« Cela ne vous regarde pas… », commença-t-il, mais la fureur de Gyer réduisit ses paroles en cendres dans sa bouche.
Laura-May ne fut pas aussi aisément intimidée. « Sortez ! » dit-elle, en tirant le drap sur ses seins généreux. Earl se retourna vers elle, regarda ses douces épaules qu’il avait si récemment embrassées. Il voulut les embrasser de nouveau, mais l’homme en noir traversa la pièce en quatre grandes enjambées et le saisit par le bras et les cheveux. Cette action, dans l’espace restreint de la chambre de Laura-May, fit l’effet d’un tremblement de terre. Les pièces de la précieuse collection basculèrent sur les étagères et la coiffeuse, une première tombant sur la voisine et ainsi de suite jusqu’à ce que s’ensuive une avalanche mineure de petits riens dégringolant vers le sol. Pourtant Laura-May fut aveugle aux dégâts ; ses pensées se concentraient sur celui qui avait partagé son lit avec tant de douceur. Elle voyait l’émoi des yeux d’Earl lorsque l’évangéliste l’entraîna dehors et elle le partagea.
« Laissez-le ! hurla-t-elle d’une voix aiguë et, oubliant sa pudeur, elle se leva. Il n’a rien fait de mal ! »
L’évangéliste fit une pause avant de répondre, Earl se débattait en vain pour se dégager. « Que pouvez-vous connaître du bien et du mal, putain ? Lui cracha Gyer. Vous baignez dans le péché. Vous et votre nudité, vous et votre lit puant. »
Le lit sentait fort, oui, mais l’odeur du bon savon et de l’amour frais. Elle n’avait rien à se faire pardonner, et elle n’allait pas se laisser intimider par cet écorneur de Bible de deux sous.
« Je vais appeler les flics, prévint-elle. Si vous ne le lâchez pas, je les appelle. »
Gyer ne daigna même pas répondre à sa menace.
Il se contenta d’entraîner Earl dehors par la cuisine. Laura-May hurla : « Tiens bon, Earl ! Je vais chercher de l’aide. » Son amant ne répondit pas, trop occupé à empêcher Gyer de lui arracher les cheveux.
Parfois, lorsque les journées étaient longues et monotones, Laura-May avait rêvé d’hommes bruns comme l’évangéliste. Elle les avait imaginés arrivant avant une tornade, tout auréolés de poussière. Elle les avait vus la prendre (seulement contre son gré), et l’emporter au loin. Mais l’homme qui, ce soir, avait couché dans son lit, était en tout point différent de ses amants de rêve ; il avait été ridicule et vulnérable. S’il devait mourir entre les mains d’un Gyer (dont elle avait évoqué l’image en désespoir de cause), elle ne se le pardonnerait jamais.
« Qu’est-ce qui se passe ? » entendit-elle son père dire dans l’autre pièce. Quelque chose tomba et se brisa ; une assiette peut-être, tombant du buffet, ou un verre de ses genoux. Elle pria pour que son papa n’essaie pas de se colleter avec l’évangéliste : il ne vaudrait pas plus qu’un fétu de paille dans le vent. Elle revint à son lit pour dénicher ses vêtements ; ils étaient perdus dans les draps, et elle se sentait de plus en plus frustrée à chaque seconde perdue à les chercher. Elle balança les oreillers. L’un d’eux atterrit sur la coiffeuse ; de nouvelles pièces soigneusement exposées de sa collection furent balayées. Au moment où elle enfilait sa culotte, son père apparut à la porte. Son visage bouffi d’alcool prit une teinte d’un rouge plus foncé quand il vit sa tenue.
« Qu’est-ce que tu as fait, Laura-May ?
— T’en fais pas, P’Pa. J’ai pas l’temps de t’expliquer.
— Mais il y a des types là-bas.
— Je sais, je sais. Tu vas appeler le shérif de Pan-Händel pour moi. Tu comprends ?
— Qu’est-ce qui se passe ?
— T’en fais pas. Appelle Alvin, c’est tout, et dépêche-toi, sinon on va se retrouver avec un nouveau crime sur les bras. »
L’idée de massacre galvanisa Milton Cade. Il disparut, laissant sa fille finir de s’habiller. Laura-May savait que par une nuit pareille Alvin Baker et son adjoint pouvaient mettre longtemps avant d’arriver.
