CHAPTER 7
Toute la semaine, Simon ne décoléra pas. Il passait ses nuits sur le sol, dans la chambre d’Isabelle, et ses journées dans la lice à affronter sire Edmond, Wylie ou, parfois, Jacques et les quelques hommes qui avaient accepté de le rejoindre.
Il ne voyait que rarement Isabelle ; plus rarement encore lord Kelsey, qui passait son temps hors du château. Il est vrai que pour diriger une seigneurie par la peur et l’intimidation, il valait mieux être présent partout.
C’était le soir, quand, étendu sur sa couche, il entendait la respiration légère et régulière de sa femme, que Simon sentait sa colère s’apaiser. Mais il savait qu’il lui faudrait la faire renaître le lendemain pour se protéger des émotions émollientes qui risquaient de la remplacer.
Le septième jour, après une mauvaise nuit, il se leva, traversa la grand-salle, où les domestiques rangeaient les paillasses qui leur avaient servi durant la nuit et les remplaçaient par des tables à tréteaux,puis sortit dans la cour. Le nez en l’air, il se frotta la nuque en considérant le ciel du matin, d’un bleu vif. La fraîcheur de l’air, plus sensible, annonçait la fin de l’automne.
Simon ressentit le désir soudain et irrépressible de profiter de cette belle journée, d’aller respirer dans la campagne à pleins poumons pour se libérer l’esprit de l’atmosphère étouffante qui régnait au château.
A l’écurie, il rencontra Wylie, qui venait de faire ses ablutions matinales.
— Selle mon cheval, ordonna-t-il d’un ton sec qui le surprit lui-même.
Un jeune homme blond, occupé à nourrir les chevaux, s’approcha, hésitant.
— Pardonnez-moi, milord, mais on m’a demandé de ne pas vous donner de cheval.
— Hé toi, lui cria Wylie, comment oses-tu parler sur ce ton à lord Warleigh ?
Simon sentit de nouveau monter en lui la colère. Ce n’est qu’en prenant sur lui qu’il parvint à se dominer. Mais Wylie ne l’entendait pas ainsi. Il était prêt à en découdre avec le garçon d’écurie.
— Ça suffit, Wylie, lui dit Simon. A quoi sert de s’en prendre à ce garçon, qui ne fait qu’obéir aux ordres de son maître ?
Sans rien ajouter, Simon sortit des écuries à grandes enjambées et regagna le logis. Kelsey ne l’empêcherait pas de monter à cheval. Il fallait trouver un moyen de le convaincre qu’il n’avait aucune intention de s’enfuir.
Il trouva le comte dans la grand-salle, où avait été servie la collation du matin. Quand il vit Simon approcher, Kelsey fronça les sourcils. Mais le jeune homme, loin d’en être intimidé, éprouva plus que jamais le désir de lui passer son épée au travers du corps. Seule la crainte de perdre Avington le retenait.
C’est le plus calmement possible qu’il s’adressa à son beau-père.
— Milord Kelsey…
— Ah, le défenseur de la veuve et de l’orphelin, ricana Kelsey.
— Il est vrai, repartit Simon, qui s’était pourtant promis de rester calme, qu’il y a bien longtemps que vous avez oublié vos vœux de chevalerie.
— Ce que je fais ici ne vous regarde pas. Contentez-vous d’être mon prisonnier.
— Il me semble que je suis aussi le mari de votre fille.
Le comte se pencha en avant et le regard de ses yeux gris se fit plus perçant.
— Croyez bien que je n’y suis pour rien. Si vous voulez que je vous considère autrement, commencez par me donner un petit-fils.
— Ce sont là mes affaires.
Kelsey éclata d’un rire bruyant et sans gaieté.
— Tout ce qui se passe dans ce château me concerne.
— Pas quand il s’agit de moi et de ma femme.
— Vous ne tarderez pas à vous rendre compte, espèce de jeune coq, qu’Isabelle est ma fille avant d’être votre femme.
Il était bien clair que lord Kelsey avait raison. En dépit de quelques tentatives de désobéissance, qu’elle gardait secrètes, Isabelle restait soumise à son père.
— Je vous concède ce point, milord.
