CHAPTER 12
Isabelle était tout entière à son soulagement. Simon était innocent. Il le lui avait dit. Elle le croyait. Même si elle pouvait avoir des préventions contre lui, il ne méritait pas la mort. Elle poussa un soupir en posant la tête sur sa poitrine. Tout fort que fût cet homme, c’était par sa douceur, par sa gentillesse qu’il l’attirait. Elle sentait sur son cou la chaleur du souffle de Simon et en frissonna. Les étreintes, à la cabane des bois, loin d’apaiser les sens d’Isabelle, n’avaient fait qu’exaspérer le besoin qu’elle avait de lui.
Elle leva les yeux. Son regard se posa sur la bouche de Simon. Il la serra plus fortement contre lui.
— Madame, fit une voix de femme dans le dos d’Isabelle.
Elle sursauta et se retourna rapidement. C’était Helwys, debout dans l’encadrement de la porte, dont le regard complice allait de l’un à l’autre.
— Que se passe-t-il ? demanda Isabelle un peu vivement.
Bien qu’Helwys fût au courant, et pour cause, de ses relations avec Simon, Isabelle ne souhaitait pas qu’elle en fût le témoin. Elle risquait de faire trop grand cas des apparences. Simon n’était que… gentil ; c’était le mot, gentil.
— C’est l’intendante, madame, et la cuisinière. Elles sont tombées malades elles aussi. Et plusieurs autres avec elles.
On dirait que tous ces gens-là ont la même maladie que votre père.
— A-t-on prévenu le médecin ? interrogea Isabelle, avant de se tourner vers Simon qui était venu se placer à côté d’elle. Mais est-il arrivé au moins ?
— Oui, dit Simon. Il estime qu’il n’y a pas eu d’empoisonnement. Mais il ne semble pas avoir identifié la cause de la maladie.
Puis regardant Helwys, il demanda :
— A-t-il examiné ces femmes ?
Isabelle sourit. La tendresse de Simon avait fait place à une résolution froide qui réconfortait. Elle avait besoin de sa force dans ce moment difficile.
— Non, milord. Il est toujours avec lord Kelsey.
— C’est compréhensible, mais il faut l’avertir au plus vite. Peut-être pourrait-il obtenir, aux cuisines, des informations qui l’aideraient à comprendre la maladie de lord Kelsey.
— Oui, milord, répondit la suivante. Mais sire Frédéric ne laisse entrer personne dans la chambre.
Simon fronça les sourcils. Cet homme ne devait pas outrepasser son rôle dans cette maison.
— Il n’a aucune autorité en la matière.
C’est alors qu’Isabelle se rappela qu’elle était la fille et l’héritière du seigneur du lieu, même si elle n’avait jamais exercé aucune autorité. Elle devait agir pour le bien de tous, en contrevenant, s’il le fallait, aux ordres de son père. La tête haute, elle s’adressa à Helwys :
— Je vais voir cela avec sire Frédéric. Lord Warleigh a raison de penser que le médecin doit examiner les autres malades. S’il y a une cause commune à leur maladie, il saura le voir.
Isabelle, déjà, se dirigeait vers la porte, quand elle entendit Simon dire :
— Et vous, Helwys, voyez combien d’autres personnes sont atteintes. Et informez-en votre maîtresse.
— Oui, milord, fit Helwys avec une petite révérence.
Un peu déconcertée par le comportement nouveau de Simon, Isabelle ne savait pas si elle devait l’encourager ou le brider. Mais, quand elle quitta sa chambre, elle était persuadée qu’il saurait agir au mieux.
Elle ne tarda pas à constater qu’elle ne s’était pas trompée en pensant qu’elle aurait peut-être du mal à convaincre sire Frédéric de laisser le médecin quitter le chevet de lord Kelsey. Le chevalier la regardait comme si elle avait perdu la raison. Sèchement, il déclara :
— Madame, vous ne voudriez quand même pas laisser votre père souffrir pendant que le médecin serait occupé à soigner des servantes ?
