Le corps politique

À son réveil, Charlie Georges avait toujours les mains immobiles.

Parfois il avait trop chaud sous ses couvertures, il en faisait passer une ou deux du côté d’Ellen. Parfois même, à moitié endormi, il se levait, se rendait dans la cuisine à pas de loup et se servait un verre de jus de pomme glacé. Ensuite, retour au lit, il se glissait contre les courbes douillettes de sa femme, et se laissait doucement envahir par le sommeil. Ses mains attendaient ce moment-là, quand ses yeux se fermaient, que sa respiration prenait une régularité d’horloge ; alors elles étaient sûres qu’il dormait profondément. Ensuite seulement, une fois certaines qu’il avait sombré dans l’inconscience, elles osaient reprendre leur vie secrète.

 

Cela faisait plusieurs mois que Charlie se réveillait avec une douleur gênante dans les poignets et les mains.

« Va consulter un docteur, lui avait dit Ellen, avec son indifférence habituelle. Pourquoi ne vois-tu pas un médecin ? »

Il avait horreur des docteurs, voilà pourquoi. Quelle personne sensée aurait confiance en un type qui faisait profession de fourrer son nez dans les maladies des autres ?

« J’ai dû travailler trop dur, se dit-il.

— Tu parles ! » marmonna Ellen.

C’était la plus vraisemblable des explications, non ? Il était emballeur de métier et travaillait de ses mains toute la journée. Elles se fatiguaient. C’était bien naturel.

« Arrête de te tracasser, Charlie ! » lança-t-il un matin à son image, et il se gifla pour insuffler un peu de vie à son visage. « Tes mains sont capables de tout. »

Ainsi, au fil des nuits, la routine s’installa. Voici le tableau :

Les Georges dorment côte à côte dans leur lit conjugal. Lui, sur le dos, ronfle doucement ; elle, en chien de fusil, à sa gauche. Charlie a la tête posée sur deux gros oreillers. Sa bouche est légèrement ouverte et, sous le voile veiné de ses paupières, ses yeux contemplent une aventure en rêve. Ce soir, les exploits d’un pompier, peut-être, ou une plongée héroïque au cœur d’un bordel en flammes. Il rêve paisiblement, parfois il fronce les sourcils, parfois il sourit.

Quelque chose remue sous le drap. Avec lenteur, avec prudence semble-t-il, les mains de Charlie se glissent hors du lit bien chaud et se retrouvent à l’air libre. En se rejoignant sur son abdomen qui ondule, les index s’agitent comme des têtes couronnées d’ongle. Ils s’étreignent comme pour accueillir leur camarade d’armes. Charlie grogne dans son sommeil. Le bordel s’est effondré sur lui. Ses mains s’aplatissent immédiatement, feignant l’innocence. Au bout d’un moment, une fois le rythme régulier de sa respiration retrouvé, elles reprennent sérieusement leur débat.

Un observateur de passage, assis au pied du lit des Georges, pourrait interpréter cet échange comme un signe de désordre mental chez Charlie. À voir la façon dont ses mains se tordent et se contorsionnent, dont elles semblent tantôt se caresser, tantôt se battre. Mais visiblement, il y a un code ou une logique dans leurs mouvements, malgré leurs convulsions. On croirait presque que le dormeur est sourd et muet, et qu’il parle dans son sommeil. Mais les mains n’expriment aucun langage par signe connu ; elles n’essaient pas non plus de communiquer avec l’extérieur, mais uniquement entre elles. Il s’agit d’une réunion clandestine, qui ne concerne que les mains de Charlie. Toute la nuit, elles resteront là, perchées sur son ventre, à comploter contre le corps politique.

 

Charlie n’était pas complètement inconscient de la sédition qui couvait dans ses poignets. Une espèce de doute existentiel s’était insinué en lui. Il avait l’impression croissante d’être tenu à l’écart d’une expérience ordinaire ; de devenir de plus en plus spectateur, plutôt qu’acteur, de rituels diurnes (et nocturnes) du quotidien. Prenons sa vie amoureuse, par exemple.

Il n’avait jamais été un amant formidable, mais il n’éprouvait pas non plus le besoin d’avoir honte de ses performances. Ellen semblait satisfaite de ses attentions. Pourtant, ces jours derniers, il se sentait comme étranger à l’acte sexuel. Il regardait ses mains parcourir le corps d’Ellen, lui prodiguer leurs caresses intimes avec toute l’adresse dont elles étaient capables, mais il les voyait manœuvrer de très loin, incapable de jouir des sensations de chaleur, de moiteur. Ses doigts n’en étaient pas moins agiles. Loin de là ! Depuis peu, Ellen s’était mise à lui embrasser les phalanges et à le féliciter de leur savoir-faire. Ces louanges ne le réconfortaient pas du tout. Elles avaient plutôt tendance à augmenter son malaise à la pensée que ses mains procuraient un tel plaisir alors qu’il ne ressentait rien.

Il y avait aussi d’autres signes de son instabilité. Des petits riens, irritants. Il s’était aperçu que ses doigts pianotaient des rythmes guerriers sur les cartons qu’il emballait à l’usine, que ses mains s’étaient mises à casser des crayons, à les réduire en petits morceaux et à laisser des fragments de bois et de graphite partout par terre, avant même qu’il ne se rende compte de ce qu’il (qu’elles) faisai(en)t.

Plus embarrassant encore, il s’était surpris à prendre la main de parfaits inconnus. Cela lui était arrivé à trois reprises. Une fois dans une queue de taxi, et deux fois dans l’ascenseur de l’usine. Il s’était dit qu’il ne s’agissait là que d’un besoin primaire de contact avec autrui dans un monde en mutation ; c’était la meilleure explication qu’il avait pu échafauder. Peu importe, c’était bigrement déconcertant, surtout quand il s’était surpris à tenir clandestinement la main de son contremaître. Pire encore, la main de cet homme avait fortement serré celle de Charlie et tous deux s’étaient vus baisser les yeux sur leur bras comme deux maîtres qui regardent leur gentil toutou mal élevé copuler au bout de la laisse.

Voilà que Charlie scrutait de plus en plus ses paumes, à la recherche de poils. C’était le premier signe de la folie, lui avait un jour dit sa mère. Pas les poils, mais le fait de les chercher.

 

Maintenant c’était la course contre la montre. En discutant la nuit sur son ventre, les mains de Charlie savaient très bien à quel point son état mental s’était dégradé ; ce n’était plus qu’une question de jours pour que son imagination débridée tombe sur la vérité.

Alors, que faire ? Risquer une séparation précoce, avec toutes les conséquences que cela comporte, ou laisser libre cours à l’instabilité imprévisible de Charlie, avec la possibilité que, sur la voie de la folie, il découvre le complot ? La discussion se fit plus enflammée. À son habitude, la Gauche était circonspecte :

« Et si nous nous trompions, dit-elle, et qu’il n’y ait pas de vie après celle du corps ?

— Eh bien, nous ne le saurons jamais, répondit la Droite. »

La Gauche réfléchit un moment, puis :

« Comment ferons-nous, le moment venu ? »

C’était une question embarrassante et la Gauche savait que, plus que toute autre, elle tracassait la main dominante.

« Comment ferons-nous ? demanda-t-elle de nouveau, profitant de l’avantage. Comment ? Comment allons-nous donc procéder ?

— Nous trouverons un moyen, répondit la Droite. Du moment que l’entaille est nette.

— Suppose qu’il résiste ?

— Un homme résiste à l’aide de ses mains. Ses mains seront en révolution contre lui.

— Et qui de nous deux choisirons-nous ?

— Il se sert de moi avec plus d’efficacité, répondit la Droite, je brandirai donc l’arme. Tu t’en iras. »

La Gauche se tut alors un moment. Elles ne s’étaient jamais quittées de toutes ces années. La pensée d’une séparation n’était pas agréable.

« Plus tard, tu reviendras me chercher, disait la Droite.

— Oui.

— Tu le dois. Je suis le Messie. Sans moi il n’y aura nulle part où aller. Il faudra que tu lèves une armée, puis tu viendras me chercher.

— Au bout de la terre, s’il le faut.

— Pas de sentiment, je t’en prie ! »

Puis elles s’embrassèrent comme deux sœurs après une longue séparation, et se jurèrent une fidélité éternelle. Ah, quelles folles nuits à préparer la rébellion dans l’effervescence ! Même dans la journée, alors qu’elles s’étaient juré de rester séparées, il leur était parfois impossible de ne pas se rejoindre à la sauvette, à un moment d’oisiveté, pour se tapoter. Pour se dire :

Bientôt, bientôt, pour dire :

Cette nuit, je te rejoindrai de nouveau sur son ventre, pour dire :

À quoi ressemblera le monde quand il nous appartiendra ?

 

Charlie savait bien qu’il était au bord de la dépression. Il se surprenait parfois à jeter un coup d’œil à ses mains, à regarder leur index dressé en l’air comme la tête d’une bête au long col sondant l’horizon. Il se surprenait, dans sa paranoïa, à fixer les mains des autres, obsédé par leur façon de parler un langage à part, indépendant des intentions de leur propriétaire. Les mains aguicheuses de la secrétaire vierge, les mains furieuses de l’assassin vu à la télévision, disant son innocence. Des mains qui, par leurs gestes, trahissaient leur propriétaire, remplaçaient la colère par l’excuse, l’amour par la rage. Ils semblaient se trouver partout, ces signes de mutinerie. Au bout du compte, Charlie comprit qu’il lui fallait parler à quelqu’un avant de perdre la raison.

Il choisit Ralph Fry, le comptable, un homme sobre, pas très inspiré, en qui il avait toute confiance. Ralph fut très compréhensif.

« Ça arrive ces choses-là, dit-il. Moi, j’ai eu ça quand Yvonne m’a plaqué. Des crises nerveuses terribles !

— Et qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai vu un analyste. Jeudwine qu’il s’appelle. Tu devrais essayer l’analyse. Tu seras changé. »

Charlie tourna et retourna l’idée dans sa tête.

« Pourquoi pas ? dit-il après plusieurs révolutions. Il est cher ?

— Oui. Mais il est bien. Il m’a débarrassé de mes problèmes, à l’aise. Enfin, tant que j’l’avais pas vu, j’croyais que j’étais un type ordinaire avec ses problèmes conjugaux. Maintenant, regarde-moi (Fry fit un geste ample), j’ai tellement de tendances libidinales refoulées que je ne sais plus où donner de la tête. »

Il sourit comme un dément.

« Mais je suis heureux comme un roi. Jamais été plus heureux. Essaie-le ! Il saura vite te dire ce qui cloche chez toi.

— Mon problème, ce n’est pas le sexe, dit Charlie à Fry.

— Crois-moi, dit Fry avec un sourire entendu. Le problème, c’est toujours le sexe. »

 

Le lendemain, sans en parler à Ellen, Charlie appela le docteur Jeudwine, et la secrétaire du psychiatre lui donna un premier rendez-vous. Charlie transpirait tellement des mains en passant son coup de téléphone, qu’il crut que le combiné allait lui échapper, mais lorsqu’il eut fini, il se sentit mieux.

Ralph Fry avait raison, le docteur Jeudwine était vraiment très bien. Il ne rit d’aucune des petites craintes que lui confia Charlie ; au contraire, il écouta chacune de ses paroles avec la plus grande attention. C’était très rassurant.

Au cours de la troisième consultation, le psychiatre extirpa un souvenir singulier de la mémoire de Charlie : celui-ci revit avec une précision extraordinaire son père couché dans son cercueil, les mains croisées sur sa forte poitrine ; il se rappela leur dos rouge et poilu. Des mois plus tard, Charlie était encore hanté par l’autorité absolue de ces grandes mains, même dans la mort. N’avait-il d’ailleurs pas imaginé, en regardant livrer le corps à la glaise, qu’il n’était pas tout à fait immobile ? Que les mains sonnaient encore le rassemblement sur le couvercle du cercueil, qu’elles exigeaient leur libération ? C’était ridicule, mais le fait d’en parler fit à Charlie un bien énorme. Sous la vive lumière du cabinet du docteur Jeudwine, la fantaisie semblait insipide et ridicule. Elle trembla sous l’œil du docteur, protesta contre la lumière trop vive, et puis elle disparu, trop frêle pour supporter l’examen.