Il y avait, dans la voix de Simon, une amertume qu’il n’arrivait pas à dissimuler ; il continua :
— Je dois reconnaître qu’Isabelle ne m’est pas une alliée.
— Voilà pourquoi, répondit Kelsey en feignant de se radoucir, vous devez vous convaincre que tout ce que vous faites dans cette maison me concerne au premier chef. Il faudra que vous vous y habituiez.
— Convenez au moins, messire, que c’est toujours ainsi que j’ai agi, même si c’était à contrecœur.
— Vraiment ? demanda lord Kelsey, qui s’était levé pour toiser Simon de la tête aux pieds. J’ai entendu des choses désagréables sur votre comportement.
Le visage de Simon se rembrunit. Isabelle aurait-elle parlé à son père de ce qui était arrivé la nuit où il avait bu ?
Le plus insupportable était que Kelsey évoquât ainsi sa vie privée devant les habitants du château.
— J’aurais préféré…, commença-t-il.
Lord Kelsey l’interrompit en lui disant, avec colère :
— Je suppose que vous n’auriez pas été aussi prompt à transformer cette salle en taverne si j’avais été présent.
Ecoutez-moi bien, messire, si vous recommencez à agir ainsi, j’en rendrai compte au roi Jean.
La surprise laissa Simon bouche bée. Ainsi, c’était la petite beuverie de l’autre soir qui scandalisait lord Kelsey.
Cet homme, qui n’avait pas hésité à trahir son propre frère pour s’emparer d’un comté, se choquait des plaisirs bruyants mais inoffensifs de quelques joyeux compagnons.
Simon n’avait aucune honte à admettre qu’il avait agi inconsidérément en buvant plus que de raison. Il fut d’autant plus à l’aise pour répondre à Kelsey, en soutenant son regard :
— Je regrette d’avoir troublé le calme de cette maison par mes excès de gaieté. Ça ne se reproduira pas.
Lord Kelsey, qui semblait ne pas s’attendre à cette réponse, resta un instant silencieux. Il finit par répondre :
— J’espère que vous dites la vérité.
— Croyez ce que vous voulez, dit Simon en haussant les épaules. Pour moi, l’affaire est close. Ce n’est pas pour cette raison que je suis venu vous voir. Je viens d’apprendre d’un palefrenier que vous m’interdisez d’utiliser mon cheval.
Comme je ne tiens pas à créer d’ennuis à ce garçon, je suis venu vous dire qu’il a fait son travail, mais que je monterai malgré tout.
— Ah, vraiment ? dit Kelsey en posant un poing sur sa hanche. Imaginez-vous qu’il vous suffit d’exprimer vos souhaits pour que je les accepte ? Votre assurance ne m’impressionne pas, messire Warleigh.
Simon baissa la voix, mais continua de soutenir le regard du comte.
— J’ai toujours fait en sorte de respecter votre volonté ; et je ne souhaite pas, à présent, m’opposer à vous. Mais j’ai décidé de monter à cheval, et je le ferai, en vous donnant ma parole de chevalier que je ne chercherai pas à m’en fuir.
— Et vous imaginez que je vais me contenter de votre parole ?
— Ne me jugez pas d’après vous, milord.
— Comment osez-vous !
— Vous savez bien que, si je l’avais voulu, j’aurais pu m’enfuir cent fois depuis que nous avons quitté Windsor. Je veux monter mon cheval, c’est tout ce que je vous demande.
— Croyez-vous que je vais demander à l’un de mes hommes de perdre son temps à s’assurer que vous tenez parole ?
— Ce sont vos affaires. Si vous continuez à me considérer comme un menteur, il est vrai qu’il vous faudra affecter un homme à ma garde.
Lord Kelsey promena un regard menaçant sur l’assistance. Il était évident qu’il ne supportait pas que Simon contestât son autorité devant toute la maisonnée, même si personne ne semblait vouloir prendre parti pour lui.