Un gémissement de lord Kelsey vint comme appuyer l’argument de sire Frédéric. Mais Isabelle, toute compatissante qu’elle fût, tint bon.
— Si le médecin examine les servantes, il saura peut-être ce qui est arrivé à mon père. Je suppose que cette idée ne vous semble pas incongrue.
A contrecœur, le chevalier finit par accepter. Isabelle se garda bien de révéler que l’idée en question venait de Simon. Elle se contenta de dire, avec un hochement de tête approbateur :
— Je vais voir ce qui peut être fait pour les autres. Une fois qu’il en aura fini avec mon père, ajouta-t-elle en regardant le médecin qui tirait du sang au malade, envoyez-le-moi.
Sans s’attarder plus longtemps, Isabelle descendit à la grand-salle. Elle savait que sire Frédéric obéirait parce qu’il avait compris que c’était pour le bien de son maître.
Les deux femmes malades, qu’on ne pouvait laisser dans la grand-salle, où la plus grande partie des habitants de Dragonwick mangeaient et dormaient, avaient été logées dans une resserre attenante. Quand Isabelle entra, elle fut saisie par l’odeur fétide qui régnait dans la petite pièce. Elle trouva les malades étendues sur leur paillasse. La servante chargée de les soigner semblait débordée. Elle jeta un regard perdu à Isabelle qui resta interdite sur le seuil, aussi désemparée qu’elle.
Jamais auparavant elle n’avait eu à prendre pareilles responsabilités. Son père ne lui avait demandé de tenir son rang qu’en soignant son apparence. Mais soudain, devant cette servante qui l’appelait à l’aide, elle se sentit envahie par un sentiment nouveau de son devoir. Elle oublia ses appréhensions pour se rappeler qu’elle était la maîtresse des lieux. Son père étant indisponible, et Simon inutile dans ce genre de situation, c’était à elle de décider de ce qu’il convenait de faire.
Elle releva la tête.
— Qui s’occupe des autres malades ? Où sont-ils ?
— Ce sont des soldats, madame, dit la servante. Ils sont dans leur casernement. Ona et une autre fille s’occupent d’eux.
Isabelle approuva d’un mouvement de la tête. C’était une bonne décision. Ona, l’une des femmes les plus expérimentées de la maison, saurait certainement se tirer d’affaire.
Isabelle désigna de la main les bassines et les linges souillés et, avec un ton d’autorité qui la surprit elle-même, elle ordonna :
— Allez laver tout cela, et trouvez une autre fille pour vous aider. Vous pourrez vous relayer auprès des malades.
Manifestement soulagée, la servante fit une courte révérence et ramassa les bassines. Isabelle se retourna sur le seuil pour ajouter :
— Le médecin va descendre. Conduisez-le ici.
— Oui, madame, répondit la servante avec une nouvelle révérence.
Le regard d’Isabelle s’attarda sur la jeune fille. Bien que les gens du château ne lui eussent jamais manqué de respect, elle sentait à présent plus de considération dans leur attitude. Elle en éprouva un sentiment de plus grande confiance en elle.
Un gémissement, venu d’une des paillasses, attira son attention. Elle s’approcha sans hésiter et s’agenouilla au chevet d’une des malades. Le médecin entra au même moment. Il la rejoignit, examina les malades et conclut :
— Je pense que lord Kelsey et ces femmes ont déjeuné du même ragoût ce matin. J’en ai donné à deux chiens, qui ne s’en sont pas portés plus mal. Je suppose donc que ce plat n’était pas empoisonné, mais avarié. Il me reste à voir si la même nourriture a été servie aux soldats malades, ce qui ne semble pas faire de doute.
Isabelle le remercia, en faisant des vœux pour que personne d’autre ne tombât malade. Elle se rendit ensuite dans la grand-salle, où l’attendait Simon. Elle lui trouva un regard inquiet, et en fut troublée, sans comprendre pourquoi.
— Le médecin pense, lui expliqua-t-elle, que les malades ont mangé de la nourriture avariée. Ils devraient être remis dans quelques jours.