L’exorcisme avait été bien plus aisé que ne l’avait d’abord pensé Charlie. Il n’avait nécessité qu’une petite investigation dans le passé, et cette idiotie de son enfance avait été délogée de son subconscient comme une particule de viande entre deux dents. Elle ne pourrirait pas là plus longtemps. Pour sa part, Jeudwine était visiblement ravi du résultat ; lorsque tout fut fini, il expliqua que cette forme particulière d’obsession était une découverte pour lui, et qu’il était content d’avoir traité ce cas-là. Les mains en tant que symbole de la puissance paternelle, avait-il dit, ce n’était pas courant. Il avait expliqué qu’habituellement c’était le pénis qui prédominait dans les rêves de ses patients ; ce à quoi Charlie avait répondu que les mains lui avaient toujours semblé plus importantes que les parties intimes. Après tout, elles pouvaient changer le monde, n’est-ce pas ?

Après les séances avec Jeudwine, Charlie ne cessa pas de casser les crayons, ni de tambouriner avec ses doigts. En fait, leur rythme était plus rapide et insistant que jamais. Mais Charlie se dit que les vieux chiens n’oublient pas facilement leurs ruses, il lui faudrait donc un certain temps avant de recouvrer son équilibre.

Ainsi, la révolution resta souterraine. Cependant, les mains lavaient échappé belle. De toute évidence, les rebelles n’avaient plus le temps de tergiverser. Il fallait agir.

Sans le savoir, ce fut Ellen qui provoqua le soulèvement fatidique. C’était après un rapport amoureux, un jeudi soir tard. Par une chaude nuit, bien qu’on fut en octobre, la fenêtre était entrouverte et les rideaux légèrement tirés pour permettre le passage de la petite brise. Mari et femme reposaient côte à côte sous un simple drap. Charlie s’était endormi, avant même que la sueur ait séché sur sa nuque. À ses côtés, Ellen, les yeux grands ouverts, avait la tête sur un oreiller dur comme pierre. Le sommeil serait long à venir cette nuit, elle le savait. Ce serait une de ces nuits où son corps la démangeait, où elle sentait chaque bosse du lit et où chacun de ses doutes la narguait dans l’obscurité. Elle voulait se vider la vessie (comme toujours après avoir fait l’amour), mais elle ne parvenait pas à rassembler sa volonté pour se lever et aller à la salle de bains. Plus elle attendait, plus elle avait envie d’y aller bien sûr, et moins elle pouvait sombrer dans le sommeil. Quelle fichue situation impossible ! pensa-t-elle, puis au milieu de ses anxiétés, elle perdit le fil de cette situation impossible.

À ses côtés, Charlie remuait dans son sommeil. Ses mains uniquement, elles n’arrêtaient pas de gigoter. Elle regarda son visage. Dans le sommeil, il avait carrément l’air d’un ange, il paraissait moins que ses quarante et un ans, malgré ses tempes poivre et sel. Elle pensa qu’elle l’aimait assez pour parler d’amour, mais pas assez pour lui pardonner ses défauts. Il était paresseux, il se plaignait sans arrêt. De ses douleurs, de ses petites misères. Et puis, il y avait des soirs où il rentrait très tard (ça s’était arrêté ces derniers temps), où elle était convaincue qu’il voyait une autre femme. Pendant qu’elle l’observait, ses mains se montrèrent. Elles émergeaient de dessous le drap comme deux gamines qui se disputent, les doigts fouettaient l’air pour souligner leur argumentation.

Elle fronça les sourcils, n’en croyant pas vraiment ses yeux. C’était comme de regarder la télé sans le son, on aurait dit une pantomime pour huit doigts et deux pouces. Tandis qu’elle les regardait, subjuguée, les mains se faufilèrent le long du grand corps de Charlie et repoussèrent le drap sur son ventre, découvrant ainsi les poils qui se faisaient plus drus du côté du sexe. La cicatrice de son appendicite, plus brillante que la peau alentour, accrocha la lumière. Ses mains semblèrent s’installer là, sur son ventre.

Leur discussion fut particulièrement véhémente, ce soir-là. La Gauche, plus conservatrice comme toujours, argumentait pour obtenir un report de la date de la séparation, mais la Droite ne pouvait plus attendre. Elle soutenait que l’heure était venue d’éprouver leur force contre le tyran, et de renverser le corps une bonne fois pour toutes. En fait, la décision ne dépendait plus d’elles.

Ellen souleva sa tête de l’oreiller, et, pour la première fois, elles sentirent son regard posé sur elles. Elles avaient été trop absorbées par leur discussion pour la remarquer. Voilà qu’enfin leur conspiration était découverte.

« Charlie… souffla-t-elle à l’oreille du tyran, arrête, Charlie. Arrête. »

La Droite leva l’index et le majeur, pour flairer sa présence.

« Charlie… » dit-elle de nouveau.

Pourquoi dormait-il toujours si profondément ?

« Charlie… »

Elle le secoua plus violemment, tandis que la Droite tapotait la Gauche pour la prévenir que la femme les regardait.

« Je t’en prie, Charlie, réveille-toi ! »

Sans prévenir, la Droite bondit ; la Gauche ne fut pas longue à suivre. Ellen hurla une fois de plus le nom de Charlie, et les mains lui agrippèrent la gorge.

Dans son sommeil, Charlie se trouvait à bord d’un négrier ; ses rêves empruntaient souvent les décors des films à grand spectacle de Cecil B. DeMille. Dans cette épopée particulière, on lui avait mis des menottes, et on le tirait par ses entraves pour le fouetter en raison d’une peccadille. Mais voilà qu’a ce moment précis, il rêvait qu’il saisissait le cou grêle du capitaine. De tous côtés, les esclaves l’encourageaient à l’étrangler à grands cris. Le capitaine – qui ressemblait un peu au Dr Jeudwine – le suppliait d’arrêter, d’une voix aiguë et terrifiée. C’était presque une voix de femme ; la voix d’Ellen. « Charlie ! » hurlait-il, de sa voix perçante. « Non ! » Mais ces stupides lamentations n’eurent d’autre effet que de lui faire serrer plus violemment le cou du type ; il se sentit presque un héros lorsque la foule en liesse des esclaves miraculeusement libérés se rassembla autour de lui pour voir leur maître à ses derniers instants.

Le capitaine, dont le visage était déjà violet, parvint à peine à murmurer : « Tu me tues… », puis les pouces de Charlie s’enfoncèrent une dernière fois dans son cou et l’expédièrent dans l’au-delà. C’est alors seulement, dans la brume du sommeil, que Charlie se rendit compte que sa victime, pourtant masculine, n’avait pas de pomme d’Adam. Le bateau commençait à s’effacer autour de lui, les exhortations perdaient de leur véhémence. Ses yeux s’ouvrirent peu à peu : il était debout sur le lit, en pantalon de pyjama, Ellen entre les mains. Elle avait le visage noir, maculé de bave blanche et épaisse. Sa langue lui sortait de la bouche. Elle avait encore les yeux ouverts et, un instant, ils semblèrent vivants, scrutant par-delà le voile de ses paupières. Puis les fenêtres se vidèrent, et elle quitta pour de bon sa demeure.

Charlie fut submergé de pitié et d’un regret immense. Il essaya de lâcher le corps de sa femme, mais ses mains refusaient de desserrer son cou. Ses pouces, tout à fait insensibles à présent, lui comprimaient toujours la gorge, effrontément coupables. Charlie recula et descendit du lit, mais elle le suivait, au bout de ses bras tendus, comme une partenaire qui s’impose pour une danse.

« Je vous en prie… (Il supplia ses doigts.) Je vous en prie ! »

Innocentes comme deux écolières surprises en train de chaparder, ses mains relâchèrent leur fardeau, et se mirent à sauter en l’air, feignant l’étonnement. Ellen roula sur le tapis, belle petite enveloppe de mort. Les genoux de Charlie flanchèrent, ils furent incapables d’empêcher sa chute ; il s’effondra auprès d’Ellen et laissa couler ses larmes.

 

Il ne restait plus qu’à agir. Plus besoin de camouflage, ni de réunions clandestines ni d’interminables débats – la vérité avait éclaté au grand jour, pour le meilleur ou pour le pire. Les mains n’avaient plus qu’à attendre. Ce n’était plus qu’une question de temps pour que Charlie passe à proximité d’un couteau de cuisine, d’une scie ou d’une hache. Ce serait pour bientôt, très bientôt.

 

Charlie resta un long moment à sangloter par terre à côté d’Ellen. Puis encore un long moment à réfléchir. Que lui fallait-il faire d’abord ? Appeler son avocat ? La police ? Le docteur Jeudwine ? De toute façon, il ne pourrait le faire en restant prostré sur le lapis ! Il essaya de se lever, c’était le seul moyen de redonner vie à ses mains engourdies. Son corps entier le picotait comme si un faible courant électrique le parcourait. Seules ses mains restaient insensibles. Il les leva jusqu’à son visage pour essuyer ses yeux embués de larmes, mais elles se replièrent mollement sur ses joues, vidées de leur pouvoir. Il se traîna vers le mur sur les coudes, et se hissa contre la paroi en se tortillant. Toujours à demi aveuglé de chagrin, il sortit de la chambre en titubant et descendit l’escalier. (La cuisine, dit la Droite à la Gauche, il va à la cuisine !) Je n’ai pas fait ce cauchemar ! pensa Charlie en pressant l’interrupteur de la salle à manger avec son menton, et il se dirigea vers le bar. Je n’y suis pour rien. Je suis rien. Pourquoi faudrait-il qu’il m’arrive une chose pareille ?

La bouteille de whisky lui glissa de la main quand il essaya de la saisir entre ses doigts. Elle se fracassa par terre, la vive odeur de l’alcool mit son palais au supplice.

« Du verre brisé, marmonna la Gauche.

— Non, répondit la Droite. Il nous faut à tout prix une coupure bien nette. Un peu de patience ! »

D’un pas incertain, Charlie s’éloigna de la bouteille cassée et se dirigea vers le téléphone. Il fallait qu’il appelle le docteur Jeudwine ; le docteur lui dirait que faire. Il essaya de soulever le combiné, mais de nouveau ses mains refusèrent d’agir ; ses doigts ne faisaient que se replier quand il essayait de taper le numéro du docteur sur le clavier. Des larmes de frustration s’étaient mises à lui couler des yeux, chassant son chagrin par de la colère. Il saisit maladroitement le combiné entre ses poignets et le souleva jusqu’à son oreille, il le coinça entre sa tête et son épaule. Puis il tapa le numéro de Jeudwine avec son coude.

« Du calme, dit-il à haute voix, garde ton calme ! »

Il entendait le bip-bip de son appel parcourir la ligne ; dans quelques secondes le bon sens décrocherait à l’autre bout du fil, et tout rentrerait dans l’ordre. Il fallait tenir quelques instants de plus.

Ses mains s’étaient mises à s’ouvrir et à se refermer convulsivement.

« Du calme », dit-il, mais ses mains ne l’écoutaient pas.

Très loin – oh, tellement loin –, le téléphone sonna dans la maison du docteur Jeudwine.

« Répondez, répondez ! Bon sang, répondez ! »

Les bras de Charlie tremblaient maintenant si violemment qu’il avait peine à maintenir le combiné en place.

« Répondez ! hurla-t-il dans le microphone. Je vous en conjure ! »

Avant que Charlie ait pu entendre la voix de la raison, sa main droite s’envolait pour saisir le bord de la table en teck, à quelques pieds de là. Elle agrippa la bordure et lui fit presque perdre l’équilibre.