Les yeux de Kelsey s’arrêtèrent soudain, fixant quelque chose derrière Simon. Celui-ci se retourna. Isabelle se tenait à quelque distance, adorablement belle dans une robe de velours pêche, qu’elle portait sur une chemise de lin vert pâle. Bien que l’expression de son beau visage fût aussi imperturbable que d’habitude, il remarqua qu’elle évitait de croiser son regard. Peut-être le savait-elle au courant de la comédie qu’elle avait jouée à son père et en éprouvait-elle quelque gêne.
Simon fut satisfait de la sentir mal à l’aise. Il ne put s’empêcher de sourire.
La voix de Kelsey, dans son dos, mit un terme à cette petite victoire.
— C’est Isabelle qui vous accompagnera.
L’idée de lord Kelsey bouleversa Isabelle, qui ne voulait pas — qui ne pouvait pas — monter à cheval avec Simon.
Pas après ce qui s’était passé entre eux la nuit où il avait bu; pas après ce qu’Helwys lui avait raconté de la visite de Simon dans la chambre.
Si ce Simon Warleigh avait beaucoup de défauts, il était loin d’être un imbécile. Il ne pouvait qu’avoir compris à quel jeu jouaient les deux femmes. Allait-il utiliser contre elles le secret qu’il avait percé ? Au moins devait-elle admettre qu’il s’était comporté élégamment en prenant la défense d’Helwys.
— Non, je. ., protesta Simon.
Isabelle fut blessée par cette réaction. Elle fut tentée de lui faire remarquer devant tout le monde qu’il n’avait pas à contester aussi ouvertement les décisions de lord Kelsey.
Mais déjà le comte, satisfait de cette idée qui le tirait d’un mauvais pas, reprenait, avec emphase :
— Oui, c’est ça. Isabelle vous surveillera. Elle n’a pas grand-chose à faire.
Puis il jeta un regard froid à sa fille pour lui ordonner :
— Allez vous préparer.
Elle n’a pas grand-chose à faire. Isabelle regimba intérieurement sous l’insulte. Comment lord Kelsey pouvait-il sembler lui reprocher de ne pas faire grand-chose au château, alors qu’il lui refusait la moindre responsabilité ? Soudain, elle eut envie de le défier, en refusant d’obéir, en refusant désormais d’obéir à tous les ordres qu’il pourrait donner. Mais elle savait que ce serait inutile. Son père avait le pouvoir de lui faire faire ce qu’il voulait. Elle l’avait expérimenté de trop nombreuses fois pour en douter encore. Dans le moment présent, il fallait surtout qu’il ne soupçonnât pas la répugnance que lui inspirait Simon, car il aurait pu en tirer avantage.
Imperturbable, elle inclina la tête :
— Je vais me préparer.
— Ne traversez pas le pont qui conduit à la ville. Restez sur les terres du château.
Isabelle se contenta d’acquiescer d’un mouvement de la tête. Elle connaissait peu la ville, où elle ne s’était rendue qu’en de rares occasions. Son père préférait qu’elle restât au château ou sur les terres qui en dépendaient, afin, disait-il, de lui éviter des dangers inutiles.
Du coin de l’œil, elle observa son mari, dont le visage exprimait à présent moins de révolte que de résignation.
Cet homme n’était décidément pas facile à comprendre.
Elle se rendit dans sa chambre. Elle aurait aimé prendre son temps pour changer de vêtements. Mais il valait mieux ne pas faire attendre Simon. En quelques instants, elle passa une tunique vert sombre sur une chemise fauve, se couvrit les épaules d’une cape de velours bordeaux, et descendit dans la cour.
Simon l’y attendait, avec leurs deux chevaux sellés. Elle remercia sobrement, d’un mouvement de la tête, puis, s’adressant au palefrenier qui tenait sa jument noire, elle lui dit :
— Votre main, Rob, s’il vous plaît.
Le domestique aida Isabelle à se mettre en selle. Simon feignit de n’avoir pas remarqué qu’elle ne lui avait pas demandé son aide, pour ne pas avoir à le toucher. Il monta sur son cheval sans dire un mot, puis attendit qu’elle fût prête. Une fois en selle, Isabelle nota qu’il l’observait, avec dans le regard une expression qu’elle aurait été incapable de définir. Le mieux, dans ce genre d’incertitude, était de se montrer d’une indifférence polie. Elle lui adressa un sourire de circonstance. D’un mouvement de la main, Simon rejeta une mèche qui lui balayait le front, éperonna son cheval avec un « Allons-y ! » sonore et quitta le château, suivi d’Isabelle.