Maintenant qu’elle était moins inquiète, Isabelle se reprochait d’avoir trahi la confiance de son père en parlant à Simon de l’attentat dont il avait failli être la victime. Elle tentait de se réconforter en se disant que son mari, au moins, n’avait pas paru au courant de cette affaire.
— Plaise à Dieu que vous ayez raison, dit-il en lui posant la main sur le bras.
— Pourquoi cette sollicitude pour des gens qui ne vous sont rien ?
— Ce sont vos gens, et je suis heureux de ce qui vous rend heureuse. De toute façon, la souffrance des autres ne peut qu’émouvoir.
Sans s’en rendre compte, Isabelle l’observait avec plus d’attention. Elle lui demanda :
— Quel sorte d’homme êtes-vous donc, Simon ?
— Oh, rien qu’un homme très ordinaire, se défendit-il en riant.
Isabelle en doutait très fortement, mais elle s’abstint de le lui dire. Elle n’était sûre de rien en ce moment. Et surtout pas de ce qu’elle pouvait penser de pareille déclaration.
— Nous devons vérifier que personne d’autre n’est malade, dit-elle brusquement, pour couper court à ces pensées.
— Oui. Certains se trouvent peut-être isolés dans quelque recoin du château où personne ne songe à aller les chercher.
Comme Isabelle s’apprêtait à s’éloigner, il leva la main pour l’arrêter.
— Restez ici, je vous en prie. Vous y serez plus utile. Je vais m’occuper de cela.
Isabelle, soulagée, constata une nouvelle fois combien était précieuse l’aide de son époux.
Simon, de son côté, avait compris que l’intimité née entre eux, quelques instants auparavant, dans la chambre, était déjà morte. Mais il ne savait pas pourquoi. Peut-être regrettait-elle de s’être trop confiée en lui parlant de l’attentat contre son père ?
Lui se félicita de cette confidence qui lui permettrait peut-être d’éviter de plus grands maux. Il lui fallait entrer en contact au plus vite avec Jarrod pour prévenir une nouvelle agression. La maladie de Kelsey, en lui laissant les mains libres durant quelques jours, devait être mise à profit.
Mais il avait beau réfléchir, aucune idée ne lui venait à l’esprit. Il lui fallait une occasion propice. Dieu permettrait-il qu’elle se produisît très vite, pendant qu’il pouvait agir librement ? Ou devrait-il attendre encore des semaines, des mois, comme il l’avait toujours fait depuis qu’il était dans cette maison ? Au moins, pour la première fois, il pouvait espérer se rendre utile. Isabelle avait besoin de lui, et il était décidé à l’aider.
Les hommes de Kelsey n’avaient jamais eu beaucoup de sympathie pour Simon. Mais, leur maître malade et sire Frédéric retenu à son chevet, ils ne firent pas de difficultés pour lui obéir lorsqu’il donna des ordres comme il l’aurait fait à Avington.
Durant cette période, Simon voyait Isabelle du matin au soir. Il s’avisa de ce qu’elle commençait à porter des robes qu’il ne lui avait jamais vues. Elles étaient de fine laine, certes, comme les autres, mais sans broderies, sans galons ni enjolivures d’aucune sorte. Et pourtant elle les portait avec une aisance nouvelle, qui les rendait plus élégantes, dans leur simplicité, que les autres. Elle était très occupée par son travail dans la cuisine et le cellier du château, dont elle ne sortait que pour donner des ordres aux domestiques.
Le plus notable cependant n’était pas sa façon de s’habiller, ni son activité inhabituelle, mais la détermination qu’elle mettait à agir. C’était une autre Isabelle qu’il découvrait. Et il se demandait si elle ne ferait pas une excellente maîtresse de maison à Avington, quand le jour serait venu. A condition bien sûr qu’elle consentît à faire pour d’autres le même effort.
Mais Simon chassa cette idée de sa tête, car le moment lui semblait mal venu.
Tôt le matin, après une collation rapide, il quittait la grand-salle et n’y revenait que le soir, lorsque la faim se faisait impérieuse. Il s’asseyait alors à sa place habituelle, avec Jacques, ses propres hommes et quelques habitants du château.