« Mais qu’est-ce… que… tu… fais ? » demanda-t-il, sans savoir s’il s’adressait à lui-même ou à sa main.

Désorienté, il fixa cette main mutine qui, pouce par pouce, avançait régulièrement le long de la table. Son intention était claire : elle voulait l’éloigner du téléphone, de Jeudwine, de tout espoir de salut. Charlie n’avait plus aucun pouvoir sur elle. Il n’avait même plus aucune sensibilité dans les poignets, ni dans les avant-bras. Sa main ne lui appartenait plus. Elle était toujours attachée à son poignet bien sûr – mais elle ne lui appartenait pas.

À l’autre bout du fil, on décrocha le téléphone, et la voix de Jeudwine, légèrement irrité d’avoir été réveillé, dit : « Allô !

— Docteur…

— Qui êtes-vous ?

— Charlie.

— Charlie qui ?

— Charlie Georges, docteur. Vous vous souvenez, n’est-ce pas ? »

De seconde en seconde, sa main l’éloignait davantage du précieux téléphone. Il sentait glisser le combiné entre son épaule et son oreille.

« Qui avez-vous dit ?

— Charlie Georges. Pour l’amour du ciel, Jeudwine, il faut m’aider.

— Appelez-moi demain au cabinet.

— Vous ne comprenez pas. Mes mains, docteur… Je ne les contrôle plus ! »

Charlie eut un haut-le-cœur lorsqu’il sentit quelque chose lui contourner la hanche. C’était sa main gauche : elle se frayait un passage vers son ventre et descendait vers l’aine.

« Non, mais ! Attention ! la prévint-il. Veux-tu m’obéir ! »

Jeudwine était perdu.

« À qui parlez-vous ? demanda-t-il.

— À mes mains ! Elles veulent me tuer, docteur ! »

Il hurla pour arrêter la progression de sa main.

« Non ! Arrête ! »

Sans tenir compte des vociférations du despote, la Gauche saisit ses testicules et serra comme si elle avait soif de sang. Elle ne fut pas déçue. Charlie hurla dans le téléphone, lorsque la Droite profita de sa distraction pour le déséquilibrer. Le combiné glissa par terre, les questions de Jeudwine furent éclipsées par sa douleur au bas-ventre. Charlie tomba lourdement sur le sol, en se cognant la tête contre le rebord de la table.

« Teigne ! lança-t-il à sa main. Sale teigne ! »

Sans aucun remords, la Gauche se hâta de rejoindre la Droite sur la table, elle remonta vite le corps de Charlie qui resta pendu par les mains au bord de la table où il avait si souvent dîné, et si souvent ri.

Un instant plus tard, ayant décidé de leur tactique, elles jugèrent bon de le laisser choir. Il s’aperçut à peine de sa délivrance. Sa tête saignait, son bas-ventre aussi ; il n’avait qu’une envie : se rouler en boule en attendant que passent douleur et nausée. Mais ses mains rebelles avaient d’autres projets qu’il fut impuissant à contrer. Il s’aperçut à peine qu’elles enfonçaient les doigts dans l’épaisse moquette et entraînaient sa carcasse molle vers la porte de la salle à manger. Passé la porte, il y avait la cuisine ; remplie de scies à os et de couteaux à découper. Charlie se vit sous les traits d’une grande statue, tirée vers son socle définitif par des centaines d’ouvriers en sueur. Le passage n’était pas aisé : le corps agité de spasmes avançait par à-coups, les orteils s’accrochaient dans les boucles de la moquette, le torse bien gras saignait de ses éraflures. La cuisine n’était plus qu’à un mètre. Charlie sentit le seuil sous sa joue ; puis, sous son corps, le carrelage glacé. Tandis qu’elles le traînaient sur le dernier mètre, sa conscience accablée lui revint par saccades. Sous la pâle clarté de la lune, il vit le décor familier : la cuisinière, le réfrigérateur qui ronronnait, la poubelle à pédale, le lave-vaisselle. Tous ces appareils le dominaient à travers un brouillard ; il se sentit petit comme un ver.

Ses mains avaient atteint la cuisinière. Elles escaladaient la porte du four ; il les suivit tel un roi déchu qui avance vers le billot. Voilà qu’elles se frayaient inexorablement leur chemin sur le plan de travail, les phalanges blanchies par l’effort ; son corps engourdi suivait derrière. Il ne pouvait ni sentir ni voir, mais sa main gauche avait saisi le rebord supérieur du placard, sous l’alignement des couteaux de cuisine rangés chacun à leur place dans leur étui sur le mur. Des couteaux d’office, des couteaux-scies, des couteaux à découper – tous commodément placés près de la planche à découper dont la gouttière coulait dans l’évier parfumé au pin.

Charlie pensa entendre des sirènes de police très loin, mais c’était sans doute son cerveau qui bourdonnait. Il tourna légèrement la tête. Son mal au crâne passait d’une tempe à l’autre, mais ce vertige ne fut rien en comparaison des terribles contractions de ses tripes quand il comprit enfin l’intention de ses mains.

Les lames étaient toutes affilées, il le savait. Les couteaux bien aiguisés faisaient la fierté d’Ellen. Il se mit à secouer la tête d’avant en arrière, dernier refus frénétique du cauchemar dans son ensemble. Mais il ne pouvait implorer aucune pitié. Seules ses propres mains (que le diable les emporte) tramaient cette folie fatale.

Puis, la sonnette retentit. Il n’avait pas rêvé. Elle sonna une fois, puis une nouvelle fois, et encore.

« Là ! lança-t-il tout haut à ses mains assassines. Vous entendez, espèces de teignes ? On vient. Je le savais bien ! »

Il essaya de se remettre sur pied, sa tête pivota sur son axe branlant pour voir où en étaient les monstres précoces. Les mains allaient vite. Son poignet gauche était déjà soigneusement centré sur la planche à découper.

La sonnette retentit de nouveau, d’un long coup impatient.

« Ici ! hurla-t-il d’une voix rauque. Je suis là ! Enfoncez la porte ! »

Son regard horrifié alla de sa main à la porte, de la porte à sa main. Charlie calculait ses chances de s’en sortir. Avec une lenteur décontractée, sa main droite se tendit vers le tranchoir qui pendait par le trou de sa lame à l’extrémité de la rangée de couteaux. Même là, il n’arrivait pas à croire que sa propre main – sa compagne, sa protectrice, cette main qui signait pour lui, qui caressait son épouse se préparait à le mutiler. Elle soupesait le tranchoir, équilibrait le poids de l’outil, avec une lenteur insolente.

Derrière lui, il entendit un bruit de verre brisé au moment où les policiers cassaient le carreau de la porte d’entrée. Il leur fallait encore passer le bras par le trou pour trouver la serrure et ouvrir. S’ils faisaient vite (très vite), ils pouvaient arriver à temps.

« Là ! hurla-t-il, je suis là ! »

La réponse à cet appel fut un sifflement imperceptible : le bruit du couperet qui descendit, rapide et mortel, vers le poignet en attente. La Gauche se sentit touchée à la racine, et une joie indescriptible se répandit dans ses cinq membres. Son dos reçut le baptême du sang de Charlie, qui jaillit à gros bouillons.

La tête du tyran n’émit aucun son. Elle se contenta de retomber en arrière, inconsciente après le choc reçu, ce qui n’était pas plus mal pour Charlie. Cela lui évita d’entendre le glouglou de son sang qui se ruait dans le trou de l’évier. Il ne sentit pas non plus le deuxième coup ni le troisième, qui achevèrent de détacher sa main de son bras. Privé de sa prise, le corps bascula en arrière, heurtant dans sa chute le panier à légumes. Des oignons s’échappèrent de leur sac en papier et rebondirent dans la mare qui s’étalait par saccades autour de son poignet sectionné.

La Droite lâcha le tranchoir qui retentit bruyamment dans l’évier couvert de sang. Épuisée, la libératrice se laissa glisser de la planche à découper et retomba sur la poitrine du tyran. Elle avait accompli sa tâche. La Gauche était libre, et en vie. La révolution était en marche.

La main délivrée se précipita vers le bord du placard et leva l’index en geste de défi victorieux au monde nouveau. La Droite y fit brièvement écho avant de sombrer dans une innocente inconscience en travers de Charlie. Un instant, il n’y eut, pour tout mouvement dans la cuisine, que celui de la Gauche qui touchait la liberté du doigt, et la lente descente des filets de sang sur la porte du placard.

Puis une bouffée d’air froid en provenance de la salle à manger avertit la Gauche d’un danger imminent. Elle courut se cacher, tandis qu’un pas lourd de policiers et une confusion d’ordres contradictoires troublaient la scène de son triomphe. Dans la salle à manger, on alluma la lumière qui inonda l’espace et vint éclairer le corps de Charlie sur le carrelage de la cuisine.

Charlie vit la lumière de la salle à manger au bout d’un très long tunnel. Il s’en éloignait à bonne allure. Elle n’était déjà plus qu’une tête d’épingle. Elle reculait… reculait…

Le tube au néon de la cuisine se mit à ronronner.

Quand les policiers franchirent le seuil de la pièce, la Gauche plongea derrière la poubelle. Elle ne savait pas qui étaient ces intrus, mais sentait qu’ils représentaient une menace. À voir comme ils se penchaient sur le tyran, comme ils le dorlotaient, le pansaient, lui parlaient gentiment, c’étaient des ennemis, aucun doute là-dessus.

Une voix se fit entendre du premier étage ; une voix jeune, aiguë, terrifiée.

« Sergent Yapper ? »

Le policier qui se trouvait auprès de Charlie se redressa, laissant son collègue finir le garrot.

« Que se passe-t-il, Rafferty ?

— Chef ! Il y a un cadavre ici, dans la chambre. Une femme.

— Bien. »

Yapper parla dans sa radio.

« Faites venir un médecin légiste ! D’autre part, où est l’ambulance ? On a un type méchamment mutilé sur les bras. »

Il retourna dans la cuisine, en essuyant quelques gouttes de sueur froide sur sa lèvre supérieure. Au même instant, il crut voir quelque chose traverser la cuisine, en direction de la porte ; quelque chose que ses yeux fatigués avaient pris pour une grosse araignée rouge. Un effet d’optique, sans aucun doute. Yapper n’avait aucun goût particulier pour les araignées, mais il était bigrement certain que l’espèce ne revendiquait pas la parenté d’une telle horreur.

« Chef ? » L’homme qui se trouvait près de Charlie avait, lui aussi, vu le mouvement, ou du moins il l’avait senti. Il leva les yeux vers son supérieur.

« Qu’est-ce que c’était ? » demanda-t-il.

Yapper abaissa sur lui un regard vide. La chatière, au bas de la porte extérieure, claqua en se refermant. La chose s’était échappée. Yapper jeta un coup d’œil vers la porte, détournant ainsi les yeux du visage interrogateur du jeune homme. L’ennui, pensa-t-il, c’est qu’ils s’attendent à ce que vous sachiez tout. La chatière joua sur ses charnières.

« Un chat », répondit Yapper, sans croire une seule misérable seconde à son explication.

La nuit était froide, mais la Gauche ne le sentait pas. Elle longea le côté de la maison, collée au mur comme un rat. Le sentiment de liberté était exaltant. Ne pas recevoir les ordres du tyran sur les nerfs ; ne pas supporter le poids de son corps ridicule, ni être obligée de répondre à ses exigences mesquines. Ne pas avoir à prendre les choses pour lui, à faire les sales besognes pour lui ; ne pas obéir à ses caprices. C’était comme une renaissance dans un monde nouveau ; un monde plus dangereux peut-être, mais plus riche en possibilités. Elle savait qu’elle avait une responsabilité imposante et unique à assumer : prouver que la vie existe bien après la mort du corps ; et il lui fallait communiquer cette heureuse nouvelle à autant de compagnes d’esclavage que possible. Très bientôt, le temps de la servitude serait fini une bonne fois pour toutes.