Le ciel était d’un bleu profond et l’air, un peu froid pour la saison, était tout empli des odeurs de l’automne. Isabelle, remarquant que Simon n’était pas revenu sur l’incident de sa nuit d’ivresse, ni sur l’affaire d’Helwys, finissait par se persuader que cette promenade pourrait être plus agréable qu’elle ne l’avait craint. Elle se redressa sur sa selle, soudain soulagée, et se promit de profiter de cette belle journée.
Simon mit son cheval au galop et Isabelle épe- ronna sa jument pour ne pas se laisser distancer. Elle aimait sentir sur son visage le vent de la course. Les promenades à cheval étaient un des rares plaisirs que lui permettait son père. Elle avait parcouru dans tous les sens les collines herbues et les forêts épaisses qui entouraient Dragonwick. Parfois il lui semblait être seule à aimer cette campagne. Son père, qui ne montait pas à cheval pour se divertir, ne l’accompagnait jamais.
Isabelle, cependant, se gardait bien d’oublier qu’elle ne galopait pas dans la campagne, ce jour-là, pour le plaisir.
Elle avait une mission, qui lui interdisait de se montrer trop insouciante. Elle regardait le dos large et les épaules puissantes de l’homme qu’elle était chargée de surveiller, en se demandant ce qu’elle pourrait bien faire s’il lui prenait l’envie de s’enfuir.
Sa jument ne tarda pas à rattraper l’étalon de Simon et, pendant un moment, ils galopèrent côte à côte.
Simon n’avait pas pu se rendre compte des talents de cavalière d’Isabelle pendant le voyage de Windsor à Dragonwick, parce qu’ils avaient marché au pas. En l’observant à la dérobée, il ne pouvait qu’admirer la façon dont elle se tenait en selle. Il remarqua aussi, sur son visage, le plaisir que semblait lui donner cette promenade et il en ressentit pour elle un désir accru. Il était bien aise de découvrir qu’elle n’était pas aussi indifférente que son habituel air impassible le laissait croire. Pouvait-elle aller jusqu’à se montrer passionnée ?
Pour chasser de son esprit ces pensées qui le troublaient plus que de raison, Simon se tourna vers elle, et, montrant du doigt, à quelque distance, un petit bois, il lui lança :
— Le premier arrivé à ces arbres !
— J’accepte, repartit Isabelle sur le même ton, l’œil soudain plus vif, en piquant vigoureusement des deux.
Avant que Simon ait eu le temps de réagir, son étalon avait bondi, et se lançait à la poursuite de la jument.
Dans les premiers instants de la course, il sembla que Simon et son grand cheval dussent l’emporter aisément.
Mais Isabelle se pencha sur l’encolure de sa jument, lui parla, la flatta, et l’animal, fournissant un effort inattendu, atteignit en premier la lisière du bois. Quand Simon arriva à sa hauteur, il ne put que lui adresser un « Bien joué, Isabelle ! » qui colora de plaisir les joues de la jeune femme.
Mais, déjà, elle avait glissé de sa selle pour caresser le chanfrein de sa jument, en la remerciant tout bas de ses efforts.
Simon mit pied à terre à son tour.
— Je n’ai jamais vu une femme monter à cheval comme vous. Et je ne connais guère, parmi les hommes, que mon ami Jarrod pour vous battre à la course.
Isabelle rougit. Elle baissa les yeux et protesta :
— Je… vous êtes trop généreux, messire.
Pour la première fois depuis qu’il avait fait sa connaissance, Simon se dit qu’Isabelle ressemblait aux autres jeunes femmes. Et pourtant, elle restait étrangement différente de toutes celles qu’il avait connues. Il y avait en elle un feu intérieur, un besoin de vivre qui la rendait singulièrement attirante.
Séduit, il fit un pas vers elle.
— Isabelle, dit-il sans parvenir à dissimuler ce que sa voix avait de trop suppliant.