Le soir du troisième jour, il montait l’escalier du perron quand une agréable odeur venue des cuisines lui rappela qu’il avait grand-faim. Et qu’un verre de vin frais serait le bienvenu.
Il savait, par sire Frédéric qu’il avait rencontré le matin sortant de la chambre de Kelsey, que le malade allait un peu mieux. Le chevalier lui avait dit trouver étrange que Simon fît tant d’efforts pour venir en aide aux gens de son ennemi. A quoi celui-ci avait répondu que les habitants de Dragonwick n’étaient pas responsables de ses mauvaises relations avec leur maître.
Mais il savait que c’était pour Isabelle qu’il se donnait tant de mal. Comme chaque fois qu’il pensait à elle, son imagination s’échauffa et son corps ne tarda pas à lui rappeler qu’ils n’étaient pas allés depuis longtemps à la cabane des bois.
Les pensées de Simon furent dissipées par le bruit d’une dispute venue de la grand-salle. Il pressa le pas et entra. Au fond de la pièce s’était assemblé un petit groupe de personnes, d’où provenaient des cris de colère. Il reconnut une voix. Wylie !
Une fois de plus, ce garçon se trouvait mêlé à une bagarre. Le moment était plutôt mal choisi. Le matin même, Simon lui avait demandé de tenir sa langue, et plus encore à présent que Kelsey était malade.
Il s’approcha du groupe
— Tu m’as provoqué, criait Wylie.
— C’était un accident, et tout le monde peut en témoigner, répondit l’écuyer de lord Kelsey, en levant le menton.
C’est alors que Simon découvrit sa propre épée dans la main de Wylie. Le jeune homme regardait l’assistance, courroucé.
— Pardi ! Tous ces gens confirmeront ce que tu dis, même si c’est un mensonge. Ils n’en sont pas à ça près.
Les témoins de la scène se récrièrent. Simon sentait qu’il fallait mettre un terme rapidement à cette affaire avant qu’elle ne dégénérât. Mais il se retint de faire à Wylie les reproches qui lui brûlaient les lèvres. C’était courir le risque de voir son écuyer se conduire plus follement encore.
Or, ayant toujours cherché à lui enseigner la maîtrise de soi, il se devait de donner l’exemple. Pour le bien du garçon, d’abord, mais aussi parce que les badauds de Dragonwick pourraient aussi faire leur profit d’une leçon de sang-froid.
Du ton le plus calme, il demanda donc:
— Que se passe-t-il ici, Wylie ?
L’écuyer le regarda avec soulagement, et il laissa retomber le bras qui tenait l’épée. Quand Simon la lui enleva, il accepta avec réticence, non sans avoir jeté auparavant un regard assassin à l’écuyer de Kelsey.
— Milord Warleigh, il était grand temps que vous arriviez. Il m’a agressé, sans crier gare, pendant que je polissais la poignée de votre épée, et je me suis coupé à la lame.
Il ouvrit sa main, dont la paume saignait. Simon constata en silence, puis regarda l’autre écuyer, qui écumait tout pareillement.
— Je ne faisais que passer par ici. J’ai trébuché sur la cuirasse qu’il avait laissée par terre. Je n’avais aucune intention de le provoquer ou de le blesser. Même si maintenant je me félicite de ce qui est arrivé.
Wylie, les poings serrés, fit un mouvement vers son adversaire. Simon l’arrêta en levant la main.
— Tu mens ! cria Wylie.
De nouveau les témoins de la scène se mirent à murmurer.
Simon regarda l’écuyer de Kelsey, dont les yeux brillaient de colère. Quelque chose lui disait que ce garçon ne mentait pas en prétendant qu’il s’agissait là d’un accident.
— Wylie, dit Simon calmement, mais avec fermeté, en lui posant la main sur l’épaule.
Wylie semblait ne pas faire attention à lui ; il continuait de dévisager son adversaire. Tous, les yeux sur Simon, attendaient la suite.