Elle s’arrêta au coin de la maison et flaira l’air de la rue. Un va-et-vient de policiers ; des lumières rouges qui clignotaient, des bleues aussi ; des visages curieux aux fenêtres d’en face, agacés par cette activité inhabituelle. La rébellion devait-elle commencer immédiatement, dans ces maisons éclairées ? Non. Ces gens-là étaient trop bien réveillés. Mieux valait trouver des âmes endormies.

La main détala à travers le jardin, hésitant nerveusement chaque fois qu’elle entendait un pas lourd, ou un ordre crié dans sa direction. Se mettant à couvert dans les herbes de la bordure mal entretenue, elle atteignit la rue sans être vue. Très vite, au moment où elle dégringolait sur le trottoir, elle jeta un coup d’œil à la ronde.

On emportait Charlie, le tyran, dans l’ambulance ; un fouillis de tubes, de flacons de sang accrochés au-dessus de sa civière déversaient leur contenu dans ses veines. La Droite, inerte, reposait sur sa poitrine, plongée dans un sommeil artificiel. La Gauche regarda disparaître le corps de l’homme ; la souffrance due à la séparation d’avec sa compagne lui était quasiment impossible à supporter. Mais d’autres urgences primaient. Sous peu, elle reviendrait libérer la Droite comme elle l’avait été elle-même. Et alors, on vivrait une de ces époques !

 

(À quoi ressemblera le monde quand il nous appartiendra ?)

 

Au foyer catholique de jeunes gens de Monmouth Street, le gardien de nuit bâilla et s’installa dans une position plus confortable sur son siège pivotant. La notion de confort était toute relative pour Christie ; qu’il prenne appui sur une fesse ou sur l’autre, ses hémorroïdes le démangeaient ; et elles lui paraissaient encore plus sensibles que d’habitude, cette nuit. Occupation sédentaire que celle de gardien de nuit, du moins était-ce ainsi que le colonel Christie avait choisi d’interpréter ses fonctions. Une ronde du bâtiment aux environs de minuit, pour la forme, juste pour s’assurer que toutes les portes étaient bien verrouillées, puis il s’installait pour roupiller sa nuit, et au diable la planète, il ne se relèverait pas à moins d’un tremblement de terre.

Christie, soixante-deux ans, était raciste et fier de l’être. Il n’éprouvait que mépris pour les Noirs qui remplissaient les couloirs ; la plupart étaient des jeunes sans foyer convenable pour les accueillir, de la mauvaise graine que les autorités locales avaient balancée sur le pas de la porte comme un lot de bébés abandonnés. Drôles de bébés ! Il les trouvait tous rustres, sans exception : ils se bousculaient sans cesse, crachaient sur le plancher propre, n’arrêtaient pas de jurer. Cette nuit, comme toujours, il se percha sur ses hémorroïdes et, entre deux roupillons, envisagea des façons de leur en faire baver pour leurs jurons, si seulement on lui en donnait l’occasion.

Le premier indice qu’eut Christie de son décès imminent fut une sensation de froid dans sa main moite. Il ouvrit les yeux et abaissa le regard vers le bout de son bras. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, il y avait une main sectionnée dans la sienne. Plus invraisemblable encore, elles s’étreignaient vigoureusement, comme deux vieilles connaissances. Il se leva, éructant un bruit incohérent de dégoût ; et il essaya de déloger cette chose qu’il serrait malgré lui, en secouant le bras comme un type qui a de la colle au bout des doigts. Un tourbillon de questions lui emplit l’esprit. Avait-il ramassé cette chose sans s’en apercevoir ? Si oui, quand ? Et au nom du ciel, à qui appartenait-elle ? Plus angoissant encore : comment se pouvait-il qu’une chose sans vie (c’était absolument indiscutable !) lui serre la main comme si elle avait l’intention de ne jamais s’en séparer ?

Il tendit le bras vers le signal d’alarme ; voilà tout ce qui lui vint à l’esprit dans cette situation bizarre. Mais avant qu’il atteigne le bouton, son autre main se tendit d’elle-même vers le premier tiroir de son bureau et l’ouvrit. L’intérieur était un modèle de rangement : s’y trouvaient ses clés, son agenda, son emploi du temps et, caché tout au fond, son Kukri, le coutelas qu’un membre des Gurkha lui avait donné pendant la guerre. Il le gardait toujours là, au cas où les indigènes s’énerveraient. Le Kukri était une arme superbe qui à son avis n’avait pas de rivale. À en croire les Gurkha, elle décapitait si proprement que l’ennemi pensait avoir échappé au coup – jusqu’à ce qu’il incline la tête.

Sa main prit le Kukri par son manche gravé et très vite – trop vite pour que le colonel saisisse son intention avant le fait accompli – elle lui descendit la lame sur le poignet et lui coupa l’autre main d’un geste précis, élégant. Le colonel devint livide au moment où le sang jaillit du bout de son bras. Il vacilla en arrière, trébucha contre son fauteuil pivotant, et s’écrasa durement contre le mur du bureau. Un portrait de la Reine tomba de son piton et se fracassa à côté de lui.

La suite fut un cauchemar : impuissant, il regarda les deux mains – la sienne, et l’autre, l’horrible chose qui avait inspiré la catastrophe – brandir le Kukri comme une hache de géant ; il vit son autre main sortir d’entre ses jambes en rampant et se préparer à sa libération ; il vit le coutelas en l’air, il le vit tomber ; il vit presque entièrement sectionner son poignet, l’entame, la chair déchirée, l’os scié. Au tout dernier moment, lorsque la Mort vint le chercher, il aperçut la danse des trois bêtes à la face sanguinolente à ses pieds, tandis que ses moignons coulaient comme des robinets, que la chaleur de la mare faisait perler son front, malgré le froid qui lui contractait les tripes. Bonne nuit, colonel Christie, et merci.

 

Facile cette affaire de révolution, pensait la Gauche, tandis que le trio escaladait l’escalier du foyer. Leur nombre augmentait d’heure en heure. Au premier étage se trouvaient les cellules ; dans chacune d’elles, deux prisonnières. Les despotes dormaient, innocents, les mains sur la poitrine, ou sur l’oreiller, ou en travers de leur visage assailli de rêves, ou bien elles pendaient près du sol. Les combattantes de la liberté se glissaient sans bruit par les portes entrouvertes, elles grimpaient aux draps et couvertures, touchaient du doigt les paumes ouvertes, éveillant les ressentiments cachés, exhortant la rébellion à coup de caresses…

Boswell se sentait malade comme un chien. Il était penché sur le lavabo dans les toilettes du bout du couloir et il essayait de vomir. Mais il ne contenait plus rien, si ce n’est un reste de trouille au fin fond de son estomac. Il avait le ventre sensible après ses efforts, la tête congestionnée. Pourquoi ne tirait-il jamais la leçon de sa propre faiblesse ? Le vin ne lui réussissait pas, ce n’était pas nouveau. Il se promit de ne plus y toucher la prochaine fois. Son ventre se retourna encore. Rien ! pensa-t-il tandis que la convulsion remontait son œsophage. Il mit la tête dans le lavabo, eut un haut-le-cœur ; rien ! C’était sûr. Il attendit que la nausée passe, puis en se redressant, il regarda son visage gris dans la glace sale. Tu as l’air bien mal en point, mon vieux, se dit-il. Au moment où il tirait la langue à son image déformée, on commença à hurler dans le couloir. Jamais dans sa vie de vingt ans et deux mois, Boswell n’avait rien entendu de tel.

Prudemment, il avança jusqu’à la porte des toilettes. Il hésita avant de l’ouvrir. Ce qui se passait derrière n’avait pas l’air d’être une fête où l’on resquille pour entrer. Mais il s’agissait de ses copains, pas vrai ? Ses frères dans l’adversité. S’il y avait de la bagarre, ou des flammes, il lui fallait donner un coup de main.

Il tira le verrou de la porte et l’ouvrit. La vision qui lui sauta aux yeux le frappa comme un coup de marteau. Le couloir était mal éclairé – des ampoules crasseuses brûlaient à intervalles irréguliers, et çà et là un faisceau de lumière tombait de l’une des chambres dans le passage –, mais il était plongé dans l’obscurité sur presque toute sa longueur. Boswell remercia le dieu des rastas pour ses moindres bienfaits. Il n’avait aucun désir de voir en détail les événements du couloir ; l’impression générale était assez déprimante. Le couloir était sens dessus dessous ; les gens s’élançaient en tous sens au nom de la panique, pendant qu’en même temps ils se charcutaient avec tout instrument coupant leur tombant sous la main. Ces jeunes gens, il les connaissait tous pour la plupart, sinon de nom, du moins de vue. C’étaient des garçons sains d’esprit ; jusqu’ici du moins ! Mais voilà qu’ils étaient en crise d’automutilation, la plupart déjà estropiés sans aucun espoir de guérison. Partout où regardait Boswell, c’était la même horreur : des couteaux plantés dans des poignets et des avant-bras ; une pluie de sang. Quelqu’un – Jésus peut-être ? – avait une main coincée entre la porte et le chambranle et se claquait sans répit le battant sur le poignet, tout en hurlant pour qu’on l’en empêche. Un Blanc avait trouvé le coutelas du colonel et s’amputait la main. Elle se détacha pendant que Boswell regardait, elle tomba sur le dos, sa racine en dents de scie, ses cinq pattes pédalant dans l’air pour tenter un rétablissement. Elle n’était pas morte ; ni même en train de mourir.

Quelques-uns des types n’avaient pas été pris par ce vent de folie ; mais les pauvres étaient devenus des proies. Les fous furieux les attaquaient de leurs mains assassines, et les découpaient en morceaux. L’un d’eux, Savarino, se faisait couper le souffle par un gars que Boswell n’arrivait plus à identifier ; ce punk, confondu en excuses, contemplait ses mains rebelles sans y croire.

Un jeune homme sortit d’une chambre, une main étrangère agrippée au cou, et il tituba en direction des toilettes. C’était Macnamara : un type si maigre et si perpétuellement drogué qu’on le surnommait « Fil de Fer aux Anges ». Boswell resta sur le côté quand Macnamara, qui s’étranglait en appelant au secours, passa la porte ouverte en chancelant et s’effondra par terre dans les toilettes. Il lança des coups de pied, tira sur les cinq doigts assassins serrés sur son cou, mais avant même que Boswell se porte à son secours, ses coups de pied ralentirent et puis s’arrêtèrent tout à fait, comme ses protesta-lions.

Boswell s’éloigna du cadavre et jeta un nouveau coup d’œil dans le couloir. Morts et mourants bloquaient l’étroit passage, superposés par endroits, tandis que les mains, qui jadis leur avaient pourtant appartenu, escaladaient ces montagnes dans une furieuse effervescence, aidant si nécessaire à parachever une amputation, ou dansant simplement sur les visages éteints. Lorsqu’il regarda de nouveau dans les toilettes, Boswell vit qu’une deuxième main avait trouvé Macnamara ; armée d’un canif, elle lui sciait le poignet. Elle avait laissé ses empreintes dans le sang entre couloir et cadavre. Boswell se rua sur la porte pour la claquer avant que l’endroit ne grouille de ces horreurs. Au même moment, l’assassin de Savarino, le punk timide, se jeta dans le couloir, ses mains létales en avant, comme celles d’un somnambule.

« À l’aide », hurla-t-il.

Boswell claqua la porte au nez du punk suppliant et il la verrouilla. Les mains outragées cognèrent un appel aux armes sur la porte tandis que les lèvres du punk, collées au trou de la serrure, continuaient à implorer :

« À l’aide ! Je ne veux pas de ça, vieux. Aide-moi. » T’aider à te faire baiser, pensa Boswell, puis il tenta de faire abstraction des supplications pour examiner les choix qui se présentaient à lui.