Elle leva les yeux vers lui. Une nouvelle fois, il admira son regard lilas.
— Qui êtes-vous, Isabelle ? La femme douce et courageuse qui n’hésite pas à mentir pour protéger une servante, ou la femme froide et distante que nous connaissons tous au château ?
Elle secoua la tête. Ses yeux continuaient de fixer ceux de Simon. A voix basse, elle répondit :
— Je puis vous assurer, messire, que je ne suis en rien une femme douce.
Simon s’approcha encore. Ses yeux se posèrent sur les lèvres d’Isabelle, qui se mirent à trembler.
— Il me semble, dit-il, que vous n’êtes pas vraiment sûre de ce que vous affirmez.
Avant même de savoir ce qu’il allait faire, Simon l’avait prise dans ses bras et posait ses lèvres sur les siennes. Il éprouva leur douceur, qui lui parut un vivant démenti des propos qu’elle venait de tenir. Puis il approfondit son baiser, et Isabelle, la tête renversée, la respiration plus rapide, se pressa contre lui.
Tandis qu’il la tenait fermement serrée contre lui, Simon vint glisser sa main entre leurs deux corps pour caresser ses seins, se délecter de leur forme parfaite, se griser de sentir leur pointe se durcir. Et le sexe de Simon réagissait à la mesure du désir qu’il éprouvait.
Il abandonna les lèvres d’Isabelle pour couvrir son visage de baisers. Il la sentait trembler entre ses bras. D’une voix que le désir rendait plus sourde, il lui dit :
— Que se passe-t-il, Isabelle ? Pourquoi essayons-nous de lutter contre cette passion ?
Il avait à peine dit ces mots qu’il les regretta. Isabelle venait de se raidir entre ses bras. Elle chercha à se dégager de son étreinte. Quand il vit de l’affolement dans ses yeux, il accepta, à contrecœur, de lui rendre sa liberté.
Les mains d’Isabelle tremblaient. Elle les porta à ses joues et fit un pas en arrière.
— C’est de la folie, dit-elle.
— Isabelle, fit Simon en tendant les bras vers elle. Parlez-moi.
— Ne me touchez pas, lui dit-elle en reculant encore.
— Pardonnez-moi de vous avoir embrassée, soupira Simon. Je n’aurais pas dû. J’avais seulement l’intention de vous parler de votre gentillesse à l’égard de la servante, pour tenter de comprendre ce que vous êtes vraiment.
Isabelle secoua la tête.
— Il n’y a rien à en dire. Je n’ai fait qu’éviter une injustice. La maladresse d’Helwys n’était qu’un accident. Et mon père…
— … est cruel et orgueilleux.
L’embarras d’Isabelle se changeait en colère. Elle regarda Simon fixement et déclara :
— Je ne veux plus jamais parler de cela avec vous. Et je ne veux plus que vous vous mêliez à l’avenir de ce qui ne vous regarde pas.
L’attaque surprit Simon, qui se raidit.
— Qu’est-ce qui me regarde, dans cette maison, aujourd’hui ? Je l’ai connue heureuse et pleine de vie. Elle est vide et froide. Quand le Dragon est mort, tout ce qui était beau et bon à Dragonwick est mort avec lui.
Ces mots semblèrent déconcerter Isabelle. Elle réagit avec une flamme qui surprit Simon.
— Et alors ? Est-ce ma faute ? Je ne fais qu’accepter le destin qu’on m’a tracé.
Simon sentit, derrière ces quelques mots, une souffrance qui l’émut. Son ton se radoucit quand il répondit :
— Vous n’êtes pas obligée d’accepter ce sort, Isabelle.
Vous pouvez contester les ordres de votre père et désapprouver sa conduite à mon égard.
— Je n’ai rien à reprocher à mon père, fit Isabelle en redressant le menton.
— Si vous êtes si satisfaite de son comportement, pourquoi, alors, vous amusez-vous, vous et votre servante, à lui jouer la comédie ?
— Je n’ai pas l’intention de me justifier devant vous.
Mais, comme vous l’avez remarqué, j’ai à cœur les intérêts de cette vieille femme. Elle m’est dévouée ; je ne veux pas qu’on puisse lui faire du tort.