— Wylie, répéta celui-ci avec plus de force.
L’écuyer tourna enfin la tête vers lui, mais sa colère ne s’apaisait pas. Simon savait que ce garçon détestait tous ces gens et leurs petites vexations quotidiennes. Le ressentiment qu’il avait accumulé s’exprimait aujourd’hui, avec une violence que ne justifiait pas la situation.
Simon s’inquiétait pour lui. Il n’était plus en sécurité au château. Depuis qu’il s’était querellé avec certains des habitants de Dragonwick, tous ici le surveillaient et le harcelaient. Un jour, excédé, il pourrait en arriver à blesser quelqu’un ou à être blessé lui-même.
— Que se passe-t-il ?
Simon, tiré de ses réflexions, vit apparaître Isabelle.
— Wylie a fait une grave erreur, déclara-t-il.
L’écuyer du comte renchérit :
— Il m’a menacé avec une arme, madame, et sous le toit de lord Kelsey.
— C’est vrai, approuva Simon, avant de lui expliquer ce qui venait de se passer.
— Mais…, dit Isabelle, qui ne comprenait pas ce que Simon faisait avec une épée nue à la main. Ce n’est pas admissible. Il faut sévir.
Simon sentit Wylie se raidir. Mais tout violent qu’il fût, le jeune homme n’était pas sot au point de s’opposer à la dame de Dragonwick.
— C’est aussi mon avis, dit Simon, et j’aimerais m’occuper de la question moi-même, si vous le voulez bien.
Pendant un instant, Isabelle le regarda, apparemment indécise. Il se pencha vers elle et lui murmura :
— Faites-moi confiance. Je ne veux que le bien de cette maison.
Elle continuait de fixer sur lui son regard bleu. Simon soutint ce regard jusqu’à ce qu’elle eût accepté.
— C’est entendu. Je vous fais confiance.
Simon en éprouva une satisfaction intense. Il s’inclina avec déférence. Puis il se tourna vers l’écuyer de Kelsey, pour lui dire :
— Je vous présente mes excuses pour ce qui vient d’arriver.
De la même façon, il demanda aux habitants du château de lui pardonner cet incident, les assurant que Wylie serait puni pour avoir troublé leur tranquillité.
— Mais… messire…, ne put que bégayer le jeune homme.
Le prenant par le bras, Simon le conduisit sans ménagement hors de la grand-salle. Leur sortie fut d’autant plus animée que Wylie résistait et montrait du doigt son ennemi en prononçant des paroles inintelligibles. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Que Simon prît le parti de son ennemi dépassait le concevable.
Ce n’est que lorsqu’ils eurent atteint les écuries que Simon lui lâcha le bras. Froidement, il déclara :
— Tu vas rassembler tes affaires, seller ton cheval et te préparer à faire un voyage.
— Où allons-nous, messire ? interrogea Wylie, les yeux pleins d’espoir. Retournons-nous à Avington ?
Simon secoua la tête. Il savait qu’il avait raison de renvoyer son écuyer. Kelsey, qui n’appréciait pas sa présence à Dragonwick, n’y trouverait rien à redire.
— Nous ne partons pas. Tu pars. J’ai compris que tu me servirais mieux à Avington qu’ici.
— Mais, messire, je ne peux pas vous laisser seul ici avec ces…
C’était par affection que Wylie refusait d’obéir. Simon le savait et il en fut touché. Mais les circonstances ne lui permettaient pas de revenir sur sa décision. Wylie était allé trop loin.
— J’ai décidé que tu retournerais à Avington, et tu m’obéiras.
— Messire, je n’irai pas sans vous.
— Si tu refuses d’obéir, prévint Simon en durcissant le ton, je ne te garderai pas à mon service.
Devant le regard perdu de Wylie, où se confondaient l’incompréhension et la peine, Simon se sentit obligé de lui donner des explications.
— Imagine que tu viennes un jour à me servir dans une bataille, qu’adviendrait-il si tu refusais, même un instant, mes ordres ? Ce pourrait être la cause de ta mort. Ou de la mienne.