Il avait quelque chose sur le pied. Il savait ce que c’était avant même de baisser les yeux. Une main, la main gauche du colonel Christie, qu’il reconnut grâce à son tatouage délavé, lui remontait déjà la jambe à toute vitesse. Comme un enfant sur qui s’est posée une abeille, Boswell devint fou, il se tortilla tandis qu’elle grimpait vers le torse, trop terrifié pour essayer de la faire tomber. Du coin de l’œil, il vit que l’autre main, celle qui, avec tant d’enthousiasme, s’était servie du canif sur Macnamara, avait laissé tomber son chantier et traversait la pièce pour rejoindre sa camarade. Ses ongles résonnaient comme des pattes de crabe sur le carrelage. Elle en avait même la démarche de travers ; elle n’avait pas encore pris le coup pour marcher droit.

Les mains de Boswell lui obéissaient toujours ; comme les mains de certains de ses amis (feu ses amis) dehors, ses membres restaient heureux à leur place ; décontractés, comme leur maître. Dieu lui donnait une chance de survie. Il ne fallait pas le décevoir.

Il s’arma de courage et posa le pied sur la main par terre. Il entendit les doigts craquer sous son talon, la chose se tortilla comme un serpent, mais il savait au moins où elle était pendant qu’il s’occupait de l’autre ennemie. Maintenant toujours la bête emprisonnée sous son pied, Boswell se pencha en avant, s’empara du canif à côté du poignet de Macnamara, et il piqua la lame sur le dos de la main de Christie, qui en était maintenant à ramper sur son ventre. Ainsi attaquée, elle lui saisit la peau et lui enfonça les ongles dans le ventre. Il était maigre et sa ceinture de muscles rendit la prise difficile. Au risque de se crever les boyaux, Boswell enfonça plus profondément le canif. La main de Christie tenta de maintenir sa prise, mais la poussée finale eut le résultat escompté. La main se relâcha et Boswell la cueillit sur son ventre. Elle était clouée au canif, mais n’avait toujours pas l’intention de mourir, et Boswell le savait. Il la maintint à bout de bras, ses doigts fouettaient l’air, ensuite il planta le couteau dans le mur de plâtre et épingla littéralement la bête, pour l’empêcher de nuire. Il porta alors son attention sur l’ennemie qu’il avait sous le pied, lui enfonça le talon dessus aussi fort que possible, entendit un nouveau craquement de doigt, puis un autre. Elle se contorsionnait toujours sans répit. Il ôta son pied de la main et lui tapa si fort dedans, et si haut, qu’il la précipita contre le mur d’en face. Elle s’écrasa sur le miroir au-dessus du lavabo, y laissa une tache de tomate écrasée, et tomba par terre.

Il n’attendit pas de voir si elle survivait. Il y avait un autre danger. Des poings plus nombreux à la porte, davantage de cris, de lamentations. Les mains voulaient entrer ; et très bientôt elles parviendraient à forcer leur chemin. Il enjamba le corps de Macnamara et se dirigea vers le vasistas. Il n’était pas tellement grand, mais lui non plus. Il abaissa la tirette, ouvrit la vitre sur ses gonds engorgés de peinture et se hissa par l’ouverture. À mi-chemin entre l’intérieur et l’extérieur, il se rappela qu’il était au premier étage. Mais une chute, même mauvaise, était préférable à une invitation à la fête de ce soir ! Les invités poussaient la porte qui cédait peu à peu sous la pression de leur enthousiasme. Boswell se tortillait comme un ver ; le trottoir tanguait en bas. Au moment où la porte céda, il sauta, et heurta durement le béton. Il rebondit presque debout sur ses pieds, il vérifia ses membres, grâce à Dieu il n’avait rien de cassé ! Le dieu des rastas aime les lâches, pensa-t-il. Au-dessus, le punk pointait la tête par le vasistas et regardait en bas avec envie.

« À l’aide ! disait-il. Je ne sais pas ce que je fais. » C’est alors qu’une paire de mains trouva sa gorge, et les lamentations s’arrêtèrent net.

Tout en se demandant qui prévenir, et surtout de quoi, Boswell, vêtu d’un simple short de gymnastique et de ses chaussettes, commença à s’éloigner du foyer catholique ; plus reconnaissant que jamais d’avoir froid. Il se sentait les jambes faibles : mais assurément c’était prévisible !

 

Charlie se réveilla avec une idée des plus ridicules à l’esprit. Il croyait avoir assassiné Ellen, avant de se trancher la main. Son subconscient en tenait une sacrée couche pour sortir des inventions pareilles ! Il voulut se frotter les yeux pour chasser le sommeil, mais il n’avait pas de main disponible. Il se dressa sur son lit et se mit à hurler comme un putois.

Yapper avait laissé le jeune Rafferty de garde auprès de la victime de cette mutilation sauvage, en lui recommandant fermement de le prévenir dès que Charlie Georges ferait surface. Rafferty s’était endormi ; les hurlements le réveillèrent. Charlie dévisagea ce jeune homme, tellement épouvanté, tellement choqué. Il cessa alors de s’égosiller, il effrayait le pauvre garçon.

« Vous êtes réveillé, dit Rafferty, je vais chercher quelqu’un, d’accord ? »

Charlie le fixa d’un regard vide. « Ne bougez pas, dit Rafferty. Je vais chercher l’infirmière. »

Charlie reposa sa tête bandée sur l’oreiller amidonné et il contempla sa main droite, la plia, fit jouer ses muscles. Peu importe le cauchemar qui l’avait assailli chez lui, c’était bien fini maintenant. Cette main au bout de son bras était bien à lui ; elle n’avait probablement jamais cessé de l’être. Jeudwine lui avait parlé du syndrome du « corps en rébellion » ; plutôt que d’accepter la responsabilité de ses actes, le meurtrier prétend que ses membres mènent leur vie propre ; un violeur se mutilera, persuadé que son membre dévoyé est responsable du viol, plutôt que son cerveau.

Bien, lui n’allait pas jouer la comédie. Il était fou, pas besoin de chercher plus loin. Qu’on lui fasse ce qu’il fallait, qu’on utilise médicaments, lames, électrodes ; il accepterait le tout plutôt que de revivre une nuit d’horreurs comme la dernière.

Voilà qu’une infirmière s’occupait de lui ; elle le dévisageait comme si elle était surprise de le voir en vie. Visage séduisant, pensa-t-il plus ou moins ; main fraîche sur mon front.

« Peut-il supporter des questions ? demanda timidement Rafferty.

— Il me faut consulter le Dr Manson et le Dr Jeudwine », répondit le joli visage, qui tenta d’adresser à Charlie un sourire rassurant. Il sortit un peu tordu, ce sourire, un peu forcé. De toute évidence elle savait qu’il était fou, voilà ! Elle avait sans doute peur de lui, qui irait l’en blâmer ? Elle quitta son chevet pour aller trouver le médecin, laissant Charlie sous le regard inquiet de Rafferty.

« … Ellen ? dit-il au bout d’un moment.

— Votre épouse ? répondit le jeune homme.

— Oui. Je me demandais… Est-ce qu’elle… ? »

Rafferty gigota, ses pouces jouaient à chat sur ses genoux.

« Elle est morte », dit-il.

Charlie hocha la tête. Il le savait, bien sûr, mais il avait besoin qu’on le lui confirme.

« Qu’est-ce qui va m’arriver maintenant ? demanda-t-il.

— Vous êtes sous surveillance.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça signifie que je vous garde », dit Rafferty.

Le jeune homme essayait de son mieux de l’aider, mais toutes ces questions le déconcertaient. Charlie fit une nouvelle tentative.

« Enfin… qu’est-ce qui va arriver après la surveillance ? Quand est-ce que je passe au tribunal ?

— Pour quelle raison ?

— Quelle raison ? » dit Charlie.

Avait-il bien entendu ?

« Vous êtes une victime – une ombre d’inquiétude traversa le visage de Rafferty – n’est-ce pas ? Vous n’avez rien fait… On vous a fait quelque chose. Quelqu’un vous a coupé la… main.

— Oui, dit Charlie. C’est moi. »

Rafferty eut du mal à avaler avant de dire :

« Pardon ?

— C’est moi qui ai tout fait. J’ai assassiné ma femme, ensuite je me suis tranché la main. »

Le pauvre garçon ne pouvait pas la saisir, celle-là ! Il réfléchit une bonne demi-minute avant de répondre.

« Mais pourquoi ? »

Charlie haussa les épaules.

« C’est absurde, répondit Rafferty. Et puis d’abord, si vous avez fait ça vous-même… où est la main ? »

 

Lillian arrêta la voiture. Il y avait quelque chose sur la route à quelques mètres, mais elle ne distinguait pas ce que c’était. Elle était strictement végétarienne (sauf aux repas maçonniques en compagnie de Théodore) et protectrice acharnée des animaux, elle pensa qu’il s’agissait peut-être d’un animal blessé couché en travers de la route, à la limite du faisceau de ses phares. Un renard peut-être ; elle avait lu que, la nuit, ils se faufilaient jusqu’aux lointaines zones habitées, ces fouilleurs de poubelles. Mais elle ressentait un malaise ; la demi-clarté troublante et si trompeuse d’avant l’aurore peut-être. Elle hésitait à sortir de la voiture. Bien sûr, Théodore lui aurait dit de continuer sa route, mais il l’avait plaquée, n’est-ce pas ? Ses doigts, irrités par son indécision, se mirent à tambouriner sur le volant. Supposons qu’il s’agisse effectivement d’un renard blessé, ils n’étaient pas si nombreux en plein milieu de Londres pour qu’on change de trot-loir ! Il fallait qu’elle joue à la bonne Samaritaine, même si elle se sentait l’âme d’une pharisienne.

Elle sortit de la voiture en faisant très attention, ci bien sûr, après toutes ces hésitations, il n’y avait plus rien à voir. Elle passa devant la voiture, pour s’en assurer. Elle avait les mains moites ; des spasmes nerveux lui parcouraient les paumes comme de petites décharges électriques.

Puis le bruit : le murmure de centaines de pieds minuscules. Elle connaissait les légendes – qu’elle trouvait absurdes – de ces flopées de rats migrateurs qui traversent la ville la nuit et dévorent jusqu’à l’os tout être vivant sur leur passage. Imaginant les rats, elle se sentit plus pharisienne que jamais, et retourna à la voiture. Quand son ombre allongée devant elle par les phares se déplaça, elle lui révéla le premier de la troupe. Ce n’était pas un rat.

Une main, une main aux longs doigts, avançait dans la lumière jaunâtre et pointait vers elle. Son arrivée fut immédiatement suivie par celle d’une nouvelle créature impossible, puis d’une douzaine encore, et d’une autre, immédiatement derrière. Elles étaient tassées comme des crabes chez le poissonnier, leurs dos brillants serrés l’un contre l’autre, leurs pattes clic claquant tandis qu’elles se formaient en rangs. Le simple fait de les multiplier ne les rendait pas moins inconcevables ; mais malgré son refus de les admettre, Lillian les vit avancer sur elle. Elle recula d’un pas.

Elle sentit le côté de la voiture dans son dos, se tourna et tendit la main vers la portière, entrouverte, grâce à Dieu. L’agitation de ses mains avait empiré, mais elle en était toujours maîtresse. En cherchant la porte des doigts, elle laissa échapper un petit cri. Sur la poignée était installé un gros poing noir aux chairs tordues et séchées à l’entame.

Ses mains se mirent à applaudir spontanément ; c’était atroce. Soudain, elle ne les contrôla plus : elles ne se tenaient plus de joie et claquaient l’une contre l’autre comme des folles. C’était ridicule, mais Lillian agissait ainsi, elle ne pouvait s’en empêcher. « Arrêtez, dit-elle à ses mains. Arrêtez ! Mais arrêtez ! » Elles cessèrent net et se retournèrent pour la regarder. Elle savait qu’elles la regardaient, même sans yeux ; elle sentit aussi qu’elles étaient lasses de son incompréhension à leur égard. Sans prévenir, elles lui sautèrent au visage. Ses ongles, sa fierté et sa joie, trouvèrent ses yeux ; en quelques secondes, le sens miraculeux de la vue ne fut plus qu’un gâchis sur ses joues. Aveuglée, elle perdit tout sens de l’orientation et tomba à la renverse, mais il y avait quantité de mains pour la retenir. Elle se sentit soutenue par une marée de doigts.