Simon ne savait pas pourquoi il s’entêtait à lui parler d’un sujet qui lui déplaisait, mais il ne pouvait s’en empêcher.
— Isabelle, je sais que vous ne pouvez prononcer le mot aimer, mais c’est lui que je lis dans vos yeux quand vous parlez de cette femme.
— Ça suffit comme ça, Warleigh, dit Isabelle en reculant encore d’un pas. Sachez que, même si le comportement de mon père me déplaisait, je ne tomberais pas dans vos bras pour autant. Car vous êtes l’un de ceux dont j’ai appris qu’on ne gagne rien à leur donner son cœur.
— Ça n’a pas de sens, Isabelle. C’est vous qui avez choisi, depuis des années, de faire taire vos sentiments. Je ne suis pour rien dans ce que vous avez fait de votre vie.
Le chagrin parut assombrir les yeux d’Isabelle. Elle répondit.
— Vous m’avez causé plus grand tort que vous ne le croyez. Et votre manque de compréhension ne vous fait pas honneur.
Ces propos saisirent Simon, au point qu’il ne pensa même pas à aider Isabelle à se remettre en selle. Il l’imita et la suivit. Quelque chose lui disait que, s’il lui avait pris l’envie de lui fausser compagnie en ce moment, elle ne s’y serait pas opposée.
Isabelle offrait son visage au vent de la course, mais il ne suffisait pas à rafraîchir ses joues brûlantes. Rien ne pouvait calmer la colère qui irradiait dans sa poitrine comme un morceau de métal porté au rouge. Elle ne lui en voulait pas de penser qu’elle avait choisi sa vie. Elle avait peur, soudain, qu’il n’eût raison.
Qui était la vraie Isabelle ? lui avait-il demandé. Elle repensait sans cesse à cette question. Etait-ce celle qui éprouvait un désir puissant quand il plongeait ses yeux dans les siens et qui s’émouvait de l’entendre la complimenter sur sa façon de monter à cheval ? Ou celle qui se cachait derrière un masque en protestant qu’elle ne savait pas ce qu’était la douceur ? Grand Dieu ! qui était-elle vraiment ? Et si elle avait porté son masque trop longtemps pour le savoir jamais ? Avait-elle enfoui sa peur et sa haine de lord Kelsey trop profondément pour être aujourd’hui capable de les identifier ? Avait-elle nié si longtemps ses émotions les plus douces qu’elle ne pouvait à présent les comprendre ?
Elle lança sa jument au grand galop. Toutes ces questions n’avaient pas de sens. Elle savait qui était la vraie Isabelle. Elle savait que cette Isabelle-là était capable d’aimer, puisqu’elle aimait Helwys. Mais à peine s’était-elle rassurée qu’une nouvelle objection se présentait à son esprit : quelle différence cela faisait-il pour les autres qu’elle pût aimer si elle continuait de les tenir à distance par une froideur dissuasive ?
Ces pensées la faisaient trop souffrir pour qu’elle pût continuer de les agiter ainsi. Elle préféra les refouler profondément, dans les tréfonds de son cœur, où elle les laisserait ensevelies, avec d’autres souffrances, petites et grandes, aussi longtemps qu’elle le pourrait.
Il fallait qu’elle songeât d’abord à se protéger. Simon Warleigh ne devait pas détruire les murailles qu’elle avait eu tant de mal à élever. Elle en avait déjà trop dit quand elle avait admis qu’elle avait menti à son père pour protéger Helwys. Il fallait à présent qu’elle empêchât Simon d’entrer plus avant dans son monde secret. Son oncle Wallace avait fait confiance à cet homme, et il avait payé cette confiance de sa vie. Isabelle ne pouvait se permettre de l’oublier.
Elle décida de continuer à vivre comme elle l’avait toujours fait. Elle obéirait en tout à son père, gardant pour elle ses sentiments. Elle accepterait même de se promener avec Simon Warleigh, si lord Kelsey le lui ordonnait.
Et, machinalement, elle continuait d’éperonner son cheval, comme si la griserie de la course dût calmer la tristesse qui lui poignait le cœur.