— Oh, messire, jamais je ne…
— C’est pourtant ce que tu fais maintenant. A plusieurs reprises, je t’ai dit que ton comportement n’était pas acceptable, et tu n’as pas tenu compte de mes avertissements. Pourtant ton obéissance, dans la situation qui est faite ici, au milieu de nos ennemis, peut être une question de vie ou de mort.
— Je n’y avais pas pensé, fit l’écuyer en hochant la tête.
— C’est ce que j’avais cru comprendre. Mais si tu veux rester à mon service, tu dois commencer à réfléchir par toi-même. Comme écuyer, tu es plus proche de moi que n’importe quel autre homme. Ton comportement doit parfaitement s’accorder au mien.
— Je ferai ce que vous voudrez, messire.
— Alors, commence par te tenir, mon garçon. Tu tires l’épée dans la maison d’un homme qui a tout pouvoir sur Avington. Et alors que tu es dans ton tort. Avington est ce que j’ai de plus cher au monde. Il faut que ce soit la même chose pour toi, qui es mon homme de confiance. Ceux qui me servent doivent faire passer le bien de ses habitants avant la satisfaction de leurs petites colères. Le futur chevalier que tu es doit savoir se maîtriser et réfléchir avant d’agir, s’il ne veut pas mettre en danger sa vie et celle des autres. C’est en agissant ainsi que l’on passe de l’état d’enfant à celui d’adulte. Que veux-tu être ?
Dans les yeux de Wylie, levés vers lui, Simon voyait passer d’innombrables émotions qu’il n’aurait pu nommer.
Quand il eut fini de parler, le jeune écuyer poussa un gros soupir et déclara :
— J’ai agi comme un enfant qui se laisse conduire par ses émotions.
— C’est vrai, convint Simon.
— Je ne recommencerai pas.
— Prouve-le-moi en faisant ce que je te demande.
— Mon plus grand désir, répondit Wylie en se redressant de toute sa taille, est de vous servir du mieux que je pourrai, messire. Plus jamais vous n’aurez à en douter.
Il semblait que Wylie avait retrouvé sa confiance en lui.
Cette affaire lui avait manifestement appris quelque chose.
Tandis que Simon se faisait cette réflexion, une idée lui vint soudain à l’esprit. Si Wylie retournait à Avington ce jour même, il pourrait donner un mot à Jarrod sans éveiller les soupçons. Et d’autant plus facilement que lord Kelsey était malade.
L’écuyer s’était éloigné pour faire son baluchon. Simon le rejoignit dans le coin de l’écurie où il avait sa paillasse et ses quelques effets personnels.
— Wylie, j’ai quelque chose d’important à te demander.
Il faut que tu te rappelles très exactement ce que je vais te dire.
Il fallait en effet que la rencontre avec Jarrod qu’il projetait fût parfaitement organisée s’il ne voulait pas que son projet échouât.
Wylie s’était redressé, et, fier de la confiance qu’on lui accordait, il écouta avec attention les explications de son maître. Puis il répondit :
— J’exécuterai fidèlement vos ordres, messire. Vous n’aurez plus à douter de mes capacités.
Dans la grand-salle, Isabelle veillait au changement de la paille qui couvrait les dalles, quand sire Frédéric s’approcha d’elle, le visage déformé par la colère.
— Lady Isabelle, dit-il, sur le ton le plus désagréable, votre père m’a demandé de vous parler.
Isabelle, penchée sur le travail des servantes, se redressa.
Sire Frédéric continua :
— Il a appris que lord Warleigh a renvoyé son écuyer, et que vous avez accepté cela.
— C’était une punition, repartit Isabelle, la tête haute.
— Vous ne devez pas permettre à cet homme de faire ici ce qu’il veut.
Tous, dans la salle, avaient interrompu leur travail et écoutaient.
— Je suis la maîtresse de cette maison. Je vous demanderai de ne pas l’oublier quand vous m’adressez la parole.