Lorsqu’ils basculèrent son corps violenté dans le fossé, sa perruque, qui avait tant coûté à Théodore, à Vienne, se détacha. Ses mains firent de même après un minimum de persuasion.

 

Le docteur Jeudwine descendit l’escalier de chez les Georges, en se demandant (pas plus que ça) si le grand-père de sa profession sacrée, Freud, ne s’était pas trompé. Les actions paradoxales du comportement humain ne semblaient pas entrer dans les compartiments classiques bien définis qu’il leur avait attribués ; la tentative même de rationalisation du fonctionnement du cerveau humain était peut-être une contradiction en soi. Il resta songeur au bas des marches, sans vraiment vouloir retourner dans la salle à manger, ni dans la cuisine, tout en se sentant l’obligation d’examiner les scènes du crime une fois de plus. La maison vide lui donnait la chair de poule : même en sachant qu’un policier montait la garde à la porte, il s’inquiétait d’être seul à l’intérieur. Il se sentait coupable, coupable d’avoir laissé tomber Charlie. De toute évidence il n’avait pas assez creusé son inconscient pour faire remonter le vrai mystère, le véritable motif caché derrière ses actes abominables. Le meurtre, dans leur lit conjugal, de son épouse qu’il avait affirmé tant aimer ; ensuite, l’action de se couper la main. C’était impensable ! Jeudwine regarda un moment ses mains, le tracé des tendons et des veines bleu-violet sur ses poignets. La police penchait toujours pour la version de l’intrus, mais lui ne doutait pas un instant que Charlie avait accompli le meurtre, la mutilation et tout. Le seul fait très troublant pour Jeudwine, c’était qu’il n’avait pas décelé la moindre tendance à de tels actes chez son patient.

Il se rendit dans la salle à manger. Les enquêteurs avaient fini leur travail à l’intérieur de la maison ; il y avait une fine couche de poudre à empreintes sur plusieurs surfaces. Quel miracle que ces différences entre les mains ! N’est-ce pas ? Chacune avec son dessin aussi unique qu’une voix ou un visage ! Il bâilla. Charlie l’avait réveillé par son appel en pleine nuit, et il ne s’était pas rendormi depuis. Il avait regardé Charlie se faire panser et emmener, les enquêteurs vaquer à leurs affaires, l’aube blanchâtre pointer du côté de la Tamise ; il avait bu du café, broyé du noir, il avait fortement songé à démissionner de son poste de médecin psychiatre avant que la presse ne s’empare de l’affaire, il avait bu davantage de café, abandonné l’idée de démission et à présent, désespérant de Freud et de tout autre gourou, il envisageait sérieusement d’écrire un best-seller sur ses relations avec Charles Georges, l’assassin de madame Georges. De cette façon, même s’il perdait son poste, il ferait quelque chose de cette malheureuse affaire. Et Freud ? Un charlatan viennois ! De toute façon, qu’avait-il à dire, ce vieil opiomane ?

Il se laissa tomber sur une chaise de la salle à manger et écouta le silence descendu sur la maison, on aurait dit que les murs, sous le choc de ce qu’ils avaient vu, retenaient leur souffle. Peut-être somnola-t-il un instant. Dans son sommeil, il entendit un coup de crocs, rêva de chien et se réveilla ; il vit un chat dans la cuisine, un gros chat noir et blanc. Charlie avait mentionné la petite bête en passant ; comment s’appelait-elle déjà ? Cœur brisé. Mais oui, baptisée ainsi à cause de ses taches noires au-dessus des yeux, qui lui donnaient un air de chagrin perpétuel. Le chat regardait le sang répandu sur le carreau de la cuisine, cherchant apparemment un moyen d’éviter la flaque pour atteindre sa soucoupe sans avoir à se mouiller les pattes dans le beau désordre que son maître avait laissé derrière lui. Jeudwine regarda ce délicat choisir son itinéraire pour traverser la cuisine, et renifler la soucoupe vide. Il ne lui vint pas à l’idée de lui donner à manger. Il détestait les animaux.

Bien, décida-t-il, il ne servait pas à grand-chose de rester plus longtemps dans la maison. Il s’était acquitté de tout le repentir voulu ; se sentait aussi coupable que possible. Encore un rapide coup d’œil en haut, juste au cas où il aurait loupé un indice, ensuite il s’en irait.

Il venait de redescendre lorsqu’il entendit couiner le chat. Couiner ? Non ! Plutôt hurler comme un cochon qu’on égorge. En entendant le cri, il sentit un froid aussi glacial et fragile qu’un filet de glace lui raidir les reins. Il se hâta de rebrousser chemin de l’entrée vers la salle à manger. La tête du chat, par terre, était roulée par deux… par deux (allez, Jeudwine, dis-le !) deux mains !

Il regarda, par-dessus cette comédie, la cuisine, où une douzaine d’autres de ces horreurs se démenaient par terre en tous sens. Il y en avait sur le placard, qui reniflaient partout ; d’autres escaladaient le mur en briques trompe-l’œil pour atteindre la rangée de couteaux à leur clou.

« Oh ! Charlie… dit-il doucement, réprimandant le fou en son absence. Qu’avez-vous fait ? »

Ses yeux se mirent à déborder de larmes ; non pas pour Charlie, mais pour les générations à venir, quand lui, Jeudwine, ne serait plus. Des générations candides, confiantes, qui croiraient en l’efficacité de Freud et de la Sainte Écriture de la Raison. Il sentit que ses genoux tremblaient, il sombra sur la moquette de la salle à manger, les yeux trop pleins de larmes pour distinguer clairement les rebelles rassemblées autour de lui. Sentant quelque chose d’étranger sur ses genoux, il abaissa son regard : c’étaient ses deux mains à lui. Les index aux ongles manucurés se touchaient. D’un mouvement horriblement lent et déterminé, les index redressèrent leur tête onglée et le regardèrent. Puis ils se tournèrent et se mirent à lui ramper sur la poitrine, trouvant une bonne prise pour les doigts dans les plis de sa veste italienne, ainsi que dans les boutonnières. L’ascension se termina à son cou, de façon abrupte, et la vie de Jeudwine aussi.

 

La main gauche de Charlie avait peur. Elle avait besoin d’être rassurée, encouragée ; en un mot, elle avait besoin de la Droite. Après tout, la Droite avait été le Messie de cette ère nouvelle, elle avait eu la vision d’un avenir sans le corps. Voilà que l’armée levée par la Gauche avait besoin d’un aperçu de cette vision, sinon elle dégénérerait bientôt en une populace sanguinaire. S’il en allait ainsi, la défaite ne serait pas longue à suivre ; telle était la sagesse classique des révolutions.

Ainsi, la Gauche avait ramené ses troupes chez Charlie, pour l’y chercher à son dernier domicile connu. Quel espoir vain de penser qu’il serait revenu là ! Mais en désespoir de cause…

Pourtant la situation restait propice aux insurgées. Même si Charlie n’y était pas, le docteur Jeudwine, lui, était là, et ses mains connaissaient non seulement l’endroit où l’on avait emmené Charlie, mais aussi l’itinéraire, et le lit qu’il occupait.

 

Boswell ne savait pas vraiment pourquoi il courait, ni où il allait. Ses facultés critiques étaient bloquées, son sens de l’orientation tout à fait confus. Mais son corps semblait connaître son but, même si sa raison n’en savait rien, car il se mit à accélérer l’allure une fois arrivé au pont, et ensuite sa course devint un galop qui ne tint aucun compte de la brûlure de ses poumons ni des battements dans ses tempes. Toujours inconscient d’une intention autre que celle de fuir, il se rendit alors compte qu’il venait de contourner la gare et longeait la voie du chemin de fer ; il se laissait simplement guider par ses jambes, et ce fut le commencement et la fin de l’aventure.

Soudain, le train perça l’aube. Sans siffler, sans avertir. Le conducteur remarqua peut-être le garçon, pas sûr ! Même s’il l’avait vu, on n’aurait su le rendre responsable de la suite des événements. Non, toute la faute revenait au garçon : ses pieds avaient soudain obliqué en direction des rails, ses genoux flanché si bien qu’il était tombé en travers de la voie ferrée. Lorsque les roues l’atteignirent, la dernière pensée cohérente de Boswell fut que le train n’avait d’autre intention par là que de se rendre de a à B, et qu’au passage il lui sectionnait les jambes entre l’aine et le genou. Puis il se retrouva sous les roues – les wagons lui passèrent dessus en trombe – et le train laissa échapper un coup de sifflet (tellement semblable à un cri) qui l’emporta dans les ténèbres.

 

On hospitalisa le jeune Noir peu après six heures ; la journée commençait tôt à l’hôpital, les patients profondément endormis sortaient peu à peu de leurs rêves pour affronter une nouvelle journée longue et ennuyeuse. On leur fourrait malgré eux une tasse de thé gris lavasse entre les mains, on leur prenait la température, on distribuait des médicaments. L’arrivée du jeune homme au terrible accident ne créa pratiquement pas de vagues.

Charlie s’était remis à rêver. Non pas de la vallée du haut du Nil (grâce à l’aimable concours des studios d’Hollywood), ni de la Rome impériale, ni des galères phéniciennes. Non, c’était en noir et blanc. Il rêvait qu’il reposait dans un cercueil. Ellen était là (son subconscient n’avait apparemment pas encore enregistré qu’elle était morte), ainsi que sa mère et son père à lui. En fait, sa vie entière assistait à la scène. Quelqu’un arriva (Jeudwine ? la voix réconfortante semblait familière) pour visser gentiment le couvercle du cercueil, Charlie essaya d’avertir l’assistance endeuillée qu’il était toujours vivant. Personne ne l’entendit, alors il fut pris de panique, il pouvait hurler tout ce qu’il savait, ses paroles restaient sans effet ; il ne put rien faire d’autre que de rester couché là et de se laisser sceller dans cette chambre éternelle.

Le rêve sauta quelques sillons. À présent Charlie entendait la messe qui bourdonnait quelque part au-dessus de sa tête. L’homme n’a que peu de temps à vivre… ; il entendit le crissement des cordes, et l’ombre de la tombe sembla obscurcir les ténèbres. On le descendait dans le trou, il protestait toujours de son mieux. Mais l’air se raréfiait dans la fosse ; il lui semblait de plus en plus difficile de respirer, encore plus de hurler ses protestations. Il arrivait tout juste à faire monter un filet d’air ranci dans ses sinus douloureux, mais sa bouche semblait farcie, de fleurs peut-être ? Et il ne parvenait pas à tourner la tête pour les cracher. Voilà qu’il percevait le bruit mat des mottes de terre sur le cercueil, et grand Dieu ! n’entendait-il pas de part et d’autre le bruit des vers qui se léchaient les babines ? Son cœur battait à tout rompre ; il était sûr d’avoir le visage bleu-noir après tant d’efforts pour retrouver son souffle.

Puis, oh miracle ! il y eut quelqu’un avec lui dans le cercueil, quelqu’un qui se battait pour lui dégager la bouche, le visage.

« Monsieur Georges ! » disait cet ange miséricordieux. Il ouvrit les yeux dans l’obscurité. C’était l’infirmière de l’hôpital qui l’avait accueilli – elle aussi était dans le cercueil. « Monsieur Georges ! » Ce parangon de calme et de patience s’affolait, était presque en larmes tout en se battant pour lui retirer la main du visage. « Vous êtes en train de vous étouffer ! » lui cria-t-elle.

D’autres bras s’étaient mis de la partie, ils gagnaient. Il fallut trois infirmières pour lui retirer la main, mais elles réussirent. Charlie put à nouveau respirer, il aspira goulûment l’air.