Surpris, Simon s’arrêta devant la porte entrebâillée. Il aperçut, au fond de la chambre, sa femme, occupée à consoler Helwys, qui pleurait d’abondance. Que devait-il faire ?
Deux jours avaient passé depuis leur regrettable sortie à cheval. Pendant cette période, Simon avait fait son possible pour ne pas penser à la femme exaspérante qu’il avait épousée. Et il devait avouer qu’il n’y était pas parvenu même en s’exténuant dans la lice pour se vider la tête.
C’est qu’il n’était pas facile de faire abstraction d’Isabelle.
Chaque nuit était une torture, quand il devait dormir sur le sol à quelques pas d’une femme si belle. Il avait remarqué qu’elle aussi restait souvent éveillée longtemps, à cause, manifestement, des soucis qui occupaient son esprit.
Parfois, il imaginait qu’elle revivait, dans ces moments-là, leur baiser passionné. Et il en éprouvait un désir insupportable.
Il était parfois si malheureux qu’il envisageait sérieusement d’aller trouver Kelsey pour obtenir sa liberté en échange de quelque garantie sérieuse. Mais il savait que son beau-père n’accepterait jamais, à moins que la garantie ne fût la seigneurie d’Avington. Et Simon préférait renoncer.
Debout devant la porte, il observait Isabelle, qui tenait Helwys dans ses bras et la réconfortait. Elle avait abandonné le masque d’insensibilité qu’elle lui opposait depuis deux jours. Au moment où il s’y attendait le moins, il la découvrait tendre et attentionnée. Elle ne pouvait pourtant prétendre qu’il ne s’agissait là que de protéger une servante en prévenant une injustice. Il en éprouva une souffrance presque physique.
— Je suis vraiment désolée, disait-elle, en caressant les cheveux gris de la vieille femme. Je sais combien cette petite bête comptait pour toi.
— Le p-p-pauvre petit, hoquetait Helwys, ne faisait de tt-tort à personne ! Quel mal y avait-il à v-v-voler au-dessus des tours du château ? Et p-p- pourtant, ils l’ont tué.
Un oiseau ! Simon se rappela le petit animal qu’il avait vu un jour dans les mains d’Helwys. Manifestement il avait été abattu par quelque archer désœuvré qui montait la garde sur les murs du château. Bien que touché, lui aussi, par la douleur sincère de la suivante, il ne pouvait s’empêcher de penser d’abord à la gentillesse d’Isabelle.
De nouveau, Simon se sentit mal à l’aise, comme si ce moment avait une importance qu’il ne pouvait pas saisir complètement.
Il secoua la tête pour disperser ces idées ridicules. Il était venu pour changer de tunique après avoir sali la sienne en combattant une nouvelle fois avec Jacques, le géant. Il était venu se changer et avait vu par hasard Isabelle consoler sa servante. Rien de plus, rien de moins. Il allait maintenant faire demi-tour, et redescendre l’escalier en faisant le moins de bruit possible pour ne pas attirer l’attention.
Quand il arriva dans la grand-salle, il trouva sire Edmond, debout, appuyé au mur du fond. Simon s’approcha de lui, bien qu’il n’eût rien de particulier à lui dire.
— Messire, fit sire Edmond en inclinant la tête.
— Comment allez-vous ? demanda Simon en lui rendant son salut.
Le vieux chevalier le regarda plus attentivement.
— Vous semblez contrarié, messire. Serait-ce parce que j’ai rencontré lord Kelsey aujourd’hui pour lui parler du château ?
— Non. J’ignorais même que vous l’aviez rencontré.
Simon se rendait compte que les épreuves accumulées ces derniers jours laissaient des traces sur son visage. Mais il n’était pas mécontent de la méprise de sire Edmond, qui lui changeait les idées.
Il affecta un ton distrait pour demander :
— Que fait donc mon écuyer ?
— Il a passé un bon moment à graisser votre selle, milord, répondit sire Edmond avec un sourire. Assez longtemps en tout cas pour l’empêcher de faire des bêtises.
— Il est vrai, répondit Simon en lui rendant son sourire, que cette selle n’a jamais été aussi bien entretenue que depuis qu’il est ici.