— C’est… c’est votre père, répondit sire Frédéric avec un hoquet de surprise, c’est votre père qui l’ordonne.
— Alors, qu’il vienne me le dire lui-même.
Après avoir jeté à Isabelle un regard courroucé, sire Frédéric lui tourna le dos et quitta la salle à grandes enjambées. Isabelle savait que lorsque lord Kelsey irait mieux, il lui reprocherait son geste. Mais elle lui ferait valoir qu’elle ne pouvait accepter d’être traitée avec désinvolture par le serviteur d’un père qui exigeait qu’elle tînt son rang en toutes circonstances.
Isabelle tirait au moins une leçon de cette altercation.
Son père, même malade, était tenu précisément informé de ce qui se passait au château.
Elle était déchirée entre son désir que lord Kelsey guérît
— parce qu’il était son père —, et la crainte de voir s’évanouir, quand il aurait quitté la chambre, la paix qui régnait à Dragonwick, particulièrement entre elle et Simon.
Ils n’étaient pas retournés à la cabane, mais des liens différents s’étaient noués entre eux. Tout d’abord mal à l’aise quand elle avait appris qu’il s’était contenté de renvoyer son écuyer, elle avait compris ensuite, avec admiration, que la punition qu’il avait trouvée était adaptée au tempérament fougueux de ce garçon et mettait fin dans le même temps à ses débordements. La décision juste de Simon avait en outre modifié le comportement des domestiques, qui lui obéissaient désormais avec plus de déférence. Elle-même reconnaissait qu’elle n’agissait plus avec lui comme auparavant. Depuis l’incident de ce matin-là, elle cherchait des prétextes pour entrer dans la grand-salle quand elle savait l’y trouver.
A deux reprises alors qu’elle passait à sa hauteur, il avait posé sa main sur son bras. Chaque fois, elle avait éprouvé un étrange besoin, un désir qui n’était pas physique bien que le corps y eût sa part. Elle savait que seule la présence de Simon pouvait apaiser ce besoin. Mais elle ne devait pas donner à son père l’impression que leur vie commune avait repris. L’incertitude de lord Kelsey sur ce sujet mettait Simon à l’abri. Un jour, pourtant, si elle attendait un enfant, sa vie ne vaudrait plus grand-chose. Et il était d’autant plus exposé qu’il ne prenait pas ce danger au sérieux. Elle devait le mettre en garde de nouveau.
C’est dans la cour qu’elle le trouva, occupé à aider ses hommes à décharger une voiture de foin. Il l’aperçut et se dirigea vers elle.
— Avez-vous besoin de quelque chose, Isabelle ?
demanda-t-il en frottant une épaule douloureuse.
Elle secoua vivement la tête. L’image lui revint des épaules nues de Simon auxquelles elle accrochait ses mains quand…
— Oh, non, je.. je voulais simplement vous parler.
— Et de quoi vouliez-vous me parler ? s’informa-t-il, avec un large sourire, qui fit courir un frisson dans les reins d’Isabelle.
Elle se sentit gênée, son regard quitta celui de Simon.
Elle remarqua les hommes, qui attendaient que leur maître eût fini pour continuer.
— Pardonnez-moi. Ce n’est pas le moment. Vous avez beaucoup à faire. Comme moi d’ailleurs.
— Eh bien, trouvons un moment plus opportun, et nous parlerons.
Il avait dit ces mots de l’air le plus engageant, avec une telle chaleur dans les yeux qu’elle se sentit encouragée à continuer.
— Je… mon père étant malade, je me suis dit qu’il vous serait moins difficile de venir dans ma chambre pour parler.
— Voulez-vous, demanda-t-il en se penchant vers elle, que je vienne dans votre chambre ce soir ?
— Si vous le souhaitez.
— Je viendrai, se contenta-t-il de répondre en l’enveloppant d’un regard si prometteur qu’Isabelle sentit se répandre en elle une chaleur qu’elle connaissait bien.
Quand Simon fut retourné à son travail, Isabelle se rendit compte qu’il s’était mépris sur ses intentions, et qu’elle l’avait laissé faire.