Entre-temps, Dieu seul sait de quoi cet enragé de pasteur serait capable.
À la porte, Sadie regardait s’habiller la femme. Laura-May n’était pas belle, du moins à ses yeux critiques, et sa peau de blonde la faisait paraître pâle et sans substance malgré ses formes rebondies. Oui, mais qui suis-je donc pour trouver à redire au manque de substance ? Pensa Sadie. Regardez-moi ! Et pour la première fois depuis trente ans qu’elle était morte, elle éprouva de la nostalgie pour la plénitude du corps. En partie parce qu’elle enviait à Laura-May son bonheur avec Earl, et en partie parce qu’elle brûlait de jouer un rôle dans le drame qui se déroulait à toute vitesse autour d’elle.
Dans la cuisine un Milton Cade soudain dessoûlé baragouinait son histoire au téléphone, essayant de provoquer une réaction chez les types de Pan-Händel, tandis que Laura-May, qui avait fini de se rhabiller, ouvrait la serrure du dernier tiroir de sa coiffeuse et y fouillait à tâtons. Sadie jeta un œil par-dessus l’épaule de la femme, découvrit la nature de son trophée, et un frisson lui picota la peau du crâne lorsqu’elle reconnut son .38. C’était donc Laura-May qui avait trouvé le pistolet ; ce petit bout de chou de six ans au visage blême qui ne cessait de courir de long en large sur l’allée ce jour-là, trente ans auparavant, en jouant toute seule et en chantonnant des refrains dans la chaleur immobile du soir.
Sadie se réjouit de revoir l’arme du crime. Elle pensa que tout compte fait elle avait peut-être laissé un signe qui aiderait l’avenir à prendre forme ; peut-être représentait-elle plus qu’un gros titre dans un journal jauni ou un souvenir qui peu à peu s’estompe dans les mémoires vieillissantes. D’un œil neuf et curieux, elle regarda Laura-May enfiler des chaussures et sortir dans la tempête qui faisait rage.
Virginie resta affalée contre le mur de la chambre 7, et regarda la silhouette minable appuyée au linteau de la porte en face d’elle. Elle avait laissé l’esprit, appelé par ses soins, faire d’elle ce qu’il avait voulu ; et jamais, au cours des quarante et quelques années de sa vie, elle n’avait entendu de telles promesses de débauche. Mais bien que le spectre se soit approché à maintes reprises, collant son corps froid contre le sien, sa bouche glacée et molle contre la sienne, il n’était pas arrivé à mener son viol à terme. Le fantôme avait essayé par trois fois ; et trois fois les paroles pressantes murmurées à l’oreille de Virginie ne s’étaient pas réalisées. À présent, il gardait la porte, se préparant, d’après elle, à une nouvelle attaque. Sa figure était assez transparente pour lui permettre d’y lire sa déroute et sa honte. Elle pensa qu’il la dévisageait d’un œil assassin.
Elle entendit, dehors, la voix de son mari plus forte que le vacarme du tonnerre, et la voix d’Earl également, élevée en protestation. Une furieuse discussion faisait rage, cela au moins était apparent. Elle se releva en se glissant contre le mur, tout en essayant de comprendre leurs paroles ; le fantôme la regardait d’un air sinistre.
« Vous avez échoué », lui dit-elle.
Il ne répondit pas.
« Vous n’êtes qu’un de mes rêves ; et vous avez échoué. »
Il ouvrit la bouche et agita sa langue blafarde. Virginie ne comprenait pas pourquoi il ne s’était pas évaporé ; mais peut-être lui collerait-il aux talons jusqu’à ce que l’effet des pilules ait disparu de son organisme. Aucune importance. Elle avait enduré le pire ; maintenant, avec le temps, ce rêve finirait par la quitter. Ses viols manqués le dépouillaient de son pouvoir sur elle.
Elle traversa la pièce en direction de la porte, elle n’avait plus peur. L’esprit redressa les épaules.
« Où vas-tu ? lui demanda-t-il.
— Dehors, dit-elle. Aider Earl.
— Non, lui dit-il. Je n’en ai pas fini avec toi.