« Ça va, monsieur Georges ? »

Il ouvrit la bouche pour rassurer l’ange, mais sa voix l’avait momentanément déserté. Il était vaguement conscient que sa main livrait toujours bataille au bout de son bras.

« Où est Jeudwine ? dit-il dans un souffle. Appelez-le-moi, s’il vous plaît.

— Le docteur n’est pas là pour le moment, mais il passera vous voir un peu plus tard dans la journée.

— Je veux le voir tout de suite.

— Ne vous en faites pas, monsieur Georges, répondit l’infirmière qui avait recouvré son attitude professionnelle, nous allons vous donner un petit calmant, comme ça vous pourrez dormir un peu.

— Non !

— Mais si, monsieur Georges ! répondit-elle avec fermeté. Ne vous faites pas de souci. Vous êtes en bonnes mains.

— Je ne veux plus dormir. Elles reprennent le contrôle quand je dors, vous ne le voyez donc pas ?

— Vous êtes en sécurité, ici. »

Il n’était pas de cet avis. Il savait que nulle part il n’était en sécurité, plus maintenant. Pas tant qu’il lui restait une main. Il ne la contrôlait pas, si toutefois il l’avait jamais fait ; elle avait peut-être simplement créé et maintenu cette illusion de servitude pendant quelque quarante années, performance qui lavait endormi dans un sentiment trompeur de domination. Il voulut dire tout cela, mais les mots refusaient de lui venir à la bouche. À la place, il dit simplement : « Veux plus dormir. »

Mais l’infirmière avait des instructions. Les patients étaient déjà trop nombreux dans la salle, et en plus il en arrivait de nouveau toutes les heures (des scènes atroces au foyer catholique de jeunes gens, venait-elle d’entendre dire : des douzaines de blessés ; une tentative de suicide collectif), elle n’avait d’autre solution que de calmer les agités et de continuer son travail de la journée. « Un tout petit calmant de rien du tout », dit-elle de nouveau, et l’instant d’après, elle avait une seringue à la main, pour l’assoupir.

« Écoutez-moi un instant », dit-il, tentant de la faire réfléchir ; mais elle n’était pas d’humeur à la discussion.

« Allons, ne faites pas l’enfant, gronda-t-elle, lorsqu’elle vit ses yeux s’emplir de larmes.

— Vous ne comprenez pas, expliqua-t-il, lorsqu’elle lui palpa le creux du bras pour faire ressortir la veine.

— Vous raconterez tout cela au docteur Jeudwine, lorsqu’il viendra vous voir. » L’aiguille était dans son bras, le piston descendait.

« Non ! » cria-t-il, et il se retira. L’infirmière ne s’attendait pas à une telle violence. Le patient fut debout hors de son lit avant qu’elle ait pu finir sa piqûre, l’intraveineuse lui pendait toujours au bras.

« Monsieur Georges, dit-elle, d’une voix sévère. Voulez-vous bien regagner votre lit ! »

Charlie pointa son moignon vers elle.

« Ne vous approchez pas ! » dit-il.

Elle essaya de lui faire honte. « Les autres patients se tiennent bien, eux, dit-elle. Pourquoi ne pouvez-vous pas faire de même ? » Charlie secoua la tête. L’aiguille, qui peu à peu avait glissé de sa veine, tomba par terre, toujours aux trois quarts pleine.

« Je ne le répéterai pas !

— Crénom, vous avez raison », dit Charlie.

Il fonça vers la porte, encouragé de droite et de gauche par les autres malades. « Vas-y, vieux, vas-y ! » cria une voix. L’infirmière se lança à sa poursuite avec un temps de retard, mais à la porte, un complice impromptu s’interposa en se jetant littéralement dans ses pieds. Charlie disparut et se perdit dans les couloirs avant qu’elle se fût relevée pour reprendre la chasse.

Charlie se rendit bientôt compte qu’il était facile de se perdre dans un endroit pareil. L’hôpital avait été construit à la fin du XIXe siècle, puis on avait a jouté des ailes au fur et à mesure des attributions de fonds et donations : la première en 1911, une autre après la Grande Guerre, d’autres suivirent clans les années cinquante, et enfin en 1973 l’aile Chaney. Le bâtiment était un vrai labyrinthe ! On 11 allait pas le retrouver, pas de sitôt !

L’ennui, c’est qu’il ne se sentait pas tellement bien. Son moignon gauche commençait à lui faire mal à mesure que les calmants perdaient de l’effet, et il avait la nette impression qu’il saignait sous le pansement. De plus, le quart du sédatif injecté avait ralenti ses fonctions. Il se sentait un peu abruti, et il était certain que cet état devait se lire sur son visage. Mais il n’allait pas se laisser persuader de retourner au lit pour se rendormir avant d’avoir trouvé un coin tranquille où s’installer pour réfléchir à la situation.

Il trouva refuge dans une toute petite salle donnant sur l’un des couloirs, elle était bourrée d’armoires de classement, de piles de dossiers et sentait légèrement le moisi. Sans le savoir, il s’était retrouvé dans l’aile Chaney : un bloc compact de sept étages construit grâce au legs du millionnaire Frank Chaney ; les travaux avaient été réalisés par la propre entreprise de ce magnat du bâtiment, ainsi que le stipulait le testament du vieil homme. On avait utilisé des matériaux de deuxième choix et un système antique d’écoulement des eaux, ce qui explique pourquoi Chaney était mort millionnaire et pourquoi l’aile en question se désagrégeait de la base au sommet. Charlie se dissimula tout au fond d’une niche humide entre deux armoires, au cas où l’on serait entré par hasard, il s’accroupit et interrogea sa main droite.

« Eh bien ? demanda-t-il d’un ton naturel. Explique-toi ! »

Elle faisait l’idiote.

« Inutile, dit-il, je te tiens. »

Elle restait là, au bout de son bras, innocente comme un bébé.

« Tu as essayé de me tuer… », accusa-t-il.

Voilà que la main s’ouvrait un peu, sans son ordre, et qu’elle le scrutait.

« Tu pourrais de nouveau essayer, pas vrai ? »

Elle se mit à fléchir les doigts de façon sinistre, comme un pianiste qui se prépare à jouer un morceau particulièrement difficile. « Oui, dit-elle, je le pourrais ; n’importe quand. !

— En fait, je ne peux pas grand-chose pour t’en empêcher, hein ? dit Charlie. Tôt ou tard tu m’auras par surprise. Je ne peux pas prendre quelqu’un pour me surveiller tout le restant de mes jours. Je me demande alors ce que je deviens. Un mort en sursis, c’est ça ? »

La main se referma un peu, les coussinets de sa paume se ridèrent de sillons de plaisir. Oui, disait-elle, tu es cuit, pauvre idiot, et tu ne peux rien y changer.

« Tu as tué Ellen. »

Oui, dis la main avec un sourire.

« Tu m’as coupé l’autre main pour lui permettre de s’échapper. Ai-je tort ? »

Pas du tout, dit l’autre main.

« J’ai tout vu, tu sais, dit Charlie, je l’ai vue s’enfuir en courant. Toi, à présent, tu veux faire la même chose, exact ? Tu veux te lever et filer ? »

Exact.

« Et tu ne me laisseras pas en paix, tant que tu n’auras pas ta liberté, n’est-ce pas ? »

Exact encore une fois.

« Alors, dit Charlie, je crois que nous nous comprenons ; et je souhaiterais passer un accord avec toi. »

La main se rapprocha de son visage, escaladant sa veste de pyjama, d’un air de conspirateur.

« Je vais te libérer », dit-il.

Elle était arrivée à son cou, ne serrait pas fort, mais s’y était assez bien installée pour le rendre nerveux.

« Je trouverai un moyen, c’est promis. Un massicot, un scalpel, je ne sais pas encore. »

Voilà qu’elle se frottait contre lui comme une chatte, elle le caressait. « Mais il faudra que tu me suives, que tu m’attendes. Parce que si tu me tues, tu n’as aucune chance de survie, pas vrai ? On l’enterrera avec moi, comme on a enterré les mains de mon père en même temps que lui. »

La main cessa ses caresses et elle escalada l’armoire de rangement.

« Nous faisons affaire ? » demanda Charlie.

Mais la main feignait l’indifférence. Elle avait soudain cessé de s’intéresser à ce marchandage. Si elle avait eu un nez, elle aurait reniflé l’air. Dans l’espace de ces dernières secondes, les choses avaient changé ; l’affaire ne tenait plus.

Charlie se releva gauchement et se rendit à la fenêtre. À l’intérieur, la vitre était sale, à l’extérieur, elle était recouverte d’une croûte de déjections d’oiseaux, accumulées au fil des ans, mais il vit quand même le jardin à travers. On l’avait agencé d’après les termes du testament du millionnaire : un jardin solennel qui serait une commémoration aussi glorieuse de son bon goût que le bâtiment l’était de son sens pratique. Mais depuis que le bâtiment se détériorait, on avait laissé le jardin à l’abandon. Les quelques arbres qu’il contenait étaient morts ou alors courbés sous le poids de branches non taillées ; les mauvaises herbes régnaient dans les bordures ; les bancs étaient renversés, les quatre pieds en l’air. Seule la pelouse était tondue – petite concession à l’entretien. Quelqu’un, un médecin qui prenait une petite pause pour fumer tranquille ment, errait dans les allées broussailleuses. A par lui, le jardin était vide.

Mais la main de Charlie en avait contre la vitre elle la griffait, la ratissait des ongles, essayait vainement d’atteindre le monde extérieur. Apparemment ; dehors il y avait autre chose que le chaos.

« Tu veux sortir », dit Charlie.

La main s’aplatit contre la fenêtre et, avec la paume, elle se mit à battre un rythme sur le carreau, tambour d’une armée invisible. Il recula, ne sachant que faire. S’il s’opposait à ses exigences, elle, pouvait lui faire mal. S’il y accédait et qu’il sortait dans le jardin, que trouverait-il ? D’un autre côté, quel choix avait-il ?

« D’accord, dit-il, allons-y. »

Dans le couloir, on s’activait au milieu de la panique, on jeta à peine un coup d’œil dans sa direction, bien qu’il fut nu-pieds et en pyjama. Des sonnettes retentissaient, de toute part on appelait les médecins, on dirigeait des gens en larmes entre la morgue et les toilettes ; on parlait de scènes terribles aux urgences, de jeunes gens aux mains coupées, par dizaines. Charlie se déplaçait trop vite pour saisir une phrase sensée au milieu de la foule. Il pensa qu’il valait mieux avoir l’air absorbé, paraître savoir où il allait. Il mit un certain temps à localiser la sortie vers le jardin, et il savait que sa main s’impatientait. Elle s’ouvrait et se fermait à son côté, elle le pressait. Puis un panneau : Vers le jardin de la donation Chaney, il tourna au coin, se retrouva dans un plus petit couloir, plus calme, au bout duquel se trouvait une porte conduisant à l’air libre.

Tout était immobile dehors. Pas un oiseau en vol, ni posé sur la pelouse, pas un bourdon d’abeille près des fleurs. Même le médecin était parti retourné à ses opérations sans doute.

La main de Charlie était en extase. Elle suait tant qu’il en tombait des gouttes, tout son sang l’avait désertée, si bien qu’elle était devenue blanche. Elle ne semblait plus lui appartenir. C’était un autre être, auquel, par un malheureux vice de son anatomie, il riait attaché. Il aurait été enchanté d’en être débarrassé.

Sous ses pieds, l’herbe était humide de rosée et là, dans l’ombre de cet immeuble de sept étages, il faisait froid. Il n’était que six heures et demie. Les oiseaux dormaient peut-être encore, les abeilles s’attardaient encore dans le confort de leur ruche. Peut-être n’y avait-il rien à craindre dans ce jardin, que des roses flétries et des vers matinaux faisant leur cabrioles dans la rosée. Sa main se trompait peut-être, et le matin ne cachait rien.