Une voix grave, dans le dos de Simon, lui fit tourner la tête.
— Milord Warleigh, voulez-vous disputer une partie d’échecs avec moi ?
C’était Jacques. Contrairement à Simon, il avait passé un vêtement propre. Simon l’accueillit avec un sourire amical, même s’il n’arrivait pas à trouver l’homme vraiment intéressant. Sire Edmond, aussi rassis que Wylie était exalté, s’était discrètement renseigné sur ce Jacques parmi les habitants du château. Il y était connu pour n’être pas disert. Mais personne n’avait mentionné l’affection qu’il disait porter au Dragon.
Ces renseignements accentuaient l’impression mitigée que ce Jacques faisait à Simon. Il ne comprenait pas pourquoi, si cet homme avait été si attaché au Dragon, il avait accepté de rester toutes ces années au service de Kelsey. Un homme aussi vaillant que lui aurait pu trouver à s’employer n’importe où ailleurs.
— Très volontiers, répondit Simon à l’invitation.
Il se proposait de profiter de ces instants pour en savoir plus sur ce Jacques. Et même s’il n’y parvenait pas, il aurait au moins l’occasion d’oublier un peu ses soucis.
La partie avait commencé depuis moins d’une heure.
Simon, qui venait de s’absorber dans la préparation d’un coup difficile, ne fut pas peu surpris, en levant la tête, de découvrir Isabelle, debout devant la table.
Il ressentit une forte émotion physique et un vif sentiment d’irritation. Car la femme qui se tenait devant lui n’était pas celle qu’il avait vue dans la chambre avec sa suivante, ni celle qui avait paru prendre tant de plaisir à galoper avec lui dans la campagne. C’était la reine du froid, un bloc de glace de la tête aux pieds, qui le regardait froidement, enveloppée dans sa cape de velours bordeaux, et lui dit, sur un ton polaire :
— Mon père m’a demandé de vous accompagner de nouveau dans votre promenade.
— Ah, vraiment ?
— Vous ne semblez pas être d’accord, fit Isabelle en fronçant les sourcils.
Simon haussa les épaules. Il n’avait aucune envie de lui faire part de ses sentiments.
— Comme vous le voyez, je joue aux échecs, répondit-il en jetant un regard à Jacques, qui l’observait.
— C’est bon, je vous laisse.
Isabelle avait incliné sa tête royale, dont les cheveux nattés étaient tressés de rubans assortis à sa cape. Son soulagement était si patent que Simon résolut de contrarier les désirs de cette femme qui le faisait tant souffrir.
Il se leva.
— Ne partez pas. Je ne voudrais pas que vous vous soyez préparée pour rien. Je suis sûr que Jacques acceptera d’attendre mon retour. N’est-ce pas, Jacques ?
— Bien sûr, messire. Nous pouvons reprendre plus tard.
Le géant se leva à son tour, s’inclina et sortit.
Isabelle avait du mal à cacher sa déception. Elle regarda s’éloigner Jacques, la mine déconfite.
— Je ne voulais pas me montrer importune. Mon père disait que c’était urgent.
— Vous n’êtes pas importune. Mais je ne me souviens pas d’avoir dit que je voulais sortir à cheval aujourd’hui.
— Mais mon père m’a…, bégaya Isabelle, qui rougit violemment.
Elle jeta un regard vers la porte qui conduisait à l’étage supérieur. Elle semblait soucieuse. Simon savait qu’elle pensait à sa suivante. Même s’il n’en continuait pas moins à se demander pourquoi lord Kelsey l’avait chargée de l’emmener en promenade, il se surprit à lui parler gentiment.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, dit-il. Si vous avez autre chose à faire, nous pouvons renoncer à cette sortie.
— Cela ne dépend pas de moi, répondit-elle en soupirant.
Une nouvelle fois, Simon se sentit attiré par cette femme mystérieuse. Il nota qu’elle ne soutenait pas son regard. Il lui répondit :
— Pourriez-vous seulement me laisser un peu de temps ?
Je vais préparer les chevaux. Attendez-moi à l’entrée du château, si vous le voulez bien. Je ne serai pas long.