— Vous n’êtes qu’un fantôme, rétorqua-t-elle. Vous ne m’empêcherez pas d’y aller. »
Il lui adressa un sourire aux trois quarts méchant et un quart charmeur. « Tu te trompes, Virginie », dit Buck. Ce n’était pas la peine de mentir plus longtemps à cette femme ; il s’était finalement lassé de ce petit jeu. Et il avait peut-être échoué dans sa tentative pour lui jouer de la clarinette uniquement parce qu’elle s’était donnée si facilement à lui, pensant qu’il n’était qu’un cauchemar inoffensif. « Je ne suis pas un rêve, ma vieille, dit-il. Je suis Buck Durning. » Elle fronça les sourcils devant la silhouette vacillante. Son inconscient lui jouait-il un nouveau tour ? « On m’a tiré dessus et tué ici même, dans cette chambre, il y a trente ans. Juste là où tu es, en lait. »
Instinctivement, Virginie baissa les yeux à ses pieds, sur la moquette, s’attendant presque à y voir des taches de sang.
« Nous sommes revenus ce soir, Sadie et moi, poursuivit le fantôme. Passer une nuit à l’Abattoir de l’Amour. C’est ainsi qu’on a appelé cet endroit, tu le savais ? Les gens venaient de partout, juste pour visiter la chambre ; pour voir l’endroit où Sadie Durning avait tiré sur Buck, son mari. Des malades, Virginie, tu ne crois pas ? Plus intéressés par le crime que par l’amour. Pas moi… J’ai toujours aimé l’amour, tu sais ? C’était presque la seule chose pour laquelle j’étais doué, en fait.
— Vous m’avez menti, dit-elle. Vous vous êtes servi de moi !
— Et je n’ai pas fini ! promit Buck. En fait j’ai à peine commencé. »
Il alla vers elle, mais elle s’était préparée cette fois. Lorsqu’il la toucha et que la fumée prit corps, elle lui donna un coup de poing. Buck se déplaça pour l’éviter, et elle en profita pour se précipiter vers la porte. Ses cheveux défaits lui tombaient dans les yeux, mais elle se jeta littéralement vers la liberté. Une main vaporeuse la saisit, mais la prise était si ténue qu’elle glissa.
« J’attendrai », cria Buck dans son dos, tandis qu’elle traversait l’allée en titubant et entrait dans la tempête. « Tu m’entends, salope ? Je t’attendrai. »
Il n’allait pas s’abaisser à la poursuivre. Il faudrait bien qu’elle revienne, non ? Et lui, invisible à tous sauf à cette femme, il pouvait se permettre de prendre son temps. Si elle racontait ce qu’elle avait vu à ses compagnons, ils la traiteraient de folle ; ils l’enfermeraient même peut-être, et il l’aurait alors à lui tout seul. Oui, il était gagnant. Elle reviendrait trempée jusqu’aux os, la robe collée à la peau en une douzaine d’endroits intéressants ; en proie à la panique peut-être ; en pleurs ; trop faible pour résister à ses avances. Ils la joueraient, leur petite musique alors. Oh que oui ! Jusqu’à ce qu’elle le supplie d’arrêter.
Sadie suivit Laura-May dehors.
« Où vas-tu ? » demanda Milton à sa fille, qui ne répondit pas. « Jésus Marie ! » lui cria-t-il, assimilant ce qu’il venait de voir. « Où as-tu trouvé ce fichu flingue ? »
La pluie était torrentielle ; elle battait le sol, les dernières feuilles du peuplier, le toit, le crâne des gens. En quelques secondes, Laura-May eut les cheveux plaqués sur le front et la nuque.
« Earl ? hurla-t-elle. Où es-tu ? Earl ? » Elle se mit à courir pour traverser la cour, tout en criant son nom à tue-tête. La pluie avait transformé le sol poussiéreux en boue marron foncé qui lui giclait sur les tibias. Elle arriva au second bâtiment. Un certain nombre de clients, réveillés par les vociférations de Gyer, la regardaient de leur fenêtre. Plusieurs portes étaient ouvertes ; un homme, debout clans l’allée, une bière à la main, voulut savoir ce qui se passait. « Tous ces gens qui courent partout comme des fous, dit-il, et qui n’arrêtent pas de beugler ! On est venus ici pour trouver un peu de tranquillité et d’intimité, bon Dieu ! » Une jeune femme, d’une bonne vingtaine d’années de moins que lui, sortit de la chambre dans le dos du buveur de bière. « Elle tient un pistolet, Dwayne, dit-elle. Tu l’as vu ?