En se promenant plus loin dans le jardin, il remarqua les empreintes du docteur, plus sombre que le vert argenté de la pelouse. Au moment où il arrivait à l’arbre, où l’herbe devenait rouge, il se rendit compte que les empreintes ne menaient pas plus loin.

 

Tombé dans un bienheureux coma, Boswell était content de ne rien sentir. Son cerveau reconnaissait vaguement la possibilité d’un réveil, mais l’idée en était si vague qu’elle pouvait facilement s’écarter. De temps à autre un filet du monde réel (de la douleur, du pouvoir) affleurait sous ses paupières, vivace un instant, avant de disparaître à nouveau. Boswell n’en voulait pas. Jamais plus il ne voulait être conscient. Il avait l’impression de savoir ce qui l’attendait, là-bas, piaffant.

Charlie leva la tête vers les branches. L’arbre portait deux catégories de fruits étranges.

La première : un être humain, le chirurgien à cigarette. Il était mort, le cou coincé à l’intersection de deux branches. Il lui manquait les mains. Se3 bras se terminaient par une plaie ronde d’où s’écoulaient toujours de gros caillots brillants qui tombaient sur l’herbe. Au-dessus de sa tête, l’arbre regorgeait de l’autre catégorie de fruits, moins naturels encore : il semblait y avoir des mains partout, par centaines, elles jacassaient comme des aveugles au Parlement, débattaient de leur tactique. Toutes tendances confondues, elles allaient et venaient dans les branches qui ployaient.

À les voir ainsi rassemblées, la métaphore s’écroula. Elles étaient ce qu’elles étaient : des mains humaines. C’était l’horreur !

Charlie voulut s’enfuir, mais sa main droite refusa net. Les autres étaient rassemblées là en disciples, elles attendaient ses paraboles et prophéties. Charlie regarda le défunt docteur, puis les mains assassines, il pensa à Ellen, son Ellen à lui, déjà froide, morte par sa faute sans qu’il en soit responsable. Elles allaient le lui payer, toutes ! Tant que le reste de son corps lui obéirait, il les ferait payer. C’était lâcheté que de tenter un marchandage avec cette espèce de cancer à son poignet ; il le comprenait à présent. Sa main et ses semblables représentaient un fléau, qu’il fallait anéantir.

L’armée l’avait repéré, l’annonce de sa présence se répandit dans les rangs comme une traînée de poudre. Les guerrières dévalaient en bas du tronc, certaines se laissaient tomber des basses branches comme des pommes mûres, pressées d’embrasser leur Messie. D’ici peu, elles grouilleraient autour de Charlie, et tout avantage serait perdu. C’était maintenant ou jamais ! Il fit demi-tour avant que sa main droite puisse saisir une branche, et son regard remonta l’aile Chaney, à la recherche d’une inspira-lion. La tour dominait le jardin, ses fenêtres réverbéraient le ciel, ses portes étaient fermées. Aucun réconfort là-dedans !

Derrière lui, il entendit le murmure des herbes foulées par les innombrables doigts enthousiastes, déjà sur ses talons pour suivre leur meneuse spirituelle.

Il se rendit compte que ses ennemies viendraient de toute façon ; où qu’il les mène, elles suivraient. Leur adoration aveugle pour sa main droite représentait sans doute une faiblesse bonne à exploiter. Il examina une deuxième fois le bâtiment et son regard désespéré trouva l’escalier de secours, qui montait en zigzag jusqu’au toit, sur le flanc de l’immeuble. Il s’y rua, sa rapidité le surprit. Il n’avait pas le temps de regarder derrière pour voir si elles suivaient, il fallait qu’il se fie à leur dévotion. À quelques pas du but, sa main furieuse le saisit au cou, menaça de l’étrangler, mais il continua sa course, indifférent au resserrement de ses doigts. Il atteignit le bas de l’escalier de secours et, les muscles déliés par l’adrénaline, il grimpa les marches de fer quatre à quatre. Sa main en moins lui manquait pour tenir la rambarde, ce qui nuisait à son équilibre, mais qu’importe les éraflures ? Il ne s’agissait que de son corps.

Au troisième palier, il risqua un regard en contrebas. Une moisson de fleurs coupées tapissait le sol au pied de l’escalier et s’étendait vers lui, sur les marches. Elles arrivaient par centaines, avides, toutes griffes et toute haine dehors. « Qu’elles viennent, pensa-t-il ; qu’elles approchent, ces garces. J’ai commencé, j’irai jusqu’au bout. »

Une armée de visages était apparue aux fenêtres de l’aile Chaney. Des voix affolées, incrédules, montaient des étages inférieurs. Trop tard pour leur raconter l’histoire de sa vie ; il leur faudrait assembler les pièces du puzzle eux-mêmes. Quel beau casse-tête ! En essayant de comprendre ce qui s’était passé ce matin-là, ils arriveraient peut-être à une solution plausible, à une explication que lui n’avait pas trouvée, mais il en doutait.

Il arriva au quatrième, et se lançait déjà vers le cinquième. Sa main droite s’enfonçait dans son cou. Il saignait peut-être ; où était-ce la pluie ? Une pluie chaude qui lui tombait sur la poitrine et les jambes. Encore deux niveaux, et ensuite, le toit. Au-dessous, le métal bourdonnait du bruit que faisait la myriade de pattes en montant vers lui. Il avait compté sur leur adoration et il avait eu raison. Le toit n’était plus qu’à une douzaine de marches, il risqua un deuxième coup d’œil vers le bas, glissa le regard sur son corps (ce n’était pas de la pluie qu’il avait sur lui), et il vit la masse compacte des mains sur l’escalier de secours, comme des pucerons sur la tige d’une fleur. Non, voilà encore une métaphore ! Arrêtons !

Un vent frais soufflait sur les hauteurs, mais Charlie n’avait pas le temps de goûter ses promesses. Il enjamba le parapet de cinquante centimètres et se retrouva sur le toit en terrasse recouvert de gravier. Des cadavres de pigeons gisaient dans des flaques, des fissures serpentaient sur le béton, un contenu vert émanait d’un seau renversé étiqueté « pansements usagés ». Charlie se mit à traverser cette contrée sauvage au moment où les premiers éléments de l’armée de doigts sautaient le parapet.

Sa douleur à la gorge arrivait à son cerveau à présent affolé, tandis que ses doigts traîtres s’insinuaient autour de la trachée-artère. Il lui restait peu d’énergie après sa course folle dans l’escalier, et la traversée du toit (vers la chute libre sur le béton) fut difficile. Il trébucha une fois, puis encore. Ses jambes s’étaient vidées de toute force, son esprit se noyait dans une suite de pensées sans queue ni tête plutôt que de suivre une idée cohérente ! Une énigme bouddhiste, vue un jour sur la couverture d’un livre, lui chatouillait les méninges.

Elle commençait par : « Quel bruit fait… ? » Mais il avait beau s’y efforcer, il ne parvenait pas à finir la question.

« Quel bruit fait… ? »

Laisse tomber les énigmes, dit-il, en priant pour que ses jambes flageolantes fassent encore un pas, puis un autre. Il tomba presque contre le garde-fou, à l’autre bout de la terrasse, il fixa le vide. C’était vraiment une chute libre ! Il y avait un parking en dessous, devant le bâtiment. Il était vide. Charlie se pencha davantage et de nouvelles gouttes de sang coulèrent de son cou lacéré, se firent très vite de plus en plus petites en approchant du sol. J’arrive, dit-il, s’adressant à la pesanteur, et à Ellen ; puis il pensa comme ce serait bon de mourir, de ne plus jamais se tracasser si ses gencives saignaient lorsqu’il se brossait les dents, si sa taille prenait des centimètres en trop, ou s’il croisait dans la rue une beauté qu’il aurait voulu embrasser sur la bouche sans jamais pouvoir le faire. Et soudain il fut encerclé, l’armée fourmillante lui escaladait les jambes, dans la fièvre de la victoire.

« Venez donc ! dit-il, tandis que ses ennemies, enthousiastes et stupides, lui couvraient le corps de la tête aux pieds. Venez partout avec moi ! »

« Quel bruit fait… ? » Il avait la fin de la question sur le bout de la langue.

Ah oui ! elle lui revenait : « Quel bruit fait une seule main qui applaudit ? » Comme il était satisfaisant de se rappeler une chose après avoir fait tant d’efforts pour l’extraire de son subconscient ! Autant que de retrouver un bibelot perdu ! La joie du souvenir adoucit ses derniers instants. Il se jeta dans le vide, tomba, tomba, jusqu’à la fin brutale… Les mains suivirent en cascade derrière lui, elles se fracassaient autour de son corps, sur le béton, vague après vague, elles se jetaient dans la mort à la poursuite de leur Messie.

Pour les infirmières et les malades agglutinés aux fenêtres, cette scène appartenait à un monde fantastique ; une pluie de grenouilles aurait été banale en comparaison. Le tableau inspirait plus l’épouvante sacrée que la terreur ; c’était fabuleux. La scène s’arrêta trop vite, et au bout d’une minute environ, quelques âmes courageuses s’aventurèrent dehors pour voir ce qu’il y avait à voir, au milieu des restes. C’était énorme, et pourtant infime. Bien sûr, le spectacle était rare, horrible, inoubliable. Mais il n’apportait rien, n’apprenait rien ; ne montrait que des accessoires d’apocalypse mineure. Rien à faire d’autre que de nettoyer, les mains des volontaires renâclaient à cataloguer les cadavres et à les ranger en boîtes pour examen ultérieur. Certains de ceux qui avaient participé à l’opération trouvèrent un moment de solitude pour prier, afin de comprendre, ou du moins de retrouver un sommeil sans rêves. Parmi le personnel, même les agnostiques furent surpris de voir comme il était facile de joindre les mains, paume contre paume.

 

Dans sa chambre individuelle, au service de réanimation, Boswell reprenait conscience. Il tendit le bras vers la sonnette à côté de son lit et appuya, mais personne ne répondit. Il y avait quelqu’un dans sa chambre, caché dans le coin, derrière le paravent. Il avait entendu les pas de l’intrus.

Il pressa de nouveau le bouton de la sonnette, mais ça sonnait partout dans le bâtiment, et personne ne semblait vouloir répondre. Utilisant la table de chevet comme point d’appui, il se hissa sur le bord de son lit pour mieux voir le plaisantin.

« Sortez de là », souffla-t-il entre ses lèvres sèches.

Mais le salaud prenait son temps. « Allez… je sais que vous êtes là. »

Il se hissa davantage, sans savoir pourquoi, il se rendit soudain compte que son centre de gravité avait complètement changé de place, qu’il n’avait plus de jambes et qu’il allait tomber du lit. Il projeta les bras en avant pour éviter de se cogner la tête par terre et réussit son coup. Le choc lui coupa le souffle cependant. Il resta sur place, un peu sonné, et il essaya de s’orienter. Que s’était-il passé ? Où étaient ses jambes, par le dieu des rastas, où étaient ses jambes ?

Ses yeux rougis examinèrent la chambre, et vinrent se poser sur les pieds nus qui n’étaient plus qu’à un mètre de son nez. Ils avaient une étiquette à la cheville, indiquant : « À brûler. » Son regard remonta, c’étaient ses jambes à lui qui se tenaient là coupées entre l’aine et le genou, mais elles vivaient toujours, donnaient des coups. Il pensa un instant qu’elles voulaient lui faire du mal, mais non. Après s’être fait reconnaître, elles le laissèrent en plan, heureuses d’être libres.

Il se demanda si ses yeux leur enviaient leur liberté, si sa langue brûlait de sortir de sa bouche pour s’enfuir, et si chaque partie de son corps se préparait à le déserter à sa manière. Il n’était qu’un assemblage maintenu par la plus ténue des trêves. Alors, ce précédent étant établi, combien de temps attendrait-on le soulèvement suivant ? Des minutes ? Des années ?

La nausée à la bouche, il attendait la chute de l’empire.