— Où sont-ils allés ? Demanda Laura-May au type à la bière.
— Qui ? répondit Dwayne.
— Les dingues ! brailla Laura-May, pour couvrir un nouveau roulement de tonnerre.
— Derrière le bureau de la réception, dit Dwayne, les yeux sur le pistolet plutôt que sur Laura-May. Ils ne sont pas par ici. Je vous assure qu’ils n’y sont pas. »
Laura-May rebroussa chemin en direction du premier bâtiment. La pluie, les éclairs l’aveuglaient, elle eut du mal à garder l’équilibre dans le bourbier de la cour.
« Earl ! cria-t-elle. Où es-tu ? »
Sadie allait au même pas. La Cade ne manquait pas de cran, aucun doute là-dessus, mais sa voix avait un accent hystérique que Sadie n’aimait pas trop. Ce genre d’affaire (le meurtre) exigeait un certain détachement. L’astuce, c’était de le faire avec naturel, presque comme d’allumer la radio, ou d’écraser un moustique. La panique ne pouvait que brouiller le résultat, de même que la passion. Vrai ! Lorsqu’elle avait levé et pointé ce même .38 sur Buck, pas un atome de colère n’était venu lui faire rater sa cible. En définitive, voilà pourquoi on l’avait envoyée à la chaise. Non pas pour avoir tué, mais pour l’avoir trop bien fait.
Laura-May n’était pas aussi calme. Sa respiration s’était faite irrégulière, et à l’entendre sangloter le nom de Earl en courant, elle était visiblement au bord de la crise de nerfs. Elle contourna l’arrière du premier bâtiment, où l’enseigne du motel jetait une lumière froide sur le terrain vague, et cette fois, lorsqu’elle appela Earl, elle entendit un cri en réponse. Elle s’arrêta, scrutant à travers le rideau de pluie. C’était bien la voix d’Earl, comme elle l’avait espéré, mais il ne l’appelait pas elle.
« Salaud ! gueulait-il. Vous avez perdu la tête. Fichez-moi la paix ! »
Voilà qu’à présent elle distinguait deux silhouettes à mi-distance. Earl, la bedaine éclaboussée et maculée de boue, était à quatre pattes au milieu des mauvaises herbes et des broussailles. Gyer, debout derrière lui, lui appuyait sur la tête pour le forcer à toucher terre.
« Admettez votre crime, pécheur.
— Pas question, crénom !
— Vous êtes venu exprès pour détruire ma croisade. Admettez-le ! Allons, avouez !
— Allez au diable !
— Avouez votre complicité, ou je vous brise un par un tous les os du corps ! »
Earl luttait pour se dégager des griffes de Gyer, mais 1 évangéliste était de loin le plus fort.
« Priez ! dit-il, en lui appuyant le visage dans la boue. Priez !
— Allez vous faire foutre ! » gueula Earl.
Gyer tira Earl par les cheveux pour lui faire relever la tête, l’autre main en l’air pour lui assener un coup sur la figure. Mais avant qu’il ait pu frapper, Laura-May entra en jeu, avançant de trois ou quatre pas vers eux dans la boue, le .38 tremblant dans sa main.
« Écartez-vous ! » exigea-t-elle.
Sadie nota calmement que la femme aurait pu viser avec plus de précision. Même par temps clair, elle ne devait pas être une excellente tireuse ; mais ici, sous pression, et sous une telle averse, qui, excepté le plus expérimenté des tireurs d’élite, aurait pu garantir le résultat ? Gyer se retourna et regarda Laura-May. Il ne montra aucune trace de crainte. « Il a fait le même calcul que moi, se dit Sadie ; il sait fichtrement bien qu’il n’a pas grand risque d’être blessé. »
« La putain ! annonça Gyer, levant les yeux au ciel. La voyez-vous, Seigneur ? Voyez-vous sa honte, ses vices ? Regardez-la bien ! Elle appartient à la cour de Babylone ! »
Laura-May ne comprit pas très bien les détails, mais le sens général de l’attaque de Gyer lui fut parfaitement clair. « Je ne suis pas une putain ! hurla-t-elle en réponse, le .38 tressautant dans sa main comme s’il était pressé de tirer. Ne vous mêlez pas de me traiter de putain !
— Je t’en prie, Laura-May… » dit Earl, se débattant contre Gyer pour pouvoir voir la jeune femme. « … Va-t’en d’ici. Il a perdu l’esprit. »
Elle ne tint aucun compte de cet ordre.
« Si vous ne le lâchez pas… dit-elle, pointant le pistolet sur l’homme en noir.
— Eh bien ? dit Gyer, d’un ton sarcastique. Que ferez-vous, putain ?
— Je vais tirer ! Oui, je vais tirer. »
De l’autre côté du premier bâtiment, Virginie repéra un des tubes de pilules que Gyer avait jetés ; dans la boue. Elle se baissa pour le ramasser, mais elle se ravisa. Elle n’avait plus besoin de pilules, n’est-ce pas ? Elle avait parlé à un mort ; son seul contact avec lui, lui avait rendu Buck Durning visible. Quel don ! Ses visions étaient réelles, et l’avaient toujours été ; plus vraies que toutes les apocalypses d’occasion que faisait naître son lamentable mari. Que pourraient bien lui faire ces drogues sinon brouiller son talent nouvellement découvert ? Qu’elles restent où elles étaient !
Un certain nombre de clients avaient enfilé une veste pour sortir de leur chambre et aller voir la cause de tout ce remue-ménage.
« Y a-t-il eu un accident ? » demanda une femme à Virginie. Au moment où ces paroles quittaient ses lèvres, on entendit un coup de feu.
« John ! » dit Virginie.
Avant la fin de l’écho, elle se dirigeait déjà vers la source du bruit. Elle imaginait déjà ce qu’elle allait découvrir : son mari étendu par terre ; l’assassin triomphant qui prenait ses jambes boueuses à son cou. Elle accéléra le pas, et une prière lui vint aux lèvres. Elle ne priait pas pour que le scénario imaginé soit faux ; mais plutôt pour que Dieu lui pardonne de souhaiter sa réalisation.
La scène qu’elle découvrit derrière le bâtiment anéantit ses attentes. L’évangéliste n’était pas mort. Il se tenait là, indemne. C’était Earl qui gisait à terre à côté de lui, sur le sol détrempé. À proximité se trouvait la femme qui, quelques heures plus tôt, avait apporté l’eau glacée ; elle tenait à la main un pistolet qui fumait encore. Au moment même où Virginie posait les yeux sur Laura-May, une silhouette s’avança dans la pluie et cogna l’arme que la femme avait en main. Le pistolet tomba. Virginie suivit sa chute des yeux. Laura-May eut l’air surpris ; visiblement, elle ne comprenait pas comment elle avait pu lâcher le pistolet. Mais Virginie le savait ! Elle voyait le fantôme, quoique fugitivement, et elle devina son identité. Il s’agissait sûrement de Sadie Durning, celle dont le mépris de la loi avait permis de baptiser cet établissement l’Abat loir de l’Amour.
Le regard de Laura-May tomba sur Earl ; elle poussa un cri d’horreur, et courut à lui.
« Reste avec nous, Earl ! Je t’en supplie, ne meurs pas ! »
Earl releva la tête de son bain de boue et la secoua.
« Tu m’as loupé d’un bon kilomètre ! » dit-il.
À ses côtés, Gyer était tombé à genoux, les mains jointes, le visage offert à la pluie battante.
« Ô Seigneur, je vous rends grâce d’avoir préservé votre instrument à l’heure du besoin… »
Virginie mit un terme à ces inepties. Voilà l’homme qui l’avait si profondément convaincue de son état d’illuminée qu’elle avait elle-même montré à Buck Durning. Eh bien, c’était fini ! Il l’avait assez terrorisée. Elle avait vu Sadie agir sur le monde réel ; elle avait senti Buck en faire de même. Il était temps maintenant de renverser la vapeur. Elle avança posément jusqu’à l’endroit où se trouvait le .38, sur l’herbe, et elle le ramassa.
Ce faisant, elle sentit la présence toute proche de Sadie Durning. Une voix, si faible qu’elle l’entendit à peine, lui dit à l’oreille : « Est-ce bien raisonnable ? » Virginie n’aurait su répondre. De toute façon, où se nichait la raison ? Certainement pas dans la rhétorique usée des prophètes morts. La raison, c’était peut-être Earl et Laura-May qui s’étreignaient dans la boue, sans se soucier des prières débitées par Gyer, ni des regards des clients accourus voir qui était mort. Ou bien la raison consistait-elle à trouver le fléau de sa vie, et à s’en défaire une bonne fois pour toutes ? Pistolet en main, elle rentra dans la chambre 7, consciente de la présence immatérielle de Sadie Durning à ses côtés.
« Pas Buck… ? Chuchota Sadie,… non, n’est-ce pas ?
— Il m’a attaquée, dit Virginie.
— Pauvre petit agnelet !
— Je n’ai plus rien d’un agnelet, répondit Virginie. Plus maintenant. »
Comprenant que cette femme était parfaitement maîtresse de son destin, Sadie ralentit, de peur que sa présence n’alerte Buck. Elle regarda Virginie traverser la cour, dépasser le peuplier, et entrer dans la chambre où son poursuivant lui avait promis de l’attendre. La lumière était toujours allumée, aveuglante après l’obscurité bleu sombre de la nuit. Il n’y avait aucun signe de Durning. Virginie alla à la porte de séparation. La chambre 8 était vide également. Puis, la voix familière dit :
« Tu es revenue. »
Elle pivota sur ses talons, lui cachant le pistolet. Il venait de sortir de la salle de bains et se trouvait entre elle et la porte.
« Je savais que tu reviendrais, lui dit-il. Vous finissez toutes par revenir.
— Vous allez vous montrer, dit Virginie.
— Mais je suis déjà nu comme un angelot, dit Buck, que veux-tu que je fasse de plus, que je m’enlève la peau ? Ça pourrait être drôle, en fait.
— Montrez-vous à John, mon mari. Faites-lui voir son erreur.
— Oh, le pauvre John ! Je ne pense pas qu’il veuille me voir.
— Il me croit folle.
— La folie peut être très utile, sourit Buck, ils ont presque sauvé Sadie de la chaise sous prétexte qu’elle était folle. Mais elle a été trop honnête. Elle ne cessait de leur répéter : « Je voulais qu’il meure. Alors, je l’ai tué. Elle n’a jamais eu beaucoup de jugeote. Mais toi… allons, je crois que toi tu connais ton intérêt. »
La forme vaporeuse changea de place. Virginie ne distinguait pas clairement ce que faisait Durning, mais son geste était obscène, sans aucune équivoque.
« Viens le prendre mon petit bout, Virginie, dit-il, allez, en piste ! »
Elle sortit le .38 de derrière son dos et le pointa sur lui.
« Pas cette fois, dit-elle.
— Tu ne peux pas me faire de mal avec ce truc, répondit-il. Je suis déjà mort, tu ne te souviens pas ?
— Vous m’avez fait mal pourquoi ne pourrais-je pas vous rendre la pareille ? »
Buck agita de droite à gauche sa tête éthérée, secoué d’un rire bas. Au même moment, des sirènes de police se firent entendre sur la grand-route.
« Allons donc ! dit Buck. Quelle histoire, quel remue-ménage ! On ferait mieux de se jouer un peu de clarinette avant d’être interrompus, mon chou.
— Je vous préviens, c’est le pistolet de Sadie.
— Tu ne me ferais pas de mal, murmura Buck. Je vous connais, vous les femmes. Vous dites une chose et vous faites le contraire. »
Il avança vers elle en riant.
« Non ! » le prévint-elle.
Il fit encore un pas, et elle pressa sur la détente. Juste avant d’entendre le bruit et de sentir le recul du pistolet dans sa main, elle vit John apparaître à la porte. Avait-il été tout le temps là, ou rentrait-il de sous la pluie, ses prières faites, pour lire l’Apocalypse à son épouse égarée ? Elle ne le saurait jamais. La balle traversa Buck, partageant au passage son corps de fumée, et fila droit sur l’évangéliste avec une précision parfaite. Il ne la vit pas arriver. Elle le toucha à la gorge, et le sang coula très vite, éclaboussant sa chemise. La forme de Buck’s envola comme de la poussière, et il disparut. Soudain il n’y eut plus, dans la chambre 7, que Virginie, son mari mourant et le bruit de la pluie.
John Gyer lança un regard noir à Virginie, puis il tendit le bras vers le montant de la porte pour soutenir sa considérable carcasse. Il ne put l’agripper et tomba dehors à la renverse, comme une statue déboulonnée de son socle, le visage lavé par la pluie. Son sang n’arrêtait pas de couler cependant. Il se déversait à gros bouillons joyeux ; et il jaillissait encore lorsque Alvin Baker et son adjoint, l’arme au poing, arrivèrent devant la chambre.
Virginie pensa que son mari ne saurait jamais ; quel dommage ! À présent, on ne pourrait plus jamais lui faire admettre sa stupidité, ni ravaler son arrogance. Du moins, pas de ce côté-ci de la tombe ! Il était en sûreté, le bougre, et elle restait, un pistolet fumant à la main et Dieu seul savait le prix qu’elle allait payer.
« Jetez votre arme et sortez ! » La voix qui venait du dehors était sèche et intransigeante.
Virginie ne répondit pas.
« Vous m’entendez, là-dedans ? C’est le shérif Baker qui vous parle. L’endroit est cerné, alors sortez, ou vous allez mourir. »
Virginie s’assit sur le lit et pesa le pour et le contre. On ne l’exécuterait pas pour son acte, comme Sadie. Mais elle passerait très longtemps en prison, et elle était lasse des régimes. Si elle n’était pas déjà folle, l’incarcération la ferait basculer dans la démence. Mieux valait en finir ici, se dit-elle. Elle appliqua contre son menton le .38 encore chaud, l’inclinant pour être sûre que le coup lui fasse sauter le haut du crâne.
« Est-ce bien raisonnable ? demanda Sadie, tandis que le doigt de Virginie se resserrait sur la détente.
— Ils vont m’enfermer, répondit-elle. Je ne le supporterai pas.
— Vrai, dit Sadie. On te gardera un certain temps derrière les barreaux. Mais ce ne sera pas très long.
— Vous voulez rire ! Je viens de tuer mon mari de sang-froid.
— Tu ne las pas fait exprès, répondit gaiement Sadie, tu visais Buck.
— Ah oui ? dit Virginie. Je me le demande.
— Tu peux plaider la folie, comme j’aurais dû le faire. Invente simplement une histoire, la plus farfelue possible, et n’en démords pas. »
Virginie secoua la tête ; elle n’avait jamais bien su mentir. « Et quand tu auras été libérée, continua Sadie, tu seras célèbre. Ça vaut la peine de vivre pour ça, non ? »
Virginie n’y avait pas pensé. L’ombre d’un sourire illumina son visage. Dehors, le shérif Baker réitéra son ordre : qu’elle jette son arme par la porte et sorte les mains en l’air.
« Vous avez dix secondes, madame, dit-il. Et pas une de plus !
— Je ne peux plus supporter cette humiliation ! murmura Virginie. Non, je ne peux pas. »
Sadie haussa les épaules.
« Dommage, dit-elle. La pluie diminue. Il y a de la lune.
— On voit la lune, c’est vrai ? »
Baker commença à compter.
« Il faut te décider, dit Sadie. Si tu leur en donnes l’occasion, ils te tireront dessus. Avec joie en plus ! »
Baker était arrivé à huit. Virginie se leva.
« Arrêtez ! » cria-t-elle à travers la porte.
Baker cessa de compter. Virginie jeta le pistolet. Il atterrit dans la boue.
« Bien, dit Sadie. Je suis tellement contente !
— Je ne peux pas y aller toute seule, répondit Virginie.
— Pas besoin. »
Un public conséquent s’était rassemblé dans la cour : Earl et Laura-May bien sûr, Milton Cade, Dwayne et sa petite amie, le shérif Baker et son adjoint, et un éventail de clients du motel. Ils se tenaient dans un silence respectueux, dévisageant Virginie Gyer avec un mélange d’étonnement et de crainte.
« Mettez les mains en l’air, que je les voie ! » dit Baker. Virginie s’exécuta.
« Regarde ! » dit Sadie, l’index levé.
La lune était là, grosse et blanche.
« Pourquoi vous l’avez tué ? demanda la petite amie de Dwayne.
— C’est le diable qui me l’a demandé », répondit Virginie, en contemplant la lune, et en arborant son sourire le plus dément.